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Pour une approche lacanienne du texte poétique

2018, L’inconscio. Rivista Italiana di Filosofia e Psicoanalisi

This essay tries to propose and to indicate some guidelines for the development of a renewed Lacanian theory of the poetic text. Starting from the space reserved in Freud and in Lacan to the relationship between the unconscious and the language, we will try to demonstrate the interest of an approach to the text that considers its Symbolic part and, at the same time, its irreducible Real. The concepts of lettre and pas-tout, which relate to the question of feminine jouissance, will guide us in the elaboration of some principles for a critical approach that we will define with the formula of “analytical poetic”.

L’inconscio. Rivista Italiana di Filosofia e Psicoanalisi N. 6 – L’inconscio letterario Dicembre 2018 Rivista pubblicata dal “Centro di Ricerca Filosofia e Psicoanalisi” dell’Università della Calabria Ponte Pietro Bucci, cubo 28B, II piano – 87036 Arcavacata di Rende (Cosenza) ISSN 2499-8729 L’inconscio. Rivista Italiana di Filosofia e Psicoanalisi N. 6 – L’inconscio letterario Dicembre 2018 Direttore Fabrizio Palombi Comitato Scientifico Felice Cimatti (Presidente) Charles Alunni, Sidi Askofaré, Pietro Bria, Antonio Di Ciaccia, Alessandra Ginzburg, Burt Hopkins, Alberto Luchetti, Rosa Maria Salvatore, Maria Teresa Maiocchi, Bruno Moroncini, Francesco Napolitano, Mimmo Pesare, Rocco Ronchi, Francesco Saverio Trincia, Nicla Vassallo, Olga Vishnyakova Caporedattore Deborah De Rosa Redazione Lucilla Albano, Filippo Corigliano, Claudio D’Aurizio, Giusy Gallo, Giulia Guadagni, Micaela Latini, Ivan Rotella, Emiliano Sfara I contributi presenti nella rivista sono stati sottoposti a double blind peer review. Indice Editoriale Della psicoanalisi letteraria Micaela Latini, Fabrizio Palombi……………………………………..p. 8 L’inconscio letterario L'inconscio a partire da Shakespeare. Intervista a Nadia Fusini Claudio D’Aurizio, Fabrizio Palombi……………………………..p. 20 L'inconscio e la letteratura. Intervista ad Arturo Mazzarella Micaela Latini, Fabrizio Palombi …………………………………..p. 30 «I freudiani sono dei semplicioni»: D.H. Lawrence e la psicoanalisi Lucilla Albano…………………….………………………………….……p. 41 Il comico in Kafka tra psicoanalisi e politica Dario Alparone…………………………………………………………...p. 69 Spettri autobiografici. Ipotesi sull’indicibile e la guerra Pierandrea Amato………………………………………………………..p. 95 Pour une approche lacanienne du texte poétique Maddalena Bergamin………………………………………………….p. 122 William Burroughs e il pasto nudo. Riflessioni su corpo e scrittura Lorenzo Curti………………………………………………………..…..p. 150 4 Letteratura e psicoanalisi. Wiesel lettore di Freud Giuseppe Donadio……………………………………………………..p. 182 Unconscious Motifs and Modes in Tabucchi’s Il gioco del rovescio and Notte, mare o distanza Veronica Frigeni………………………………………………………...p. 213 L'inconscio proustiano e la ricerca in direzione sbagliata Alessandra Ginzburg…………………………………………………..p. 240 Dall’isteria alla perversione: la Bella e la Bestia tra Lacan e Deleuze Fabio Domenico Palumbo…………………………………………..p. 264 Desiderio e letteratura minore. Il Kafka di Deleuze Giovambattista Vaccaro………………………………………………p. 293 Inconsci La psychanalyse de Georges Bataille Michel Bousseyroux…………………………………………………...p. 318 La responsabilità dell’inconscio. Lacan e i paradossi dell’etica Caterina Marino…………………………………………………….…..p. 334 Recensioni Rambeau, F. (2016), Les secondes vies du sujet. Deleuze, Foucault, Lacan, Hermann, Paris. Nicola Copetti……………………………………………………….…..p. 368 Thabet, S. (2017), Arte e follia tra Sette e Ottocento. Lo strano caso del dottor Büchner e del signor Lenz, Aracne, Roma. 5 Micaela Latini………………………………………………………..…..p. 375 AA.VV. (2018), Jung e il cinema. Il pensiero post-junghiano incontra l’immagine filmica, a cura di C. Hauke, I. Alister, Mimesis, Milano-Udine. Alessandro Mazzi…………………………………………………..…..p. 379 Denunzio, F. (2018), L’inconscio coloniale delle scienze umane. Rapporto sulle interpretazioni di Jules Verne dal 1949 al 1977, Orthotes, Napoli-Salerno. Viviana Vozzo………………………………………………….………..p. 386 Notizie biobibliografiche degli autori………...p. 392 6 L’inconscio. Rivista Italiana di Filosofia e Psicoanalisi N. 6 – L’inconscio letterario - Dicembre 2018 DOI: 10.19226/089 Pour une approche lacanienne du texte poétique M addalena Bergamin 1. Prémisse Le texte poétique, en raison de son statut particulier au sein du langage, nécessite d’être interrogé à partir d’une réflexion scrupuleuse à propos de la relation entre inconscient et langage. En effet, comme le souligne Michèle Aquien, «les procédés du langage poétique frappent par leur analogie avec ceux que découvre la psychanalyse dans le mot d’esprit, le rêve, la parole échappée, le discours des analysants sur le divan» (Aquien, 1993, p. 22). À cet égard, il est à souligner qu’une certaine critique littéraire d’inspiration psychanalytique n’a pas manqué, à partir des année 1970 et notamment en France, de donner lieu à d’importantes recherches interdisciplinaires en dialogue avec la théorie lacanienne, comme le prouvent les travaux de Roland Barthes et de Julia Kristeva. Quant à la production italienne, il est inévitable de faire référence aux travaux d’importance menés par Mario Lavagetto, Stefano Agosti, Francesco Orlando et Nadia Fusini. Cependant, le privilège accordé aux modèles et aux outils traditionnels de l’approche herméneutique et philologique parait caractériser, à ce jour et notamment en territoire italien, la majorité des recherches