LES SALONS DE MATHILDE ET JULIE BONAPARTE SOUS LE
SECOND EMPIRE
Antonietta Angelica Zucconi
La Fondation Napoléon | Napoleonica. La Revue
2011/2 - N° 11
pages 151 à 182
ISSN 2100-0123
Article disponible en ligne à l'adresse:
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Zucconi Antonietta Angelica, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le second empire »,
Napoleonica. La Revue, 2011/2 N° 11, p. 151-182. DOI : 10.3917/napo.112.0151
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Distribution électronique Cairn.info pour La Fondation Napoléon.
© La Fondation Napoléon. Tous droits réservés pour tous pays.
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
http://www.cairn.info/revue-napoleonica-la-revue-2011-2-page-151.htm
LES SALONS DE MATHILDE ET JULIE BONAPARTE
SOUS LE SECOND EMPIRE
par Antonietta Angelica ZUCCONI
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
ABSTRACT
On becoming emperor, Napoleon III attracted several members of the Bonaparte family to France and to his Court
(soon to become one of the most glittering in Europe). Two of his cousins, Princess Mathilde (daughter of Jerome)
and Princess Julie (daughter of Charles-Lucien, grand-daughter of Lucien and of Joseph), both highly cultivated
and formidable characters, held salons frequented not only by ministers, civil servants, artists, academics and men
and women of letters but also those who eschewed political life. Close as they were to the seat of power, these two
ladies were able to provide their friends with openings to positions, places of influence and decorations. Nor did
the emperor fear the independence of his cousins but rather used their freedom to sound out opinion in the milieus
opposed to his regime. This article considers the makeup and role of these Second-Empire salons.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
151
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
RÉSUMÉ
Devenu Empereur, Napoléon III attira en France autour de sa Cour (qui devint la plus splendide d’Europe)
plusieurs membres de la famille Bonaparte. Deux de ses cousines, la princesse Mathilde (fille de Jérôme), et la
princesse Julie (fille de Charles-Lucien et petite-fille de Lucien et de Joseph), douées d’une forte personnalité et
d’une bonne culture, tinrent des salons où elles recevaient des ministres, des fonctionnaires, des artistes, des savants
et des hommes de lettres, mais aussi des personnages qui se tenaient éloignés de la vie politique. Proches du pouvoir,
les deux dames pouvaient assurer à leurs amis l’appui qui leur fallait pour avoir des places, des charges ou des
décorations. L’Empereur ne craignait pas l’indépendance de ses cousines, au contraire il l’utilisait pour connaître les
opinions des milieux où on faisait de l’opposition à son régime.
LES SALONS DE MATHILDE ET JULIE BONAPARTE
SOUS LE SECOND EMPIRE
par Antonietta Angelica ZUCCONI *
Un livre publié en 1858 par la romancière Virginie Ancelot s’intitulait mélancoliquement Les salons
de Paris. Foyers éteints 1 ; pourtant, sous le Second Empire la tradition de salons parisiens était encore
bien vivante. Nés aux débuts du XVIIe siècle et ayant survécu à la chute de l’Ancien Régime, à la tempête
révolutionnaire et à la centralisation de la vie mondaine autour de la Cour sous le Premier Empire, les
salons reprirent toute leur importance dans la vie politique, artistique et culturelle à la Restauration. Ils
connurent leur âge d’or sous la Monarchie de Juillet, quand tous ceux qui avaient quelques ambitions,
voulaient se faire connaître ou simplement se tenir au courant de ce qui se passait, fréquentaient les
salons les plus connus de la capitale : celui de madame Récamier et ceux de Cristina di Belgiojoso et de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
et de la comtesse de Boigne 2. Quand éclata la Révolution de Février 1848, plusieurs des ses principaux
protagonistes étaient des fidèles du salon de Marie d’Agoult, salon qui devint le véritable quartier
général du mouvement.
Élu présidente de la République le 10 décembre 1848, Louis Napoléon Bonaparte ouvrit
immédiatement les salons de l’Élysée, et donna des réceptions brillantes qui avaient les honneurs de
sa cousine Mathilde, fille de Jérôme, le dernier frère survivant de l’Empereur 3. Mathilde vivait à Paris
depuis quelques années ; née en 1820 à Trieste, où s’étaient installés après la chute de l’Empire ses
Mme Virginie Ancelot (1792-1875), Les salons de Paris. Foyers éteints, Paris : Jules Tardieu, 1858, 2e éd.
Cf. Victor du Bled, La société française du XVIe au XXe siècle, Paris : Perrin, 1905-1913 ; id., La société française depuis cent ans, Paris : Bloud et Gay, 1923 ; Henri
d’Almeras, La vie parisienne sous le Règne de Louis-Philippe, Paris : Albin Michel, 1925 ; Maurice Agulhon, Le cercle dans la France bourgeoise. Étude d’une mutation
de sociabilité, Paris : Armand Colin, 1977 ; Adeline Daumard, La vie de salon en France dans la première moitié du XIXe siècle, in Étienne François, Sociabilité et société
bourgeoise en France, en Allemagne et en Suisse, 1750-1850, Paris : Éditions Recherche sur les Civilisations, 1987, p. 81-92 ; Anne Martin-Fugier, La Vie élégante ou La
formation du tout-Paris. 1815-1848, Paris : Seuil, 1993 ; Steven D. Kale, “Women, salons, and the State in the aftermath of the French Revolution”, Journal of women’s
history, winter 2002, vol. 13, n. 4, p. 54-80 ; id., “Women, the Public Sphere, and the Persistence of Salons”, French Historical Studies, Winter 2002, vol. 25, No. 1,
pp. 115-148
3
Biographies de Mathilde Bonaparte : Ferdinand Bac, La Princesse Mathilde. Sa vie et ses amis, Paris : Librairie Hachette, 1928 ; Joachim Kühn, La Princesse Mathilde
1820-1904, d’après les papiers de la famille royale de Wurtemberg et autres documents inédits, Paris, Plon, 1935 ; A. Augustin-Thierry, La Princesse Mathilde, NotreDame des Arts, Paris : Albin Michel, 1950 ; Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, Paris : Perrin, 1963 ; Joanna Richardson, Princess Mathilde, London
& New York: Weidenfeld & Nicolson, 1969 ; Jean des Cars, La princesse Mathilde. L’amour, la gloire et les arts, Paris : Perrin, 1988 ; Jean-Claude Lachnitt, La princesse
Mathilde, in Grandeur et crépuscule des salons littéraires, Actes du colloque, Paris le 25 avril 2001, Fondation Singer-Polignac, Paris : Les Éditions de la Bouteille à la Mer,
2002 ; Jérôme Picon, Mathilde, princesse Bonaparte, Paris : Flammarion, 2005.
1
2
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
152
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
la princesse de Lieven, de la comtesse Merlin et de Delphine de Girardin, de la comtesse de Circourt
parents Jérôme Bonaparte et Catherine de Wurtemberg, elle avait passé sa jeunesse en Italie, entre
Rome et Florence. En 1835, après la mort de sa mère et un court séjour à la Cour du Wurtemberg,
elle fut promise à son cousin Louis Napoléon ; toutefois, elle fut contrainte d’abandonner le projet
de mariage quand son fiancé, ayant vainement tenté de soulever la garnison de Strasbourg au nom de
la tradition napoléonienne, dut partir en exil. Revenue à Florence avec son père, la jeune princesse se
retrouva « maîtresse de maison » ; Jérôme (tout en faisant face à de gros soucis financiers) aimait la vie
fastueuse et recevait chaque soir : « Tous les étrangers qui passaient par Florence – rappelle Mathilde
dans ses souvenirs – se faisaient présenter chez nous 4. » Elle faisait ses premières armes de salonnière :
« Je me suis toujours extrêmement appliquée à me faire aussi aimable que possible. J’avais un usage du
monde qui me donnait beaucoup d’aplomb ; j’accueillais chacun avec une égale politesse ; je m’occupais
des personnes âgées sans montrer d’ennui et même sans en ressentir 5. »
À la fin de 1840, elle fut mariée au comte Anatolij Demidov, un Russe très riche, propriétaire de
mines et de fonderies ; son mari la conduisit immédiatement en Russie, où elle fut très bien accueillie par
le tsar Nicolas Ier, cousin de sa mère. En août 1841, ils arrivèrent finalement à Paris, objet de tous les rêves
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
à Florence, mais le mariage n’était pas heureux : Anatolij battait sa femme et la trahissait ouvertement.
Mathilde, avec l’appui du Tsar, réussit à se séparer de son mari qui fut contraint de lui verser une rente
annuelle de 200 000 francs. Au printemps de 1846, la princesse s’établit à Paris ; elle fut chaleureusement
accueillie par la famille royale des Orléans, fréquenta la maison de son oncle Paul de Wurtemberg, et
commença à recevoir chez elle Adolphe Thiers (qu’elle avait connu à Florence en 1837) et quelques artistes
et hommes de lettres qui lui avaient été présentés par son amant, le sculpteur Émilien de Nieuwerkerke.
Mathilde n’apprécia nullement la Révolution de Février 1848 et la chute de Louis-Philippe ; elle
était sceptique sur la possibilité d’un retour des Bonaparte au pouvoir, même si son frère Napoléon
Jérôme et plusieurs de ses cousins s’étaient fait élire à l’Assemblée Constituante. Quand Louis Napoléon
(qui était encore célibataire) fut élu président, Mathilde accepta, toutefois, de l’aider à recevoir ses hôtes.
En outre elle donna, dans sa demeure de la rue de Courcelles, des fêtes en l’honneur du président et lui
fit connaître des hommes politiques influents, ainsi que des artistes, des journalistes et des écrivains.
Mathilde Bonaparte, « Souvenirs des années d’exil », in Revue des deux mondes, 15 décembre 1927, pp. 721-752 ; 1er janvier 1928, pp. 76-105 ; 15 janvier 1928,
pp. 359-386. 2e partie, p. 92.
5
Ibid., p. 101.
6
Ibid., 3e partie, p.386.
4
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
153
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
de Mathilde « depuis que j’avais le sentiment de moi-même » 6. Quelques temps après, les époux revinrent
À la fin de 1850, Julie Bonaparte, une jeune cousine de Mathilde, vint s’installer pour quelque temps
à Paris ; née à Rome en 1830, elle était la fille aînée du prince de Canino, Charles Lucien fils de Lucien,
et de Zénaïde, fille de Joseph Bonaparte. Julie aussi avait grandi en Italie, entre Rome et Florence, mais
dans un milieu beaucoup plus simple, plus familial et, en même temps, plus intellectuel que celui de
Mathilde ; son père, un zoologue bien connu, professait ouvertement des idées républicaines, et avait
suivi avec soin l’éducation de ses enfants. Julie s’était mariée en 1847 à un noble romain, Alessandro
del Gallo di Roccagiovine ; son mari était le fils du marquis Luigi, un homo novus de grande culture
et intelligence, qui avait bâti la fortune de sa famille pendant les guerres de l’Empire 7. Les deux époux
allèrent en voyage de noces d’abord à Paris, où Julie revit sa cousine Mathilde, et ensuite à Londres, où
elle connut finalement Louis Napoléon, échappé depuis peu du fort d’Ham. Revenue à Rome, Julie
suivit de près la brève et glorieuse aventure de la République romaine de 1849, son père ayant été élu
député et puis nommé vice-président de l’Assemblea Costituente. À la chute de la République romaine,
Charles Lucien dut partir en exil et, quelque temps après, obtint de son cousin président la permission
de s’établir à Paris, à condition de ne plus s’occuper de politique. Sa femme Zénaïde refusa de le suivre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Julie fut reçue à l’Élysée par le Président, et accueillie avec beaucoup d’amitié par Mathilde, qui
l’invita presque tous les jours et lui présenta ses amis. Julie, elle aussi, joua le rôle de « maîtresse de
maison » dans le salon de son père, au 107, rue de Lille. Horace de Viel-Castel la décrivit « gentille, trèsvive et très-coquette, c’est un jeune écuyer qui brûle de revêtir ses premières armes », mais ajouta avec
malignité que Julie lui paraissait avoir déjà « toute la rouerie d’une bonne petite adresse féminine » 8.
Chez elle (elle resta à Paris jusqu’en novembre 1851) se rendaient Louis Napoléon, le vice-président de
la République Boulay de la Meurthe, plusieurs ministres, des savants amis du prince de Canino, des
exilés italiens, Victor Hugo, Alexandre Dumas et Napoléon Jérôme. Certains de ces personnages ne
s’aimaient pas du tout, mais quand on en fit la remarque à Charles Lucien, il répondit que « son salon
était un terrain neutre où il voulait avoir toutes les célébrités, sans regarder leurs opinions » 9.
7
Il n’y a pas encore de biographies de Julie, mais son journal, intitulé Notes et souvenirs, a été en partie publié en La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine
et son temps. Mémoires inédits (1853-1870), a cura di Isa Dardano Basso, Roma: Edizioni di Storia e Letteratura, 1975.
8
Horace de Viel-Castel, Mémoires sur le règne de Napoléon III (1851-1864), publiés d’après le manuscrit original et ornés d’un portrait de l’auteur, Paris : chez tous
les libraires, 1883, vol. I, p. 34, 11 février 1851.
