MATTHIEU EST-IL PLUS JUIF QUE LUC ?
Isaac W. Oliver
Bradley University, Peoria Illinois
[email protected]
Résumé
Depuis l’époque de Papias, Matthieu est présenté comme l’évangile « hébreu » ou « juif » adressé principalement à une audience « judéo-chrétienne ». La tradition chrétienne a, par opposition, assigné la composition de l’Évangile selon Luc et des Actes des Apôtres à Luc, le chrétien non-juif par excellence. Si aujourd’hui, la majorité des chercheurs reconnaissent la dimension juive de l’Évangile selon Matthieu, y compris son affirmation de la Torah pour les disciples juifs de Jésus, la perspective traditionnelle concernant Luc et Actes, qui nient tout intérêt réel de la part de leur(s) auteur(s) envers la pratique de la Torah et le judaïsme, continue à régner fortement. Cette contribution remet en question la dichotomie établie de longue date entre Matthieu et Luc en démontrant que l’Évangile selon Luc et les Actes des Apôtres sont aussi juifs que l’Évangile selon Matthieu dans la mesure où ils affirment respectivement la pratique de la Torah pour les disciples juifs de Jésus.
Summary
Ever since the days of Papias, Matthew has been cast as the “Hebrew” or “Jewish” gospel addressed primarily to “Jewish Christians.” By contrast, the Christian tradition has ascribed the composition of the gospel of Luke and Acts to Luke, the Gentile Christian par excellence. If modern scholarship today largely recognizes the Jewish dimension of Matthew’s gospel, including its affirmation of the Torah for Jewish followers of Jesus, the traditional view of Luke and Acts, which denies any real interest on the part of their author(s) in Torah praxis and Judaism, still reigns widely. The following article questions this longstanding dichotomy between Matthew and Luke by claiming that Luke and Acts are just as Jewish as Matthew as far as their respective affirmations of Torah practice for Jewish followers of Jesus are concerned.
Il est souvent dit que Matthieu est l’évangile le plus « juif » du Nouveau Testament
Voir, par exemple, C.A. Evans, « The Jewish Christian Gospel Tradition », dans O. Skarsaune – R. Hvalvik (éd.), Jewish Believers in Jesus: The Early Centuries, Peabody/Massachusetts, 2007, p. 242: « The Gospel of Matthew has been traditionally viewed as the most Jewish of the four New Testament Gospels. Whereas the Jewish authorship of Mark and John is disputed, almost everyone agrees that the Matthean Gospel was composed by a Jew ». L’absence dans cette déclaration de toute considération de Luc en tant que juif est notable. . Dans un livre d’introduction au Nouveau Testament très populaire sur le continent Nord-Américain, Matthieu est présenté dans un chapitre intitulé « Jesus, the Jewish Messiah »
B.D. Ehrman, The New Testament: A Historical Introduction to the Early Christian Writings, Oxford, 2012, p. 114-133.. Après avoir souligné les traits identifiés comme juifs dans cet évangile (généalogie de Jésus qui passe par David et Abraham, lecture matthéenne des prophéties des écritures juives, l’accentuation de la pratique de la Torah, etc.), le manuel d’introduction présente l’Évangile de Luc sous la rubrique « Jesus, the Savior of the World »
Ibid., p. 134-153.. On pourrait déduire de cette lecture que Luc est en quelque sorte l’antonyme de Matthieu
Ehrman admet que Luc s’efforce de présenter Jésus comme un prophète juif (p. 134). J’emplois les noms « Matthieu » et « Luc » par convention pour désigner les auteurs des textes de Matthieu, Luc, et Actes des apôtres sans pour autant attribuer la composition de ces œuvres à ces personnages. . Si Matthieu en tant que juif attaché à Jésus s’exerce à démontrer que Jésus est le messie juif pour le peuple juif, Luc regarde bien au-delà des horizons juifs et s’intéresse surtout au monde non juif, à Rome plutôt que Jérusalem, à présenter Jésus comme Christ universel
Cf. W. Schmithals, Das Evangelium nach Lukas, Zurich, 1980, p. 9: « zweifellos ein Heidenchrist, und er schreibt für Heidenchristen »..
Que veut-on dire par l’évangile de Matthieu est juif ? Qui est juif? Quelles sont les critères qui démarquent un auteur, individu, ouvrage ou groupe comme « juif » ? Voilà une question très contestée parmi les juifs de nos jours. Le proverbe amusant « trois juifs, quatre opinions » illustre parfaitement la diversité de points de vue sur cette question compliquée et délicate. L’inclusion du sujet de messianisme et sa relation avec le judaïsme contemporain complique encore plus le débat : l’existence de factions dites « messianiques », comme le groupe hassidique connu sous le nom de Habad (ou Loubavitch) ou encore le mouvement des juifs messianiques croyants en Jésus, anime actuellement une discussion intense sur l’essence de l’identité juive
Voir D. Berger, The Rebbe, the Messiah and the Scandal of Orthodox Indifference, Portland/Oregon, 2001, condamnant dogmatiquement (d’un point de vue juif orthodoxe) le messianisme des Loubavitch. Sur les juifs messianiques contemporains croyant en Jésus, voir D. Rudolph – J. Willits (ed.), Introduction to Messianic Judaism: Its Ecclesial Context and Biblical Foundations, Grand Rapids/Michigan, 2013, ainsi que ma réponse par rapport au traitement historique des passages du Nouveau Testament de ce livre dans « Messianic Jews and the Early Jewish Followers of Jesus », Society of Biblical Literature en 2014 (San Diego, USA). . Il semble qu’il n’y aura jamais de consensus sur la question identitaire : la judéité est-elle transmise par la mère (position juive orthodoxe) ou possiblement aussi par le père (position juive libérale) ? Qu’en est-il des juifs non-pratiquants? Peut-on être seulement juif d’un point de vue culturel? Et pourquoi beaucoup de personnes sont athées mais toujours considérées comme juives, alors que le juif qui se convertit au christianisme est vu comme un individu qui a définitivement rompu avec son héritage juif
Voir toutefois l’article de l’érudit juif orthodoxe Michael Wyschogrod, « Letter to a Friend », Modern Theology 11.2 (1995), p. 165-171, adressé indirectement au Cardinal Jean-Marie Lustiger, juif convertit au catholicisme qui ne voyait pas sa confession comme un acte reniant sa judéité. Wyschogrod maintient cependant que tout juif convertit au christianisme est obligé de continuer à maintenir sa judéité à travers la pratique de la Torah, basant son argument sur le « décret apostolique » dans le livre des Actes des apôtres ch. 15, un passage central qui assume que les disciples juifs de Jésus continuent à pratiquer la Torah même après leur adhésion à la foi chrétienne. ? En l’absence de consensus sur ces points, le rabbin libéral et professeur de religion Dan Cohn-Sherbrok suggère qu’on accepte la réalité que personne ne monopolise les critères de définition sur la judéité. Il n’existe pas de pape juif mais une pluralité d’expressions juives qui se veulent toutes authentiques
D. Cohn-Sherbrok, Messianic Judaism, Londres, 2000, p. 209-210: « A very different approach to the issue of Jewish authenticity is espoused by thinkers who advocate a more tolerant view of the Messianic Jewish movement. Given the multi-dimensional character of modern Jewish life, they contend that Messianic Judaism should be regarded as one among many interpretations of the Jewish faith. The central difficulty with the non-Orthodox exclusion of Messianic Jews, they point out, is that the various non-Orthodox movements are themselves deeply divided over the central principles of Judaism »..
Dans un de ses nombreux ouvrages, Shaye Cohen conclut que la discussion sur l’identité juive était aussi complexe et pluriforme dans l’antiquité : « uncertainty of Jewishness in antiquity curiously prefigures the uncertainty of Jewishness in modern times »
S. J. D. Cohen, The Beginnings of Jewishness: Boundaries, Varieties, Uncertainties, Berkeley, 1999, 346. . Pour certains juifs de la période du second temple, le critère ethnique était primaire, la possibilité de « conversion » au judaïsme étant encore rejetée. On ne pouvait pas devenir juif. On était né juif des deux parents, mère et père
C. Hayes utilise le terme « pureté généalogique » pour décrire cette conception stricte, ethnique de l’identité juive qu’elle retrouve dans le livre de jubilés, 4QMMT, ainsi qu’Esdras-Néhémie. Voir son Gentile Impurities and Jewish Identities: Intermarriage and Conversion from the Bible to the Talmud, Oxford, 2002.. La circoncision devait être appliquée le huitième jour après la naissance—pas un jour avant ou après—reniant ainsi la possibilité pour tout gentil de devenir juif. Tel était la position de l’auteur du livre des jubilés
I. W. Oliver, « Forming Jewish Identity by Formulating Legislation for Gentiles », Journal of Ancient Judaism 4.1 (2013), p. 105-132 (p. 116-122). Voir aussi M. Thiessen, Contesting Conversion: Genealogy, Circumcision, and Identity in Ancient Judaism and Christianity, Oxford, 2011, et sa thèse intrigante que Luc conçoit la judéité de la même manière que le livre de jubilés, reniant la possibilité pour tout non juif de se convertir au judaïsme à travers la circoncision et reconnaissant comme juifs légitimes seulement ceux issus de deux parents juifs et circoncis (dans le cas des mâles) le huitième jour. . Cette position rigide souligne la dimension ethnique de la judéité. Les juifs, ou judéens, selon la nomenclature préférée
Sur la discussion de ces deux termes, voir S. Mason, « Jews, Judaeans, Judaizing, Judaism: Problems of Categorization in Ancient History », Journal for the Study of Judaism 38 (2007), p. 457–512. La discussion semble avoir atteint une nouvelle impasse. Voir A. Reinhartz, « The Vanishing Jews of Antiquity », Marginalia Review of Books, 24 juin, 2014: http://marginalia.lareviewofbooks.org/vanishing-jews-antiquity-adele-reinhartz. , étaient avant tout un groupe ethnique originaire d’une région géographique, la Judée, qui s’était ensuite répandu partout dans le monde gréco-romain et au-delà tout en retenant son identité ainsi que ses traditions ancestrales. On naissait juif, on ne devenait pas juif. Mais voilà que déjà avant le premier siècle de notre ère, les frontières ethniques n’étaient plus aussi imperméables dans plusieurs secteurs de la société. Les histoires de non-juifs qui se font circoncire, confessent leur attachement au Dieu des juifs, et observent les traditions mosaïques abondent au fur et à mesure qu’on approche et dépasse le premier siècle de notre ère
Judith 14, 10 (circoncision et conversion d’Akhior); 2 Baruch 41, 4; Actes 16, 1-4. . Ajoutons que les frontières peuvent être également transgressées dans l’autre direction : de nombreux juifs abandonnèrent la pratique de la Torah pour s’intégrer complètement dans leur environnement non juif, souvent pendant les périodes de confrontation, telle la crise maccabéenne ou les deux révoltes contre Rome, mais aussi en périodes moins sanglantes. On se rappellera du neveu de Philon, Tiberius Julius Alexander, gouverneur en Palestine (ca. 46-48 de notre ère) qui avait abandonné les pratiques ancestrales juives
Josèphe observe que Tiberius Julius Alexander avait cessé d’observer les pratiques ancestrales juives (Antiquités juives 20, 100). Cf. 1 Maccabées 1, 11-15. L’auteur de 2 Baruch, qui écrit après 70 de notre ère, se lamente sur le fait que plusieurs juifs nièrent leur judéité en abandonnant la pratique de la Torah (41, 3). . Aux yeux de plusieurs juifs de l’antiquité, l’observance de la Torah devint une expression fondamentale de fidélité et d’attachement à la communauté juive ainsi qu’un riche héritage remontant à plusieurs générations.
