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AVEC DUENDE

Le coup d'envoi du spectacle est l'Ayeo du canto jondo. Les trois vers de la copla racontent le malheur du fossoyeur qui doit lui-même enterrer sa fille. Le rideau s'ouvre sur le tableau des spectres drapés dans leur linceul, tel le bas-relief d'une tombe. Dans la scène centrale, le texte est projeté sur l'écran tandis que, dans le silence, l'officiant encorde le corps de la pénitente et fixe ses bras écartés sur une barre en bois. Elle peut à peine marcher, et pourtant elle danse. Le rituel du vendredi saint des « empalaos de Valdeverde » est transposé tel quel au théâtre, comme un rappel du premier sacrilège. Le duende s'exprime le mieux dans le chant, la danse, la poésie déclamée. Lorca ne mentionne pas l'opéra, domaine de la muse, c'est d'ailleurs le ballet classique que Manuel de Falla a dû révolutionner pour y introduire le flamenco gitan. En revanche, il rend hommage à Sainte Thérèse et Jean de La Croix. L'esthétique du théâtre d'Angelica Liddell est con duende 1

AVEC DUENDE Angelica Liddell “Una costilla sobre la mesa” « Ce que l’on voit sur scène n’est donc pas une femme hystérique, mais une guerre contre la mort. C’est là que naît le théâtre » - Andelica Liddell « Dans tous les pays, la mort est une fin. Elle arrive et on baisse le rideau. Pas en Espagne. En Espagne, on le lève ». Frederico Garcia Lorca Le coup d’envoi du spectacle est l’Ayeo du canto jondo. Les trois vers de la copla racontent le malheur du fossoyeur qui doit lui-même enterrer sa fille. Le rideau s’ouvre sur le tableau des spectres drapés dans leur linceul, tel le bas-relief d’une tombe. Dans la scène centrale, le texte est projeté sur l’écran tandis que, dans le silence, l’officiant encorde le corps de la pénitente et fixe ses bras écartés sur une barre en bois. Elle peut à peine marcher, et pourtant elle danse. Le rituel du vendredi saint des « empalaos de Valdeverde » est transposé tel quel au théâtre, comme un rappel du premier sacrilège. Le duende s’exprime le mieux dans le chant, la danse, la poésie déclamée. Lorca ne mentionne pas l’opéra, domaine de la muse, c’est d’ailleurs le ballet classique que Manuel de Falla a dû révolutionner pour y introduire le flamenco gitan. En revanche, il rend hommage à Sainte Thérèse et Jean de La Croix. L’esthétique du théâtre d’Angelica Liddell est con duende car c’est un spectacle ritualisé où se heurtent les formes et les langues, un combat où la personne même de l’artiste s’expose et se met en danger. Il convient de demander qu'est-ce que c'est donc que l'art "jondo" ? Un art profond, (qui descend vers le divin comme disent les cabbalistes) avec cette dimension souveraine de la profondeur, qui existe dans tout l'univers.... Cependant le "jondo" ne se trouve pas dans le monde ailleurs qu'en Espagne. (Vicente Escudero : « Mi Baile »). Mais ce qu’avait pressenti Rilke est devenu norme, les parents de l’artiste auxquels le spectacle est dédié sont morts « comme tout le monde » à l’hôpital, lieu de « la petite mort » où le duende s’égare, dans ce cercle de l’enfer que Dante n’avait pas prévu. *** Je viens de brûler mes parents, un corps puis un autre, à trois mois d’écart. Le livre est le journal de ces deux agonies, celle de la mère, et celle du père. Il a été écrit en partie à Naples, dans un couvent de carmélites, ou devant les toiles du Caravage. L’autre lieu est l’hôpital. L’Eglise – le Foyer – l’Hôpital, trois pôles en conflit. La crémation laïque s’oppose à l’enterrement catholique. Plus que des fragments en prose et en vers destinés à servir de base au spectacle, c’est un texte qui inclut une poétique. Ce qui se joue – au sens propre et au sens figuré – c’est la possibilité même d’un théâtre où chaque représentation risquerait son critère. Une tragédienne, explique Angélica Liddell De la représentation à l’exposition de