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Math. & Sci. hum., (38e année, n° 150, 2000, p. 7-39)
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
Anne-Sophie GODFROY-GÉNIN1
RÉSUMÉ – Bien que l'on considère souvent que les travaux de Pascal sont à l'origine du calcul
des probabilités, Pascal n'a découvert à proprement parler que la «règle des partis», qu'il n'appelle
jamais «calcul des probabilités», et qu'il n'utilise jamais pour résoudre des problèmes liés à l'incertitude
épistémique. Il n'utilise la règle des partis que dans un cadre décisionnel dont l'exemple le plus connu est
le fragment dit du pari. Cet article tente de montrer dans quel contexte se situe la découverte pascalienne,
quelle est son originalité, et quelles sont les raisons qui peuvent expliquer que Pascal choisisse d'autres
méthodes face à l'incertitude épistémique, là où nous choisirions d'utiliser le calcul des probabilités.
MOTS-CLÉS – Pascal, Décision, Calcul des probabilités, Règle des partis, Incertitude, Pari.
SUMMARY– Pascal: The Geometry of Chance.
Even if Pascal's works are often considered as the origin of the calculus of probabilities, Pascal
discovered, strictly speaking, only the solution to the problem of departing the stakes, or division
problem, and never called it a «calculus of probabilities». He never used it to solve problems due to
epistemic uncertainty. He only used the departing of stakes in a decisional context. The most famous
example of that use is the thought known as «Pascal's wager». This article is an attempt to examine in
which context the Pascalian discovery must be replaced, what is the originality of Pascal's statement, and
what are the reasons to explain why Pascal chose other methods to face the epistemic uncertainty,
precisely where we would use the calculus of probabilities.
KEYWORDS – Pascal, Decision, Probability calculus, Division problem, Uncertainty, Wager.
On connaît la célèbre citation de Poisson qui affirme «qu'un problème relatif aux
jeux de hasard, proposé à un austère janséniste par un homme du monde, a été à
l'origine du calcul des probabilités»2. De la même façon, de Pascal dans son introduction
aux Pensées, Philippe Sellier écrit que «sous l'influence de Méré, adonné au jeu, il jette
les bases du calcul des probabilités et compose le Traité du Triangle arithmétique»3.
Que ce soit chez le mathématicien du XIXe siècle, ou chez un éditeur moderne, Pascal
apparaît donc à première vue comme l'initiateur du calcul des probabilités. À y regarder
d'un peu plus près, son rôle dans l'émergence de cette théorie se révèle plus complexe.
1
École nationale supérieure d'arts et métiers – 151, boulevard de l'Hôpital, 75013 Paris, e-mail :
[email protected].
2
Poisson, Recherche sur la probabilité des jugements, 1837.
3
[54] Pascal, Pensées, Ph. Sellier ed., Paris, Garnier, 1991, p. 96.
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A.-M. GODFROY-GÉNIN
Certes, il est le premier à proposer une modélisation réussie du problème des
partis, c'est-à-dire à définir un problème standard et une solution standard qui serviront
de référence à Christian Huygens, Jacques Bernoulli, etc.
Cependant, on ne trouve aucune trace du mot probabilités dans l'œuvre de Pascal
pour désigner ce qui pourrait ressembler à ce que nous appelons aujourd'hui le calcul
des probabilités, on ne trouve pas même le mot dans un tel contexte. Les seules
occurrences de probabilité, au singulier, se trouvent dans les Provinciales où elles
désignent la doctrine des Jésuites, ou dans les Pensées qui s'y rapportent explicitement.
On ne trouve pas non plus sous la plume de Pascal doctrine des chances, ou calcul des
chances, mais seulement géométrie du hasard ou règle des partis.
En revanche, la thématique du hasard et de l'incertain est centrale dans les
Pensées. Pascal utilise la règle des partis pour résoudre certains problèmes décisionnels,
notamment dans le fameux fragment du pari4, mais il faut remarquer qu'il utilise aussi
très souvent d'autres méthodes face à l'incertain, précisément là où nous serions tentés
d'utiliser le calcul des probabilités.
Pourquoi Pascal est-il à l'origine du calcul des probabilités ? Quelle indication cet
usage nous donne-t-il sur la genèse du concept de calcul des probabilités ? Alors que
Bernoulli aborde ce problème et le résout d'une manière qui nous est plus familière, que
signifie la position pascalienne ?
Pour apporter des éléments de réponse à ces questions, nous examinerons d'abord
la solution mathématique au problème des partis donnée par Pascal, nous soulignerons
son originalité mathématique. Nous examinerons ensuite l'usage que Pascal fait de cette
règle. Enfin nous examinerons les méthodes mises en œuvre par Pascal face à
l'incertain, et nous constaterons que la règle des partis n'est qu'une méthode parmi
d'autres. Nous tenterons alors de comprendre pour quelles raisons Pascal utilise tantôt la
règle des partis, tantôt d'autres méthodes, et quels présupposés épistémologiques cela
suppose.
Nous renverrons principalement aux textes suivants :
1. Les textes scientifiques sur la règle des partis, c'est-à-dire principalement la
correspondance de Pascal et Carcavy avec Fermat (vers juin - 27 octobre 1654), et le
Traité du triangle arithmétique, troisième partie «Usage du Triangle Arithmétique pour
déterminer les partis qu'on doit faire entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties»
(1654).
Secondairement, pour nous renseigner sur l'évolution de la question après 1654,
nous utiliserons des extraits de la correspondance de Huygens avec van Schooten et
Wallis sur la mathématique des jeux de hasard (20 avril - 21 juillet 1656), et la
correspondance de Huygens avec Roberval, Mylon et Carcavy, prolongée vers Pascal et
Fermat (18 avril 1656 - 2 mars 1657).
2. Les fragments des Pensées qui mentionnent explicitement la règle des partis
(B.!233. 234. 236. 237. 238), dont le fameux fragment «infini-rien».
4
[54] Pascal, Pensées, B. 233, L. 418, S. 680 (B. 233 est le fragment 233 de l'édition Brunschwicg,
L.!418 le même fragment dans l'édition Lafuma, S. 680 dans l'édition Sellier).
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
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3. Les textes qui comportent littéralement le mot probabilité, mot qui désigne toujours
la doctrine des jésuites que Pascal critique vigoureusement, en particulier parce qu'elle
ruine toute certitude. Ce sont les fragments B. 908, 910, 913, 916, 917, 918, 920, et
surtout les Lettres provinciales.
4. Divers fragments qui peuvent se rattacher à ce que nous appelons aujourd'hui les
probabilités, mais leur lien explicite par Pascal autour de ce thème ne peut être
qu'hypothétique, puisqu'il n'existe pas encore. L'utilisation de ces fragments s'avère
donc éclairante mais requiert une certaine prudence. Sans être exhaustif, mentionnons,
dans ce groupe de textes, la Préface au traité du vide, les fragments sur le hasard, sur les
miracles, sur les prophéties, sur les preuves, et plus généralement sur la certitude, les
situations d'ignorance, les décisions nécessaires alors que l'information manque, la
vérité, etc.
1. LA SOLUTION MATHÉMATIQUE
«Et sic matheseos demonstrationes cum aleae incertitudine jungendo, et quae
contraria videntur conciliando, ab utraque nominationem suam accipiens,
stupendum hunc titulum jure arrogat: Aleae Geometria»!5.
1.1. Avant Pascal
L'article d'E. Coumet6 met en évidence le fait que le problème des partis, c'est-à-dire du
partage équitable des sommes mises en jeu quand une partie est interrompue, est un
problème classique et non résolu à l'époque où Pascal et Fermat s'y intéressent.
L'origine du problème est d'abord juridique. Le droit de la Renaissance a entrepris
de légitimer les jeux de hasard et les entreprises aléatoires qui peuvent leur ressembler7,
les évènements casuels, qui se trouvent rassemblés sous la même catégorie de
l'incertain. Pour les légitimer, il fallait pouvoir donner les conditions pour que ces jeux
ou ces entreprises soient équitables, la licéité se trouvant liée à l'équité, donc proposer
une méthode de calcul face au risque, à l'incertain.
Le problème est moins futile qu'il n'y parait au premier abord. Répartir les enjeux
équitablement quand la partie de dés est interrompue est un problème posé par le joueur
invétéré qu'est le chevalier de Méré, mais c'est aussi un paradigme pour penser la juste
répartition des sommes investies si deux hommes s'associent pour une expédition
commerciale maritime, que l'un d'eux meurt avant la conclusion de l'expédition, et que
son héritier réclame tout de suite sa part. Quelle est alors la juste répartition ? On voit
que le problème des partis est un problème juridique dont la portée dépasse largement
les intérêts des joueurs de piquet. La complicité du juriste et du géomètre fait du jeu un
modèle commode pour arbitrer un champ décisionnel bien plus large.
Le parti, est toujours à la fois partage et choix, rien d'étonnant donc à ce que le
parti se change explicitement en pari chez Pascal (mouvement opéré déjà par Cardan),
5
[53] Adresse à l'Académie Le Pailleur, t. II, p. 1035.
[13] «Le problème des partis avant Pascal».
7
Comme les expéditions maritimes des marchands etc. L'usure est au cœur de ces discussions.
6
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et, qui plus est, qu'il serve à démontrer en général qu'«il faut travailler pour l'incertain»8,
à justifier une conduite que la morale classique jugerait imprudente.
Notons dès maintenant donc que la fin du calcul n'est nullement d'éliminer l'alea,
indissociable, de toutes façons, de notre nature contingente dans la théologie
pascalienne. Comme l'écrit Leibniz au duc Jean-Frédéric de Hanovre à propos de la
règle des partis, «ce raisonnement ne conclut rien de ce qu'on doit croire, mais
seulement de ce qu'on doit faire»9.
L'Adresse à l'Académie insiste justement sur la dualité de la règle qui conjoint des
décisions et des évènements incertains. «Et sic matheseos demonstrationes cum aleae
incertitudine jungendo, et quae contraria videntur conciliando, ab utraque nominationem
suam accipiens, stupendum hunc titulum jure arrogat : Aleae Geometria». Si l'on oppose
la science à la pratique sans penser une théorie de la décision, ou bien la pratique
apparaîtra comme un reste de métaphysique, ou bien la géométrie sera un abus. Il faut
donc donner sa pleine dimension à l'alea.
Pacioli, dans sa Summa de arithmetica, geometria, proportioni et
proportionalita10, Tartaglia dans La Prima parte del General Trattato di numeri e
misure publié en 1556, puis dans la Pratica d'arithmetica e geometria de 1558, et
Cardan dans la Pratica arithmetica et mensurandi singularis (1539) abordent le
problème des partis, mais aucun ne découvre de solution qui s'imposerait comme la
solution standard.
Tous les textes de ces auteurs font apparaître une évolution dans la formulation
des problèmes qu'a montrée N. Meusnier11. La nature du jeu change, elle passe des jeux
d'adresse, dans lesquels la part de l'habileté et de la chance sont difficiles à évaluer et
obscurcissent le problème12, échecs, paume, course, mourre, tir à l'arc ou à l'arbalète,
aux jeux de pur hasard avec Pascal, ou pour Cardan, à une abstraction de jeu dans
laquelle ce qui importe est de pouvoir convertir le parti en pari. Le choix clair d'un jeu
de pur hasard idéalisé (on suppose les pièces, les dés et les cartes parfaits) est à lui seul
un élément important de solution. Il permet de dénombrer sans trop d'ambiguïté les
hasards de perte et de gain.
Dans cette évolution vers l'épuration de l'énoncé, on voit disparaître aussi les
hasards liés aux circonstances de l'interruption de la partie (la raquette trouée, le tour de
garde, etc.) ou de son commencement (trouver par hasard un écu, rencontrer deux
jeunes gens, etc.). Ces hasards supplémentaires compliquaient la prise en compte de
l'aléa dans le calcul, obscurcissaient la question de la propriété des gains, dispersaient
l'attention sur trop de paramètres à prendre en compte. Pascal et Cardan les font
disparaître pour ne conserver qu'une formulation nette et concentrée, mais à la
différence de Cardan, Pascal, pour mieux marquer la plausibilité de sa solution, se
donne une situation de jeu idéalisée mais concrète.
8
B. 234, L. 577.
1678.
10
Publiée à Venise en 1494.
11
[46] «Le problème des partis bouge encore, sur un surprenant anonyme du XIVe siècle».
12
[6] Jacques Bernoulli tentera une solution dans sa Lettre à un amy sur les parties du jeu de paume, mais
il est alors conscient que c'est une variante plus complexe de la règle des partis de Pascal et Huygens.