Toute discussion identifiant un personnage, groupe, ou ouvrage ancien comme « juif » doit donc prendre en considération le critère de l’observance de la Torah. C’était le critère de définition adopté par Marcel Simon quand il aborda le sujet des « judéo-chrétiens » dans son magnum opus, Verus Israël. Premièrement, il reconnut la possibilité de comprendre le terme « judéo-chrétiens » de deux manières différentes que nous avons déjà soulignées, l’une ethnique, l’autre religieuse: « Il peut désigner, d’une part, les Juifs convertis à la foi chrétienne, les chrétiens issus d’Israël ; il s’applique, d’autre part, à ceux des chrétiens dont la religion reste mêlée d’éléments judaïques et qui, en particulier, continuent de se plier à tout ou partie des observances »
M. Simon, Verus Israël. Étude sur les relations entre chrétiens et juifs dans l’empire romain (135-425), Paris, 1964, p. 277. . Simon préféra le critère de la pratique de la Torah pour investiguer le « judéo-christianisme » puisqu’il considérait le judaïsme comme une « orthopraxie » plutôt qu’une orthodoxie
Verus Israël, p. 27 du post-scriptum : « En fait le critère le plus sûr, sinon absolument le seul, dont nous disposions pour caractériser et délimiter le judéo-christianisme reste encore l’observance. Au même titre que le judaïsme, le judéo-christianisme est d’abord une orthopraxie. Il se distingue par une attitude fondamentalement légaliste et par son attachement à une observance non pas simplement apparentée dans son esprit, mais bien identique à celle du judaïsme et qu’il retient en totalité ou en partie »..
C’est selon le critère de la pratique de la Torah, tout en évitant l’usage des termes comme « judéo-chrétien » ou « judéo-christianisme », que j’entrepris d’évaluer dans mon livre, Torah Praxis after 70 CE, la judéité de Matthieu et Luc-Actes, analysant leurs perspectives respectives sur la pratique de trois coutumes vues comme des marqueurs d’identité juive aux yeux des juifs et non-juifs : le sabbat, les lois alimentaires (« kashrut » en langage rabbinique), et la circoncision
I. W. Oliver, Torah Praxis after 70 CE: Reading Matthew and Luke-Acts as Jewish Texts, Tübingen, 2013. Pour une discussion des termes « judéo-chrétiens » ou « judéo-christianisme », voire p. 10-18 de mon livre ainsi que S. C. Mimouni, « Le judaïsme chrétien ancien : quelques remarques et réflexions sur un problème débattu et rebattu », Judaïsme ancien 1 (2013), p. 263-279. Je préfère employer les termes « disciples juifs de Jésus » et « disciples non juifs de Jésus » pour désigner les membres d’origine juive et non juive du mouvement qui deviendrait un jour le christianisme. Les mots « chrétien » et « croyant » sont trop chargés de connotations anachroniques et théologiques pour la période en question même si je les emplois de temps en temps. Je préfère aussi pour les mêmes raisons garder le terme grec ekklesia translitéré et de ne pas le traduire comme « église ». . Mon but principal était d’évaluer la judéité des textes de Matthieu et Luc-Actes. Néanmoins, j’ai aussi ajouté, à la fin du livre, quelques remarques provisoires sur l’identité des auteurs et lecteurs originaux de ces textes. Le moment me semblait être bon pour réévaluer le communis opinio sur Luc-Actes, traditionnellement vu comme un texte « gentil chrétien » désintéressé, voire opposé aux pratiques juives, en le comparant avec son cousin Matthieu, l’évangile qui validait la Torah. Dans cet article, j’aimerais reprendre les points principaux de ma recherche tout en ajoutant quelques remarques historiques sur la composition de ces livres.
Le Sabbat dans Matthieu et Luc-Actes
On oublie facilement que plusieurs passages dans Matthieu et Luc-Actes font référence au sabbat sans mentionner de controverse par rapport à son observance. La description de l’enterrement de Jésus nous offre un bon exemple (Mt 27, 57-28, 1 ; Luc 23, 50-24, 1). Les disciples de Jésus sont présentés dans Matthieu et Luc comme des juifs pieux qui font de leur mieux pour enterrer Jésus le jour même de sa mort, avant l’arrivé proche du sabbat – accomplissant simultanément deux mitsvot fondamentales : l’obligation d’enterrer un mort, idéalement le plus tôt possible, et l’observance du sabbat quand il est interdit d’enterrer. Les membres du cercle qui sympathisent avec la cause de Jésus font les préparations nécessaires pour visiter sa tombe et s’occuper de son corps avant et après le sabbat
Pour une analyse de tous les termes chronologiques et problèmes halachiques concernant l’enterrement de Jésus dans les évangiles synoptiques à la lumière des sources juives du second temple et des écrits rabbiniques, voir Oliver, Torah Praxis, p. 147-169. Un problème halachique majeur, négligé par la recherche, concerne la présupposition des évangiles synoptiques que Jésus fut enterré le jour de Pâques. Il est normalement interdit d’enterrer une personne pendant un jour de fête. M. D. Hooker, A Commentary on the Gospel according to St Mark, Londres, 1991, 380, avait noté le problème sans fournir de solution : « It makes little sense for Joseph to avoid desecration of the sabbath by burying Jesus on another holy day ». Ce scénario halachique n’est pas traité dans les sources juives du second temple ni dans la Mishnah. Seuls des textes rabbiniques tardifs (Semahot et le Talmud babylonien) analysés dans mon livre discutent ce problème. Je profite de cette occasion pour ajouter dans la discussion Tobit 2, 1-9 que j’avais négligé. Dans ce passage intriguant, Tobit interrompt momentanément sa célébration de la fête de Pentecôte pour s’emparer du corps d’un de ses compatriotes assassiné à Ninive. Il attend cependant jusqu’au coucher du soleil pour l’enterrer, apparemment par respect pour la sainteté du jour de fête et non pas par crainte d’être appréhendé par le roi Assyrien (2, 8 ; cf. 1, 17-19).. Seul Luc souligne explicitement cet attachement à l’observance stricte du sabbat par les femmes qui suivirent Jésus depuis Galilée jusqu’à Jérusalem : « Durant le sabbat, elles observèrent le repos selon le commandement » (Lc 23, 56)
La traduction française de tout passage biblique cité dans cet article est la TOB (éd. 1998). Sur Luc 23, 56, cf. W.R.G. Loader, Jesus’ Attitude towards the Law, Tübingen, 1997, 357: « Luke alone, among the evangelists, makes a point of emphasising their Torah observance (23:56). It is as relevant to emphasise this at the end of Jesus’ life as it was at it the beginning, because obedience to Torah and sharing Israel’s hopes are fundamental values which Luke’s Jesus and Luke assume ».. Quant à Matthieu, son texte semble suggérer que les pharisiens avec les grands prêtres du temple profanèrent le sabbat en s’efforçant, pendant ce jour sacré, de garder la tombe de Jésus sécurisée : « Ils allèrent donc s’assurer du sépulcre en scellant la pierre et en y postant une garde » (Mt 27:66). Le contraste entre l’observance des disciples de Jésus et ses adversaires juifs est frappant : les uns se reposent jusqu’à la fin du sabbat, les autres coopèrent avec les Romains pendant le jour sacré
H. Weiss, A Day of Gladness: The Sabbath among Jews and Christians in Antiquity, Columbia/South Carolina, 2003, p. 89–90: « By this means, he shows the Pharisees to be in flagrant violation of the Sabbath while, by contrast, the Christian women, who were rather anxious to anoint Jesus’ body, wait until after the Sabbath to go about their business (28:1) »..
Matthieu et Luc assument aussi que les protagonistes juifs décrits dans leurs livres évitent de voyager le sabbat. Dans son discours apocalyptique, le Jésus matthéen exhorte directement ses disciples juifs à prier que le jour de tribulation n’arrive « ni en hiver ni un jour de sabbat » (Mt 24, 20), temps particulièrement inconvenable pour s’évader à cause de la sainteté du sabbat symbole de paix et de repos
Il est vrai que plusieurs juifs anciens permettaient de suspendre le sabbat momentanément pendant les périodes de crises (guerres, tribulations, etc.). Matthieu, néanmoins, souhaite que la tribulation n’arrive pas le jour du sabbat, un jour qui normalement devrait être observé en paix et sécurité. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 177-182 pour une discussion sur les diverses positions halachiques et interprétations par les chercheurs sur ce problème. . L’ajout de la référence au sabbat par Matthieu au texte de Marc (13, 18) souligne son importance pour l’auteur et son audience qui est directement appelée à prier que la grande tribulation n’arrive pas le sabbat, jour qu’il serait obligé de momentanément profaner à cause des circonstances exceptionnelles
Matthieu ajoute aussi ἡ φυγὴ ὑμῶν, « votre fuite ». La grande tribulation n’est pas un fait accompli dans Matthieu mais reste à venir. L’audience adressée dans Mt 24, 40 inclut donc aussi les lecteurs vivant juste après la rédaction de ce verset, probablement rédigé après 70 CE, qui sont appelés à prier que leur fuite n’aie pas lieu le sabbat. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 169-177, pour une argumentation détaillée. . Dans Actes, ce qu’il y a de plus remarquable est la manière dont l’auteur organise l’itinéraire de Paul autour des jours sacrés du calendrier juif, sabbat et autres fêtes juives inclues. Le Paul des Actes ne voyage jamais le jour du sabbat ou autre jour sacré. Il arrive toujours avant le sabbat dans une ville quelconque de la Diaspora et la quitte seulement après le coucher du soleil. Quand, par exemple, Paul quitte Philippes pour atteindre Troas, il s’embarque avec ses collègues seulement « après les jours des pains sans levain » (20, 6). Arrivé à Troas, Paul partage le pain avec ses collègues τῇ μιᾷ τῶν σαββάτων (20, 7), formulation juive du temps qui correspond à באחד בשבת en hébreu
Il n’est pas complètement clair si Paul rompt le pain avec les disciples de Troas le samedi soir ou dimanche pendant la journée. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 222-230.. Il s’apprête à partir de Troas seulement après le sabbat avec l’espoir d’atteindre Jérusalem à temps pour célébrer la fête juive de la Pentecôte (20, 16). Lorsque Paul est arrêté et envoyé vers Rome, l’auteur des Actes mentionne, en passant, le jeûne de Yom Kippur : « mais un certain temps s’était écoulé, et il devenait désormais dangereux de naviguer, puisque le Jeûne était déjà passé » (27, 9). L’usage ordinaire d’une fête juive sans aucune polémique pour démarquer les voyages de Paul a mené Stökl Ben Ezra à conclure que l’auteur des Actes observait Yom Kippur
D. Stökl Ben Ezra, The Impact of Yom Kippur on Early Christianity: The Day of Atonement from Second Temple Judaism to the Fifth Century, Tübingen, 2003, p. 215: « Commentators are unanimous in interpreting ἡ νηστεία as referring to the fast of Yom Kippur. The word νηστεία appears with complete neutrality in the context, without polemical or pejorative accretions. In the same way, a modern Jew would understand a friend saying in late summer that he will return ‘after the holidays’ as meaning at the end of Sukkot. We can therefore assume that the attitude of Luke and his addressees to the fast of the Day of Atonement was to that of a revered and observed festival ». Cf. E. C. Selwyn, St. Luke the Prophet, Londres, 1901, p. 37 n. 1: « None but a Jew would use this expression »..
En effet, l’usage de termes chronologiques juifs apparait à travers Luc et Actes
Oliver, Torah Praxis, p. 222-233.. Actes 1, 12 est un exemple très représentatif concernant le sabbat. Après le départ aux cieux de Jésus (1, 9-11), ses disciples se retrouvent dans la « chambre haute » à Jérusalem (1, 13-14). L’auteur des Actes a rédigé le verset 12 pour lier ces deux scènes : « Quittant alors la colline appelée Mont des Oliviers, ils regagnèrent Jérusalem – cette colline n’en est distante que d’un chemin de sabbat »
Actes 1, 12 est rédactionnel. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 197-99, pour une analyse rédactionnelle de ce passage. . L’auteur a choisi d’employer une mesure juive, « chemin de sabbat » (σαββάτου ἔχον ὁδόν), pour décrire la distance entre le Mont des Oliviers et Jérusalem, sans nul besoin d’expliquer cette terminologie particulière à son audience. La phrase n’apparait pas dans la Septante. Elle réfère à la notion de תחום שבת, les limites de déplacement pendant le sabbat, mille à deux milles coudées selon la source juive
Voir Oliver, Torah Praxis, p. 199-200 ; Doering, Schabbat: Sabbathhalacha und –praxis im antiken Judentum und Urchristentum, Tübingen, 1999, p. 87–94; 145–54; 295–99. . Il est remarquable que l’auteur ait choisi une formulation juive, « heiligen Maßes »
O. Bauernfeind, Die Apostelgeschichte, Leipzig, 1939, p. 23., pour décrire la distance entre Jérusalem et le Mont des Oliviers alors que d’autres options lui étaient disponibles. Flavius Josèphe, contemporain juif de l’auteur des Actes, décrit la même distance pour ses lecteurs en employant des mesures non-juives : « six stades de Jérusalem…au mont appelé Oliviers » (ἓξ ἀπέχοντας τῶν Ἱεροσολύμων σταδίους…κατὰ τὸ Ἐλαιῶν καλούμενον ὄρος)
Guerre des Juifs 5, 70 ; cf. Antiquités juives 20, 169.. Il ne suffit pas de conclure que les disciples de Jésus sont représentés dans Actes 1, 12 comme des juifs pieux fidèles à la Torah
J. A. Fitzmyer, The Acts of the Apostles, New York, 1998, p. 213.. Aucun indice ne suggère que les disciples descendirent du Mont des Oliviers le jour du sabbat. La présence de terminologie juive pour décrire la topographie de Jérusalem dans Actes 1, 12 démontre surtout comment son usage était pertinent pour l’auteur et ses lecteurs
Notons encore la suppression par Luc (et Matthieu) du ὁδὸν ποιεῖν de Marc 2, 23 pour éviter la suggestion que Jésus et ses disciples voyagèrent le jour du sabbat à travers les champs (Lc 6, 1 ; Mt 12, 1). .