9
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 26
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
154
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
et lui envoya à sa place Julie, accompagnée de son mari.
Mathilde avait en quelque sorte pris Julie sous son aile. Dans la dernière période de la République,
le salon de Mathilde rue de Courcelles (au n° 24, dans l’hôtel qui avait été celui de la reine Christine
d’Espagne et que le président lui avait donné) était le plus brillant du monde officiel. Fêtes, bals et soirées
plus intimes s’y succédaient. Elle avait également loué (puis acheté) un petit château à Saint-Gratien,
proche de Paris, où elle passait le printemps et l’été. Mathilde avait une personnalité forte et décidée,
parfois autoritaire. Elle était capable d’une grande générosité, et avait une totale liberté d’esprit ; VielCastel, qui la fréquentait beaucoup, la jugeait vive et bonne, d’« un caractère franc et loyal » 10, mais
incapable de bien juger les gens qui allaient chez elle. Il l’accusait aussi de n’accorder aucune importance
à l’aristocratie et aux traditions familiales, sauf pour ce qui concernait les Bonaparte et Napoléon, « ce
grand homme, cette grande gloire, dont il n’est pas permis de discuter les actes, chez lequel nul n’a le
droit de découvrir une tache. C’est le fétichisme le plus complet qui se puisse imaginer » 11.
On a dit que Mathilde avait vendu ses bijoux pour financier le coup d’État ; elle aida certainement
son cousin, mais elle n’aurait jamais pu lui fournir les importants capitaux dont il avait besoin (et qu’il
reçut par ailleurs). Quoi qu’il en soit, elle fut très proche de Louis Napoléon les jours qui précédèrent le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Jubinal que son cousin se maintenait « héroïquement calme » 12.
Jusqu’à la proclamation de l’Empire en décembre 1852, Mathilde fut la « première dame » de la
République, présidant les dîners et les bals de l’Élysée. Son rôle se trouva forcement changé après le
mariage, en janvier 1853, de Napoléon III avec Eugénie de Palafox, comtesse de Teba. Mathilde se
limita alors à tenir son rôle de princesse impériale en participant aux cérémonies et en fréquentant les
Tuileries, mais elle voulut aussi se créer une société à elle, et – passionnée de peinture et peintre dilettante
elle-même – recevoir à son gré ses amis et les gens de lettres et les artistes. En outre, elle n’aimait guère
l’étiquette compliquée qui régnait à la Cour de son cousin (même s’il s’agissait d’une « copie réduite » de
celle en vigueur à la Cour de Napoléon Ier) 13, et ne supportait pas l’ennui des réceptions officielles 14.
Horace de Viel-Castel, op. cit., p. 57, 23 février 1851.
Ibid., p. 161, 15 juillet 1851.
12
Lettre d’Achille Jubinal à Mme Léotard, in M. Foresi, “Di un principe russo e di una principessa napoleonica”, Nuova Antologia, 1915, 177, juin, pp. 587-606,
p. 593.
13
Baron Eugène Beyens, Le Second Empire vu par un diplomate belge, Bruges, Desclée de Brouwer ; Plon 1924-1926, vol. I, p. 419.
14
Pour la Cour du Second Empire, cf. Pierre de Lano, La Cour de Napoleon III : le secret d’un Empire, Paris : V. Harvard, 1892 ; Arthur-Léon Imbert de Saint-Amand,
Les femmes des Tuileries. Napoléon III et sa Cour, Paris : Dentu, 1897 ; Ferdinand Bac, La Cour des Tuileries, Paris : Hachette, 1930 ; Ferdinand Bac, Intimités du Second
Empire. La Cour et la Ville, d’après des documents contemporains, Paris : Hachette, 1931 ; André Bellessort, La société française sous Napoléon III, Paris : Perrin, 1932, 3e ed. ;
Frédéric Lollié, Les femmes du Second Empire. La cour des Tuileries, Paris : Tallandier, 1954 ; Général de Cossé Brissac, « La vie à la Cour des Tuileries sous Napoléon III »,
Souvenir Napoléonien, n° 298, 1978, pp. 33-40 ; Jean-Marie Moulin, « La Cour à Compiègne sous le Second Empire », Souvenir Napoléonien, n° 300, 1978, pp. 17-23 ;
Charles Otto Zieseniss, La Cour impériale, Paris : Tallandier, 1980.
10
11
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
155
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
2 décembre 1851 : le soir du 1er décembre, en rentrant de l’Élysée, elle put raconter au député Achille
Dès les premières années du Second Empire, les salons devinrent l’endroit où pouvaient se rencontrer
les élites exclues de la vie politique par le régime impérial (on parlait alors d’une opposition de salon) : il
y avait les salons orléanistes et légitimistes (de la comtesse d’Haussonville, de la duchesse de Galliera,
de Louise de La Redorte), les salons de l’opposition libérale et républicaine (de Marie d’Agoult, des
Bertin), les salons des académiciens et des savants (de madame Ancelot, de madame Mohl née Mary
Clarke). Les ministres, les présidents du Sénat et du Corps législatif, les hauts fonctionnaires de l’Empire
recevaient aussi, avec faste et élégance, mais sans réussir à former des véritables centres d’attraction 15.
De retour d’Italie au cours de l’année 1855, Julie trouva sa place au sein de la constellation des
salons parisiens. Sa mère Zénaïde était morte au mois d’août 1854, et son père avait insisté pour que
ses enfants viennent s’établir définitivement à Paris. Julie s’installa donc, avec son mari, ses cinq enfants
et ses sœurs au 142 rue de Grenelle, à l’hôtel Montholon qui leur avait été assigné par l’empereur. Elle
continua à aller chez son père, qui recevait surtout des savants : Charles Lucien, en effet, ne s’était pas
rallié au coup d’État comme l’avaient fait presque tous les Bonaparte, et était donc très mal vu par la
société impériale (en particulier par l’Impératrice, qui ne lui pardonnait pas son opposition au Pape).
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
ministres (Abbatucci, Fould), des diplomates, des hauts fonctionnaires (comme Boittelle, le préfet de
police, ou Barthe, sénateur et président de la Cour des Comptes) ; elle noua une amitié très tendre –
mais qu’on a tous les motifs de croire platonique – avec Adolphe Billault, ministre de l’Intérieur et très
proche de l’Empereur. Au même temps, elle se lia avec Adolphe Thiers, qu’elle avait connu en 1847
chez Mathilde et qu’elle avait revu dans le salon de Louise de La Redorte (sa cousine par les Clary).
Thiers était alors le personnage le plus remarquable de l’opposition à Napoléon III, et sa présence dans
le salon d’une cousine de l’Empereur était considérée avec quelque perplexité, tant par ses amis que par
la Cour 16.
L’amitié de Julie avec Billault (qui avait 25 ans de plus qu’elle) naquit au moment où la jeune femme
perdit son père (il mourut le 29 juillet 1857). Le ministre, qui lui voua une « profonde affection » 17,
devint le « grand homme » de son salon : il venait lui apporter les dernières nouvelles politiques,
Pour les salons du Second Empire, cf. Edmond Beau de Loménie, Les dynasties bourgeoises et la fête impériale, Paris : Sequana, 1942 ; Maurice Allem, La vie
quotidienne sous le Second Empire, Paris : Hachette, 1948 ; Giacomo Cavallucci, Les derniers grands salons littéraires français, Naples-Paris : Pironti, 1952 ; Laure Rièse,
Les salons littéraires parisiens du Second Empire à nos jours, Toulouse : Privat, 1962 ; K. O’Meara, Un salon à Paris, Mme Mohl et ses intimes, Paris, Plon, 1886 ; MarieElmina Smith, Une anglaise intellectuelle en France sous la Restauration. Miss Mary Clarke, Paris : Honoré Champion, 1927.
16
Les lettres de Thiers à Julie ont été publiées par I. Dardano Basso, « Lettere inedite di Thiers alla principessa Giulia Bonaparte Roccagiovine, Trimestre, marzo-giugno
1972, pp. 19-71.
17
Lettre de Billault à Julie de « Mardi 1857 », ibid.
15
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
156
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Peu à peu, Julie réussit à attirer chez elle, outre des amis de son père et de sa cousine Mathilde, des
il y conduisait ses connaissances et appuyait les requêtes de ses protégés. Julie continua à soutenir
fidèlement son ami même quand, après l’attentat de Felice Orsini en janvier 1858, Billault dut donner
sa démission (pour revenir au ministère de l’Intérieur en novembre 1859).
Julie – avec quelque coquetterie – lui exprimait parfois la sensation de ne pas être à son niveau :
« Vraiment on croirait difficilement que vous avez la patience de causer avec moi, de m’écrire et surtout
de me lire 18. » Billault toutefois l’avait en grande estime, et il aimait parler de l’« intelligence élevée », du
« caractère si loyal », du « cœur si aimant » et du « bon sens si tolérant pour les autres et parfois si sévère
pour vous » de Julie 19. Il la suivait dans ses lectures (et la dissuadait de lire les romans de George Sand,
que Julie aimait beaucoup), la conseillait dans ses relations avec les personnages officiels.
Le rapport avec Adolphe Thiers était plus intellectuel : avec lui, Julie allait voir les expositions et
les musées ; elle écoutait avec un grand intérêt les longs discours que Thiers aimait tenir sur les sujets
les plus variés. Ils se rencontraient également chez Malvina d’Albuféra, grande amie de Julie et qui fut
longtemps, jusqu’à sa mort en 1877, la « dame de cœur » de Thiers : Émile Ollivier, qui recueillit les
confidences de Julie, nous décrit ainsi leurs soirées : « On le cajolait, on lui offrait du chocolat, il lisait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
politique; il ne songeait qu’à reposer et rafraîchir son esprit 20. »
Julie aimait la compagnie des hommes âgés, ses « vecchioni », comme elle l’écrivait à son mari 21,
mais à ses jeudis matins ou à ses vendredis soirs il y avait foule : des hommes politiques, des étrangers
(dont le duc de Parme), des militaires, des hommes de lettres, des ecclésiastiques, des savants. Il n’était
pas toujours aisé pour elle de conduire la conversation, entre des gens si différents : au temps de l’affaire
Mortara (quand un enfant juif baptisé par sa bonne fut enlevé à sa famille par le gouvernement romain)
il y eut dans son salon une grande discussion entre le nonce apostolique, l’abbé Laine chapelain de
l’Empereur et le préfet de police Boittelle. L’opinion de Julie était qu’il s’agissait d’« une sotte affaire
dans laquelle le gouvernement pontifical s’est maladroitement fourvoyé » 22. Toute en étant croyante,
elle avait en religion des idées assez ouvertes ; elle entra en correspondance avec Lacordaire, qui était
alors retiré à Sorèze, et qui lui écrivait en la rassurant sur son orthodoxie : « Je n’ai rien trouvé non plus
18
19
20
21
22
Lettre de Julie à Billault, « Samedi minuit été 1857 », ibid.
Lettre de Billault à Julie de « 1858 », ibid.
Émile Ollivier, « Thiers et les élections de 1863 », La Revue des deux mondes, mai 1901, pp. 763-798, pp. 792-793.
Lettre de Julie à son mari, Museo Napoleonico de Rome, 11 décembre [1859].
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., pp. 101-102, novembre 1858.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
157
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
des Fables de la Fontaine ou tout autre chef-d’œuvre de notre littérature; on causait de tout excepté de
en vous de “protestant”. Vous êtes née à la lumière de Rome, au pied de Saint-Pierre, et les subtiles
diminutions du protestantisme ne vous ont point atteinte 23. »
Ses relations avec Mathilde, qui n’aimait pas avoir une salonnière rivale dans sa famille, se firent
tendues, même si les deux cousines se fréquentaient souvent ; Julie avec Billault l’appelait la « haute
et puissante dame » 24, et Mathilde disait de Julie qu’elle était fausse et aimait seulement « di fare dello
spirito » (faire de l’esprit) 25. Elles avaient plusieurs habitués en commun, qui passaient d’un salon à
l’autre essayant de ne pas irriter les deux dames (surtout Mathilde).
Julie, comme sa cousine, vivait assez éloignée de la Cour, s’y rendant seulement à l’occasion des
cérémonies officielles ou des dîners de famille. Toutes les deux furent invitées aux fameuses séries de
Fontainebleau ou de Compiègne, mais elles ne s’y trouvèrent pas à leur aise. Mathilde n’aimait pas
du tout l’Impératrice et en disait beaucoup de mal, Julie trouvait la société impériale frivole, et elle
était froissée du peu d’attention qu’Eugénie accordait à elle-même et à ses sœurs. Julie n’avait pas avec
l’Empereur la même familiarité que sa cousine : Mathilde tout enfant avait joué avec Louis Napoléon
« comme s’il eût été de notre âge » 26, elle avait été brièvement fiancée avec lui, et disait sans façon à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
portant beaucoup d’affection et une grande estime, Julie était plutôt intimidée par le souverain.