9
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
11
Pascal a aussi la bonne idée de choisir un jeu en peu de parties, ce qui lui permet
d'appliquer clairement ses principes. Sur trois parties seulement, les joueurs seront plus
souvent à égalité ou vainqueur et vaincu, seules situations dans lesquelles le partage est
évident et peut inspirer la résolution des situations plus complexes. Les chiffres à
manipuler sont en outre plus simples, et une combinatoire est possible sans trop de
peine.
Remarquons que la mention de la Fortune ou de considérations historiques ou
morales disparaît. Ce qui n'empêche pas par ailleurs que la solution de Pascal ne se
trouve en accord avec le reste de son œuvre, mais les problèmes doivent être traités
chacun dans leur ordre et avec leur méthode propres.
La solution doit intégrer la prise en compte du temps qui passe, ce qui ne va pas
sans difficultés, en témoignent les tâtonnements des auteurs.
Enfin, la solution complète passe par la découverte d'une solution générale, quel
que soit le nombre de points à obtenir pour gagner, quel que soit le nombre de joueurs.
Cette solution générale est jugée nécessaire pour confirmer la solution particulière pour
deux joueurs. Elle serait le signe que les principes sont justes.
Ces quelques remarques permettent d'apprécier l'effort de formulation accompli
par Fermat et Pascal. La résolution du problème des partis dépasse donc la simple
question des jeux de hasard ; ils sont pris seulement comme paradigme. Elle engage une
véritable géométrie de l'action en terrain incertain, et ses principes et leur formulation
devront satisfaire à la fois l'arithmétique et le droit, et être aussi clairs et simples que
possible.
1.2. La correspondance avec Fermat
Cette solution est exposée dans la correspondance entre Pascal et Fermat13, puis dans les
deux versions, française et latine, du Traité du triangle arithmétique14.
Deux types de problèmes, posés à l'origine par Méré et Mitton, semble-t-il, vont
intéresser Pascal et Fermat.
Celui du parti des dés. Il s'agit d'amener une face d'un dé en un nombre de coups
donné. Si le joueur s'arrête avant la fin, on demande quelle part de l'enjeu lui revient en
fonction de ses chances de gain. Le problème peut être compliqué en multipliant le
nombre de dés ou en demandant au bout de combien de coups les chances de gain
l'emportent sur les chances de perte. Ce type de problème ne préoccupe qu'incidemment
Pascal.
L'autre problème est celui du parti de parties. Dans un jeu en plusieurs parties, on
demande, en cas d'interruption avant la fin, comment il convient de partager les enjeux.
C'est essentiellement sur cette question que porte la correspondance entre Pascal et
Fermat d'août à octobre 1654.
Les résultats obtenus sont ensuite mis au net et développés beaucoup plus loin par
Pascal dans un chapitre du Traité du triangle arithmétique consacré à son usage pour
déterminer les partis.
13
14
[53] t. II, p. 1137-1158.
Ibid., t. II.
12
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Une première lettre de Fermat à Pascal15 traite d'un problème de partis de dés sur
lequel ils paraissent en désaccord, puisqu'ils ne trouvent pas les mêmes chiffres.
Pourtant leurs deux raisonnements sont justes. Fermat raisonne en estimant que chaque
coup, les précédents étant joués, donne une chance sur six de gains, c'est le principe qui
paraît se dégager des chiffres produits.
Pascal de son côté avait raisonné en appréciant l'accroissement des chances de
gain à chaque coup avant le commencement de la partie, en déterminant la valeur de
chaque coup, la portion d'enjeu qu'il fait espérer. Pour Fermat, qui raisonne
probablement à partir des combinaisons, chaque «coup doit donner un égal avantage.»
Pascal, de son côté raisonne par récurrence16 et donc suit le déroulement concret de la
partie et comptabilise la totalité de l'avantage acquis à un moment donné.
Fermat demande si la différence entre leurs résultats est une différence de principe
ou seulement une différence d'application : «Je vous prie donc que je sache si nous
sommes conformes au principe, ainsi que je crois, ou si nous différons seulement en
l'application»17.
Une deuxième lettre très importante de Pascal à Fermat, du 29 juillet 1654, pleine
de l'enthousiasme de la découverte, atteste que Fermat a résolu le problème des partis de
parties par les combinaisons18, et que Pascal de son côté, après avoir pensé aux
combinaisons aussi, a trouvé «une autre méthode bien plus courte et plus nette» qui
donne les mêmes résultats qu'il entreprend d'exposer. Cette lettre est celle qui est
habituellement citée comme l'acte de naissance du calcul des probabilités. Le fait que
les deux mathématiciens se rencontrent sur ce problème, que deux méthodes différentes
donnent le même résultat, lève les doutes que Pascal pouvait encore avoir sur sa
solution : «Je ne doute plus maintenant que je ne sois dans la vérité, après la rencontre
admirable où je me trouve avec vous. [...] Je vois bien que la vérité est la même à
Toulouse qu'à Paris»19.
Pascal raisonne à partir de la situation concrète suivante, «deux joueurs jouent par
exemple en trois parties, et chacun a mis 32 pistoles au jeu» (cf. figure 1, p. 91, et figure
2, p. 93 infra). C'est la situation qui servira en permanence d'exemple, reprise dans la
suite de la correspondance et le Traité du triangle. Cette situation est généralisée ensuite
à un nombre de parties quelconque.
Posons que la partie s'arrête quand le premier joueur a gagné deux parties et le
second une seule. Si le jeu avait continué, à la partie suivante, soit le premier gagnait
tout (64 pistoles), soit les deux joueurs se retrouvaient à égalité 2 à 2 et emportaient 32
pistoles chacun.
Pascal expose alors le principe suivant :
«Considérez donc, Monsieur, que, si le premier gagne, il lui appartient 64 ;
s'il perd, il lui appartient 32. Donc s'ils veulent ne point hasarder cette partie
et se séparer sans la jouer, le premier doit dire : je suis sûr d'avoir 32 pistoles,
car la perte même me les donne ; mais pour les 32 autres, peut-être je les
15
Ibid. Vers juin 1654 selon J. Mesnard. Cette lettre est perdue, son contenu n'est connu qu'à travers les
lettres suivantes.
16
C'est au moins ce que la suite de la correspondance permet d'imaginer.
17
[53] t. II, p. 1137.
18
Sa lettre est perdue.
19
[53] t. II, p. 1137.
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
13
aurai, peut-être vous les aurez ; le hasard est égal ; partageons donc ces 32
pistoles par la moitié et me donnez, outre cela, mes 32 qui me sont sûres. Il
aura donc 48 pistoles et l'autre 16»20.
Il fait ensuite le même raisonnement pour 2 à 0 ; à la partie suivante, soit l'un est
ramené au premier cas, soit le premier joueur gagne tout, 48 pistoles lui sont donc sûres,
et le reste est partagé en deux puisque le hasard est égal. Ce qui fait 56 et 8.
Enfin, si les joueurs sont à 1 contre 0 ; à la partie suivante, soit l'on est ramené au
deuxième cas, soit on se trouve égalité 1 partout. 32 pistoles sont assurées au premier,
on partage (56 - 32) en 2, ce qui fait 44 et 20.
On a alors traité tous les cas possibles, en utilisant les résultats précédents pour
connaître les suivants, et en posant au départ le partage pour l'égalité (chacun reprend sa
mise) ou la victoire (l'un emporte tout). Comme l'a souligné P. Massé, «le trait de génie
ici est de procéder en sens inverse du cours du temps, de déterminer le certain à partir de
l'incertain, le présent à partir de l'avenir»21. Pascal reconstitue ainsi en quelque sorte les
parties possibles à reculons : 2 à 1, 2 à 0, 1 à 0, ce dernier cas étant le plus difficile et le
plus délicat, «la proportion des premières parties n'est pas si aisée à trouver». Le
Triangle prendra soin d'en expliciter plus clairement le principe.
Comme dans la première lettre, c'est la valeur de chaque partie qui intéresse
Pascal, et cette valeur n'est pas la même tout au long du jeu : «la valeur (j'entends sa
valeur sur l'argent de l'autre seulement) de la dernière partie de deux est double de la
dernière partie de trois et quadruple de la dernière partie de quatre et octuple de la
dernière partie de cinq, etc». On sait donc que pour un nombre de parties donné, on peut
remonter d'étapes en étapes jusqu'à la valeur de la première partie, et que la valeur de
cette première partie obéit ensuite à une progression régulière pour trouver la valeur de
toutes les autres. Il reste donc à chercher une table qui donne, pour un nombre de parties
donné, la valeur de la première, et donc des suivantes, et la formule qui lie cette valeur
au nombre de parties. On comprend alors comment Pascal a pu passer du raisonnement
par récurrence exposé dans cette lettre, à un usage du triangle arithmétique. La table
qu'il envoie avec la lettre présente d'ailleurs déjà une disposition en triangle.
Tout le problème de Pascal est qu'il n'a pas encore réussi à formuler nettement sa
récurrence. Les etc. laissent penser qu'il en entrevoit le principe sans encore le
formaliser22. Lui-même n'est pas sûr que ce type de raisonnement fonctionne, et il doit
vérifier son résultat par les combinaisons de Fermat : «je n'ai pu le vérifier par cette
autre voie que je viens de vous dire, mais seulement par celle des combinaisons».
Cette lettre de juillet 1654 atteste donc la simultanéité de découvertes qui
enthousiasment Pascal : les partis résolus par «une nouvelle méthode bien plus courte et
plus nette», les coniques, les mystères du triangle arithmétique qui se prête à des usages
aussi différents que le calcul de la somme des puissances numériques et celui de la
valeur des parties – «Ce qui est étrange» – et la récurrence. Tout est encore exprimé
dans le feu de la recherche, c'est le Traité du triangle arithmétique qui fixera avec
netteté ces découvertes.
20
[53] t. II, p. 1138.
[43] «En lisant Pascal».
22
La «douxième conséquence» du Traité du triangle en français formalise explicitement la récurrence.
21
14
A.-M. GODFROY-GÉNIN
Fermat semble enchanté d'avoir trouvé un nouveau correspondant et offre de
poursuivre la correspondance sur de nouveaux problèmes, sur les nombres magiques et
sur l'abrégé de ses découvertes d'arithmétique qu'il prépare pour Pascal. Mais ce dernier
décline poliment l'offre : «Monsieur, si j'ai concouru avec vous en cela, cherchez
ailleurs qui vous suive dans vos inventions numériques, dont vous m'avez fait la grâce
de m'envoyer les énonciations»23.
La collaboration de Pascal et Fermat s'arrête donc ici. Elle trouve un
prolongement dans des lettres de Huygens à propos des découvertes de 1654. Elle nous
a permis de mettre en évidence certains traits de la démarche pascalienne que le Traité
du triangle arithmétique et l'exposition plus méthodique qu'il propose du problème des
partis vont nous permettre de préciser.
1.3. Le traité du Triangle arithmétique
Le Traité du triangle arithmétique a été rédigé et imprimé en 1654, mais diffusé
seulement en 166524. Les recherches sur la règle des partis sont donc restées ignorées,
sauf par les membres de l'Académie Le Pailleur auxquels elles avaient été exposées25.
Du coup, elles seront d'abord connues par la présentation qu'en donne Huygens et qui
devient alors la présentation canonique du calcul des hasards. L'Ars Conjectandi de
Bernoulli reproduit en première partie le De ratiociniis in ludo aleae. Même si les idées
de Pascal et Fermat ont inspiré Huygens, le Traité va se trouver lu à la lumière du De
ratiociniis, antérieur pour la diffusion, postérieur pour la rédaction, et cette situation
bizarre va fausser la lecture de la règle des partis. Nous voulons tenter ici une
présentation du Traité tout à fait autonome, qui fasse entièrement abstraction de la suite
de l'histoire du calcul des hasards, afin de restituer au texte son originalité et sa place
dans la méthodologie pascalienne.
Le Traité existe en deux versions, latine et française. La version latine ne
mentionne pas d'usage pour la règle des partis. Pascal, qui rédige au fur et à mesure de
la publication, ne l'a-t-il pas encore aperçu ou lui réserve-t-il une place ailleurs ? Ce
peut être à l'occasion des combinaisons, qui servent aussi à résoudre les partis, ou de la
question de la récurrence avec laquelle il cherche à généraliser sa méthode qu'il l'a
découvert. Ce qu'il appelle sa méthode dans les lettres n'est pas l'usage du triangle. Le
Traité est clair, il existe trois manières de résoudre le problème : par la méthode exposée
à Fermat, par les combinaisons, par le triangle26. Comme les combinaisons se lisent dans
le triangle, il est assez naturel d'y lire aussi les partis. En revanche, la fameuse méthode
universelle n'a rien à voir avec le triangle, sauf pour le raisonnement par récurrence
appliqué à la généralisation du jeu.
