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2019 - Brève histoire topologique du monde

2019, To be published in the journal _Dégrés_

La sémiosphère, à savoir l’espace conceptuel au sein duquel une culture vit comme ensemble de dynamiques de signification, fourmille continument à cause de l’agrégation et de la désagrégation des communautés. L’évolution technologique accompagne, exprime et altère cette tension. Dans l’époque médiévale, les communautés se faisaient et se défaisaient autour de confins géographiques : l’on s’entretuait pour la possession d’un terrain fertile, ou d’un accès à la mer. Dans la modernité, la lutte pour les frontières physiques demeure, mais elle se mêle de façon inextricable avec le conflit des idéologies : des frontières faites de mots et de croyances divisent l’Europe catholique et l’Europe protestante selon des lignes qui se superposent à celles des frontières géographiques, les compliquant. Dans la modernité, cela devient plus difficile de représenter les confins, de séparer les siens des autres, car des systèmes de frontières d’ordres différents commencent à entrecroiser leurs lignes : dans un même pays, dans une même ville, voire dans une même famille vivent et souvent s’haïssent des Catholiques et des Protestants. La complication explose dans la postmodernité, et surtout lorsque la production de sens dans la sémiosphère devient de plus en plus numérique. Les communautés continuent d’exister, mais par des systèmes d’appartenance à intensité variable, où les membres se trouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des lignes de démarcation, selon les registres idéologiques adoptés.

Brève histoire topologique du monde : de la muraille au réseau. Massimo LEONE, Université de Shanghai, Université de Turin. « ἄπειρον ἀμφίβληστρον, ὥσπερ ἰχθύων, περιστιχίζω, πλοῦτον εἵματος κακόν. »1 1. Sémiotique de la communauté. Toute communauté humaine implique la constitution d’une frontière à la fois conceptuelle et matérielle. Du point de vue du signifié, être avec quelqu’un équivaut à être sans quelqu’un d’autre. La communauté universelle ne fait l’objet que d’un élan utopique, tandis que, d’habitude, elle se configure dans l’opposition à un étranger, voire à un ennemi. Du point de vue du signifiant, la séparation découlant de l’union doit s’exprimer par une communion de signes à la fois fédérant ceux qui les partagent et excluant ceux qui en sont dépourvus. Les communautés invisibles ne le sont que lorsqu’elles, menacées par une force extérieure, vivent dans le secret, attendant l’instant de leur manifestation. Toutefois, c’est par le truchement des signes visibles que les communautés normalement énoncent leurs élus et leurs damnés. Les langues que l’on appelle « naturelles » sont bien des outils pour la communication mais elles sont aussi des dispositifs de distinction, voire de ségrégation. L’effort d’apprendre parfaitement une nouvelle langue traduit le désir de franchir les frontières d’une communauté à laquelle, par sa propre naissance, on n’appartient pas. La sémiosphère, à savoir l’espace conceptuel au sein duquel une culture vit comme ensemble de dynamiques de signification, fourmille continument à cause de l’agrégation et de la désagrégation des communautés. L’évolution technologique accompagne, exprime et altère cette tension. Dans l’époque médiévale, les communautés se faisaient et se défaisaient autour de confins géographiques : l’on s’entretuait pour la possession d’un terrain fertile, ou d’un accès à la mer. Dans la modernité, la lutte pour les frontières physiques demeure, mais elle se mêle de façon inextricable avec le conflit des idéologies : des frontières faites de mots et de croyances divisent l’Europe catholique et l’Europe protestante selon des lignes qui se superposent à celles des frontières géographiques, les compliquant. Dans la modernité, cela devient plus difficile de représenter les confins, de séparer les siens des autres, car des « C'est un réseau sans issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au faste perfide ». Eschyle, L'Orestie [Ὀρέστεια] (458 avant J.C.), vers 1282-1283, dans Id. 1982. Tragédies complètes, trad. fr. de Paul Mazon. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 308. 1 1 systèmes de frontières d’ordres différents commencent à entrecroiser leurs lignes : dans un même pays, dans une même ville, voire dans une même famille vivent et souvent s’haïssent des Catholiques et des Protestants. La complication explose dans la postmodernité, et surtout lorsque la production de sens dans la sémiosphère devient de plus en plus numérique. Les communautés continuent d’exister, mais par des systèmes d’appartenance à intensité variable, où les membres se trouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des lignes de démarcation, selon les registres idéologiques adoptés. Cette configuration aux mille plateaux, dont Deleuze et Guattari essayèrent de décrire la topologie par un effort extrême d’ekphrasis philosophique, a son diagramme essentiel dans le réseau. Le diagramme de la communauté pré-moderne fut un cercle : une ligne continue, séparant les amis des ennemis, les membres des étrangers ; les systèmes et les codes d’appartenance y étaient très clairs. Le diagramme essentiel de la communauté moderne fut encore le cercle, sauf qu’il devint de plus en plus tendu dans une ellipse dont la topologie était déterminée non pas par un seul centre, mais par l’opposition entre deux centres, lesquels exerçaient deux forces contraires et donnaient lieu à une disposition asymétrique des individus