Les deux princesses avaient des situations différentes : Mathilde appartenait à la famille impériale,
jouissait d’une subvention annuelle de 200 000 francs (qui devinrent 500 000 en 1860, après la mort
du roi Jérôme) et bénéficiait d’un véritable service d’honneur, avec un secrétaire des commandements,
trois dames « pour accompagner », un chevalier d’honneur et une lectrice. Liée par sa mère aux familles
royales européennes, elle était tenue de recevoir chez elle les princes étrangers et de donner de temps
en temps des réceptions pour l’Empereur et l’Impératrice. Julie, pour sa part, appartenait à la « famille
civile » de l’Empereur, avait une subvention annuelle de 20 000 francs (plus 20 000 pour indemnité de
logement) 28, et avait un train de vie beaucoup plus simple.
Leurs images publiques aussi différaient : Mathilde, séparée de Demidov, affichait sans trop de
problèmes sa relation avec Nieuwerkerke et accueillait des amis artistes et quelque peu bohèmes,
23
24
25
26
27
28
Lettre de Jean-Baptiste Henri Lacordaire à Julie, 30 janvier 1859, Museo Napoleonico de Rome.
Lettre de Julie à Billault de Dieppe, 18 août [1857], Archives départementales de la Haute-Loire (Nantes) 20 Fonds Billault J. Liasse 55.
Lettre de Julie à son mari, 17 décembre 1859, Museo Napoleonico de Rome.
Mathilde Bonaparte, Souvenirs des années d’exil, op. cit., Ire partie, p. 734.
Ms Notes et Souvenirs, 7 janvier 1863.
Cf. Papiers et correspondance de la famille impériale, Paris : Garnier, 1875, tome Ier, p. 68.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
158
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Julie : « L’Empereur est ennuyeux mais il est très honnête homme, et il a du cœur 27. » Tout en lui
acceptant qu’ils s’expriment chez elle librement et sans contraintes. Julie au contraire faisait bon ménage
avec son mari, s’occupait de ses enfants et tenait fermement au respect des bienséances chez elle. Elles
considéraient d’une façon dissemblable la tradition napoléonienne : si pour Mathilde Napoléon Ier et
la gloire de la famille étaient incontournables, pour Julie (petite-fille de Lucien, le frère républicain
et rebelle de l’Empereur), « cette espèce de fétichisme » que l’on avait pour Napoléon Ier « ne pouvait
pas durer. Je l’admire bien pourtant, mais je ne suis pas à son égard aussi absolue que le reste de ma
famille 29. »
Malgré leur rivalité, les deux cousines n’avaient pas seulement des amis en commun, mais aussi
les mêmes idées sur plusieurs sujets, en particulier sur l’unité et l’indépendance de l’Italie, où toutes les
deux avaient passé leur enfance et leur jeunesse. Mathilde aimait l’Italie, parce que sa famille proscrite
y avait trouvé un refuge : « J’avais vu de mes yeux l’abaissement de cette belle contrée, son humiliation
sous le joug étranger », écrivait-elle dans ses mémoires. « J’avais éprouvé ses ressentiments, partagé ses
espérances. Qu’y avait-il de plus simple que, une fois en mesure de le faire, je lui prêtasse le concours de
ma situation 30 ? » Sa maison devint donc (à la grande colère de Viel-Castel, qui trouvait qu’elle parlait du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
les personnages politiques favorables à la cause italienne, les Italianissimi, dont Lavallette, Benedetti,
Bonjean, ainsi que son frère Napoléon Jérôme et ses amis. Elle en arriva même à considérer la question
italienne comme « la pierre de touche » qui lui faisait reconnaître « les vrais partisans de l’Empire » 32.
Julie aussi approuvait l’idée de l’indépendance de l’Italie (en désaccord avec son ami Thiers, qui
redoutait l’unité de ce pays, et considérait l’Italie « notre ennemie ») 33, mais elle se posait le problème
du rôle du Pape, et craignait que la construction d’un État unitaire ne se révélât un rêve impossible ;
avec Lacordaire, elle pensait que « la cause de l’Italie est juste, celle de la Papauté l’est aussi ; le nœud du
problème est de ne sacrifier ni l’une ni l’autre » 34.
La position ouvertement pro-italienne de ses cousines, ainsi que les liens qu’elles maintenaient dans
le pays de leur enfance, avaient de l’importance pour Napoléon III, au moment où – de concert avec le
roi de Sardaigne et son ministre Cavour – il allait décider de déclarer la guerre à l’Autriche. À un dîner
29
30
31
32
33
34
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 485, et Ms Notes et Souvenirs, 22 décembre 1869.
Mémoires de Mathilde, manuscrits, cités par Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., p. 175.
Horace de Viel-Castel, Mémoires sur le règne de Napoléon III, op. cit., vol. III, p. 150, 25 mai 1855.
Mémoires de Mathilde, manuscrits, op. cit., p. 176.
Lettre de Thiers à Julie du 2 octobre 1860, in Lettere inedite di Thiers, op. cit., p. 41.
Lettre de Lacordaire à Julie, 1er décembre 1859, Museo Napoleonico de Rome.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
159
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Pape et des Autrichiens comme aurait pu le faire « le Mazziniste le plus prononcé ») 31 le centre de tous
aux Tuileries, en janvier 1859, il s’entretint plus longuement que d’habitude avec Julie, et en parlant
de l’Italie lui dit : « C’est un pays charmant, il est vrai qu’on aime toujours le pays où l’on a été, étant
jeune 35 ! » Quelques mois après, en juillet, après l’armistice de Villafranca, l’empereur répondit d’un air
triste à Julie qui le félicitait de son prompt retour : « Malheureusement, ce n’était pas fini 36 ! »
Avec le temps, Napoléon considéra également avec intérêt l’amitié de sa cousine pour Thiers ; de
son côté, l’historien utilisa Julie pour faire passer des messages à l’Empereur. En janvier 1860, Thiers
la chargea de dire au souverain que la rumeur selon laquelle il allait écrire une réponse au pamphlet Le
Pape et le Congrès était fausse. Napoléon III demanda alors à Julie l’opinion de Thiers sur le pouvoir
temporel du Pape ; sa cousine lui dit que son ami n’approuvait pas que Pie IX perdît les Romagnes, mais
qu’il parlait peu de politique et qu’il désirait seulement s’occuper de littérature et vivre tranquille 37. Elle
s’empressa de défendre son ami face à l’Impératrice, qui accusait Thiers de vouloir une coalition contre
la France. Quand l’Empereur découvrit qu’elle était liée à Lacordaire, il lui dit un peu étonné : « Vous
le connaissez lui aussi ? », pour lui demander ensuite si le grand prédicateur lui était très hostile – ce à
quoi Julie lui répondit qu’elle ne le croyait absolument pas 38.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
pour lui demander l’appui de l’historien, surtout à l’occasion des élections à l’Académie (où Thiers jouissait
d’une grande influence) : Walewski, par exemple, la pria de demander à Thiers de donner son vote pour
l’élection à l’Académie de Camille Doucet 39. À travers Julie, il y eut échange de compliments entre
Troplong, le président du Sénat, et Thiers, qui chargea la princesse de dire à Troplong que « si un jour il
désirait remplacer à l’Académie Française le duc de Pasquier, il lui donnerait volontiers sa voix » 40.
Chez elle, Thiers rencontrait Billault, qui appréciait l’influence de Julie sur le célèbre historien :
le ministre raconta à la princesse que la reine Sophie des Pays Bas (cousine de Mathilde et grande
admiratrice de Napoléon III) lui avait confié avoir trouvé Thiers « singulièrement modéré envers
l’Empire », et que, à l’avis de Billault, cette modification était due à la « bonne et douce influence » de
Julie 41. Le salon de la princesse commençait à prendre forme : Billault lui écrivait que son salon avait
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 106.
Ibid., p. 115, 17 juillet 1859.
37
Cf. lettre de Julie à son mari, 8 janvier 1860, Museo Napoleonico de Rome. Le Pape et le Congrès avait été publié par Arthur de la Guéronnière (en accord avec
l’Empereur) le 22 décembre 1859.
38
Lettre de Julie à son mari, 15-16 janvier 1860, Museo Napoleonico de Rome.
39
Cf. lettre de Julie à son mari, 18 janvier 1862, Museo Napoleonico de Rome.
40
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 152, 9 février 1862.
41
Lettre de Billault à Julie, 8 juin 1862, Archives départementales de la Haute-Loire (Nantes) 20 Fonds Billault J. Liasse 56.
35
36
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
160
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Connaissant ses relations avec Thiers, plusieurs personnages du gouvernement s’adressaient à Julie
pris une « excellente position », qu’il ne pouvait « qu’être utile au gouvernement de l’Empereur » 42 et
qu’il attirait « les hommes les plus éminents » 43. Le ministre mourut subitement en octobre 1863 ; sa
mort désola la princesse, qui se fit un devoir de cultiver la mémoire de son ami.
Dès 1863, elle accueillit Victor Duruy, le nouveau ministre de l’Instruction publique, qu’elle avait
en grande estime. Parmi les nouveaux habitués on comptait aussi Arthur de La Guéronnière, journaliste
et collaborateur de Napoléon III, auquel Julie trouvait « un grand charme dans l’esprit et par conséquent
dans la conversation » 44 et qui, sur la question italienne, avait les mêmes idées que Julie. Un autre de
ses fidèles, le marquis Henri-Auguste-George de La Rochejaquelein (fils et neveu des deux plus célèbres
généraux royalistes de la Vendée, et qui s’était rallié à l’Empire en opposition aux orléanistes), avait
sur ce sujet une opinion diamétralement contraire. Lui et le sénateur Barthe se trouvaient d’accord :
« ils sont tous les deux anti-unitaires », écrivait Julie, « car ils croient que cette unité serait funeste à la
France, et ils soutiennent à outrance le pouvoir temporel du Pape » 45.
À la même époque, l’historien Charles Giraud lui présenta Prosper Mérimée, qui était aussi un
familier de Mathilde 46 et des Tuileries (ayant connu l’Impératrice tout enfant), et qui connaissait bien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
1857, l’Empereur avait chargé Mérimée de dire à Thiers (ainsi qu’il le raconta à Nassau William Senior),
qu’il considérait son Histoire du Consulat et du Premier Empire comme le plus grand monument élevé à
la mémoire de son oncle. Thiers avait alors chargé Mérimée de répondre à l’Empereur qu’il s’occupait
peu de politique, qu’il avait toujours ses « chimères constitutionnelles », mais qu’il était « très-sensible à
un éloge qui vient de si haut » 47.
Le rôle de Mérimée auprès du couple impérial était peut-être plus complexe que ce qu’on pense
communément : son dernier biographe, Pierre Pellissier, suppose que Napoléon III avait chargé l’écrivain
des missions « plus discrètes, presque secrètes », et qu’il le considérait comme un « agent d’influence »
auprès de ses amis à travers l’Europe entière 48. On peut l’imaginer à propos des relations de Thiers avec
Julie. Aux élections législatives du 31 mai et du 1er juin 1863, Thiers ayant été élu, malgré l’opposition
Lettre de Billault à Julie, 18 juillet 1862, ibid.
Lettre de Billault à Julie, 16 septembre 1862, ibid.
44
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 126, novembre 1860.
45
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., pp. 138-139, 17 août 1861.
46
Cf. Prosper Mérimée, « Lettres à la princesse Mathilde 1860-1870 », La Revue de Paris, 15 juin 1922, pp. 673-706.
47
Nassau William Senior, Conversations with Mr. Thiers, M. Guizot, and other distinguished persons, during the Second Empire, London: Hurst and Blackett, 1878,
vol. II, p. 143, May 8th, 1857.
48
Cf. Pierre Pellissier, Prosper Mérimée, Paris : Tallandier, 2009, pp. 379-382.
42
43
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
161
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Thiers. Depuis quelques années, Mérimée avait servi de trait d’union entre Thiers et Napoléon III : en
violente de Persigny (ministre de l’Intérieur à partir de la fin de 1860). Julie se trouva embarrassée avec
Thiers : ils avaient décidé de rester bons amis malgré la politique, mais la princesse sentait « qu’un air
glacé a passé entre nous ». Elle désapprouvait hautement la violence de Persigny contre l’élection « d’un
homme célèbre qui, j’en suis convaincue, ne demandait pas mieux que d’être aussi bien avec nous que
lui aurait permis sa dignité » 49.
Thiers lui assura que son but en entrant au Corps législatif était « d’empêcher la guerre et de
ramener en France les libertés constitutionnelles » 50. Il avait en effet approuvé le décret du 24 novembre
1860, qui accroissait le rôle des Chambres, instituait trois ministres sans portefeuille, et concédait aux
journaux de publier le compte rendu intégral des débats 51. Mérimée pensa alors que Thiers pouvait
jouer un « grand rôle » 52, en conciliant les milieux libéraux – dont il était le chef de file – avec l’Empire.
Il ne réussit pas à obtenir que l’historien assistât à la séance impériale de l’ouverture des Chambres du
5 novembre 1863 : il demanda alors à Julie d’intervenir, mais sans résultat. Mérimée se fâcha avec elle,
et lui écrivit : « C’est que vous êtes paresseuse et que vous ne vous donnez pas la peine de gouverner les
gens, ce qui vous serait facile 53. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
des Arts ») étaient au centre de la vie mondaine et intellectuelle parisienne. La « qualité » de salonnières
leur était reconnue soit par leurs amis soit par le public, et dans les journaux on parlait souvent de leurs
réceptions.
