Brève histoire topologique du monde : de la muraille au réseau.
Massimo LEONE, Université de Shanghai, Université de Turin.
« ἄπειρον ἀμφίβληστρον, ὥσπερ ἰχθύων,
περιστιχίζω, πλοῦτον εἵματος κακόν. »1
1. Sémiotique de la communauté.
Toute communauté humaine implique la constitution d’une frontière à la fois conceptuelle et
matérielle. Du point de vue du signifié, être avec quelqu’un équivaut à être sans quelqu’un
d’autre. La communauté universelle ne fait l’objet que d’un élan utopique, tandis que,
d’habitude, elle se configure dans l’opposition à un étranger, voire à un ennemi. Du point de
vue du signifiant, la séparation découlant de l’union doit s’exprimer par une communion de
signes à la fois fédérant ceux qui les partagent et excluant ceux qui en sont dépourvus. Les
communautés invisibles ne le sont que lorsqu’elles, menacées par une force extérieure, vivent
dans le secret, attendant l’instant de leur manifestation. Toutefois, c’est par le truchement des
signes visibles que les communautés normalement énoncent leurs élus et leurs damnés. Les
langues que l’on appelle « naturelles » sont bien des outils pour la communication mais elles
sont aussi des dispositifs de distinction, voire de ségrégation. L’effort d’apprendre
parfaitement une nouvelle langue traduit le désir de franchir les frontières d’une communauté
à laquelle, par sa propre naissance, on n’appartient pas.
La sémiosphère, à savoir l’espace conceptuel au sein duquel une culture vit comme
ensemble de dynamiques de signification, fourmille continument à cause de l’agrégation et de
la désagrégation des communautés. L’évolution technologique accompagne, exprime et altère
cette tension. Dans l’époque médiévale, les communautés se faisaient et se défaisaient autour
de confins géographiques : l’on s’entretuait pour la possession d’un terrain fertile, ou d’un
accès à la mer. Dans la modernité, la lutte pour les frontières physiques demeure, mais elle se
mêle de façon inextricable avec le conflit des idéologies : des frontières faites de mots et de
croyances divisent l’Europe catholique et l’Europe protestante selon des lignes qui se
superposent à celles des frontières géographiques, les compliquant. Dans la modernité, cela
devient plus difficile de représenter les confins, de séparer les siens des autres, car des
« C'est un réseau sans issue, un vrai filet à poissons que je tends autour de lui, une robe au
faste perfide ». Eschyle, L'Orestie [Ὀρέστεια] (458 avant J.C.), vers 1282-1283, dans Id. 1982.
Tragédies complètes, trad. fr. de Paul Mazon. Paris : Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 308.
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systèmes de frontières d’ordres différents commencent à entrecroiser leurs lignes : dans un
même pays, dans une même ville, voire dans une même famille vivent et souvent s’haïssent
des Catholiques et des Protestants. La complication explose dans la postmodernité, et surtout
lorsque la production de sens dans la sémiosphère devient de plus en plus numérique. Les
communautés continuent d’exister, mais par des systèmes d’appartenance à intensité
variable, où les membres se trouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur des lignes de
démarcation, selon les registres idéologiques adoptés.
Cette configuration aux mille plateaux, dont Deleuze et Guattari essayèrent de décrire la
topologie par un effort extrême d’ekphrasis philosophique, a son diagramme essentiel dans le
réseau. Le diagramme de la communauté pré-moderne fut un cercle : une ligne continue,
séparant les amis des ennemis, les membres des étrangers ; les systèmes et les codes
d’appartenance y étaient très clairs. Le diagramme essentiel de la communauté moderne fut
encore le cercle, sauf qu’il devint de plus en plus tendu dans une ellipse dont la topologie était
déterminée non pas par un seul centre, mais par l’opposition entre deux centres, lesquels
exerçaient deux forces contraires et donnaient lieu à une disposition asymétrique des
individus dans l’espace communautaire. Le plus ces centres et leurs forces relatives se
diversifièrent, le plus la topologie communautaire se transforma dans une sorte de
diagramme d’Euler, où les appartenances se superposèrent et, parfois, se contredirent.
Toutefois, si dans le cercle médiéval, dans l’ellipse de la première modernité, et dans le
diagramme d’Euler de la modernité tardive, les frontières communautaires demeurèrent tout
de même extérieures à l’individu, dans la communauté postmoderne, au contraire, la
topologie du réseau s’est imposée : l’appartenance ne s’y mesure plus par rapport à la ligne
régulière du cercle, ni en relation à celle irrégulière de l’ellipse, ni par rapport à la grille plus
ou moins compliquée des intersections entre frontières superposées, mais à partir de
connexions s’irradiant d’un centre qui coïncide avec l’individu même. Ce n’est pas celui-ci à
être, comme auparavant, plus ou moins au centre de la communauté, mais celle-ci à se
recentrer sur l’individu, sur les relations multiples qu’il entretient avec les autres membres.
La technologie des réseaux numériques de communication permet ensuite à cette topologie
de se compliquer, d’évoluer dans celle d’un rhizome — un diagramme lui aussi préconisé par
Deleuze et Guattari — et d’augmenter la rapidité de ses reconfigurations. Dans les réseaux
sociaux numériques, des frontières multiples se font y se défont continument, suivant la
restructuration incessante, multiple, et souvent capricieuse des relations qui lient l’individu
aux autres membres.