littéraires. D’ailleurs, une telle attitude se révèle cohérente avec la marginalisation subie par la psychanalyse lacanienne en Italie, au profit de l’importance croissante attribuée à l’approche cognitive-comportementale. Ainsi, les quelques tentatives de dialogue interdisciplinaire avec les sciences psychologiques de la part des spécialistes italiens prennent appui, d’une part, sur les outils cognitivistes, et proposent, de l’autre une approche thématique d’inspiration junguienne. Une telle évidence symptomatique de la réalité contemporaine nous oblige à essayer de renouveler la réflexion à propos du rapport entre psychanalyse et littérature ainsi que de démontrer, une fois de plus, la légitimité d’un espace à réserver à la discipline psychanalytique lacanienne au sein des études littéraires. En outre, il s’agit de souligner la portée innovante et productive d’une telle intersection disciplinaire à la fois sur le plan théorique, méthodologique et éthique. Pour ce faire nous souhaitons proposer un bref itinéraire non exhaustif à propos de la relation entre inconscient et langage chez Freud et chez Lacan. À partir de là nous essayerons d’esquisser, par le biais des concepts lacaniens de «pas-tout» et de «lettre», des éléments pour une nouvelle théorie psychanalytique du texte poétique, ainsi que pour une approche au texte qui puisse se définir de «poétique analytique». 123 2. Langage et inconscient: signifiant lacanien première étape. Le À partir de l’époque structuraliste et de la célèbre formule lacanienne de «l’inconscient structuré comme un langage» (Lacan, 1971), le rapport entre sciences du langage et psychanalyse a trouvé son lieu privilégié d’élaboration au sein de la réflexion philosophique et littéraire. Il est à noter, d’autre part, que la psychanalyse s’est interrogée, dès son origine, sur les faits de langage, dans le but de préciser sa propre théorie de l’inconscient. Nous jugeons donc nécessaire de prendre brièvement en considération la place, le statut et la fonction attribués au langage au sein de la réflexion freudienne. À travers la lecture des textes freudiens convoquant explicitement des questions linguistiques – tels que Pour concevoir les aphasies, L’intérêt de la psychanalyse, Sur le mécanisme psychique de l’oubliance, L’inconscient – nous nous apercevons de la place tout à fait centrale réservée par Freud aux phénomènes de langage à l’intérieur de ses analyses cliniques. Ces derniers phénomènes, au lieu de représenter des éléments de confirmation pour les analyses elles-mêmes, constituent très fréquemment le moyen grâce auquel le psychanalyste parvient à ses conclusions cliniques et théoriques. Les mécanismes qui gouvernent la dimension inconsciente du sujet étant très souvent mis en corrélation avec les phénomènes linguistiques, nous pourrions affirmer que Freud élabore, en anticipant le travail lacanien, une véritable théorie du langage inconscient. S’il faut certainement distinguer un tel langage du langage verbal, il est cependant nécessaire de souligner 124 l’importance des relations qu’ils entretiennent au sein de la théorie freudienne. Pour ce qui concerne la fonction linguistique, c’est dans son rôle de pont entre vie consciente et inconsciente que Freud identifie son caractère symbolique, l’inconscient étant le lieu exclusif des représentations dites de chose tandis que dans la conscience trouveraient leur place les représentations de chose et les représentations de mot. Les dysfonctionnements de cette fonction linguistique, dont témoignent par exemple l’épisode d’oubliance du nom de Signorelli et les deux cas de schizophrénie présenté par Freud dans le texte L’inconscient, rendent compte de l’existence et de l’insistance d’un langage "autre", qu’il faudra interroger plus profondément dans ses liens au psychisme. Lacan donnera leur véritable portée à ces lois inconscientes mises à jour par Freud, à partir de sa découverte de la linguistique structurale de Ferdinand de Saussure et de Roman Jakobson. C’est à ce moment que la relation entre inconscient et langage parvient à occuper une place fondamentale au sein de la théorie psychanalytique. Comme le souligne Paul-Laurent Assoun: Pour juger de cet emprunt, il faut rappeler que la linguistique rompt avec l’axiome de la philosophie du langage, celui d’une mise en rapport du mot ou signe avec une réalité, ce qui pose la question de la «mentalisation» de la réalité. Saussure part du «signe linguistique», unité de base de la langue comme système, qui relie non pas un contenu psychique à un référent matériel – puisque les deux faces en sont 125 psychiques – mais un «concept» ou idée (signifiée) et une «image acoustique» (signifiant). Signifiant et signifié sont des relata, qu’unit une relation purement arbitraire: autrement dit, il n’y a aucune ressemblance nécessaire entre signifiant et signifié (Assoun, 2003, p. 39). Dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, la référence au Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure est ainsi la voie à travers laquelle Lacan élabore pour la première fois de manière articulée son concept capital de signifiant. Ce dernier est le résultat de trois opérations fondamentales de subversion par rapport à l’antécédent saussurien. En premier lieu, Lacan procède à la suppression de l’ellipse qui englobe les deux éléments du signe ainsi que des deux flèches verticales d’orientation opposée. En résulte la rupture de l’unité de signifiant et signifié qui, dans l’idée de Saussure, était constitutive du signe linguistique. On assiste, en