dans l’espace communautaire. Le plus ces centres et leurs forces relatives se diversifièrent, le plus la topologie communautaire se transforma dans une sorte de diagramme d’Euler, où les appartenances se superposèrent et, parfois, se contredirent. Toutefois, si dans le cercle médiéval, dans l’ellipse de la première modernité, et dans le diagramme d’Euler de la modernité tardive, les frontières communautaires demeurèrent tout de même extérieures à l’individu, dans la communauté postmoderne, au contraire, la topologie du réseau s’est imposée : l’appartenance ne s’y mesure plus par rapport à la ligne régulière du cercle, ni en relation à celle irrégulière de l’ellipse, ni par rapport à la grille plus ou moins compliquée des intersections entre frontières superposées, mais à partir de connexions s’irradiant d’un centre qui coïncide avec l’individu même. Ce n’est pas celui-ci à être, comme auparavant, plus ou moins au centre de la communauté, mais celle-ci à se recentrer sur l’individu, sur les relations multiples qu’il entretient avec les autres membres. La technologie des réseaux numériques de communication permet ensuite à cette topologie de se compliquer, d’évoluer dans celle d’un rhizome — un diagramme lui aussi préconisé par Deleuze et Guattari — et d’augmenter la rapidité de ses reconfigurations. Dans les réseaux sociaux numériques, des frontières multiples se font y se défont continument, suivant la restructuration incessante, multiple, et souvent capricieuse des relations qui lient l’individu aux autres membres. 2 Suite à ce renversement de l’axe de formation de la communauté — renversement qui en recentre la configuration, la topologie, et la dynamique sur l’individu et sur les relations qu’il instaure avec les autres plutôt que sur son insertion dans une communauté préexistante — la question se pose de comprendre, en premier lieu, la nouvelle morphologie communautaire à laquelle ce renversement donne lieu. Peut-on proprement parler de « communautés » dans la société des réseaux, vu que leur forme se restructure sans cesse, rapidement, et sur des plans multiples ? Il faut s’interroger, en deuxième lieu, sur les relations complexes entre ces rhizomes post-modernes et les frontières des éons culturels précédents, frontières lesquelles ne disparaissent jamais complètement mais se reconfigurent, elles aussi, suite au passage d’une topologie communautaire qui encercle l’individu à une qui s’en irradie. 2. Syntaxe, sémantique, et pragmatique de la frontière. Le premier ordre de réflexion concerne la question de la représentation des frontières. Il s’agit d’observer, par une démarche mobilisant un savoir essentiellement sémiotique, comment les communautés utilisent une gamme variée de signes, de discours, et de textes pour communiquer, à l’intérieur mais surtout à l’extérieur d’elles mêmes, une idée d’appartenance, avec ses critères d’inclusion et d’exclusion. Si ce premier ordre interroge pour ainsi dire la syntaxe des frontières, à savoir leur constitution en tant que discours de fédération et de séparation, le deuxième ordre en investigue la sémantique, c’est-à-dire le sens que ces représentations font surgir vis-à-vis de ceux qui, dans un ensemble communautaire, s’en trouvent soit exclus, soit inclus. L’une et l’autre, la syntaxe des frontières et leur sémantique, relèvent de la question de la représentation des frontières, mais elles ne peuvent que déboucher dans une réflexion pragmatique sur les frontières de la représentation, sur les modalités par lesquelles les sujets participent aux interactions communautaires, sur l’efficacité mais aussi sur les limites de cette participation. En ce qui concerne le premier ordre de réflexion, les communautés pré-modernes se dotaient de signes de démarcation tangibles, doués d’une consistance matérielle, d’une persistance temporelle, et d’une étendue spatiale. Non seulement les communautés urbaines étaient souvent délimitées et défendues par des murailles, mais les villes entières étaient parsemées de manifestations visibles et péremptoires d’appartenance. Les affiliations multiples bien évidement y existaient, mais elles donnaient lieu, d’habitude, à une topologie concentrique, dont on peut observer encore des traces dans des villes moyenâgeuses comme Sienne, en Toscane : l’on y démarquait clairement l’appartenance à une lignée par l’usage d’un patronymique, l’appartenance à un quartier par tout un système de signes allant de la 3 présence de blasons et de bannières dans les rues jusqu’à l’édification d’une église paroissiale, tandis que tous, n’importe quel fût leur lignage où contrada, étaient encerclés par les murailles de la ville, qui en séparaient nettement la communauté de villes ennemies de Florence ou Pise. Toutes ces frontières se constituaient par une syntaxe fortement codifiée mais elles ne manifestaient aucunement des superpositions ou des intersections ambiguës : appartenir à une famille ne contredisait pas l’affiliation à un cartier, lequel ne contrevenait pas à l’appartenance à la ville, tous ces cercles étant concentriques et tournant autour d’un centre qui se constituait comme source sacrée du pouvoir ordonnateur. Au Moyen Age, le conflit des appartenances ne surgissait que lorsqu’une ambiguïté se manifestait à l’origine même du système des frontières, par exemple dans le conflit entre le pouvoir impérial et le pouvoir papal. Dans ce cas, cependant, la seule solution possible ne consistait pas dans le développement d’un système d’appartenances multiples et contradictoires, mais dans la guerre civile, dans l’exile, dans