LES DROITS DE L’HOMME CONTESTÉS
Valentine Zuber et François Euvé
S.E.R. | « Études »
2018/12 Décembre | pages 37 à 48
ISSN 0014-1941
Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R..
© S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.247.107.198 - 29/11/2018 10h45. © S.E.R.
Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.247.107.198 - 29/11/2018 10h45. © S.E.R.
Article disponible en ligne à l'adresse :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-etudes-2018-12-page-37.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Société
LES DROITS DE L’HOMME
CONTESTÉS
Entretien avec Valentine ZUBER
Nous fêtons ce mois-ci le soixante-dixième anniversaire de
l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la
Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette notion
semble de plus en plus soumise à la critique. Pourtant, elle
reste un guide pour l’action humaine. Elle est peut-être une utopie, mais une utopie féconde.
Commençons par quelques mots d’histoire sur l’élaboration de la
Déclaration universelle des droits de l’homme. Dans quel contexte
a-t-elle été élaborée ? Par qui ?
■■Valentine Zuber : Cette déclaration a été pensée dans la suite de la
Charte des Nations unies, adoptée le 28 juin 1945. Dans son article 55,
cette dernière faisait des droits de l’homme un objectif majeur de la
nouvelle politique internationale post-Seconde Guerre mondiale pour
en finir avec les totalitarismes et les abus des États dictatoriaux. On
a beaucoup dit que le projet de la Déclaration universelle des droits
de l’homme avait été motivé par le scandale humain qu’a constitué la
Shoah. Or les chercheurs trouvent assez peu de traces de cette préoccupation chez les rédacteurs du texte. C’est plutôt une déclaration qui
se veut en continuité avec les prémices de la politique internationale
déjà élaborées avant-guerre par la Société des nations (SDN) et dans
les différentes « conventions de Genève ». On a donc affaire à un texte
très contextualisé, mais qui se situe aussi dans une tradition de mise
en forme de la politique mondiale.
Études - Décembre 2018 - n° 4255
37
Sur un certain nombre de points, le processus était en effet déjà
amorcé dans le cadre de la SDN. C’est le cas du problème des réfugiés
qui avait fait l’objet de textes à l’issue de la Première Guerre mondiale.
On peut évoquer le droit d’asile des personnes qui n’avaient plus de
nationalité au moment des grands bouleversements géopolitiques
succédant à la Première Guerre mondiale, le droit des minorités dans
la nouvelle composition de l’Europe et l’émergence de nouvelles
nations. La rédaction de la Déclaration s’inscrit donc dans une tradition, dont René Cassin (1887-1976), l’un de ses principaux auteurs, est
l’un des héritiers revendiqués. Tout cela s’explique par une culture
internationaliste qui avait été ébauchée dans l’entre-deux-guerres,
mais qui, en raison de son échec, devait être complètement repensée.
Quand jaillit l’idée d’une Déclaration universelle des droits de l’homme ?
■■V. Z. : C’est difficile de savoir d’où vient l’idée exacte. Des tentatives
de codification du droit international avaient été faites pendant la
guerre, dans les milieux juridiques américains. Le philosophe français Jacques Maritain (1882-1973), qui se trouvait à ce moment-là à
New York, avait d’ailleurs été très sensible à ces tentatives, et les avait
relayées dans ses réseaux. On peut dire que ces tentatives, renforcées
par d’autres émanant plutôt de groupes issus de la société civile, mais
aussi de milieux politiques américains, ont peu à peu amené l’idée
qu’une déclaration solennelle serait quelque chose d’important. Cela
marquerait une pierre miliaire dans la reconstruction du monde au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Mais la forme déclarative
est une forme très ancienne, puisqu’elle date du XVIIIe siècle ; ce n’est
pas un hasard si on la reprend, parce qu’elle a accompagné en quelque
sorte toute l’histoire de la modernité, celle de la création et de l’affirmation des États nations modernes. C’est un geste fort, à la fois du
point de vue rhétorique et symbolique.
Que peut-on dire sur l’histoire de sa rédaction ?
V. Z. : Il faut d’abord rappeler que l’Organisation des Nations unies
(Onu) ne regroupait alors qu’une petite cinquantaine de nations.