En 1862, Sainte-Beuve (qui connaissait Mathilde depuis 1841) fut chargé d’écrire pour La Galerie
Bonaparte de l’éditeur allemand Glaeser un portrait de la princesse 54. La description était flatteuse :
la princesse avait « le front haut et fier, fait pour le diadème », son regard était « vif et perçant », sa
physionomie exprimait « noblesse, dignité », son caractère était simple et droit : « rien dans l’ombre ».
Le critique louait le cœur de Mathilde : « Elle a les amitiés longues, sûres, fidèles. Elle a besoin de
confiance dans les relations : “J’ai besoin, dit-elle, de croire aux gens que je vois”. » Il justifiait même
l’impétuosité de la princesse et son esprit tranchant et absolu, en le mettant sur le compte de son origine
méridionale : « Sa pensée nette n’a jamais un instant de trouble, d’hésitation ; elle ne conçoit que ce
49
50
51
52
53
54
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., pp. 183-184, 10 juin 1863.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 194, 5 décembre 1863.
Cf. La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 127, décembre 1860.
Prosper Mérimée, « Lettres à la Princesse Julie (1863-1870) », La Revue de Paris, Ire partie, 1er juillet 1894, pp. 9-32, lettre du 27 octobre 1863, p. 13.
Ibid., lettre du 5 décembre [1863], p. 17.
Charles-Augustin Sainte-Beuve, « La Princesse Mathilde », Causeries du Lundi, 3 juillet 1862, Paris, Garnier Frères, s.d., 3e éd., tome XI, pp. 389-400.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
162
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Au cours des ces années, Julie et Mathilde (à laquelle on avait donné le surnom de « Notre-Dame
qui est clair et ce qui s’explique clairement. […] C’est un ciel d’Italie tout d’azur, avec un horizon net
et arrêté ; pas un nuage, pas une vapeur : le bleu pur et les lignes certaines. » Il retrouvait également en
elle « quelque chose de la forme et du profil d’esprit du grand Empereur » 55.
Mais surtout (et c’était son plus grand compliment), « la princesse Mathilde est, en effet, artiste
dans l’âme. […] Elle a le sens visuel et pittoresque remarquablement développé, et elle n’a cessé de le
cultiver par l’étude et par le travail 56. » Son talent de salonnière se révélait dans les brillantes réceptions
de l’hiver à Paris où Mathilde, « toujours présente et toujours prête, parlant à chacun, variant l’accueil
et l’à-propos », semblait « née pour la représentation », mais aussi pendant l’été à Saint-Gratien, quand
« entourée, de quelques amis toujours les mêmes », elle paraissait au contraire « faite pour l’intimité,
pour un cercle d’habitudes paisibles, riantes et heureuses » 57.
Le portrait de Sainte-Beuve se terminait par l’éloge des qualités plus traditionnelles de la princesse,
ses œuvres de bienfaisance, ainsi que de sa disponibilité à offrir son appui et son patronage : « Sa maison
est une sorte de ministère des grâces. Tout ce qu’elle peut solliciter et appuyer, elle le fait ; elle considère
cette charge, dit-elle, comme un des devoirs de sa condition 58. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Sainte-Beuve, mais par une amie de la princesse, Marie Thérèse Bartholoni née Fraser Frisell, dame
d’honneur de l’Impératrice Eugénie. Madame Bartholoni évoquait l’« esprit fin, mordant, curieux de
s’instruire, le don d’écouter et d’admirer les autres » de Julie, et rattachait le « petit cénacle » choisi de
la princesse aux traditions glorieuses de l’hôtel de Rambouillet.
La personnalité de Julie était plus discrète et nuancée que celle de Mathilde (elle s’était donné
comme devise Ferme de cœur, mobile d’esprit). L’archéologue et historien Alfred Maury la définit dans
ses mémoires comme une femme « du caractère le plus aimable et d’une intelligence vive », dont la
conversation avait « un laissez-aller et une franchise pleine de charme chez une femme de son rang ».
Maury nous décrit aussi les efforts que Julie faisait pour attirer chez elle des hommes distingués (il dit
qu’elle « travaillait » à se composer un salon), dont des personnages qui se tenaient éloignés des Tuileries
et s’opposaient au gouvernement de l’Empereur 60. L’helléniste et bibliothécaire du Corps législatif
Ibid., pp. 389-391.
Ibid., p. 396.
57
Ibid., p. 398.
58
Ibid., p. 399.
59
Le portrait, écrit en 1868, fut publié seulement plusieurs années plus tard par Le Gaulois du lundi 20 août 1894, sous le titre de « La Princesse Araminte (Julie
Bonaparte) ».
60
Alfred Maury, Mémoires, Bibliothèque de l’Institut de France, Ms 2647-2656, n. 2650, vol. IV (1860-1864), p. 446.
55
56
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
163
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
On a aussi un portrait contemporain de Julie 59, écrit toutefois non par un auteur célébré comme
Emmanuel Miller, un ami de Flaubert, la considérait une « admirable maîtresse de maison », parce que
chez elle chacun pouvait « se croire l’objet d’une attention particulière » 61.
Julie et Mathilde avaient chacune leur petite coterie « privée » et exclusive, mais elles organisaient
aussi des réceptions plus nombreuses. Mathilde était contrainte par sa position à donner des soirées
officielles : aux frères Goncourt elle racontait ses mardis : « Tous les gens qu’il faut que je reçoive…
C’est l’ennui de mon état… Ceux que je ne veux pas recevoir les autres jours… Enfin, la porte est
ouverte. Par exemple, je ne leur donne rien, pas un rafraîchissement 62. » Elle préférait recevoir ses amis
en petit comité, soit à Paris, soit à Saint-Gratien, et s’amusait à se faire inviter par eux, surtout par
Sainte-Beuve. Elle fut même tentée de participer aux fameux dîners Magny, mais elle préféra en inviter
les commensaux chez elle.
Julie avait des soirées où elle recevait un grand nombre d’invités et des petites réunions plus restreintes
vers 5 heures de l’après midi, où – raconte Alfred Maury – « un petit nombre de personnes faisaient
cercle autour d’elle et où l’on causait librement de mille sujets » 63. Julie affectionnait particulièrement
ces causeries intimes, en dehors – disait-elle – « du flot des ennuyeux et des indifférents, qui parlent pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
ne viennent l’interrompre 64. Les « règles » d’une bonne conversation étaient pour elle bien claires :
« Pour que la conversation soit agréable, intéressante, elle doit embrasser toutes les époques, toutes les
sciences ; elle doit enfin effleurer bien des choses difficiles et délicates sans froisser les idées de ceux qui
causent, tout en n’ayant pas l’air de leur concéder quoi que ce soit 65. »
Tant Julie que Mathilde tenaient à avoir chez elles les nouveaux écrivains : en mai 1864, il y eut
chez Julie une soirée « fort brillante », où était présent Flaubert, auteur dit Julie « d’un roman qui
a eu de la célébrité et qui est spirituel et original » 66. L’écrivain était encore chez elle en juin, ainsi
qu’Ernest Renan 67 ; Julie avait connu ce dernier à travers Hortense Cornu, une femme de lettres qui
avait été filleule de Napoléon III et qui – tout en maintenant ses opinions républicaines – était très liée
à l’Empereur et à l’Impératrice. La princesse mettait en contact ses habitués et leur demandait de lui
61
62
63
64
65
66
67
Lettre d’Emmanuel Miller à Julie Bonaparte de Roccagiovine du 13 mai 1867, Institut de France, CCVI 31.
Edmond et Jules de Goncourt, Journal. Mémoires de la vie littéraire, Paris : Robert Laffont, 1956, vol. II, 1866-1886, p. 14, 1er avril 1868.
Alfred Maury, Mémoires, op. cit., vol. IV, p. 447.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 292, 22 juin 1866, et p. 393, 13 mai 1868.
Julie Bonaparte de Roccagiovine, Pensées I (1859-1866), Museo Napoleonico de Rome, n° 289.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 213, 3 mai 1864.
Ibid., p. 217, 4 juin 1864.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
164
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
ne pas se taire » ; elle craignait particulièrement que « quelques femmes futiles ou peu intelligentes »
conduire leurs amis : le 5 juin 1864, elle présenta Flaubert à Mérimée, et quelques jours après Flaubert
vint chez elle avec Hippolyte Taine, revenu d’Italie.
Dans le salon de la rue de Grenelle, on parlait surtout d’histoire et de littérature ; ses amis lui
apportaient leur bagage d’érudition, d’étude et d’expérience, ils lui donnaient leurs livres qui venaient
de sortir. L’atmosphère était sérieuse, mais pas pédante. On était plutôt conservateur en littérature :
Germinie Lacerteux des frères Goncourt (qu’elle jugeait « vulgaires et prétentieux ») 68, par exemple, fut
fort critiqué, et Julie se déclara « violemment intolérante contre cette littérature réaliste qui, tout en ne
nous montrant que d’affreuses créatures, a cependant le singulier attrait d’exciter plutôt la curiosité que
la colère des femmes honnêtes » 69.
Parfois, Julie jugeait ses invités uniquement sur leurs compétences mondaines. Elle aimait assez
Flaubert et appréciait son talent, mais elle se scandalisait quand il définissait Renan « un homme
nuageux », et appelait Thiers « le roi des épiciers » 70. Elle le trouvait « complètement dépourvu de poésie
et de sentimentalité », d’une conversation « presque toujours vulgaire » 71, et « inférieur parfois dans la
vie de salon à d’autres hommes qui ont moins d’esprit que lui » 72.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
chez Julie : ce fut toutefois une occasion agréable : « ils ont un peu marivaudé ensemble. Thiers a
été pétillant d’esprit, ma cousine a été très naturelle et fort gaie ». À la fin, Mathilde tendit la main à
l’historien, en lui disant : « Adieu, mon ennemi ! », et Thiers lui répondit : « Je regrette de ne pouvoir
pas dire : “Adieu, mon amie !” » 73.
En politique, parmi les nouvelles recrues de Julie, il y avait le jeune et beau ministre d’Italie,
Costantino Nigra, que la princesse recevait à d’autres moments que ses « vecchioni » (qui auraient
pu en devenir jaloux). Julie était une enthousiaste, qui se passionnait pour ses nouveaux amis et en
parlait à tout le monde. Flaubert écrivit à Jules Duplan que la princesse ne parlait que de Renan : « La
princesse Julie raffole de Renan, ne parle que de ses œuvres, et même vous en tanne, si j’ose m’exprimer
ainsi 74. »
68
69
70
71
72
73
74
Julie Bonaparte de Roccagiovine, Pensées I (1859-1866), Museo Napoleonico de Rome, Essais de critique.
Julie Bonaparte de Roccagiovine, Pensées I (1859-1866), Museo Napoleonico de Rome, n° 24.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 217, 4 juin 1864 et p. 302, 10 août 1866.
Ibid., p. 345, 3 avril 1867.
Ibid., p. 390, 22 avril 1868.
Ibid., p. 398, 5 juin 1868.
Lettre de Flaubert à Jules Duplan, samedi 14 mars 1868, éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1868.htm.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
165
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Une fois, Thiers et Mathilde, qui ne se fréquentaient plus, séparés par la politique, se rencontrèrent
Julie était très fière de son salon, et écrivait avec orgueil à son mari qu’elle et ses sœurs étaient
devenues « una piccola potenza » (une petite puissance) 75. Elle s’était aperçue que Mathilde était devenue
« gelosissima » de ses amitiés, et des « uomini distinti » 76 qui venaient chez elle. En effet, quand Julie
était présente à la rue de Courcelles ou à Saint-Gratien, Mathilde cherchait à la mettre de côté. Elle
n’était d’ailleurs pas la seule, car chez sa cousine les autres femmes ne pouvaient souvent être « qu’à l’état
d’oreilles » 77. Julie reconnaissait le charme de Mathilde et de sa conversation ; toutefois, elle décelait
dans sa cousine « un fond de despotisme qui ne cède que devant ceux qu’elle aime » 78.
De même que Mathilde, Julie ne se plaisait pas aux réceptions de Cour, et elle s’y rendait seulement
parce que l’Impératrice lui avait fait savoir qu’elle tenait beaucoup à la présence des femmes de la famille
aux grands bals. Julie et sa petite coterie sérieuse déploraient la frivolité et le « mauvais genre » des fêtes
de la société impériale ; un des fidèles de Julie, Charles Giraud de l’Institut, lui décrivit scandalisé une
fête où l’ambassadeur d’Autriche, Richard de Metternich, dirigeait un orchestre qui mimait les cris des
animaux, tandis que sa femme Pauline (la femme la plus brillante du monde officiel) jouait du tambour.
