Academia.eduAcademia.edu

Marinette Cueco plastique la botanique

2019, Marinette Cueco Hors des sentiers

Comme les nouvelles espèces, Marinette Cueco pose un problème de taxonomie. Serait-elle artiste, sculptrice, ou créatrice ? Au début de sa carrière elle actionne un métier à bras sans être tisserande : ses tableaux de tissu ne sont nullement tapisseries. À une autre époque, elle répondait « je suis plus jardinière qu'autre chose », tant elle cultivait de plantes aux qualités adéquates pour ses manipulations. Nombreuses oeuvres fabriquées à partir de cueillettes témoignent de sa période de promeneuse dans le champ esthétique de la modernité. S'y connaissant fort en botanique, elle est herboriste dans les règles de l'art plastique. Avec à son actif autant d'études de linguistique que les plus prétentieux conceptualistes, celle qui fecit pourrait avoir son mot à dire : heureusement son travail n'est jamais une oeuvre de propos.

Supercharge your research with Academia Premium

checkDownload curated PDF packages
checkTrack your impact with Mentions
checkAccess advanced search filters
Marinette Cueco plastique la botanique par Rachel Stella Comme les nouvelles espèces, Marinette Cueco pose un problème de taxonomie. Serait-elle artiste, sculptrice, ou créatrice ? Au début de sa carrière elle actionne un métier à bras sans être tisserande : ses tableaux de tissu ne sont nullement tapisseries. À une autre époque, elle répondait « je suis plus jardinière qu’autre chose », tant elle cultivait de plantes aux qualités adéquates pour ses manipulations. Nombreuses œuvres fabriquées à partir de cueillettes témoignent de sa période de promeneuse dans le champ esthétique de la modernité. S’y connaissant fort en botanique, elle est herboriste dans les règles de l’art plastique. Avec à son actif autant d’études de linguistique que les plus prétentieux conceptualistes, celle qui fecit pourrait avoir son mot à dire : heureusement son travail n’est jamais une œuvre de propos. 15 En cette saison, les œuvres de Marinette Cueco éclosent à Paris. Elle occupe avec félicité deux salles (une intérieure et l’autre extérieure) à l’Espace Monte-Cristo de la Fondation Villa Datris du 15 février jusqu’au 29 juin 2019. Du 27 mars au 25 mai la galerie Univer / Colette Colla lui consacre pour la quatrième fois une exposition « Herbailles ». La galerie est également invitée par Art Paris, du 4 au 7 avril, pour présenter Marinette Cueco en solo. L’expérience de la visite dépasse le simple plaisir des yeux ; et nous voici encore dans l’embarras de nommer ce que l’on voit. Cette difficulté à verbaliser importe peu car une réponse sensorielle s’impose en même temps qu’elle est proscrite. Le rôle des sens dans la perception de ce travail est vite mis en évidence si on respecte les conventions. Ne pas toucher c’est en l’occurrence ne pas pouvoir frotter, caresser ou souffler sur ces étonnants entrelacs donnant en spectacle les végétaux que d’habitude nous regardons sans voir. La bienséance interdit aussi de sonder les boules et pelotes avec le bout de la langue, de les soupeser pour en saisir leur poids ou les palper pour en prendre leur vraie mesure. Si ces objets versatiles non identifiés semblent appartenir d’avantage au régime de la science-fiction qu’à celui des sciences naturelles, ne serait-ce pas de les renifler ou humer le moyen de les connaître ? Objets véhiculant un indiscutable contenu esthétique, leur réception n’est pas toujours évidente. Les images évoluent dans notre mental au gré de l’information arrivant des divers sens. La compréhension en est constamment déviée selon notre engagement avec un seul élément, plusieurs ou l’ensemble. Dans une même salle, les éléments peuvent se constituer en multiples ensembles dont la perception dépend de nos sensibilités particulières. C’est la Gestalttheorie qu’il faudrait invoquer pour saisir l’amplitude des propositions formelles en jeu dans ce travail. Par bonheur, Marinette ne parle pas l’allemand. Consoude Herbier, 135 x 180 cm © Photo : Bertrand Hugues 16 Par contre, elle a donné dans le théâtre, ce qui peut aussi bien nous éclairer. Ensemblière, elle dispose ses pièces pour agencer la frustration de nos sens – pas touche ! Ainsi est renforcé l’effet de sublimation responsable de l’aura qui émane aussi puissamment des pièces frêles ou massives. Image de fragilité ou de résistance, ce que fabrique Marinette Cueco est dépourvu de sentimentalité. Ce