1) WILLERSLEV, Rane, “Not Animal, Not not Animal: Hunting,
Imitation and Empathetic Knowledge among the Siberian
Yukaghirs’’, Journal of The Royal Anthropological Institute, vol. 10,
2004 pp. 629-652
Rane Willerslev est un anthropologue et une personnalité publique danois. Il a
notamment étudié les Yukaghirs en Sibérie. C’est de cette longue expérience qu’il tire la
matière de ce texte où il nous montre comment est-ce que des chasseurs de cette tribu se prépare
et réalise un type particulier d’exercice afin de piéger leurs proies, tout en évitant de se faire
piéger à leur tour par celles-ci : c’est la double perspective cynégétique (avec Viveiros de
Castro, 1998). Il y explore surtout une approche théorique intéressante : celle de l’empathie
mimétique, suivant notamment Taussig (1993).
L’auteur commence par nous présenter la notion de personne telle que conçue au sein
des Yukaghir. Il est possible que cette catégorie puisse être incarnée par plusieurs types d’êtres
ou d’objets, voire de cadres géophysiques, en dehors de l’Homme. Mais, c’est surtout la relation
entre les animaux et les hommes qui intéresse l’auteur, et à ce sujet, il en dit qu’il est admis que
ces derniers sont des personnes, surtout parce que humains et animaux sont capables de changer
d’apparences, ne fut-ce que temporairement, pour prendre celle de l’autre, et qu’elles sont soit
animées ou vivantes (les objets ne le sont pas, par contre, car inanimés). Il est d’ailleurs admis
que certains animaux ou certains hommes se perdent souvent entre les deux identités, sans
compter que les animaux sont nommés en double particule : l’une évoquant leur espèce et
l’autre évoquant leur genre. Son approche est très intéressante, dans la mesure où De Castro
(1998) s’étant limité à une approche abstraite ou cosmologique, ce texte vient apporter une
évidence de la possibilité de changer physiquement ou performativement de perspective dans
la technique de chasse des deux êtres mis en valeur. Comment y arrivent-ils, les uns et les
autres ? En employant une pratique mimétique.
Le point le plus nutritif de son analyse réside dans la compréhension du processus par
lequel le chasseur va piéger sa proie. Il existe à cet effet une phase rituelle, souvent la veille de
la chasse où les acteurs se réunissent déjà en employant un langage codé duquel le champ
sémantique de la chasse est absent. Ils versent de l’alcool dans du feu pour séduire le dieu de la
nature, afin de le saouler, le séduire et engager avec lui un idylle, qui doit donner des résultats
prolongés le lendemain. Les armes et l’accoutrement du chasseur ne sont pas en reste. Ils sont
décorés ou maquillés, embellis. Le chasseur imite des cris de l’animal, marche en se servant de
chausson en peau de ce dernier ou laissant des traces semblables à celui que l’animal laisse
d’habitude. Il procède ainsi afin que l’animal se reconnaisse totalement en ses pas, sa gestuelle,
mais aussi pour le séduire par la beauté de son accoutrement. Quelle idée se cache derrière cet
attirail ? Il faudrait que l’animal s’identifie à ce qu’il voie, qu’il change de perspective : que le
chasseur un miroir qui ne fait que lui renvoyer sa beauté à lui. Pendant ce temps, ce dernier doit
ressembler à l’animal au point d’être lui, donc l’incarner, tout en n’étant pas totalement cet
animal, car il doit garder en tête son objectif de chasse. Cette double perspective rend son sens
et hommage au titre du texte. Le chasseur court le risque, s’il est gagné par son empathie, de
rejoindre le monde animal une fois avoir échoué à le tuer. Or lorsqu’il réussit, l’animal est
comme pris dans un piège déclenché par le fait qu’il voit en le chasseur un semblable qui vient
le séduire, et se laisse faire tout en s’approchant. Ce changement de perspective et le but qui le
guide est le fondement même de l’empathie mimétique, et l’explication de son efficacité
empirique.