l’élimination de l’ennemi intérieur ou dans son expulsion en dehors des confins physiques de la ville. Avec l’époque moderne, au contraire, par une évolution progressive allant du principe de cuius regio eius religio formulé par le juriste Joachim Stephani en 1582 jusqu’à la promulgation, en 1779, du Virginia Statute for Religious Freedom, écrit par Thomas Jefferson et ensuite englobé dans la constitution américaine, un système d’appartenances multiples se mit en place, où la syntaxe des frontières ne se disposait plus selon la topologie d’un cercle mais selon celle d’un diagramme asymétrique, plusieurs centres d’attraction pouvant y coexister et concourir à imprimer à la communauté une forme ellipsoïdale, voire celle d’un diagramme d’Euler. La multiplication des centres ordonnateurs modifia déjà en profondeur les dynamiques de sens dans la sémiosphère. Elle, la multiplication, permit par exemple la coexistence des différences religieuses dans le même espace urbain, mais elle y modifia, simultanément, l’emplacement des frontières. 3. Les langages de la singularité. Dans la communauté pré-moderne, la position de l’individu par rapport au centre et au cercle — à savoir par rapport à la source sacrée qui ordonnait la sémiosphère et à la ligne qui en délimitait, souvent par des dispositifs physiques, l’étendue du pouvoir de démarcation — déterminait l’identité de l’individu ; en effet, le membre de la communauté y était immédiatement identifiable comme quelqu’un qui y appartenait ou qui y était étranger tout simplement à partir de la position qu’il occupait dans l’espace. Selon que l’on vécût en deçà ou au delà des murailles de la ville l’on était soit un concitoyen, soit un étranger, voire un ennemi. 4 La source qui ordonnait le sens dans la sémiosphère n’ayant pas des rivaux, l’espace sur lequel elle dominait était porteur d’une signification sans ambiguïté : l’on pouvait être plus ou moins proche ou plus ou moins lointain de ce centre, mais l’on ne pouvait pas simultanément être dans la communauté et en dehors d’elle ; ses frontières constituaient une démarcation sans aucune possibilité de nuance ou de gradualité. Lorsque la communauté soupçonnait que des membres à son intérieur ne répondaient pas complètement au centre dominant et ordonnant l’espace, elle les renfermait dans un lieu clos à l’intérieur de celui de la ville, dans une sorte de ville-prison dont la constitution tragique indiquait l’impossibilité d’admettre des exceptions ou des ambiguïtés dans l’attribution de sens à l’espace. De ce point de vue, la constitution des ghettos juifs dans les villes catholiques pré-modernes fut le résultat absurde et malheureux de la rigidité du diagramme communautaire. Ensuite, à chaque fois que la postmodernité poursuivra le but surréel et pathétique d’un retour à l’homogénéité de l’espace urbain, elle retournera aussi, tragiquement, au soupçon de l’étranger intérieur, voire de l’ennemi intérieur, essayant de le renfermer, ou même de l’exterminer. Dans la communauté moderne, au contraire, la multiplication des centres ordonnateurs conféra à l’espace un caractère plus strié, dans le sens que Deleuze donna à ce terme. Le citoyen n’y était plus lisible illico uniquement en relation à l’endroit qu’il occupait dans l’espace urbain, car celui-ci ne faisait plus l’objet d’un couplage sans résidus avec la topologie de la sémiosphère. D’une part, des seuils commencèrent à parsemer l’espace communautaire, surgissant là où des forces diverses, voire opposées, y réclamaient l’appartenance des membres ; d’autre part, ceux-ci cessèrent d’être des sujets uniquement passifs de la disposition de sens mise en place par le centre sacré et commencèrent, au contraire, à développer une relation non plus statique mais dynamique avec la frontière et surtout avec ses seuils. Si dans la communauté pré-moderne la frontière communautaire se constituait de façon autonome, sans la contribution des membres, dans la communauté moderne cette autonomie cessa, car maintenant cela appartenait aux membres, en tant que groupes à l’intérieur de la communauté, d’y signaler leurs conditions d’appartenance par des systèmes de signes fort variés, qui tous, cependant, différaient de la muraille en cela, qu’ils devaient être à même de signifier non pas simplement l’inclusion versus l’exclusion, mais les nuances de proximité par rapport aux centres multiples de la communauté. Au début de l’époque moderne, par exemple, le rosaire fut inventé et vastement adopté comme moyen de signaler une appartenance religieuse catholique dans un milieu pluriconfessionnel. Dans la pré-modernité, 5 vivre au sein d’un espace communautaire catholique signifiait déjà une appartenance à cette confession ; dans la modernité, l’appartenance en quelque sorte à la fois multiplia et affaiblit sa gamme d’expressions sémiotiques. Le passage de la frontière circulaire de la communauté pré-moderne à la frontière ellipsoïdale de la communauté moderne — laquelle ensuite se repliera sur elle même pour donner lieu à tout un système d’intersections — produisit l’exigence de gadgets identitaires, se caractérisant par leur portabilité. Dans le Moyen Age, les citoyens étaient entourés par une frontière incontournable et inamovible ; dans l’époque moderne, les murailles persistèrent, mais elles ne suffisaient plus : les membres durent en transporter des morceaux symboliques avec eux ou même sur eux ; ce n’était plus uniquement l’espace à déterminer l’appartenance de l’individu qui l’occupait, mais c’était, au contraire, l’individu qui déterminait l’apparence de l’espace, en