Giraud (et Flaubert était d’accord avec lui) en concluait : « Des spectacles pareils m’affligent au lieu de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
grandes dames décolletées, des personnages au cordon rouge, qui viennent rire à la voix enrouée d’un
coq ou d’un coucou, et se payer d’un spectacle, ou d’un concert burlesque emprunté à la rue : cela
m’afflige et ne m’amuse plus. […] La grande société de ce pays donne sa démission de toutes les choses
qui légitiment sa grandeur : de la grâce, du goût, de la dignité, de l’esprit 79. »
Julie et Mathilde en arrivaient parfois à devoir se disputer la compagnie de leurs amis avec des femmes
appartenant au demi-monde – telles que la Païva ou Jeanne de Tourbey – qui, elles aussi, tenaient salon.
Julie commentait scandalisée que les femmes de son temps lui paraissaient en révolution, « en ce que les
femmes du monde prennent les allures des femmes entretenues, celles-ci prennent les attitudes et les goûts
des femmes du monde » 80. Mathilde faisait des scènes à Flaubert parce qu’il fréquentait la de Tourbey,
qui par ailleurs avait été une chère amie (presque une élève) de Sainte-Beuve, et qui fut longuement la
maîtresse de Napoléon Jérôme, frère de la princesse. Avec les Goncourt, Mathilde se plaignait de devoir
75
76
77
78
79
80
Lettre de Julie à son mari, 12 mai 1862, Museo Napoleonico de Rome.
Lettre de Julie à son mari, 16 avril 1862, Museo Napoleonico de Rome
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 330, 9 janvier 1867.
Ibid., p. 359, 10 juin 1867.
Lettre de Charles Giraud à Julie Bonaparte de Roccagiovine, s.d., Museo Napoleonico de Rome.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 289, 1er juin 1866.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
166
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
m’égayer. La première société d’un empire, qui emprunte les amusements d’une classe inférieure ; des
partager « avec de pareilles femmes », le temps de Taine et de Renan, de Sainte-Beuve et de Flaubert, qui
dînaient chez elle et ensuite s’empressaient d’aller « chez cette gueuse » (la Tourbey) 81.
Julie, ainsi que ses sœurs, jouissait dans la société parisienne d’une réputation sans tache, et était
considérée, écrit Alfred Maury, comme « ce qu’il y avait de plus honorable dans la famille Bonaparte » 82.
Mathilde avait une situation mondaine bien plus splendide, mais sa vie privée et ses manières se
trouvaient souvent critiqués : Pauline de Metternich, en rappelant dans ses Souvenirs la rencontre à
Paris en 1867 entre la princesse et l’empereur François Joseph d’Autriche, se déclarait sûre que son
souverain n’avait nullement apprécié Mathilde : « elle était trop brusque de manière, trop criarde, trop
délurée pour lui plaire » 83.
Viel-Castel depuis plusieurs années se plaignait dans le secret de son journal des amis et des discours
qu’on faisait chez Mathilde, de la liberté de langage de la princesse, de l’influence qui y maintenait
Nieuwerkerke : « Le monde reproche à Nieuwerkerke de n’avoir pas fait prendre à la Princesse l’attitude
d’une Altesse Impériale. Elle pouvait rendre de grands services à l’Empereur en lui rattachant tout le
monde littéraire et artistique dont elle est aimée, et elle ne l’a pas fait 84. » Dans son snobisme d’Ancien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
les salons des grands seigneurs, s’y trouvent très malheureux ; leur caractère ombrageux les rend moroses,
ils sont jaloux de toute supériorité, ils y prennent en haine les distinctions sociales qui ne les établissent pas
au premier rang, et devant eux la conversation devient fort difficile, parce que chaque mot d’une personne
du monde leur paraît l’indice d’une intention blessante pour eux 85. » Quelques années après, il concluait
que « la pauvre Princesse Mathilde croit avoir un salon, elle n’a qu’un bazar où tout flatteur vit aux dépens de
celui qui l’écoute ! » et que la « fréquentation de gens aux manières vulgaires » avait corrompu ses manières :
« elle en est arrivée à prendre pour de l’aisance majestueuse, la familiarité la plus commune » 86.
À partir de 1860, Charles-Augustin Sainte-Beuve avait pris une place importante dans le salon de
la princesse Mathilde. L’affection entre le grand critique et la princesse était profonde : Sainte-Beuve
conseillait Mathilde dans ses lectures, lui présentait ses amis, organisait pour elle des cours d’histoire
tenus par Julien Zeller. Mathilde s’occupait avec un soin presque maternel du bien-être du critique, et elle
81
82
83
84
85
86
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., vol. II, 1866-1886, p. 167, 7 août 1868.
Alfred Maury, Mémoires, op. cit., n. 2650, vol. IV (1860-1864), p. 447.
Pauline de Metternich, « Je ne suis pas jolie, je suis pire ». Souvenirs 1859-1871, Paris : Tallandier, 2008, p. 163.
Horace de Viel-Castel, Mémoires sur le règne de Napoléon III (1851-1864), op. cit., vol. III, 1854-1856, p. 260, 15 juillet 1856.
Ibid., vol. IV, p. 332, 23 octobre 1858.
Ibid., vol. VI, 1860-1864, pp. 210-211, 21 avril 1863.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
167
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Régime, il lui reprochait d’admettre dans son intimité les artistes qui, « loin d’être flattés de se trouver dans
utilisa tout son crédit auprès de l’Empereur pour le faire nommer sénateur, malgré les idées notoirement
anticléricales de Sainte-Beuve et ses liens avec l’opposition politique à l’Empire. Au portrait flatteur que
le grand critique avait écrit d’elle, Mathilde répondit avec une description intelligente et affectueuse de
son ami : « un esprit éminent, fin, caustique, insinuant, indulgent, par bonté de cœur, par habitude de
la vie ; souriant à toutes les malices ; en découvrant partout ; accessible à tout le monde, mais sachant
garder ses préférences ; philosophe à la façon des Grecs – auxquels il ressemble beaucoup par la forme
extérieure – un croyant sans religion, un philosophe avec des indignations, un scrutateur par curiosité :
enfin un esprit qui comprend tous les esprits, qui les explique tous, et qui a le rare bonheur de n’avoir
de la passion que ce qu’il faut pour rester jeune et impartial 87. »
Sainte-Beuve maintenait ses idées et se permettait – avec une grande prudence et sans aucune
agressivité – de critiquer les convictions granitiques de Mathilde en ce qui concernait l’histoire
napoléonienne : « Daignez vous mettre au point de vue d’un public si morcelé, si travaillé en sens divers,
et qui n’était point placé comme vous-même, Princesse, au cœur de la tradition et dans la lignée directe
de l’homme 88. » Il cherchait aussi, à travers la princesse, à faire passer des messages au gouvernement, à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
pas conformes à la politique impériale. Il fallait expliquer à La Valette, alors ministre de l’Intérieur et
ami de Mathilde, que si on réduisait les écrivains amis du gouvernement « à n’avoir pour asile que le
foyer même de l’adversaire », ça aurait pu signifier qu’une « école gouvernementale » n’était pas possible,
qu’il n’y avait que l’opposition, et que « bien sot est celui qui ne choisit pas ce cadre » 89.
Quand, le 6 mars 1867, Émile de Girardin fut condamné à une forte amende pour un article paru
sur son journal La Liberté et intitulé « Les Destinées meilleures », Sainte-Beuve écrivit à Mathilde : « Je
vous jure que je suis très-affecté, non pas individuellement, mais politiquement de tout cela. Veuillez
penser qu’il y a contradiction entre inaugurer un régime qu’on proclame plus indulgent [le décret du 19
janvier 1867 avait remplacé, au Corps législatif, l’adresse par le droit d’interpellation, et envisageait la
réforme de la liberté de la presse et du droit de réunion] et le faire précéder par un acte plus sévère qu’on
n’eût fait du temps où il y avait des avertissements 90. »
Cit. in Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., p. 184.
Lettre de Sainte-Beuve à Mathilde, jeudi 22 décembre 1864, in Charles-Augustin Sainte-Beuve, Correspondance générale, recueillie, classée et annotée par Jean
Bonnerot, Paris, Toulouse : Privat, Didier, tome XIII, 1963, p. 677.
89
Lettre de Sainte-Beuve à Mathilde, 26 juin [1865], in Correspondance, op. cit, tome XIV, 1964, p. 254.
90
Lettre de Sainte-Beuve à Mathilde, 7 mars 1867, in Correspondance, op. cit., tome XXVI, 1970, p. 125.
87
88
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
168
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
lui faire comprendre qu’il était inutile de vexer journalistes et hommes des lettres, dont les idées n’étaient
Sainte-Beuve amena chez Mathilde ses collègues hommes de lettres : Flaubert, les Goncourt, Taine,
Renan, Théophile Gautier (que Mathilde, pour lui assurer un revenu fixe, nomma son bibliothécaire,
avec une pension annuelle de 6000 francs). Gustave Flaubert avait été une « recrue » de Mathilde avant
que de devenir un habitué de Julie : du début de 1863, il fréquentait la rue de Courcelles. À sa manière
timide et gauche, il était très attaché à la princesse, et il se sentait très proche d’elle : « Ne vous semble-t-il
pas, que tous, tant que nous sommes (malgré les différences de fortune, de rang et même de sexe), nous
vivons sur un radeau de la Méduse, et qu’en dehors de ce petit nombre-là, il y a, tout autour de nous,
comme un océan d’hostilités et de bêtise ? C’est pourquoi il faut se tenir ferme et garder l’espoir 91. » Il
tenait beaucoup à l’opinion de Mathilde sur ses ouvrages : « J’aimerais à écrire quelque chose qui vous
fût réellement agréable ! », lui écrivait-il en mars 1867, quand il préparait L’Éducation sentimentale,
« car je vous avouerai, Princesse, que je redoute beaucoup votre jugement et que j’ambitionne votre
suffrage » 92.
Les frères Goncourt furent les fidèles chroniqueurs du salon de Mathilde, reportant minutieusement
les invités, les humeurs et les traits saillants de la princesse. La première fois qu’ils furent invités chez
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
un peu couperosée, la physionomie fuyante et des yeux assez petits, dont on ne voit pas le regard ;
l’air d’une lorette sur le retour et un ton de bonne enfance, qui ne cache pas tout à fait un fond de
sécheresse. » Passionnés par les salonnières du XVIIIe siècle, ils n’apprécièrent ni le dîner tout à fait
ordinaire ni la conversation à table, les « expressions d’atelier » et « l’argot de demi-monde » 93 utilisés
par les convives. Toutefois, ils changèrent bientôt d’avis et se laissèrent fasciner par la nouveauté de ce
milieu à la fois princier et artistique, gouverné par une personnalité forte et originale. « La princesse
est le type d’une femme toute moderne, la femme artiste, quelque chose de très différent de ce qu’on
appelait la virtuose au XVIIIe siècle » 94 ; elle leur paraissait « une espèce de Marguerite de Navarre dans
la peau d’une Napoléon » 95.
Tout de suite, ils notèrent que la princesse n’aimait pas la compagnie des femmes ; elle se plaignait
du « niveau si singulièrement descendu de la femme » depuis le XVIIIe siècle, de l’ignorance et de
91
92
93
94
95
Lettre de Flaubert à la princesse Mathilde, jeudi [février 1866], éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1866.htm
Lettre de Flaubert à la princesse Mathilde, dimanche [mars 1867], éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1867.htm
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., vol. 1, 1851-1865, p. 843, 16 août 1862.
Ibid., p. 901, 13 décembre 1862.
Ibid., p. 1184, 16 août 1865.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
169
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
elle, elle ne leur fit pas une bonne impression : « C’est une grosse femme, un reste de belle femme,
la frivolité des dames de son monde 96. Pour elle (comme pour Julie, qui disait que les femmes qui
viennent « me font honneur, celles qui ne viennent pas me font plaisir » 97) la présence des autres femmes
constituait parfois un problème ; les Goncourt décrivent « sa figure de crucifiement et d’envie » 98,
quand deux dames insignifiantes l’empêchent de participer à une intéressante conversation avec le
fameux physiologiste Claude Bernard.
Les Goncourt devaient aussi faire face aux changements d’humeur de Mathilde ; parfois, ils la
trouvaient affectueuse et prévenante, parfois c’était à peine si elle leur parlait. Quand ils lui envoyèrent
leur nouvelle œuvre, Madame Gervasais, la princesse leur dit seulement que le livre lui semblait « assez
bien fabriqué » 99. Elle leur paraissait « un Napoléon-femme », une « femme mâle » 100, franche sinon
brutale, mais jamais perfide, très tendre au fond, « un singulier et attachant mélange de bonté à la fois
grossière et délicate » 101. Aux deux frères, Mathilde déclara que son seul plaisir au monde c’était de vivre
« au milieu de gens qu’elle aime, qui lui sont sympathiques » 102, et qu’à tous les honneurs et les fêtes du
monde elle préférait rester chez elle avec ses amis.
La fonction de Mathilde, ainsi que celle de Julie (avec un pouvoir plus réduit) était souvent d’appuyer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
d’aider les artistes et les hommes de lettres (surtout Mathilde) à obtenir des commissions ou à pouvoir
publier ou représenter leurs œuvres. Ce fut Mathilde qui obtint du directeur de la Comédie Française
que soit représentée la pièce Henriette Maréchal des Goncourt, qui essuya un insuccès mémorable.
