La Grande Evasion
Sur la politique de l'édition
Par
Rose Réjouis
MAI 2017
Je ne dis pas oui, mais je ne dis pas non. Depuis la Seconde Guerre mondiale, mon rôle en tant
qu’intellectuel est de gagner du temps. Rien que ça. J’ai lu Proust, alors j’ai compris. Il ne faut pas
commettre l’erreur de s’exposer comme ce gredin de Legrandin. Il ne faut pas se retourner et révéler
ses appétits, sa mollesse. Non, il faut parler et parler et être le dernier à quitter la scène – à reculons.
Il faut écrire des pages et des pages sans rien dire. Il faut laisser le silence de sa poésie œuvrer pour
soi. Où est-ce la poésie du silence ? Qu’importe ! Vous avez compris la logique de ce discours
paradoxal. Il faut avancer en reculant et reculer en avançant. Se déplacer cahin-caha – d’oxymore en
oxymore. Il faut faire la géomancie du beau temps et de la pluie, avec si possible des équations
mathématiques, aller de déclaration en déclaration, sans regarder en bas. L’essentiel, c’est d’éviter de
conclure. En fait, je ne vous dirai qu’une seule chose, positivement : la conclusion, c’est la mort, petites
sottes qui restez jusqu’à la fin des discours en espérant y comprendre quelque chose.
Quoi ? Vous pratiquez l’éthique de l’écoute. Jolie phrase. Et moi, je pratique l’esthétique de l’écho. On
est fait pour s’entendre. Vous voulez un entretien, encore un autre. Les dix entretiens de moi déjà en
circulation, où d’ailleurs je me contredis – puisque, comme le dit si bien Whitman, je suis multiple –
ne vous suffisent pas ? Il vous en faut une bien à vous ? Volontiers, ce n’est pas pour me déplaire.
Parfois, quand je parle, il me semble entendre un vide dans ma voix, les vibrations de ma corde vocale,
juste le temps d’une seconde, alors que j’ai fini ma phrase. Non, ça ne me donne pas la nausée à moi.
Je comprends alors l’ampleur de ma vocation. Je peux cacher des trous noirs dans le discours. Avouez,
vive la physique et la métaphysique, vive la fractalisation… et tout le bazar.
Vous autres, jeunes étudiantes, vous êtes trop timides. Vous rentrez chez vous faire vos devoirs et
vous accumulez incertitude sur incertitude. Le doute est un piège. Vous n’avez pas compris que si on
maîtrise sa voix, l’incertitude, c’est une opportunité. Les gens sont trop occupés et fatigués pour lire
après la page 30. Tous ceux qui publient des pavés l’ont compris. Tout ce qu’il faut, c’est convaincre,
juste l’espace des trente premières pages, que vous êtes convaincus. De quoi ? De quoi ? Mais vous
me faites rire. Vous n’avez rien compris ? C’est de l’intransitif. Convaincus, on l’est ou on ne l’est pas,
comme dirait Hamlet. On est convaincu, un point, c’est tout. Les gens veulent juste savoir s’il existe
le dernier des convaincus. S’il est sensible. Si le monocycle de la conviction roule toujours. Après aux
gens, on leur dit ce qu’on veut. Qu’on est tous pareils, mais qu’en fait, non, on n’est pas identique
quand même. C’est vrai quoi, d’ailleurs. On leur dit qu’on vit dans une réalité virtuelle, oui, mais bon,
l’expérience, elle existe quand même. C’est vrai, ça aussi. Mais il faut dire tout ça en faisant des jeux
de mots. En cachant la simplicité sous de jolies métaphores, des anecdotes.
Photo Larmes de verre, 1932 - MAN RAY
Pour la société, les beaux parleurs, c’est un soulagement. Ouf ! Après le discours, l’assemblée respire.
C’est parce que j’ai été sage, moi, que j’ai eu, pour récompense, ce beau bureau où je reste souvent
assis à contempler la danse de la poussière dans les rayons de soleil qui baignent mes masques et mes
sculptures. C’est beau, la lumière. Il y a un passage du philosophe Gilbert Ryle que j’aime bien et que
j’ai découvert dans l’œuvre de Clifford Geertz. Donnez-moi une minute, mes demoiselles. Je l’ai vu
hier, ce livre. Ah, le voici. Oui, alors, Geertz reprend ce passage de Ryle : « Imaginez deux garçons qui,
chacun, cligne de l’œil droit. Pour l’un, c’est un simple tic nerveux, un mouvement involontaire. Dans l’autre des cas, il
s’agit d’un clin d’œil complice. D’un certain point de vue, si les gestes étaient filmés par exemple, les deux mouvements
seraient identiques[1]… » Même si d’un point de vue, disons, clinique, c’est le même mouvement de la
paupière, dans des contextes sociaux différents, il y a une énorme différence entre un tic nerveux, un
clin d’œil, un clin d’œil qui est feint, la parodie d’un clin d’œil ou un clignement de l’œil qui serait juste
une répétition de clin d’œil devant un miroir.
Eh bien, moi, j’ai l’impression qu’on vit dans une époque de jeux de mots et de clins d’œil, une époque
où personne ne comprend plus rien à grand-chose. Quand mes collègues m’imposent leurs longueurs,
je ne sais plus si c’est un tic nerveux ou un clin d’œil. Si c’est un clin d’œil, à qui est-ce qu’il s’adresse
au juste ? Et moi, sais-je la différence ? En offrant cette critique, peut-être que je feins mon clin d’œil
ou que je me moque de mon propre clin d’œil devant un miroir. Je ne sais plus.
Mais je dois l’avouer : je crois qu’il faut être un homme pour s’en tirer aussi bien, un homme aux
cheveux grisonnants, entouré de jeunes disciples. En fait, ce qui attire les foules, c’est le dompteur de
lions. En fait, un homme, ce n’est pas comme une femme, un homme. Parce qu’un homme, c’est
toujours une menace potentielle. Va-t-il vous cribler le corps de balles ? Va-t-il convaincre son peuple
de vous envoyer dans un camp de concentration ? Va-t-il passer une loi qui fasse de vous son esclave ?
Va-t-il cacher des substances toxiques dans votre viande ou vos cigarettes ? Un homme, et c’est ça
notre vraie force, est toujours armé. Il porte en lui une menace sous-jacente. Voilà pourquoi on nous
récompense, nous maîtres chanteurs, quand on s’en tient à déclarer : on est tous des êtres humains,
quoi – un peu d’humanité. Pas de vengeance aujourd’hui.
Rose Réjouis
[1] Ma traduction de Gilbert Ryle, La Notion d’esprit. Critique des concepts mentaux ([1949] trad. par
Suzanne Stern-Gillet, Paris, Payot, 2005), cité dans Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, Basic
Books, 1978, p. 6-7.