L'édition latine suit la démarche que décrit l'Esprit géométrique : des définitions,
leurs conséquences qui sont ce que nous appellerions des théorèmes, et quelques
23
[53] t. II, p. 1158, Lettre de Pascal à Fermat du 27 octobre 1654.
[53] t. I, p. 33-37 pour les explications de ce fait curieux. Il semble que Pascal conservait les épreuves
chez lui pour corrections et remaniements, qu'elles étaient prêtes à la diffusion, quand intervint la grande
conversion et le renoncement consécutif à une gloire de géomètre. Il les conserva donc sans en parler.
25
C'est à cette occasion que Roberval fit l'objection qui suscite la lettre du 24 août.
26
[53] t. II, p. 1313 : «voilà une des manières de faire les partis. Il y en a deux autres, l'une par le Triangle
arithmétique, l'autre par les combinaisons».
24
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
15
problèmes pour illustrer la théorie. Ainsi est défini le triangle, avec en particulier les
principes de génération des nombres. La récurrence n'est pas encore formalisée et Pascal
reste assez évasif sur ce point27.
Tout se passe comme si, préoccupé par différentes questions d'arithmétique qui se
résolvent toutes par récurrence (ou par des raisonnements qui s'en approchent), il leur
trouvait un peu par hasard une affinité cachée avec le triangle. Ayant découvert que le
triangle pouvait aussi se lire comme une table des partis – peut-être par le biais des
combinaisons, mais l'idée d'une table triangulaire est déjà présente dans la lettre du
29!juillet – il l'ajoute au traité qui, d'une collection d'articles sur des sujets
d'arithmétique, devient véritablement un traité du triangle arithmétique et de ses
applications. Travaillant sur des sujets précis, il semble s'apercevoir ensuite de leur
connexion secrète et rédiger une nouvelle présentation de ces travaux qui la mettrait en
évidence, la cohérence du tout ajoutant à la qualité des démonstrations. Cette hypothèse
expliquerait au moins les raisons d'une seconde version et rendrait compte de ses
différences avec la première.
En outre, ce nouveau projet – le triangle et ses applications – lui permet d'exposer
sa découverte des partis dont il fait assez de cas28, mais dont la démonstration ne
paraissait peut-être pas assez arithmétique (les principes tiennent davantage de ceux du
droit) pour la première version qui se présentait comme la solution de différents
problèmes sur les nombres. L'unité aperçue au fil de la rédaction dans la première
version, unité qui tient à la fois à la récurrence et à l'usage du triangle, l'une et l'autre
étant liés par le principe de génération des cellules29, serait devenue alors le nerf de la
seconde version.
Il est très étonnant de trouver la règle des partis dans un tel Traité. La nature du
problème, le vocabulaire, le style même du texte surprennent, surtout ses premières
pages. Si l'on énumère les différents usages du triangle, on trouve à la suite les ordres
numériques, les combinaisons, les partis, les puissances des binômes et des apotômes,
les ordres numériques. La particularité des partis est qu'ils commencent par des
considérations plus juridiques que mathématiques. Nous y trouvons une mise au net et
une systématisation des idées de la correspondance, la récurrence y est explicitée, et
l'ordre de l'exposé est en général l'ordre inverse de la découverte. Ainsi, alors que la
valeur de la première partie n'était calculée qu'à la dernière étape, elle est ici présentée
en premier.
Le texte comprend deux parties. Un exposé de la méthode proposée à Fermat, et
un usage du triangle qui est comme une seconde méthode. La troisième, les
combinaisons, n'est pas mentionnée, mais comme on lit les combinaisons dans le
triangle, l'usage du triangle revient à celui des combinaisons. On ne peut pas
véritablement dire que Pascal ne démontre pas par les combinaisons30, même s'il semble
plus satisfait de son autre méthode qui lui paraît plus simple, plus proche de l'intuition.
Un premier long paragraphe, absolument dénué de considérations arithmétiques,
formule l'idée qui fonde le raisonnement :
27
[53] t. II, p. 1178-1179.
Cf. l'Adresse à l'Académie que nous citons en tête du chapitre.
29
Selon la terminologie utilisée par Pascal dans le Traité.
30
[53] t. II, p. 1313.
28
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A.-M. GODFROY-GÉNIN
«Pour bien entendre la règle des partis, la première chose qu'il faut considérer
est que l'argent que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus, car ils
en ont quitté la propriété ; mais ils ont reçu en revanche le droit d'attendre ce
que le hasard leur en peut donner, suivant les conditions dont ils sont
convenus d'abord»31.
C'est donc une réflexion sur la propriété qui est à la base des deux principes qui
seront énoncés plus loin. Il est assez surprenant de la trouver au milieu d'un traité
d'arithmétique. Le droit d'attendre dont il est question est ce que les mathématiques
seront chargées de calculer. On voit immédiatement la difficulté, c'est un sentiment que
l'on calcule ici, ce qui deviendra l'espérance avec Huygens.
«Mais comme c'est une loi volontaire, ils la peuvent rompre de gré à gré ; et ainsi,
en quelque terme que le jeu se trouve, ils peuvent le quitter ; et au contraire de ce qu'ils
ont fait en y entrant, renoncer à l'attente du hasard, et rentrer chacun en la propriété de
quelque chose»32. Le jeu est ici conçu comme un contrat. La parenté du problème avec
certains contrats commerciaux n'a sans doute pas échappé à Pascal qui emprunte ici tout
son vocabulaire au droit. Dès les réponses à Roberval33, le jeu était considéré comme
une convention. Comme c'est une libre convention, réciproquement, la libre rupture du
contrat est possible et doit obéir à certaines conditions d'équité. Dans le fragment du
pari, le jeu n'est pas libre, vous êtes embarqué, c'est une considération importante pour
le commentaire. Serait-il si raisonnable de jouer si l'on pouvait ne pas le faire ? «Et en
ce cas, le règlement de ce qui doit leur appartenir doit être tellement proportionné à ce
qu'ils avaient droit d'espérer de la fortune que chacun d'eux trouve entièrement égal de
prendre ce qu'on lui assigne ou de continuer l'aventure du jeu ; et cette juste distribution
s'appelle le parti»34.
La fortune, le hasard, l'espérance, l'équité, etc. toutes les notions que l'on
rencontrait chez Pacioli, Tartaglia ou Cardan sans qu'elles donnent la solution sont ici
liées en un système cohérent, et qui semble aller de soi. Cet agencement des notions
théoriquement préalable à la résolution est en fait formulé nettement, seulement après
coup. Sa clarté vient confirmer les intuitions précédentes et convaincre le lecteur. Nous
voyons poindre ici le concept d'espérance, plus explicite dans le fragment du pari. On
connaît sa fortune avec Huygens et les débats35 qu'il soulèvera.
Plus intéressante ici est l'idée d'une mise en équivalence de deux situations,
continuer, situation réelle, arrêter, et rester, en quelque sorte, dans la situation virtuelle
du parieur. Cette mise en équivalence avait déjà été perçue par Cardan. Il faut trouver
entièrement égal de continuer ou non, et cette équivalence n'a rien d'évident. Nous
avons vu les réticences de Roberval à l'admettre. Il faut proportionner du certain (ce qui
est gagné si le jeu continue) et de l'incertain (ce que l'on risquerait de gagner si le jeu
31
Ibid., t. II, p. 1308.
Ibid.
33
Ibid., t. II, p. 1147-1153. On connaît les objections de Roberval à travers la lettre de Pascal à Fermat
datée du 24 août 1654. Les objections portent sur la mise en équivalence des conditions feintes avec les
conditions naturelles. (Ce sont encore celles de d'Alembert dans l'article «Croix ou pile» de
l'Encyclopédie, un siècle plus tard).
34
Ibid., t. II, p. 1308.
35
En particulier celui qui tient au fait de savoir ce que vaut la notion d'espérance pour qui ne peut jouer
qu'une fois.
32
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
17
continuait). Or, comme l'a montré E. Coumet, cette équivalence d'un nouveau genre
bouleverse la logique classique de l'action36, et fait du parti un pari.
De cette première chose à considérer, Pascal tire deux principes pour le
calcul!: «Si un des joueurs se trouve en telle condition que, quoi qu'il arrive,
une certaine somme doit lui appartenir en cas de perte comme en cas de gain,
sans que le hasard la lui puisse ôter, il n'en doit faire aucun parti, mais la
prendre entière comme assurée parce que, le parti devant être proportionné au
hasard, puisqu'il n'y a nul hasard de perdre, il doit tout retirer sans parti»37.
«Si deux joueurs se trouvent en telle condition que, si l'un gagne, il lui
appartiendra une certaine somme, et s'il perd, elle appartiendra à l'autre ; si le
jeu est de pur hasard et qu'il y ait autant de hasards pour l'un que pour l'autre,
et par conséquent non plus de raison de gagner pour l'un que pour l'autre, s'ils
veulent se séparer sans jouer, et prendre ce qui leur appartient légitimement,
le parti est qu'ils séparent la somme qui est au hasard par la moitié, et que
chacun prenne la sienne»38.
Le principe général consiste à séparer ce qui est livré au hasard de ce qui est sûr, à
calculer la part laissée au hasard, et non à supprimer le hasard. Il ne s'agit pas de prédire
la probabilité d'une victoire («probabilité» n'apparaît pas de toutes façons), ni même les
hasards39 de victoire. Il s'agit seulement de calculer ce qui revient au hasard et ce qui est
sûr quoi qu'il arrive. Nous retrouverons ce mouvement dans le pari. On y cherche ce qui
est sûr, et ce qui est sûr c'est que l'on meurt40. On ne connaît rien de plus par les partis,
on partage seulement le certain et l'incertain, et en fonction de cela on fait un parti
équitable.
Le principe de la démonstration est ensuite d'augmenter l'écart entre les deux
joueurs. S'il manque une partie à l'un, 2 à l'autre, puis 1 et 3, puis 1 et 4, puis 1 et 5 ; et à
l'infini, puis 2 et 3, ce qui revient à l'ordre adopté dans la correspondance avec Fermat,
mais présenté autrement. Pascal s'arrête alors : «Par cette méthode, on fera les partis sur
toutes sortes de conditions, en prenant toujours ce qui appartient en cas de gain et ce qui
appartient en cas de perte, et assignant pour le cas de parti la moitié de ces deux
sommes»41. Une récurrence est amorcée ici, le texte laisse entendre qu'il suffit de
poursuivre.
Après l'exposé cette méthode, qui jusque-là n'a rien en commun avec le triangle,
sauf la récurrence – encore est-elle implicite –, nous apprenons qu'il existe trois
manières de faire les partis. «Voilà une des manières de faire les partis. Il y en a deux
autres, l'une par le Triangle arithmétique, et l'autre par les combinaisons»42.
Si Pascal a abandonné les combinaisons de sa lettre du 29 juillet 1654, c'est une
méthode dont il reconnaît pleinement la validité. Que vient faire alors cette méthode
36
[15] «La théorie du hasard est-elle née par hasard!?»
[53] II, p. 1308.
38
[53] II, p. 1308.
39
Pascal emploie hasard là où nous écririons chance en français moderne. Le mot désigne tantôt le hasard
en général et tantôt le nombre de cas favorables.
40
«Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : 1e si on pouvait y être
toujours!; 2e s'il est sûr qu'on n'y sera pas longtemps et incertain si on y sera dans une heure» (B. 237,
L.!154, nous soulignons). Sur ce fragment, on lira avec intérêt l'article [28] de G.-Th. Guilbaud, qui en
reconstitue la genèse.
41
[53] II, p. 1313.
42
Ibid., II, p. 1313.
37
18
A.-M. GODFROY-GÉNIN
dans un Traité du Triangle43 ? Pascal aurait pu commencer ce chapitre par le paragraphe
intitulé «Méthode pour faire les partis entre deux joueurs qui jouent en plusieurs parties
par le moyen du Triangle arithmétique», qui suit immédiatement ce que nous venons de
lire et ouvre une seconde partie. Il fallait qu'il soit très persuadé de l'importance de cette
méthode pour tenir tellement à l'exposer, et en effet, nous essaierons de montrer que la
règle des partis est la règle de l'action, qu'elle est donc essentielle à la morale, qu'elle est
le port dans la morale si recherché. Ne conserver que le triangle ou que les
combinaisons, c'est se priver d'exposer les raisons profondes qui font comprendre à la
fois le fondement et la portée de la règle, c'est la réduire à une question d'arithmétique
alors qu'elle met en jeu le droit et la morale. Qu'on la lise aussi dans le triangle est un
bon prétexte pour l'ajouter au Traité, et en retour, qu'elle tienne à la morale et au droit,
est une excellente occasion de montrer que le triangle est peut-être plus qu'un problème
plaisant et délectable, mais une véritable figure, au sens propre44.