d’autres termes, à la suppression du rapport de corrélation biunivoque entre les deux éléments du signe. Par conséquent, la barre qui marquait, dans le schéma saussurien, le rapport entre le signifiant et le signifié, assume dans la conception lacanienne l’aspect d’une «barrière résistante à la signification» (Lacan, 1957, p. 497). En second lieu, Lacan propose l’inversion des positions du signifiant et du signifié: le premier se trouve désormais en position dominante par rapport au deuxième. Enfin, en se référant au schéma des deux flux que Saussure avait illustré de la manière suivante: «Nous pouvons donc représenter le fait linguistique dans son ensemble, c'est-à-dire la langue, comme une série de subdivisions contiguës dessinées à 126 la fois sur le plan des idées confuses (A) et sur celui non moins indéterminé des sons (B)» (De Saussure, 1916, pp. 155-156), Lacan remplace l’idée saussurienne du signe arbitraire avec la notion de contingence, dans le but de souligner la dimension aléatoire et temporelle de la segmentation du système. Suite aux manipulations opérées par Lacan sur la conception saussurienne du signe nous pouvons tirer les conséquences théoriques suivantes: - Le signifiant lacanien est non seulement prééminent par rapport au signifié mais il en est aussi complètement indépendant et autonome. - L’extrême conséquence de l’absence d’isomorphisme dans la segmentation des deux flux et du glissement incessant du signifié sous le signifiant détermine que la seule segmentation possible s’avère n’être réalisable qu’entre l’univers du signifiant et l’univers du signifiant. Le signifié est de facto exclu de la chaîne signifiante. - Par conséquent, le signifiant ne se définit que comme renvoi à un autre signifiant et comme différence par rapport à d’autres signifiants. 1 2 «[Le symptôme] est toujours fondé sur l’existence du signifiant comme tel, sur un rapport complexe de totalité à totalité, ou plus exactement de système entier, d’univers du signifiant à univers du signifiant» (Lacan, 1981, pp. 135-136). 2 «L’être humain pose le jour comme tel sur un fond qui n'est pas un fond de nuit concrète mais d'absence possible de jour. Le jour et la nuit sont très tôt des codes signifiants et non des expériences. Ils sont des connotations, et le jour empirique et concret n’y vient que comme corrélatif imaginaire, à l’origine, très tôt» (ivi, p. 169). 1 127 Le signifiant lacanien se définit par son mode de structuration à la manière du signifiant verbal, auquel pourtant il ne se réduit pas. Ce qui compte le plus à cet endroit-là c’est le lien que Lacan établit entre le concept de signifiant et celui de structure: Dans l’analyse du rapport du signifiant et du signifié, nous avons appris à mettre l’accent sur la synchronie et la diachronie, et cela se trouve dans l’analyse structurale. En fin de compte, à les regarder de près, la notion de structure et celle du signifiant apparaissent inséparables. En fait, quand nous analysons une structure, c’est toujours, au moins idéalement, du signifiant qu’il s’agit (Lacan, 1955-1956, pp. 135-136). Affirmer, comme le fait Lacan, que le signifiant se structure comme le signifiant verbal veut pourtant dire que la linguistique n’est pas en mesure de donner complètement raison à la portée du signifiant lacanien. Nous pouvons donc affirmer que l’opération du psychanalyste consiste en l’adoption de l’approche scientifique du structuralisme linguistique, en la manipulation de ses postulats afin de les rendre productifs à l’intérieur du cadre psychanalytique, quitte à en promouvoir enfin le dépassement. Si le concept lacanien de signifiant dénonce évidemment son héritage saussurien, c’est aussi à la source freudienne qu’il faut retourner pour mieux le saisir dans sa complexité. En premier lieu, la notion de synchronie signifiante renvoie aux Warnehlungszeichen freudiennes, les traces de la perception, dont le système se caractérise précisément par la Gleichzeitigkeit, traduite par Lacan par «synchronie». Exemple 128 typique en est celui du célèbre Fort-Da, où le petit Ernst, au moyen des deux phonèmes qu’il prononce, arrive à se représenter simultanément l’absence et la présence de sa mère. Un deuxième concept freudien, la représentation de représentation (Vorstellungsrepräsentanz), parvient à clarifier la source du signifiant lacanien. En effet, la Vorstellungsrepräsentanz est ce qui englobe à la fois la représentation et la pulsion: elle est donc la trace concrète de la représentation inscrite dans l’inconscient. Son fonctionnement renvoie à celui du signifiant, au point que la chaîne signifiante peut être identifiée à la chaîne des Vorstellungen freudiennes: «Et ces Vorstellungen, affirme-t-il [Freud], gravitent, s’échangent, se modulent selon les lois que vous pouvez reconnaître, si vous suivez mon enseignement, pour être les lois les plus fondamentales du fonctionnement de la chaîne signifiante» (Lacan, 1959-1960, p. 77). Il est donc fondamental de mettre en relief le caractère matériel du signifiant lacanien, ce qui fait qu’il ne soit pas assimilable à la formulation saussurienne, quoique déjà remaniée par Lacan. Il s’agit, pour conclure, d’un signifiant bien ancré dans la théorie freudienne de l’inconscient, à la fois différentiel et matériel, et donc très proche du symbole mnésique de matrice freudienne. Dans le Lacan du dit moment structuraliste, l’inconscient est donc articulé, selon les lois de la métaphore et de la métonymie (condensation et déplacement chez Freud), comme un langage, c’est-à-dire en analogie avec le langage verbal. C’est le sujet luimême qui se définit, à l’intérieur de telle structure comme «signifiant représenté pour un autre signifiant» (Lacan, 1960, p. 819). 