Les pays colonisés par les grandes puissances, en Afrique et en Asie,
n’étaient évidemment pas représentés. Le comité de rédaction a été piloté efficacement par Eleanor Roosevelt (1884-1962), la veuve du Pré■■
38
l e S
d r o i t S
d e
l
’
h o m m e
c o n t e S t é S
sident américain (1882-1945). C’était un comité international, où l’on
trouvait côte à côte, et à égalité de statut, un Libanais (Charles Malik,
1906-1987) aussi bien qu’un Chinois, un Britannique, un Russe, un Canadien, un Français (René Cassin), etc. La manière dont a été constitué
le comité prouve la volonté d’arriver à un texte qui puisse être partagé
par toutes les cultures du monde. On a essayé de lui trouver un dénominateur commun pour faire avancer ces idées, à la fois d’un point de vue
politique et civil, mais aussi économique et social. Cette dernière préoccupation, faisant droit aux critiques marxistes envers les déclarations
de droits de l’homme historiques, est d’ailleurs la grande nouveauté
apportée par la Déclaration universelle par rapport à ses devancières.
La présence d’un Russe, autrement dit d’un citoyen soviétique, n’at-elle pas été source de difficultés au sein du comité ?
■■V. Z. : Le clivage n’est véritablement apparu qu’une fois le texte rédigé, lorsqu’il s’est agi de le voter à l’assemblée générale de l’Onu (il fut
adopté le 10 décembre 1948). L’URSS et ses satellites se sont certes abstenus, mais ils n’ont pas voté contre le texte. C’est aussi le cas de deux
autres pays : l’Arabie saoudite (qui avait des difficultés à l’égard de la
liberté de religion et de conviction) et l’Afrique du Sud (en raison de
sa politique d’apartheid). Sur le moment, chacune des parties a essayé
de faire avancer ses pions. Le rôle des Soviétiques a été très important
pour que l’on considère que les droits des êtres humains sont certes civils et politiques, mais aussi et tout aussi légitimement, économiques,
sociaux et culturels. Il y a eu consensus dans le processus rédactionnel. Le rôle d’Eleanor Roosevelt a été en ce sens déterminant, parce
qu’elle a fait droit aux demandes qui venaient du côté communiste.
C’est pourquoi nous avons aujourd’hui un texte aussi équilibré. Je
crois que, dans l’esprit des rédacteurs, on ne pouvait pas hiérarchiser
les droits. L’ensemble formait un tout indivisible. Il n’en demeure pas
moins que les droits civils et politiques sont plus faciles à appliquer
que les droits économiques et sociaux, y compris dans la plupart des
États de droit démocratiques, censés respecter les premiers.
Les droits de l’homme ne sont-ils pas liés à la démocratie libérale ?
■■V. Z. : Tout à fait. Il ne faut pas se cacher que l’ambiance politique, le
terreau culturel du comité et l’horizon idéologique de la Déclaration,
39
c’est la démocratie libérale. Dès l’origine, cette prise de position colore évidemment le texte. Elle est la source de toutes les contestations
futures. Les propos américains reflètent la défense de la liberté de religion et d’expression, et le droit à la citoyenneté pour chacun. On fait
l’apologie d’un système politique particulier.
Il faut souligner l’accent mis sur la liberté religieuse à laquelle les
Américains sont très sensibles. Elle ne s’est pourtant pendant longtemps pas ou peu appliquée aux personnes non croyantes. Ce combat
touchait alors essentiellement l’expression religieuse explicite de
quelque forme qu’elle soit et de quelque intensité qu’elle recouvre,
n’importe où dans le monde. Le combat pour le droit à la liberté de
religion et de conviction l’a heureusement élargi depuis dans les instances internationales.
Peut-on comprendre de cette façon la récente critique du Comité des
droits de l’homme des Nations unies à l’encontre de la législation française sur l’interdiction du port de la burqa dans la rue ?
V. Z. : La perspective du Comité des droits de l’homme des Nations
unies est peut-être plus individualiste. Ce comité, qui est en fait un
conseil de sages issus des différents continents, vise à contrôler l’application par les États signataires du Pacte des droits civils et politiques
de 1966, qui est en fait la convention d’application de la Déclaration
universelle des droits de l’homme.
Dans cette affaire, il semble que l’accent soit mis bien sûr sur l’atteinte à la liberté religieuse, mais aussi et peut-être encore davantage sur
le problème de la discrimination. Il s’agit de l’atteinte à la liberté des
femmes croyantes et le risque d’une double discrimination : à la fois
contre une pratique religieuse et contre une femme immigrée. Il est peu
probable cependant que cette optique soit bien comprise par les Français, persuadés de l’universalité intrinsèque de leur modèle de laïcité.