2) HASTRUP Kirsten, A passage to anthropology: between experience
and theory, London, New York, Routledge, 1995
Kirsten Hastrup (1948-) est une anthropologue danoise dont les travaux portent
globalement sur l’Islande, bien qu’elle aie également effectué des recherches en Inde. Ses
productions livresques sont régulièrement tournées vers les méthodologies ethnographique et
anthropologique. Le présent ouvrage ne déroge pas à cette règle, se voulant ni plus ni moins
qu’un grand manuel anthropologique, en même temps qu’une initiative visant à lancer un débat
autour de la méthode anthropologique. Rassemblée autour de neuf chapitres, cette réflexion
vient poser les jalons d’une réévaluation de la méthode et surtout de la quête anthropologiques,
avec un accent particulier mis sur la fonction de la quête ethnographique.
Les premiers points de l’ouvrage portent sur l’histoire de la méthode anthropologique,
avec les deux tournants qui ont contribué à sa transformation entre les précurseurs et les
contemporains : d’abord le point de vue impérialiste qui a prédominé, avec une méthode
consistant notamment à enquêter l’autre ou l’indigène en gardant une distance de leurs activités
et d’eux-mêmes. Ensuite, cette approche ethnographique sera dépassée par l’attribution aux
natifs/indigènes d’un point de vue, puis la possibilité pour eux, de coconstruire le savoir obtenu
de leurs milieux de vie, du fait que l’ethnographe soit passé, dans son approche de terrain, d’un
regard extérieur à un regard intérieur, favorisant le développement d’une amitié
scientifiquement fertile (p.2). Pourquoi cela, parce que le monde se présente comme un
continuum, que l’anthropologue se doit d’interpréter en observant la culture de l’enquêté
indigène (toute partie faisant l’objet d’une enquête ethnographique au Nord comme au Sud du
globe), tout en y prenant part (p.4). Le résultat d’une telle démarche, note-t-elle, n’est jamais
qu’une transformation mutuelle des deux parties. Mieux, elle recommande de ne pas juste se
limiter à donner vie ainsi, à un projet théorique : il faut prendre ses responsabilité en tant
qu’anthropologue, exhiber un « courage citoyen » (civil courage) afin de corréler objectivité et
solidarité (p.5), afin de dépasser le côté mélancolique jusque-là dominant dans cette science.
Telle est la philosophie anthropologique que prône K. Hastrup. On peut l’expliquer à partir de
approches dominantes que son projet vise à combattre via son approche holistique :
l’individualisme (« loss of moral community »), la raison instrumentale (« efficiency over forms
of rationality ») et la culture politique (« individual freedom of choice) (p.6). Ce qu’elle
explique par-là, c’est que de telles ambitions ont nui à l’anthropologie, sous-tendant par
exemple l’usage d’un vocabulaire impérialiste projeté sur les autres mondes, là où sa mission à
elle pourrait se résumer à épurer ce champ sémantique, contribuant alors à créer de nouveaux
standards en vue de construire une épistémologie égalitaire et solidaire, rendant toute société,
un objet d’enquête anthropologique (p.6). Dans le second chapitre en revanche, elle aborde un
point essentiel déjà reconnu chez Wanier (1999, 2009a, 2009b) et Michael Jackson (1990) ou
encore Csordas (1990) lorsqu’elle note (avec Connerton 1989) le fait que les mots contiennent
bien sûr des fragments de savoirs, mais ne produisent pas autant d’informations que
l’expérience elle-même, de laquelle émane un savoir incorporé, logé dans la mémoire de
l’habitus. En d’autres termes, « identities are stored in practice » (p.42) ; (“Worlds are lived,
not written”, p.44). Elle s’insurgeait alors contre les écrits philosophiques et la pensée des
Lumières, en même temps qu’elle tentait de proposer une différenciation de l’office
anthropologique de celui de la philosophie. C’est en ce sens qu’elle confirme, dans le chapitre
troisième, que l’anthropologie se présente en fait comme une philosophie empirique. C’est que
l’anthropologue se retrouve constamment entre l’abordage d’une méthode ethnographique qui
combine des résultats empiriques et des résultats analytiques (pp.46-47), ce qui fait aussi qu’il
est souvent appelé à combiner réflexivité et relativité dans sa méthode ethnographique, car