La méthode commence par un lemme, qui fournit en quelque sorte la clé de
lecture du Triangle et y fait voir les partis.
La démonstration utilise ensuite une récurrence très nettement formalisée
(p.!1315-1316) :
«Quoique cette proposition ait une infinité de cas, je la démontrerai
néanmoins en peu de mots par le moyen de deux lemmes.
Le 1er, que la seconde base contient les partis des joueurs auxquels il manque
deux parties en tout.
Le 2e, que si une base quelconque contient les partis de ceux auxquels il
manque autant de parties qu'elle a de cellules, la base suivante sera de même,
c'est-à-dire qu'elle contiendra aussi les partis des joueurs auxquels il manque
autant de partis qu'elle a de cellules.
D'où je conclus en un mot que toutes les bases du Triangle arithmétique ont
cette propriété ; car la seconde l'a par le premier lemme ; donc par le second
lemme, la troisième l'a aussi, et par conséquent la quatrième ; et aussi à
l'infini. Ce qu'il fallait démontrer. Il faut donc seulement démontrer ces deux
lemmes».
Suit la démonstration des deux lemmes. Pour la conclure, Pascal souligne que «la
démonstration sera toujours sans obstacle et universelle, [parce qu']il est vrai
généralement partout» qu'une base sera toujours le double de sa précédente.
Différents problèmes sont alors proposés en application, destinés à illustrer
l'efficacité, la simplicité, l'universalité qui sont les caractères des méthodes justes.
2. FACE À L’INCERTAIN
«Or, quand on travaille pour demain, et pour l'incertain, on agit avec raison!;
car on doit travailler pour l'incertain, par la règle des partis qui est démontrée.
Saint Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain sur mer, en bataille, etc. ;
mais il n'a pas vu la règle des partis qui montre qu'on le doit»45.
43
Rappelons qu'elle ne figure pas dans la première version, en latin.
La même chose vaudrait pour les carrés magiques.
45
B. 234, L. 577.
44
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
19
2.1. Originalité de la solution pascalienne
Au terme de cette présentation de la solution mathématique du problème des partis,
tentons de résumer ce que l'on pourrait appeler d'un côté les principes qui font le nerf de
l'argumentation, de l'autre les problèmes liés à la méthode.
K. Hara a montré tout l'intérêt que présentait la genèse de la règle des partis et du
Traité du triangle pour l'étude de l'invention de l'inférence mathématique. Nous avons
vu comment progressivement l'inférence se trouve formulée, acquiert de la certitude, au
point que l'on ne vérifie plus le résultat par une méthode auxiliaire ou par des étapes
intermédiaires, mais comment aussi elle gardait toujours le caractère un peu obscur et
mystérieux des premiers principes que donnent les lumières naturelles.
On a parfois sous-estimé la démonstration pascalienne de la règle des partis en la
trouvant certes très élégante, mais moins générale que la méthode des combinaisons
dont l'histoire des sciences aurait montré la supériorité. On dit alors que les partis chez
Pascal sont intéressants, moins pour les probabilités que pour la récurrence. Cette
analyse n'est qu'à demi pertinente.
Pascal n'a cessé de montrer que sa méthode était aussi universelle que celle de
Fermat, elle n'est pas seulement valable pour deux joueurs, mais peut se généraliser à
autant de joueurs et de parties que l'on voudra. Si l'histoire des sciences ne l'a pas
retenue, sans doute est-ce à cause des concepts juridiques qu'elle faisait intervenir.
Par ailleurs, la formalisation de la récurrence se trouve pour la première fois à la
conséquence 11 du Traité en latin, qui ne dit pas un mot des partis. Elle est présente
aussi dans l'usage du Triangle pour les partis, mais cette méthode est considérée comme
différente de celle qui est exposée dans les lettres de 1654 par Pascal lui-même. Il est
vrai qu'elle est implicitement présente dans la première méthode, mais ce n'est justement
pas à cette occasion qu'elle est formulée.
Il nous paraît plus fructueux de chercher pourquoi Pascal, qui reconnaît aussi la
vérité de la méthode des combinaisons, choisit précisément une autre voie, moins
purement mathématique. Visiblement, pour Pascal, les partis ne sont pas purement une
question d'arithmétique, mais ils engagent aussi du droit, ils représentent le paradigme
d'un certain type de contrat, et même d'une morale de l'incertain. Par conséquent, bien
que les combinaisons ou la lecture du Triangle donnent la solution, il n'est pas inutile
d'en expliquer clairement les principes.
En outre, intégrer cette question au Traité du triangle en fait encore varier les
applications. Les variations visent à montrer tous les liens, toutes les conséquences que
l'on peut tirer de la figure, même entre les choses en apparence les plus éloignées. Ce
faisant, on manifeste l'unité profonde de la nature, unité cachée : il faut arracher leurs
secrets aux nombres. La présence de ce morceau juridico-mathématique au sein du
recueil suggère que peut-être, le triangle est une figure dans tous les sens du terme – et
l'on sait l'importance de ce thème dans les Pensées.
Pour les principes sur lesquels s'appuie la règle, loin de supprimer le hasard, «c'est
bien plutôt dans cette dualité du certain et de l'incertain que réside le véritable nerf de la
méthode pascalienne», comme l'a remarqué E. Coumet46. Supprimer le hasard serait
d'ailleurs une hypothèse absurde étant données les idées de Pascal sur la contingence de
46
[15] «La théorie du hasard est-elle née par hasard!?»
20
A.-M. GODFROY-GÉNIN
la condition humaine et ses capacités à connaître les principes. Non seulement le hasard
demeure, mais c'est même à partir de l'incertain (la situation virtuelle) que l'on
détermine le certain (le parti juste), ou le présent à partir de l'avenir. «L'incertitude de
gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde selon la proportion des
hasards de gain et de perte»47. Il faut déterminer la somme qu'il m'est indifférent de
perdre ou de hasarder à un jeu équitable, l'équivalence, géométriquement certaine, entre
une condition où je prends (gain assuré) et une condition où je joue (incertitude de la
fortune). Il faut donc établir des règles d'échange entre certain et incertain, trouver le
point d'indifférence où le parti et le pari sont équivalents.
Le problème est qu'il existe une dissymétrie profonde entre un présent certain et
un avenir incertain, dissymétrie profonde que tente de masquer la seule prise en compte
des parties qui manquent au lieu de celles qui sont déjà gagnées, c’est-à-dire les parties
à venir. «Tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude, et néanmoins,
il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la
raison»48. C'est cette mise en équivalence qui suscite la résistance du sens commun qui
lui oppose «un tiens vaut mieux que deux tu l'auras», ou les doutes d'un Roberval.
Le vocabulaire juridique49 montre la complicité du juriste et du géomètre qui se
posent en arbitres, dégagés des sentiments de crainte ou d'espoir des joueurs, mais
justement, on peut se demander ce que vaut cette collaboration, ce que vient faire le
droit dans l'arithmétique, et quelle est finalement la portée de la règle des partis. C'est ce
que les Pensées aident à préciser.
L'autre principe qui apparaît ici est l'espérance, le calcul de ce que l'on peut
attendre (qui n'est clairement explicité que dans le fragment «infini-rien»). Il représente
une proportion qui n'est à proprement parler qu'un sentiment, en composant des
grandeurs disparates. Il n'est pas une prévision, et nous avons remarqué que nulle part
les partis ne permettaient de prévoir ou même de savoir. Ils permettent d'agir justement
ou raisonnablement. Le vocabulaire est juridique, jamais épistémologique.
L'espérance est un moyen de critiquer les illusions des joueurs50, de résoudre le
problème psychologique qu'elle pose objectivement, elle désigne un état virtuel.
D'Alembert ou Leibniz la critiqueront à ce titre, ils prétendront que dans certains cas, les
joueurs sont très raisonnables de refuser de jouer alors que le calcul de l'espérance leur
suggèrerait le contraire. Le fameux problème de Saint-Pétersbourg roule sur ce sujet
aussi, et suscite des tentatives de calculs plus fins comme celui de l'espérance morale
qui prend en compte l'état de la fortune du joueur.
L'autre problème que soulève l'espérance est celui de la composition de grandeurs
hétérogènes. La morale traditionnelle enseigne que «de deux partis douteux, il faut
toujours choisir le plus sûr» 51, que la prudence préfère le certain à l'incertain. Or, si l'on
admet cela, c'est l'athée qui est prudent, qui choisit les plaisirs certains d'ici-bas, et c'est
le prudent qui devra soutenir qu'il est des cas où «il est de la prudence de préférer
l'incertain au certain. [...] Si le bien espéré surpasse notablement celui qu'on possède, on
doit préférer le premier tout incertain qu'il soit»t52. Mauduit oublie de composer les
47
Lettre du 26 juillet 1654.
B. 233, L. 418.
49
De gré à gré, quoi qu'il arrive, loi volontaire, conventions etc.
50
[2] Logique de Port-Royal.
51
[44] Mauduit, Traité de religion contre les athées, p. 47.
52
Ibid.
48
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
21
grandeurs comme l'enseigne l'Art de penser, montrant par-là à son insu ce que cette
opération a d'inhabituel, mais il fait aussi apparaître un nouveau problème : que faire
quand on n'est pas certain de la vérité ? Hors d'une logique de la vérité, la réflexion
traditionnelle sur la fin et les moyens s'avère caduque. Pour penser l'action dans
l'incertain (incertitude du futur et aussi incertitude de la vérité), il faut composer les
hasards et les utilités, calculer ce qu'on peut attendre.
Du coup, si nous sommes condamnés à l'incertitude (sauf dans les intermittences
de la grâce) seule la règle des partis peut permettre de trouver un port dans la morale.
Elle ne fera rien connaître (et si cela était, elle en deviendrait inutile pour l'action,
connaissant la vérité, la logique des moyens pour une fin nous satisferait pleinement),
mais elle justifiera notre action.
2.2. Incertitude de la condition humaine
L'incertitude en tout, voilà la condition de l'homme. Pourtant, il lui faudrait quelques
certitudes pour décider autrement qu'au hasard des actes les plus importants de sa vie,
d'autant que l'ignorance ou l'omission ne sauveront rien. Il faut trouver une voie entre la
superbe des philosophes qui croient pouvoir connaître la vérité, et le scepticisme.
Incertitude des connaissances humaines d'abord, et en particulier des
connaissances naturelles.
«Car enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de
l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Infiniment
éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont
pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également
incapable de voir le néant d'où il est tiré, et l'infini où il est englouti»53.
L'homme fini est un milieu entre le néant et l'infini. Pour tout connaître, il nous
faudrait connaître l'enchaînement de toutes les parties du monde entre elles, et leur
principe, ce qui nous est impossible.
«C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer
absolument. Nous voguons dans un milieu vaste, toujours incertains et
flottants, poussés d'un bout vers l'autre»54.
Nous sommes cependant pourvus d'instruments de connaissance qui sont nos sens
et notre raison. Les sens permettent de faire des expériences qui sont les fondements de
la physique. Ces expériences sont plus au moins parfaites selon les instruments dont on
dispose, lunettes, baromètres, ce qui explique que les Anciens n'aient pu concevoir
l'existence du vide par exemple. Cependant, malgré son imperfection, il convient de se
fier à l'expérience pour progresser en sciences.
«Les secrets de la nature sont cachés ; quoiqu'elle agisse toujours on ne
découvre pas toujours ses effets : le temps les révèle d'âge en âge, et quoique
toujours égale en elle-même, elle n'est pas toujours également connue. Les
expériences qui nous en donnent l'intelligence multiplient continuellement, et
comme elles sont les seuls principes de la physique, les conséquences
multiplient à proportion»55.
53
B. 72, L. 199.
Ibid.
55
[53] t. II, Préface au Traité du vide.
54
22
A.-M. GODFROY-GÉNIN
Il faut souligner que Pascal met ici les sens sur le même plan que la raison, et
défend la méthode expérimentale.
L'autre principe de vérités, la raison, permet de déduire des conséquences de
principes donnés, de démontrer, de vérifier que deux propositions ne sont pas
contradictoires, que les définitions sont univoques, c'est la puissance qui applique les
huit règles de la méthode56 énumérées dans l'Esprit géométrique, et qui est portée à
rechercher les vérités naturelles.
Il faudrait leur adjoindre le bon sens, ou l'évidence, ou encore la lumière naturelle,
qui rend inutile la définition des notions primitives telles l'espace, le temps, le
mouvement, l'égalité.
«Le manque de définition est plutôt une perfection qu'un défaut, parce qu'il
ne vient pas de leur obscurité, mais au contraire de leur extrême évidence, qui
est telle qu'encore qu'elle n'ait pas la conviction des démonstrations, elle en a
toute la certitude!57.