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Suite à ce renversement de l’axe de formation de la communauté — renversement qui
en recentre la configuration, la topologie, et la dynamique sur l’individu et sur les relations
qu’il instaure avec les autres plutôt que sur son insertion dans une communauté préexistante
— la question se pose de comprendre, en premier lieu, la nouvelle morphologie
communautaire à laquelle ce renversement donne lieu. Peut-on proprement parler de
« communautés » dans la société des réseaux, vu que leur forme se restructure sans cesse,
rapidement, et sur des plans multiples ? Il faut s’interroger, en deuxième lieu, sur les relations
complexes entre ces rhizomes post-modernes et les frontières des éons culturels précédents,
frontières lesquelles ne disparaissent jamais complètement mais se reconfigurent, elles aussi,
suite au passage d’une topologie communautaire qui encercle l’individu à une qui s’en irradie.
2. Syntaxe, sémantique, et pragmatique de la frontière.
Le premier ordre de réflexion concerne la question de la représentation des frontières. Il
s’agit d’observer, par une démarche mobilisant un savoir essentiellement sémiotique,
comment les communautés utilisent une gamme variée de signes, de discours, et de textes
pour communiquer, à l’intérieur mais surtout à l’extérieur d’elles mêmes, une idée
d’appartenance, avec ses critères d’inclusion et d’exclusion. Si ce premier ordre interroge
pour ainsi dire la syntaxe des frontières, à savoir leur constitution en tant que discours de
fédération et de séparation, le deuxième ordre en investigue la sémantique, c’est-à-dire le
sens que ces représentations font surgir vis-à-vis de ceux qui, dans un ensemble
communautaire, s’en trouvent soit exclus, soit inclus. L’une et l’autre, la syntaxe des frontières
et leur sémantique, relèvent de la question de la représentation des frontières, mais elles ne
peuvent que déboucher dans une réflexion pragmatique sur les frontières de la
représentation, sur les modalités par lesquelles les sujets participent aux interactions
communautaires, sur l’efficacité mais aussi sur les limites de cette participation.
En ce qui concerne le premier ordre de réflexion, les communautés pré-modernes se
dotaient de signes de démarcation tangibles, doués d’une consistance matérielle, d’une
persistance temporelle, et d’une étendue spatiale. Non seulement les communautés urbaines
étaient souvent délimitées et défendues par des murailles, mais les villes entières étaient
parsemées de manifestations visibles et péremptoires d’appartenance. Les affiliations
multiples bien évidement y existaient, mais elles donnaient lieu, d’habitude, à une topologie
concentrique, dont on peut observer encore des traces dans des villes moyenâgeuses comme
Sienne, en Toscane : l’on y démarquait clairement l’appartenance à une lignée par l’usage d’un
patronymique, l’appartenance à un quartier par tout un système de signes allant de la
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présence de blasons et de bannières dans les rues jusqu’à l’édification d’une église paroissiale,
tandis que tous, n’importe quel fût leur lignage où contrada, étaient encerclés par les
murailles de la ville, qui en séparaient nettement la communauté de villes ennemies de
Florence ou Pise. Toutes ces frontières se constituaient par une syntaxe fortement codifiée
mais elles ne manifestaient aucunement des superpositions ou des intersections ambiguës :
appartenir à une famille ne contredisait pas l’affiliation à un cartier, lequel ne contrevenait
pas à l’appartenance à la ville, tous ces cercles étant concentriques et tournant autour d’un
centre qui se constituait comme source sacrée du pouvoir ordonnateur. Au Moyen Age, le
conflit des appartenances ne surgissait que lorsqu’une ambiguïté se manifestait à l’origine
même du système des frontières, par exemple dans le conflit entre le pouvoir impérial et le
pouvoir papal. Dans ce cas, cependant, la seule solution possible ne consistait pas dans le
développement d’un système d’appartenances multiples et contradictoires, mais dans la
guerre civile, dans l’exile, dans l’élimination de l’ennemi intérieur ou dans son expulsion en
dehors des confins physiques de la ville.
Avec l’époque moderne, au contraire, par une évolution progressive allant du principe
de cuius regio eius religio formulé par le juriste Joachim Stephani en 1582 jusqu’à la
promulgation, en 1779, du Virginia Statute for Religious Freedom, écrit par Thomas Jefferson
et ensuite englobé dans la constitution américaine, un système d’appartenances multiples se
mit en place, où la syntaxe des frontières ne se disposait plus selon la topologie d’un cercle
mais selon celle d’un diagramme asymétrique, plusieurs centres d’attraction pouvant y
coexister et concourir à imprimer à la communauté une forme ellipsoïdale, voire celle d’un
diagramme d’Euler. La multiplication des centres ordonnateurs modifia déjà en profondeur
les dynamiques de sens dans la sémiosphère. Elle, la multiplication, permit par exemple la
coexistence des différences religieuses dans le même espace urbain, mais elle y modifia,
simultanément, l’emplacement des frontières.