l’enquêteur, fatalement est amené à questionner sa propre société en investiguant une autre
société (p.50). Le chapitre quatrième est axé sur la construction du sens analytique dans le cadre
de la transformation des données empiriques en données scientifiques ou intellectuelles. Ce
procédé, note l’auteure, ne se produit pas autrement que par le recours à l’imagination
anthropologique. Celle-ci oscillerait entre l’usage de métaphores ou d’éléments du langage
indigène. Quoiqu’il en soit, un seul paramètre demeure : cette élaboration scientifique défie
régulièrement l’obligation de produire la réflexion anthropologique à partir de théories
préconçues (p.62). Le chapitre cinquième fait la part belle à la notion du corps motivé dans la
production du savoir anthropologique. L’auteure part de Scheper-Hughes et Lock qui
postulaient d’un corps conscient (1987), pour rajouter une variante dynamique à la capacité du
corps dans l’expérience ethnographique. Elle prend au théâtre et à l’anthropologie, pour
souligner le fait que le corps n’est pas juste un support de la mémoire sociale collective, mais,
potentiellement, une interface bâtie pour des actions créatives et vectrice de transformations
culturelles (p.78). L’expérience ethnographique donnerait donc lieu, à ses yeux, à l’expression
d’un corps performant, car dans ce processus l’on est régulièrement situé entre expériences
corporelles et d’expressions corporelles.
Le chapitre sixième est intéressant dans la mesure où, l’auteure développe l’idée, dans
l’expérience ethnographique, que l’enquêteur soit en proie au dilemme de l’esprit inarticulé.
C’est que, il fera des expériences dans son nouveau lieu de vie, qui lui produiront un savoir
constamment relocalisé entre sa mémoire cérébrale et sa mémoire corporelle (via habitus)
(p.100). Dans le chapitre septième, c’est plutôt à la « violence symbolique » qu’elle a recourt,
partant de Bourdieu, pour expliquer que la rencontre effectué avec l’Autre sur le terrain est
porteuse de changements ou de transformations intérieures qui déstabilisent notre soi ou notre
fort intérieur. Cela peut causer une « perte de soi » (« the loss of the self »), occasionné par
l’accession à de nouveaux mondes. C’est l’une des résultantes de l’expérience intersubjective
occasionnée par la quête anthropologique (p.145). Le chapitre huitième quant à lui, porte sur la
voix des indigènes. Il revient déjà sur une remarque antérieure de l’auteure dans son propos
introductif. Elle reprenait alors Malinowski (1922) qui, s’interrogeant sur la voix des indigènes,
et sa volonté de faire basculer les indigènes de ces Autres que l’on étudie à distance, à ces amis,
ces acteurs de la construction réciproque du savoir. Il s’agit pour l’auteur d’une responsabilité
majeure de l’anthropologie, de se saisir de la multiplicité des êtres et des cultures, tout en
soulignant leurs singularités. L’idée de cette démarche, semble nous indiquer l’auteure, est
d’opérer une recontextualisation permanente des points de vue sur les idées, les personnes et
les cultures (p.161). Le chapitre neuvième de cette œuvre nous amène à réfléchir sur la quête
réaliste. En gros, l’idée est de nous faire comprendre deux postulats essentiels : l’expérience
directe n’est en rien opposée à une pensée rationnelle, tout comme il n’existe pas
d’anthropologie ou de savoir sur un monde donné acquis en ayant rejeté l’idée même de
l’observer de l’intérieur. Ce qu’il faut discuter ici, c’est le style de réalisme que doit adopter
l’anthropologie : c’est celui de la recherche permanence du sens des choses, d’une histoire des
lieux de vie ou des personnes et des cultures, à travers la pratique ou l’expérience directe. En
effet, note l’auteure, comprendre requiert d’être imaginatif. En revanche, pour savoir, il faut
recours à l’agentivité humaine : la pratique/l’expérience (p.163), car l’anthropologie est
constamment à la quête du monde réel (p.179). Elle s’en nourrit pour construire le savoir qu’elle
délivre. Le passage à l’anthropologie, remarque-t-elle pour conclure, s’opère « when it is
realized that it is not principally an exclusive territory of knowledge but a particular way to the
world” (p.187).