soi – Interview d’Angelica Liddell, doit jouer une héroïne, par exemple Electre. Mais autre chose est d’incarner, de dire « je suis Electre » - je suis cette fille qui a haï sa mère toute sa vie, qui a souhaité sa mort et maintenant se tord de douleur et de culpabilité. Je suis la fille de Noé, coupable d’avoir volé le sperme du père. Les mythes n’ont plus de sens parce qu’ils ne sont plus notre vie même, ici et maintenant. Le théâtre appelle le sacré, mais seulement si le duende vient. Alors la fade métaphore psychanalytique reçoit le coup d’estocade. « Le Caravage est arrivé à Naples accusé de meurtre et condamné à mort. Le grandiose surgit de la terreur. » Oralité et traduction La piété filiale renvoie aux ancêtres, aux racines espagnoles. Les monologues sont joués de façon expressionniste, ce sont bien les cris et lamentations d’Electre, non en grec, mais en espagnol. Nous entendons sans saisir tout le sens mais celui-ci est restitué dans le texte français qui s’inscrit sur l’écran. La langue maternelle est d’abord parlée, c’est celle de l’enfance et de l’imaginaire – une scène émouvante de cache-cache fait revivre la petite fille comme une réincarnation de la mère. Il y a ainsi une double traduction, la troisième étant celle du rituel religieux transposé dans la représentation théâtrale, mais c’est un constat de carence. Le canto flamenco est essentiellement une tradition orale, celle que voulait sauver Manuel de Falla en organisant un concours en 1922 où Lorca prononça sa conférence sur le duende. Les coplas, longtemps méprisées comme art populaire, ont été recueillies tardivement et l’anthologie de Machado date de la fin du 19ème siècle. Actuellement la musique et la danse des grandes chorégraphies l’écartent à nouveau. Ainsi détachée, la forme poétique est reprise ici pour son caractère bref et lapidaire. Si les tombes sont mon visage Qui suis-je, moi, contre le monde ? Je me laisse avaler par le temps On dirait quelqu’un qui a été réduit au silence pendant des millénaires et qui soudain retrouve la parole, comme on retrouve ses papiers. Retourner à la poésie par le deuil et le châtiment. Plonger dans la culpabilité sans fin quand il n’y a personne pour dire « cela suffit ». Personne pour lever la peine, ouvrir la porte de la prison. Toute oralité est condamnée à projeter une ombre, être traduite, doublée, passer par tel ou tel média. L’écriture théâtrale est vulnérable : le respect du texte a de moins en moins cours dans le théâtre moderne et les metteurs en scène n’hésitent plus à présenter des versions « abréviées » en coupant délibérément les grands textes classiques. Ici il est clair qu’un livre de 300 pages déborde totalement la limite d’une représentation, mais au moins les arbitrages n’échappent pas à l’autrice. Au-delà de cette problématique, il y a une libération plus profonde, personnelle, dans la recherche d’une écriture particulière, cathartique. De l’écriture d’exorcisme à l’écriture de l’aliénation « Je me suis rendu compte que l’écriture était le réel espace de libération, pour moi, les conflits internes se transformant alors en rite, l’écriture est devenue cet espace d’appréhension des conflits internes, comme un tarentisme, un rituel d’exorcisme. Je me suis éloignée de la représentation pour aller vers l’exposition » Interview d’Angelica Liddell - Op. cit. Du Carmel à l’hôpital. De la mort de Sainte Ursule peinte par le Caravage aux agonisants délaissés. Inévitable est le retour en boomerang de la vérité, cette réalité des corps qui se décomposent encore vivants. La Muse et l’Ange ont fui depuis longtemps, mais le duende, l’intrépide, continue à combattre et exister encore dans cette prose déchirée de la déchéance. La fille pleine d’humilité nettoie la couche du père dément. Horrifiée par la déshumanisation, le degré d’indignité où l’on s’interroge sur l’euthanasie. A ce stade, il