3. Les langages de la singularité.
Dans la communauté pré-moderne, la position de l’individu par rapport au centre et au cercle
— à savoir par rapport à la source sacrée qui ordonnait la sémiosphère et à la ligne qui en
délimitait, souvent par des dispositifs physiques, l’étendue du pouvoir de démarcation —
déterminait l’identité de l’individu ; en effet, le membre de la communauté y était
immédiatement identifiable comme quelqu’un qui y appartenait ou qui y était étranger tout
simplement à partir de la position qu’il occupait dans l’espace. Selon que l’on vécût en deçà ou
au delà des murailles de la ville l’on était soit un concitoyen, soit un étranger, voire un ennemi.
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La source qui ordonnait le sens dans la sémiosphère n’ayant pas des rivaux, l’espace sur
lequel elle dominait était porteur d’une signification sans ambiguïté : l’on pouvait être plus ou
moins proche ou plus ou moins lointain de ce centre, mais l’on ne pouvait pas simultanément
être dans la communauté et en dehors d’elle ; ses frontières constituaient une démarcation
sans aucune possibilité de nuance ou de gradualité.
Lorsque la communauté soupçonnait que des membres à son intérieur ne répondaient
pas complètement au centre dominant et ordonnant l’espace, elle les renfermait dans un lieu
clos à l’intérieur de celui de la ville, dans une sorte de ville-prison dont la constitution
tragique indiquait l’impossibilité d’admettre des exceptions ou des ambiguïtés dans
l’attribution de sens à l’espace. De ce point de vue, la constitution des ghettos juifs dans les
villes catholiques pré-modernes fut le résultat absurde et malheureux de la rigidité du
diagramme communautaire. Ensuite, à chaque fois que la postmodernité poursuivra le but
surréel et pathétique d’un retour à l’homogénéité de l’espace urbain, elle retournera aussi,
tragiquement, au soupçon de l’étranger intérieur, voire de l’ennemi intérieur, essayant de le
renfermer, ou même de l’exterminer.
Dans la communauté moderne, au contraire, la multiplication des centres ordonnateurs
conféra à l’espace un caractère plus strié, dans le sens que Deleuze donna à ce terme. Le
citoyen n’y était plus lisible illico uniquement en relation à l’endroit qu’il occupait dans
l’espace urbain, car celui-ci ne faisait plus l’objet d’un couplage sans résidus avec la topologie
de la sémiosphère. D’une part, des seuils commencèrent à parsemer l’espace communautaire,
surgissant là où des forces diverses, voire opposées, y réclamaient l’appartenance des
membres ; d’autre part, ceux-ci cessèrent d’être des sujets uniquement passifs de la
disposition de sens mise en place par le centre sacré et commencèrent, au contraire, à
développer une relation non plus statique mais dynamique avec la frontière et surtout avec
ses seuils.
Si dans la communauté pré-moderne la frontière communautaire se constituait de façon
autonome, sans la contribution des membres, dans la communauté moderne cette autonomie
cessa, car maintenant cela appartenait aux membres, en tant que groupes à l’intérieur de la
communauté, d’y signaler leurs conditions d’appartenance par des systèmes de signes fort
variés, qui tous, cependant, différaient de la muraille en cela, qu’ils devaient être à même de
signifier non pas simplement l’inclusion versus l’exclusion, mais les nuances de proximité par
rapport aux centres multiples de la communauté. Au début de l’époque moderne, par
exemple, le rosaire fut inventé et vastement adopté comme moyen de signaler une
appartenance religieuse catholique dans un milieu pluriconfessionnel. Dans la pré-modernité,
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vivre au sein d’un espace communautaire catholique signifiait déjà une appartenance à cette
confession ; dans la modernité, l’appartenance en quelque sorte à la fois multiplia et affaiblit
sa gamme d’expressions sémiotiques.
Le passage de la frontière circulaire de la communauté pré-moderne à la frontière
ellipsoïdale de la communauté moderne — laquelle ensuite se repliera sur elle même pour
donner lieu à tout un système d’intersections — produisit l’exigence de gadgets identitaires,
se caractérisant par leur portabilité. Dans le Moyen Age, les citoyens étaient entourés par une
frontière incontournable et inamovible ; dans l’époque moderne, les murailles persistèrent,
mais elles ne suffisaient plus : les membres durent en transporter des morceaux symboliques
avec eux ou même sur eux ; ce n’était plus uniquement l’espace à déterminer l’appartenance
de l’individu qui l’occupait, mais c’était, au contraire, l’individu qui déterminait l’apparence de
l’espace, en l’occupant. L’espace de la communauté commença donc de devenir un territoire
aux connotations ambiguës, des pouvoirs contradictoires y manifestant souvent leur
cooccurrence sans que l’on pût déterminer, comme dans la pré-modernité, le triomphe de l’un
et l’expulsion de l’autre. Toute une série de nicodemismes devint, donc, nécessaire afin de
rendre cette ambiguïté tolérable. Ce qui en résulta, cependant, fut une relative illisibilité des
individus les uns par rapports aux autres : sans la présence de gadgets identitaires, l’on ne
pouvait pas vraiment distinguer l’ami de l’ennemi, le membre de l’étranger. Les gadgets, en
outre, au contraire des murailles, pouvaient être facilement utilisés pour mentir, pour feindre
une appartenance alors qu’elle était absente ou tiède. La méfiance sociale augmenta au même
temps que les simulacres s’en accrurent.