Cet ouvrage est méthodologiquement intéressant, car il permet de réfléchir
véritablement, avec un fort accent sur la phénoménologie du savoir anthropologique construit
à travers l’expérience et le rôle du corps dans ce cadre précis. Il trouvera d’ailleurs un écho fort
chez bien d’auteur qui défendent cet usage du corps comme outil méthodologique. Je pense à
Jackson, Scheper-Hughes par exemple. En revanche, je ne cite pas Warnier, car il observe le
corps, mais rarement il ne parle du sien sur le terrain, là où Hastrup insiste sur l’aspect
intersubjectif de la quête ethnographique. Et là se trouve aussi une faille de cet ouvrage, si l’on
suit un auteur de la qualité de Tim Ingold (2011), qui postulait que l’ethnographie n’est pas
l’anthropologie, dans le dernier chapitre de son ouvrage, mais n’est qu’un passage obligé en
vue de construire cette dernière. En effet, on peut être d’accord avec cette remarque, si l’on
prend en compte le fait que Hastrup s’est laissée, en permanence emportée par sa méthode
ethnographique, qu’elle a fini par confondre ethnographie et anthropologie. Au fil du livre elle
finit par mêler les deux. Elle n’a pas tort, car elle le fait en essayant de réfléchir à la construction
d’un savoir expérientiel humain et culturel, là où Ingold travaille par exemple à la construction
d’un savoir du même type, mais en partant d’un matériau plus original : les objets écologiques.
La matière vitale et les lignes de vie (avec Deleuze).
3) JACKSON Michael, “The Man Who Could Turn into an Elephant:
Shape-shifting among the Kuranko of Sierra-Leone”. In: Personhood
and Agency: The Experience of Self and Others in African Cultures,
ed. Jackson, M. and I. Karp, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis.
1990
Michael D. Jackson est un anthropologue néozélandais dont les travaux portent sur les
religions globales, la méthode ethnographique, les représentations collectives et la condition
humaine. Il est le fondateur de l’anthropologie existentielle. Par ailleurs son terrain de référence
se trouve en Sierra Leone, où il a longtemps travaillé auprès des Kuranko. Le présent texte nous
montre comment est-ce que l’on représente, en contexte kuranko, la procédure consistant à se
transformer d’homme en éléphant. Le transformisme, nous dit-il, est une forme de sorcellerie,
pratiqué par les hommes (les yelemafemtiginu). L’auteur ne comprend pas de quoi il est
question au départ, et tente, comme il nous le fait comprendre d’élucider ce mystère. Il a essayé
de trouver, sans succès, des occurrences de transformation, avant de se rabattre plutôt sur la
perspective de comprendre comment est-ce qu’elles peuvent être tenues pour vraies dans la
société kuranko.
