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« Travailler sur « l’État secret » contemporain »

2016, Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique

The evocation of a personal research path focused on the issue "State Secret" is an opportunity to make an analytical review of its peculiarities and difficulties. It is even more necessary that such an issue is a blind spot in the social sciences field. One will draw a comparison with works stemmed from the anglosphere and evoke the issue of the material available despite secrecy, then this article provides provisional findings linked to a research dealing with the "Secret State" in the United States, France and UK.

Travailler sur «l’État secret» contemporain par Sébastien-Yves LAURENT* Résumé L’évocation d’un parcours de recherche personnel centré sur l’objet de l’“État secret” est une bonne occasion de rendre compte, dans une perspective critique, des singularités et des difficultés qu’il pose à l’analyste. Celles-ci sont rendues d’autant plus impérieuses que «l’État secret» constitue un angle mort dans le champ des sciences sociales. Après avoir posé des éléments de comparaison avec des travaux issus de l’anglosphère et évoqué l’accès à la question du matériau disponible malgré le «secret» qui les entoure, l’article présente des éléments de conclusion provisoires d’une recherche comparée sur «l’État secret» aux ÉtatsUnis, en France et en Grande-Bretagne. Mots-clés: État, État secret, renseignement, surveillance, coercition, secret, contrôle du renseignement. Summary The evocation of a personal research path focused on the issue “State Secret” is an opportunity to make an analytical review of its peculiarities and difficulties. It is even more necessary that such an issue is a blind spot in the social sciences field. One will draw a comparison with works stemmed from the anglosphere and evoke the issue of the material available despite secrecy, then this article provides provisional findings linked to a research dealing with the “Secret State” in the United States, France and UK. Keywords: State, Secret State, Intelligence, Surveillance, Coercion, Secret, Secrecy, Openness, Oversight, Accountability. Est-ce que «l’État secret» est un objet criminologique ou un objet pour la criminologie? Il fait peu de doute que l’État est un méta-acteur de la régulation de la criminalité dans la mesure où il donne légitimité, légalité et financement aux institutions de police, à la justice et à l’administration pénitentiaire, les principaux protagonistes de la lutte contre elle. L’État peut également être un objet d’étude de la criminologie entendue au sens large lorsque les normes qu’il produit se concrétisent dans des institutions auxquelles les acteurs qui les servent doivent se soumettre. Mais la criminologie est d’abord tournée vers les infractions, vers la compréhension de ceux qui en sont à l’origine et de ceux qui les répriment. Dans l’œil du criminologue, l’État en tant que tel, qui semble partout, n’est en fait nulle part. Et la composante secrète de cet État paraît encore plus éloignée ou étrangère à son regard, marginale pour ainsi dire. Pourtant, c’est dans cette partie singulière de l’État qu’opèrent de nombreux acteurs publics qui concourent en théorie et en pratique à la construction de la sécurité générale (1). * Professeur à la Faculté de droit et de science politique de l’Université de Bordeaux ([email protected]). Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 261 À l’invitation des organisateurs du 15e congrès de l’AICLF, nous nous proposons de présenter un regard réflexif et critique sur un parcours de recherche centré autour de «l’État secret», en mettant surtout en avant les aspects méthodologiques et épistémologiques (2) auxquels nous nous sommes heurtés pour pouvoir le cerner. D’où une réflexion qui paraîtra sans doute quelque peu égotiste quoiqu’indispensable, une dimension que nous nous efforcerons néanmoins de limiter au maximum. Il y a vingt ans, nous avons commencé à travailler sur le «renseignement» militaire comme une pratique singulière (circonscrite en apparence au champ informationnel) d’un acteur particulier (les armées), puis face à l’évidence des relations avec le «renseignement» policier, nous avons étendu très rapidement nos recherches dans cette direction. C’est alors que nous avons pris conscience de la proximité de ces organes dits «de renseignement», depuis leur apparition au XIXe siècle, avec le pouvoir exécutif. En constatant leur très forte stabilité dans le temps, la permanence des structures et des hommes qui en imposaient et s’imposaient souvent aux gouvernements de passage, la question de l’autorité était implicitement posée. Ces organisations, quoique secrètes, étaient et sont des administrations. Leur contribution à l’exercice de la force publique sur un vaste spectre allant de l’anticipation à la répression nous a fait toucher du doigt qu’il s’agissait en fait d’une composante de l’État et c’est la raison pour laquelle nous y avons consacré une thèse d’habilitation à diriger des recherches en 2007 intitulée: Au cœur de l’État: le renseignement, le politique et la formation de l’État secret dans la France contemporaine (2009). L’«État secret» était et demeure l’association de deux éléments: d’une part, une composante de l’État non seulement non publicisée, mais plus encore protégée par des dispositifs administratifs créant le secret; d’autre part, une composante participant, sur le territoire et en dehors de lui, à l’information du pouvoir exécutif sur des enjeux de sécurité (aussi bien publics que de «sécurité nationale», pour reprendre un vocable officiel depuis 2008) (3). La suite des recherches a été – et demeure – un projet d’ouvrage (4) comparant «l’État secret» aux États-Unis, en France et en Grande-Bretagne dans une approche diachronique. Ce projet se donne pour ambition de comprendre comment ces trois types de démocraties libérales assument avec plus ou moins de bonheur de reconnaître la mise en place d’un «État secret» libéral et démocratique, dont les morphologies s’édifient et se justifient en réaction aux pressions extérieures de «transparence» sur ses activités réelles. 