129 3. Langage et inconscient: «L’intégrale des équivoques» deuxième étape. La séparation entre linguistique et psychanalyse se radicalise lors de l’introduction par Lacan, de deux néologismes capitaux: la linguisterie et lalangue. En effet, avec le terme de linguisterie, Lacan définira le mode spécifiquement psychanalytique, et donc subversif, de se servir de la linguistique, mode qui se fonde sur la nécessité de placer au cœur de toute question la problématique subjective: Un jour je me suis aperçu qu’il était difficile de ne pas entrer dans la linguistique à partir du moment où l’inconscient était découvert […]. Mais si on considère tout ce qui, de la définition du langage, s’ensuit quant à la fondation du sujet, si renouvelée, si subvertie par Freud que c’est là que s’assure tout ce qui de sa bouche s’est affirmé comme l’inconscient, alors il faudra, pour laisser à Jakobson son domaine réservé [le champ de la linguistique] forger quelque autre mot. J’appellerai cela la linguisterie (Lacan, 1972-1973, p. 24). Au même temps, la formulation de lalangue s’inscrit pleinement dans l’évolution de la pensée lacanienne, où la dimension du Réel vient occuper une place de plus en plus importante. On assiste alors à un dépassement de la logique structurale, bien que Lacan ne parvienne jamais à rectifier sa théorie de l’inconscient structuré comme un langage. Néanmoins, une nouvelle dimension est introduite au niveau de l’inconscient: la dimension réelle, corporelle de lalangue. Nous entendons, dans 130 le néologisme, ce qu’on appelle la "lallation", à savoir «la réalité phonologique primitive par laquelle se forge la jouissance» (Assoun, 2003, p. 45). Lalangue représente un tournant fondamental dans la conception de la relation entre langage et inconscient, puisqu’elle vient souligner l’ek-sistence d’un Réel de jouissance irréductible à la structure du langage symbolique. Ce dernier en résulte de surcroît remanié, car nous ne pouvons désormais le définir que comme «une élucubration de savoir sur lalangue»: Si j’ai dit que le langage est ce comme quoi l’inconscient est structuré, c’est bien parce que le langage, d’abord, ça n’existe pas. Le langage est ce qu’on essaye de savoir concernant la fonction de lalangue […]. Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage (Lacan, 1972-1973, pp. 175176). Lalangue se caractérise ainsi par le fait d’être indéchiffrable et par sa multiplicité irréductible: elle constitue «l’intégrale des équivoques» (Lacan, 1975-1976, p. 117) qui font la langue singulière de chaque parlant. L’incompatibilité entre linguistique et psychanalyse est dès lors évidente: l’inconscient lacanien, structuré comme un langage, est à la fois habité par quelque chose dont les sciences du langage ne s’avèrent pas en mesure de rendre compte, à savoir l’a-structurabilité de lalangue. 131 4. À la base préliminaires du texte. Quelques questions Dans les mêmes années où Lacan forge les néologismes de linguisterie et de lalangue, Julia Kristeva et Roland Barthes réfléchissent sur la possibilité d’une nouvelle conception de l’œuvre littéraire et sur une manière renouvelée de s’y rapporter. La critique avancée par ces trois intellectuels à l’égard de la linguistique, se fonde sur l’idée que le langage et le texte ne peuvent s’interroger qu’à partir de la centralité de la question subjective. En d’autres termes, la science saussurienne n’aurait fait que perpétrer, sur la base de la notion classique du signe comme unité de signifiant et de signifié, les principes d’une science positive fondée sur la conception cartésienne du sujet. C’est au contraire à partir du statut divisé et manquant du sujet, qui a été mis en évidence par la psychanalyse, que le texte doit être questionné afin de ne pas retomber, à la manière de la philologie et de l’herméneutique, dans celle que Barthes définit comme une «métaphysique du sens» où «le texte est étudié d'une façon immanente, puisqu'on s'interdit toute référence au contenu et aux déterminations (sociologiques, historiques, psychologiques), et cependant extérieure, puisque le texte, comme dans n'importe quelle science positive, n'est qu'un objet, soumis à l'inspection distante d'un sujet savant» (Barthes, 1973, p. 446). Afin de repérer une nouvelle voie d’accès au texte, il est donc question de se situer dans la place vide laissée par la linguistique, à savoir le lieu de la subjectivité. Comme le soulignent encore Roland Barthes et Julia Kristeva, une telle 132 possibilité ne s’avère réalisable qu’à la condition de favoriser un dialogue inédit entre discipline littéraire et psychanalyse. La théorie du texte de Julia Kristeva représente notoirement l’expérience de recherche la plus vaste et articulée qui ait été développée à la croisée de la critique littéraire et de la psychanalyse. Il est donc indispensable de se confronter à un tel travail de façon à pouvoir formuler notre propre vision du texte ainsi que les éléments d’une approche critique personnelle. Nous acceptons d’abord de partager l’idée kristevienne selon laquelle le texte poétique engendrerait la réalisation du processus de la «signifiance», à savoir «cet engendrement illimité et jamais clos, ce fonctionnement sans arrêt de pulsions vers, dans et à travers le langage, vers, dans et à travers l’échange et ses protagonistes: le sujet et ses institutions» (Kristeva, 1974, p. 15). En second lieu, nous partageons, en principe, la