Ce qui fonde cette croyance, nous dit-il, ce sont trois éléments fondamentaux : le fait
que des aînés le tient pour vrai, leur occurrence dans les mythes locaux et puis le fait qu’ils
tiennent pour vraies les ragots à ce sujet. A cela, il faut rajouter les preuves issues des
connaissances de médecins traditionnels locaux qui les tiennent pour vraies également. On suit
alors le parcours de Mohammed, un enquêté kuranko qui a reconnu auprès de l’auteur, être
capable de se transformer en éléphant. Il constate alors que son enquêté ne peut pas réaliser ce
prodige. D’abord il ne fait que tenir pour vrai des truismes locaux ; ensuite cette possibilité
découlait sans doute du fait qu’ayant traversé une crise sociale, Mohammed a tenté de retrouver
un certain prestige social en recourant au transformisme. Pourtant, il ne s’agit, d’après les
inférences de l’auteur, que d’une disposition psychique permettant passivement de retrouver
une vitalité perdue, mais qui ne permet pas d’échapper à la marginalité. Pour réussir
véritablement cette transformation, l’auteur remarque que les kuranko ont coutume de copier
les pouvoirs de la nature, dans le cadre de ce qu’il appelle théoriquement un « être distribué ».
C’est un procédé via lequel ils arrivent à se lier avec leurs totems. Ils y arrivent en prenant ces
démarches pour réelles, car il ne s’agit ni plus ni moins que d’un mouvement qui paraît
mythique, mais qui consiste en un déplacement du village à la forêt. Leur stratégie est donc
celle d’une objectivation de la mémoire, une faculté à extérioriser les phénomènes extérieurs,
pour leur donner vie. Cela s’explique parce que les Kuranko considèrent leur conscience comme
faisant partie de la vie courante, et non comme une base purement abstraite ou mentale. Les
temps de crise, conclut-il sont ceux où l’on agit en prenant pour vrai tous types de croyances.
4) INGOLD Tim, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and
Description, London, Routledge, 2011 (Part I)
Tim Ingold est un anthropologue écossais dont les principaux centres d’intérêts portent
sur l’art, l’architecture et le vivant ou l’écologie. Il a la particularité de s’interroger sur les
formes de l’existant, de l’existence, les processus de transformation de la matière dans la nature,
en même temps qu’il élabore en permanence dans ses travaux une approche méthodologique
en anthropologie axée sur les objets, en tant qu’organismes constitués par des matériaux
perpétuellement dynamiques ou mutables. Il est l’auteur de nombreuses publications à succès
(The perception of the environment, 2000 ; Lines, 2007), parmi lesquelles le présent ouvrage,
constitué de cinq parties subdivisées en dix-neuf chapitres. Nous nous intéresserons
exclusivement aux quatre premiers chapitres, c’est-à-dire à la première partie de l’ouvrage.
D’emblée (Prologue, qui est aussi le chapitre le chapitre I), l’auteur souhaiterait que
l’art, l’architecture et l’anthropologie aient le même objectif : observer, décrire et proposer.
Telle est sa conception de l’anthropologie : une anthropologie solidaire, car il a remarqué qu’à
la base, elle se limitait à observer et à décrire la vie, mais pas à transformer le monde, là où l’art
et l’architecture en propose des modèles, sans même avoir observé et décrit. Cela lui semble
anormal. Sa principale idée force consiste à dire que se mouvoir, savoir et décrire ne sont en
rien des opérations dispersées. En effet, c’est par le mouvement que nous construisons notre
savoir, et nous décrivons également par ce même biais (p.xii). La marche sert à atteindre
simultanément les trois objectifs : être vivant et présent au monde, c’est donc être observateur,
donc se mouvoir, car l’existence, la vie est un perpétuelle épreuve de perception. C’est autour
de ce propos que ce livre est construit. Dans son prologue, l’auteur propose de revenir sur les
fondements de l’anthropologie, qu’il voit comme une discipline qui se propose d’étudier les
conditionnalités et les potentialités de la vie humaine (p.3). Il la conçoit comme une science qui
doit étudier la vie, entendue comme un mouvement permanent d’ouverture, qui fait reculer en
permanence les limites de la compréhension des capacités humaines. C’est ce qu’il appelle
ramener l’anthropologie à la vie, dans son prologue, c’est-à-dire replacer l’étude de la vie
comme processus continu, au cœur des études anthropologiques.