Le passage ultérieur, celui du diagramme d’Euler au réseau rhyzomatique, a extrémisé
cette dynamique de transformation et accentué la portabilité des frontières : désormais, ce
qui importe ne sont plus les confins physiques, ou le système de seuils dessiné par les gadgets
identitaires, mais la façon dont chaque individu construit la citadelle intérieure de sa propre
communauté, laquelle coïncide essentiellement avec une monade. Si l’individu moderne
portait sur soi une partie de la muraille, l’individu post-moderne l’a intériorisée. Il est devenu
le seul responsable de la défense des confins d’une appartenance qui, loin de dépendre
uniquement de l’espace ou des gadgets identitaires partagés par un groupe, est tissue par le
gestes d’un style personnel, par un goût. La postmodernité a jeté donc sur les épaules des
individus une responsabilité sémiotique énorme, celle de construire et maintenir leurs
propres murailles, leurs propres frontières, sans référence à une communauté. Cette
responsabilité est si gigantesque, et si disproportionnée par rapport aux conditions de vie
sémiotique dans la sémiosphère, qu’elle donne lieu à toute une gamme de comportements
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apparemment irraisonnables, lesquels cependant trouvent leur raison d’être exactement dans
la personnalisation de la frontière.
4. Crise infra-structurale de la singularité.
La révolution industrielle et le système capitaliste ont produit une infrastructure
démographique qui frustre la singularité : afin de créer des profits de la production et de la
consommation sur grande échelle, il a été de plus en plus nécessaire que les communautés se
concentrassent dans des territoires physiquement étroits et fortement interconnectés,
coïncidant essentiellement avec les villes modernes et, encore plus, avec les métropoles
postmodernes. Aucune muraille n’y garantit plus les frontières d’appartenance et aucun
gadget identitaire n’y est véritablement fiable : lire l’autre et en déchiffrer les lignes
d’appartenance multiples et contradictoires qui le traversent requiert du temps, mais le
temps dans la ville est toujours insuffisant. Le mieux que l’on puisse y faire, alors, c’est de lire
les autres par des stéréotypes, se soumettant en même temps à la lecture stéréotypée des
autres.
L’infrastructure démographique postmoderne conduit à une crise de la singularité qui
contraste fortement avec la responsabilité individuelle d’ériger ses propres frontières
intérieures d’appartenance et de les communiquer aux autres. Face au contraste entre une
responsabilité écrasante et une infrastructure frustrante, les individus réagissent souvent par
des comportements nostalgiques. D’une part, ils commencent à rêver de l’institution de
nouvelles frontières identitaires ; le dernier Président des EEUU, par exemple, a gagné les
élections essentiellement en promettant d’ériger une muraille médiévale et en désignant le
Mexique et le mexicains comme l’autre absolu, comme l’étranger, comme l’ennemi.
Une stratégie parallèle consiste à réagir à l’illisibilité consubstantielle de l’individu dans
l’espace communautaire contemporain non pas à travers la création d’une muraille séparant
un ennemi extérieur mais à travers la création d’un ennemi intérieur. D’un côté, donc, vu le
caractère indéchiffrable des appartenances, cet ennemi est de plus en plus désigné par des
caractéristiques somatiques : dans plusieurs pays européens, c’est par un néo-racisme
stigmatisant la couleur de la peau que les frontières communautaires de monades à la fois
assoiffées de singularité et frustrées dans leur projets identitaires récupèrent le sens de leur
exclusivité. De l’autre côté, si l’ennemi ne peut pas être identifié par la couleur de sa peau, il
devient un étranger invisible et pernicieux, lequel, aux yeux des communautaristes, semble
appartenir à l’espace citoyen mais en réalité y constitue une menace aux frontières de
chacun : les théories du complots, et surtout l’antisémitisme, visent précisément à dénigrer et
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à dénicher un autre venimeux que l’on voudrait enfermer dans un ghetto, mais que l’on ne
peut plus reconnaître dans l’espace strié de la communauté postmoderne. Dans son délire
identitaire, l’insécurité numérique rêve de pouvoir distinguer les ennemis intérieurs par des
signes sans équivocation possible, comme le rêvaient les nazis avec leurs absurdes étoiles
jaunes.
Etant donnée l’impossibilité de reconnaître un ennemi, l’insécurité postmoderne se
traduit dans l’émeute. À Paris, depuis des mois, des groupes d’individus ne sachant pas grande
chose les uns des autres, souvent masqués ou cagoulés, se reconnaissant réciproquement par
le simple fait de se rassembler en même temps et dans le même espace — et surtout par le
porte des gilets jaunes — retrouvent un sentiment d’appartenance en exprimant une rage qui
n’est plus à même de reconnaître son ennemi, et qui, donc, en vise les objets ou les
manifestations matérielles supposées. « L’antagoniste » des gilets jaunes, alors, n’est plus une
classe sociale ou une ethnie mais une partie de la ville. Les Champs-Elysées ou le XVIe
arrondissement deviennent l’ennemi urbain, la projection territoriale, l’ombre spatiale contre
laquelle se jettent les cassetouts, au point que l’état français avec ses forces n’est plus appelé à
protéger une classe sociale ou une ethnie, mais des parties de la ville qui, aux yeux de
participants aux émeutes, constitue l’ennemi par rapport auquel se construit l’identité
monadique des manifestants.