■■
Cela veut-il dire qu’il y a eu un nouveau débat en 1966 ? Les choses
n’étaient-elles pas suffisamment claires ?
■■V. Z. : L’un des débats très importants de 1948 fut la question de savoir si l’on faisait une déclaration solennelle, ou bien si l’on écrivait en
même temps une convention contraignante pour les États, qui remettait
en cause directement leur pleine souveraineté. C’est toute l’ambiguïté
40
l e S
d r o i t S
d e
l
’
h o m m e
c o n t e S t é S
du statut de la Déclaration universelle. Les Français diront que cela n’a
aucun effet juridique, puisque ce n’est qu’une déclaration solennelle…
Mais elle est quand même une source de droit considérable du fait de la
multiplicité de conventions internationales qui s’y réfèrent (sur le droit
des enfants, contre la torture, etc.). Il y a néanmoins une différence
d’interprétation selon les acteurs : la Déclaration universelle est-elle véritablement contraignante ou n’est-elle qu’un texte symbolique pourvu d’une certaine importance à la fois éthique et juridique ? En 1948,
on pensait trop difficile de rédiger une convention immédiatement
contraignante et de la faire accepter par le plus grand nombre d’États.
On s’est donc raisonnablement borné à faire une « déclaration », sans
savoir exactement quel statut lui donner. Mais, tout de suite après, on
s’est mis au travail pour que tous les principes qui y sont contenus soient
réellement opposables aux États. Il s’agissait bien sûr de les obliger non
seulement à signer le texte, mais surtout à mettre en œuvre les principes qui y étaient inscrits. Cela a pris beaucoup de temps. On est finalement arrivé à produire deux conventions contraignantes : le Pacte des
droits civils et politiques et le Pacte des droits économiques et sociaux,
adoptés en 1966. Ils ont été votés en même temps, mais pas forcément
par les mêmes pays… Il y a donc eu beaucoup moins d’unanimité sur
ces pactes qui, avec la Déclaration universelle, constituent ce qu’on appelle le « système international des droits de l’homme ». Par exemple,
le Pacte des droits civils et politiques n’a été ratifié par la France qu’en
1976. L’adoption a été un processus extrêmement long. Contrairement
à la Déclaration universelle, qui a bénéficié d’une fenêtre temporelle incroyable. Elle venait en effet au bon moment : entre la fin de la Seconde
Guerre mondiale, le durcissement de la Guerre froide et les conflits dus
à la décolonisation.
La Déclaration reste un texte incontournable. Il est pourtant régulièrement critiqué, en particulier par la Chine et par le monde musulman.
Dans le même temps, il sert de référence à des militants qui, au sein de
ces ensembles, veulent accorder la législation aux normes universelles.
V. Z. : Ce fut déjà le cas dans les débats qui entouraient le processus
de décolonisation dès les années 1950. Les pays colonisés avaient mobilisé la Déclaration contre leurs colonisateurs, ce qui mettait ces derniers (les pays signataires) très mal à l’aise… La France, en particulier,
a mis beaucoup de temps à diffuser le texte de la Déclaration dans les
■■
41
espaces qu’elle avait colonisés. Dans un autre contexte, les personnes
qui luttaient contre un État totalitaire ou un État qui ne respectait pas
les plus élémentaires droits humains ont très souvent fait référence à
ce texte. À tel point que l’Onu a jugé nécessaire, il y a vingt ans, de
faire une Déclaration sur les défenseurs des droits de l’homme, afin
de protéger ceux qui, individuellement, se battent pour que les droits
humains soient respectés dans leur propre pays. Ce qui est intéressant, c’est que la Déclaration universelle s’adressait d’abord aux États
en leur intimant de respecter tel ou tel principe. Avec les conférences
internationales sur les droits de l’homme suivantes (Téhéran en 1968
et Vienne en 1993) et les accords d’Helsinki de 1975, l’exigence des
droits de l’homme ne s’adresse plus seulement aux États parties, mais
représente aussi un engagement de la société civile. On assiste à une
extension de la Déclaration à l’ensemble des sociétés. D’ailleurs, dans
le texte, il est précisé qu’elle s’adresse à tous les individus et « aux
cadres de la société » (c’est-à-dire aux associations diverses, politiques,
culturelles, religieuses ou autres, et aux ONG).
Qu’en est-il en Chine ?