l’occupant. L’espace de la communauté commença donc de devenir un territoire aux connotations ambiguës, des pouvoirs contradictoires y manifestant souvent leur cooccurrence sans que l’on pût déterminer, comme dans la pré-modernité, le triomphe de l’un et l’expulsion de l’autre. Toute une série de nicodemismes devint, donc, nécessaire afin de rendre cette ambiguïté tolérable. Ce qui en résulta, cependant, fut une relative illisibilité des individus les uns par rapports aux autres : sans la présence de gadgets identitaires, l’on ne pouvait pas vraiment distinguer l’ami de l’ennemi, le membre de l’étranger. Les gadgets, en outre, au contraire des murailles, pouvaient être facilement utilisés pour mentir, pour feindre une appartenance alors qu’elle était absente ou tiède. La méfiance sociale augmenta au même temps que les simulacres s’en accrurent. Le passage ultérieur, celui du diagramme d’Euler au réseau rhyzomatique, a extrémisé cette dynamique de transformation et accentué la portabilité des frontières : désormais, ce qui importe ne sont plus les confins physiques, ou le système de seuils dessiné par les gadgets identitaires, mais la façon dont chaque individu construit la citadelle intérieure de sa propre communauté, laquelle coïncide essentiellement avec une monade. Si l’individu moderne portait sur soi une partie de la muraille, l’individu post-moderne l’a intériorisée. Il est devenu le seul responsable de la défense des confins d’une appartenance qui, loin de dépendre uniquement de l’espace ou des gadgets identitaires partagés par un groupe, est tissue par le gestes d’un style personnel, par un goût. La postmodernité a jeté donc sur les épaules des individus une responsabilité sémiotique énorme, celle de construire et maintenir leurs propres murailles, leurs propres frontières, sans référence à une communauté. Cette responsabilité est si gigantesque, et si disproportionnée par rapport aux conditions de vie sémiotique dans la sémiosphère, qu’elle donne lieu à toute une gamme de comportements 6 apparemment irraisonnables, lesquels cependant trouvent leur raison d’être exactement dans la personnalisation de la frontière. 4. Crise infra-structurale de la singularité. La révolution industrielle et le système capitaliste ont produit une infrastructure démographique qui frustre la singularité : afin de créer des profits de la production et de la consommation sur grande échelle, il a été de plus en plus nécessaire que les communautés se concentrassent dans des territoires physiquement étroits et fortement interconnectés, coïncidant essentiellement avec les villes modernes et, encore plus, avec les métropoles postmodernes. Aucune muraille n’y garantit plus les frontières d’appartenance et aucun gadget identitaire n’y est véritablement fiable : lire l’autre et en déchiffrer les lignes d’appartenance multiples et contradictoires qui le traversent requiert du temps, mais le temps dans la ville est toujours insuffisant. Le mieux que l’on puisse y faire, alors, c’est de lire les autres par des stéréotypes, se soumettant en même temps à la lecture stéréotypée des autres. L’infrastructure démographique postmoderne conduit à une crise de la singularité qui contraste fortement avec la responsabilité individuelle d’ériger ses propres frontières intérieures d’appartenance et de les communiquer aux autres. Face au contraste entre une responsabilité écrasante et une infrastructure frustrante, les individus réagissent souvent par des comportements nostalgiques. D’une part, ils commencent à rêver de l’institution de nouvelles frontières identitaires ; le dernier Président des EEUU, par exemple, a gagné les élections essentiellement en promettant d’ériger une muraille médiévale et en désignant le Mexique et le mexicains comme l’autre absolu, comme l’étranger, comme l’ennemi. Une stratégie parallèle consiste à réagir à l’illisibilité consubstantielle de l’individu dans l’espace communautaire contemporain non pas à travers la création d’une muraille séparant un ennemi extérieur mais à travers la création d’un ennemi intérieur. D’un côté, donc, vu le caractère indéchiffrable des appartenances, cet ennemi est de plus en plus désigné par des caractéristiques somatiques : dans plusieurs pays européens, c’est par un néo-racisme stigmatisant la couleur de la peau que les frontières communautaires de monades à la fois assoiffées de singularité et frustrées dans leur projets identitaires récupèrent le sens de leur exclusivité. De l’autre côté, si l’ennemi ne peut pas être identifié par la couleur de sa peau, il devient un étranger invisible et pernicieux, lequel, aux yeux des communautaristes, semble appartenir à l’espace citoyen mais en réalité y constitue une menace aux frontières de chacun : les théories du complots, et surtout l’antisémitisme, visent précisément à dénigrer et 7 à dénicher un autre venimeux que l’on voudrait enfermer dans un ghetto, mais que l’on ne peut plus reconnaître dans l’espace strié de la communauté postmoderne. Dans son délire identitaire, l’insécurité numérique rêve de pouvoir distinguer les ennemis intérieurs par des signes sans équivocation possible, comme le rêvaient les nazis avec leurs absurdes étoiles jaunes. Etant donnée l’impossibilité de reconnaître un ennemi, l’insécurité postmoderne se traduit dans l’émeute. À Paris, depuis des mois, des groupes d’individus ne sachant pas grande chose les uns des autres, souvent masqués ou cagoulés, se reconnaissant réciproquement par le simple fait de se rassembler en même temps et dans le même espace — et surtout par le porte des gilets jaunes — retrouvent un sentiment d’appartenance en exprimant une rage qui n’est plus à même de reconnaître son ennemi, et qui, donc, en vise les objets ou les manifestations matérielles supposées. « L’antagoniste » des gilets jaunes, alors, n’est plus une classe sociale ou une ethnie mais une partie de la ville. Les Champs-Elysées ou le XVIe arrondissement deviennent l’ennemi urbain, la projection territoriale, l’ombre spatiale contre laquelle se jettent les cassetouts, au point que l’état français avec ses forces n’est plus appelé à protéger une classe sociale ou une ethnie, mais des parties de la ville qui, aux yeux de participants aux émeutes, constitue l’ennemi par rapport auquel se construit l’identité monadique des manifestants. Faute d’ennemis visibles, la ville ou, mieux dit, des cartiers dans la ville deviennent les objectifs de la violence, à la fois cibles et territoires d’une émeute où les individus récupèrent un sentiment pré-moderne d’appartenance. La cadence temporelle par laquelle les émeutes ont lieu, tous les samedis, les transforme dans une sorte de rituel violent d’agrégation communautaire qui remplace et revigore, de quelque sorte, celle du football. Dans la violence qui explose dans les stades chaque dimanche, des individus sans appartenance réelle dans la ville postmoderne en retrouvent une à travers la confrontation symbolique, arbitraire, et violente contre une équipe adversaire. Dans les émeutes parisiennes, les dimanches violents du football sont remplacés par les samedis violents des Champs-Elysées, sauf que les ennemis à écraser ne sont plus les souteneurs d’une équipe adversaire — avec leur couleurs et leurs drapeaux bien reconnaissables — mais les choses que l’on attribue aux ennemis de l’émeute, à savoir, tout ce qui peut être lié à la richesse, à l’establishment, à la bourgeoise urbaine, au pouvoir politique établi. Les résultats de la récupération des murailles de la pré-modernité et des gadgets identitaires modernes dans les sémiosphères de la postmodernité sont souvent surréels et pathétiques, exactement en ce qu’ils essaient de réactiver, dans l’espace communautaire 8 postmoderne, l’enchantement identitaire typique des époques antérieures. La projection de cercles identitaires dans la ville ne produit que des contradictions ultérieures : dans les émeutes des gilets jaunes, par exemple, quels sont les quartiers parisiens à cibler par la violence, où commencent-ils et où se terminent-ils ? Et quels sont les types de voitures ou de magasins qu’il faut détruire ? Étant donnée l’impossibilité de répondre à ces questions, les manifestants s’en prennent non pas à la richesse mais à ses stéréotypes : ils finissent par détruire les petits kiosks des Champs-Elysées, qui sont pourtant souvent gérés par des gens qui ont plus ou moins la même condition économique que les manifestants, sinon pire. Le symbole même des émeutes, le gilet jaune, devient paradoxal, étant lié d’un côté à une connotation d’urgence, tandis que de l’autre côté il est un gadget identitaire des plus simples à repérer, un blason que chacun garde potentiellement dans le coffre de sa voiture. De même, le projet de Donad Trump de bâtir une nouvelle muraille entre les EEUU et le Mexique est simplement ridicule, si l’on considère combien le Mexique et le mexicains sont déjà une partie de la société et même du territoire physique des EEUU. À chaque cérémonie d’attribution des Oscars, Hollywood rappelle à Donald Trump le caractère pathétique d’une muraille physique essayant de confiner un débordement qui a déjà atteint le niveau de l’imaginaire. Les EEUU ne peuvent plus être séparés du Mexique parce qu’ils sont déjà le Mexique, de la même manière que le Mexique est déjà les EEUU. 5. Malaises de la citadelle numérique. Cependant, la nostalgie des frontières communautaires pré-modernes ne se manifeste pas uniquement dans l’espace physique des villes et des confins géopolitiques. Au contraire, c’est exactement dans le même territoire typique des sociétés postmodernes, à savoir, la sémiosphère numérique, que les individus essaient de construire des frontières autour de leurs fragiles communautés monadiques. D’une part, les stratégies identitaires prospérant dans la ville physique — à savoir, l’identification d’un ennemi par des démarches de délimitation raciste, complotiste, ou anarchiste — se retrouvent de façon numérique dans les réseaux sociaux ; plutôt que cibler les corps d’une autre ethnie, le racisme numérique en attaque les simulacres dans le web, par exemple en produisant une diffamation continuelle des personnalités sportives considérées comme provenant d’un au-delà des frontières communautaires ; de même, l’antisémitisme et les théories du complot prolifèrent dans l’espace numérique, étant alimentées, dans ce cas aussi, par la difficulté de lire l’autre dans la semiosphère postmoderne, difficulté qui est exacerbée dans son pendant numérique : tout le monde se méfie de tout le monde, tous s’engagent à manifester leur prise de distance radicale 9 et souvent violente par rapport à tous les autres, et personne n’est plus sûr de l’identité d’autrui, de ses fuyants simulacres, et de la crédibilité des idées qu’ils manifestent. En tout moment, l’on a l’impression que l’ennemi nous permettant d’ériger la frontière de notre monade numérique en réalité joue avec nous, comme il arrive dans le phénomène du trolling. Dans le trolling, en effet, l’on démarque les frontières de sa propre singularité en combattant avec des ennemis lesquels ne sont en réalité que des ombres et qui, au contraire, utilisent notre combat