Nous disposons donc de moyens de connaître, hélas, «ces deux principes de
vérités, qui sont les sens et la raison, outre qu'ils manquent chacun de sincérité,
s'abusent réciproquement l'un l'autre»58. Tous les principes même les plus naturels
peuvent passer pour de fausses impressions, il n'y a pas de marque du vrai59. Pascal
retrouve ici les thèmes du scepticisme de Montaigne, exposés dans l'Entretien avec M.
de Sacy.
«La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont
trop mouses pour y toucher exactement. S'ils y arrivent, ils en écachent la
60
pointe, et appuient tout autour, plus sur le faux que sur le vrai !
.
Non seulement nos instruments sont en désaccord et sont trop imparfaits, mais ils
sont encore perturbés par des puissances trompeuses qui les faussent à plaisir,
l'imagination, la coutume, l'intérêt.
On connaît le fragment 8261 qui énumère les pouvoirs de l'imagination, en
particulier son influence déterminante sur les jugements de la raison. L'imagination
apparaît à la fois trompeuse et séduisante, et d'autant plus trompeuse qu'elle est
séduisante. Par sa médiation, la raison trouvera des raisons pour se persuader ce qui
plaît au cœur.
La coutume aussi trompe à plaisir, et à notre insu. On choisit son métier62, sa
religion63 par coutume. Elle nous donne les principes que l'on croit naturels. «La
56
[53] t. II, De l'esprit géométrique, II.
[53] t. II, De l'esprit géométrique, I.
58
B. 83, L. 45.
59
«Il n'y a principe, quelque naturel qu'il puisse être, même depuis l'enfance, qu'on ne fasse passer pour
une fausse impression, soit de l'instruction, soit des sens» (B. 82, L. 44).
60
B. 82, L.44.
61
Le plus grand philosophe du monde n'ose passer sur une planche au-dessus d'un précipice, «quoique sa
raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra». Les robes et les bonnets des magistrats les
font régner par la grimace, les hallebardes, les trompettes et les tambours font régner la force des rois. «Il
faudrait avoir la raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le Grand seigneur environné,
dans son superbe sérail, de quarante mille janissaires. [...] L'imagination dispose de tout, elle fait la
beauté, la justice, et le bonheur, qui est le tout du monde».
62
«La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs» (B. 97, L. 634)
63
«C'est une chose pitoyable de voir tant de Turcs, d'hérétiques, d'infidèles, suivre le train de leurs pères,
par cette seule raison qu'ils ont été prévenus chacun que c'est le meilleur» (B. 98, L. 193).
57
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
23
coutume est une seconde nature qui détruit la première»64. Elle nous fait croire sans
examen, par habitude, et les bonnes raisons ont peine ensuite à changer l'habitude.
La raison et les sens sont incertains, mais telle est la marque de notre condition,
l'imagination et la coutume nous trompent, mais elles servent à incliner la volonté et la
croyance pour qui connaît leurs ressorts.
Toute la connaissance donc est livrée à l'incertitude, toute la morale au hasard. Au
lieu d'agir rationnellement, les hommes suivent l'imagination, la coutume, le plaisir,
sans même y songer, dans les actions les plus importantes de leur vie65.
Si la condition de créature finie de l'homme le soumet à certains hasards, il n'en a
pas moins, en tant qu'être raisonnable, la possibilité de faire des choix rationnels, et de
se donner une morale moins fantaisiste. En particulier, c'est une négligence
incompréhensible, un aveuglement surnaturel, une conduite extravagante66, que de ne
pas se soucier de l'immortalité de l'âme quand on est assuré de mourir.
Mais comment faire ? «Où trouverons-nous un port dans la morale!?»67!Quelle
règle appliquerons-nous ? Celle des partis ?
Finalement, l'incertitude est inhérente à notre condition, incertitude épistémique et
incertitude sur les choix moraux, l'une et l'autre sont liées puisque pécher par ignorance
est tout de même pécher68. Cependant, il semble qu'elles constituent deux champs
d'incertitude différents. La finitude de l'homme, la raison et les sens, l'imagination et la
coutume, perturbent la connaissance, sa contingence et le hasard décident de la morale.
Chacun de ces ordres d'incertitudes requiert une réponse spécifique.
Rappelons que cette incertitude engage toute une théologie, qu'elle prend place
dans un ensemble théorique69 extrêmement cohérent, en même temps qu'il sépare des
ordres distincts. Elle constitue avec les thèmes de la double nature de l'homme, grandeur
et misère, de sa finitude prise entre tout et rien, d'Adam et de sa chute, du Dieu caché,
de la théorie de la délectation, de Jésus-Christ comme médiateur70 etc. un système
théologique supposé rendre raison de toute la réalité71.
Pascal insiste sur l'urgence d'une solution rationnelle à cette incertitude, et même
la justifie rationnellement. Dès maintenant, nous pouvons concevoir que cette solution
64
B. 93, L. 126.
«La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose».
66
Cf. B. 195 à 200.
67
B. 383, L.697.
68
[52] Quatrième provinciale. Pascal y cite Saint Augustin : «Ceux qui pèchent par ignorance, ne font
leur action que parce qu'ils la veulent faire, quoiqu'ils pèchent sans qu'ils veuillent pécher. Et ainsi ce
péché même d'ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le commet, mais par une
volonté qui se porte à l'action et non au péché!: ce qui n'empêche pas néanmoins que l'action ne soit
péché, parce qu'il suffit pour cela qu'on ait fait ce qu'on était obligé de ne point faire».
69
Cet ensemble répond à l'enchaînement de toutes les parties du monde connaissable par Dieu seul. «Les
parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois
impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout» (B. 72, L. 199). Ce qui n'empêche pas par
ailleurs la disjonction des ordres.
70
[53] t. III, thèmes explicités dans les Écrits sur la grâce.
71
«Les grandeurs et les misères de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut nécessairement que la
véritable religion nous enseigne et qu'il y a quelque grand principe de grandeur en l'homme, et qu'il y a un
grand principe de misère. Il faut donc qu'elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés» (B.!430,
L.!149 et 230).
65
24
A.-M. GODFROY-GÉNIN
elle aussi s'intègrera à l'ensemble, que nous devrons y retrouver à la fois des principes
inconcevables, une soumission au donné expérimental et à la révélation, pour déjouer
les ruses de la subjectivité de l'homme déchu délecté par son amour-propre, et de l'autre
l'exigence du raisonnement rigoureux, de la grandeur de la pensée.
2.3. Usage des partis
L'usage le plus explicite de la règle des partis est le fragment dit du pari. Philippe Sellier
pense que ce fragment72 aurait dû se trouver au début de l'Apologie et était titré Lettre
d'ôter les obstacles qui est le discours de la machine. Le pari n'est pas une
démonstration qui donnerait la foi. Seule la grâce peut donner la foi, et la seule action
qui puisse lui faciliter la tâche est la diminution des passions. Le discours du pari peut
montrer qu'il est raisonnable de diminuer ses passions et inviter à le faire, mais il ne
peut faire en sorte qu'elles diminuent véritablement. C'est l'affaire de la volonté du
parieur. Donc non seulement il ne donne pas la foi, mais il ne contribue même pas
directement à disposer l'âme à recevoir la grâce, si ce n'est en tâchant de persuader la
raison d'agir raisonnablement. Mais nous savons que la raison n'est guère puissante
contre les désirs naturels de la volonté. Le rôle véritable du pari est donc loin d'être si
évident, simple jeu rhétorique ou argument véritable ? Ou encore argument qui vise
davantage à déstabiliser et détruire une opinion – il est raisonnable d'agir comme un
athée – en frappant l'imagination, puissante sur la raison, qu'à persuader du contraire (il
est raisonnable d'agir en croyant) ?
L'argument du pari n'est pas non plus une preuve de l'existence de Dieu. Pas plus
que la règle des partis ne donne le point qui va sortir au jeu de dé, elle ne prouve
l'existence de Dieu. Ce serait aussi absurde que de prétendre que l'on sait qui gagnera
forcément à un jeu auquel l'espérance est avantageuse. L'incertitude n'est jamais réduite
par les partis. Ce que nous appellerions la «probabilité» de l'évènement (l'existence de
Dieu) n'est même jamais calculée. La question est soigneusement évitée en montrant
que quelles que soient les hypothèses retenues : «pareil hasard de gain et de perte […]
une infinité de hasards dont un seul serait pour vous […] un hasard de gain contre un
nombre fini de hasards de perte», le résultat est toujours le même : il est raisonnable de
parier pour l'existence quand on calcule «ce que l'on en peut attendre»73. En outre, il
serait complètement incohérent, alors que Pascal montre à plusieurs reprises
l'impossibilité de prouver Dieu74, de penser qu'il le prouverait ici. Les textes sont
absolument clairs sur ce point, on ne prouve pas Dieu75, il n'est que la grâce pour donner
la certitude de son existence. «C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison. Voilà ce que
c'est que la foi, Dieu sensible au cœur, non à la raison»76. Mais en même temps, «il n'y a
rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison»77. Cependant Pascal ne
cesse de répéter et de montrer que la religion est raisonnable. «Ce sera une des
72
680 dans son classement.
En présupposant toutefois que l'on risque du fini («ce que vous jouez est fini») pour gagner
éventuellement de l'infini («une infinité de vies infiniment heureuses»).
74
Il critique la preuve cosmologique et la prétention de la raison humaine à atteindre les principes.
75
«Dieu d'Abraham [...] non des philosophes et des savants». (Mémorial).
76
B. 278, L. 424.
77
B. 272, L. 182.
73
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
25
confusions des damnés, de voir qu'ils seront condamnés par leur propre raison, par
laquelle ils ont prétendu condamner la religion chrétienne»78.
Dans cette démonstration que la religion est raisonnable, l'argument du pari joue
un rôle essentiel.
Premièrement, le pari démontre que la religion est une conduite raisonnable, et
même la plus raisonnable, «qu'il y a des raisons de suivre la religion». Deuxièmement, il
montre que la religion est le seul système qui rende raison de tout, qui donne seul une
connaissance raisonnable, non contradictoire avec elle-même, cohérente, dont on puisse
déduire toute connaissance, c'est-à-dire, qu'il y ait des raisons de croire. «Il n'y a rien sur
terre qui ne montre, ou la misère de l'homme, ou la miséricorde de Dieu ; ou
l'impuissance de l'homme sans Dieu, ou la puissance de l'homme avec Dieu»79. On ne
peut tout à fait en convaincre (puisque ces vérités touchent d'abord le cœur par la grâce
et seulement ensuite la raison par les preuves80) mais on peut montrer que toutes les
autres hypothèses vont contre la raison.
Le fragment B. 564 dont nous soulignons certains passages nous paraît étayer
cette double remarque :
«Les prophéties, les miracles mêmes et les preuves de notre religion ne sont
pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils sont absolument convaincants.
Mais ils le sont aussi de telle sorte qu'on ne peut dire que ce soit être sans
raison que de les croire. Ainsi il y a de l'évidence et de l'obscurité, pour
éclairer les uns et obscurcir les autres. Mais l'évidence est telle, qu'elle
surpasse ou égale pour le moins, l'évidence du contraire ; de sorte que ce n'est
pas la raison qui puisse déterminer à ne pas la suivre ; et ainsi ce ne peut être
que la concupiscence et la malice du cœur. Et par ce moyen, il y a assez
d'évidence pour condamner et non assez pour convaincre ; afin qu'il paraisse
qu'en ceux qui la suivent, c'est la grâce et non la raison qui fait suivre ; et
qu'en ceux qui la fuient, c'est la concupiscence, et non la raison, qui fait fuir».
Dans cet usage de la raison, il faut donc distinguer deux questions, celle de l'usage
de la raison pour la connaissance, et celle de l'usage de la raison pour se déterminer à
une action.
L'usage de la raison pour la connaissance est pensé sur un modèle géométrique. Il
s'agit ici de définir, de déduire les conséquences des principes, de tester la cohérence
des théories et leur conformité à l'expérience.
L'usage de la raison pour déterminer l'action est pensé sur le modèle de la règle
des partis81. Cet usage est évidemment lié au problème de la persuasion, car il ne suffit
pas de vouloir abstraitement, il faut encore porter la volonté à l'action effective par la
78
B. 563, L. 175.
B. 562, L. 48.
80
[53] t. III, De l'art de persuader, §. 5 et 6!: «Je sais que [Dieu] a voulu que [les vérités divines] entrent
du cœur dans l'esprit, et non pas de l'esprit dans le cœur, pour humilier cette superbe puissance de
raisonnement, qui prétend devoir être juge des choses que la volonté choisit, et pour guérir cette volonté
infirme, qui s'est toute corrompue par ses sales attachements. [...] Dieu a établi cet ordre surnaturel et tout
contraire à l'ordre qui devait être naturel aux hommes dans les choses naturelles. Ils ont néanmoins
corrompu cet ordre en faisant des choses profanes ce qu'ils devaient faire des choses saintes, parce qu'en
effet, nous ne croyons presque que ce qui nous plaît. [...] Et c'est pour punir ce désordre par un ordre qui
lui est conforme, que Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir dompté la rébellion de la
volonté par une douceur toute céleste qui la charme et qui l'entraîne».