V. Z. : C’est de la Chine bien plus que de l’URSS que sont venues
les critiques les plus dangereuses, avec la mise en avant dans les années 1980 des fameuses « valeurs asiatiques » qui, prétendait-elle,
mettaient plus l’accent sur les droits collectifs et ne pouvaient pas
inclure véritablement tout ce qui était défini en matière de respect
dû à l’individu dans la Déclaration universelle. Cette contestation
culturelle a été très forte et elle a mis en danger le système international des droits de l’homme.
Elle a été suivie par d’autres contestations d’ordre culturel, en particulier dans le champ religieux, comme les différentes Déclarations
islamiques des droits de l’homme (1983, 1990), qui proposent une lecture culturaliste des droits humains qui ne correspond pas aux standards internationaux tels qu’ils ont été définis dans la Déclaration universelle. Cela a donné lieu à de très nombreux débats à l’assemblée de
l’Onu (en particulier celui, porté par l’Organisation de la Conférence
islamique sur la nécessaire pénalisation de la diffamation des religions,
entre 2005 et 2011), et on a pu craindre qu’une reconnaissance de ces
textes puisse restreindre la portée nécessairement universaliste des
droits de l’homme.
■■
42
l e S
d r o i t S
d e
l
’
h o m m e
c o n t e S t é S
Tout le monde a-t-il les mêmes droits ? Qu’en est-il des enfants, des minorités de tous ordres ?
■■V. Z. : Le contenu des droits ainsi que le nombre des bénéficiaires
s’est effectivement beaucoup accru au fil du temps. Plusieurs conventions ont été adoptées (sur les droits des femmes en 1979, sur les droits
de l’enfant en 1989, etc.). Elles découlent pourtant toutes de la Déclaration universelle. Leur objectif est de consolider les droits de catégories de population qui sont considérées comme particulièrement
fragiles ou menacées. Le problème, c’est qu’il peut y avoir quelquefois
des concurrences entre les droits, en particulier quand on parle des
minorités. Si, par exemple, on s’intéresse à la protection des peuples
autochtones, on va protéger des droits collectifs ; or la philosophie de
la Déclaration universelle met l’accent sur la protection des individus. Il faut donc arriver à combiner la protection des droits collectifs
et celle des individus à l’intérieur des droits collectifs. L’étendue des
textes de protection de droits ne cesse de s’élargir, mais il peut y avoir
parfois des contradictions. Des personnes revendiquent des droits qui
vont parfois à l’encontre d’autres droits. Cette inflation juridique de
textes et de conventions de droit rend le système juridique international des droits de l’homme extrêmement touffu et technique. Le
corpus devient si sophistiqué qu’il risque d’échapper au citoyen ordinaire. L’avantage de la Déclaration universelle est d’être extraordinairement facile à lire et à comprendre : chacun peut se l’approprier.
Quelles sont finalement les raisons pour lesquelles les droits de l’homme
sont aujourd’hui critiqués ?
V. Z. : Il y en a de nombreuses. Elles sont politiques, culturelles et
économiques. On leur reproche de ne pas être mis en œuvre dans un
certain nombre de domaines. Ils contreviendraient, par exemple, aux
valeurs musulmanes portées par des organisations politiques pour
lesquelles l’article 18 sur la liberté de religion et de conviction n’est
pas acceptable. Ou encore, ils n’auraient pas de véritable fondement
qui donnerait sa justification aux droits humains. De fait, le fondement affirmé est (ou n’est que) la volonté commune des peuples et des
êtres humains de se donner à eux-mêmes des droits, en faisant l’économie de la référence à un être transcendant qui les garantirait. Les
raisons, comme on le voit, ne manquent pas. C’est le fait aussi que la
■■
43
Déclaration universelle peut être perçue, en dépit de l’absence de référence explicite à Dieu, comme un texte d’origine judéo-chrétienne,
et qu’il ne pourrait donc pas s’appliquer de manière aussi universelle
qu’il prétend le faire.
Quel est l’arrière-plan de cette critique que l’on fait du « droit-del’hommisme » ?
V. Z. : C’est un terme qui a d’abord été utilisé par l’extrême droite. Il
a ensuite été remis en exergue par deux personnes que tout oppose :
Nicolas Sarkozy, d’une part, et Hubert Védrine, de l’autre. Le premier
voulait dénoncer une certaine bonne conscience des élites de gauche.