1. Un angle mort des sciences sociales L’État secret est très peu étudié en tant que tel en France. Des travaux sur les différents services de renseignements sont apparus depuis quelque temps (5) grâce à l’apparition d’une emerging french school (Jackson, 2006; Forcade, 2012), mais il s’agit souvent d’une approche monographique respectant les découpages institutionnels et administratifs, encore trop peu sensibles d’une part à la transversalité du renseignement d’État et à l’articulation pratique entre les «services» et l’au262 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique torité exécutive d’autre part (6). La montée en généralité vers l’État est pauvre sinon peu pertinente. D’autant plus faible est la possibilité de mobiliser les résultats de ces travaux pour contribuer à l’analyse de l’objet «État secret». Nous croyons pourtant indispensable désormais de prendre l’État secret - au sens propre - à «bras-le-corps». Cette approche de la recherche expose à des difficultés structurelles: il faut combiner la patience, le goût du terrain – qui n’est pas seulement celui des dépôts d’archives – et celui de l’enquête. Tout ceci doit être conduit sans se limiter à une quête des «traces» de l’État secret, mais en faisant l’investissement parallèle dans une réflexion sur l’apport potentiel de différentes sciences sociales pour essayer de penser cet État secret. Il s’agit bien de le chercher et de le penser, pas seulement de le décrire. S’interroger sur les raisons pour lesquelles il constitue un angle mort dans les sciences sociales francophones permet de commencer à réfléchir à des solutions. En premier lieu, il apparaît évident qu’il n’y a pas de véritable demande sociale à ce sujet, tout au plus une curiosité publique, ce qui est fort différent. D’autre part, il faut noter une assez faible curiosité académique pour l’étrangeté qu’est cet État secret (Brohm, 2010), un phénomène assez général à l’Université. S’ajoute à cela l’extrême réticence à entreprendre des travaux difficiles, ce qui contribue à une dommageable «routinisation» de savoirs institués certes rassurants mais peu cumulatifs… Enfin, et c’est peut-être le plus important, l’objet est souvent considéré comme un «objet sale» pour reprendre une expression bien connue du lectorat criminologue (Monjardet, 2008, 20). L’État secret, qui est en partie un État coercitif secret, accumulerait en effet trois caractéristiques rédhibitoires: on aurait affaire à une structure d’apparence monolithique traditionnellement associée à la gestion de la domination par une strate sociale supérieure; il exercerait en l’occurrence une activité revendiquée comme étant assumée agir dans le domaine de la force; enfin, troisième caractéristique, il serait volontiers associé – par le refus de sa publicisation – à une forme archaïque supposée naviguer à contre-courant des valeurs libérales et démocratiques. Au titre des circonstances explicatives, sinon atténuantes, permettant de comprendre le sous-investissement sur l’objet «État secret», je mentionnerai surtout la faible production théorique des sciences sociales sur l’objet «État». Pour la science politique, après l’analyse des régimes politiques, ce sont les politiques publiques qui ont été privilégiées, l’approche sociologique de ses déclinaisons pratiques réelles étant restées largement minoritaires. Dans le champ des idées et de la théorie politique, observons que l’État secret contemporain ne peut être identifié dans la mesure où les discours sur l’État secret se sont principalement arrêtés aux XVIIe et XVIIIe siècles. La difficulté de justifier un «État secret» dans le cadre de la démocratie libérale qui se met en place à partir du XIXe siècle est la principale raison de la disparition de ce discours. Ce n’est que très récemment, en raison de la collision entre l’État secret et le discours de la transparence que l’on assiste dans les régimes libéraux à l’élaboration d’un nouveau discours de légitimation d’origine gouvernementale qui défend une forme de «raison d’État» démocratique (Chopin, 2005). Celui-ci est peu étudié, sinon par les contempteurs de la «surveillance» qui se contentent souvent de dénoncer des pratiques d’État sans s’inRevue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 263 téresser aux généalogies de ce discours, ni surtout à la morphologie de ce «nouvel État secret» hyper-contemporain. La sociologie, en privilégiant l’étude des phénomènes de stratification sociale, de domination et de mobilisation sociale délaisse de facto l’État. Cependant, par le biais de la sociologie du travail et des professions étendue à l’acteur policier, la sociologie des organisations policières a bâti des fondements très utiles avec Monjardet (Ibid.) poursuivis notamment par Brodeur (1983, 1997, 2005) et prolongés par Ocqueteau (2006 a et b, 2012). L’histoire de l’État existe, elle est plutôt dynamique, mais c’est un État ‘rosanvalonien’, principalement polarisé par les mutations et recompositions de «l’État social» ou de «l’État-providence» qui occupe encore le devant de la scène (Rosanvallon, 1990). La partie coercitive de l’État y est délaissée. Ajoutons que la socio-histoire de l’État a travaillé abondamment le sujet dans les années 1980 et 1990 dans le cadre de programmes de recherche européens plutôt centrés sur la genèse de «l’État moderne». Le tableau s’étendant du XIIIe au XVIIe siècle, époque marquée par le caractère naturellement non public de l’État, sa capacité à mobiliser des conclusions pour le temps présent de ce programme français puis européen (Genet, 1997) restent des plus limitées. Ces travaux ont cependant