81
Qu'on peut retourner en règle des paris.
79
26
A.-M. GODFROY-GÉNIN
persuasion82. On n'agit pas parce qu'on sait, on agit parce qu'on sent. Mais il est aussi lié
à la connaissance, ou plus exactement, à l'ignorance. Malgré l'incertitude de notre
condition, nous pouvons essayer de nous persuader d'agir selon la raison.
«Or, quand on travaille pour demain, et pour l'incertain, on agit avec raison ;
car on doit travailler pour l'incertain, par la règle des partis qui est démontrée.
Saint Augustin a vu qu'on travaille pour l'incertain sur mer, en bataille, etc. ;
mais il n'a pas vu la règle des partis qui montre qu'on le doit»83.
3. AUTRES MÉTHODES FACE À L'INCERTAIN
«[…] puisque, pour le dire généralement, ce ne serait assez de l'avoir vue [la
nature] constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre,
quelque grand qu'il soit ; puisque s'il restait un seul cas à examiner, ce seul
suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul était contraire, ce
seul... Car dans toutes ces matières où la preuve consiste en expériences et
non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par
la générale énumération de toutes les parties ou de tous les cas différents» 84.
3.1. Face à l'incertitude épistémique
Malgré l'importance qui est donnée à la règle des partis dans les fragments
précédemment cités, Pascal ne l'utilise pas dans des contextes d'incertitude où il nous
paraîtrait naturel de l'utiliser, en particulier pour calculer des probabilités
«épistémiques», comme le fera Jacques Bernoulli quelques années plus tard. Il faut en
effet les distinguer des probabilités «ontiques»85. La probabilité ontique d'une chose
supposerait un doute sur la chose elle-même, ce doute n'existe pas chez Pascal. Il n'y a
pas à proprement parler d'indéterminisme, les lois de la nature sont l'expression de la
volonté divine et obéissent à un déterminisme. L'inclinaison de la main, l'angle et la
vitesse du jet des dés, etc., rendent nécessaire que telle face du dé sorte. L'incertitude est
seulement pour nous, qui ne savons pas quelle face sortira, c'est une incertitude qui
porte sur notre jugement ou notre estimation de l'évènement, on l'appelle incertitude
épistémique. Or, face à cette incertitude-là, jamais il n'est question d'utiliser la règle des
partis. Nous devrons donc nous demander quelles sont les méthodes qui sont mises en
place au lieu de celle des partis, et les raisons de ce choix.
Pascal suggère dans toute son œuvre l'existence d'une méthode pour réduire
l'incertitude épistémique. Le versant objectif de la méthode vise à effacer les variations,
les caprices de la subjectivité qui ne voudrait suivre que ce qui lui plaît, ou sa coutume.
Il faut donc lui imposer des principes fermes qui ne peuvent être fournis que par un
donné extérieur et objectif, ou des intuitions communes et reconnues par tous. Devant
les principes, la subjectivité doit s'effacer. Les erreurs viennent de ce que l'on se donne
des principes personnels et changeants sur lesquels on prétend ensuite faire opérer des
règles d'autorité, comme le fait en particulier la doctrine de la probabilité86. C'est
82
«Quand notre passion nous porte à faire quelque chose, nous oublions notre devoir!: comme on aime un
livre on le lit, lorsqu'on devrait faire autre chose» (B. 104, L. 937).
83
B. 234, L. 577.
84
[53] t. II, Préface au traité du vide.
85
Cette distinction est empruntée à N. Meusnier [47].
86
C'est le reproche fait aux casuistes tout au long des Provinciales.
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
27
confondre les ordres. Il faut placer l'autorité (celle de l'expérience ou de l'Écriture) dans
son ordre, celui des premiers principes, et la liberté intellectuelle dans le sien, celui des
déductions, des interprétations etc.
En outre, il ne faut pas confondre entre eux les différents ordres de connaissance,
attribuer à la physique les principes de la philosophie, ou à la théologie ceux de la
géométrie, encore que tout finisse par former un ensemble cohérent quand la grâce
révèle enfin le chiffre seulement pressenti autrement.
En géométrie, les premiers principes sont donnés par les lumières naturelles
communes à tous les hommes, et il n'est nul besoin de les définir. Temps, espace,
augmentation, diminution87, etc. nous sont connus naturellement. D'autres principes sont
clairement fixés par des définitions de noms telles qu'il soit toujours possible de
substituer mentalement la définition au défini. Ces définitions de noms sont
complètement libres, la seule condition à respecter est l'univocité et l'invariabilité.
Au nombre des premiers principes, on peut compter également des règles de
déduction, comme celle de n'avancer que des propositions déjà démontrées, ou de les
démontrer seulement au moyen de celle que l'on connaît déjà, de respecter un ordre. Cet
ordre lui-même semble connu selon les lumières naturelles, comme les mots primitifs88.
Tout ceci étant donné, l'esprit a le devoir de s'exercer librement, hors de toute autorité,
la seule force doit être celle de la vérité de la démonstration parfaite89.
Dans la Préface au Traité du vide, Pascal a explicité sa méthode en physique. Les
seuls principes qui doivent y être reçus sont ceux de l'expérience. Comme les
expériences se perfectionnent avec le temps grâce à des artifices comme la lunette, les
principes se perfectionnent aussi, et décrivent avec de plus en plus d'exactitude les
phénomènes physiques, c'est pourquoi la science physique progresse. «De sorte que
toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée
comme un même homme qui subsiste toujours et apprend continuellement» 90.
Mais comme il est impossible de faire ou même d'énumérer toutes les
expériences, et qu'une seule suffit à invalider une théorie physique, cette science
s'approchera certes de la vérité mais sans atteindre jamais la perfection!:
«puisque, pour le dire généralement, ce ne serait assez de l'avoir vue [la
nature] constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre,
quelque grand qu'il soit ; puisque s'il restait un seul cas à examiner, ce seul
suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul était contraire, ce
seul... Car dans toutes ces matières où la preuve consiste en expériences et
non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par
la générale énumération de toutes les parties ou de tous les cas différents»91.
Aussi notre connaissance est-elle toujours relative aux expériences que nous
connaissons, mais pas subjective pour autant. Imperfection et relativisme de toutes nos
connaissances étant donnée notre finitude, mais refus de la variabilité subjective, voilà
le cadre que nous retrouverons dans tous les genres de connaissances.
87
[53] t. III, De l'esprit géométrique.
En fait, Pascal n'en parle pas dans l'Esprit géométrique, comme si le syllogisme, le modus ponens, le
modus tollens, la non-contradiction etc. allaient de soi.
89
[52] «La violence et la vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre». (Prov. XVIII).
90
[53] t. II, Préface au Traité du vide.
91
Ibid.
88
28
A.-M. GODFROY-GÉNIN
Écartons également toute idée de traitement statistique des données chez Pascal.
Même en physique, un contre mille, contre un million même, n'a rien de négligeable et
suffit à tout réfuter. S'il a songé au problème de l'inférence92, il écarte toute tentative
d'inférence statistique à laquelle la règle des partis pourrait faire penser. Là encore,
comme en morale, comme en histoire, rien n'est négligeable93.
Le grand principe de la philosophie ou de l'étude de l'homme paraît tout aussi
positif et expérimental. Il s'agit, par l'observation, de trouver les principes qui rendront
compte de la nature humaine. Tout le problème vient de ce que ces principes sont très
nombreux et très subtils, que l'on n'est jamais sûr de les apercevoir tous, et que l'oubli
d'un seul fausse toute la connaissance. C'est à l'esprit de finesse d'apercevoir ces
principes, mais la finesse «ne dispense ensuite pas de la rigueur de raisonnement».
«On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; il n'est question
que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne : car les principes sont si
déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe.
Or l'omission d'un principe mène à l'erreur ; ainsi il faut avoir la vue bien
nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste, pour ne point
94
raisonner faussement sur des principes connus !
.
Enfin, reste la théologie, la science la plus importante puisqu'elle peut conduire au
salut et qu'elle s'avère le seul système capable de rendre compte de tout, donc le point
fixe qui rend possible les autres sciences et l'exercice non contradictoire de la pensée.
Elle est la seule science parfaite parce que ses principes ne sont pas des découvertes
humaines (et nous savons l'homme fini incapable de la connaissance des premiers
principes), mais des paroles divines, révélées chiffrées dans les Écritures et les Pères, et
déchiffrables par l'opération de la grâce.
Ces principes sont donc donnés dans l'Écriture, les Pères et les conciles, qui sont à
la théologie ce que sont les axiomes à la géométrie, à cette différence près que les
principes de la théologie contiennent une vérité divine indépassable, immuable,
éternelle, tandis que l'on pourrait envisager des axiomes nouveaux d'une géométrie
nouvelle95. «Il faut donner l'aumône de son superflu, tu ne tueras point», paroles de
l'Écriture, fonctionnent comme des axiomes dans les Provinciales. Comme les opinions
des casuistes les contredisent, ces dernières sont nécessairement fausses. «Que les
commandements ne sont pas impossibles aux justes» proposition du Concile de Trente,
est aussi un principe immuable, mais il nécessite quelque interprétation quand il paraît
contredire une opinion de Saint Augustin96. De même, le témoignage des Évangiles ne
peut être mis en doute, il demande toutefois un travail de concordance pour résoudre les
contradictions apparentes dans les évènements. Le sens des principes n'est pas toujours
aussi évident que dans les Provinciales, il faut les déchiffrer parfois, mais leur autorité
n'en reste pas moins infaillible, et leur accord, le criterium de la bonne interprétation.
92
Cf. infra l'inférence dans le Traité du triangle et la démonstration de la règle des partis. Voir aussi
l'article de K. Hara [31].
93
«Le nez de Cléopâtre : s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé» (B. 162, L. 413).
«Cromwell allait ravager toute la chrétienté ; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante,
sans un petit grain de sable qui se mit dans son uretère» (B. 176, L. 750).
94
L. 512, B. 1.
95
Elle laisse toujours la liberté des définitions de noms qui, pourvu qu'elles soient univoques et fixées,
sont toujours possibles.
96
[53] t. III, Écrits sur la grâce, L. 2.
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
29
Unité de la méthode qui évite systématiquement de laisser les principes à la
discrétion de la subjectivité, même s'ils restent relatifs et incertains, mais disjonction des
ordres. Il ne faut pas user en physique des principes de la théologie, même si la
théologie, finalement, est la clé de tout le savoir.
3.2. Méthodes pascaliennes
La méthode que nous avons esquissée va permettre de formuler à la fois principes et
définitions, et le problème lui-même.
Il faut pour les découvrir plus ou moins de lumière, de finesse, d'efforts, de grâce
aussi ; ils sont infaillibles ou relatifs, mais il faut toujours formuler les principes et les
définitions objectivement. S'y tenir est au commencement de toute science.
C'est seulement après ce travail préliminaire que peuvent être posés les problèmes.
Il faut l'objectivité d'une formulation selon des principes admis pour échapper à la
fantaisie d'une subjectivité enfermée dans son idiolecte, et surtout soumise aux caprices
de sa volonté qui fait changer le sens des mots quand il lui plaît. Il faut un consensus
univoque sans lequel la discussion du problème devient impossible et stérile.
Ainsi, on pourra trouver une formulation adéquate à la question morale, elle
deviendra celle de l'immortalité de l'âme.
«L'immortalité de l'âme est une chose qui nous importe si fort, qui nous
touche si profondément, qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans
l'indifférence de savoir ce qu'il en est. Toutes nos actions et toutes nos
pensées doivent prendre des routes si différentes, selon qu'il y aura des biens
éternels à espérer ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec
sens et jugement, qu'en la réglant sur la vue de ce point, qui doit être notre
dernier objet» 97.
C'est en en posant les principes que l'on résout le problème des partis et même
qu'on peut enfin le formuler correctement, comme nous l'avons vu plus haut.
C'est à partir des principes aussi que se formulent les questions théologiques98 ou
que l'on peut clarifier un problème pour entreprendre de le résoudre99.
C'est encore à partir des principes de la physique, qui sont les expériences que l'on
réalise, que se formule le problème de l'existence du vide. Répondre à cela, c'est d'abord
trouver que l'expérience seule, et non l'autorité, donne les principes, et trouver ensuite
par quel dispositif expérimental (en l'occurrence la colonne de mercure et les mesures
au pied et au sommet du Puy-de-Dôme) la question peut être tranchée provisoirement.