Mathilde et un peu Julie aussi cherchaient même à intervenir au moment des élections à l’Académie. Les
deux cousines soutiennent avec courage Ernest Renan quand, en 1864, on lui retira la chaire d’hébreu
au Collège de France parce qu’il avait nié la divinité de Christ. En 1866, Mathilde réussit à empêcher
qu’on retirât à Hippolyte Taine, pour l’indépendance de ses opinions, son poste d’examinateur de
français à Saint-Cyr.
L’affection jalouse et exclusive que Mathilde portait à ses amis se heurtait à l’habileté presque
« professionnelle » de salonnière de Julie. Quand elle surprit les Goncourt demandant à Nieuwerkerke
l’adresse de la princesse Julie, qui avait invité les frères à ses mardis, elle cria au « raccrochage », et
96
97
98
99
100
101
102
Ibid., p. 901, 13 décembre 1862.
Préface de Joseph Primoli à Ernest Renan, Lettres à la princesse Julie, op. cit., p. 725.
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., p. 1132, 18 janvier 1865.
Ibid., vol. II, 1866-1886, p. 202, 17 février 1869.
Ibid., pp. 39-40, 1 octobre 1866.
Ibid., p. 91, 27 juin 1867.
Ibid., p. 102, 5 août 1867.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
170
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
la carrière des amis et des amis des amis, de leur obtenir des décorations ou des avancements de carrière,
pendant une heure éreinta sa cousine, qui venait « lever ses invités chez elle » 103. Quelques années après,
à un dîner de famille aux Tuileries, Julie (qui avait mis son fils aîné chez les Jésuites), affirma que les
Jésuites n’étaient pas les ennemis du gouvernement impérial. La colère de Mathilde explosa : « Oh,
quelle femme ! La menteuse ! […] Tout ce qu’elle dit, des mensonges ! Je la crois folle… Elle se teint les
sourcils à présent 104. »
L’évolution dans un sens libéral du gouvernement de Napoléon III fut accueillie d’une manière
différente par Julie et Mathilde. À cette époque, Mathilde n’aimait pas s’occuper de politique, sauf ce qui
concernait la cause italienne ou la défense du prestige de la dynastie napoléonienne. Julie, au contraire,
cherchait à suivre toutes les séances du Corps législatif. Se rattachant à la tradition plus ouverte de
la branche Lucien, elle était convaincue qu’une plus grande liberté s’insérait dans la ligne de la plus
authentique tradition bonapartiste : en 1866, elle écrivait : « Les Bonaparte représentent en même tems
que les principes de 89, le régime d’autorité ; on ne s’arrêtera plus maintenant dans la voie du progrès
ni de la liberté 105. » Son salon était considéré par la société impériale comme un salon indépendant, et
avait même un certain « cachet frondeur » 106.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Napoléon III. Thiers continua à aller souvent chez Julie, qui notait dans son journal les critiques de son
ami : « Il trouve le gouvernement trop personnel, il demande la responsabilité des ministres, il se plaint
que la presse n’ait assez de liberté 107. » Après le décret du 19 janvier 1867, madame Cornu demanda
à Julie ce qu’en pensait Thiers, s’il en était mécontent ou s’il préférait « le régime légal quel qu’il soit
appliqué à la presse et à l’association, au régime de l’arbitraire » 108. Lors d’un dîner de famille, début
février 1868, Napoléon III demanda à voix basse à Julie si elle voyait encore Thiers, et ce qu’il pensait
de la loi de la presse. Julie lui répondit qu’il paraissait la croire nécessaire. Napoléon III alors lui dit : « Je
trouve qu’il a raison », et il ajouta ensuite : « Nous serons peut-être obligés d’arriver à ses idées 109. »
Toute la diplomatie et l’habilité de Julie ne suffirent pas à éviter des discussions, dans son salon,
entre Thiers et les autres habitués : dans ses Mémoires, Alfred Maury relate de vifs échanges sur la
liberté de presse, dont Thiers « réclamait la plus large extension ». Un de ses contradicteurs lui avait
103
104
105
106
107
108
109
Ibid., vol. I, 1851-1865, p. 1066, 13 avril 1864.
Ibid., vol. II, 1866-1886, p. 128, 21 janvier 1868.
Julie Bonaparte de Roccagiovine, Fragments I (1844-1870), Museo Napoleonico de Rome, juillet 1866.
Préface de Joseph Primoli à Ernest Renan, Lettres à la princesse Julie, op. cit., p. 724.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 272, 20 février 1866.
Lettre d’Hortense Cornu à Julie Bonaparte du 25 janvier 1867 (inv. 8112), Museo Napoleonico de Rome.
Mémoires de Madame Dosne, l’égérie de M. Thiers, Paris : Plon, 1928, vol. II, pp. 312-313.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
171
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
L’amitié avec Thiers continuait, malgré l’opposition déclarée de l’historien au gouvernement de
dit : « Vous-même, quand vous étiez ministre, ne disiez-vous pas qu’il était impossible de gouverner
en France avec une liberté absolue des journaux, et n’avez-vous pas demandé les lois de septembre
[1835] ? ». L’historien répondit embarrassé : « Cela peut-être, mais aujourd’hui, je veux cette liberté. »
Maury en concluait que ça signifiait « qu’il n’était pas au pouvoir, qu’il n’aimait pas le régime impérial,
parce qu’il voulait un gouvernement constitutionnel où lui ministre fût tout-puissant » 110.
Les deux cousines continuaient à se tenir éloignées de la Cour, au même temps qu’augmentait
l’influence de l’Impératrice. Les règles compliquées d’étiquette paraissaient surannées à Julie : « Tout
ce fatras de servilité, de futilité élégante, de laquais aristocratiques, qui s’appelle la Cour, n’est plus de
notre temps […], tout cela avait raison d’être à l’époque des dynasties de droit divin, alors que le roi
était l’image de Dieu sur la terre, mais à présent cela n’en impose qu’au vulgaire et encore 111. » À vrai
dire, la Cour de Napoléon III était une Cour « moderne », et si l’aristocratie (impériale ou d’Ancien
Régime) y était nombreuse, on y accueillait également étrangers, hommes de lettres, savants, artistes et
militaires d’origine plébéienne.
L’éloignement des deux princesses était lié aussi à un conflit interne à la famille impériale : il y
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
côté) comme Julie, Mathilde et son frère Napoléon Jérôme, et les Murat (qu’Eugénie affectionnait et
protégeait particulièrement). « À la Cour on ne juge pas de l’esprit des gens, mais de leur caractère, et les
Murat sont plus malléables que les Bonaparte » 112, écrivit Julie, tandis que Napoléon Jérôme considérait
les Murat comme « des médiocrités cancanières » 113.
Julie, Mathilde et son frère avaient formé des sociétés, non pas d’opposition, mais alternatives à une
Cour dominée par l’Impératrice. Ils avaient plusieurs amis en commun (avec une majorité d’hommes
politiques et journalistes d’idées avancées chez Napoléon Jérôme), et les mêmes opinions sur l’unité
italienne. Napoléon Jérôme avait eu plusieurs différends avec sa sœur (surtout de nature financière),
tandis qu’il aimait beaucoup Julie, dont il appréciait l’esprit et le bon sens. Surtout après 1865, quand il
fut écarté de la vie politique, il allait souvent chez sa cousine (qui était liée aussi à la princesse Clotilde, la
pieuse femme du prince). Il y retrouvait ses amis et il pouvait aussi se confronter – sur un terrain neutre
– avec les hommes du gouvernement ou bien avec Thiers. Il approuva le premier discours de Thiers
110
111
112
113
Alfred Maury, Mémoires, op. cit., n. 2650, vol. IV (1860-1864), p. 424.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 374, 28 décembre 1867.
Ibid., p. 351, 18 avril 1867.
Ibid., p. 329, 3 janvier 1867.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
172
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
avait un contraste entre les membres plus indépendants et intelligents (qui étaient souvent mis de
député, qu’il trouva « beaucoup plus libéral que l’orateur en général » 114 ; Julie en parla à l’historien, qui
envoya de suite au prince le texte de son discours. Napoléon Jérôme chargea alors Julie de dire à Thiers
qu’il avait été « très sensible à cette déférence de sa part » 115.
Julie était fascinée par la personnalité forte et originale de Napoléon Jérôme (tout en critiquant
son anticléricalisme farouche), le jugeait « indépendant de caractère, libéral en politique, fidèle en
amitié » 116. Elle aimait beaucoup l’avoir dans son salon, même si – dans sa parfaite amabilité – certaines
fois elle était un peu choquée de son manque « d’urbanité, de politesse » 117. Avec Renan, elle déplorait
que son cousin n’ait pas réussi à collaborer avec l’Empereur : « J’ai toujours regardé l’union des qualités
si grandes et si diverses de l’Empereur et du prince Napoléon comme la condition de salut pour notre
pays » 118, écrivait Renan à Julie. Pour l’écrivain, ainsi que pour Julie, l’intelligence, les idées ouvertes et
les amitiés dans les milieux républicains et avancés du prince pouvaient être un utile stimulant pour la
politique impériale.
En effet, Napoléon III ne voyait pas d’un mauvais œil les amitiés formées par ses cousins dans les
milieux artistiques, littéraires ou d’opposition, car ils pouvaient constituer un appui dans son projet des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
La rivalité entre Mathilde et Julie, parfois latente parfois explicite mais toujours présente, explosa
en juin 1868 en raison d’une étourderie commise par Julie aux dépens de Sainte-Beuve, le plus célèbre
et influent ami de sa cousine. Julie avait toujours aimé écrire et étudier (en famille on l’appelait
« l’écrivassière ou la gribouilleuse » 119), et elle aimait faire lire ses écrits à amis et fidèles. Elle avait connu
Sainte-Beuve dans le salon de Mathilde, et il y avait eu entre eux échange de lettres et de courtoisies ;
le critique lui avait donné une copie dédicacée de son roman Volupté 120, mais il n’était jamais allé rue
de Grenelle. Enfin, la princesse, comptant sur l’indulgence du critique, se décida à lui envoyer trois des
volumes de son journal, avec une lettre respectueuse 121.
Malheureusement, Julie avait complètement oublié avoir écrit dans un de ces cahiers qu’on lui
avait raconté que Sainte-Beuve menait « malgré son âge, une vie crapuleuse ; il vit avec trois femmes à
114
115
116
117
118
119
120
121
Lettre de Napoléon Jérôme à Julie Bonaparte du 15 janvier 1864, Museo Napoleonico de Rome.
Lettre de Napoléon Jérôme à Julie Bonaparte du 10 février 1864, Museo Napoleonico de Rome. Cf. aussi Mémoires de Madame Dosne, op. cit., vol. II, pp. 278-280.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 484, 16 décembre 1869.
Ms Notes et Souvenirs, 5 octobre 1869.
Lettre de Renan à Julie d’Athènes du 16 mars 1865, in Renan, Lettres à la princesse Julie, op. cit., p. 734.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 258, 12 août 1865.
Cf. I. Dardano Basso, “Lettere inedite di Sainte-Beuve alla principessa Giulia Bonaparte e ai conti Primoli”, Studi francesi, n° 22, 1964, pp. 68-78.
Cf. lettre de Julie Bonaparte à Sainte-Beuve du 15 juin 1868, Institut de France, Fonds Spoelberch de Lovenjoul, 806, (D 598) tome II.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
173
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
concessions libérales progressives.
la fois, qui sont à demeure chez lui ». Elle ajoutait que le critique lui avait laissé des cartes, mais qu’il
n’était jamais entré dans son salon et que, tout en étant admiré comme écrivain, il ne jouait pas de
considération personnelle. Elle terminait en accusant Sainte-Beuve d’avoir fait « des pieds et des mains
pour entrer au Sénat, duquel pourtant il se moquait », d’avoir écrit du mal de personnes qui lui avaient
fait du bien, et – par-dessus le marché – de passer pour très gourmand et ayant une vie privée « très
immorale ». La conclusion de la princesse était que Sainte-Beuve « n’a qu’un Dieu, le plaisir : il n’a
aucune conviction religieuse, et un jour, en parlant de l’homme du peuple et de lui-même, il disait :
“L’homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que je suis une fleur de serre” » 122.
Le critique (qui était déjà très malade) en resta, comme il est naturel, profondément affecté. Il lui
renvoya les cahiers, avec une lettre amère et irritée. « Le hasard est quelquefois malin et spirituel », lui
écrivait-il, en soulignant que s’il n’était jamais entré dans son salon ce n’était pas faute d’y être invité :
« Ce n’est donc point à mon peu de considération comme vous dites, que j’ai pu devoir de n’y être
point admis, mais à une discrétion de ma part et à un éloignement instinctif dont j’ai à me féliciter
aujourd’hui ». Il rebattait point sur point les accusations de la princesse : « Comment se pourrait-il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
l’Histoire de César ». Concernant ses idées religieuses, il accusait Julie de s’exprimer sur ce sujet avec
une « crudité » qui la lui faisait juger « beaucoup plus irréligieuse que je ne demanderais jamais à une
femme de paraître ». Il niait sèchement « l’histoire des trois femmes à domicile », comme une « légende
vraiment herculéenne ».