eu la grande vertu de faire appel à de grandes figures de la sociologie, telles Norbert Elias, Max Weber ou Charles Tilly, et ainsi permis l’ouverture des voies de dialogue et d’échanges possibles. L’outillage mental pour aborder «l’État secret» n’est pas pour autant inexistant mais il faut mobiliser et mettre en regard des auteurs assez éloignés et procéder à du «bricolage intellectuel» (Lévi-Strauss, 1962, 26). Georg Simmel a réfléchi aux morphologies sociales du secret et montré que le secret n’était pas privatif mais inclusif au contraire, une forme positive d’organisation sociale (Simmel, 2000 [1908]). Simmel permet de fonder une sociologie du secret et d’éviter des biais dans l’appréhension de l’objet en le connotant négativement au risque de s’en détourner définitivement. On sait, par ailleurs, que Michel Foucault n’a pas véritablement pensé l’État. Sa notion de «gouvernementalité» (Foucault, 1994 [1978]) demeure en revanche fortement heuristique pour aborder l’État secret, car elle permet d’éclairer l’étude des processus de diffusion sociale des pouvoirs. Ceci permet notamment de tempérer certaines approches récentes dominantes des Surveillance studies marquées par un très fort «présentisme» (Hartog, 2012 [2002]) faisant table rase de leurs généalogies intellectuelles et empiriques. 2. L’État secret dans l’anglosphère Dès lors, afin de pallier la faible objectivation en France, un détour par l’anglosphère apparemment plus nourri en publications de toutes sortes est-il nécessaire? Au vu des travaux mobilisables, un constat peut être rapidement réalisé: en dépit de configurations académiques et épistémologiques très différentes (7), l’État secret y est tout aussi faiblement étudié. L’État est certes un objet d’étude, mais principalement pour la discipline historique (8) et occupe une place marginale. L’État secret n’est pas abordé en tant que tel, mais par le biais des Intelligence stu264 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique dies (dominées par la science politique) qui sont principalement focalisées sur le renseignement extérieur dans une perspective d’analyse de la décision et en premier lieu d’analyse des échecs (9). Encore faut-il ajouter que c’est plutôt le fonctionnement concret du pouvoir exécutif qui intéresse les spécialistes (10) et que la structure étatique est rarement mentionnée. Par ailleurs, si les travaux sur l’ «intelligence» sont nombreux, prenant la forme d’une multiplicité d’études de cas, leur relation à l’empirie est en fait assez faible, les «cas» reposant souvent sur un matériau peu abondant. Il y a eu par ailleurs un «effet Snowden» après 2013 qui s’est traduit par la naissance des Surveillance studies, très rarement empiriques, plutôt inscrites dans le registre de la théorie politique et souvent éloignées de la neutralité académique. Pourtant les États-Unis avaient vu dès le début des années 1970 la naissance de travaux de sociologie empirique sur les pratiques de l’État fédéral en la matière et l’on pense en particulier au maître-livre de James B. Rule (1974 [1973]). Enfin, il faut relever que le renseignement intérieur, en dépit de pratiques anciennes et constantes aux États-Unis et en Grande-Bretagne, est peu étudié dans ces pays en dehors des études sur la surveillance dont l’échelle est très macroscopique et à peine empirique. 3. Comment aborder l’État secret? La (difficile) position de la question La force des représentations liées au secret – soulignées par G. Simmel au début du XXe siècle – produit un effet de halo autour de «État secret». Pour affiner la question de recherche, il faut donc essayer d’y voir un peu plus clair en essayant de se tenir à distance des quatre principaux biais auxquels tout travail dans cette aire particulière se trouve confronté. Il importe en effet, c’est une des leçons de Simmel, de ne pas survaloriser la part du secret et de ce qu’il est supposé masquer. Le secret semble souvent receler omnipotence et omniscience. Jean Jaurès en 1904, à propos des services secrets, a écrit qu’ils constituaient «une part redoutable de la puissance publique» (Jaurès, 1904). Les travaux empiriques d’aujourd’hui amènent à prendre une distance avec cette affirmation de plaidoirie qui peut subrepticement conduire à un Survalorisation du secret Survalorisation du pouvoir d’État « État secret » Secret esprit de « révélation » / « dévoilement » État Vision d’un État neutre et fonctionnaliste Figure 1. Les principaux biais et pièges des études sur «l’État secret» Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 265 conspirationnisme académique soft. Par ailleurs, le danger existe que le travail académique s’inscrive dans une perspective de «révélation» ou de «dévoilement», au service d’un projet qualifié de «citoyen». Notre position, qui peut faire débat, se veut à cet égard très claire: cette attitude confond des registres différents et surtout naturalise in fine le secret, empêchant de comprendre la diachronie réelle de sa sédimentation et de sa construction. À cet égard, le patient travail de l’historien est certainement un atout pour éviter ce piège car il persuade celui qui le pratique sur archives (cas rare) – qu’il n’y a pas véritablement de «secret des archives» (Laurent, 2003). Pour l’écrire autrement, ce qui paraît importer le plus dans «l’État secret» n’est pas le secret, ce qu’il pourrait renfermer/receler mais l’ingénierie publique qui le met en œuvre. Un troisième aspect déformant, a trait au risque de survaloriser les finalités coercitives et d’induire alors que l’État secret servirait exclusivement au contrôle social et à la répression au détriment de la mobilisation de ressources liées à des objectifs autres. Il reste à évoquer un dernier biais, celui qui consisterait à considérer, à l’image du général de Gaulle après qu’il eût quitté le pouvoir en 1946, les services secrets comme «une administration essentielle à l’État» (11), vision largement relayée par la science administrative ou par le droit public, dans une approche neutre et banalisée purement fonctionnaliste, approche qui ne permet pas de saisir et de penser les singularités de «l’État secret». 