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Le poids des émotions, la charge des femmes
Camille Froidevaux-Metterie
Publié le 21/04/2020 sur le site du média en ligne AOC
https://aoc.media/analyse/2020/04/20/le-poids-des-emotions-la-charge-des-femmes/
Dans nos débats du moment, il est question de malades et de soignants, de traitements et de
souffrances, d’urgence et de mortalité, de confinement et de solitude, de courbes et de statistiques,
sans que jamais ou presque ne soit évoqué ce qui forme comme la charpente paradoxale de ce
drame, les émotions. Nous sommes tou·te·s plus ou moins ébranlé·e·s émotionnellement mais
certain.e.s le sont plus que les autres, véritablement submergé·e·s. Il s’agit des personnes qui
exercent les métiers dont nous ne pouvons pas nous passer, dans la santé ou le soin, l’entretien ou la
distribution. Il s’agit aussi de celles qui n’ont pas pour profession mais bien comme fonction
assignée de s’occuper de leur proches, au niveau pratique de la vie domestique comme sur le plan
moins immédiatement repérable des besoins émotionnels. Or il se trouve que ces personnes sont,
dans leur immense majorité, des femmes.
Il va falloir y réfléchir et s’y préparer, les conséquences de la crise sanitaire sur la santé
mentale de toutes celles qui supportent le poids des émotions risquent d’être incommensurables.
Dans une approche de science sociale féministe, je voudrais essayer de saisir la nature de ce
postulat en forme d’évidence selon lequel les femmes seraient naturellement responsables du bienêtre émotionnel de leur entourage. Je le ferai en partant des travaux de Arlie R. Hochschild,
pionnière de la sociologie des émotion qui, dans The Managed Heart. Commercialization of Human
Feeling (1983, Le prix des sentiments, 2017, La Découverte), a défini ce qu’elle appelle le « travail
émotionnel » en l’envisageant sous ses deux aspects.
Il y a d’abord celui qui se déploie dans la sphère privée (emotion work) et qui consiste à
déclencher ou à refouler une émotion de façon à présenter un état d’esprit adéquat à une situation
donnée : être heureuse à un mariage, pleurer à un enterrement, se réjouir d’une bonne nouvelle
annoncée par un·e ami·e. Ce travail sur soi pour obéir aux « règles de sentiments » se fait sur le
mode d’un « jeu en profondeur » fondé sur la mémoire qui vise à faire advenir l’émotion attendue.
Tous ces efforts ont pour objectif de « rendre hommage » aux personnes qui nous entourent, dans un
système de don et de contre-don par lequel chacun·e ressent ou fait semblant de ressentir ce qu’il
doit à l’autre et qui lui permet de tenir sa place dans le groupe.
On retrouve ce « travail émotionnel » dans la sphère sociale à la différence notable qu’il
s’effectue en échange d’une rémunération (emotional labor). À partir d’une étude sur les hôtesses
de l’air et les agents de recouvrement — les unes devant impérativement paraître aimables et
attentives, les autres autoritaires et inflexibles —, Arlie R. Hochschild interroge le passage d’un
usage privé des émotions à un usage marchand. Elle repère ses conséquences en termes de
« dissonance émotive », soit la tension induite par l’écart entre l’affichage d’une émotion adéquate
et le fait de l’éprouver réellement qui impose à celles et ceux qui la subissent de s’obliger à devenir
sincères. C’est ainsi, souligne-t-elle, que les émotions ont été marchandisées et standardisées à
mesure que les métiers du service à la personne et du care se développaient.
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La sociologue prolonge l’analyse en insistant sur la dimension genrée de la capacité à
développer des ressources émotionnelles. À partir de l’exemple des domestiques et des femmes, elle
montre que les personnes dont le statut social est moins élevé doivent plus que les autres souscrire
aux attentes en termes d’émotions affichées (sourires encourageants, écoute attentive, commentaires
approbateurs). De cela, il découle que l’on en vient à considérer ces postures émotionnelles comme
naturelles. Nous le savons depuis Simone de Beauvoir, et plus encore avec les études de genre, les
mécanismes par lesquels on enferme les filles dans des aptitudes et dispositions associées à la
gentillesse, au souci de l’autre et à la disponibilité, sont nombreux et pérennes. Ils perpétuent les
représentations séculaires qui, au nom de leur capacité maternelle, enferment les femmes dans
l’espace du foyer et les activités du soin (aux enfants, aux malades, aux personnes âgées). Voilà
pourquoi elles sont considérées comme les « gestionnaires de l’émotion », selon les termes de Arlie
R. Hochschild, c’est-à-dire que l’ont attend d’elles qu’elles prennent en charge et assurent le bienêtre émotionnel des membres de leur famille comme des personnes qu’elles côtoient
professionnellement.
Dans son ouvrage Les couilles sur la table, Victoire Tuaillon développe l’hypothèse
intéressante selon laquelle les hommes exploiteraient cette disposition : « La masculinité va souvent
de pair avec la rétention des émotions, le refus de la vulnérabilité, une réticence aux conversations
profondes et intimes. (…) toute la manœuvre [consiste donc] pour eux à dissimuler ces demandes
émotionnelles et à faire en sorte que les femmes y répondent d’elles-mêmes ». Sans que la chose
soit nécessairement consciente ni volontaire, les hommes considèreraient le « travail émotionnel »
comme étant inhérent à l’existence féminine, quelque chose qui leur serait en quelque sorte dû.
