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Semer le trouble

2018, La Découverte

Benoît Falaize, Territoires vivants de la République La Découverte | « Cahiers libres » 2018 | pages 290 à 293 ISBN 9782348037405 Article disponible en ligne à Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays.

Contrepoint. Semer le trouble

Fabien Truong L es questions liées au genre ou à la sexualité sont profondément troublantes. Une fois posées de front, elles font émerger une zone de confluence et de turbulences. S'y entrechoquent le besoin de s'accrocher à des repères partagés et le désir d'inconnu ; les mises en scène de soi et la quête d'une authenticité indicible ; les petites certitudes et les grandes inconnues.

Ces questions sont troublantes parce qu'elles engagent l'image que l'on a de soi et des autres dans un jeu où les injonctions sociales sont légion, figeant alors les représentations du licite, du propre et de la respectabilité, tout en appelant à la constitution d'une zone de liberté et d'autodétermination. Car, derrière les impératifs, il s'agit bien d'investir des fragilités qui, peu à peu, se découvrent.

De fait, il n'y a peut-être pas de questions plus difficiles à aborder dans une relation éducative et dans l'espace cloisonné de la salle de classe. Ces questions engagent intimement les adultes, en les ramenant à leurs polarités et à leurs temporalités propres, alors même qu'il faudrait être « neutre » -ou du moins tenter de l'être. Trop souvent cette ligne de crête se matérialise dans un espace policé où, à défaut de pouvoir poser les questions les plus inconvenantes ou d'exprimer les propos les plus caricaturaux, on chasse tout ce qui relève de l'opinion personnelle. Bref, on juge sans vraiment le vouloir pour pouvoir éventuellement expliquer, dans un compromis qui révèle surtout la teneur réelle des angoisses partagées. Malgré toutes les « bonnes volontés », les a priori de classe tendent, dans un tel espace, à prospérer. Il y a ceux qui laissent penser, d'un côté, qu'il faudrait lutter en priorité contre la misogynie et l'homophobie made in banlieue et ceux, de l'autre, qui font croire que derrière le corps enseignant ne se cacherait aucun corps vivant. Mais que peut-on apprendre et déconstruire dans l'évitement, la demi-mesure ou les faux-fuyants ?

Pas grand-chose, comme nous le montrent avec patience les textes de Camille T., Laurent C. et Laurent K. C'est dans l'intelligence et la sensibilité des situations que se construisent la possibilité d'un apprentissage et le déplacement progressif des subjectivités. Tous les trois affirment un attachement sans faille au respect accordé à la différence, tout en portant une grande attention à leurs doutes personnels. En résulte un credo : garantir le droit à l'expression de l'outrance. Car ce que d'aucuns tendent à considérer comme une ligne rouge n'est au fond que la ligne de départ. La seule existante pour qui considère un jeune comme un véritable interlocuteur.

Pour travailler le genre et la sexualité, rien ne sert d'asséner de grands principes. Ce qui peut aujourd'hui apparaître comme des piliers indiscutables de notre République sont d'abord et avant tout des conséquences. Ces sacrées valeurs d'égalité, de liberté et de fraternité (sororité ?) sont le produit de luttes sociales, de combats humanistes et de débats contradictoires. Et, en la matière, force est de constater qu'ils sont plutôt récents -et toujours en cours. Ces « acquis » restent fondamentalement contingents. Ce sont des produits de l'histoire avant d'être de grandes valeurs. Faire réémerger les débats et les points d'achoppement, physiques et concrets, dans la salle de classe, c'est justement faire vivre, à hauteur d'élève, cette historicité. Pourquoi avoir autant peur de l'outrance, quand il faudrait au contraire la faire advenir, la laisser s'exprimer, la partager, la questionner ?

Questions de genre 291 Le genre ou la sexualité convoquent un étrange mélange, fait du poids de notre socialisation et de la légèreté que convoquent les désirs et les fantasmes. Très souvent, l'outrance n'est que le symptôme d'une profonde insécurité. Il s'agirait alors plutôt de garantir une aire de confort : pour que tout puisse s'exprimer quand, au fond, on n'est sûr de rien. Elle prendra bien les formes que chacun pourra lui donner. C'est, avec Camille T., le rapprochement physique auprès d'un élève pendant une représentation théâtrale pour le protéger de la violence sociale qui l'enjoint à se taire alors qu'il faudrait continuer à se laisser happer par le spectacle. C'est, pour Laurent C., une affaire de « démarche » -que les talons et le vernis expriment mieux que de trop longs discours. En provoquant le regard, les « fous rires » et la parole, il ramène finalement les élèves à l'essentiel : « Dans un lycée, ce qui nous rassemble, c'est d'apprendre. » C'est enfin, pour Laurent K., l'aménagement d'un espace d'écoute pour accueillir les inquiétudes parentales -généralement vis-à-vis des filles -ou encore le remplacement d'un terrain de football qui divise par des poupées à partager. À l'heure de la récréation ; celle où, peut-être, tout se joue.

Le droit à l'outrance ouvre un chemin. Il responsabilise quand il oblige à réfléchir aux conséquences de certaines paroles prononcées ou de certains actes manqués. C'est une épreuve de modestie aussi, quand chacun est, au bout d'un certain temps, renvoyé à ses préjugés. Les éducateurs y trouveront une confirmation : guider un jeune implique de refuser de le transformer à son image et d'accepter d'être à son tour déplacé par ce que l'on reçoit. Ce droit à l'outrance n'a rien à voir avec le relativisme des esprits mous. « C'est l'élément perturbateur, pas le loup du petit chaperon rouge, mais la bonne fée qui permet la discussion », disent les élèves -« en faisant place à ces préjugés, en ouvrant un champ à ces fuites », précise le prof. S'il relève du droit d'exprimer librement son opinion du moment et de la voir contester, il tient surtout du droit à l'erreur.

Enfin, accepter ses « échecs » de prof revient à comprendre qu'il y a un temps pour tout et que le temps de la classe est probablement le plus ingrat de tous quand il s'agit de favoriser des commencements nécessairement inachevés. Les effets réels de ce qui s'échange sont de ceux que l'on ne peut pas anticiper. Le temps long donnera toujours quelques indications, comme dans le cadre d'une direction d'école, d'un projet pédagogique à l'année ou du simple déploiement des biographies. Avec Laurent C., elles se laissent deviner entre sa démarche que lui confèrent ses talons et la rencontre délayée avec une élève endormie qui se réveillera au bout de plusieurs années.

Accompagner un élève, c'est accepter de planter de petites graines sans jamais vraiment pouvoir en récolter les fruits. C'est à la fois provoquer (« il faut les vivre et les dire, ces regroupements de corps adolescents ») et laisser advenir (« il y avait des choses cachées en moi »). Et si c'était juste cela enseigner, apprendre à semer le trouble ?