La pensée s'exerce d'abord en tirant des conséquences des principes, et des
conséquences des conséquences, selon un modèle géométrique. Ce genre de déductions
est idéal, à condition que les principes ne requièrent pas d'interprétation, et que les
propositions que l'on veut démontrer puissent se déduire directement des principes.
Notre misère ne nous garantit évidemment pas de l'incomplétude. En déduisant, on
démontre beaucoup de choses non triviales, et on démasque beaucoup de raisonnements
qui manquent de rigueur. C'est la conclusion de l'Esprit géométrique : si ces règles sont
«simples, naïves et naturelles», elles n'ont rien de trivial pour autant, et sont d'un grand
usage. Leur simplicité même est signe de leur excellence. «Ce n'est pas dans les choses
97
B. 194, L. 427.
[53] t. III, p. 647 sq., Écrits sur la grâce, L. 1, §. 11.
99
Ibid., L. 2, t. III, p. 649 sq.
98
30
A.-M. GODFROY-GÉNIN
extraordinaires et bizarres qui se trouve l'excellence de quelque genre que ce soit. [...]
La nature, qui seule est bonne est toute familière et commune. [...] Ce n'est pas barbara
et baralipton qui forment le raisonnement»100. Embrouiller les choses dans une
terminologie tortueuse et incompréhensible, c'est à la fois masquer les erreurs de
raisonnement (éventuellement aussi à soi-même) et s'assurer un certain pouvoir en
rendant la vérification impossible au simple bon sens, stratégie tortueuse des jésuites.
À défaut de prouver le vrai, on peut quelquefois prouver le faux.
«Et c'est pourquoi, toutes les fois qu'une proposition est inconcevable, il faut
en suspendre le jugement et ne pas la nier à cette marque, mais en examiner
le contraire ; et si on le trouve manifestement faux, on peut hardiment
affirmer la première, tout incompréhensible qu'elle est»101.
Pascal montre que quoique l'on ne puisse être géomètre sans croire l'espace
divisible à l'infini, cette proposition est inconcevable. On ne s'assure de sa vérité que
parce qu'«on comprend parfaitement qu'il est faux qu'en divisant un espace on puisse
arriver à une partie indivisible, c'est-à-dire qui n'ait aucune étendue»102. De deux
propositions inconcevables, on choisira celle qui ne présente pas de contradiction, qui
parait la plus raisonnable.
«Que s'ils confessent, comme en effet ils l'avouent quand on les presse, que
leur position est aussi inconcevable que l'autre, qu'ils reconnaissent que ce
n'est pas par notre capacité à concevoir ces choses que nous devons juger de
leur vérité, puisque ces deux contraires étant tous deux inconcevables, il est
néanmoins nécessairement certain que l'un des deux est véritable»103.
Le texte est assez curieux et annonce les discussions sur l'existence de Dieu.
«Incompréhensible que Dieu soit, et incompréhensible qu'il ne soit pas»104. Que Dieu
soit inconcevable n'est pas un argument, on admet sans peine l'existence d'un infini
mathématique tout aussi inconcevable. «Nous connaissons qu'il y a un infini et ignorons
sa nature. [...] Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est»105.
Comme le raisonnement des athées n'est pas conséquent avec lui-même106, on peut
affirmer que Dieu existe, quoique la certitude de son existence ne soit donnée que par la
grâce.
S'il ne prouve pas expressément l'existence de Dieu, ce genre de raisonnement
montre qu'elle n'est pas impossible, et en tous cas, pas moins inconcevable que sa nonexistence. Si d'autres types de raisonnement viennent confirmer l'absurdité de la nonexistence, si l'existence se révèle une hypothèse explicative satisfaisante et cohérente,
les arguments de l'athéisme s'évanouissent.
100
[53] t .III, dernières pages de l'Esprit géométrique.
Ibid.
102
Ibid.
103
Ibid.
104
B. 230, L. 809.
105
B. 233, L. 418.
106
Par exemple : «Quelle raison ont-ils de dire qu'on ne peut ressusciter ? Quel est plus difficile : de naître
ou de ressusciter ? Que celui qui n'a jamais été soit, ou que ce qui a été soit encore ? Est-il plus difficile
de venir en être que d'y revenir ? La coutume nous rend l'un facile, le manque de coutume rend l'autre
impossible. Populaire façon de juger !» (B. 222, L. 882). «Les athées doivent dire des choses parfaitement
claires. Or il n'est point parfaitement clair que l'âme soit matérielle» (B. 222, L. 161).
101
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
31
N'imaginons pas qu'il y aurait une hypothèse moins probable et une autre plus
probable, encore moins que la règle des partis intervienne pour décider de la vérité de
l'une des propositions. Jamais la règle des partis ne dira de pile ou croix lequel sortira,
mais seulement sur quoi il est raisonnable de parier. Pour la connaissance, il n'y a que
du vrai et du faux, sans degrés possibles. Le vrai se reconnaît à une certaine cohérence
du tout, une absence de contradiction, une vertu explicative, le faux à des difficultés et
des contradictions en tous genres qui s'élèvent dès qu'on pousse les conséquences un
peu loin. Tous les arguments penchent la balance du même côté, il ne peut en être
autrement, puisque tout se tient107 ; il n'y a pas à en faire un calcul, c'est même une
marque supplémentaire du vrai. Si la démonstration parfaite est impossible, ce n'est pas
parce que l'existence de Dieu serait seulement l'hypothèse la plus probable, mais parce
que depuis la chute d'Adam, l'homme ne peut acquérir ce genre de certitude que par une
grâce spéciale de Dieu.
La marque de la vérité est sa cohérence et sa compatibilité avec le donné
expérimental. Ainsi, Pascal montrera dans les Écrits sur la grâce que la grâce efficace
seule conduit à une doctrine cohérente. La grâce suffisante au contraire aurait des
conséquences absurdes, elle ferait dépendre la grâce divine du libre-arbitre des hommes,
elle rendrait les justes orgueilleux de l'assurance de leur salut, et donc pécheurs, etc. À
l'opposé, il montre que le système que l'on construit à partir de la grâce efficace, non
seulement est conforme aux dogmes, mais est parfaitement cohérent, correspond à
l'expérience du croyant, et s'accorde avec le bon sens.
La vérité est une hypothèse explicative qui rend compte et raison de l'expérience.
Ainsi, on reconnaîtra la vraie religion à ce qu'elle seule rendra à la fois raison de la
misère et de la grandeur de l'homme, qu'elle apportera des remèdes et le bonheur, etc.
Dans l'Entretien avec M. de Sacy, Epictète ou Montaigne ne rendent raison que d'un
aspect du caractère humain, l'un rend superbe, l'autre désespère. Seul Saint Augustin
rend compte de tout et apporte un vrai remède, c'est à cela que se marque la vérité de sa
doctrine.
La vérité rendra raison de l'expérience, mais aussi du passé et du futur.
L'accomplissement des prophéties en sera une autre marque. Pascal leur consacre toute
une section et accumule les citations pour montrer que la religion catholique est la seule
dont les prophéties s'accomplissent, et qu'elle va jusqu'à rendre compte de l'existence
des autres religions. Près de la moitié des Pensées sont consacrées à ces démonstrations
(sections VIII à XIII de l'édition Brunschwicg).
Plus le message déchiffré est long et sensé, plus on a d'assurance d'avoir découvert
la clé du chiffre, et d'en persuader les autres ; voilà pourquoi Pascal accumule
prophéties accomplies, figuratifs, preuves, etc. Mais là encore, la clé n'est pas probable,
elle est la véritable clé, mais notre condition nous empêche d'en avoir la certitude
autrement que par la grâce. Il n'est d'ailleurs fait aucun usage des partis dans ces
discussions. Cette certitude-là n'est pas sans rappeler la «certitude morale» et la
«certitude plus que morale» exposées par Descartes à la fin de la quatrième partie des
Principes.
107
B. 505 ou 72 entre autres.
32
A.-M. GODFROY-GÉNIN
Dernière méthode mise en œuvre par Pascal, la variation. Confirmer une même
hypothèse par des voies différentes achève de nous persuader et nous fait apercevoir de
nouveaux aspects de la chose, et sa liaison au tout. La variation n'augmente pas une
probabilité, mais augmente notre connaissance des choses en nous en faisant voir toutes
les liaisons. Tel est le sens de l'avertissement108 en tête du chapitre sur les ordres
numériques dans le Traité du triangle arithmétique :
«On peut faire une infinité d'autres remarques au sujet de ces propositions, et
chaque proposition peut donner lieu à différents énoncés ; [...] Ainsi se
multiplient les propositions et non sans utilité ; car des énoncés différents,
encore que relatifs à une même proposition, se prêtent à différents usages. En
cela doit consister l'étude des géomètres, car des énonciations assorties avec
cet art conduisent à des théorèmes nouveaux et de grande portée, en
permettant d'établir des liens entre des propositions qui semblaient n'avoir
aucun rapport dans les termes où elles avaient été d'abord conçues. Qui ne
possède pas ce talent de retourner les énoncés à tous sens ne pratiquera pas
facilement la géométrie ; mais comme il n'est pas affaire de don mais
d'exercice, il suffira d'ouvrir la voie par cet exemple».
Le passage vaut la peine d'être cité intégralement car nous retrouverons
exactement ce procédé de la variation à l'œuvre dans les Écrits sur la grâce.
3.3. L'exemple des Écrits sur la Grâce
Donnons maintenant un exemple de la méthode, et choisissons l'exemple le plus
étonnant, et celui qui répond le mieux à la doctrine de la probabilité, celui de la
théologie. Contrairement à ce que l'on pourrait penser à la lecture de fragments tels que
«C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c'est que la foi : Dieu sensible
au cœur, non à la raison»109, Pascal fait un certain usage de la raison en théologie. Ce
point est d'autant plus intéressant que nous retrouvons cette question dans l'étude du
pari.
En outre, choisissant la théologie, nous pouvons confronter la doctrine de la
probabilité et la méthode que Pascal lui substitue sur le même terrain, et constater
encore une fois que la règle des partis n'apparaît jamais, qu'elle ne remplace nullement
la doctrine de la probabilité, mais que ce qui vient, chez lui, la remplacer est
l'épistémologie que nous tentons de décrire110.
Examinons donc la méthode des Écrits sur la grâce 111.
Il est manifeste que les Écrits, pourtant l'œuvre d'un laïc destinée à des laïcs,
manifestent des exigences beaucoup plus hautes qu'un simple catéchisme : ils
représentent une véritable construction théologique fondée sur l'autorité des Pères, des
Conciles et de l'Écriture, et un effort de raisonnement et de systématisation. Il s'agit de
vulgariser la doctrine de la grâce efficace en la rendant à la fois accessible et plausible
par la force des démonstrations, de renouveler sa présentation sans trahir son contenu.
108
[53] t. II, p. 1202-1203.
B. 278, L. 424.
110
La contamination opérée par Arnauld entre cette épistémologie, qui remplace chez Pascal la doctrine
de la probabilité, et d'autre part la règle des partis, est l'un des glissements qui conduisent à notre concept
moderne de probabilité.
111
Nous nous inspirons très largement de l'excellente introduction de J. Mesnard, [53] t. III, p. 592-639.
109
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
33
«Il espérait de réussir à rendre cette doctrine si plausible, et de la dépouiller tellement
d'un certain air farouche qu'on lui donne qu'elle serait proportionnée au goût de toutes
sortes d'esprits», écrit Nicole.
J. Mesnard présente la doctrine en donnant les deux propositions qui lui semblent
en être la base : «L'homme livré à ses seules forces, incline invinciblement au mal, qui
tient à la méconnaissance de sa fin divine»112, et son pendant : «Tout bien en l'homme
procède efficacement de Dieu, et se rapporte à Dieu comme dernière fin»113. Nous
n'entrerons pas ici dans les subtilités de la théorie, notre propos n'est pas d'en exposer le
contenu mais la méthode.
Ce qui ressort surtout de la présentation de la doctrine est son extrême cohérence.
On déduit les moindres détails de la théorie des principes que nous avons indiqués, et la
théorie elle-même est toujours parfaitement en accord avec l'Écriture et avec les autres
vues de Pascal, en particulier sa conception de la vie religieuse.
La doctrine tire sa plausibilité de cette cohérence et de la rigueur du raisonnement,
sensible même au sens commun. Pascal veut faire «voir combien cette doctrine est
conforme au sens commun même»114, véritable gageure puisque la doctrine
apparemment heurte à la fois le sens commun en allant contre l'humanisme, en
accentuant la grandeur de Dieu et la misère de l'homme, et la raison, en insistant sur le
mystère de Dieu et en incluant l'idée que, par le péché, la raison est corrompue,
impuissante et aveugle. Il est donc légitime de se demander comment dans une telle
présentation peuvent intervenir le sens commun et le raisonnement.