Ce qui est certain, c’est que le fardeau des émotions est lourd à porter pour les femmes. En
période de confinement, il peut devenir proprement insupportable, s’ajoutant à la charge domestique
(assumer l’essentiel de l’entretien de la maison, du linge et des repas), à la charge parentale
(augmentée de la nécessité d’occuper et d’éduquer les enfants) et à la charge mentale (prévoir les
besoins de tous et organiser leur satisfaction). L’autrice Emma décrit, dans une histoire inédite de sa
prochaine bande dessinée, cette responsabilité que les femmes s’imposent de devoir assurer le
confort émotionnel de leur entourage : se priver d’une sortie pour ne pas laisser son conjoint
s’occuper seul des enfants, acheter ce que les uns et les autres apprécient et y ajouter quelques
surprises, accepter de n’avoir pas joui après l’amour et que cela s’arrête là, se soucier de la santé de
tous les membres de la famille et veiller à maintenir le lien entre les générations… En un mot, être
en permanence attentive aux besoins d’autrui, généralement sans obtenir ni aide ni remerciements.
On imagine de quel poids cet « effort émotionnel » pèse au quotidien en contexte confiné.
En plus de se trouver réassignées à domicile, enjointes d’assurer la gestion pratique de cette
situation, les femmes doivent affronter l’angoisse de leurs proches et s’efforcer de l’atténuer alors
même qu’elles n’y échappent pas. Ce sont elles qui soutiennent, qui rassurent, qui consolent et qui
caressent. Il ne s’agit pas d’essentialiser, car il va de soi que les hommes sont tout autant capables
de sollicitude et de tendresse mais, pour des raisons qui ont trait à des siècles de construction sociale
des stéréotypes de genre, c’est bien aux femmes que l’on demande en priorité (et en urgence)
d’appliquer la « règle des sentiments » au sein de leur foyer. Ce sont donc elles plus que les autres
qui risquent de subir un véritable épuisement moral et psychique.
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Que dire alors de celles qui exercent les métiers de la santé, du soin et de l’aide à la
personne ? Si les femmes y sont si nombreuses, on l’aura compris, c’est que l’on considère comme
allant de soi qu’elles mettent leurs capacités émotionnelles aux service des autres. Dans le milieu
professionnel plus encore que dans la vie privée, cette supposée aptitude innée dans le domaine de
la gestion des émotions n’est ni reconnue ni valorisée. Les auxiliaires de vie, infirmières et aidessoignantes portent déjà en temps ordinaire la charge du bien-être émotionnel des patient·e·s et de
leur entourage. Quand on pardonnera aux médecins de vouloir se protéger en limitant tout
investissement personnel dans la vie des malades, on attendra d’elles qu’elles fournissent les gestes
et les mots qui réconfortent et qui accompagnent. Il y va d’une exigence de conformité à leur rôle
professionnel. Bien évidemment, ce partage n’est pas étanche, les attitudes des unes et des autres
pouvant être inverses. Reste que, du fait de leur écrasante majorité dans les métiers du care, ce sont
bien les femmes qui assument, de façon invisible, l’essentiel de ce travail émotionnel.
Dans un beau texte issu d’un livre collectif, La philosophie du soin, Claire Marin fait de
« l’attention à l’autre comme disponibilité sensible » la condition non seulement décisive mais
préalable du soin. Cette disposition, observe-t-elle, implique une tension entre le geste qui vise à
traiter le mal et qui attaque et les mots bienveillants destinés à rassurer. Parce que la maladie produit
une douloureuse dissociation intérieure entre le sujet et son corps, parce qu’elle prive le malade de
celui qu’il était, les soignant·e·s s’efforcent d’atténuer ce « malheur » par « une attention
personnalisée et humaine à la souffrance ». En situation d’urgence, la chose relève du défi
permanent. En plus du contexte médical proprement effarant dans lequel elles/ils travaillent,
s’ajoute aujourd’hui la détresse morale inouïe des patient·e·s et de leurs familles.
« La difficulté du soin, en médecine comme dans toute autre relation, tient à la peine que
chacun éprouve à se vider de soi pour accueillir dans sa pleine mesure la demande d’autrui », écrit
Claire Marin, ajoutant que « cet élan vers l’autre sans intentionnalité est une ascèse éreintante,
puisqu’elle exige de se mettre entre parenthèses, se retirer de soi pour se laisser envahir par la
douleur de l’autre ». Voilà précisément ce à quoi sont confrontées toutes celles et ceux qui
accueillent les malades du Covid-19, à cet épuisant travail émotionnel visant à remettre le/la malade
dans son corps humain (et non objet) et donc dans son être.
Il semblerait que nous en ayons pris conscience, même si confusément, comme l’exprime ce
besoin que nous avons de les remercier chaque jour. Mais les applaudissements aux balcons ne
suffiront pas. Il faudra veiller, une fois que nous serons sortis de cette séquence confinée, à ne pas
oublier que les personnes hospitalisées ont non seulement reçus tous les soins qu’il était possible de
leur dispenser mais qu’elles ont aussi été accueillies et soignées avec humanité. Il faudra prendre en
compte l’épuisement émotionnel de celles qui auront supporté la charge des émotions. S’il est un
des aspects du drame que nous ne devons pas oblitérer, c’est bien celui-ci : nous tenons par la force
des sentiments qui nous lient.
Les personnes qui prennent soin de nous sont celles qui garantissent ultimement non pas
seulement notre survie, ni même notre existence, mais bien notre condition humaine d’êtres
émotionnels. Quand nous nous retrouverons, faisons en sorte de renverser ce mythe délétère qui
pose que nous n’avons besoin que de mobilité et d’adaptabilité, pour restaurer notre sens de la
proximité et de l’altérité. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons alors à nouveau nous laisser toucher,
dans tous les sens que revêt ce mot.