Matthieu et Luc contiennent des passages où Jésus et ses disciples rentrent en conflit avec d’autres juifs sur la manière d’observer le sabbat. La présence de Streitgespräche dans ces deux évangiles ne remet pas en question l’observance de l’institution du sabbat elle-même
Contra P. Bonnard, L’évangile selon saint Matthieu, Neuchâtel, 1963, p. 173: « Jésus…confirme la valeur du sabbat avant de le rendre caduc ».. Matthieu et Luc cherchent à justifier le droit de traiter des maladies non-mortelles le sabbat
Mt 12, 1-8 et Luc 6, 1-5 sont exceptionnels car ils ne discutent pas directement le thème de la guérison. Les deux passages peuvent néanmoins être liés thématiquement à la discussion sur le concept de פיקוח נפש dans le sens large du terme ainsi qu’au ministère eschatologique et messianique de Jésus. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 80-113.. Pendant la période du second temple et même après 70 de notre ère, les juifs discutèrent sur plusieurs points halachiques liés à l’observance du sabbat. Il semble que plusieurs juifs s’abstenaient de traiter des maladies « légères » qui pouvaient attendre jusqu’au coucher du soleil pour être soignées (cf. Lc 13, 14)
J’accepte les arguments historiques et halachiques de L. Doering, « Much Ado about Nothing? Jesus’ Sabbath Healings and Their Halakhic Implications Revisited », dans L. Doering et al. (ed.), Judaistik und neutestamentliche Wissenschaft, Göttingen, 2008, p. 215-41. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 47-53. . En période de crise extrême seulement, pour sauver la vie humaine, pouvait-on rompre temporairement la sainteté du sabbat. Cette notion, connue sous le nom de פיקוח נפש dans les sources rabbiniques
Ainsi t. Shabb. 15, 17 (éd. Lieberman): כל דבר עומד בפני פקוח נפש חוץ מע"ז וגלוי עריות ושפיכות דמים. Cf. m. Yoma 8, 6., semble être élargie dans les synoptiques. Déjà dans Marc 3, 4, Jésus réplique avec une question pour justifier sa guérison d’un homme souffrant d’une main paralysée : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal? De sauver un être vivant (ψυχὴν σῶσαι) ou de le tuer ? » Cette question est retenue dans la version lucanienne de l’épisode (Luc 6, 9) avec la formulation, ψυχὴν σῶσαι, qui rappelle bien la notion de פיקוח נפש, sauf que Luc l’applique librement pour défendre le traitement de conditions mineures le sabbat. Quand Jésus guérit le sabbat, il « fait le bien » (ἀγαθοποιῆσαι), acte tout à fait en harmonie avec l’esprit et la raison d’être du sabbat. Rester les bras croisés à ne rien faire serait équivalent « à faire le mal » (κακοποιῆσαι), voire détruire une vie (ἀπολέσαι), le contraire de פיקוח נפש.
Matthieu préfère l’emploi de l’argument a fortiori (employé aussi par Luc) pour défendre son orientation halachique vers le sabbat : « Qui d’entre vous, s’il n’a qu’une brebis et qu’elle tombe dans un trou le jour du sabbat, n’ira la prendre et l’en retirer ? Or, combien l’homme l’emporte sur la brebis! Il est donc permis de faire le bien le jour du sabbat» (Mt 12, 11-12). S’il est possible de s’occuper de sa brebis le sabbat, combien plus un être humain souffrant
La question « Qui d’entre vous, s’il n’a qu’une brebis et qu’elle tombe dans un trou le jour du sabbat, n’ira la prendre et l’en retirer ?» fait allusion à un problème halachique lié au secours des animaux le sabbat (cf. Lc 14, 5 ; 13, 15). Les sources juives qui survivent et traitent ce problème interdisent de retirer un animal d’un puits ou d’une fosse le sabbat (CD 11, 14 ; 4Q265 6, 5-6 ; t. Shabb. 14, 3; b. Shabb. 128b). Il semblerait que Matthieu et Luc retiennent une pratique des fermiers juifs galiléens qui n’étaient pas prêts à perdre leurs animaux, source essentielle de revenu, et intervenaient à leur secours le sabbat. Voir Oliver, Torah Praxis, p. 119-124 ; 142-145.. Le Jésus matthéen raisonne ainsi aussi pour justifier le droit de ses disciples d’arracher des épis de blé le sabbat pour les manger: « Ou n’avez-vous pas lu dans la Loi que, le jour du sabbat, dans le temple, les prêtres profanent le sabbat sans être en faute? Or, je vous le déclare, il y a ici plus grand que le temple » (12, 5-6).
Il est intéressant de noter que Luc contient le plus grand nombre de controverses sur l’approche de Jésus vers le sabbat (Lc 6, 1-5 ; 6, 6-11 ; 13, 10-17 ; 14, 1-6). Dans tous ces passages, Luc s’efforce de rationaliser la pratique de Jésus selon les critères juifs de son époque. Luc 13, 10-17 est particulièrement riche dans son apologie, recueillant des arguments halachiques, eschatologiques, et éthiques pour justifier la guérison d’une femme possédée d’un esprit qui la rendait infirme depuis dix-huit ans
Luc ne fait pas de distinction entre maladie et possession démoniaque. À ce sujet, voir Oliver, Torah Praxis, p. 62. Cf. A. J. Mayer-Haas, “Geschenk aus Gottes Schatzkammer (bSchab 10b)”: Jesus und der Sabbat im Spiegel der neutestamentlichen Schriften, Münster, 2003, p. 300: « Die von Markus vorgegebene Heilungserzählung wird im Lukasevangelium zu einem Exorzismus, der die Vollmacht und Kraft Jesu, die in seinem Wort zum Ausdruck kommen, demonstriert ». . Tout d’abord, le Jésus lucanien tourne l’attention de ses adversaires vers un scénario halachique : « Est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache (λύει) pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? » (13, 15)
Il semblerait en effet que certains juifs déliaient leurs animaux pour les mener boire ou les mettre en pâture. À ce sujet, voir Doering, « Sabbath Laws », p. 241-242 ; Oliver, Torah Praxis, p. 134 n. 78. La considération éthique suit : « Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher (λυθῆναι) de ce lien ? » (13, 16) Luc joue avec des mots grecs pour illustrer son point : comme peut-on détacher un animal pour le mener boire mais ne pas « détacher » un être humain, dans ce cas une enfant du peuple d’Israël, de sa souffrance le jour du sabbat ? De plus, la femme souffre depuis dix-huit ans, soulignant ainsi la gravité de sa condition. Enfin, Satan l’opprime : il s’agit bien plus qu’une intervention médicale ; une vraie controverse cosmique entre le bien et le mal, Dieu et les forces démoniaques, est en jeu. Or Satan ne se repose pas le sabbat. Dans ces circonstances de conflit, Jésus ne peut pas attendre le coucher du soleil pour accomplir sa tâche messianique et eschatologique de venir au secours de son peuple élu. Bien avant, les Maccabées avaient réalisé qu’une observance rigide du sabbat en période de guerre leur couterait la vie. Leur innovation halachique garantis la victoire sur leurs ennemis (1 Macc 1, 32-41).
Malgré les arguments soulignés ci-dessus, il ne semble pas que Luc cherche à encourager les disciples juifs de Jésus de son époque à dévier de la manière courante d’observer le sabbat. Luc essaie surtout de justifier la pratique de Jésus afin d’exalter l’image de son maître et seigneur aux yeux de ses lecteurs et détracteurs. Jésus n’a rien fait de répréhensible aux yeux de Luc car il était obligé d’accomplir sa tâche messianique d’amener guérison et libération. En tant que maître du sabbat, le fils de l’homme devait intervenir et venir au secours de son peuple (6, 5). Nous soulignons ce point à cause de l’absence frappante dans Actes de toute mention de controverses sur la manière dont les disciples de Jésus observent le sabbat. Jamais un des disciples de Jésus, pas même Paul, ne suscite la polémique dans Actes auprès des juifs à cause d’une transgression du sabbat. Dans Actes, les disciples de Jésus ne guérissent jamais le sabbat. Ils fréquentent les lieux saints du judaïsme, comme le temple ou la synagogue, où ils prêchent leur message sans transgresser aucun commandement mosaïque. Le contraste entre Actes et l’évangile de Luc, le détenteur de Streitgespräche sur le sabbat, nous avertit de ne pas accepter facilement des schémas historiques excessivement simplistes, linéaires, et téléologiques qui présentent le distancement de l’observance des coutumes juives comme un trait inévitable et essentiel du christianisme naissant après la mort de la première génération de ses pionniers juifs
Cf. M. Klinghardt, Gesetz und Volkes Gottes, Tübingen, 1988, p. 241 n. 1. . On pourrait même parler d’une « rechute » dans Actes vers une conformation plus conventionnelle envers le judaïsme et ses traditions que la génération précédente. La réalité sur le champ, d’un point de vue sociologique, est toujours plus compliquée
En revanche, les Streitgespräche dans Matthieu, à cause de leurs formes, contenus, et contextes, pourraient refléter la vie de la « communauté matthéenne ». Cf. B. Repschinski, The Controversy Stories in the Gospel of Matthew. Their Redaction, Form and Relevance for the Relationship between the Matthean Community and Formative Judaism, Göttingen, 2000, p. 104, 344. .
Les lois alimentaires dans Matthieu et Luc-Actes
Les lois alimentaires de la Torah sont mal comprises par certains chercheurs du Nouveau Testament, souvent confuses et assimilées avec d’autres catégories de pureté décrites dans la Torah mosaïque. Il est vrai que Lévitique ch. 11 (et Deutéronome 14) emploie le langage de pureté pour décrire les animaux permis (« purs ») et interdits (« impurs ») dans le régime alimentaire juif. Mais les animaux, comme le chameau ou le porc, sont intrinsèquement impurs. Leur impureté ne peut pas être enlevée à travers des ablutions. Un porc baptisé sera toujours un porc ! Leur chair demeure donc interdite pour consommation auprès des juifs. Ajoutons que selon le judaïsme, les lois alimentaires ne sont pas universelles. Seul le peuple d’Israël, peuple sacré, est appelé à les respecter : « Car c’est moi le SEIGNEUR qui vous ai fait monter du pays d’Égypte, afin que, pour vous, je sois Dieu; vous devez donc être saints, puisque je suis saint» (Lev 11, 45)
H. Maccoby, Ritual and Morality: The Ritual Purity System and Its Place in Judaism, Cambridge, 1999, p. viii: « What the dietary laws and the ritual purity laws have in common is that they form part of the priestly code laid down in the Torah for the Israelites as a priest-nation. It is significant that none of these laws is included in the Ten Commandments, or in any of the lists which were made from time to time (notably the rabbinic Seven Noahide Laws) to express basic human morality. Neither the dietary laws (kashrut) nor the purity laws were regarded as obligatory for non-Israelites. Nations or peoples castigated in the Bible for immorality (the generation of the Flood, the people of Sodom, the Canaanites) were never accused of breaches of purity, but only of basic morality ».. Pendant la période du second temple, l’observance des lois alimentaires devint une des conditions sine qua non d’appartenance à la communauté juive et une des formes d’expression publique d’attachement aux traditions ancestrales
Dans la littérature maccabéenne (1 et 2 Maccabées mais aussi 4 Maccabées) la tentation de manger la viande interdite met souvent la fidélité des juifs à l’épreuve. D. Kraemer, « Food, Eating, and Meals », dans Catherine Hezser (éd.), The Oxford Handbook of Jewish Daily Life in Roman Palestine, Oxford, 2010, p. 403-19, remet en question la prévalence de l’observance de la kashrut. L’évidence littéraire et archéologique néanmoins suggère que le respect pour les lois alimentaires était fondamental pour plusieurs juifs. .