4. Les traces du secret Le secret n’est pas seulement une épithète accolée à l’État, il renvoie pratiquement au fait qu’il correspond à un dispositif pratique de non-publicisation, décourageant toute forme de curiosité et interdisant plus encore tout regard analytique. Vingt ans de travaux couvrant un spectre large allant de l’époque de la Restauration (début du XIXe siècle) au «temps présent» (début du XXIe) nous ont amené à établir ce constat que les organisations relevant de «l’État secret» avaient laissé beaucoup plus de traces qu’on aurait pu l’imaginer a priori. Les «administrations du secret» qui l’incarnent depuis leur origine sont en effet de grandes productrices de documentation et l’une de leurs caractéristiques majeures réside dans le soin qu’elles apportent à leur conservation. Les archives des administrations du secret sont très abondantes, leur accessibilité en France étant située généralement à plus de cinquante ans depuis la loi de 2008 (12). Dans ces conditions, l’analyste du temps présent doit alors recourir à un matériau de substitution, que ce soient des archives conservées par d’anciens agents de ces administrations, des témoignages qu’ils ont publiés – lesquels se multiplient depuis une quinzaine d’années – ou encore à des entretiens réalisés par la presse ou par l’analyste dans une perspective ad hoc. Pour chacune de ces sources un traitement critique approprié doit bien évidemment être soigneusement mis en œuvre. Notons enfin que, depuis au moins trois décennies, les assemblées législatives ont produit une somme conséquente de missions d’information et d’enquête qui sont devenues, surtout depuis la création de la Délégation parlementaire au renseignement en 2007, une nouvelle source de connaissance et d’ouverture décisive sur «l’État secret». Il s’y ajoute une efflores266 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique cence remarquable de rapports annuels provenant de diverses autorités administratives indépendantes (telles la CNIL, la CNCIS (13), et la commission consultative du secret de la défense nationale) qui mettent au jour des faits quantifiés d’une très grande précision sur les pratiques des services de renseignement, cette dimension majeure de «l’État secret». 5. «L’État secret» au risque de la comparaison Le prolongement de nos travaux sur la longue durée et le «temps présent» consiste en une réflexion sur l’analyse comparée de «l’État secret» dans trois pays, ÉtatsUnis, France et Grande-Bretagne. Ce projet a pour ambition de comprendre comment ces trois types de démocraties libérales se sont accommodés de «l’État secret». En d’autres termes, nous nous demandons comment la notion de «raison d’État démocratique» a pris consistance dans chacune de ces nations. L’étude est déployée dans le temps contemporain des XIXe et XXe siècles, avec un net accent mis sur l’ère actuelle de la «transparence». Elle est conduite à partir de trois niveaux d’observation: celui de la morphologie sociale des structures d’incarnation, les normes qui s’imposent à la «gouvernance» de ces structures et les pratiques professionnelles mises en œuvre par leurs agents, autant les concepteurs que les opérationnels. Tout au long de cette entreprise que nous allons développer maintenant, nous nous efforçons de montrer la progressive entrée de «l’État secret» dans la légalité, mais aussi dans un second temps, face aux pressions extérieures, la transformation par réaction d’une partie de cet «État secret légal» en «État clandestin» (14). «L’État secret» légal La première morphologie étatique que l’on voit se former dans les trois pays comparés est réalisée tout au long d’un processus qui s’étire depuis la fin du XIXe siècle: son aboutissement est ce que nous appelons le modèle de l’«État secret légal». Il est le résultat de la sortie de «l’État secret» du giron du pouvoir exécutif: il est désormais confronté pour une part au règne de la loi auquel il est, au terme de longues résistances, tenu de se conformer en partie. Ce faisant, il commence à être soumis à la délibération des assemblées et devient l’un des enjeux de l’affrontement entre les pouvoirs exécutif et législatif. On peut repérer dans cet affrontement une attitude de première collaboration dans les trois pays afin de garantir juridiquement un périmètre secret pour l’État. C’est la protection juridique de «l’État secret» qui fut une première occasion de rapprochement «négocié» entre les deux pouvoirs au bénéfice de l’exécutif. En France par exemple, aux débuts de la IIIe République, la loi de 1886 sur la répression de l’espionnage (15) en constitue un indicateur; en Grande-Bretagne, il en est allé de même avec les multiples lois postérieures à 1899 sur les Official secrets (16), et aux États-Unis avec l’Espionage Act voté en 1917, toujours en vigueur aujourd’hui. Bien plus tardivement, les exécutifs ont fait des concessions aux valeurs protectrices des libertés en admettant le bienfondé de la protection de la vie privée et du «droit à l’information» par des disposiRevue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 267 tifs législatifs adaptés. Les États-Unis furent les plus précoces à ce sujet avec le vote du premier Freedom of Information Act (FOIA) de 1966 (fortement modifié sous l’administration Clinton en 1996) et du Privacy Act de 1974. En France, les lois de 1978 créant des autorités de contrôle de ces droits (CNIL, Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés et CADA, Commission d’Accès aux Documents Administratifs), sont allées dans cette direction. Une situation plus paradoxale fut celle de la Grande-Bretagne, pourtant terre d’élection du libéralisme politique, où le vote d’un