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Prendre soin d'une urbanité de fond (Desired Spaces, 2020)

Notre contribution à l'initiative 'Desired Spaces' à partir de différents projets bruxellois auxquels CityTools* a été associé : www.desiredspaces.be Parmi d'autres réflexions sur la ville et l'urbanisme à l'épreuve du COVID-19, notre texte met en lumière différents types d'espaces urbains d'arrière-plan (cette dimension que nous appelons le 'ground') qui risquent toujours de basculer dans l'oubli, en particulier lorsqu'une ville se focalise sur son avant-scène et ses 'figures' prisées, comme peut y inviter une situation de crise sanitaire et économique. Nous distinguons trois types d'espaces de fond ('indoor', 'backdrop', 'out-of-frame'), par définition peu considérés, chacun interrogeant le Projet urbain dans son rapport au réel. Ce texte est alors également l'opportunité d'une réflexion sur le positionnement général de l'agence CityTools, en faveur d'un urbanisme de fond, d'un urbanisme ancré (grounded urbanism). *CityTools (Antoine Crahay, Nicolas Hemeleers, Mathieu Berger) est une agence d’urbanisme pluridisciplinaire basée à Bruxelles, active sur les questions spatiales, sociales et environnementales, défendant une vision de l’urbanisme comme un processus collectif ancré dans une réalité de terrain.

Prendre soin d’une urbanité de fond CityTools www.citytools.be Si le confinement a montré qu'il était possible d’assigner une ville à domicile pendant un temps, différents types d’espaces urbains n’ont pas tardé à rappeler leur nécessité. Dans la capitale, l’attention médiatique a beaucoup porté sur le rôle des grands espaces publics extérieurs (comme les boulevards piétons du Centre-ville et le Bois de la Cambre). L’épisode du confinement, qui en appelle peut-être d’autres, pourrait renforcer une tendance à l’œuvre ces dernières années, et qui vise à favoriser les vastes espaces publics, à revendiquer pour Bruxelles à la fois un Times Square et un Central Park. La contingence actuelle validerait, au nom de la santé, l’option de la bigness. Si ces grands espaces ouverts ont de nombreuses vertus sur lesquelles beaucoup ont insisté, s’ils sont parfaits pour accueillir les citadins en mouvement et leurs interactions évanescentes, ils permettent difficilement de "fixer" des interactions urbaines plus exigeantes. La ville d’aujourd’hui a autant besoin d’espaces de côtoiement et de socialisation que d’espaces de coprésence et de circulation ; autant besoin d’espaces collectifs que d’espaces publics. Or il est probable que les espaces collectifs urbains qui bénéficieront d’un maximum d’attention au cours du déconfinement sont ceux bénéficiant déjà d’une importante visibilité : pôles culturels d’avant-garde, halles gourmandes, guinguettes, sites d’occupations temporaires consonantes avec la ville créative, living labs, incubateurs de startups, tiers-lieux, espaces de coworking, etc. Méga-espaces publics et espaces collectifs innovants sont les espaces désirés des politiques de la ville contemporaine. Qu’ils aient prouvé leur valeur ici ou fait recette ailleurs, ils représentent aujourd’hui autant de figures imposées. S’il est possible que ces nouveaux espaces collectifs voient leur succès terni par un prévisible regain de l’épidémie, ils bénéficieront sans doute dans cette épreuve de toute l’attention, la réflexion et l’assistance qu’ils méritent. Pourra-ton en dire autant des petits ou moyens espaces collectifs des quartiers populaires : maisons de quartier, salles polyvalentes, pôles associatifs et culturels, pocket parks, cette urbanité d’arrièrescène qui se veut discrète, et qui en tant que fond — plutôt que figure — de la vie urbaine, attire par définition moins facilement l’attention? Il faut dire que cette "toile de fond" de la vie urbaine a été plutôt soignée à Bruxelles depuis les années 1990, dans un contexte où les politiques