Dans la première partie de son livre, l’auteur tente d’explorer la quête anthropologique
et son sens. Le soucis de cette discipline remarque-t-il, se trouve dans le fait qu’elle reste prise
dans les mailles de l’académisme, croulant sous le poids des bibliographies et des théories, au
lieu d’assumer, sinon de célébrer son côté expérientiel (p.16). De plus, il propose de se focaliser
les objets certes, mais sur ce qu’il leur arrive, ce qu’il se passe en eux, et donc aux matériaux
qui les constituent en tant qu’agents subissant des processus de transformations. Là est sa
première expérience en cette partie. La seconde nous amène à percevoir différemment le monde
qui nous entoure, car observe-t-il, le premier objet avec lequel nous nous confrontons à notre
environnement ou le percevons, ce ne sont pas les mains, mais les pieds. La troisième
expérience qu’il réalise consistera à postuler que les aptitudes pratiques sont un système
complexe au sein duquel actions et perception s’enjoignent continument, pour répondre à la
gestuelle corporelle, la résistance du matériau et s’accommoder aux expériences sensibles, le
tout résultant en le mouvement rythmique et non métronomique que nous observons (p.16).
Le chapitre second, l’auteur débat au sujet de l’antagonisme entre matériaux et
matérialité. L’auteur soutient la thèse que l’analyse des matériaux n’est en rien assimilable à la
matérialité. Au contraire, il s’agit à ses yeux d’une « perversion académique » dont il faut
s’éloigner (p.20). En effet, nous avons coutume d’analyser les objets non pas en prenant en
compte l’objet lui-même et ses propriétés, mais en analysant de manière abstraite ses différents
usages et autres fonctions symboliques. Ce que l’auteur préconise ici (avec Tilley 1007 : 17),
c’est d’essayer, de repenser la culture matérielle, en déterminant la vie propre de l’objet et sa
mise en relation avec la vie sociale humaine. Ce travail est nécessaire pour sortir du carcan
interprétatif dans lequel les étudiants de la culture matérielle se trouvent actuellement (p.31).
Grosso modo, une pierre (l’exemple pris dans le chapitre), peut être analysée doublement :
d’abord pour dégager ses propriétés physiques, puis pour s’en saisir comme un objet dont la
signification ressortisse d’une inclusion ou incorporation dans la vie courante des hommes (ma
reformulation, p.31).
Dans le chapitre troisième, l’auteur nous amène analyser la perception et notre relation
à notre environnement immédiat, en partant d’une rupture épistémologique : concevoir le
premier contact à notre environnement par les pieds. Pour ce faire, il part d’un constat évident
et pertinent : nous avons progressivement et irrémédiablement quitté la terre par l’entregent des
chaussures que nous usons indéfiniment aujourd’hui… ou via l’usage de la chaise. Mais le cœur
de son développement dans ce chapitre réside dans la démonstration qu’il fait de
l’accommodation permanente à son environnement par le regard et le mouvement de la marche,
en s’appuyant sur Goffmann (1971), de l’homme qui se déplace dans la rue. Marcher devient
de ce fait une activité visuelle, qui veut que l’individu « scanne » en permanence son
environnement, se déplaçant tel un pilote. Chaque fois qu’il réalise ce geste, il s’ajuste
également en permanence en fonction de ceux qui se trouvent autour de lui. Leur intensité (du
scan) varie en fonction de l’âge et du genre. Cette même approche guide également sa réflexion
sur la rythmique du scieur de planche dans le chapitre quatrième. Il montre, dans ce pan de sa
réflexion qu’il s’agit d’une activité d’accommodation rythmique des mouvements. Le scieur
réussit à coupler régulièrement perception et action à mesure qu’il développe son activité, à
travers une « correction sensorielle » permanente. Là se trouverait, de son point de vue, la
différence entre la technologie et la dextérité (p.62).
5) FOUCAULT Michel, Histoire de la sexualité 2. L’usage des plaisirs,
Paris, Gallimard, 1984, 285 pages
Michel Foucault (1926-1984) est l’un des plus illustres philosophes français.