Freedom of Information Act (FOIA) n’est intervenu qu’en 2000, avec une mise en œuvre très restrictive de ce droit, n’empiétant en aucune façon sur le domaine de la «sécurité nationale». Notons toutefois que dans les trois pays étudiés, un privilège de l’exécutif y persiste: la faculté qui lui est reconnue de déterminer la protection de certaines catégories d’informations publiques émanant de l’administration par le biais de la «classification». C’est un système dérogatoire qui a été très tôt mis en œuvre en Grande-Bretagne, aux États-Unis (Rios-Bordes, 2014) après la Première Guerre mondiale et en France, après le second conflit mondial. C’est reconnaître de facto, que l’exécutif reste le seul maître des critères qualitatifs et quantitatifs du périmètre de ce qu’il estime revenir à «l’État secret». L’analyse ne peut qu’acter dans chacun des trois pays une tendance à la sur-classification, au constat de l’énorme volumétrie de documents classifiés et à l’absence de révision périodique des stocks, enfin d’un emploi non raisonné des niveaux de classification, des phénomènes analogues et précoce dans les trois pays étudiés, par exemple dès la fin des années 1930 aux États-Unis (Ibid.). La reconnaissance formelle de l’existence des services secrets par la loi fut une étape cruciale de la formation du modèle «d’État secret légal». Au-delà de l’entrée de cette partie de l’État dans la sphère délibérative parlementaire, cette étape symbolique fut très importante. Elle intervint assez tôt aux États-Unis où la culture libérale et fédérale ne permettait pas à la branche exécutive de créer une agence fédérale en temps de paix sans une intervention du Congrès. Le National Security Act en 1947 et surtout le Central Intelligence Act de 1949 qui créa la CIA jouèrent sur un registre paradoxal: la publicisation par la légalisation d’un dispositif destiné à demeurer… secret. On trouve en effet dans la loi l’expression très détaillée de toutes les caractéristiques par laquelle cette agence présidentielle déroge aux règles s’imposant à toutes les administrations fédérales. En Grande-Bretagne et en France, la situation se présenta de manière bien différente dans la mesure où l’exécutif eut à cœur de protéger le plus longtemps possible ses «services» d’un regard parlementaire intrusif, les gouvernements ayant été du reste assez aidés par la forte autocensure parlementaire. Au Royaume-Uni, c’est une législation de défense (lois de 1989 légalisant le MI5 et de 1996 légalisant le MI6) qui fut élaborée par des gouvernements tories dans un contexte dans lequel les services secrets britanniques étaient régulièrement soupçonnés et accusés d’une forte politisation dans leurs missions de surveillance intérieure. En France, le vote d’une loi sur le renseignement en juillet 2015, la première du genre, n’est intervenu que dans un contexte dominé par la volonté d’afficher une réponse aux attentats terroristes de Paris du mois de janvier: cette loi dut préciser les moyens techniques pouvant être utilisés 268 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique par les services, ainsi que les nouveaux moyens de contrôle et de recours. La comparaison peut être tenue. Une légère divergence de la France d’avec ses homologues britanniques et américaines s’est alors fait jour: si en France le législateur a fini par définir le champ et le périmètre de l’État secret, reste que le statut administratif de chacune de ses agences demeure le fait d’actes réglementaires. Toutefois, ils sont désormais rendus presque intégralement publics. L’activité quotidienne des services secrets a été (et demeure) largement à l’abri du regard des parlementaires. Mais l’exécutif a eu besoin du concours des assemblées pour rendre légales certaines pratiques de ses services qui allaient remettre en cause temporairement ou entraver les libertés publiques, la loi civile ou criminelle. On vit d’ailleurs par le passé jouer ce même type de phénomène: ainsi, dans les trois pays étudiés, les gouvernements ont proposé après la Deuxième Guerre mondiale à l’approbation des élus, des textes de lois réglementant l’usage de quatre pratiques dérogatoires aux principes de liberté et de publicité, considérées comme indispensables au bon fonctionnement des services opérationnels: les fonds secrets, la constitution de fichiers informatisés contenant des «données personnelles», l’usage d’écoutes téléphoniques de personnes considérées comme suspectes, enfin le recours à de fausses identités. Au-delà du contenu des textes législatifs en eux-mêmes, les débats parlementaires permettent de prendre la mesure des concessions accordées par les élus à l’exécutif, avec comme contrepartie à l’octroi de ces nouveaux moyens exorbitants de droit commun, la reconnaissance de mécanismes et d’organisations de contrôle plus ou moins intrusifs. La mise en place d’un contrôle parlementaire sur les agences de renseignement constitue selon nous, une seconde illustration de l’entrée progressive et quasiment achevée dans un processus de transformation de la nature de «l’État secret» en modèle d’«État secret légal». Les trois pays présentent toutefois des situations nettement différentes de ce point de vue. Aux États-Unis, en effet, ce type de contrôle fut pensé et instauré en 1976 et 1977 dans chacune des chambres du Congrès, au terme d’une année de crise sans précédent – dite «the year of Intelligence» – qui opposa le Congrès et la présidence à la suite de scandales impliquant la CIA et le FBI. Les deux commissions permanentes et spécialisées du Sénat et de la Chambre se dotèrent alors de puissants moyens d’investigations explicitement conçus dans une perspective de contre-pouvoir vis-àvis de l’exécutif. En dehors des commissions, les deux assemblées tentèrent de favoriser l’oversight des agences, notamment par le vote d’Intelligence Oversight Act en 1980 et 1991. De 1994 à 2007, le Conseil de