Faute d’ennemis visibles, la ville ou, mieux dit, des cartiers dans la ville deviennent les
objectifs de la violence, à la fois cibles et territoires d’une émeute où les individus récupèrent
un sentiment pré-moderne d’appartenance. La cadence temporelle par laquelle les émeutes
ont lieu, tous les samedis, les transforme dans une sorte de rituel violent d’agrégation
communautaire qui remplace et revigore, de quelque sorte, celle du football. Dans la violence
qui explose dans les stades chaque dimanche, des individus sans appartenance réelle dans la
ville postmoderne en retrouvent une à travers la confrontation symbolique, arbitraire, et
violente contre une équipe adversaire. Dans les émeutes parisiennes, les dimanches violents
du football sont remplacés par les samedis violents des Champs-Elysées, sauf que les ennemis
à écraser ne sont plus les souteneurs d’une équipe adversaire — avec leur couleurs et leurs
drapeaux bien reconnaissables — mais les choses que l’on attribue aux ennemis de l’émeute, à
savoir, tout ce qui peut être lié à la richesse, à l’establishment, à la bourgeoise urbaine, au
pouvoir politique établi.
Les résultats de la récupération des murailles de la pré-modernité et des gadgets
identitaires modernes dans les sémiosphères de la postmodernité sont souvent surréels et
pathétiques, exactement en ce qu’ils essaient de réactiver, dans l’espace communautaire
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postmoderne, l’enchantement identitaire typique des époques antérieures. La projection de
cercles identitaires dans la ville ne produit que des contradictions ultérieures : dans les
émeutes des gilets jaunes, par exemple, quels sont les quartiers parisiens à cibler par la
violence, où commencent-ils et où se terminent-ils ? Et quels sont les types de voitures ou de
magasins qu’il faut détruire ? Étant donnée l’impossibilité de répondre à ces questions, les
manifestants s’en prennent non pas à la richesse mais à ses stéréotypes : ils finissent par
détruire les petits kiosks des Champs-Elysées, qui sont pourtant souvent gérés par des gens
qui ont plus ou moins la même condition économique que les manifestants, sinon pire. Le
symbole même des émeutes, le gilet jaune, devient paradoxal, étant lié d’un côté à une
connotation d’urgence, tandis que de l’autre côté il est un gadget identitaire des plus simples à
repérer, un blason que chacun garde potentiellement dans le coffre de sa voiture.
De même, le projet de Donad Trump de bâtir une nouvelle muraille entre les EEUU et le
Mexique est simplement ridicule, si l’on considère combien le Mexique et le mexicains sont
déjà une partie de la société et même du territoire physique des EEUU. À chaque cérémonie
d’attribution des Oscars, Hollywood rappelle à Donald Trump le caractère pathétique d’une
muraille physique essayant de confiner un débordement qui a déjà atteint le niveau de
l’imaginaire. Les EEUU ne peuvent plus être séparés du Mexique parce qu’ils sont déjà le
Mexique, de la même manière que le Mexique est déjà les EEUU.
5. Malaises de la citadelle numérique.
Cependant, la nostalgie des frontières communautaires pré-modernes ne se manifeste pas
uniquement dans l’espace physique des villes et des confins géopolitiques. Au contraire, c’est
exactement dans le même territoire typique des sociétés postmodernes, à savoir, la
sémiosphère numérique, que les individus essaient de construire des frontières autour de
leurs fragiles communautés monadiques. D’une part, les stratégies identitaires prospérant
dans la ville physique — à savoir, l’identification d’un ennemi par des démarches de
délimitation raciste, complotiste, ou anarchiste — se retrouvent de façon numérique dans les
réseaux sociaux ; plutôt que cibler les corps d’une autre ethnie, le racisme numérique en
attaque les simulacres dans le web, par exemple en produisant une diffamation continuelle
des personnalités sportives considérées comme provenant d’un au-delà des frontières
communautaires ; de même, l’antisémitisme et les théories du complot prolifèrent dans
l’espace numérique, étant alimentées, dans ce cas aussi, par la difficulté de lire l’autre dans la
semiosphère postmoderne, difficulté qui est exacerbée dans son pendant numérique : tout le
monde se méfie de tout le monde, tous s’engagent à manifester leur prise de distance radicale
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et souvent violente par rapport à tous les autres, et personne n’est plus sûr de l’identité
d’autrui, de ses fuyants simulacres, et de la crédibilité des idées qu’ils manifestent.
En tout moment, l’on a l’impression que l’ennemi nous permettant d’ériger la frontière
de notre monade numérique en réalité joue avec nous, comme il arrive dans le phénomène du
trolling. Dans le trolling, en effet, l’on démarque les frontières de sa propre singularité en
combattant avec des ennemis lesquels ne sont en réalité que des ombres et qui, au contraire,
utilisent notre combat à nous pour constituer leur propre identité sadique de trollers,
exactement comme le fait un chat avec une souris croyant pouvoir lui échapper. L’incertitude
épistémique la plus totale règne sur ces échanges, pendant lesquels l’on est jamais certains si
ceux que l’on oppose rapportent des faits ou bien des fake news ; s’ils sont sérieux ou s’ils ne
sont que des trollers ; à la limite, s’ils existent comme simulacres de sujets doués
d’intentionnalité ou bien s’il sont, au contraire, des fantômes numériques produits par des
algorithmes. L’une des stratégies de construction de l’identité les plus communes dans
l’espace strié de la modernité, à savoir, l’ironie, échoue totalement dans la sémiosphère
numérique postmoderne car, comme l’affirme la Loi de Poe, il est impossible de distinguer
quelqu’un qui exprime un message absurde de quelqu’un qui, en l’imitant, est censé en faire
l’objet de son ironie.