Aujourd’hui, il fait encore partie des intellectuels les plus cités dans les milieux académiques,
tant sa production est riche et toujours d’actualité. Ses travaux ont longtemps questionné la
conception de l’histoire, l’homme, la société de contrôle, la psychologie, la médecine, la vie
dans l’âge classique grecque, les institutions pénales ou encore la sexualité, etc. Je me focalise,
pour ma part, sur le 2e volume des quatre qui constituent L’Histoire de la sexualité. Il s’agit de
L’usage des plaisirs (1984). La présente proposition est élaborée en quatre chapitres, dont l’idée
principale est de nous administrer une leçon au sujet du gouvernement de soi et des autres, non
sans mettre sans mettre en exergue mais aussi et surtout, sur la question de la vérité au sujet de
l’amour dans la Grèce classique. Et nous le verrons, dans les deux cas, ainsi que nous l’a
démontré l’auteur, tout se joue au niveau de la question de la tempérance, perçue comme un
« art de l’existence » ou une « pratique de soi sur soi ».
Son projet, via cet ouvrage, était de poursuivre le trajet engagé dans cette réflexion à
plusieurs tomes, autour d’une histoire de la sexualité perçue comme « expérience », c’est-à-dire
comme « corrélation, dans une culture, entre domaines de savoir, de types de normativité et
formes de subjectivité » (p.10), ou plus explicitement, à analyser cette corrélation au sens d’une
« formation des savoirs qui se referrent à elle, les systèmes de pouvoir qui en règlent la pratique
et les formes dans lesquelles les individus peuvent et doivent se reconnaître comme sujets de
cette sexualité » (p.10). La question centrale qui a guidé les travaux de Foucault consiste à se
demander : « comment, pourquoi et sous quelle forme l’activité sexuelle a-t-elle été constituée
comme domaine moral ? » (p.16). La clé, afin de résoudre cette énigme, se trouve, à ses yeux
au cœur même de ce qu’il croit avoir été des pratiques primordiales dans nos sociétés. Il les
appelle les « arts de l’existence » ou « techniques de soi » (pp.16-17). Ces fameux « arts de
l’existence », il les définit comme « des pratiques réfléchies et volontaires par lesquelles les
hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais cherchent à se transformer euxmêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur vie une œuvre qui porter
certaines valeurs esthétiques et répondre à certains critères de style. » (pp.16-17). Ces
techniques, croit-il savoir, sont entrées en obsolescences dès lors qu’elles furent assimilées des
pratiques religieuses, éducatives ou médicales ou psychologiques (p.17). Afin de conduire sa
réflexion, l’auteur s’appuie, tout au long de son ouvrage, sur des textes anciens faisant lois dans
le cadre de ces rapports sociaux et moraux de soi à soi, donc structurant des actions morales,
soutenues et impliquant une « ascétique » ou « des pratiques de soi » qui les soutiendraient, en
tant que mode de subjectivation progressif face à une hiérarchie idéologique et politique. Pour
le démontrer, il axe sa réflexion, au-delà des grands thèmes que donnent à observer les différents
chapitres, sur les questions du « rapport au corps, le rapport à l’épouse, le rapport aux garçons
et le rapport à la vérité » (p.39).