l’Europe, l’assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) et la Commission européenne votèrent et émirent de leur côté plusieurs recommandations constituant un code de bonnes pratiques démocratiques d’où il ressortait que les parlements nationaux devaient devenir les instances naturelles du contrôle de leurs agences de renseignement. Le «contrôle du renseignement» est alors devenu un standard démocratique (Caparini, 2007; Born, Wills, 2012). Mais la Grande-Bretagne et la France ne franchirent l’étape importante du contrôle qu’à leur propre initiative et selon leur agenda national. Outre-Manche, l’Intelligence Security Committee (ISC) fut créé en 1994 par le gouvernement comme une réponse aux critiques croissantes dans l’opinion Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 269 et les médias, adressées à des services qui n’avaient été jusqu’alors que partiellement légalisés (Glees et al., 2006; Prin-Lombardo, 2011). Au demeurant, et ce jusqu’à la loi de 2013, l’ISC ne fut dotée que de moyens d’investigation relativement faibles et dépendant étroitement du Premier ministre. En France, la délégation parlementaire au renseignement (DPR), créée par une loi de 2007 est un organisme de contrôle conçu dans un moment relativement atone pour les services, comme étant la première étape d’une réforme d’ensemble. Ses moyens de contrôle se limitèrent aux «activités» des services et non aux organisations elles-mêmes, quoique la nature du contrôle ait été nettement élargie par la loi de programmation militaire de 2013. «L’État secret» clandestin Cette lente croissance de la tendance à la légalisation et du contrôle législatif ne signifie pas pour autant qu’on ait assisté à l’avènement d’un «État de droit» dans «l’État secret». Nous faisons plutôt l’hypothèse que les pressions extérieures en faveur d’un plus grand besoin de transparence démocratique, d’un contrôle sans cesse plus incisif sur les services et leurs activités a conduit, en réaction, à un processus parallèle de clandestinisation d’une partie de «l’État secret légal» notamment aux États-Unis. L’État secret chercherait en effet à maintenir l’autonomie d’action qui fut de tout temps la ressource principale que lui procurait le secret octroyé et désormais rogné, en créant de nouveaux espaces clandestins échappant à toute forme de regard extérieur. Cet espace anomique et non contrôlé croîtrait à mesure que les trois nouvelles menaces de dévoilement (transparency, oversight, accountability) - que l’on résumera ici sous le vocable générique d’Openness- se font plus fortement sentir sur les services. Dans un cadre où désormais «l’État secret» a achevé de légaliser une partie de son périmètre et de ses activités, des pressions et revendications croissantes apparues dans les années 1970 à l’initiative de divers groupes de pression revendicatifs ont montré un nouveau besoin de publicité, une «deuxième génération» par rapport au grand mouvement du libéralisme politique des XVIIIe et XIXe siècles. Les enquêtes et investigations de la presse à l’égard des services et désormais les grandes vagues de fuites mondialisées incarnent cette pression au besoin de transparence, certaines grandes «affaires» ayant débouché sur des scandales. Rappelons aux États-Unis, les «Pentagon Papers» en 1971-1973, les dénonciations de Seymour Hersh dans le Post à Noël 1974 à l’origine d’une année entière de crise aiguë, relayée par l’affaire Philipp Agee (1975-1979). Ou bien encore en France, la crise du Rainbow Warrior (1985), et la crise Spycatcher en 1987 en Grande-Bretagne. Ce furent là des «dévoilements» médiatiques militants parfois utilisés pour d’autres intérêts que la seule mise en cause des dévoiements des services de renseignement. Quoi qu’il en soit, ces grands scandales furent aux ÉtatsUnis et en Grande-Bretagne à l’origine de réelles transformations: à chaque fois, l’État y réagit en réformant sa part secrète, la plupart du temps sur des aspects structurels. Les effets de ces dévoilements ont été amplifiés avec le leaking numérique massif et planétaire d’organisations comme Wikileaks qui accéda à la reconnaissance mondiale au printemps 2010. La portée de «l’effet Wikileaks» pourrait 270 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique être bien paradoxale: il est probable que la réaction des administrations secrètes concernées aux États-Unis derrière d’apparentes concessions ait conduit à renforcer les secrets du secret. La résistance à l’Openness reste forte. Aux États-Unis, il a fallu attendre Bill Clinton pour élargir la première version du FOIA votée en 1966 dans un contexte post-guerre froide où régnaient les idées de F. Fukuyama sur la «fin de l’histoire». La réforme Clinton fut d’importance dans la mesure où elle permit de réduire très notablement les délais d’accès aux documents classifiés par l’État, bien au-delà du seul périmètre de la CIA. Le nouveau FOIA permit alors à de nombreux lobbies d’utiliser cet outil pour mettre à disposition du plus grand nombre les archives et des données publiques récentes. Le périmètre du National Security State (Stuart, 2008) s’est réduit à cette occasion d’immédiat après-guerre froide. Le mouvement de réduction du périmètre se prolongea en 2008 avec la première campagne présidentielle de B. Obama qui avait – pour la première fois dans une campagne électorale –valorisé à ce point les idées d’Openness. À la même époque que Clinton, en Grande-Bretagne, le gouvernement conservateur de John Major avait donné un net appui à la «Waldegrave initiative» et publié un Open Government white paper (1993). Les effets concrets furent cependant limités, bien que ce soit à la même époque que les principales réformes législatives concernant les services secrets britanniques furent votées. Notons par ailleurs cette singularité culturelle qu’au Royaume-Uni existe depuis le tout début du XXe siècle un système très contraignant pour la presse, celui