serait une terrible méprise de reléguer son œuvre au rayon poésie & joliesse sous prétexte d’un compliment (captivant, gracieux, ravissant) qui dénigre autant qu’il louange l’ouvrage de dames. Les formes de Cueco Faber ne peuvent être poétiques puisqu’elles sont conçues hors langage. De son esthétique muette surgit ce qui est donné à voir. Comment en parler est une autre affaire. Les éléments constitutifs se décrivent par autant de syntagmes – chignon de pré, maillot de galet, entrelacs de graminée, pelote d’ampelopsis, fagot de glycine, fuseau de chanvre – qui ressemblent à des métaphores et régalent par hasard nos sensibilités linguistiques. Ne soyons pas dupe, l’esprit qui les fabrique demeure fermement matérialiste. L’ambition de Marinette Cueco est de maîtriser la nature comme source de matériau mais aussi de formes. Botaniste à la manière de Jean-Jacques Rousseau, c’est-à-dire sans maître, elle herborise par rapport à sa démarche esthétique. La botanique, comme sa pratique, se fonde sur l’observation. Les lieux, la nature du terrain, les conditions météorologiques sont déterminants pour la science comme pour son art. Elle consigne toutes ces informations de manière assez orthodoxe dans des carnets où elle note aussi ses recherches concernant l’identification de ses trouvailles, leur nom vernaculaire et scientifique. Quand elle ramasse les plantes, elle accomplie une tâche purement utilitaire, alors que traitement, mise en forme et disposition de la matière végétale sont des activités créatrices. Ampelopsis Entrelacs, 80 x 60 cm © Photo : Bertrand Hugues 18 21 L’activité créatrice est productive, elle fait ce qui n’existe pas encore. Dans le processus de le création de Marinette Cueco on constate aussi un aspect performatif : faire du travail est le travail. L’ethnobotaniste puise dans l’histoire du corps à l’œuvre pour rechercher ses gestes. Des techniques traditionnelles du textile elle retient : tisser, filer, tricoter, crocheter, coudre ; de l’agriculture : faucher, cueillir, tailler, égrainer. Pour être efficaces ces actions demandent à être exécutées avec un esprit tranquille et détaché de la mondanité, qui se reporte dans les œuvres lors de leur production. Quand nous prêtons notre plus vive attention, ces actions réfléchies, sauter 2 lignesscrupuleuses, enregistrées dans les formes, interpellent nos sens et nous procurent le bonheur entre les paragr particulier de l’esthétique botanique. La productivité de l’esthétique botanique s’exprime dans la grande diversité typologique des œuvres de Marinette Cueco. On peut en évoquer quelques-unes. Les éphémères sont réalisées in situ : souvent dans une forêt ou un pré, une intervention à grande échelle, non agressive et tout adaptée au lieu. Les spectaculaires comptent comme ensembles ou décors : constituées d’éléments en volume rassemblés dans un lieu dedans ou dehors. Les graphiques : oscillantes entre la sculpture et le dessin, destinées à être accroché au mur. Á l’échelle monumentale notons les « Herberies » qui sont accumulations de matériel végétal souvent monochromes. Et puis les herbiers à la façon de Marinette : qui ne sont pas des recueils pour l’instruction botanique mais de la mise en forme de plantes pour des recherches plastiques. Caillou noir et galets blancs Minéral et végétal - 2018 © Photo : Bertrand Hugues 22 Si Marinette Cueco dit « ce n’est pas moi qui a décidé d’être appelée plasticienne », acceptons cette appellation (contrôlée) qui signifie l’aptitude de son œuvre à figurer dans les collections d’art contemporain. Il serait temps pour une reconnaissance. Depuis plus de soixante ans, cette inventeuse interroge le végétal sur sa capacité d’être matière ou médium, élément formel ou sujet de recherche. Son art de l’informe demeure réfractaire à toute interprétation iconographique. Ce travail est aussi bien informé de la crise de la représentation que les pratiques de plein-air sans châssis, les arts de la pelleteuse et du bulldozer, ou l’arte povera qui rend molto ricco. Il ne manque que la protection d’un cordon muséal pour que Marinette Cueco puisse aussi réfuter en pompe la société de consommation, et interroger dans les règles de l’art contemporain la relation entre l’homme et la nature. Ou peut-être ne vaudrait-il mieux pas institutionnaliser l’esprit libre qui parcours les sentiers de la création. Rachel Stella - Février 2019 Carex Entrelacs - 2015 50 x 50 cm © Photo : Bertrand Hugues 24