conception du texte comme lieu de coexistence, d’une part d’un univers symbolique et discursif et de l’autre d’un univers qui relève plutôt de la dimension réelle et matérielle du corps. Cependant, l’analyse du traitement que Kristeva réserve aux questions qui sont au cœur de son concept de chora sémiotique, à savoir celles de la pulsion et du préverbal, nous amène à prendre nos distances par rapport à la théorie du texte de l’intellectuelle d’origine bulgare. En résumé, nous estimons de ne pas pouvoir accueillir la critique menée de la part de Kristeva à la théorie lacanienne, critique selon laquelle les concepts de Réel e de lalangue dessineraient un inconscient toujours asservi à la dimension linguistique et symbolique. Nous croyons, au contraire, que de tels concepts, en même temps que d’autres comme ceux de lettre et de parlêtre, ont contribué, au cours du 133 cheminement lacanien, au passage vers un inconscient réel où la dimension de la jouissance corporelle trouve toute son importance. De surcroît, nous considérons que l’élaboration lacanienne où la pulsion apparaît comme effet de langage et non plus comme jointure entre le biologique et le psychique, s’avère être bien plus cohérente avec la source freudienne que le recours kristevien à une préverbalité hypothétique, tout à fait incompatible avec la théorie lacanienne. De ce fait, nous nous résolvons à ne pas assumer le concept de «sémiotique» à l’intérieur de notre conception du texte poétique, en considérant que la part du texte qui échappe à la dimension symbolique est pleinement interrogeable à partir des élaboration mises en place par Lacan. 5. Le texte poétique. Entre sens et Réel Compte tenu du lien de nécessité qui unit les deux termes d’inconscient et de langage, nous estimons que le texte poétique peut se concevoir à la lumière de deux formulations majeures de Jacques Lacan, à savoir l’inconscient comme espace du sujet manque-à-être et l’inconscient parlêtre. À partir de là, nous définissons le texte comme lieu de coexistence de deux univers distincts: celui du Symbolique, qui relève du glissement incessant du sujet sur la chaîne signifiante ; celui du Réel, qui relève de lalangue singulière, opaque et indéchiffrable qui habite tout être parlant. D’un côté, le texte poétique doit être considéré comme le lieu privilégié d’un sujet incessamment différé sur la chaîne des signifiants, de l’autre comme la siège 134 d’une jouissance hors-sens et non interprétable. Dans le premier cas, le champ d’investigation sera représenté, pour le lecteur, par le plan des énoncés, questionnable notamment à partir du fonctionnement métonymique et métaphorique typique du langage poétique ainsi que du langage inconscient. Pour ce qui en est du plan réel et indéchiffrable du texte il faudra s’interroger sur le rapport que les énoncés entretiennent avec ce que Lacan a pu définir, en référence à Joyce, comme l’énigme de l’énonciation: «il s’agit de savoir pourquoi diable un tel énoncé a-t-il été prononcé. C’est une affaire d’énonciation. Et l’énonciation c’est l’énigme portée à la puissance de l’écriture» (Lacan, 1975-1976, p. 153). Le fait d’adopter un tel point de vue entraîne une radicale mise en question de l’approche herméneutique de l’œuvre littéraire. En effet, une interprétation qui tient compte de la fuite éternelle du sens et qui se propose de ne pas négliger le côté opaque et énigmatique du texte se voit impérativement opposée aux habitudes d’une critique littéraire qui a comme objectif de dévoiler le sens ultime et souterrain du texte. Ce dernier, bien que toujours ouvert aux lectures et aux révisions de l’histoire littéraire, constitue néanmoins le terrain d’une résistance perpétuelle aux grilles d’encadrement dans lesquelles ces mêmes lectures et révisions voudraient le confiner. La distinction opérée par Roland Barthes entre l’œuvre et le texte nous paraît ainsi très adaptée pour illustrer ce type de perspective théorique. Si l’œuvre littéraire a été instituée par l’approche herméneutique et philologique en tant qu’objet fermé questionnable sur la base du processus de filiation qui l’aurait générée et de la volonté autoriale présupposée à 135 l’origine de la création, le processus textuel, expression du sujet manque-à-être et du parlêtre, demande au contraire d’être interrogé en renonçant à toute tentation de réduction herméneutique. Lorsque l’œuvre subit sa propre fermeture au moyen de l'interprétation philologique, qui vise à en reconstruire le sens apparent, ou de l'herméneutique, qui s’engage à en rechercher la signification secrète, le texte se produit dans le champ du signifiant, en tant que renvoi infini et sans point d’arrêt. Il témoigne d'une logique métonymique qui ne se termine pas par un sens mais qui se déroule selon un mouvement de croisements, de variations, de chevauchements, d'associations, de contiguïtés, de renvois, etc. et qui relève de celle que nous appelons, avec Lacan, la joui-sens, à savoir la jouissance qui «émerge au joint où le sens sourd du littéral, et va bien au-delà de toutes les intentions du sujet qu’il court-circuite» (Soler, 2001, p. 14). Se rapporter au texte comme lieu du sujet barré par le signifiant, ce dernier étant responsable des effets de mortification sur la jouissance, implique d’ailleurs de tenir compte du fait que le sujet, en raison de sa nature de parlant, est toujours pris dans le champ de l’Autre. Le texte se révèle donc comme une expérience de la limite et du paradoxe: il assume le caractère d’un acte de contestation aux égards des discours communs et