des DA-notices, dont l’effet fut d’instaurer une forte autocensure dans les rédactions (Wilkinson, 2009). Le contre-exemple le plus remarquable est venu du Guardian qui accompagna les révélations de Snowden après l’été 2013. En France, on peut établir un constat analogue d’une montée d’un besoin de transparence dans le discours public depuis les années 1990, tant de la part de l’exécutif que des élus. On relèvera dans cette courte étude seulement quelques indices de cette évolution: la loi relative à la «transparence financière de la vie politique» votée en 1988 et modifiée à plusieurs reprises (1995, 1996), la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, qui comprend des dispositions relatives à la «transparence administrative», enfin la déclaration du 17 mai 2012 par laquelle le gouvernement a adopté une «charte de déontologie» indiquant explicitement: «[…] le gouvernement a un devoir de transparence». Le clandestin n’est pas une morphologie d’exception de l’État. S’il est fréquent dans le temps exceptionnel de la guerre, il subsiste et persiste en temps de paix sous une forme moins «exubérante» (Bock, 1984). À cet égard, la réflexion de M. Foucault sur les «illégalismes d’État» dans Surveiller et punir (Foucault, 2002 [1975]) demeure indispensable: elle est plus utile à notre sens que pour penser la seule gestion des indicateurs de police. Car l’illégalisme fait aussi système, ce que sous-entend Foucault, et «l’État clandestin» illustre ce phénomène, bien qu’il reste assez difficilement identifiable. On constate ainsi une grande diversité de situations au cours desquelles les États ont entretenu des moyens d’actions et des structures de coercition dans des espaces d’illégalité. Ainsi, durant la guerre froide, la France et la Grande-Bretagne ont-elles créé et entretenu des réseaux stay-behind, offiRevue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 271 ciellement démantelés au début des années 1990 seulement. Pendant la nonguerre d’Algérie, le gouvernement français a utilisé abondamment des polices dites «parallèles» qui étaient en fait des polices clandestines. Aux États-Unis, le National Clandestine Service de la CIA est une structure créée en 2005 pour gérer les sources du service en échappant à tout regard extérieur. La lutte contre le «crime organisé» constitue un autre des domaines où l’État entre, légalement, en clandestinité: le Service interministériel d’assistance technique (SIAT) créé en 2004 en France permet aux policiers, gendarmes et douaniers de préparer sous fausse identité la pénétration d’organisations criminelles et la possibilité d’opérations de «livraisons contrôlées». Les pratiques clandestines d’État ont été des plus diverses, mais obéissent à un principe commun: celui de lui conférer des ressources non connues qu’un régime de publicité lui interdirait puisqu’il montrerait que ces pratiques sont non légales, soit – en l’absence de norme – contestables d’un point de vue éthique ou moral. En tant que signe de l’entrée de l’État dans l’ère du procès pour dé-raison d’État démocratique, cette dimension importe désormais pour les gouvernants: elle est à l’origine des réformes censées répondre à l’attente d’Openness. Mais l’État a également développé une réelle ingénierie pour faire entrer discrètement l’illégalité sinon dans la légalité, du moins dans la sphère des pratiques officielles recevables. Il a pendant longtemps existé une forme de «blanchiment d’État» qui n’en avait pas le nom. C’est ainsi que l’État a assuré le recyclage de l’argent issu de la sphère illégale du produit des courses et jeux au XIXe siècle, lequel a constitué la «masse noire» d’alimentation des polices secrètes. Sous l’Occupation, les services spéciaux officiels (quoique clandestins) ont pu réutiliser une partie de l’argent du banditisme (parfois lié à la collaboration) ainsi que l’argent des services ennemis. Après 1945, cela constitua même ce qui fut appelé comme le «trésor de guerre» du contre-espionnage (SDECE/DGSE). La création en 2011 (seulement) de «l’Agence de recouvrement et de gestion des avoirs saisis et confisqués» atteste peut-être de la sortie – bien tardive – de «l’État clandestin» au profit d’un progrès supplémentaire de «l’État secret légal». Mais ceci relève en fait du périmètre de l’État de justice, bien éloigné des pratiques des services secrets. Les traces du clandestin d’État sont abondantes avant comme après l’ère de l’État secret légal. On ne citera que les scandales (donc publics) les plus connus qui ont montré la puissance de ses ressorts: en France, les écoutes du Canard enchaîné (1974), les écoutes dites «de l’Élysée» (1982-1986), les écoutes sur le juge Halphen (1997) et certaines écoutes illégales dans l’affaire dite de «Tarnac» (2008). Aux États-Unis, les écoutes illégales du FBI durant la guerre du Vietnam ont été portées à la connaissance du public lors du long scandale de l’année 1975, ou lors de l’affaire où la journaliste du Post, Dana Priest, fit connaître, en 2005, les écoutes illégales pratiquées sur les citoyens étatsuniens, outrepassant les moyens pourtant considérables conférés par le Patriot Act (2001). D’un point de vue diachronique, les modèles de l’État secret légal et de l’État clandestin ne se succèdent pas mais se chevauchent. Les écoutes téléphoniques l’illustrent, de même que les fichiers constitués et conservés par les administrations publiques. La crise de l’année 1975 aux États-Unis avait révélé l’ampleur des 272 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique fichiers illégaux. En France, malgré le vote de la loi de 1978 instaurant la CNIL, les services de renseignement (RG, DPSD, DGSE et DST) ont pendant longtemps différé de se conformer à la loi alors qu’ils disposaient par ailleurs d’un régime spécifique permettant de se dispenser des obligations de publication. Un «groupe de travail» faisant le point sur les fichiers de police