Il tenait surtout à repousser la dernière affirmation de la princesse : « Quoi ! J’aurais dit qu’un
homme sans éducation est une fleur des champs, tandis que moi, je suis une fleur de serre ! Non, non,
croyez-le bien, Princesse, je n’ai jamais pu dire ni penser qu’un homme fût une fleur. Je réserve ces
images pour un sexe différent. » La lettre était très digne, mais dans le post-scriptum Sainte-Beuve laissa
filtrer ses rancunes, ses doutes sur ses collègues : « Et, à propos encore, quelles sont donc, Princesse, ces
personnes qui m’ont fait du bien et dont j’ai dit du mal ? Faire du bien mais savez-vous Princesse, que
j’ai fait du bien à beaucoup de gens par ma plume et qu’il y a trois ans, avant la bonté toute gratuite
de l’Empereur, j’en étais après quarante ans de littérature à vivre uniquement de cette plume. Ah s’ils
sont jolis les gens qui m’ont fait du bien ! Si c’est quelqu’un de vos familiers qui s’est exprimé ainsi,
122
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 353, 24 avril 1867.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
174
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
que j’eusse tout fait des pieds et des mains pour entrer au Sénat, quand je n’ai jamais fait d’article sur
vous pourrez lui dire de ma part que je dis que c’est un faquin. Je parle ainsi parce que je soupçonne
quelqu’un 123. »
Julie, prise de panique, lui répondit tout de suite par une lettre maladroite, dans laquelle elle
l’assurait « que vous avez en moi une personne qui aura pour vous toujours de l’estime » 124, puis lui
envoya Pierre-Antoine Lebrun et Charles Giraud, des amis communs, pour essayer de l’apaiser. Mais
Sainte-Beuve avait été touché dans un endroit sensible : dans un de ses Dossiers littéraires il commenta
avec amertume qu’il lui était « bon de connaître, pour savoir ce que disent de moi, quand j’ai le dos
tourné, les gens qui, moi présent, me font le plus d’avances » 125. Il chercha consolation chez sa grande
et fidèle amie, la princesse Mathilde : il lui conta toute l’histoire, en se plaignant d’avoir été traité
« de la manière la plus grossière, la plus calomnieuse », et d’avoir eu « un aperçu de ces aménités qui
s’imprimeront, comme évangile, le lendemain du jour où l’on ne sera plus » 126.
Mathilde, indignée pour l’offense faite à son ami, se déchaîna contre sa cousine : « Quelle charogne,
et combien mon indulgence l’avait ménagée ! L’orgueil et l’envie l’ont perdue ! J’en suis, ma foi, bien
aise », répondit-elle à Sainte-Beuve, en ajoutant que, « dans une société bien organisée, on devrait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
dans son entourage : le 3 juillet sur le Figaro un entrefilet racontait l’histoire d’une princesse qui avait
« un salon panaché ; recevant les jours gras tout le diocèse de M. Sainte-Beuve, les jours maigres toute
la petite chapelle de M. Dupanloup » et qui avait cherché, en lui envoyant ses manuscrits, la louange
du « Van Dyck du genre », en oubliant d’avoir inséré Sainte-Beuve dans « une espèce de physiologie des
salons de Paris ». L’aventure, continuait l’article, avait été conté « à une autre princesse, vive comme la
poudre, qui fit explosion en ces termes : “Je reconnais bien là ma chère cousine ! Elle mange du Renan
avec mon frère et du bon Dieu avec ma belle-sœur !” ». La conclusion de l’auteur anonyme était que
« le salon de l’adroite princesse est mis à l’index, et il est probable que, cet hiver, on n’y verra plus que
des soutanes ».
Tous les amis communs de Julie et Mathilde furent mis au courant, et pendant quelques jours on ne
parla que de cela : le sage Flaubert écrivit à Mathilde que Sainte-Beuve n’avait pas été « très philosophe.
Lettre de Sainte-Beuve à Julie Bonaparte du 16 juin 1868, copie à l’Institut de France, Fonds Spoelberch de Lovenjoul, 797 (D 593) tome III, publiée in
Correspondance, op. cit., tome XVII, 1975, pp. 383-384.
124
Lettre de Julie Bonaparte à Sainte-Beuve du 17 juin 1868, Institut de France, Fonds Spoelberch de Lovenjoul, 806 (D 598) tome II.
125
Sainte-Beuve, Dossiers littéraires, Fond Spoelberch de Lovenjoul, Institut de France, 768 (D 567) XXX.
126
Lettre de Sainte-Beuve à Mathilde du 16 juin 1868, in Correspondance, op. cit., tome XVII, 1975, p. 386.
127
Cit. in Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., p. 191.
123
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
175
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
s’entendre pour retrancher un membre aussi infect. C’est la fausseté même 127 ! » Elle répandit l’aventure
Il me semble qu’à sa place j’en aurais ri. Je me vante peut-être ; mais il y avait, je crois, mieux à faire
qu’à se fâcher 128. » Les Goncourt, au contraire (qui avaient pour Julie la même antipathie qu’elle avait
pour eux), s’en donnèrent à cœur joie, traçant dans leur journal un portrait de la princesse au vitriol :
« La Roccagiovine, cette cousine intrigante de la Princesse, cette racoleuse de célébrité pour son salon
[…] cette femme aux gros yeux ronds, qui se vante à faux, dit la Princesse, d’avoir été la maîtresse de
Billault et de La Guéronnière, la Roccagiovine, bel esprit par là-dessus et se piquant d’écrire ». Mais ils
perçurent aussi, dans l’indignation de Sainte-Beuve, « amère et un peu épouvantée, la prescience des
funérailles que lui préparent bien des amitiés qui se sont approchées de lui » 129.
Mérimée, que Julie avait appelé au secours, se déroba, mais il lui écrivit avec indulgence : « malgré
le côté comique de l’aventure, je vous ai plainte de tout mon cœur ». S’il lui fût arrivé la même chose, de
sa part, il lui aurait « fait une belle guerre et je vous aurais rendue bien malheureuse, mais la chose serait
restée entre nous » 130. Toutefois, l’histoire était trop piquante pour la laisser tomber, et Mérimée écrivit
à la comtesse de Montijo (« Vous jugez de la confusion de la pauvre femme qui écrit des mémoires et qui
n’a pas de mémoire » 131), et à des autres connaissances, en concluant que Sainte-Beuve avait « poussé
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Sainte-Beuve lui-même comprit qu’il avait exagéré ; quelques jours après la parution de l’article
dans le Figaro, il écrivit à son amie Jeanne de Tourbey (en lui donnant un portrait de Julie proche de
la vérité : « c’est une assez bonne personne, mais remuante, active, inquiète et très bas bleu » 134), que
c’étaient des « misères dont on rit un moment et auxquelles est dû l’oubli » 135.
Julie se sentit trahie par sa cousine ; toutefois, leurs relations ne changèrent pas, et dès le 16 juillet
elle alla à Saint-Gratien rendre visite à Mathilde, en lui emportant de cette manière son pardon : « Le
beau rôle dans tout cela vous est resté », commenta son ami Emmanuel Miller 136.
Une fois passés les premiers moments, Julie jugea avec hauteur (au fond, elle était un membre de la
famille impériale, et Sainte-Beuve un homme de lettres, d’origine bourgeoise, qui vivait de sa plume) le
128
129
130
131
132
133
134
135
136
Lettre de Flaubert à Mathilde du 27 juin 1868, éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1868.htm
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., vol. II, 1866-1886, p. 157, 18 juin 1868.
Lettre de Mérimée à Julie Bonaparte du 30 juin 1868, in Prosper Mérimée, Lettres à la Princesse Julie, cit., 2e série, pp. 263-264.
Lettre de Mérimée à la comtesse de Montijo du 14 juillet 1868, in Prosper Mérimée, Correspondance générale, Paris : Le Divan, 1941-1964, vol. XIV, p. 181.
Lettre de Mérimée à madame de Beaulaincourt du 17 juillet 1868, ibid., p. 192.
Lettre de Mérimée à la comtesse de Montijo du 14 juillet 1868, op. cit.
Lettre de Sainte-Beuve à Jeanne de Tourbey, 3 ou 8 juillet 1868, in Correspondance, op. cit., tome XVIII, 1975, p. 36.
Lettre de Sainte-Beuve à Jeanne de Tourbey du 11 juillet 1868, in Correspondance, op. cit., tome XVIII, 1975, p. 46.
Lettre d’Emmanuel Miller à Julie Bonaparte du 5 août 1868, Institut de France, CCVI 34.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
176
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
trop loin la vengeance » 132 et que, en tout cas, « heureusement que tout s’oublie vite à Paris » 133.
comportement du critique : « Sainte-Beuve avec tout son esprit est peu homme de monde 137. » Plus tard,
elle écrivit dans ses Pensées : « L’homme lâche peut, impunément, se donner le plaisir d’être impertinent
avec une femme de grande situation, parce qu’il sait bien, qu’elle évitera, à tout prix, le bruit malséant
qui rejaillirait sur elle et les siens, si elle répondait aux attaques injustes, bêtes ou absurdes 138. »
Sainte-Beuve, si vigoureusement soutenu par Mathilde, ne comprit pas que la fidélité à sa famille
(donc, le lien avec sa cousine) avait pour la princesse plus d’importance que l’amitié qu’elle lui portait, et
qu’en dépit de toute sa culture et de sa célébrité il était tenu à suivre soigneusement la ligne de conduite
qu’elle considérait juste. Quelques mois plus tard, Sainte-Beuve (qui depuis longtemps critiquait l’œuvre
du gouvernement impérial sur la liberté de presse, et qui se sentait libre d’écrire où il voulait) décida de
quitter l’officiel Moniteur universel pour le journal d’opposition modérée Le Temps. Quand, le 1er janvier
1869, un article de Sainte-Beuve parut dans Le Temps (« Nos ennemis personnels » 139, selon la princesse),
la colère de Mathilde se retourna contre lui. Elle lui fit une scène terrible, puis répandit toute son
indignation auprès de leurs amis.
Aux Goncourt, elle raconta être allée chez Sainte-Beuve pour lui demander de quitter Le Temps pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
sa démission au Sénat ; ça lui était bien égal ; que d’ailleurs, son intention était bien de ne jamais servir
le petit Prince impérial » 140. Mathilde lui reprocha de s’être brouillée, à cause de lui, avec l’impératrice,
lui rappela tous les avantages et les faveurs qu’elle lui avait procurés. Enfin, elle lui cria : « Mais qui êtesvous ? Un vieillard impotent. Vous ne pouvez pas seulement vous servir dans vos besoins ! Mais quelles
ambitions avez-vous donc encore ? 141 ».
Flaubert essaya de calmer Mathilde : « Ce n’est pas le drapeau qu’il faut regarder, mais ce qu’il y
a dessous ; où l’on écrit importe peu ; le principal est ce que l’on écrit. » À son avis, le grand tort de
Sainte-Beuve avait été « de faire quelque chose qui vous déplaise et, du moment que vous le priez de ne
pas écrire dans ce journal, il aurait dû vous complaire » 142. À George Sand, il écrivit que la rupture lui
paraissait « irrévocable » et que le tort allait surtout au critique, qui ne s’était pas conduit « en galant
homme. Quand on a pour ami un aussi bon bougre, et que cet ami vous a donné trente mille livres de
137
138
139
140
141
142
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 408, 2 août 1868.
Julie Bonaparte, Pensées II (1868-1889), Museo Napoleonico de Rome, n. 481.
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., vol. II, 1866-1886, p. 191, 6 janvier 1869.
Ibid., p. 194, 13 janvier 1869.
Ibid., p. 192, 6 janvier 1869.
Lettre de Flaubert à Mathilde de jeudi [janvier 1869], éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1869.htm
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
177
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
un journal plus proche du gouvernement, et qu’il lui avait répondu « que rien ne le forçait de donner
rente, on lui doit des égards 143. » Mérimée se déclara « bien fâché » de la querelle, mais il ajouta qu’il
était frappé de la « maladresse » avec laquelle toute l’affaire avait été conduite 144.
Sainte-Beuve était convaincu de ses bonnes raisons, et que « tout cela passera » 145. Il ne s’aperçut
même pas que la princesse considérait leur rupture comme définitive : quelque jours après leur brouille,
il lui écrivit une lettre étonnée, où il disait qu’il n’arrivait pas à découvrir d’avoir eu des torts envers
Mathilde, et qu’il était encore sûr de leur amitié. Mathilde lui envoya une dernière lettre, en l’accusant
d’avoir tout refusé : « Vous n’avez voulu entendre rien et vous avez beau dire que ce n’est pas passer à
l’ennemi que publier un ou plusieurs articles en journal ennemi, le public ne juge pas ainsi les choses, et
ceux-là mêmes qui vous ont conquis célèbrent aujourd’hui leur victoire et notre défaite 146. » Mathilde et
Sainte-Beuve ne se revirent plus. Quand, en octobre 1869, la princesse sut que le critique était très malade,
elle se précipita chez lui mais il ne put la recevoir. Il réussit seulement à dicter un billet : « Une satisfaction
profonde est d’avoir retrouvé ce à quoi on avait cessé de croire 147. » Il mourut le 13 octobre 1869.