La nature de l’impureté des animaux comme le chameau ou le porc diffère de « l’impureté rituelle » qu’un individu peut acquérir, par exemple, après l’entretien de relations sexuelles, la menstruation, ou le contact avec un cadavre
D. Boyarin, The Jewish Gospels: The Story of the Jewish Christ, New York, 2012, p. 133: « While all Jews are forbidden always to eat pork, lobster, milk and meat together, and meat that has not been properly slaughtered, only some Jews, some of the time, are forbidden to eat kosher food that has become contaminated with ritual impurity. While in English they are sometimes confused, the system of purity and impurity laws and the system of dietary laws (kashrut) are two different systems within the Torah’s rules for eating ».. L’impureté rituelle n’est pas permanente et peut être enlevée à travers différents rites comme les ablutions. C’est un type d’impureté souvent lié aux cycles naturels de la vie (naissance, reproduction, et mort), une forme d’impureté inévitable et donc pas immorale. La femme juive qui a ses règles n’est pas considérée comme une pécheresse bien entendu
À ce sujet, voir J. Klawans, Impurity and Sin in Ancient Judaism, Oxford, 2000 ; Hayes, Gentile Impurities and Jewish Identities, p. 5 ; Maccoby, Ritual and Morality, p. 8-12. Pour une critique de la nomenclature et de la notion de « pureté rituelle » et « pureté morale », voir T. Kazen, Jesus and Purity Halakhah: Was Jesus Indifferent to Impurity?, Winona Lake/Indiana, 2010, p. 219-222. Sa suggestion d’employer les termes « (im)pureté intérieure » et « (im)pureté extérieure » me semble prometteuse. . La Torah mosaïque emploie aussi le vocabulaire d’impureté pour décrire des actes considérés immoraux. L’idolâtrie, l’adultère, ou la violence injustifiée est une transgression grave. En principe, aucun remède n’existe pour réhabiliter l’individu qui a péché dans ce domaine de « l’impureté morale ». Normalement, la peine de mort attend ceux ayant commis l’adultère (Dt 20, 10). Contrairement à la pureté rituelle, qui elle aussi s’applique seulement au peuple juif comme les lois alimentaires de Lévitique 11, l’impureté morale est un problème universel qui concerne tous les êtres humains. A partir de la période du second temple, on note une tendance dans les sources juives à condamner tous les humains qui commettent l’idolâtrie, l’immoralité sexuelle, et la violence
Ce développement connait son apogée dans la conception des « lois noahides » considérablement discutées dans le Talmud babylonien. Voir Oliver, « Forming Jewish Identity by Formulation Legislation for Gentiles », p. 123-29..
Souvent dans la recherche du Nouveau Testament, on a lu l’abolition des lois alimentaires dans des passages qui en fait adressent la question de l’acquisition de l’impureté—sujet débattu parmi les juifs anciens. Dans Matthieu 15, 1-20, la discussion est centrée sur la question du lavement des mains avant le repas. Jésus et ses disciples, contrairement à la pratique de plusieurs juifs de Palestine au 1er siècle de notre ère, négligent de laver leurs mains avant de manger de la nourriture kasher : « Pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens? En effet, ils ne se lavent pas les mains, quand ils prennent leurs repas (ἄρτον) ». Le Jésus de Matthieu délivre une série d’arguments, souvent polémiques, pour justifier sa pratique
Oliver, Torah Praxis, p. 264-275. . L’essence de son argumentation consiste à dénoncer la négligence des pharisiens de la pureté morale ou « interne » : « Ne savez-vous pas que tout ce qui pénètre dans la bouche passe dans le ventre, puis est rejeté dans la fosse? Mais ce qui sort de la bouche provient du cœur, et c'est cela qui rend l’homme impur. Du cœur en effet proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduites, vols, faux témoignages, injures. C’est là ce qui rend l’homme impur » (15, 17-20). Seul en ignorant le contexte halachique et littéraire de déclarations, comme « ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur » (15, 11), peut-on conclure que les lois alimentaires juives sont rendus caduques dans Matthieu. La discussion dans Matthieu 15 reste centrée sur un thème plutôt étroit : le lavement des mains avant le repas. L’ouverture et surtout la conclusion de l’épisode appliquent clairement la morale de l’histoire au domaine de l’impureté rituelle : « mais manger sans s’être lavé les mains ne rend pas l’homme impur» (15, 20)
L’absence dans Matthieu de la phrase de Marc 7, 19, καθαρίζων πάντα τὰ βρώματα (« il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs ») renforce cette interprétation..
Luc fait mention d’un autre épisode, différent mais avec un message similaire, sur la question de l’impureté (Luc 11, 37-41). Le lieu de rencontre se tient dans une maison pharisienne. Luc est prêt à envisager ce scenario de Tischgemeinschaft entre Jésus et les pharisiens contrairement à son cousin Matthieu qui est toujours plus polémique envers les pharisiens
La présentation des pharisiens est beaucoup plus nuancée dans Luc et Actes. Luc évite souvent (mais pas toujours) les généralisations. Paul est et reste le pharisien par excellence. À ce sujet, voir J. A. Ziesler, « Luke and the Pharisees », New Testament Studies 25 (1978/79), p. 146–157. . L’hôte pharisien est surpris de voir que Jésus ne s’est pas lavé avant le repas (11, 38). Le Jésus lucanien répond avec une déclaration qui exalte l’importance de la pureté interne, c’est-à-dire morale, sans pour autant dénoncer l’observance la pureté externe ou rituelle : « Maintenant vous, les Pharisiens, c’est l’extérieur de la coupe et du plat que vous purifiez, mais votre intérieur est rempli de rapacité et de méchanceté. Insensés! Est-ce que celui qui a fait l’extérieur n’a pas fait aussi l’intérieur? Donnez plutôt en aumône (ἐλεημοσύνην) ce qui est dedans, et alors tout sera pur pour vous » (11, 39-41). Il n’y a rien de très révolutionnaire dans ces déclarations lorsqu’elles sont placées dans un contexte juif plus large. L’accentuation des bénéfices de l’aumône (ἐλεημοσύνη/צדקה) se trouve dans plusieurs sources juives du second temple. « Comme l’eau éteint le feu qui flambe, ainsi l’aumône efface les péchés », nous dit Sira (3, 30). Selon Tobit, l’aumône n’efface pas seulement les péchés. Il délivre de la mort et purifie : « L'aumône délivre de la mort et elle purifie (ἀποκαθαριεῖ) de tout péché ». Les déclarations de Luc sont assez typiques.
Luc dénonce seulement une priorisation malavisée qui exalte la pureté extérieure au-dessus de la pureté intérieure. Il n’oppose pas l’observance de la pureté rituelle en soi. Dans la polémique contre les pharisiens qui suit Jésus dit : « Mais malheur à vous, pharisiens ! Parce que vous payez la dîme de la menthe, de la rue, et de toutes les herbes, et que vous négligez la justice et l’amour de Dieu: c’est là ce qu’il fallait pratiquer, sans omettre les autres choses » (11, 42). La dernière phrase de cette déclaration ne doit pas passer inaperçue. Elle implique que les pharisiens devraient continuer à observer les commandements dans le domaine rituel. Leur pureté reste à désirer dans le domaine moral. Cette lacune corrigée à travers la pratique de l’aumône, le processus de purification sera complet : « alors tout sera pur pour vous » (11, 41).
Il se peut que les pharisiens dans Luc 11, 37-41 représentent, aux yeux de l’auteur des Actes, des pharisiens chrétiens puisque ce sont ces types de disciples de Jésus, selon Actes, qui refusent d’interagir avec les nouveaux gentils convertis tels que Corneille. Dans Actes 11, 3 les « circoncis » résidant à Jérusalem accusent Pierre d’avoir séjourné chez le centurion romain : « Tu es entré…chez des incirconcis notoires et tu as mangé avec eux! » Mais selon Actes, Cornélius n’est pas un gentil quelconque
Loader, Jesus’ Attitude towards the Law, p. 368.. Il est « philosémite », comblant le peuple juif d’aumônes (ποιῶν ἐλεημοσύνας πολλὰς τῷ λαω). C’est le même trait de générosité qu’une délégation juive assigne à un autre centurion romain dans Luc 7, 5 à fin de convaincre Jésus de guérir son esclave : « car il aime notre nation et c’est lui qui nous a bâti la synagogue »
L’éloge du centurion ainsi que l’envoi d’une délégation juive sont absents dans la version matthéenne de l’épisode (Mt 8, 5-13). Luc s’efforce, bien plus que Matthieu, de justifier l’intervention de Jésus auprès d’un centurion romain, non juif : dans Matthieu, le centurion adresse Jésus directement ; dans Luc, le contact se fait seulement à travers une délégation juive qui doit d’abord présenter ses contributions positives au peuple juif devant Jésus. Quelle est la description de l’épisode la « plus juive » ? La dichotomie entre Matthieu le juif chrétien et Luc le gentil chrétien s’effondre. . Corneille est en plus un gentil pieux et craignant Dieu (εὐσεβὴς καὶ φοβούμενος τὸν θεὸν) avec toute sa maison, invoquant le Dieu d’Israël continuellement (δεόμενος τοῦ θεοῦ διὰ παντός ; Actes 10, 2). Plus tard, dans Actes, des pharisiens chrétiens nient la possibilité de salut et de camaraderie avec les gentils à moins qu’ils ne soient circoncis (15, 5). Si ces pharisiens chrétiens considèrent les gentils non-circoncis comme impurs, Luc, lui, renvoie l’impureté morale assignée aux gentils convertis sur le dos des pharisiens chrétiens eux-mêmes : c’est eux qui négligent la tsedaqah, contrairement aux gentils comme Corneille, et sont donc impurs (moralement).