Le second voulait critiquer une politique extérieure qui prétendrait
se fonder sur les droits de l’homme pour mener des actions strictement impérialistes. Il se référait aux États-Unis au moment de l’invasion de l’Irak en 2003. Védrine considérait qu’on ne fait pas de la
bonne politique avec les droits de l’homme. Il fallait certes faire en
sorte qu’ils soient respectés, mais c’était le rôle dévolu à la diplomatie,
certainement pas à la guerre. On ne peut pas imposer la démocratie
aux États, surtout par les armes. À ce propos, on peut relever l’ambiguïté de la position américaine à l’égard des droits de l’homme. Les
États-Unis veulent les promouvoir dans le monde entier, mais surtout
en dehors de leur territoire. Ils suivent donc un modèle de type impérialiste et sont plutôt jaloux de leur autonomie personnelle. Il faut
pourtant rappeler qu’accepter de faire partie du système multilatéral
de l’Onu, ce n’est pas seulement pouvoir exercer une influence dans la
politique mondiale, c’est aussi se mettre en état d’être contrôlé par les
différentes parties, ce à quoi renâclent trop souvent les États-Unis. La
critique est reprise par ceux qui considèrent que les droits de l’homme
seraient exagérément individualistes. Cette mise en cause existe depuis la Révolution française. Et il y a enfin ceux qui considèrent que
c’est une théorie ou une philosophie beaucoup trop humaine et qui, en
ce sens, n’est pas suffisamment légitime, car elle ne se réfère pas à une
transcendance qui seule pourrait la justifier in fine.
■■
Cela pose la question du fondement des droits de l’homme. Quel est-il ?
V. Z. : C’est le débat. Les rédacteurs de 1948 y avaient déjà pensé.
Une grande enquête a été diligentée par l’intermédiaire de l’Unesco, à
■■
44
l e S
d r o i t S
d e
l
’
h o m m e
c o n t e S t é S
l’initiative de Maritain. On voulait recueillir les avis des plus grands
intellectuels du monde entier sur cette question. Il s’est avéré impossible de trouver une référence extra-humaine qui recueille l’assentiment de tous. Faute d’accord, on a préféré garder la formulation qui
remonte au XVIIe siècle : « des êtres humains qui, au nom de l’Humanité, se donnent eux-mêmes des droits ».
Revenons à ce propos sur la référence au judéo-christianisme. Est-elle
explicitement présente dans les débats autour de l’élaboration de la
Déclaration ?
V. Z. : Les rédacteurs sont imprégnés d’une longue histoire des
droits qui ne commence certes pas avec les déclarations de la fin du
XVIIIe siècle. On peut penser évidemment aux tables de la Loi mosaïque, au code de Hammurabi (environ 1750 av. J.-C.), qui accordent
déjà un certain nombre de droits et codifient les relations entre les
êtres humains. On pense évidemment aux théories du droit naturel
qui ont eu beaucoup d’importance dans le cadre de l’élaboration des
doctrines juridiques modernes, du XVIIe siècle jusqu’à nos jours.
Ma thèse est qu’il y a quand même une influence religieuse certaine
dans les déclarations des droits, même si elle n’est pas complètement
assumée. L’attention à la personne est l’une des premières préoccupations chrétiennes (elle se manifeste évidemment dans les évangiles, mais a régulièrement été rappelée, en particulier au moment
des différentes réformes de l’Église et par la Réforme elle-même).
Elle a été remobilisée, laïcisée et popularisée par les philosophes des
Lumières1.
L’Église catholique a longtemps été très opposée à la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elle a pourtant adhéré très
rapidement aux principes de la Déclaration universelle de 1948, en en
faisant une lecture propre, qui reflète son souci évident de la dignité de
la personne humaine. Il y a eu là une belle rencontre, au point qu’on
pourrait parler, à côté des racines judéo-chrétiennes de la Déclaration
universelle des droits de l’homme, des racines « droits-de-l’hommistes » de la nouvelle doctrine catholique en matière de libertés et de
droits humains, formalisée par la déclaration Dignitatis humanæ du
concile Vatican II. Pour la première fois, le magistère catholique défend
■■
1. Cf. V. Zuber, L’origine religieuse des droits de l’homme, Labor et Fides, 2018.
45
la liberté religieuse pas seulement pour les catholiques (pour euxmêmes), mais pour toute personne, quelles que soient ses convictions
originelles. Il y a bien une illustration de la dimension « universelle »
des droits de l’homme.