Comme nous l'avons vu, les Écritures, les Pères et les Conciles ont valeur de
principes, de source et de preuves. Le raisonnement seul corrompt la théologie, mais il
peut s'associer à l'autorité et la servir115.
Ainsi la raison interprète, mais en tâchant de ne pas tomber dans les travers
casuistiques. Au lieu de choisir le plus tortueux, elle cherche le plus simple, le plus
évident, et le plus cohérent. La proposition du concile de Trente : «Les commandements
ne sont pas impossibles aux justes» est méthodiquement interprétée. Selon la grammaire
d'abord, on cherche son sens le plus naturel, et l'on trouve que l'interprétation moliniste
toujours possible, sollicite beaucoup trop la grammaire. On examine ensuite l'intention
du Concile, voilà le pendant de la direction d'intention des Provinciales. Ce sont les
circonstances du Concile qui fournissent la réponse, la lutte contre l'hérésie luthérienne.
Là encore, on recherche la réponse la plus évidente, celle qui vient naturellement à
l'esprit, au lieu de suppositions tortueuses. Enfin, l'examen du contexte achève de
confirmer l'interprétation. L'équivoque est levée si l'on rapproche la proposition des
propositions univoques qui l'accompagnent et excluent formellement l'interprétation
moliniste.
Une variante de la méthode consiste à rechercher la cohérence de l'ensemble en
résolvant les contradictions apparentes, si l'on admet une unité d'intention de l'auteur. Il
peut arriver que la vérité ait deux faces116. Ainsi Saint Paul écrit «Je vis, non pas moi,
mais Jésus-Christ vit en moi». L'Apôtre ne se contredit pas selon Pascal. «Ces deux
112
Ibid., p. 595.
Ibid., p. 596.
114
[53] t. III, T.1, §. 18.
115
[53] t. III, p. 614 sq. La Préface au Traité du vide n'exclut nullement cette dernière possibilité. Nous
reprenons l'analyse de Jean Mesnard.
116
«La foi embrasse plusieurs vérités qui semblent se contredire...» (B. 826, L. 733.)
113
34
A.-M. GODFROY-GÉNIN
vérités subsistent ensemble, parce que sa vie, quoiqu'elle lui soit propre, ne vient pas
originellement de lui. Il n'est vivant que par Jésus-Christ ; la vie de Jésus-Christ est la
source de sa vie» 117. D'où l'on tire cette règle : «Quand deux vérités concourent à un
effet, si l'une est dominante, maîtresse, et cause infaillible de l'autre, l'action peut être
attribuée et ôtée à la volonté suivante, et peut être attribuée à la dominante, et ne peut
pas ne pas lui être attribuée» 118. L'interprétation des contradictions n'est pas laissée au
bon plaisir de l'exégète mais obéit à une règle constante et s'intègre à l'ensemble de la
construction théorique, les vérités suivantes ne sont vraies que dans leur ordre, humain,
alors que les vérités maîtresses, d'ordre divin, sont toujours vraies. «L'origine de toutes
ces contrariétés apparentes» 119 tient au concours de la volonté divine et de la volonté
humaine dans toutes les actions bonnes, dont le modèle est «l'Incarnation du Verbe, qui
a joint Dieu à l'homme et la puissance à l'infirmité» (§. 5).
Pascal applique ici les ressources de la méthode esquissée «dans l'Esprit
géométrique pour élaborer le langage de l'autorité de manière à lui conférer une densité,
une clarté, une rigueur qu'il ne possède pas toujours dès l'abord, et qui ne saurait
120
d'ailleurs tout à fait lui convenir puisqu'il s'adresse autant au cœur qu'à l'esprit»!
.
Pascal élabore un nouveau vocabulaire théologique conçu sur le modèle de la
géométrie, rigoureux, univoque, où l'on préfère aux termes obscurs de la scolastique les
définitions implicites du langage courant, spontanément univoques. Il reformule la
doctrine pour mettre en lumière sa cohérence et sa plausibilité, mais sans jamais en
altérer le contenu, car l'autorité des citations seule sert de preuve.
«Ainsi, l'autorité intervient pour servir de garantie à une proposition qui en
exprime la substance. En apportant la preuve de la proposition, les citations
jouent un peu le même rôle que les expériences par rapport à l'énoncé des lois
physiques».
Après avoir interprété et reformulé, la raison déduit les conséquences qui ont la
même autorité que les principes par la vertu de l'ordre géométrique.
On peut encore pratiquer la variation en substituant des propositions équivalentes
pour procurer des éclairages nouveaux, comme dans le Traité du triangle arithmétique.
Il apparaît donc que le raisonnement géométrique est tout à fait compatible avec le
respect de l'autorité, et même que «toute théologie est travail de la raison sur les
données de la Révélation» 121. La foi n'est pas contraire à la raison, «elle est au-dessus,
non pas contre» (B. 265, L.185). La raison interprète, déduit les conséquences et éclaire
la cohérence de la doctrine révélée, par là elle élimine aussi toute interprétation
incompatible avec les principes posés.
Souvent une variante du raisonnement est mise en œuvre. Par l'absurde, on montre
que les conséquences ou les présupposés de la doctrine à réfuter sont contraires au sens
commun ou aux principes de l'Évangile. La raison démasque les erreurs.
Cette brève illustration de la méthode par les Écrits sur la grâce, inspirée du
travail de J. Mesnard, montre la méthode de travail de Pascal que nous avons essayée de
117
[53] t. III, T. 2, §. 9.
Ibid., T. 2, §. 15.
119
Ibid., L. 4, §. 5.
120
[53], t. III, p. 619.
121
[53], t. III, p. 626.
118
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
35
présenter. Cette méthode vient remplacer la doctrine de la probabilité critiquée dans les
Provinciales, et résout à sa manière les problèmes des circonstances, de l'interprétation,
du contexte, de probabilité des témoignages, etc. qu'elle soulevait, bref les problèmes
liés à l'incertitude épistémique.
Concluons sur ce que nous avons appelé la méthode de Pascal. Comme l'étude des
Provinciales l'a montré, il refuse l'interprétation selon le bon plaisir du sujet et des
circonstances, qui n'est que le masque de sa concupiscence, il refuse donc la doctrine de
la probabilité des casuistes122.
Comment faire alors, s'il n'y a aucune marque certaine de vérité, hors de la grâce,
et que la grâce ne dépend pas complètement de notre volonté, qu'elle risque de nous
manquer123, et qu'il faut pourtant décider, sans l'excuse de l'ignorance ? «La raison n'y
peut rien déterminer [...] Vous êtes embarqué [...] il y a pareil hasard de gain et de
perte» 124 etc. Comment savoir et comment décider ? Savoir non ce qui flatte les
préjugés mais la vérité, décider non ce qui agrée le plus, mais ce dont on peut
raisonnablement espérer le plus grand bonheur ?
La méthode consistera à raisonner non sur des principes que l'on se donnerait
arbitrairement et que l'on changerait à volonté, mais sur un donné posé clairement au
départ, dans la mesure du possible.
Ensuite, il faudra s'efforcer de tout déduire des premiers principes, ou de vérifier
que l'on peut le faire, et de préférence, de plusieurs manières différentes qui viendront
vérifier la proposition, et apporter de nouveaux éclairages. Du même coup, ces
variations testeront en permanence la cohérence de la théorie.
Toutes les propositions que l'on ne peut déduire sans se trouver en contradiction
manifeste avec les principes seront rejetées. La méthode est exposée dans l'Esprit
géométrique, et illustrée dans les Écrits sur la grâce.
Elle présente l'avantage de concilier un libre exercice de la pensée, sans lequel on
mutilerait la grandeur de l'homme, et le refus du subjectivisme, puisque les premiers
principes sont donnés indépendamment de notre volonté, ce qui engage non seulement
une épistémologie mais aussi une théologie dans laquelle accepter la double nature de
l'homme, c'est aussi compter avec les incertitudes liées à sa condition et avec
l'incarnation, union de la puissance et de l'infirmité.
Quoique cette théorie de la connaissance vienne se substituer à la doctrine de la
probabilité des casuistes, nulle part il n'y est question de règle des partis.
122
Par là, il refuse aussi un certain humanisme.
Il conviendrait de préciser les thèses de Pascal sur ce sujet, et s'appuyant sur les Écrits sur la grâce, en
particulier L. 6 et L. 7 qui montrent que la grâce ne peut être laissée au libre-arbitre après la chute
d'Adam. «La possibilité du délaissement est inscrite dans la condition même du juste» ([53] t. III, p. 609).
Notons que même à Jésus-Christ la grâce a manqué, semble-t-il, «Jésus prie dans l'incertitude de la
volonté du Père, et craint la mort» (B. 553, L. 919).
124
B. 233, L. 418.
123
36
A.-M. GODFROY-GÉNIN
CONCLUSION
Pascal utilise la règle des partis pour résoudre des problèmes décisionnels, mais il refuse
d'utiliser cette règle et met en œuvre d'autres méthodes dans le champ épistémique.
Plusieurs raisons peuvent justifier ce parti-pris épistémologique :
Pascal comme Descartes pense des alternatives, pas des degrés de vérité. Une
proposition est vraie ou fausse en elle-même, et si l'on a des doutes, il vaut mieux alors
la considérer comme fausse. Dans ce cas, il est impossible de concevoir des degrés de
vérité ou des degrés de probabilité épistémique.
D'autre part, Pascal se montre dans toute son œuvre l'adversaire de ce qui serait
une pensée statistique avant l'heure. Ce peuvent être des évènements apparemment
négligeables et rares qui font basculer la face de l'histoire : le nez de Cléopâtre, le
caillou dans l'urètre de Cromwell. Même dans les domaines des sciences physiques
expérimentales, Pascal refuse l'induction statistique. Ce choix épistémologique est
également lié à la thématique de l'incertitude de la condition humaine et par suite de la
connaissance humaine. Par ailleurs, si Pascal s'est beaucoup penché sur les miracles, qui
sont des évènements rares, il n'est pas question pour autant de contester leur véracité.
Leur faible occurrence statistique ne saurait être un argument pour les invalider. Cette
problématique est liée à celle des preuves de l'Écriture en général. Elles sont cachées,
donc éventuellement rares ou indéchiffrables, mais la perception de leur rareté peut être
totalement subjective. L'incroyant ne verra presque aucune preuve de l'Écriture quand le
croyant en verra beaucoup.
Alors que les méthodes exposées ci-dessus peuvent permettre de sortir
objectivement de l'incertitude, pour retrouver une sorte de «certitude morale» ou de
«certitude plus que morale», comme l'écrit Descartes, et par là d'échapper au
pyrrhonisme, les partis ne le permettent pas. L'estimation de ce que l'on doit attendre
reste toujours qualitative, et par suite doublement subjective, à l'exception du cas des
dés. Je ne peux en effet estimer que subjectivement la valeur que tel ou tel évènement
peut représenter pour moi, et d'autre part, je ne peux estimer ce que nous appelons
aujourd'hui sa probabilité, c'est-à-dire le rapport entre les hasards de gain et de perte à
part dans le cas des dés ou des cartes. Le fragment du pari s'emploie précisément à
échapper à ce problème en montrant que même si l'on fait varier ce rapport de toutes les
manières, d'un hasard contre un à une infinité de hasards contre un, le résultat reste
identique : il est plus raisonnable de parier pour l'existence de Dieu. À part la
maximisation et la variation combinatoire, il n'y a en effet aucun outil qui permette de
calculer les hasards de gain et de perte, sauf dans le cas des jeux de cartes ou de dés, qui
sont un paradigme commode, mais limité à des situations particulières. C'est l'absence
de cet outil de mesure qui explique que les partis soient si peu utilisés par Pascal pour
répondre aux situations d'incertitude. Pascal ne peut rapprocher le pari du probable,
puisque le probable est justement l'estimation subjective de la quantité de «ce que l'on
peut espérer» (la gloire de la Société de Jésus, le scandale, etc.) en l'absence d'un outil
mathématique tel que celui qu'exposera Jacques Bernoulli dans l'Ars conjectandi.
Enfin, la convergence des champs épistémiques et décisionnels sous un même
terme de probable est, semble-t-il, postérieure à Pascal. Il est donc tout à fait naturel
qu'il les dissocie, et il faudrait chercher maintenant, à quel moment et pourquoi ces deux
champs convergent pour donner notre concept moderne de probabilité.
PASCAL!: LA GÉOMÉTRIE DU HASARD
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