Nous verrons, tout au long de cet ouvrage que l’enkrateia (la tempérance), caractérisée
par « une forme active de maîtrise de soi, qui permet de résister ou de lutter, et d’assurer sa
domination dans le domaine des désirs et des plaisirs » (p.75), est centrale dans les pratiques
de soi sur soi en vue d’un bon usage des plaisirs. Mais, au-delà de la sexualité, elle marque non
seulement la capacité que l’on a à s’administrer soi-même, tout en démontrant son aptitude à
gouverner la cité, ou d’en être un citoyen digne. Seulement, cette même tempérance s’applique
simultanément aux hommes et aux femmes dans la cité (hiérarchie de pouvoir et relations entre
érastes et éromènes) et dans les ménages (entre hommes et femmes). Chacun doit pouvoir
modérée ses besoins ou ses envies, en vue de se faire respecter ou de jouer convenablement son
rôle en société, car la pire menace qui guette les citoyens dans la société grecque classique, c’est
celle de l’esclavage, la déchéance au statut de dominé. Il faut y voir le fait que les techniques
de soi et les pratiques de soi sur soi ont pour but de permettre aux individus de ne pas être
esclaves de leurs plaisirs ou de leurs désirs. L’on apprend ainsi à contrôler son pouvoir, ses
envies et à préserver sa dignité. Cette lutte quotidienne est une entreprise que l’auteur voit
comme une tâche consistant à se « mesurer avec soi » (p.79), afin de préserver sa vertu, que
l’auteur n’associe pas automatiquement à la notion d’intégrité. Il s’agit plutôt de garder la
maîtrise de soi, être capable de se dominer et de s’obéir, de se commander et de se soumettre à
son commandement (p.82). Le sujet intègre donc, ce faisant, une dynamique inhérente à ce que
l’auteur appelle « la structure héaucratique » du sujet dans la pratique des plaisirs (p.82). Ce
combat de soi contre soi, il l’associe au terme mathesis, auquel il est nécessaire d’adjoindre un
entraînement/exercice régulier (askesis), c’est-à-dire « un entraînement pratique indispensable
pour que l’individu se constitue comme sujet moral (…) » (p.89). Elle est indispensable dans
l’acquisition d’une « liberté active » permanemment en péril. La tempérance comme maîtrise
de soi, se voit donc assimilée, de ce fait, à la virilité, « (…) être homme par rapport à soimême » (p.94), indispensable pour demeurer en condition de non-esclavage. Il en faut pour
commander à la maison, et en ville. Tout comme il en faut pour se maîtriser devant les jeunes
garçons et les conduire vers l’art non pas de la sexualité, mais celui de la maîtrise de soi et de
la citoyenneté.
Cette réflexion dont le socle théorique est rapidement décelable dès le chapitre premier
nous est utile, car il nous montre clairement comment aborder la question de la
gouvernementalité, à travers les dynamiques de subjectivation morale, de soi ou face à une
hiérarchie. Warnier l’a employé dans le cadre de ses travaux théoriques et démonstratifs sur la
culture matérielle et le règne chez les Mankon au Cameroun (1999, 2009), avec un succès
éclatant. Dans un tout autre registre, cette théorie s’avère utile dans un cadre comme celui des
églises dites du réveil que j’étudie, car les pratiques prosélytes, quotidiennes (croyants et guides
spirituels) et thérapeutiques que l’on y rencontre en sont largement imprégnés. D’ailleurs elles
visent, comme nous le montre Foucault, à intégrer cette société ascétique, à s’y soumettre, à
s’auto-guérir, le tout en construisant progressivement sa propre intimité avec Dieu. Ce dernier
constat nous ramène d’ailleurs aux travaux de Tanya Luhrman (2004) et sa réflexion sur
metakinesis, émergeant de ce même type d’exemple, dans ses études aux États-Unis. Dans ce
cadre-là, bien que l’idée est d’améliorer sa relation avec Dieu, l’on est régulièrement amené à
mener un combat permanent contre soi-même, usant de techniques soi afin de s’auto-guérir du
péché. Plus les interdits sont nombreux, plus l’on a alors de chances de devenir ou redevenir
pêcheur. Ce constat débouche sur les observations de Joel Robbins notamment chez les
Urapmins de Papouasie Nouvelle Guinée dans Becoming Sinners (2004).
6) HOUSEMAN Michael, Le Rouge est le noir. Essais sur le rituel,
Toulouse, Presses Universitaires du Mirail [traduit de l’anglais par
Guillaume Rozenberg], 2012, 207 pages
7)
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9) Fhg
10) Vghfhgj
11) Ghghjgh
12) Gfhgh
13)