La tradition catholique est sensible à la dimension collective, au « bien
commun ». Les droits de l’homme n’ont pas seulement une dimension
individuelle (c’est ce qui ressort surtout) mais aussi collective. Comment
donner place à la dimension relationnelle de la personne ? Comment la
défense de droits personnels peut-elle s’insérer dans les relations interpersonnelles ?
V. Z. : C’est la critique qui a été faite par ceux qui n’approuvent pas
ou n’adhèrent pas à la philosophie des droits de l’homme : l’individualisme outré qui forgerait des personnes comme des monades isolées,
et mènerait donc à la dissolution de tout esprit de société. Or, si l’on
relit la Déclaration universelle, on trouve des passages très clairs sur
l’importance de la famille, le droit au mariage (avec le libre choix individuel du conjoint), mais aussi le droit à se constituer en association
et de mener une action commune. Je pense que c’est mal lire la Déclaration que de se limiter à sa seule dimension individualiste. Le texte
est clair. Il reste à savoir comment on le met en pratique. Dans nos
sociétés actuelles, règne toujours une tension entre individualisme et
développement des réseaux, qu’ils soient associatifs ou autres. L’individu en tant que tel est sujet de droit. Ce n’est pas négociable. Mais
il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs niveaux : celui de l’individu,
mais aussi celui de la société civile (qui est remarquablement vivante
et qu’il faut aussi préserver des atteintes aux droits) et, enfin, le niveau
des États, vis-à-vis desquels il faut rester vigilant.
■■
Peut-on envisager une extension de la notion de droit au-delà de l’Humanité, notamment par rapport aux animaux ?
V. Z. : Ce sont des interrogations qu’on n’aurait jamais imaginées il
y a dix ans. De fait, nous sommes des animaux, des animaux pensant.
La recherche montre que les animaux sont autre chose que des machines, qu’ils ont des émotions, qu’ils ressentent la douleur. La réflexion sur le droit des animaux est donc très importante. Il reste à
savoir si l’on peut en faire des sujets de droits humains. Il me semble
■■
46
l e S
d r o i t S
d e
l
’
h o m m e
c o n t e S t é S
y voir une contradiction dans les termes. Les animaux constituent
la dernière limite ; mais on a mis du temps à considérer les enfants,
comme les handicapés, comme des sujets de droit. C’est maintenant
heureusement le cas. On est plutôt dans un approfondissement, un
élargissement des titulaires de droits, qui ne sont plus seulement des
sujets capables d’une pensée autonome, qui peuvent en quelque sorte
se défendre eux-mêmes. Depuis 1948, on assiste à un raffinement dans
les définitions, dans lesquelles on essaye d’inclure le plus possible
d’entités. C’est une philosophie de l’inclusion, et c’est en cela qu’elle
peut aussi être portée par les chrétiens.
Les droits de l’homme seraient-ils une « utopie » ? C’est le propos
transgressif d’un livre de Samuel Moyn2. Les droits de l’homme ne
participeraient pas d’une philosophie surplombante qui réconcilierait
l’Humanité entière, mais seraient une philosophie politique parmi
d’autres. Cette philosophie, rabaissée au statut d’idéologie, pourrait
donc mourir, alors qu’il y a encore vingt ans, on pensait qu’elle était le
stade ultime du progrès politique et moral applicable à l’Humanité
tout entière. Cette critique décapante est nécessaire et doit nous interroger afin que nous ne sombrions pas dans la bien-pensance. Je dirais
cependant, pour conclure, que la Déclaration universelle a été
construite comme un engagement moral, et qu’elle est devenue une
source essentielle du droit, avec une dimension internationale inédite
dans l’histoire humaine. Sa légitimité reste forte et les combats qu’elle
suscite sont, à mon sens, des combats justes.
Propos recueillis par François EUVÉ.
Retrouvez le dossier « Mondialisation politique »
sur www.revue-etudes.com
2. S. Moyn, The Last Utopia, Harvard University Press, 2010.
47
Christus
V I V R E L’ E X P É R I E N C E S P I R I T U E L L E A U J O U R D ’ H U I
La revue
de
spiritualité
ignatienne
4 n0S par an + un hors-série
16,25 € par trimestre ou 49 € par an
Vivez une expérience
spirituelle dans la tradition jésuite
Abonnez-vous sur
www.revue-christus.com (paiement sécurisé)
ou par correspondance en joignant votre chèque à :
Christus – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Tél. : 01 44 39 48 04