Vu l’impossibilité de lire l’autre dans la sémiosphère postmoderne, les communautésmonades qui y circulent construisent leurs propres murailles de façon numérique. Chacun
accède à un micro-territoire dans le cyberespace par des mots de passe secrets, lesquels
fonctionnent exactement comme les mots de passe qui, auparavant, permettaient de franchir
les murailles des communautés pré-modernes, sauf que, dans ce cas, ces codes secrets
permettent l’accès à des espaces monadiques privatisés, dans lesquels les individus sont bien
évidemment connectés aux autres, mais dans des conditions tout à fait différentes par rapport
à la ville médiévale. À Sienne, être à l’intérieur des murailles signifiait n’y rencontrer que des
semblables, car ce n’était que dans le voyage — l’expérience aventureuse et périlleuse par
excellence de l’époque pré-moderne — que l’on risquait de tomber sur des étrangers, voire
des ennemis. À l’intérieur de la citadelle postmoderne d’un compte de réseau social, en
revanche, les autres peuvent continument se manifester en deçà des frontières par leurs
commentaires hostiles, par leurs images haineuses, par leur ironie incontournable, ou
simplement par l’ombre fastidieuse de l’imprévisible hétérogénéité postmoderne. Un effort
continuel de purification se rend, donc, nécessaire. D’une part, l’espace de la communautémonade numérique doit être nettoyé de tout élément pouvant en menacer le rêve prémoderne d’homogénéité : les opinions contraires sont évitées, les actes hostiles effacés, la
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monade numérique se transforme dans une chambre d’écho où ce que l’individu désigne
comme sa propre identité n’est nullement mis en danger mais il est, au contraire, confirmé et
souligné à chaque interaction.
D’autre part, ce n’est pas uniquement l’accès des autres aux frontières de sa propre
communauté en réseau à être strictement réglé mais aussi l’accès de cette identité
individuelle aux réseaux des autres. Apparemment, la sémiosphère numérique est un endroit
de connexion et d’immédiateté. En réalité, les échanges directs, face à face, et sans filtre y sont
soigneusement évités, ou ils y sont édités dans une version édulcorée, patinée, embellie, où le
projet identitaire de chacun n’est nullement exposé au danger de l’incohérence. Les selfies
paraissent une instantanée du présent, et cependant personne n’accepterait d’en publier un
sans l’avoir méticuleusement sélectionné, modifié, filtré, et post-produit de sorte qu’il soit
parfaitement en ligne avec son propre projet identitaire. Étant donnée l’intrinsèque
inhomogénéité de la sémiosphère numérique, en outre, les frontières des communautésmonades ne peuvent être défendues que dans la création de chambres d’écho, où l’on ne
rencontre que des simulacres porteurs d’une identité toute à fait homogène à la sienne —
exactement comme dans une néo-ville médiévale numérique — ou bien en réduisant sa
propre contribution communicative à des stéréotypes absolus. Puisque tout, dans la
sémiosphère numérique, peut vous procurer des ennemis et une exposition à l’hostilité
violente des autres, la seule façon d’y échapper relève soit d’un discours qui ironise toujours
sur lui même, soit de la simple reprise de messages préfabriqués, soit de la circulation des
stéréotypes de la bienveillance numérique, allant des chatons au chagrin pour la mort du
grand chanteur, des photos de nourriture aux pseudo-citations d’Einstein.
Le même système infra-structural qui frustre les singularités postmodernes en les
obligeant à la standardisation aliénante des métropoles, à l’angoisse corporelle de leurs
transports étouffants et aux vexations de leurs bureaucraties numériques, produit des profits
ultérieurs en vendant à chacun de ses membres des illusions pré-modernes de singularité. En
échange d’une gratuité qui, en effet, dissimule une volonté d’extraire subrepticement et de
vendre ensuite au plus offrant les traces numériques des désirs de chacun, les individus
postmodernes accèdent à des petites citadelles numériques où on les laisse cultiver l’illusion
non seulement d’être les membres d’une communauté, mais d’en être les souverains, avec des
followers, avec les actes d’hommage qui leur sont offerts à chaque pas — like après like —,
avec le pouvoir, surtout, de bannir de la citadelle, exactement comme le faisaient les rois, tout
individu osant porter attente à la majesté du prince. Dans son compte numérique personnel
— que chacun obtient gratuitement mais qu’en réalité tout le monde paie en offrant de façon
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inconsciente des informations pour qu’on lui vende ensuite des produits du même système de
production qui a généré la crise infra-structurale de la singularité —, l’individu est placé dans
la position du prince dominateur de son espace numérique, mais aussi dans celle de l’artiste
capable d’exprimer sa propre créativité jour après jour, minute après minute.