à nous pour constituer leur propre identité sadique de trollers, exactement comme le fait un chat avec une souris croyant pouvoir lui échapper. L’incertitude épistémique la plus totale règne sur ces échanges, pendant lesquels l’on est jamais certains si ceux que l’on oppose rapportent des faits ou bien des fake news ; s’ils sont sérieux ou s’ils ne sont que des trollers ; à la limite, s’ils existent comme simulacres de sujets doués d’intentionnalité ou bien s’il sont, au contraire, des fantômes numériques produits par des algorithmes. L’une des stratégies de construction de l’identité les plus communes dans l’espace strié de la modernité, à savoir, l’ironie, échoue totalement dans la sémiosphère numérique postmoderne car, comme l’affirme la Loi de Poe, il est impossible de distinguer quelqu’un qui exprime un message absurde de quelqu’un qui, en l’imitant, est censé en faire l’objet de son ironie. Vu l’impossibilité de lire l’autre dans la sémiosphère postmoderne, les communautésmonades qui y circulent construisent leurs propres murailles de façon numérique. Chacun accède à un micro-territoire dans le cyberespace par des mots de passe secrets, lesquels fonctionnent exactement comme les mots de passe qui, auparavant, permettaient de franchir les murailles des communautés pré-modernes, sauf que, dans ce cas, ces codes secrets permettent l’accès à des espaces monadiques privatisés, dans lesquels les individus sont bien évidemment connectés aux autres, mais dans des conditions tout à fait différentes par rapport à la ville médiévale. À Sienne, être à l’intérieur des murailles signifiait n’y rencontrer que des semblables, car ce n’était que dans le voyage — l’expérience aventureuse et périlleuse par excellence de l’époque pré-moderne — que l’on risquait de tomber sur des étrangers, voire des ennemis. À l’intérieur de la citadelle postmoderne d’un compte de réseau social, en revanche, les autres peuvent continument se manifester en deçà des frontières par leurs commentaires hostiles, par leurs images haineuses, par leur ironie incontournable, ou simplement par l’ombre fastidieuse de l’imprévisible hétérogénéité postmoderne. Un effort continuel de purification se rend, donc, nécessaire. D’une part, l’espace de la communautémonade numérique doit être nettoyé de tout élément pouvant en menacer le rêve prémoderne d’homogénéité : les opinions contraires sont évitées, les actes hostiles effacés, la 10 monade numérique se transforme dans une chambre d’écho où ce que l’individu désigne comme sa propre identité n’est nullement mis en danger mais il est, au contraire, confirmé et souligné à chaque interaction. D’autre part, ce n’est pas uniquement l’accès des autres aux frontières de sa propre communauté en réseau à être strictement réglé mais aussi l’accès de cette identité individuelle aux réseaux des autres. Apparemment, la sémiosphère numérique est un endroit de connexion et d’immédiateté. En réalité, les échanges directs, face à face, et sans filtre y sont soigneusement évités, ou ils y sont édités dans une version édulcorée, patinée, embellie, où le projet identitaire de chacun n’est nullement exposé au danger de l’incohérence. Les selfies paraissent une instantanée du présent, et cependant personne n’accepterait d’en publier un sans l’avoir méticuleusement sélectionné, modifié, filtré, et post-produit de sorte qu’il soit parfaitement en ligne avec son propre projet identitaire. Étant donnée l’intrinsèque inhomogénéité de la sémiosphère numérique, en outre, les frontières des communautésmonades ne peuvent être défendues que dans la création de chambres d’écho, où l’on ne rencontre que des simulacres porteurs d’une identité toute à fait homogène à la sienne — exactement comme dans une néo-ville médiévale numérique — ou bien en réduisant sa propre contribution communicative à des stéréotypes absolus. Puisque tout, dans la sémiosphère numérique, peut vous procurer des ennemis et une exposition à l’hostilité violente des autres, la seule façon d’y échapper relève soit d’un discours qui ironise toujours sur lui même, soit de la simple reprise de messages préfabriqués, soit de la circulation des stéréotypes de la bienveillance numérique, allant des chatons au chagrin pour la mort du grand chanteur, des photos de nourriture aux pseudo-citations d’Einstein. Le même système infra-structural qui frustre les singularités postmodernes en les obligeant à la standardisation aliénante des métropoles, à l’angoisse corporelle de leurs transports étouffants et aux vexations de leurs bureaucraties numériques, produit des profits ultérieurs en vendant à chacun de ses membres des illusions pré-modernes de singularité. En échange d’une gratuité qui, en effet, dissimule une volonté d’extraire subrepticement et de vendre ensuite au plus offrant les traces numériques des désirs de chacun, les individus postmodernes accèdent à des petites citadelles numériques où on les laisse cultiver l’illusion non seulement d’être les membres d’une communauté, mais d’en être les souverains, avec des followers, avec les actes d’hommage qui leur sont offerts à chaque pas — like après like —, avec le pouvoir, surtout, de bannir de la citadelle, exactement comme le faisaient les rois, tout individu osant porter attente à la majesté du prince. Dans son compte numérique personnel — que chacun obtient gratuitement mais qu’en réalité tout le monde paie en offrant de façon 11 inconsciente des informations pour qu’on lui vende ensuite des produits du même système de production qui a généré la crise infra-structurale de la singularité —, l’individu