de la ville avaient d’ailleurs constitué les quartiers comme des figures centrales, des "quasi-personnages"1. Le mouvement de balancier ayant été très loin et très longtemps dans le sens d’une attention à la texture de la vie urbaine des quartiers populaires, il semble reparti depuis une dizaine d’années dans le sens des grands projets urbains. Notre propos n’est pas de plaider pour un retour du balancier vers la petite échelle : l’actuelle redécouverte de la bigness apporte incontestablement beaucoup à Bruxelles. Il faudrait en réalité dépasser le petit jeu consistant à dresser le projet de quartier contre le Projet urbain, et inversement ; à renverser continuellement les rapports figure/fond, à valoriser soit le vase, soit les visages ; soit le lapin, soit le canard2. Comme l’ont affirmé Colin Rowe et Fred Koetter, une forme urbaine riche suppose la valorisation conjointe de la figure et du fond, et leur juste articulation3. 1 Michel Lussault, 2007, L’Homme spatial, Paris, Seuil. Nous évoquons ici évidemment les dessins ambigus utilisés par la psychologie de la forme, le vase de Rubin et le lapin-canard de Jastrow. 2 3 Colin Rowe, Fred Koetter, 1978, Collage City, Cambridge, MIT Press. Ces considérations s’imposent également sur un plan sociologique. Une socialité d’avantplan, mise en scène et dramatisée dans les espaces centraux ou culturellement valorisés de la ville, doit pouvoir s’appuyer sur une socialité d’arrière-plan ou de coulisses, sans quoi ces figures valorisées de la vie urbaine pourraient s’effondrer. C’est le risque que courent ceux qui souhaitent concevoir la ville à venir à partir d’une feuille blanche, en appliquant à Bruxelles des solutions externes prêtes à l’emploi, plutôt qu’à partir d’un ancrage dans la ville existante et sa complexité propre. Notre apport à l’exercice Desired Spaces consiste alors à rappeler et valoriser cette socialité d’arrière-plan, ces espaces qui constituent le ground élémentaire de la vie collective dans la ville, une base sur laquelle la ville est possible. Nous déclinons cette urbanité de fond en trois espaces-types à partir d’exemples de lieux bruxellois, et soulignons pour chacun une valeur caractéristique que devraient considérer les projets de la ville post-covid. Indoor Les lieux où se joue la vie collective ne sont pas forcément les plus visibles depuis l’espace public. Un quartier peut sembler vide ou monotone vu de l’extérieur, alors qu’une vie collective riche et diversifiée anime ses espaces intérieurs. Le quartier Masui, au nord de Bruxelles-Ville, en donne un bon exemple. Un centre culturel-sportif discret mais de grande capacité (Pôle Nord) et un parc en intérieur d’îlot aménagé sur le lit de la Senne (Parc de la Senne) visent à compenser par leur volume et leur qualité d’accueil le caractère peu attrayant d’espaces publics extérieurs minéraux, étriqués, longés de façades aveugles et où prédominent les voitures. L’intériorité qui les caractérise offre une souplesse et un potentiel d’appropriation que des espaces plus ouverts ne peuvent pas toujours proposer4. Bénéficier de ces espaces discrets et introvertis suppose une certaine familiarité au quartier, l’envie d’aller y voir, de pousser la porte. Un autre exemple d’urbanité indoor, où la vie publique des quartiers populaires profite de l’abri et des ressources internes d’une enceinte, est donné par l’importance des sites scolaires dans les quartiers populaires et de l’ouverture accrue de leurs espaces et équipements à la vie habitante, à travers un programme comme le Contrat École. Backdrop Second type de lieu où s’exprime cette urbanité de fond : ces espaces de vie de quartier créés en marge ou à l’arrière-plan de lieux symboliques à forte visibilité. Ils offrent, en contrepoint d’interventions plus prestigieuses cherchant un rayonnement métropolitain, des espaces à vocation locale qui tablent sur une certaine modestie