Le plus long passage narratif dans Actes relate de la rencontre entre Corneille et Pierre (chs. 10-11, 18)
A. Weiser, Die Apostelgeschichte, Gütersloh, 1982-1985, vol. 2, 251: « der längsten Erzähleinheit in der Apg. ».. Il n’aborde pas directement le thème de kashrut. L’épisode est néanmoins vu communément comme marquant la fin des restrictions alimentaires juives. Cette perspective qui remonte au temps patristiques
Voir, par exemple, Cyril d’Alexandrie, Contra Julianum 9, 318-319. conditionne même l’interprétation d’aspects insignifiants dans la narration de l’épisode : une vague d’érudits du Nouveau Testament, depuis la publication tristement célèbre du commentaire de Strack et Billerbeck, ont vu dans la mention du séjour de Simon Pierre auprès d’un autre Simon « le corroyeur » (Actes 9, 43 ; 10, 6, 32) évidence de la caducité des lois de pureté dans Actes
En réalité H.L. Strack et P. Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, Munich, 1922-1961, ne commirent pas l’erreur de déclarer la profession des corroyeurs comme impure. Ils déclarèrent simplement que Pierre exhibait « seine innere Freiheit von den pharisäischen Satzungen » (2, 695) en logeant chez un corroyeur. D’autres chercheurs du Nouveau Testament ont ensuite basé leurs opinions sur les préjudices de Strack et Billerbeck comme Weiser, Die Apostelgeschichte, vol. 1, 245: « Da das Gerberhandwerk bei den Rabbinen als unrein galt, sehen Bill. II 695; Stählin: Apg 146 u.a. im Aufenthalt des Petrus beim Gerber Simon bereits die freiere Haltung des Petrus vorbereitet, von der in Kap. 10 f. die Rede sein wird » ; G. Stählin, Die Apostelgeschichte, Göttingen, 1980, p. 146: « Sein Gastgeber (vgl. zu 21,16 f.) ist wieder ein Simon, ‘Simon der Gerber’ genannt…vielleicht soll aber mit der Erwähnung seines, von allen in der Apg. genannten Gewerben (vgl. 16, 14; 18, 3; 19, 24) am wenigsten geachteten Handwerks, der als unrein geltenden Gerberei, auf die folgende Geschichte (10, 14!) vorausgewiesen werden »; possiblement M. Hengel, Acts and the History of Earliest Christianity, Londres, 1979, p. 93: “The fact that in Joppa he stayed with a tanner who was despised because of his unclean trade (9.43) is another indication of Peter’s broad-mindedness” ; A. von Harnack, The Acts of the Apostles, Londres, 1909, p. 85; F. Bruce, Commentary on the Book of Acts, Grand Rapids/Michigan, p. 213 n. 68: « Peter’s lodging with such a man was a mark of his increasing emancipation from ceremonial traditions » ; K. D. Litwak, « Tanner, Tanning », dans The New Interpreter's Dictionary of the Bible, Nashville/Tennessee, 2006–2009, vol. 5, 470 ; C. H. Talbert, Reading Acts: A Literary and Theological Commentary on the Acts of the Apostles, New York, 1997, p. 104.. Cependant, une analyse des sources juives (la majorité rabbiniques) sur les corroyeurs ne supporte pas cette thèse
D. Marguerat, Les Actes des Apôtres 1-12, Genève, 2007, p. 357 : « Le métier de tanneur est tenu par les juifs pour immonde, pas seulement en vertu de l’odeur dégagée par les dépouilles animales, mais à cause de l’impureté chronique où se trouve celui qui est en contact avec le sang (traité Ketuboth 7, 10)…. Le clin d’œil lancé par le narrateur ne peut être ignoré du lecteur : Pierre se trouve dans une situation peu recommandable du point de vue de la pureté rituelle. Ce qui se produira ensuite, face à Corneille, fait comprendre que le choix de son hôte à Joppé anticipe la formidable révolution qu’il va faire. C’est en effet Pierre qui, dans la maison de Corneille, déclarera que les séparations posées par les règles juives de pureté ne sont plus valides en régime chrétien…». Mais m. Kebutot 7, 10 n’adresse pas la question d’impureté ni de ceux qui rentrent en contact avec le sang, considération de toute façon non pertinente (les prêtres dans le temple, plus que les tanneurs, étaient constamment en contact avec le sang, puisqu’ils sacrifiaient les animaux). . Même une lecture superficielle des sources juives démontre que les corroyeurs n’étaient pas considérés impurs à cause de leur métier
Voir I. W. Oliver, « Simon Peter Meets Simon the Tanner : The Ritual Insignificance of Tanning in Ancient Judaism » New Testament Studies 59.1 (2013), p. 50-60 ; Torah Praxis, p. 327-337 pour un analyse des sources juives sur les corroyeurs et les lois de pureté. . Le récit sur Corneille s’intéresse surtout au statut des gentils et non pas aux aliments servis sur l’assiette de Pierre : « men, not the menu »
C. A. Miller, « Did Peter’s Vision in Acts 10 Pertain to Men or the Menu? » Bibliotheca Sacra 159 (2002), p. 304-317.. La vision que le Pierre des Actes voit contient plusieurs éléments qu’on retrouve dans les visions apocalyptiques juives. L’usage des animaux pour désigner les nations est attesté dans l’Apocalypse des animaux du livre de 1 Hénoch (chs. 85-90). Dans l’Apocalypse des animaux les animaux impurs tels que les lions, les léopards, les chiens, les porcs, et les vautours (89, 10) représentent les nations qui oppriment les brebis blanches, symbole du peuple d’Israël. À la fin de la vision, Israël et le temple sont restaurés. Les nations rendent hommage au peuple juif (89, 28-36). Les non juifs connaissent aussi une métamorphose : les bêtes sauvages, symboles des nations, sont transformées en veaux blancs (89, 38). Les parallèles avec Actes sont importants
Thiessen, Contesting Conversion, p. 93-94 et 136-137.. Dans les deux cas, les nations sont représentées par des animaux impurs. Pierre refuse de manger la viande impure même après avoir été tenté trois fois par une voix céleste ordonnant de consommer des « animaux quadrupèdes, et ceux qui rampent sur la terre, et ceux qui volent dans le ciel » (Actes 10, 12-16). Si pour certains interprètes la vision symbolise clairement l’abolition des lois alimentaires, Pierre reste perplexe sur son sens et rejette le menu qui lui est offert. L’auteur des Actes n’applique jamais la vision à la consommation de viandes interdites au régime juif, malgré les nombreuses occasions offertes (la vision n’est répétée pas moins de trois fois dans le récit). La vraie application arrive finalement dans 10, 28 et en 34-35. Pierre comprend que la vision s’applique à tout individu parmi les gentils qui « craint et pratique la justice ». Comme dans l’Apocalypse des animaux, ils sont purifiés de leur impureté immorale liée aux péchés cardinaux qu’ils ont commis tels que l’idolâtrie et l’immoralité sexuelle. Purifiés et sanctifiés, ces gentils croyants peuvent recevoir l’esprit saint, confirmation de leur promotion spirituelle. Plus tard, Pierre affirmera au « concile de Jérusalem » la purification « interne » que les non juifs comme Corneille ont miraculeusement reçue : « c’est par la foi qu’il a purifié leurs cœurs » (11, 9).
Dans de telles circonstances, Pierre ne peut pas être soupçonné d’avoir mangé chez Corneille du porc ou autre aliment interdit. Les accusations qui lui sont lancées par le parti des « circoncis » se concentrent sur le contact prolongé et suivi avec des non-juifs : «Tu es entré, disaient-ils, chez des incirconcis notoires et tu as mangé avec eux ! » (11:3) L’inquiétude exprimée ici s’applique à l’association avec certaines personnes et non pas aux aliments servis. Dans sa réponse, Pierre ne confesse pas avoir mangé du porc ou des fruits de mers. Il insiste sur la purification et sanctification données aux non juifs qui croient en Jésus (11, 4-17). Imaginer que Pierre a transgressé une des lois fondamentales de la Torah ne peut pas être harmonisé avec la logique du reste du récit des Actes. Dans Actes 15, les disciples juifs de Jésus discutent les commandements fondamentaux que tout disciple non juif de Jésus doit observer. La décision unanime, selon Actes, affirme que les disciples de Jésus d’origine non juive ne sont pas obligés d’observer toute la Torah, circoncision inclue. Néanmoins, il est clairement présupposé dans Actes que les juifs, disciples de Jésus ou pas, continuent à observer la Torah in toto. Autrement dit, il serait complètement incompréhensible de convoquer une rencontre avec les personnages juifs les plus importants de l’ekklesia primitive juive, Paul, Barnabé, mais aussi Pierre et surtout Jacques, sur la question de la circoncision des gentils si les disciples juifs de Jésus sont déjà exemptés de l’observance de la Torah. La discrimination ethnique est un concept fondamental pour comprendre Actes et le judaïsme ancien en général en ce qui concerne les exigences légales de la Torah. La plupart des sources juives du second temple qui nous parviennent n’annoncent pas qu’à la fin des temps les gentils observeront tous les commandements de la Torah. L’observance de commandements comme le sabbat, la kashrut, et la circoncision s’applique seulement aux juifs qui sont appelés à maintenir leur vocation distincte à travers la pratique de ces coutumes particulières. La formulation rabbinique des lois dites noahides représente une étape logique et systématique sur cette trajectoire : les sept commandements noahides sont tous d’ordre « moral » (pratique de la justice, abstention de l’idolâtrie, meurtre, vol, adultère, etc.).
K. Müller, Tora für die Völker: Die noachidischen Gebote und Ansätze zu ihrer Rezeption im Christentum, Berlin, 1994, p. 164-165. Les Noahides ne sont pas obligés d’observer la kashrut ou la circoncision. Une demande maximaliste d’observance semble avoir été promue seulement par une minorité de juifs tels les « pharisiens chrétiens » des Actes. Le « décret apostolique », par opposition, exige seulement que les non juifs s’abstiennent de nourriture offerte aux idoles, de la consommation de sang, de viande étranglée, et de certaines relations sexuelles (15, 20 et 20 ; 21, 25)
Le « décret apostolique », cependant, ne doit pas être complètement assimilé à la notion rabbinique des lois noahides. La dimension alimentaire et la préoccupation avec la pureté y sont plus prononcées. À ce sujet, voir Oliver, Torah Praxis, p. 365-398. En évaluant les sources targumiques araméennes, J. Wehnert, Die Reinheit des “christlichen Gottesvolkes” aus Juden und Heiden, Göttingen, 1997 a renforcé le lien entre le décret apostolique et Lévitique chs. 17-18. C. Werman, « The Concept of Holiness and the Requirements of Purity in Second Temple and Tannaic Literature », dans M.J.H.M. Poorthuis et J. Schwartz (éd.), Purity and Holiness: The Heritage of Leviticus, Leiden, 2000, p. 163-179, démontre que le « décret apostolique », comme le livre de jubilés, étend la pureté liée par Lévitique chs. 17-18 au territoire d’Israël à toute la terre. . Les juifs comme Paul et Pierre, néanmoins, continuent à observer l’ensemble de leurs coutumes ancestrales. Mark Kinzer a inventé le terme « ecclésiologie bilatérale » (bilateral eccelsiology) pour dénoter ce concept clairement soutenu dans Actes
M. Kinzer, Postmissionary Messianic Judaism: Redefining Christian Engagement with the Jewish People, Grand Rapids/Michigan, 2005. D. Flusser et S. Safrai, « Das Aposteldekret und die Noachitischen Gebote », dans E. Brocke et H.-J. Barkenings (éd.), “Wer Tora vermehrt, mehrt Leben.” Festgabe für Heinz Kremers zum 60. Geburtstag, Neukirchen-Vluyn, 1986, p. 173–192, emploient le mot Doppelgleisigkeit pour désigner cette procédure de discrimination ethnique et halachique. . Selon la perspective lucanienne, deux branches coexistent au sein de l’ekklesia qui ne se confondent pas mais gardent leur identité respective : les disciples d’origine juive continuent à maintenir leur identité juive à travers l’observance de la Torah ; les gentils croyant en Jésus ne s’assimilent pas dans la branche juive mais garde une partie de la Torah. L’ekklesia est unie mais pas uniforme selon l’idéal lucanien.
Circoncision
Il n’est pas complètement clair si l’Évangile de Matthieu promouvait une « ecclésiologie bilatérale ». La publication d’un ouvrage important par David Sim a provoqué une discussion assez animée sur la possible exigence par Matthieu de la circoncision des disciples de Jésus d’origine non juive
D. Sim, The Gospel of Matthew and Christian Judaism: The History and Social Setting of the Matthean Community, Edinburgh, 1998.. Selon Sim, les gentils seraient obligés de se convertir complètement au judaïsme pour être membre de la « communauté matthéenne ». Malheureusement, la discussion ne peut pas être résolue à cause de la nature des sources. Matthieu ne discute jamais directement la question de la circoncision. La Didachè pourrait clarifier ce point si en effet elle provient d’un milieu matthéen. Didachè 6, 2-3 encourage ses lecteurs non juifs à porter « le joug du seigneur » (τὸν ζυγὸν τοῦ κυρίου) pour être parfaits, reconnaissant cependant que tout le monde ne peut pas atteindre cet idéal. Il se peut que la circoncision soit envisagée mais pas exigée.
À ce sujet, voir J.A. Draper, « The Holy Vine of David Made Known to the Gentiles through God’s Servant Jesus: ‘Christian Judaism’ in the Didache », dans M. Jackson-McCabe (éd.), Jewish Christianity Reconsidered: Rethinking Ancient Groups and Texts, Minneapolis, 2007, p. 257–284. En ce qui concerne la nourriture, la Didachè exhorte son audience à observer ce qu’ils peuvent (περὶ δὲ τῆς βρώσεως ὃ δύνασαι βάστασον). Dans le cas échéant, ils sont appelés à s’abstenir au moins de la nourriture offerte aux idoles.
La suggestion faite par R. Bauckham, « James and the Jerusalem Council Decision », dans Introduction to Messianic Judaism, p. 178-186 (184), que la Didachè voit l’abstention du sang comme désirable mais pas obligatoire n’est pas convaincante. Comment une demande du « décret apostolique » si fondamentale et facile à garder pourrait être optionnelle pour la Didachè ? Il semble que d’autres lois alimentaires soient envisagées. À ce sujet, voir l’ouvrage de Draper cité dans la note précédente.