massifiés, auxquels il est néanmoins subordonné. Le poétique se place dès lors toujours en relation avec le discours, et il le fait au moyen de sa lalangue unique et singulière qui répond pourtant aux effets symboliques et 136 imaginaires qui s'y inscrivent. En ces termes, nous accueillons la définition de Roland Barthes du texte comme espace de circulation et, nous ajoutons, de court-circuit des langages, à l’intérieur duquel il ne se trouve pas de langage qui se pose en limite par rapport aux autres. Par conséquent, c’est également au travail de lecture qu’une transformation s’impose: son rôle ne sera plus de souligner la coexistence de sens différents au sein du texte mais plutôt de s’affirmer, à son tour, comme acte d’explosion et de dissémination du sens. Le lecteur sera en effet obligé de considérer non seulement la nature inconsciente du texte comme lieu du sujet manque-à-être, mais aussi le glissement des signifiants et le manque qui détermine l’opération de lecture elle-même: la destruction du méta-langage, ou tout au moins (car il peut être nécessaire d’y recourir provisoirement) sa mise en suspicion, fait partie de la théorie elle-même: le discours sur le Texte ne devrait être lui-même que texte, recherche, travail de texte, puisque le Texte est cet espace social qui ne laisse aucun langage à l’abri, extérieur, ni aucun sujet de l’énonciation en situation de juge, de maître, d’analyste, de confesseur, de déchiffreur: la théorie du Texte ne peut coïncider qu’avec une pratique de l’écriture (Barthes, 1984, p. 80). Pour ce qui concerne la partie du texte qui relève de son caractère opaque et indéchiffrable, à savoir la dimension du parlêtre, l’analogie proposée par Colette Soler entre poésie et expérience analytique nous paraît de grand intérêt: 137 Tout l'inconscient, qu'on l'aborde par sa vérité ou par son réel, est constitué d'effet de langage, le poème de même. D'où la thèse d'un inconscient poème, et d'une interprétation poétique permettant de toucher aux affects qu'il produit […] le poème est lui-même un nœud du réel et du sens. Jouant des équivoques de lalangue ses mots font résonner le corps de jouissance autant que le fit lalangue originelle, mais son dire - le dire le moins bête, dit Lacan - y adjoint le sens, et même du sens renouvelé qui fait rupture avec le sens dit commun. Le dire du poème, donc, tout aussi bien que le dire de l'analysant, noue, fait tenir ensemble les effets de sens du langage et des effets de jouissance hors sens de lalangue (Soler, 2011a, p. 168). Au sujet qui s’engage dans une d’analyse, porté par l’espoir que cette dernière puisse lui dévoiler du sens par rapport à son propre symptôme, un choix s’impose en fin de parcours: il pourra opter pour la re-colonisation, à l’aide du sens, du trou de Réel qui constitue sa nature de parlêtre et donc des effets de lalangue qui le dépassent ; il pourra aussi, tout au contraire, choisir de s’identifier à son symptôme, autrement dit de signer «le poème qu’il est et qu’il ne sait pas tout» et de se reconnaître «dans sa configuration de jouissance opaque mais également dans sa part d’ignorance irréductible, dans son " je ne sais pas" de sortie» (ibidem). C’est en accord avec ce dernier choix que nous décidons de nous confronter à la dimension opaque du texte poétique, à savoir en interrogeant le mode d’énonciation spécifique de chacun des textes qu’il nous arrivera de prendre 138 en considération, sans privilégier les aspects de contenu et de sens des énoncés. Nous envisageons, en d’autres termes, de faire émerger, à travers la lecture, non seulement les marques du glissement du sens sur la chaîne signifiante, mais surtout le trou de Réel qui habite, de manière singulière, toute expérience d’écriture. 6. Le pas-tout, La fem me, la lettre Le concept lacanien de pas-tout, étroitement lié à la question féminine, figure parmi les élaborations majeures de la dernière période lacanienne. Le formules de la sexuation, introduites en 1972 dans L’étourdit et développées ensuite dans le séminaire Encore mettent en lumière la logique sous-jacente de la différence sexuelle. C’est à partir de la célèbre question laissée sans réponse par Freud – «Que veut la femme?» (Jones, 1953, p. 445) – que Lacan s’interroge. Il est possible d’isoler deux moments essentiels de la réflexion lacanienne sur le sujet. Le premier, qui date de la fin des années 50, produit l’affirmation du concept de signifiant phallique, la disjonction du désir maternel et du désir du sujet-femme, en sus de la première amorce de la notion de jouissance autre. C’est au moyen des instruments de la logique que les formules de la sexuation parviennent à énoncer le statut de la position féminine. Comme Freud l’avait déjà remarqué, la place du sujet-femme se caractérise par l’absence d’un signifiant qui la définisse, le phallus étant le seul signifiant responsable de l’inscription des deux sexes dans l’inconscient. Dès lors, il s’agit 139 pour Lacan de questionner les différents modes de jouissance qui résultent d’une telle réalité. Si, d’un côté, «c’est par la fonction phallique que l’homme comme tout prend son inscription» (Lacan, 1972-1973, p. 100), la fonction phallique représentant donc le principe universel qui désigne la jouissance masculine, du côté des femmes émerge l’impossibilité de toute universalité. De ce fait, le sujet-femme ne peut que se définir par son caractère de pas-tout: même s’il participe de la fonction phallique, il n’y est que pas-tout inscrit. Lacan propose, par conséquent, d’écrire La femme avec l’article barré, de façon