Il y a, bien évidemment, de la créativité dans les réseaux sociaux, mais elle n’est
certainement pas une créativité comparable à celle des formes de production artistique qui
passent par la matérialité et par le corps. Ce sont, plutôt, des formes de créativité et
d’expression fortement contraintes dans les formats prédéterminés par le service numérique
et caractérisé par une logique essentiellement combinatoire. En tous cas, ce ne sont ni le préformatage ni la combinatoire à frustrer les efforts de se construire une singularité dans les
réseaux sociaux, mais le fait que toute singularité, pour s’exprimer en tant que telle, a besoin
de trouver un reflet dans une relation dialogique, où chacun s’offre à la lecture de l’autre et le
lit en même temps. Dans la sémiosphère numérique, toutefois, les lecteurs disparaissent de
plus en plus, remplacés par des auteurs qui reproduisent un projet identitaire sans vraiment
recevoir une confirmation qui ne pourrait véritablement jaillir que d’un échange dialogique.
La conversation numérique, en effet, ne se compose pas d’auteurs et de lecteurs mais plutôt
d’exhibitionnistes et de voyeurs, les uns n’étant pas intéressés à échanger leur rôle de
monstration pour un de curiosité, les autres n’étant pas prêts à abandonner leur panopticon
personnel pour exhiber, enfin, quelque chose de soi.
L’univers de la mode vestimentaire vend à ses clients potentiels des marchandises
fortement standardisées, dont seule la combinatoire garantit à qui les achète une illusion de
créativité exclusive et singulière. Souvent, lors d’une soirée, l’on découvre avec angoisse que
quelqu’un d’autre porte le même vêtement par lequel l’on espérait bâtir le sentiment intérieur
et l’expression extérieure de sa propre singularité. De même, toute tentative d’originalité dans
les réseaux sociaux est frustrée par l’apparition de doubles qui, dans le vertige de la viralité,
nous ressemblent dès que nous avons l’impression d’être uniques. Imiter les autres ne
demande qu’un click de partage, et la menace du double, que Saramago évoqua
magistralement dans le roman L’autre comme moi (2005), est toujours présente. Pour y
réagir, l’on ne peut qu’extrémiser son discours, mais seulement pour découvrir que dans ce
comportement aussi l’on est suivis par des milliers d’internautes, jusqu’à produire des
tendances toxiques auxquelles les individus ne seraient jamais prêts à adhérer dans la vie
offline, mais qu’ils suivent sans hésitation dans la sémiosphère numérique. L’on peut réagir à
la standardisation du format combinatoire par le vintage ou, plus en général, par le
hipsterisme, mais il suffit de penser aux visages barbus des hipsters, tous ressemblant les uns
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aux autres, pur obtenir une confirmation de comment cette stratégie est pathétiquement
perdante : le marché nous vend la pseudo-créativité combinatoire des meubles Ikea de la
main droite, et en même temps, de la main gauche, nous offre des meubles vintage en
alternative.
Le selfie, alors, devient le nouveau monument de la citadelle numérique, les selfies à côté
des animaux ses monuments équestres, c’est-à-dire des effigies non pas de marbre mais de
pixels par lesquelles chacun érige une statue pathétique à soi même, attribuant de la
mémorabilité à un instant de vie qui, malgré les efforts pour grimper des sommets ardus ou
de côtoyer des animaux sauvages, l’on partage avec des milliers sinon des millions
d’internautes. Même l’acte extrême du suicide en directe sur Facebook ou du massacre
terroriste communiqué dans les réseaux entre dans une série tragique de gestes similaires,
dans une production post-industrielle de la terreur.
6. Conclusion : défaite de la communauté et pistes de reconstruction.
Les murailles qui encerclaient la communauté médiévale ont perdu leur statut sacré, le centre
qui en érigeait les bastions a cessé de briller d’une lumière exclusive, abandonnant l’individu
dans une ville aux sentiers ambigus, où l’identité propre et d’autrui ne sont jamais claires
mais, de façon croissante dans la modernité, doivent être communiquées par des signes
nécessairement ambigus. Dans la postmodernité, ces signes ne sont plus suffisants, eux aussi
sujets à des lectures multiples et contradictoires, rendant l’individu illisible dans sa propre
communauté, étranger parmi des étrangers. La communauté se désintègre ; les centres ayant
le pouvoir de l’ordonner, de donner un sens à la sémiosphère, disparaissent et se déplacent au
sein même des individus ; les murailles circulaires, déjà remplacées par les ellipses modernes,
puis par les diagrammes d’Euler de la modernité tardive, se transforment ultérieurement en
rhizomes, en réseaux où les communautés coïncident avec les individus et se déplacent avec
eux. Dans les conditions infra-structurales de la postmodernité, aucun signe n’est plus capable
de dire la singularité. Les jeunes se tatouent de plus en plus, ils remplissent leur peaux de
dessins et de peircing dans l’illusion que cela suffise à délimiter leurs identités ; en effet, ils ne
vont que ressembler à des milliers d’autres corps tatoués, à des corps où les tendances de
l’imaginaire postmoderne inscrivent leurs brands, impriment leurs marques à feu. Quant au
numérique, là aussi les individus essaient de récupérer un sentiment de l’existence,
littéralement du fait d’ex-ister, de s’extraire du néant postmoderne qui les engloutit, mais ils
ne tombent que plus en bas, dans l’essaim de la viralité quotidienne, dans l’extrémisme
généralisé, dans la violence sans objet.