est placé dans la position du prince dominateur de son espace numérique, mais aussi dans celle de l’artiste capable d’exprimer sa propre créativité jour après jour, minute après minute. Il y a, bien évidemment, de la créativité dans les réseaux sociaux, mais elle n’est certainement pas une créativité comparable à celle des formes de production artistique qui passent par la matérialité et par le corps. Ce sont, plutôt, des formes de créativité et d’expression fortement contraintes dans les formats prédéterminés par le service numérique et caractérisé par une logique essentiellement combinatoire. En tous cas, ce ne sont ni le préformatage ni la combinatoire à frustrer les efforts de se construire une singularité dans les réseaux sociaux, mais le fait que toute singularité, pour s’exprimer en tant que telle, a besoin de trouver un reflet dans une relation dialogique, où chacun s’offre à la lecture de l’autre et le lit en même temps. Dans la sémiosphère numérique, toutefois, les lecteurs disparaissent de plus en plus, remplacés par des auteurs qui reproduisent un projet identitaire sans vraiment recevoir une confirmation qui ne pourrait véritablement jaillir que d’un échange dialogique. La conversation numérique, en effet, ne se compose pas d’auteurs et de lecteurs mais plutôt d’exhibitionnistes et de voyeurs, les uns n’étant pas intéressés à échanger leur rôle de monstration pour un de curiosité, les autres n’étant pas prêts à abandonner leur panopticon personnel pour exhiber, enfin, quelque chose de soi. L’univers de la mode vestimentaire vend à ses clients potentiels des marchandises fortement standardisées, dont seule la combinatoire garantit à qui les achète une illusion de créativité exclusive et singulière. Souvent, lors d’une soirée, l’on découvre avec angoisse que quelqu’un d’autre porte le même vêtement par lequel l’on espérait bâtir le sentiment intérieur et l’expression extérieure de sa propre singularité. De même, toute tentative d’originalité dans les réseaux sociaux est frustrée par l’apparition de doubles qui, dans le vertige de la viralité, nous ressemblent dès que nous avons l’impression d’être uniques. Imiter les autres ne demande qu’un click de partage, et la menace du double, que Saramago évoqua magistralement dans le roman L’autre comme moi (2005), est toujours présente. Pour y réagir, l’on ne peut qu’extrémiser son discours, mais seulement pour découvrir que dans ce comportement aussi l’on est suivis par des milliers d’internautes, jusqu’à produire des tendances toxiques auxquelles les individus ne seraient jamais prêts à adhérer dans la vie offline, mais qu’ils suivent sans hésitation dans la sémiosphère numérique. L’on peut réagir à la standardisation du format combinatoire par le vintage ou, plus en général, par le hipsterisme, mais il suffit de penser aux visages barbus des hipsters, tous ressemblant les uns 12 aux autres, pur obtenir une confirmation de comment cette stratégie est pathétiquement perdante : le marché nous vend la pseudo-créativité combinatoire des meubles Ikea de la main droite, et en même temps, de la main gauche, nous offre des meubles vintage en alternative. Le selfie, alors, devient le nouveau monument de la citadelle numérique, les selfies à côté des animaux ses monuments équestres, c’est-à-dire des effigies non pas de marbre mais de pixels par lesquelles chacun érige une statue pathétique à soi même, attribuant de la mémorabilité à un instant de vie qui, malgré les efforts pour grimper des sommets ardus ou de côtoyer des animaux sauvages, l’on partage avec des milliers sinon des millions d’internautes. Même l’acte extrême du suicide en directe sur Facebook ou du massacre terroriste communiqué dans les réseaux entre dans une série tragique de gestes similaires, dans une production post-industrielle de la terreur. 6. Conclusion : défaite de la communauté et pistes de reconstruction. Les murailles qui encerclaient la communauté médiévale ont perdu leur statut sacré, le centre qui en érigeait les bastions a cessé de briller d’une lumière exclusive, abandonnant l’individu dans une ville aux sentiers ambigus, où l’identité propre et d’autrui ne sont jamais claires mais, de façon croissante dans la modernité, doivent être communiquées par des signes nécessairement ambigus. Dans la postmodernité, ces signes ne sont plus suffisants, eux aussi sujets à des lectures multiples et contradictoires, rendant l’individu illisible dans sa propre communauté, étranger parmi des étrangers. La communauté se désintègre ; les centres ayant le pouvoir de l’ordonner, de donner un sens à la sémiosphère, disparaissent et se déplacent au sein même des individus ; les murailles circulaires, déjà remplacées par les ellipses modernes, puis par les diagrammes d’Euler de la modernité tardive, se transforment ultérieurement en rhizomes, en réseaux où les communautés coïncident avec les individus et se déplacent avec eux. Dans les conditions infra-structurales de la postmodernité, aucun signe n’est plus capable de dire la singularité. Les jeunes se tatouent de plus en plus, ils remplissent leur peaux de dessins et de peircing dans l’illusion que cela suffise à délimiter leurs identités ; en effet, ils ne vont que ressembler à des milliers d’autres corps tatoués, à des corps où les tendances de l’imaginaire postmoderne inscrivent leurs brands, impriment leurs marques à feu. Quant au numérique, là aussi les individus essaient de récupérer un sentiment de l’existence, littéralement du fait d’ex-ister, de s’extraire du néant postmoderne qui les engloutit, mais ils ne tombent que plus en bas, dans l’essaim de la viralité quotidienne, dans l’extrémisme généralisé, dans la violence sans objet. 