à souligner l’absence d’une fonction universelle qui puisse la représenter. Le sujet-femme est dès lors confronté à sa double division: en tant que sujet, il a affaire avec le signifiant phallique qui ne lui procure pas le signifiant de sa féminité ; en tant que pas-tout, il est en rapport avec la faille de l’ordre Symbolique, qui apparaît désormais comme incomplet et troué. Une jouissance autre et supplémentaire vient donc s’ajouter à la jouissance phallique qui, à elle seule, rend compte de la position masculine: Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots […]. Il n’en reste pas moins que si elle est exclue par la nature des choses, c’est justement de ceci que, d’être pas toute, elle a, par rapport à ce que désigne de jouissance la fonction phallique, une jouissance supplémentaire. Vous remarquerez que j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-nous! On retomberait dans le tout (ivi, p. 94). 140 La position féminine de ne pas remplacer l’universel phallique par une alternative tout aussi universelle, désigne le pas-tout comme radicalement éloigné et hétérogène par rapport à l’universel: Du pas-tout, la limite s’impose au phallique: il est pastout. Dire que le phallique n’est pas tout n’est pas le nier, c’est le problématiser autrement en donnant sa place à l’Autre radical, à ce qui apparaît comme radicalement hétérogène à l’Un signifiant […]. L’expérience féminine, elle, est plutôt du côté de la rencontre avec l’inexistence de l’Autre, du vide sidéral laissé par la disparition de l’Autre (Pickmann, 2006, p. 56). La logique du pas-tout est, dans notre opinion, porteuse de conséquences importantes sur le plan de la réflexion politique ainsi que dans le domaine du texte poétique. Elle se pose, en effet, dans le sens d’une objection à l’égard des lectures et des écritures qui s’inscrivent dans une perspective tout-isante et universalisante. Pour mieux saisir la portée de ladite logique sur le plan du poétique, il est nécessaire de mettre en relation le pas-tout avec ce que Lacan a élaboré à propos du concept de lettre, qu’il développe notamment dans son écrit intitulé Lituraterre. Si, comme on l’a vu, la position féminine est en rapport avec le manque dans l’Autre, à savoir le manque du Symbolique en tant qu’il n’est pas en mesure de procurer à La femme son signifiant spécifique, la lettre représente de même «le bord du trou dans le savoir» (Lacan, 1971, p. 14), c’est-à-dire ce qui fait 141 littoral entre les dimensions du savoir et de la jouissance. Et Lacan lui-même d’instituer une solidarité entre la rupture du semblant (du signifiant) opérée par la lettre et la jouissance féminine, supplémentaire et réelle: «La femme, j'insiste, qui n'existe pas, c'est justement la lettre - la lettre en tant qu'elle est le signifiant qu'il n'y a pas d'Autre, S(A)» (Lacan, 1970-1971, p. 108). La position féminine et la lettre se rejoignent donc au niveau du pas-tout, à savoir dans la marque de ce qui fait trou dans l’inconscient. Le sujet féminin, intéressé par la jouissance phallique signifiante et hors corps, est d’autre part marqué par une jouissance qui se situe, au contraire, du côté du réel du corps. De même la lettre, à son tour déterminée comme effet de discours, est au même temps responsable de la rupture du signifiant et de la production d’un trait singulier, réel et contraire à tout universalisme signifiant. En d’autres termes, la lettre surgit comme effet de féminisation, en désignant une jouissance dissidente par rapport à l’ordre du discours: elle représente par conséquent «le signe de la femme, en tant que sa jouissance est exclue du discours, singulière» (Soler, 2011b, p. 24). Nous pourrions dire que la lettre désigne, ainsi que le fait la jouissance féminine, l’extime du sujet, à savoir son lieu de véritable intimité et, en même temps, de radicale étrangeté à luimême. 142 7. Pour une pratique du pas-tout. Sur les traces du féminin En raison du lien existant entre la lettre et la position féminine, sur la base de la logique du pas-tout, parler comme on le fait de «traces du féminin» à propos de l’écriture poétique signifie, une fois de plus, mettre l’accent sur ce qui, dans le poème, se manifeste du côté du Réel, à savoir de ce reste de jouissance qui, tout en étant effet de langage, demeure exclu du domaine des semblants. Se ranger du côté de l’impossible et du non-sens, valoriser l’illisible est ce que l’expérience de Joyce dans Finnegans Wake a appris à la psychanalyse, de façon à ce qu’elle puisse imposer une limite à la dérive interminable du sens. Nous estimons qu’il s’agit là du même enseignement que la logique du pas-tout propose à un lecteur qui viserait à établir un rapport renouvelé au texte poétique. La question que Lacan se pose dans Lituraterre porte sur le statut de la littérature elle-même: «La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal, soit que la littérature soit accommodation des restes, est affaire de collocation dans l'écrit de ce qui d'abord serait chant, mythe parlé, procession dramatique» (Lacan, 1971, p. 12). En d’autres termes, la littérature est-elle à considérer autrement que comme le passage à l’écrit de ce qui est de l’ordre de la parole et du semblant? Est-il possible au contraire, dans le domaine littéraire, d’imaginer un discours qui ne serait pas du semblant? Une première réponse est offerte au psychanalyste par la littérature d’avant-garde: «[elle] ne se soutient pas du semblant, mais pour autant ne prouve rien que la cassure, que seul un 143 discours peut produire, avec effet de production» (ibidem). Nous