n’y a plus de transposition esthétique possible. Il est une maladie qui rend malade la poésie. « L’odeur des excréments de mes parents m’est montée à la tête, elle est à présent un état mental. Le beau n’est plus qu’un souvenir déchirant de l’antiquité perdue. Je suppose que tout est lié, lié à la malédiction, je veux dire. Alors adieu, je retourne au châtiment. » Si le duende peut descendre à cette profondeur, la référence serait autre chose que la procession du dieu ivre, mais plutôt le non dualisme du tantrisme. « Il faut s’enfoncer dans ce que la chair a de plus répugnant pour atteindre la divinité, pour défier les lois, pour ne pas faire la distinction entre les excréments et les étoiles. » Cependant il s’agit d’un oxymore. L’artiste peut écrire à partir de la démence à condition de rester à l’extérieur. La folie est ce qu’elle décrit, ce qu’elle vit dans l’empathie la plus intime, parce qu’elle y est enfermée, qu’il n’y a pas d’issue, mais elle est d’autant plus lucide qu’elle affronte l’indicible. Si elle-même sombrait dans la folie, elle ne pourrait plus créer. Et ce qui maintient la tension dramatique, c’est le danger, le pas de funambule entre symbolique et réel. Frontière infranchissable, au risque du mal, de la peste. « Rien qu’en enfonçant mes pieds dans l’eau j’empoisonne la rivière. » Une tragédienne sans tragique « Je me suis réveillée dans une autre civière, dans une autre pièce, un infirmier prononçait mon nom, sans amour, les hôpitaux sont des centres sans amour, donc NON TRAGIQUES. » Ici on atteint la limite, « est-ce ainsi que les gens vivent ». Le duende est noble, les gitans célébrés par Lorca sont libres et meurent avec courage, la lamentation du flamenco est tellurique, volcanique. Quand la danse n’est plus que le balancement des spectres femelles sous leur linceul, elle a toujours le duende. Ce « sous-humain », invention du 20ème siècle, était déjà prophétisé par Rilke, le voici qui hante les cauchemars de l’artiste coupable de trop s’approcher du noyau de cruauté de notre monde, ici et maintenant : Sans peau, sans os, je rangeais J’étais un sac poubelle parmi d’autres Certaines coplas anciennes parlent de morts sans sépulture, Paul Celan a écrit la Fugue de mort. La barbarie, c’est ce que produit ce monde fonctionnel qui jette les morts comme des déchets. La scène finale « Mais ce que je veux, c’est enterrer la terre pour agrandir la maison du diable. Ce que je veux, c’est que les pierres s’échappent de la terre enterrée, qu’elles déploient les flammes vertes de leurs ailes pour aller s’écraser dans le visage de Dieu » Il reste cette étendue glaciale qui ne sait que dévorer l’énergie sans jamais donner la vie. La pureté stérile de l’univers. Au-delà de toute comparaison, le duende est unique, non reproductible. Et pourtant, tout le monde a bien une mère, c’est universel. L’ultime lien biologique est en train de disparaître, la naissance n’est plus origine, c’est un processus pris en charge par la médecine et la biologie. Pour se protéger du tragique de l’existence, il y a des termes précis, sans connotation. Comme si le bouclier rationnel pouvait sauver de l’angoisse et de la mort. « On ne peut pas soigner la poésie ». Seulement se rendre malade pour la retrouver, côtoyer le crime. Franchir la frontière vers l’autre versant du meurtre métaphysique, sa traduction ultime. Sur la scène il y a une femme enceinte, complètement nue, assise dans la posture des déesses parturientes du Paléolithique, une statue de chair, son visage est masqué par un cache-face noir. Le bourreau braque un pistolet sur son ventre. Lorca pensait que Nietzsche aurait pu retrouver le génie de la tragédie dans « le cri dionysiaque de la séguedille égorgée » ; ce tableau archaïque rappelle le cri de dément de Zarathoustra, mais mis au féminin, par ironie du destin. La Déesse est morte  C’est nous qui l’avons tuée ! 4