Si le verdict dans Actes exempte clairement les disciples de Jésus d’origine non juive de la circoncision, Luc s’efforce de démontrer que les juifs perpétuent cette pratique en la transmettant à la génération suivante de juifs croyants en Jésus. Luc est prêt à tout pour nier les rumeurs, fausses à son avis, que Paul enseigna « les Juifs qui vivent parmi les païens à abandonner Moïse…de ne plus circoncire leurs enfants et de ne plus suivre les règles » (Actes 21:21). Pour atteindre son but apologétique, il présente un Paul complaisant avec les juifs de la Diaspora ainsi que les membres de la circoncision à Jérusalem. Actes 16, 1-3 est le cas le plus frappant : le statut ambigu de Timothée, d’origine mixte (son père est grec, sa mère juive) présente un obstacle pour Paul qui veut l’employer comme compagnon missionnaire. Les juifs de la Diaspora considèrent Timothée juif
À ce sujet, voir S.J.D. Cohen, « Was Timothy Jewish ? (Acts 16, 1-3): Patristic Exegesis, Rabbinical Law, and Matrilineal Descent », Journal of Biblical Literature 105 (1986), p. 251-268; Oliver, Torah Praxis, p. 430-435.. Le statut ambigu de Timothée doit être résolu, d’autant que Paul veut visiter les communautés qu’il a fondées pour annoncer la décision prise récemment à Jérusalem – « le décret apostolique ». Si les gentils n’ont pas besoin de se circoncire, qu’en est-il des individus avec un statut liminal comme Timothée ? La non-circoncision de Timothée ne fermenterait-elle pas plus les rumeurs que Paul enseigne les juifs à abandonner leurs traditions ? Sa circoncision, par contre, pourrait amortir ce type de polémique qui circulait quand Actes fut écrit, inscrivant Paul clairement dans le camp juif de l’observance de la Torah.
Luc présente avec approbation d’autres protagonistes juifs qui circoncisent leurs enfants (mâles). Dans les deux premiers chapitres de Luc, estimés par plusieurs chercheurs comme la section la « plus juive » de Luc-Actes (une qualification exagérée puisque tout le Doppelwerk de Luc-Actes est juif), les parents de Jean Baptiste et de Jésus sont présentés comme des juifs pieux qui circoncisent leurs enfants le huitième jour après leur naissance (Luc 1, 59 ; 2, 11). Il est ironique que dans ce moment « très juif » de l’Évangile de Luc, plusieurs chercheurs se sont précipités à traiter son auteur comme un mal informé sur les pratiques juives – preuve à leurs yeux de ses origines non juives. La première soi-disant erreur de Luc concernerait le moment où Jean Baptiste et Jésus sont nommés : le huitième jour pendant la cérémonie de circoncision. Puisqu’aucune source juive du second temple ne discute de cette coutume, Luc aurait importé une pratique païenne à son récit
Wolfgang Wiefel, Das Evangelium nach Lukas, Berlin, 1988, p. 61. . Le raisonnement, il faut l’admettre, est un peu circulaire : l’auteur de Luc est un gentil → ses écrits ne peuvent donc pas témoigner d’une pratique juive → ces descriptions sur les pratiques juives nous montrent donc qu’il n’est pas juif
Phénomène curieux : alors que plusieurs chercheurs du Nouveau Testament sous-estiment cette description dans Luc, certain spécialistes du judaïsme y voit la première référence à la pratique observée par les juifs jusqu’à nos jours de nommer l’enfant le huitième jour. Voir S.J.D. Cohen, Why Aren’t Jewish Women Circumcised, Berkeley, 2005, p. 34 and N. Rubin, The Beginning of Life: Rites of Birth, Circumcision, and Redemption of the First-Born in the Talmud and Midrash, Tel Aviv, 1995, p. 129–30 (ouvrage en hébreu). . Ce raisonnement manque aussi d’imagination halachique et historique. Les sources juives qui ont survécu l’histoire ne nous rapportent pas tous les détails sur la vie quotidienne. Nous sommes donc forcés de spéculer parfois sur certains aspects de la vie courante et certaines pratiques sociales. Nous pouvons supposer que pendant la circoncision les parents du nouveau-né profitèrent de l’occasion pour annoncer publiquement le nom de leur garçon, moment tout à fait convenable pour accomplir cet acte alors que l’enfant était inscrit dans l’alliance et devenait officiellement membre de la communauté juive. Des passages bibliques auraient même pu justifier la juxtaposition de ces deux actes : Abram et Saraï reçoivent leurs nouveaux noms, Abraham et Sara, dans le même passage où la maison d’Abraham rentre dans l’alliance à travers la circoncision (Gn 17). De même, Genèse 21, 2-4 juxtapose la nomination et circoncision d’Isaac
Cohen, Why Aren’t Jewish Women Circumcised, 34; Léopold Sabourin, S. J., L’Évangile de Luc: Introduction et commentaire (Rome: Editrice Pontificia Università Gregoriana, 1985), 78 : « Aux temps de Jésus, c’est au moment de la circoncision que l’enfant mâle recevait son nom. On pouvait appuyer cette coutume sur le fait que Dieu avait changé les noms d’Abram et de Sarai en relation avec la déclaration sur la loi de la circoncision (Gn 17,5.15) ».. Sans pouvoir le démontrer, nous admettons la possibilité que Luc représente la première référence historique à la coutume juive de nommer le nouveau-né le huitième jour après sa naissance, pratique devenue courante dans le judaïsme depuis l’antiquité tardive (ou même avant) et observée universellement parmi les juifs de nos jours
La première référence juive après Luc apparait dans Pirqe de Rabbi Eliezer 48. .
Dans son commentaire magistériel sur les récits de la nativité de Matthieu et Luc, Raymond Brown dénonce plusieurs autres « erreurs » faites par Luc dans sa narration sur la naissance de Jésus, en particulier sa présentation au temple qui suit l’annonce de son nom et sa circoncision (Luc 2, 22-24). Luc combine deux coutumes qui ne devraient pas être confuses selon Brown : la purification de la parturiente et la rédemption du premier-né. À l’époque de Jésus, les juifs n’étaient plus obligés de se présenter au temple pour racheter leurs premiers-nés, mais pouvaient accomplir ce rite en présentant un montant à un prêtre local. En outre, Luc se trompe sur les lois mosaïques concernant la purification de la parturiente : seule la mère devient impure pendant quarante jours après la naissance d’un enfant mâle (Lev 12, 3) ; Luc 2, 22 suggère que Jésus était aussi contaminé par l’impureté de la parturiente (καθαρισμοῦ αὐτῶν)
R. Brown, Birth of the Messiah: A Commentary on the Infancy Narratives in the Gospels of Matthew and Luke, New York, 1993, p. 447..
Loin de démontrer que Luc avait seulement une connaissance « livresque » du judaïsme
Brown, The Birth of the Messiah, p. 449 n. 12., le récit de Luc 2, 22-24 exhibe une précision et un effort considérable à présenter les parents de Jésus en tant que juifs pratiquants de premier ordre. Gedalyahu Alon et plus récemment Nissan Rubin ont souligné que pendant la période du second temple plusieurs juifs aspiraient encore à présenter leurs sacrifices et offrandes, rédemption du premier-né inclue, sur place à Jérusalem
G. Alon, Jews, Judaism and the Classical World: Studies in Jewish History in the Times of the Second Temple and Talmud, Jérusalem, 1977, p. 91–93 ; Rubin, The Beginning of Life, p. 125–30.. Philon est peut-être la source la plus importante relatant ce phénomène, puisqu’il habitait en Alexandrie mais néanmoins assumait que les juifs de la Diaspora venaient à Jérusalem pour présenter au temple leurs offrandes et leurs premiers fruits, qui incluraient la somme pour la rédemption du premier-né
De specialibus Legibus 1, 152. Cf. m. Hallah 4, 10-11 (discussion sur les juifs de la dispersion qui amenaient leurs offrandes et premiers fruits au temple de Jérusalem).. Marie et Joseph sont donc présentés comme des juifs idéaux qui accomplissent un rite que tout juif pieux du second temple rêverait d’accomplir sur place à Jérusalem.
Concernant la référence à l’impureté de la parturiente, il est vrai que le livre de Lévitique indique seulement que la mère reste impure pendant quarante jours après la naissance d’un garçon (ou quatre-vingt jours pour une fille). Cependant, le silence du texte de Lévitique n’exclut pas l’inférence que le nouveau-né puisse lui aussi acquérir l’impureté de sa mère
Voir surtout M. Thiessen, « Luke 2:22, Leviticus 12, and Parturient Impurity », Novum Testamentum 54 (2012), p. 16–29. . Le texte mosaïque n’est pas exhaustif. Souvent, il faut faire des déductions à travers une connaissance approfondie et intime de sa législation
J. Milgrom, Leviticus, New York, 1991–2001, vol. 1 p. 976-1000. . Par exemple, les sept premiers jours de l’impureté de la parturiente sont comparés à l’impureté menstruelle (Lév 12, 2). Il est raisonnable de déduire que les deux types d’impureté se répandent de façon similaire. Un lecteur de Lévitique 12 pourrait conclure par analogie que le sang émit par la parturiente rend le nouveau-né impur comme le mari qui couche avec sa femme pendant ses règles (Lév 15, 24). De même, toute personne rentrant en contact avec la parturiente pourrait se faire contaminer, surtout pendant les sept premiers jours mais même après, c’est-à-dire, pendant les trente-trois jours restant quand la mère est impure à un degré moindre. Pendant cette phase de transition, elle est interdite de rentrer dans le temple, espace sacrée, mais peut entre temps interagir plus librement avec le domaine profane : « pendant trente-trois jours, elle attend la purification de son sang; elle ne touche aucune chose sainte et ne se rend pas au sanctuaire jusqu’à ce que s’achève son temps de purification » (Lév 12, 4). Une fois les quarante jours terminés, elle emmène une offrande au sanctuaire (Lév 12, 6-8). Ajoutons que parmi d’autres peuples anciens, égyptien, hittite, ou grecque, la mère et le nouveau-né étaient considérés impures après la naissance
Milgrom, Leviticus, vol. 1 p. 763-65. . Un texte samaritain attribue aussi l’impureté de la parturiente au nouveau-né
Voir I.R. Mac Mhanainn Bóid, Principles of Samaritan Halachah, Leiden, 1989, p. 258 et 327. Il est souvent difficile de dater les traditions samaritaines. Le Kitâb Al-Kâfi ch. XIII discuté par Bóid, Principles of Samaritan Halachah, p. 153–54 est intéressant pour sa discussion sur la question de la contamination d’un « mohel » samaritain par un nouveau-né qui n’a pas été purifié avant sa circoncision (le huitième jour). Voir aussi A.Z. Aescoly, Sefer ha-Falashim: Yehude Habash, Tarbutam u-Mesorotehem, Jérusalem, 1943, p. 41–44 sur la possible pratique juive-éthiopienne d’immersion des nouveau-nés le quarantième ou quatre-vingtième jour après la naissance.. Plus remarquable encore est le livre de jubilés ainsi que 4Q265 et 4Q266 qui semblent étendre l’impureté de la parturiente au nouveau-né
Thiessen, « Luke 2:22 », p. 16-29 ; J.M. Baumgarten, « Purification after Childbirth and the Sacred Garden in 4Q265 and Jubilees », dans G.J. Brooke et F. García-Martínez (éd.), New Qumran Texts and Studies: Proceedings of the First Meeting of the International Organization for Qumran Studies, Paris 1992, Leiden, 1994, p. 3-10; W.R.G. Loader, The Dead Sea Scrolls on Sexuality, Grand Rapids/Michigan, 2009, p. 229 n. 126.. Jubilés 3, 8-13 relate une histoire intéressante sur l’entrée d’Adam et Eve au jardin d’Eden. Adam dû attendre quarante jours avant son entrée, Eve quatre-vingt. Le jardin d’Eden est comparé à un temple sacré (jubilés 8, 19) qui ne doit pas être contaminé par l’impureté des « nouveau-nés », Adam et Eve, avant que leur période de purification soit finalisée. Les parallèles avec Lévitique 12 sont évidents. L’implication, selon le livre de jubilés, serait qu’un nouveau-né ne pourrait pas pénétrer le temple avant que ses jours de purification soient complétés. Dans sa reconstruction de 4Q265, Baumgarten indique que ce fragment, comme jubilés, applique la législation de Lévitique 12 à l’entrée d’Adam et Eve à Eden, vu aussi comme un lieu sacré
Baumgarten, “Purification after Childbirth,” 5. . Finalement, 4Q266 6 ii 10-11 interdit explicitement une mère d’allaiter son nouveau-né et ordonne que celui-ci soit rendu à une mère nourricière. 4Q266 implique que l’enfant est susceptible de contracter l’impureté de sa mère
Thiessen, « Luke 2:22 », p. 11-12. Possiblement, 4Q266 impose cette pratique afin que l’enfant soit purifié à temps pour la cérémonie de circoncision. Cf. les parallèles halachiques samaritaines dans Bóid, Principles of Samaritan Halachah, p. 153-54 ; 242. . Il est possible que Lévitique ne discute pas la contamination du nouveau-né par la parturiente parce que les conséquences étaient insignifiantes : il était peu probable qu’un nouveau-né, incapable de manger les sacrifices et autres types de nourriture consacrée, pénètre le sanctuaire ou touche à des vaisseaux sacrés
M. Himmelfarb, « Impurity and Sin in 4QD, 1QS, and 4Q512 » Dead Sea Discoveries 8 (2001), p. 9-37 (26). . Pour cette raison, le texte biblique ne discute pas ce scénario. Luc néanmoins était déterminé à présenter Jésus dans le temple après sa naissance. Heureusement qu’il bénéficiait d’une connaissance halachique précise qui l’empêcha de présenter la famille de Jésus dans le temple avant que leurs jours de purification soit complétés sinon ils auraient profané le temple
La référence à « leur purification » (καθαρισμοῦ αὐτῶν) dans Luc 2, 22 pourrait designer l’impureté de la mère et du père (au lieu de l’enfant) puisque qu’elle est suivie par les mots ἀνήγαγον αὐτὸν. Cependant K. Salo, Luke’s Treatment of the Law: A Redaction-Critical Investigation, Helsinki, 1991, p. 52-53 et Sabourin, L’Évangile de Luc, p. 99 notent que καθαρισμοῦ αὐτῶν peuvent être associés avec le verset précédent qui décrit la naissance et la circoncision de Jésus. En outre, la première phrase de Luc 2, 22 est dans la voix passive (καὶ ὅτε ἐπλήσθησαν…) tandis que la phrase suivante passe à la voix active. !