voyons ici réaffirmée la dépendance de l’écriture d’un discours déterminé, mais également la rupture des semblants qu’elle opère, rupture qui entraîne la production de la lettre. Il est toujours question, en d’autres termes, du nœud qui lie ensemble la dimension du sens et du non-sens, que nous nous résolvons à identifier désormais en trait spécifique de l’écriture poétique. C’est justement par le fait qu’il n’est pas-tout inscrit dans l’ordre du discours et du signifiant que le texte poétique se situe à la fois sur le plan du Symbolique et du Réel. De ce fait, repérer dans le texte ce qui relève de la position féminine signifie se rapporter au pas-tout symbolique de la lettre, à son Réel. Il ne s’agit pas, cependant, de négliger la dimension du sens car, comme nous le savons, ce n’est pas parce que le sujet féminin - ainsi que le texte poétique - ne sont pas-tous inscrits dans l’ordre du signifiant phallique, qu’ils n’y sont pas du tout. Garder l’unité de la joui-sens et de la jouissance autre est donc la possibilité qui s’offre au lecteur de poésie pour habiter luimême l’espace de la position féminine. Encore faut-il se demander dans quelle mesure la poésie d’une certaine époque ou d’un certain contexte représente le terrain favorable pour réaliser ladite ambivalence entre Symbolique et Réel. En effet nous devons relever, avec Colette Soler, la bipartition entre une littérature du récit et «de l’hystorisation», toute vouée à la recherche et à la construction obstinée du sens, et une poésie «en rupture avec la narrativité qui isole et révèle la dimension d’une pratique de la lettre pure» (Soler, 2011b, p. 35). Nous estimons, d’ailleurs, qu’une telle bipartition est repérable à l’intérieur même de la production poétique européenne de 144 dernières décennies. Nous y reconnaissons en effet une poésie qui se situe plutôt du côté du semblant et du discours courant et, de l’autre côté, une poésie qui relève d’une pratique du pastout nouant les dimensions du sens et du non-sens. L’approche critique que nous allons adopter dans la lecture critique peut désormais se définir de «poétique analytique», le premier terme de la formule visant à signaler l’emploi de tout instrument d’analyse textuelle qui nous permette d’interroger le texte dans sa matérialité, tandis que l’adjectif analytique rend spécifiquement compte de la double attention portée à la dimension symbolique et réelle du texte. Pour des raisons d’espace nous ne pouvons malheureusement pas fournir ici un exemple concret d’analyse littéraire qui mette à l’œuvre les positions théoriques que nous venons d’élaborer. En revanche, il nous parait approprié de prendre congé en laissant les derniers mots aux textes de deux poétesses contemporaines qui, sans aucun doute, témoignent du pas-tout qui habite leurs langues partagées entre les dimensions du Symbolique et du Réel: «Le mot non. J’inverse les lettres. C’est toujours non./ Pour aller/ contre sa boucle/ je caresse une branche/ dans toute sa longueur» (Bancquart, 2016, p. 60); «È terra la sostanza del mio dire/ è terra di quella calpestata/ è terra secca spaccata nel suo buco/ è terra conquistata da una terra/ invisibile che fa impasto d’amore» (Gualtieri, 2006, p. 25). 145 Bibliographie Aquien, M. (1993), Dictionnaire de poétique, LGF Hachette, Paris. Assoun, P.L. (2003), Lacan, PUF, Paris. Bancquart, M. C. (2016), Traité du vivant, Arfuyen, ParisOrbey. Barthes, R. (1973), (Théorie du) texte, in Id. (2002), pp. 443459. Id. (1984), Le bruissement de la langue. Essais critiques IV, Seuil, Paris. Id. (2002), Œuvres complètes IV. Livres, textes, entretiens. 1972-1976, Seuil, Paris. De Saussure, F. (1916), Cours de linguistique générale, Payot, Paris 1995. Gualtieri, M. (2006), Senza polvere e senza peso, Einaudi, Torino. Jones, E. (1953), La vie et l’œuvre de Freud, tr. fr., tome II, PUF, Paris 1988. Kristeva, J. (1974), La révolution du langage poétique, Seuil, Paris. Lacan, J. (1955-1956), Le séminaire. Livre III. Les psychoses, Seuil, Paris 1981. Id. (1957), L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, in Id. (1966), pp. 493-530. Id. (1959-1960), Le séminaire. Livre VII. L’éthique de la psychanalyse, Seuil, Paris 1986. Id. (1960), Subversion du sujet et dialectique du désir, in Id. (1966), pp. 793-827. 146 Id. (1966), Écrits, 2 voll., Seuil, Paris. Id. (1970-1971), Le séminaire. Livre XVIII. D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris 2007. Id. (1971), Lituraterre, in Id. (2001), pp. 11-20. Id. (1971-1972), Le séminaire. Livre XIXbis. Le savoir du psychanalyste, inédit. Id. (1972-1973), Le séminaire. Livre XX. Encore, Seuil, Paris 1975. Id. (1975-1976), Le séminaire. Livre XXIII. Le sinthome, Seuil, Paris 2005. Id. (2001), Autres écrits, Seuil, Paris. Pickmann, C. N. (2006), D’une féminité pas toute, in La clinique lacanienne, 2006/2, n°11, pp. 43-63. Soler, C. (2001), L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Éditions du Champ Lacanien, Paris, 2001. Id. (2011a), Les affects lacaniens, PUF, Paris. Id. (2011b), La psychanalyse, pas sans l’écrit, in La parole et l’écrit dans la psychanalyse, Revue de psychanalyse du Champ Lacanien, octobre 2011, n°10, pp. 9-38. Abstract For a lacanian approach to the poetic text This essay tries to propose and to indicate some guidelines for the development of a renewed Lacanian theory of the poetic text. Starting from the space reserved in Freud and in Lacan to the relationship between the unconscious and the language, we will try to demonstrate the interest of an approach to the text 147