et une réponse directe à des besoins locaux identifiés dans des processus collectifs. C’est le cas certainement de Parckfarm à Tour et Taxis, ou du projet DiverCity à Forest. À côté des vaisseaux amiraux que sont les pôles artistiques-culturels Wiels et Brass, DiverCity pose modestement son programme sur une friche dont il fallait identifier le potentiel spatial par la démolition d’un hangar entre des voies de chemin de fer. Cet espace d’arrière-plan complète des interventions plus démonstratives en offrant aux habitants certains des équipements dont ils avaient besoin, mais également des espaces publics moins visibles et à 4 Mathieu Berger et Benoit Moritz, 2020, "Enclaves inclusives : concevoir l’hospitalité urbaine en archipel", in A. Mezoued, S. Vermeulen, J.-Ph. De Visscher (dir.), Au-delà du Pentagone. Le centre-ville métropolitain de Bruxelles, Bruxelles, EUB & VUB Press. distance du trafic, offrant une atmosphère apaisée et une certaine intimité à la vie de famille et de quartier. Out of frame Enfin cette urbanité de fond qui nous importe se retrouve, non seulement abritée dans des intérieurs (indoor) ou en marge de hauts lieux (background), mais aussi au "fin fond" de la ville, dans des espaces qui ne sont pas uniquement hors-focale, mais carrément hors-champ. Si la configuration socio-spatiale de Bruxelles n’est pas celle de Paris, il faut néanmoins se préoccuper de nos propres territoires oubliés dans un contexte de paupérisation d’une partie de la seconde couronne, potentiellement amplifié par les difficultés économiques/sanitaires actuelles. Longtemps relégués à une "zone grise" de la politique de la ville5, exclus d’un espace prioritaire d’intervention régionale concentré sur la première couronne et l’axe du canal, différents quartiers périphériques sensibles, comme la cité du Peterbos à Anderlecht, ont été intégrés et pris en charge ces dernières années par les dispositifs de rénovation urbaine. L’un des principaux enjeux dans ces espaces périphériques consiste à remettre ces lieux sur la carte, à convaincre les habitants par des actes qu’ils font partie de la ville et que leur expérience participe à l’urbanité d’ensemble. Le défi est notamment de recréer de la centralité, du passage et du brassage aux confins de la ville. Un projet comme le futur Centre Peterbos, en combinant en un même lieu des programmes très variés (sport, associatif, culture, soutien économique ou social, espace public), vise à organiser la coprésence quotidienne et à intensifier les interactions entre des publics très différents, pour certains extérieurs au quartier. *** A travers ces trois modalités, nous voulions attirer l’attention sur ces espaces qui, en tant que fond de l’expérience urbaine, risquent toujours de basculer dans l’oubli. Ces espaces moins visibles, moins connus et moins pensés sont aussi ceux où les limites d’une politique de la ville s’expriment le plus. Dans la perspective d’aménagements à venir, destinés à adapter les espaces d’une ville comme Bruxelles aux défis actuels, chacun de ces espaces-types interroge "le projet urbain" : Indoor : le projet urbain peut-il améliorer le cadre externe de la vie publique tout en favorisant une vie collective interne, adaptée à un microcosme local de condition modeste? Backdrop : le projet en tant que figure bénéficie-t-il, au-delà de ses contours, à la ville d’arrière-plan, ou méprise-t-il ses environs ? Quels espaces complémentaires ou auxiliaires doivent être conçus pour créer une juste articulation ente figure et fond, pour coudre le projet dans son tissu social et urbain ? Out of frame : Quels sont les présupposés territoriaux du projet ? Quelle est "son Bruxelles" de référence ? Quelles parties de la ville méritent l’attention et l’intervention, et quelles autres peuvent disparaître dans une zone grise, indistincte? 5 Sarah Levy, 2016, La planification sans le plan, Bruxelles, VUB Press.