La double mention de la circoncision de Jean Baptiste et de Jésus dans Luc 1, 59 et 2, 21 ne peut pas être accidentelle surtout quand nous lisons Luc-Actes comme un ensemble en liaison avec les autres références clés concernant la circoncision de Timothée (Actes 16, 1-4), enfant de père grec et mère juive, et les accusations lancées contre Paul d’avoir instruit les juifs « de ne plus circoncire leurs enfants » (Actes 21, 21). Le livre des Actes souligne cet aspect générationnel de la transmission de la judéité à travers la circoncision dans le discours d’Étienne qui relate brièvement l’histoire d’Israël tout en accentuant le fait que Dieu donna à Abraham « l’alliance de la circoncision ». Actes précise ensuite « qu’ayant engendré Isaac, Abraham le circoncit le huitième jour. Isaac fit de même pour Jacob, et Jacob pour les douze patriarches » (7, 8). Les parents de Jean Baptiste et de Jésus, comme leurs ancêtres patriarcaux, Abraham, Isaac, et Jacob, circoncisent leurs enfants le huitième jour, transmettant ainsi leur identité et leur héritage juif à la génération suivante. Les parents de Jésus sont, en plus, présentés comme des juifs pieux respectant strictement les lois de pureté selon les positions halachiques telles que l’on retrouve dans le livre de jubilés ou dans certains fragments des manuscrits de la Mer Morte. Le Paul des Actes, pour sa part, rectifie le problème identitaire de Timothée en lui transmettant la judéité qu’il aurait dû recevoir le huitième jour après sa naissance. Tous ces passages, quand ils sont lus ensembles, démontrent que, selon Luc-Actes, Paul n’enseigna pas aux juifs de cesser d’observer et de transmettre leurs coutumes à la génération suivante. Le Paul historique, à cause de sa ferveur apocalyptique, n’avait pas adressé le problème de la perpétuation de la judéité. Convaincu que Jésus reviendrait dans son temps, il prescrivit que chacun reste dans « la condition que le Seigneur lui a donnée en partage, et dans laquelle il se trouvait quand Dieu l’a appelé » (1 Corinthiens 7, 17). Quant à la question de la circoncision, il précisa : « L’un était-il circoncis lorsqu’il a été appelé? Qu’il ne dissimule pas sa circoncision. L’autre était-il incirconcis? Qu’il ne se fasse pas circoncire » (1Cor 7,18). Paul, naturellement, n’adressa pas la question de la circoncision des enfants juifs car il s’intéressait peu aux questions de longue durée liées à la préservation des établissements sociales et politiques. Cette lacune, caractéristique de la pensée non-systématique de Paul, souleva de nombreuses questions pour les interprètes de Paul vivant après sa mort qui durent confronter simultanément le problème de l’attardement de la Parousia ainsi que leur relation avec le judaïsme. Dans de telles conditions, ils se demandèrent si les disciples d’origine juive devraient continuer à maintenir leur identité distinctive. Le verdict dans Luc-Actes est clair sur cette question – plus que tout autre livre retenu dans le canon du Nouveau Testament. Luc-Actes présente Paul et tous les autres disciples juifs de Jésus sans équivoque comme des juifs pieux qui observent et transmettent leur héritage. Les parents de Jean Baptiste et de Jésus sont des modèles à émuler pour les disciples de Jésus d’origine juive, et non pas pour les gentils, bien sûr, qui eux sont exemptés de la plupart mais pas de toutes les lois mosaïques
A. S. Jacobs, Christ Circumcised: A Study in Early Christian History and Difference, Philadelphia, 2012, cherche à placer la question de la circoncision de Jésus dans Luc-Actes dans un contexte plus large tourné vers l’empire romain (par ex. p. 22-25). Cette approche louable et intéressante le mène cependant à conclure que « Jesus is Judaized, and thereby Romanized, but in both senses he is not quite a Jew and not quite a Roman » (p. 33) et que la valeur de la circoncision de Jésus ainsi que l’observance de la Torah sont minimisées dans Luc-Actes (p. 33-34). Je ne vois pas comment la judéité du Jésus lucanien puisse être minimisée à la lumière des observations mentionnées ci-dessus. .
Les auteurs et audiences de Matthieu et Luc-Actes
Comme je l’avais indiqué, mon but était de souligner la dimension juive des textes de Matthieu et Luc-Actes en analysant leur judéité à travers la question de la pratique de la Torah. Néanmoins, les historiens voudront découvrir les implications de mes observations pour notre compréhension et appréciation historique de la formation du judaïsme et du christianisme. Une grande tradition existe en plus dans la recherche du Nouveau Testament de discuter l’identité des auteurs des textes canoniques, leur audiences originelles, provenances, dates de composition, et ainsi de suite. Toutes ces questions sont difficiles à aborder à cause de la nature des documents en question, souvent anonymes, composites, peu intéressés par l’histoire telle que nous la concevons, et souvent sans données spécifiques pouvant les situer dans une période et un milieu précis. Il faut admettre que beaucoup des observations historiques sur la période et textes en questions sont provisoires. Cependant, je trouve que ma lecture de Matthieu et Luc-Actes confirme la tendance actuelle parmi plusieurs chercheurs qui affirment un processus historique du Partings of the Ways entre juifs et chrétiens bien plus compliqué que l’on avait imaginé auparavant. Les cercles qui se sont formés autour de la figure d’un juif crucifié par les autorités romaines ne se sont pas tous détachés de leurs racines et ambiance juive immédiatement après la mort de la première génération de disciples juifs comme Pierre, Jacques, et Paul. Plusieurs membres de ces groupes continuèrent à s’identifier de diverses manières en tant que juifs et à être perçus par le reste de la société gréco-romaine comme des représentants d’appartenance juive. Cette identification avec le judaïsme s’est parfois exprimée à travers la pratique de la Torah, même après 70 quand le temple de Jérusalem fut détruit. Le texte de Matthieu, il est largement reconnu, témoigne de ce phénomène. C’est un texte, qui dans sa forme finale, date d’après 70. Il contient des couches qui affirment l’observance de la Torah à la lumière de l’avènement, crucifixion, et résurrection de Jésus. Son obsession polémique avec les pharisiens et leur approche de la Torah suggère que son texte fut rédigé dans un milieu où les pharisiens étaient vers l’ascendant. Les pharisiens de Matthieu ne sont pas simplement une construction littéraire utilisée seulement par des moyens rhétoriques pour avancer les buts idéologiques de son auteur. La connaissance particulière et les descriptions souvent vives et précises des pratiques pharisiennes dans Matthieu plaident en faveur d’une identification des pharisiens de Matthieu avec des personnages réels. Galilée est un bon candidat comme lieu de provenance pour ce texte
Voir A. Saldarini, Matthew’s Christian-Jewish Community, Chicago, 1994.. Mais beaucoup préfèrent Antioche en Syrie comme lieu de composition
C’est la préférence de Sim, Matthew’s Christian-Jewish Community, 61.. On ne saura jamais. Il est vrai que certains passages dans Matthieu révèlent une aliénation prononcée avec la communauté juive en générale (Mt 28, 15 : « ce récit s’est propagé chez les Juifs jusqu’à ce jour »). Cette contestation ne milite pas contre ma thèse : on peut parler d’un cercle matthéen qui se sent aliéné par le reste de la société juive mais qui affirme également leur attachement à l’héritage juif.
Luc-Actes, si nous pouvons encore parler de ces deux textes comme un Doppelwerk écrit par un même auteur
L’unité de Luc-Actes est sérieusement remise en question par P. Walters, The Assumed Authorial Unity of Luke and Acts: A Reassessment of the Evidence, Cambridge, 2009. Il est trop tôt pour prendre des conclusions définitives sur ce point. L’unité de Luc-Actes a longtemps été reconnue et acceptée. Nous pouvons au moins parler d’un auteur final de Luc-Actes qui a remarquablement lié Actes avec une certaine forme de l’Évangile de Luc. , confirme aussi l’importance de l’observance de la Torah, question qui continua à être discutée parmi plusieurs disciples de Jésus d’origine juive et non juive vivant après 70 CE. Michele Murray a rassemblé et étudié les nombreux textes des deux premiers siècles qui démontrent une attraction parmi les chrétiens d’origine non juive vers les coutumes juives
M. Murray, Playing a Jewish Game: Gentile Christian Judaizing in the First and Second Centuries CE, Waterloo, Ontario, 2004.. Cette question ne s’est pas éteinte soudainement après la mort de la première génération de disciples de Jésus. Le témoignage de Luc-Actes (avec celui de Matthieu) suggère que les disciples de Jésus d’origine juive pratiquant la Torah ainsi que les communautés juives en général continuèrent à exercer une énorme influence sur la formation du mouvement même après 70
Rappelons les paroles de Mimouni, « Le judaïsme chrétien ancien », p. 274, tout à fait à propos sur la thèse que je défends : « Il ne faut pas oublier, en effet, le caractère « indirecte » de la documentation à partir de laquelle l’historien du judaïsme et du christianisme anciens travaille pour mettre en évidence, pour ramener au jour, ces chrétiens d’origine judéenne qui sont aux commencements du mouvement religieux se réclamant de Jésus de Nazareth et le reconnaissant comme Messie ou Prophète – commencements dont les vainqueurs, c’est-à-dire les chrétiens d’origine non judéenne, ont cherché, dès le IIe siècle, à gommer le caractère judéen, à le mettre entre parenthèses, et qui ont d’ailleurs bien failli réussir, étant aidés indirectement en cela, il faut bien le reconnaître, par les Judéens pharisiens ou rabbiniques non messianistes ».. Justin le Martyre concédait encore après la révolte de Bar Kokhba le droit des disciples juifs de Jésus d’observer leurs traditions à condition de ne pas les imposer aux adeptes non juifs du mouvement de Jésus
Dialogue avec Tryphon le Juif ch. 47.. La prééminence de juifs au sein du mouvement de Jésus, même après 70, explique bien le procédé dans Luc-Actes de montrer Jésus et ses premiers disciples en continuité avec leur héritage juif. Le récit hérésiologique orthodoxe sur la formation du christianisme qui admet seulement l’existence de sectes insignifiantes de juifs chrétiens comme les Ebionites ne doit pas nous égarer d’une sérieuse considération qu’un « mighty minority » d’adeptes juifs du mouvement de Jésus persistèrent après 70 dans leur observance de la Torah