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Pourtant, des sorties de l’impasse numérique postmoderne existent. D’une part, il
faudrait arrêter d’essayer de résoudre la crise de la singularité par des mesures ne ciblant
jamais ses origines infra-structurales. Si dans les sémiosphères postmodernes les individus
ont égaré le sens de leur existence, ainsi que le sens de la communauté qui les entoure, c’est
parce que des conditions de production et de consommation sur grande échelle ont introduit
dans les relations humaines un degré excessif de standardisation. Afin de redonner de la
dignité aux étudiants dans les universités, par exemple, il n’est pas suffisant de leur faire
évaluer les professeurs par des fichiers numériques que personne ne lit et qui ne produisent
aucun changement ; il faut améliorer la qualité de l’enseignement en diminuant le ratio entre
professeurs et enseignants. Cependant, la transformation infra-structurale de la société postmoderne ne va pas tout résoudre et ne sera pas efficace si elle ne sera pas accompagnée par
un nouveau dialogisme numérique, encourageant les communautés-monades des réseaux
sociaux non pas à vivre dans le château inviolable de leur pureté numérique mais à se lire les
uns les autres. Cette lecture, cependant, ne sera possible qu’en retournant à relier la
sémiosphère numérique avec celle de la rencontre entre les corps, avec la coprésence des
citoyens dans l’espace physique de la ville. Les émeutes des gilets jaunes ne sont pas une
façon de rassembler des corps dans la ville qui produise une communauté ; au contraire, elles
donnent au pouvoir politique autoritaire un argument pour limiter la liberté de manifestation,
tandis qu’elles poussent les autres citoyens à craindre les rues, à s’éloigner de l’espace
publique.
Se rencontrer en tant que communauté aujourd’hui signifie, au contraire, repenser la
signification des frontières non pas pour s’adonner au pathétisme d’un rêve nostalgique de
retour à la ville médiévale ou à celle non-numérique, mais au contraire pour dépasser l’une et
l’autre afin de développer une nouvelle représentation des frontières. La transformation de la
sémiosphère dans le sens de sa numérisation progressive a conduit à une crise de l’idée de
représentation spatiale, crise qui est consubstantielle aux tendances socio-économiques,
politiques, et culturelles de la globalisation. En nous rapprochant les uns des autres, le web
nous a rendus paradoxalement plus méfiants les uns des autres, surtout dans le sens qu’on ne
veut plus que quelqu’un nous représente car nous avons toujours l’impression de pouvoir être
nous mêmes là à sa place. Cependant, la sémiosphère numérique peut également être
l’environnement idéal pour repenser les frontières non pas uniquement dans le sens de
l’espace, avec tout ce qui entraine en termes de projections narcissiques, illusions
d’exclusivité, rêves migratoires, défenses identitaires etc., mais aussi dans le sens du temps.
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Nos sociétés post-industrielles se préoccupent constamment du mouvement des masses
d’individus à partir des régions défavorisées de la planète vers les régions économiquement
plus prospères. Cela constitue l’un des problèmes majeurs de la contemporanéité, et par
rapport à cet enjeu les communautés devraient repenser le sens de leurs frontières. Toutefois,
l’on devrait constamment imaginer que, à côté des migrants qui se déplacent à travers
l’espace global, une autre masse de migrants se déplace également dans le temps. À côté de la
frontière spatiale entre le nord et le sud du monde il y en a une autre qui sépare le présent et
le futur de la planète, la population actuelle des générations qui la remplaceront dans les
décennies ou les siècles à venir. C’est exactement cette frontière temporelle entre ceux qui
sont déjà venus au monde et ceux qui y viendront qu’il faut repenser dans le sens d’un
nouveau pacte de solidarité. La plupart de frontières qui font problème dans l’espace, en effet,
sont problématiques car, en réalité, elles font problème dans le temps. Elles demandent que
nous tous reconnaissions comme nos semblables dans l’espèce non seulement ceux qui
habitent loin de nous dans l’espace, mais aussi ceux qui habiteront loin de nous dans le temps.
La sémiosphère numérique, qui a déjà complétement reconfiguré notre conception des
frontières spatiales, doit maintenant retourner à une nouvelle jeunesse, à un nouvel élan, et
aussi à une nouvelle éthique dans l’effort de construire une communauté alternative, non pas
une communauté globalisée dans le sens spatial, mais une communauté solidaire dans le sens
temporel. La déconstruction des confins spatiaux dans la sémiosphère numérique a conduit
paradoxalement à un sentiment de solitude, d’aliénation, de perte de sens, voire de violence.
L’autre, maintenant si proche de nous en simulacre, nous est devenu lointain dans la vie
réelle. La déconstruction des confins temporels pourrait conduire à récupérer un sens de
communion, d’engagement, de reconquête d’un espace de sens. En nous proposant un
simulacre vraisemblable de l’autre lointain, le numérique paradoxalement pousse envers la
distance empathique ; ce n’est peut-être que dans l’impossibilité de se représenter l’autre,
l’autre du futur, qu’une imagination et, donc, un élan éthique pourrait renaitre dans la
sémiosphère globale. En d’autres mots, une sémiosphère numérique se souciant de ceux qui
doivent encore naitre pourrait devenir, dans son élan nécessairement métaphysique, un
espace d’amour.
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