Naturellement, Julie accueillit avec satisfaction la nouvelle de la rupture, ajoutant que « tout cela
amuse mes amis qui, cet été, ont eu tant de peine à me défendre contre ma cousine à propos de mes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
ne fut pas mis à l’index : l’année suivante, Mérimée écrivit à un ami commun, le comte Arthur de
Gobineau, que la princesse était « en grande prospérité, flirtant avec des philosophes et qq [quelques]
fois avec des abbés » 149.
Les élections de mai-juin 1869 (les premières après les lois de mai et juin 1868 sur la liberté de
presse et de réunion) virent la grande montée du Tiers Parti et des républicains. Elles marquèrent un
tournant décisif, dans un sens libéral, dans la vie politique de l’Empire. Le cercle de Julie devint alors un
espace privilégié, où pouvaient se rencontrer les hommes du gouvernement et les politiques nouveaux,
dont Émile Ollivier, qui avait fait son apparition dans le salon à partir du début 1867.
Le 26 février 1869, Julie donna une brillante réception en l’honneur de la reine Sophie des PaysBas, où intervint « la fine fleur du monde officiel ». L’esprit d’opposition, raconte Alfred Maury qui
143
144
145
146
147
148
149
Lettre de Flaubert à George Sand du 2 février 1869, éd. électronique :
http://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/conard/outils/1869.htm
Lettre de Mérimée à Mathilde du 16 janvier 1869, in P. Mérimée, Lettres à la princesse Mathilde, op. cit., pp. 700-701.
Lettre de Sainte-Beuve à Mr de Lescure du 6 janvier 1869, in Correspondance, op. cit., tome XVIII, p. 345.
Lettre de Mathilde à Sainte-Beuve du 16 janvier 1869, in Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., p. 196.
Cit. in Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., pp. 197-198.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 431, 24 février 1869.
Lettre de Mérimée à Gobineau du 12 septembre 1869, in Prosper Mérimée, Correspondance générale, op. cit., vol. XIV, p. 612.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
178
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
quelques pages qui avaient tant irrité l’irascible critique » 148. Malgré la prophétie du Figaro, son salon
était présent, « commençait à gagner même les serviteurs de l’Empire », et ce soir on fit cercle autour
de Napoléon Jérôme, « qui parlait haut et qui avait là plus l’apparence d’un chef de mécontents que
du cousin germain de l’Empereur ». Autour de lui il y avait Duruy et même Maupas, le ministre de la
Police du 2 décembre 1851, « le dernier homme », commente Maury, « que j’aurais supposé être devenu
un fauteur du gouvernement parlementaire » 150.
On eut recours à la capacité de médiation de Julie au moment où le carme Hyacinthe Loyson, le
plus célèbre et aimé des prédicateurs de l’époque, décida de quitter son couvent et fut excommunié. Le
carme annonça sa décision, soulevant un énorme scandale, le 21 septembre 1869, avec une lettre au
journal Le Temps dans laquelle il protestait « contre le divorce, impie autant qu’insensé, qu’on s’efforce
d’accomplir entre l’Église, qui est notre mère selon l’éternité, et la société du dix-neuvième siècle dont
nous sommes les fils ». Il avait toujours manifesté des idées libérales, en politique comme en religion,
position qui s’accentua pendant la préparation du premier Concile œcuménique du Vatican, qui allait
discuter de l’infaillibilité papale. S’il se réjouissait de voir l’Empire entrer « dans des voies sincèrement
libérales et pacifiques qui lui concilieront tous ceux qui ne [veulent] pas de la Révolution » 151, il croyait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
catholique seule peut sauver le christianisme, et se sauver elle-même en se réformant » 152.
Julie était très liée au père Hyacinthe, qui lui avait été d’un grand secours quand elle avait perdu, à deux
années de distance, ses filles Laetitia et Mathilde. Julie l’appuya comme elle pouvait, tout en espérant qu’il
se réconcilierait avec l’Église : une de ses amies, la poétesse Augustine-Malvina Blanchecotte, lui écrivit
que « la société entière avait l’œil sur vous […] pour tout remettre, tout pacifier, tout ramener » 153.
Après la querelle avec Sainte-Beuve, l’atmosphère chez Mathilde avait changé : les Goncourt se
rappelaient que, quand ils étaient entrés dans le cercle des amis de la princesse, on appréciait et on
encourageait la liberté de parole et d’opinion, et qu’« il y avait des indépendances courageuses et des
personnalités » qui savaient tenir tête aux colères et aux engouements passionnés de Mathilde. Maintenant
il n’y avait, disaient les frères, « que des mendiants, des valets, de bas esprits, de bas cœurs, une claque
servile » 154. La princesse restait généreuse et accueillante, mais elle était devenue encore plus absolue, et
150
151
152
153
154
Alfred Maury, Mémoires, op. cit., n. 2651, vol. V, pp. 398-399.
Lettre de Hyacinthe Loyson à Julie du 20 août 1869, Museo Napoleonico de Rome, n. 1041.
Lettre de Hyacinthe Loyson à Julie du 6 mars 1867, Museo Napoleonico de Rome n. 1018.
Lettre d’Augustine-Malvina Blanchecotte à Julie du 4 octobre 1869, Museo Napoleonico de Rome.
Edmond et Jules de Goncourt, Journal, op. cit., vol. II, 1866-1886, p. 234, 15 août 1869.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
179
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
aussi fermement que seulement le christianisme pouvait « sauver la société contemporaine, et l’Église
ne supportait d’être contredite sur rien. Le cercle libre, artistique et joyeux d’avant était devenu à tous
les effets une petite Cour, avec ses courtisans et ses favoris, ses hypocrisies et ses mesquineries.
Entre-temps, l’évolution du régime impérial se poursuivait rapidement : Eugène Rouher, le
plus influent des ministres de l’Empereur, donna sa démission et Napoléon III nomma un nouveau
gouvernement. Le sénatus-consulte du 6 septembre 1869 renforça le pouvoir du Corps législatif.
L’Empereur, enfin, dans son discours à l’ouverture des Chambres le 29 novembre 1869, affirma : « La
France veut la liberté, mais avec l’ordre. L’ordre, j’en réponds ; aidez-moi à fonder la liberté. » Julie en
était enthousiaste (« L’Empire libéral ! Ce fut le rêve de notre exil » 155) ; Mathilde, pour sa part, craignait
que son cousin ne se dessaisît d’une trop grande partie de son pouvoir.
À la fin de décembre, Émile Ollivier fut chargé par l’empereur de former un nouveau gouvernement :
presque tous les ministres allaient chez Julie, qui notait dans son journal que son salon était devenu « un
petit club » 156. On en voyait peu chez Mathilde, qui continuait à donner des brillantes soirées, souvent
avec la présence du couple impérial (après la fin de sa longue liaison avec Nieuwerkerke, en l’automne
1869, la princesse s’était rapprochée de l’impératrice). Madame Rouher, désolée de l’éloignement du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Mathilde, parce qu’elle ne reçoit pas tous les nouveaux ministres » 157. Mathilde boudait le gouvernement
d’Ollivier et ne parlait pas de politique, mais on voyait bien – écrivit Julie à sa sœur Augusta – qu’elle
était « furieuse » 158.
Julie passa un très mauvais moment au début de janvier 1870, quand Pierre Bonaparte (qui était
son propre oncle, le frère de son père) assassina le journaliste Victor Noir : « Je ne vois dans tout cela
qu’un sujet de Napoléon III tué par un Bonaparte », écrivit-elle désolée dans son journal 159.
Son ami Thiers pensait du bien d’Ollivier (qui le ménageait beaucoup) et du nouveau système
libéral, et lui assura que l’Empereur sauvait « sa dynastie en cédant, tandis que Charles X et LouisPhilippe ont perdu la leur en résistant » 160. Il désapprouva toutefois le plébiscite du 8 mai 1870, qui
pourtant se termina avec un beau résultat pour l’Empereur : plus de sept millions de oui. Quelques
jours après, le 21 mai, un sénatus-consulte instituait l’Empire libéral.
155
156
157
158
159
160
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 490, 5 janvier 1870.
Ms Notes et Souvenirs, 24 décembre 1869.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 501, 15 février 1870.
Lettre de Julie à Augusta Gabrielli du 6 janvier 1869 [mais 1870], Museo Napoleonico de Rome.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 491, 10 janvier 1870.
Ibid., p. 499, 3 février 1870.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
180
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
pouvoir de son mari, disait à Julie que le seul salon où l’on pouvait aller c’était « celui de la princesse
Le ministère Ollivier dut bientôt affronter ses premières difficultés aux Chambres : Julie commença
à avoir des doutes sur Ollivier, qui avait « de l’éloquence, de l’honnêteté tout plein, mais il est
dépourvu de l’esprit de suite et il a le grand malheur de ne pas savoir écouter » 161. Les jours suivants,
se profila la question de la candidature prussienne du prince Léopold de Hohenzollern-Sigmaringen
au trône espagnol ; le 6 juillet, le ministre des Affaires étrangères Gramont déclara à la Chambre que
le gouvernement français ne tolérerait pas un roi prussien à Madrid. Le comte de Solms, premier
secrétaire de l’ambassade de Prusse, affectait d’aller dans tous les salons : il alla aussi chez Julie, où il
déclara « que Prim seul et le roi de la Prusse étaient au courant de cela » 162. Le 12 juillet, Thiers, venant
de la Chambre, dit à Julie qu’on pouvait maintenir la paix si l’Empereur le voulait, que la Prusse retirait
la candidature du prince, qu’on était « dans un coupe-gorge » 163, qu’il fallait en sortir.
La déclaration de guerre désespéra Julie : au père Loyson elle dit en pleurant que « l’infaillibilité du
Pape [qui avait été proclamée le 18 juillet] et la guerre d’Allemagne feront reculer de 5 ou 6 cent ans la
civilisation en Europe » 164. Le 25 juillet, elle dit adieu aux Tuileries à l’Empereur, qui avait « l’air pensif,
mais pas préoccupé » 165 ; ce fut la dernière fois qu’elle le rencontra.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
invasion allemande, les semaines suivantes furent pleines d’angoisses pour toute la famille Bonaparte.
On conseilla à Julie de retourner en Italie, elle en était atterrée : « Je n’ai pas le courage de quitter ma
France bien-aimée, et puis qui sait quand je reviendrai. Mon mari m’établirait à Rome et je ne reverrais
plus ce doux pays de France, où l’on cause si bien 166 ! » Mathilde se décida à partir le 4 septembre ; le
même jour, Julie quitta Paris pour Rome.
Mathilde, qui au début de la guerre avait eu la plus grande confiance dans la victoire des armées
françaises, se déchaîna contre l’Impératrice après la défaite : « elle seule a été la cause de tous nos
malheurs », écrivit sur son journal, « cette femme qu’on tient pour vertueuse parce qu’elle n’a pas
eu d’amant, a perdu le meilleur et le plus généreux des hommes et avec lui notre pauvre pays. Elle
a bouleversé notre société en exagérant le luxe, en donnant l’exemple d’une coquetterie sans bornes,
en accordant plus de valeur à l’extérieur des hommes et des choses qu’à leurs qualités réelles 167. » Elle
161
162
163
164
165
166
167
Ibid., pp. 523-524, 24 juin 1870.
Ibid., p. 530, 8 juillet 1870.
Ibid., p. 531, 12 juillet 1870.
Lettre de Hyacinthe Loyson à Julie du 25 octobre 1870, Museo Napoleonico de Rome, n. 1044.
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 535, 25 juillet 1870.
Ibid., p. 549, 27 août 1870.
Cit. in Marguerite Castillon du Perron, La princesse Mathilde, op. cit., p. 226.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
181
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
Sous le coup des terribles nouvelles qui arrivaient du front, et face au péril d’une imminente
resta en exil en Belgique jusqu’au printemps 1871, quand elle put rentrer à Paris. Saint-Gratien n’avait
heureusement pas été endommagé, et là, ainsi que dans son nouvel hôtel de la rue de Berri, Mathilde
accueillit plusieurs de ses vieux amis. Des nouvelles connaissances se joignirent et son salon eut encore
une vie très longue, jusqu’à la fin du siècle, aux dernières années de la princesse qui mourut en 1904.
Julie, après quelque temps, ouvrit son salon à Rome, dans son palais de la place Trajane. Elle
recevait les amis français de passage, des hommes de lettres et des hommes politiques italiens fidèles à
la France, des membres de la noblesse romaine. Son salon, connu et apprécié, n’eut toutefois jamais
le même poids que celui de Paris. Julie en effet se tenait éloignée de la nouvelle Cour du Quirinal, et
n’approuvait pas la politique pro-allemande du gouvernement italien. Elle ne voulut plus revenir à
Paris ; « comment une Bonaparte peut-elle vivre en France », se demandait-elle, « sous un autre régime
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
168
La princesse Julie Bonaparte marquise de Roccagiovine, op. cit., p. 550, 28 août 1870.
Antonietta Angelica Zucconi, « Les salons de Mathilde et Julie Bonaparte sous le Second Empire », Napoleonica.La Revue, n°11, juillet 2011
182
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 151.100.59.194 - 15/01/2014 12h34. © La Fondation Napoléon
que sous celui des Napoléons 168 ? »