13 Pourtant, des sorties de l’impasse numérique postmoderne existent. D’une part, il faudrait arrêter d’essayer de résoudre la crise de la singularité par des mesures ne ciblant jamais ses origines infra-structurales. Si dans les sémiosphères postmodernes les individus ont égaré le sens de leur existence, ainsi que le sens de la communauté qui les entoure, c’est parce que des conditions de production et de consommation sur grande échelle ont introduit dans les relations humaines un degré excessif de standardisation. Afin de redonner de la dignité aux étudiants dans les universités, par exemple, il n’est pas suffisant de leur faire évaluer les professeurs par des fichiers numériques que personne ne lit et qui ne produisent aucun changement ; il faut améliorer la qualité de l’enseignement en diminuant le ratio entre professeurs et enseignants. Cependant, la transformation infra-structurale de la société postmoderne ne va pas tout résoudre et ne sera pas efficace si elle ne sera pas accompagnée par un nouveau dialogisme numérique, encourageant les communautés-monades des réseaux sociaux non pas à vivre dans le château inviolable de leur pureté numérique mais à se lire les uns les autres. Cette lecture, cependant, ne sera possible qu’en retournant à relier la sémiosphère numérique avec celle de la rencontre entre les corps, avec la coprésence des citoyens dans l’espace physique de la ville. Les émeutes des gilets jaunes ne sont pas une façon de rassembler des corps dans la ville qui produise une communauté ; au contraire, elles donnent au pouvoir politique autoritaire un argument pour limiter la liberté de manifestation, tandis qu’elles poussent les autres citoyens à craindre les rues, à s’éloigner de l’espace publique. Se rencontrer en tant que communauté aujourd’hui signifie, au contraire, repenser la signification des frontières non pas pour s’adonner au pathétisme d’un rêve nostalgique de retour à la ville médiévale ou à celle non-numérique, mais au contraire pour dépasser l’une et l’autre afin de développer une nouvelle représentation des frontières. La transformation de la sémiosphère dans le sens de sa numérisation progressive a conduit à une crise de l’idée de représentation spatiale, crise qui est consubstantielle aux tendances socio-économiques, politiques, et culturelles de la globalisation. En nous rapprochant les uns des autres, le web nous a rendus paradoxalement plus méfiants les uns des autres, surtout dans le sens qu’on ne veut plus que quelqu’un nous représente car nous avons toujours l’impression de pouvoir être nous mêmes là à sa place. Cependant, la sémiosphère numérique peut également être l’environnement idéal pour repenser les frontières non pas uniquement dans le sens de l’espace, avec tout ce qui entraine en termes de projections narcissiques, illusions d’exclusivité, rêves migratoires, défenses identitaires etc., mais aussi dans le sens du temps. 14 Nos sociétés post-industrielles se préoccupent constamment du mouvement des masses d’individus à partir des régions défavorisées de la planète vers les régions économiquement plus prospères. Cela constitue l’un des problèmes majeurs de la contemporanéité, et par rapport à cet enjeu les communautés devraient repenser le sens de leurs frontières. Toutefois, l’on devrait constamment imaginer que, à côté des migrants qui se déplacent à travers l’espace global, une autre masse de migrants se déplace également dans le temps. À côté de la frontière spatiale entre le nord et le sud du monde il y en a une autre qui sépare le présent et le futur de la planète, la population actuelle des générations qui la remplaceront dans les décennies ou les siècles à venir. C’est exactement cette frontière temporelle entre ceux qui sont déjà venus au monde et ceux qui y viendront qu’il faut repenser dans le sens d’un nouveau pacte de solidarité. La plupart de frontières qui font problème dans l’espace, en effet, sont problématiques car, en réalité, elles font problème dans le temps. Elles demandent que nous tous reconnaissions comme nos semblables dans l’espèce non seulement ceux qui habitent loin de nous dans l’espace, mais aussi ceux qui habiteront loin de nous dans le temps. La sémiosphère numérique, qui a déjà complétement reconfiguré notre conception des frontières spatiales, doit maintenant retourner à une nouvelle jeunesse, à un nouvel élan, et aussi à une nouvelle éthique dans l’effort de construire une communauté alternative, non pas une communauté globalisée dans le sens spatial, mais une communauté solidaire dans le sens temporel. La déconstruction des confins spatiaux dans la sémiosphère numérique a conduit paradoxalement à un sentiment de solitude, d’aliénation, de perte de sens, voire de violence. L’autre, maintenant si proche de nous en simulacre, nous est devenu lointain dans la vie réelle. La déconstruction des confins temporels pourrait conduire à récupérer un sens de communion, d’engagement, de reconquête d’un espace de sens. En nous proposant un simulacre vraisemblable de l’autre lointain, le numérique paradoxalement pousse envers la distance empathique ; ce n’est peut-être que dans l’impossibilité de se représenter l’autre, l’autre du futur, qu’une imagination et, donc, un élan éthique pourrait renaitre dans la sémiosphère globale. En d’autres mots, une sémiosphère numérique se souciant de ceux qui doivent encore naitre pourrait devenir, dans son élan nécessairement métaphysique, un espace d’amour. 15