J. Jervell, « The Mighty Minority », Studia theologica 34 (1980), p. 13-38..
Une lecture marcionite de Luc-Actes, actuellement en vogue, peut réduire l’appréciation de la texture complètement juive de Luc-Actes, si elle n’est pas encadrée dans la discussion plus large de la matrice juive du christianisme ancien ainsi que les Partings of the Ways
J.B. Tyson, Marcion and Luke-Acts: A Defining Struggle, Columbia/South Carolina, 2006 ; M. Vinzent, « Marcion the Jew », Judaïsme Ancien 1 (2013) , p. 159-201. Voir aussi M. Klinghardt, « The Marcionite Gospel and the Synoptic Problem: A New Suggestion », 50 (2008), p. 1-27, qui révise l’hypothèse des deux sources en proposant que la version canonique de l’Évangile de Luc dépendrait en grande partie sur un évangile proto-lucanien de type marcionite.. Cette approche, telle qu’elle est formulée par Joseph Tyson, propose que l’auteur final de Luc-Actes aurait rédigé son ouvrage pour réfuter Marcion qui niait les aspects fondamentalement juifs de la foi chrétienne. Pour contester Marcion, le rédacteur final de Luc-Actes aurait cherché à placer Jésus et Paul en continuité avec leur héritage juif. Le Dieu d’Israël était le même Dieu proclamé par Jésus et Paul plutôt qu’un Dieu créateur menaçant, excessivement juste dans son administration. La Torah de Moïse et les écrits des prophètes d’Israël annonçaient l’arrivée de Jésus et étaient normatifs pour Jésus et Paul. Cette lecture marcionite est louable car elle met en valeur une des façades importantes et nécessaires pour comprendre le contexte historique menant à la rédaction finale de Luc-Actes. Elle explique en partie la provenance des rumeurs rapportées dans Actes concernant les enseignements de Paul contre l’observance des traditions juives (Actes 21, 21). Elle ne doit pas, cependant, sous-estimer une autre façade tout aussi importante et indispensable dans toute évaluation historique de Luc-Actes : le récit dans Luc-Actes cherche à légitimer Jésus et Paul auprès de protagonistes juifs en employant des critères et arguments juifs. Le récit de Luc-Actes affirme aussi la perpétuation d’une branche juive de l’ekklesia qui reste fidèle à ses traditions ancestrales. Notons que ce sont des juifs de la dispersion, selon Actes, et non pas des personnages qui pourraient être identifiés comme marcionites, qui déclarent que Paul profana le temple de Jérusalem et prêcha contre les croyances juives : « Israélites, au secours! Le voilà, l’homme qui combat notre peuple et la Loi et ce Lieu, dans l’enseignement qu’il porte partout et à tous! Il a même amené des Grecs dans le temple et il profane ainsi ce saint Lieu » (21, 28). C’est exactement ce type d’allégations qui suscite le soupçon sur Paul parmi les disciples juifs de Jésus zélés pour la Torah, basés à Jérusalem sous la direction de Jacques, le frère de Jésus (21, 18-26). Nous n’avons pas besoin de plonger dans la question perpétuelle de l’historicité des événements rapportés par Actes pour apprécier la forme et le contenu de l’apologie prise dans ce livre pour défendre le profil juif de Paul : Paul n’est pas un juif quelconque mais un pharisien qui affirme les espoirs eschatologiques d’Israël
L’espoir eschatologique annoncé au début de Luc (1, 68-75 ; 2, 38) concernant la restauration nationale d’Israël, temporairement foulée par les romains « jusqu’à ce que soit accompli le temps des nations » (Lc 21, 24), n’est pas révoqué dans Luc-Actes mais seulement retardé au moment du retour de Jésus (Actes 1, 6-8 ; 3, 20-21). À ce sujet, voir Oliver, Torah Praxis, p. 195-197. et se défend constamment devant des audiences juives (synagogues, ekklesia juive de Jérusalem, sanhédrin, délégation juive de Rome, etc.). Dans Actes, il ne s’agit pas juste de souligner la continuité entre la foi chrétienne et l’héritage d’Israël, l’évangile avec la Torah et les prophètes, le Dieu d’Abraham avec le Dieu de Paul, le nouveau avec l’ancien – formulations déployées pour répondre au problème marcionite mais qui peuvent sous-entendre un déchirement entre le « christianisme » et le « judaïsme », un développement historique dans lequel l’auteur final de Luc-Actes regarde nostalgiquement à une période antérieure de Heilsgeschichte qui comptait des juifs pratiquants comme Paul, Pierre, et Jacques
C’est l’erreur qu’avait commise H. Conzelmann dans son ouvrage, terriblement influent, Die Mitte der Zeit: Studien zur Theologie des Lukas, Tübingen, 1954, en schématisant la Heilsgeschichte de Luc-Actes en trois périodes : 1) la période d’Israël 2) la période de Jésus 3) la période de l’église. Selon Conzelmann, la loi avait perdu sa valeur dans la troisième période. Conscient du problème que le récit des Actes présente l’observance de la Torah comme un phénomène en pleine force pendant la période de l’église, le Paul des Actes étant son plus grand défenseur, Conzelmann cloisonna cette signification à une simple recollection sans importance de la part de Luc d’une période primitive de l’histoire de l’église. Cf. la critique tranchante de J. Jervell, The Theology of the Acts of the Apostles, Cambridge, 1996, p. 5: « For years scholars were nearly unanimous in viewing Acts as a Gentile-Christian document, written by a Gentile Christian for Gentile Christians. This is not tenable any longer, as it is based to a great extent upon the idea that after 70 AD Jewish Christianity had disappeared, was of no importance, existing only as a marginal feature outside the church. And so no Jewish Christian could have written a book like Acts after 70 AD. But Jewish Christianity was an important and widely spread part of the church throughout the first century. That Luke was able to write Greek in a good style does not show that he was a Gentile—many Jews did so. In spite of his ability to write decent Greek he does so only seldom and sporadically. Most of his work he presents in what may be called biblical Greek, clearly influenced by the Septuagint, a Jewish book, written for Jews and not for Gentiles. Luke’s stylistic home was the synagogue. He was a Jewish Christian ».. L’ensemble du récit de Luc-Actes nous ouvre une fenêtre sur un problème actuel et important pour son auteur : comment l’ekklesia reste une expression juive alors qu’elle est continuellement rejetée par la communauté juive
L’espoir que le peuple juif changera d’avis un jour n’est pas abandonné dans Actes. Et contrairement à ce qui est souvent dit dans la recherche passée et actuelle, Luc ne condamne pas catégoriquement les juifs d’avoir crucifié Jésus. Cet acte était prédéterminé par le Dieu d’Israël. Luc-Actes emploie le verbe impersonnel δεῖ pour souligner cette prédétermination divine, annoncée, selon Luc, par les prophètes d’Israël (Lc 13, 33 ; 24, 26-27 ; Actes 2, 23). Selon Actes, en crucifiant Jésus, les juifs ont agi en ignorance, accomplissant ainsi la volonté de Dieu malgré eux-mêmes (Actes 13, 27). Les juifs ne sont pas condamnés pour avoir crucifié Jésus, évènement nécessaire dans le plan divin, mais appelés à se repentir de leurs péchés et à reconnaître Jésus comme leur messie. Le vrai dilemme pour Luc concerne le rejet persistant des juifs du mouvement messianique créé autour de la personne de Jésus. À ce sujet voir I.W. Oliver, « The “Historical Paul” and the Paul of Acts: Who’s More Jewish? », dans C. Segovia et G. Boccaccini (éd.), Paul the Jew: A Conversation between Pauline and Second Temple Scholars, Fortress Press (prochainement). ? Ajoutons finalement que les fausses rumeurs (aux yeux de Luc) concernant l’apostasie de Paul (21, 21) pourraient provenir non seulement de secteurs marcionites mais surtout de cercles « juif chrétiens » responsables de la composition de matériaux « anti-Pauliniens » tels que l’on retrouve dans certaines couches de la littérature Pseudo-Clémentine, voire même dans l’Évangile de Matthieu
Le livre de Sim, The Gospel of Matthew and Christian Judaism, championne une lecture anti-paulinienne de Matthieu. Pour un avis différent, voir Ben White, « The Eschatological Conversion of “All the Nations” in Matthew 28.19-20: (Mis)reading Matthew through Paul », Journal for the Study of the New Testament 36 (2014), p. 353-382. .
Nous ne saurons jamais qui était exactement l’auteur final de Luc-Actes. À travers l’histoire de la recherche, on lui a attribué un profil non juif, l’identifiant à un païen, un « craignant dieu », voire même un prosélyte. Cette identification des origines non juives de l’auteur a ensuite déterminé l’interprétation de Luc-Actes dans tous ses aspects. À cause de l’influence énorme de cette identification, il me semble nécessaire de déclarer que Luc reste « juif jusqu’à preuve de sa gentilité ». Quant à la question posée au début de cet article, « Matthieu est-il plus juif que Luc ? », tout dépend de comment on mesure la judéité. Si c’est selon le critère de l’observance de la Torah, Luc est aussi juif, voire plus que Matthieu. Car comme L’Évangile de Matthieu, Luc-Actes crée un espace pour l’observance de la Torah au sein de l’ekklesia. Plus clair et systématique que Matthieu, Luc-Actes discrimine ethniquement entre disciples de Jésus d’origine juive et non juive : chaque groupe ethnique, selon la vision de Luc-Actes, maintient son identité dans les deux branches qui forment l’ekklesia idéale et ne doivent pas se mêler l’une à l’autre. La branche juive maintient son appel distinctif à travers la pratique de la Torah ; la branche non juive garde le « décret apostolique » sans être obligée d’adopter les marques de la circoncision et autres coutumes juives. C’était la solution de Luc-Actes à la grande question sur la place de la Torah dans le mouvement de Jésus après 70. Alors que certains disciples de Jésus, tels peut-être les sympathisants de Marcion, appelaient à tous les membres de l’ekklesia, juifs inclus, à abandonner les pratiques juives, à l’autre extrême certains adhérents juifs refusaient de s’asseoir à la même table que les croyants non circoncis. Justin le Martyr en faisait encore mention dans son Dialogue avec Tryphon le Juif (ch. 47) après la révolte de Bar Kokhba. Sûrement beaucoup de gentils continuèrent à s’interroger, même après 70, sur leur place dans ce mouvement florissant et divisé, encore mal distingué du reste du monde juif. L’attraction vers le pôle de l’observance restait forte pour plusieurs. Il se peut même que le destinataire formel de Luc-Actes, le mystérieux Théophile, qu’il soit une personne réelle ou simplement un symbole du croyant idéal, incarne ces non juifs cherchant encore leur place dans une entité toujours en pleine discussion et interaction avec son milieu juif.
Ainsi, Matthieu et Luc-Actes nous rappellent que le mouvement chrétien resta essentiellement juif au moins jusqu’à la révolte de Bar Kokhba, le terminus ad quem probable pour la composition de ces textes
À ce sujet, voir Oliver, Torah Praxis, p. 35-37. Je ne pense pas que Matthieu et surtout Luc-Actes puissent dater d’après la révolte de Bar Kokhba. Luc-Actes en particulier contient plusieurs allusions à la destruction du second temple et la première révolte (Luc 13, 31-35 ; 19, 41-44 ; 21, 20-24 ; 23, 27-31 ; Actes 1, 6-8), événements qui bouleversent son auteur et présument une datation pre-bar kokhbienne. Matthieu et Luc-Actes ont été écrits après 70 mais avant 132. . Plusieurs membres d’origine juive toujours attachés à leurs traditions ancestrales continuèrent à former et façonner ce mouvement jusqu’au jour où la « Grande Église » devint majoritairement composée de chefs et de membres d’origine non juive qui ne tolérèrent plus leur présence. Aujourd’hui, après plusieurs siècles de rejet, le monde chrétien révise sa position sur les juifs croyant en Jésus, reconnaissant leur droit de maintenir leur identité juive
Ce n’est toujours pas le cas dans le monde juif courant. À ce sujet, voir M.S. Kinzer, « Messianic Jews and the Jewish world », p. 126-135 et D.C. Juster, « Messianic Jews and the Gentile Christian World », p. 136-144, dans Introduction to Messianic Judaism. . Cette ouverture coïncide avec une recherche vigoureuse des origines juives du christianisme qui affirme que le mouvement chrétien resta une expression juive plus longtemps que l’on avait imaginé et était prêt à le concéder
Je trouve que ma lecture de Matthieu et Luc-Actes peut être parfaitement configurée dans la conception proposée par Mimouni, « Le judaïsme chrétien ancien », p. 274, qui voit l’ensemble du mouvement des chrétiens jusque vers les années 135-150 comme un « judaïsme chrétien…une formulation désignant des chrétiens d’origine judéenne et d’origine non judéenne qui ont reconnu la messianité de Jésus, qui ont reconnu ou qui n’ont pas reconnu la divinité du Christ, mais qui tous continuent à observer en totalité ou en partie la Torah ». .