en France publia en 2007 un rapport rendant compte de la découverte de nouveaux fichiers illégaux, au sens où ils n’avaient pas respecté leur obligation de déclaration à la CNIL (Bauer, Soullez, 2007). L’État clandestin déborde en permanence l’État secret légal et s’éloigne de l’État de droit, au point même que l’on peut poser la question de savoir s’il est entré dans une forme de déraison d’État. Il a pu se faire trafiquant de drogue ou d’armes: en France, l’affaire dite de l’Opium (1950-1954) lors de la guerre d’Indochine montra le rôle des services spéciaux dans l’organisation de ce trafic de stupéfiants. Lors de l’affaire Luchaire (1982-1986), une société publique française négocia la vente d’armes à l’Iran en toute illégalité avec l’assentiment de l’exécutif. Aux ÉtatsUnis, l’affaire Iran-Contra (rendue publique en 1987) et en Grande-Bretagne, l’affaire «Sandline» dans les années 1990, montrent comment s’opèrent les activités de trafic d’armes de la part de ces États. Le recours à la torture constitue une forme supplémentaire de clandestinisation de l’action de l’État: la France l’a pratiquée à grande échelle lors des opérations de maintien de l’ordre en Algérie (entre 1954 et 1962) et les États-Unis, après 2001, dans la War on Terror. Une autre forme d’action coercitive s’inscrit dans la clandestinité d’État: les assassinats dits «ciblés». Avant même la War on Terror, les États-Unis et la plupart des États démocratiques ont usé de cette possibilité. Après 2001, elle a changé de nature dans la mesure où elle est devenue l’un des principaux outils de la lutte anti-terroriste. Illégale en droit interne comme en droit international, les drone strikes sont sorties en partie de leur clandestinité dans la mesure où l’utilisation de certaines d’entre elles fut reconnue sinon ouvertement revendiquée par les États-Unis. Pourtant situées hors de tout droit, elles relèvent encore de «l’État secret clandestin» dont on voit qu’il s’exerce partout, aussi bien sur l’aire de souveraineté territoriale d’un État qu’audelà de ses frontières. Conclusion «L’État secret» est-il un objet criminologique? Seul le lectorat expert pourra répondre à cette question posée en début d’article. Quoi qu’il en soit, il nous paraît nécessaire que les sciences sociales prennent en compte la dimension cachée de l’État. Encore faut-il bien comprendre que «l’État secret» n’est pas seulement coercitif: il est en fait en situation de «veillance» et n’exerce la coercition qu’épisodiquement. La «veillance» est bien plus subtile que la surveillance. Elle a besoin d’une large autonomie pour s’exercer et ne peut la trouver que dans le secret. La résistance à l’Openness qui génère l’État clandestin est principalement une réaction fonctionnelle. Le secret dans l’État est promis à un long avenir. Bien qu’il soit contesté par ceux qui veulent faire de l’État une maison de verre, il s’est rendu de facto soluble dans la démocratie libérale. Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 273 Bibliographie Bauer A., Soullez C., 2007, Fichiers de police et de gendarmerie. Comment améliorer leur contrôle et leur gestion?, Paris, La Documentation française. Bock F., 1984, L’exubérance de l’état en France de 1914 à 1918, Vingtième siècle. Revue d’histoire, 31, 41-52. Born H., Wills A., 2012, Overseeing Intelligence Services. A Toolkit, Geneva, DCAF. Brodeur J.-P., 1983, High Policing and Low Policing: Remarks about the Policing of Political Activites, Social Problems, 30, 507-520. 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Sur le glissement en France de la «défense nationale» à la «sécurité nationale», cf. les contributions de V. Cattoir-Joinville; S.-Y. Laurent et B. Warusfel, in S.-Y. Laurent, B. Warusfel (dir.), 2016. 4 À paraître dans la collection «NRF essais» chez Gallimard, dirigée par Éric Vigne. 5 Le colloque: «Le secret de l’État. L’étude du renseignement en France (XVIIe-XXIe siècles): récents acquis de la recherche et nouvelles perspectives», tenu à l’Université Paris-Sorbonne et aux Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique 3/16 275 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 276 Archives nationales les 4 et 5 mars 2016 à l’initiative d’Olivier Forcade et de S.-Y. Laurent en a fait un éloquent bilan (32 communications). Le colloque est destiné à paraître aux Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS). Cf. Jackson, 2006. Cf. un constat français mais actualisé, Forcade, 2012. Une exception notable, la thèse d’habilitation d’Olivier Forcade (2008). Cf. un bilan lumineux, Jean-Philippe Genet, 1997. Une bonne vue d’ensemble pourra être tirée de la lecture de la revue Intelligence and National Security (depuis 1986) et de Johnson (ed.), 2007, 5 vol. ou de Johnson (ed.), 2007. Nous avons fait une étude critique de cette littérature centrée sur l’empire américain dans: Intelligence and National Security (Laurent, 2010). À cet égard, l’ouvrage fondateur est Wohlstetter, 1962. La loi sur le renseignement de 2015 a remplacé la Commission Nationale du Contrôle des Interceptions de Sécurité (CNCIS) par la Commission Nationale du Contrôle sur les Techniques de Renseignement (CNCTR). Sur la base, rappelons-le, du Code pénal (1810), ressource dont ne disposent pas les deux autres pays. La loi de 1886 fut abrogée par la loi du 26 janvier 1934. Modifiées en 1911, 1920, 1939 et 1989. Pour le cas français nous renvoyons à notre étude, Laurent, 2015. À l’opposé de l’adage bien connu de G. Flaubert dans le Dictionnaire des idées reçues, il s’agit d’une composante minoritaire de leur budget total. Sur ce grand objet de fantasme, y compris dans la sphère para-académique (cf. les ouvrages de D. Ganser), nous renvoyons au traitement sérieux d’Élie Tenenbaum et à sa communication lors du colloque des Archives Nationales-Paris Sorbonne de mars 2016 (à paraître). 3/16 Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique