Piétons sur
Broadway Avenue,
New York City,
02.2011. © Craig
Dietrich
Une infra-politique de la marche
stéphane tonnelat
Dans cet article, je revisite Times Square à New York, un des terrains
de ma thèse, en le rapprochant d’un autre terrain, la Goutte d’Or à Paris,
autour de ce qu’on pourrait appeler une infra-politique (Scott 2008) de
la marche révélatrice des enchevêtrements entre une macro et une microéconomie de l’espace public.
Marcher n’est pas seulement un moyen de transport. Pour des
populations minoritaires en milieu urbain, comme les sans-abris, les
vendeurs de rue, ou tout simplement les adolescents, c’est un moyen d’être
en ville sans « prendre place » (Joseph 1995). D’après Goffman (2013),
ne faire que passer et ne pas prendre place est une façon de rester hors
cadre, et ainsi de ne pas tomber sous le coup des jugements propres à la
situation traversée. Ainsi, pour les camelots sénégalais de Times Square,
ou pour des adolescents dans de nombreux centres commerciaux, la
marche est-elle un moyen de s’adonner au commerce ou, à l’inverse, de
s’y soustraire. Mais la marche n’est pas seulement une « arme du pauvre »
(Scott 1985), c’est aussi, pour les mêmes minorités, une obligation de
mobilité qui pèse à la fois sur les jambes et sur la tête. « Circulez ! » est de
fait le principal mot d’ordre de la force publique, notamment pour tous
les « indésirables » (W. H. Whyte 1980). Ne pas pouvoir prendre place
est fatiguant. C’est surtout l’actualisation d’un statut de paria pour tous
les citadins qui n’ont pas tout à fait leur place en société, pour certains
de façon temporaire, pour d’autres de manière plus durable.
Développement immobilier et flux de ménagères
Une approche comptable de la marche
Commençons par un retour historique sur la marche en ville, et
notamment dans les centres-villes américains. Alison Isenberg historienne
de la ville américaine explique, dans son livre Downtown America (2005),
combien la construction des centres des villes moyennes a été guidée par
l’investissement immobilier des grandes chaines de la distribution en plein
essor dans les années 1920-1930.
120 - Politiques - Vivre la ville. Les dynamiques de la marche urbaine
L’enjeu de ces grandes entreprises était alors de s’installer dans les sites
les plus rentables, en suivant un calcul économique basé sur la théorie
du « 100 % district », autrement dit l’emplacement sensé générer le
profit maximal. Or l’évaluation de ces districts à 100 % se faisait par des
comptages piétons. C’est une connexion intéressante entre l’histoire de
la marche aux États-Unis et le développement immobilier. L’estimation
de la valeur du foncier et de la valeur des loyers était directement liée à la
densité des flux piétons sur la rue centrale, ou Main Street.
Fig. 11 - Graphique représentant la relations entre les loyers commerciaux et le nombre de
femmes piétonnes par minute. (Isenberg, 2005. 88).
Sur ce plan de 1939, extrait du livre d’Isenberg, on peut voir une des
versions les plus abouties de cette alliance entre planning et économie. Les
densités bâties sur la grande rue sont directement proportionnelles aux
flux piétons. Il fallait donc les compter pour savoir où construire. Mais
1. Légende initiale du document comme suit : « This 1939 study of Bridgeport, Connecticut,
linked women shoppers with Main Street property values, a relationship that usually remained
hidden in discussions of planning, investment, and urban design even as it was widely
acknowledged among retail experts and marketing geographers. The Bridgeport article stated
that ‘pedestrian traffic (especially women) means business, and business means higher rents’.
The thin lines drawn along the sides on Main Street represented the number of ‘women
pedestrians per minute’. Counting women downtown was part of the era’s preoccupation
with understanding shopper behavior and formulating laws in order to predict and control it.
(‘Main Street, U.S.A.’, Architectural Forum, February 1939, 79.) »
Stéphane Tonnelat - 121
qui compter ? Les personnes les plus intéressantes pour ces entreprises
étaient les femmes au foyer, les housewives2. En effet, dans la théorie
économique de l’époque, ces femmes étaient les détentrices de la bourse
familiale qu’elles dépensaient à hauteur de 80 %. « La deuxième catégorie
comptée était les hommes qui se rendaient au centre-ville pour travailler.
Leur nombre était moins valorisé car ces hommes à priori mariés ne
dépensaient que 15 % des revenus du foyer.
Souvent dans les villes moyennes, comme à BridgePort au Connecticut,
il y avait un trottoir masculin et un trottoir féminin, résultat d’un partage
commercial. Puisque les femmes rapportaient plus d’argent, le côté des
magasins pour femmes était nettement plus cher que celui fréquenté par
les hommes. Les vitrines du côté femme étaient aussi bien plus travaillées
que celles du côté homme. Certes il y avait bien évidemment des mélanges,
mais on se trouvait dans la société encore très traditionnelle de l’entredeux-guerres et avant la lutte pour les droits civiques et la déségrégation
raciale. Les hommes noirs américains, les jeunes, les personnes âgées et
les enfants se trouvaient hors comptage.
Dans les grandes villes, une catégorie de personnes était particulièrement
mal considérée : les vendeurs de rue. Non seulement ceux-ci ralentissaient
le flux des piétons, ce qui contribuait à baisser la valeur de l’immobilier,
mais en plus, ils détournaient une partie des revenus des grands magasins et
de l’État en vendant des objets ou de la nourriture peu chers et sans taxes.
McClelan, maire de New York déclara par exemple en 1906 que : « Les
vendeurs de rue devraient se rappeler qu’ils n’ont pas de droits réservés à
l’usage de la rue pour le commerce, que les rues sont des autoroutes pour
piétons, dont la circulation est la seule fonction. La ville et ses citoyens
ont des droits dans la rue qui doivent être aussi dument protégés. »
(Bluestone 1991)
De façon remarquable, on trouve dans cette construction de la valeur
de l’espace public et sa régulation aux États-Unis, les deux principales
justifications de la présence des individus sur les trottoirs des centres
villes américains : la circulation pour les courses et le travail. En dehors
de cela, il n’y avait pas de raison légitime de se trouver dans les rues. Il
2. À l’époque, une grande partie des femmes n’étaient pas salariées par des entreprises. Elles
restaient à la maison pour s’occuper des travaux domestiques. Les femmes salariées étaient
comptabilisées aussi, mais leur présence comptait moins car elles étaient considérées comme
plus pauvres.
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est important de comprendre cela, parce que ce sont des choses qui sont
aujourd’hui naturalisées. On n’a pas tendance à penser que la marche
est en grande partie encadrée par ces justifications, surtout quand on la
pratique sans se poser la question. Par contre, quand on la pratique de
façon plus difficile, c’est à dire quand on appartient à une minorité dont
l’accès à l’espace public n’est pas évident, ces justifications sont bien plus
présentes à l’esprit.
Après la crise des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale, la
migration en masse des classes moyennes vers les banlieues bouleverse
l’organisation des pratiques piétonnes aux États-Unis. Avec la généralisation
des déplacements automobiles, la théorie du 100 % district disparaît
complètement. La valeur du foncier des centres villes s’écroule et ces
quartiers sont quasiment abandonnés dans beaucoup de villes moyennes
et dans une moindre mesure dans les grandes villes. Pourtant, à part
dans les ghettos ethniques ou les hommes se retrouvent au coin de la rue
(W. F. Whyte 1981, Liebow 2003), les raisons développées pour justifier
la présence des individus dans l’espace public demeurent relativement
inchangées jusqu’aux années 1990 (Goffman 1973).
La marche à Times Square : les braconniers du flux
À New York, le centre-ville n’a jamais été complètement abandonné.
Un temps occupé par de nombreux artistes et sans-abris, des indésirables
côtoyant les employés de bureau (William H. Whyte et Nocera 2002),
l’espace public a plus récemment fait place à une autre catégorie de
personne : le touriste. Un saut dans le temps nous conduit à Times Square,
cet espace public en forme de nœud papillon à la rencontre diagonale de
Broadway et de la Septième Avenue à Manhattan, haut-lieu des théâtres
de music-hall. À partir des années 1990, le renouveau de cet espace public
animé par de nombreux affichages lumineux est piloté par des grandes
entreprises. La finance, l’assurance, les médias et l’immobilier remplacent
la grande distribution et fondent ce qu’on appelle un Business Improvement
District, BID, (Tonnelat 2001).
Ces organisations semi-publiques sont des regroupements de
propriétaires qui ont la capacité de lever une taxe dans leur périmètre
pour pouvoir revitaliser leur quartier. À Times Square, les premiers
fonds ont essentiellement servi à embaucher des balayeurs et des gardes
privés. Un peu comme Pigalle à Paris, ce carrefour avait beaucoup de
commerces liés au sexe et d’activités réprimées par la morale portée par ce
Stéphane Tonnelat - 123
BID, emmené par l’entreprise Disney (Sorkin 1992). La première tâche
de l’organisation a été de « nettoyer » les lieux afin de les débarrasser de
leur mauvaise réputation et d’attirer à nouveau les classes moyennes.
Deux chiffres importants reflètent les conséquences de ses actions. Le
premier est la baisse de la criminalité de rue et le deuxième est le nombre
de piétons sur les trottoirs.
Fig. 2 - Comparaisons de divers chiffres à Times Square avant et après l’intervention du Business
Improvement District. Source : Times Square Alliance, 2011.
Dans son rapport annuel le BID fait une correspondance directe entre la
valeur du foncier et le trafic piéton. Année après année, les chiffres publiés
chaque mois montrent une augmentation forte de la fréquentation. Cet
indicateur est d’ailleurs devenu tellement important que le Times Square
Improvement District a finalement accepté, avec l’accord de la Ville, de
supprimer entièrement la circulation automobile sur la 7th avenue afin
de gagner de l’espace piéton.
La principale différence entre les comptages du BID et ceux du 100 %
district de l’entre-deux-guerres tient au fait qu’aujourd’hui tout le monde
est comptabilisé. Il n’y a plus de différence de genre, de classe ou de
race. En revanche, il existe toujours des « indésirables », comme les
vendeurs de rue et les sans-abri. Avec sa police privée et ses équipes de
nettoyage, le BID fait donc respecter un ordre social qui les exclut de
Times Square. Leur principale mission est de servir de régisseur de cette
énorme scène de plein air qu’est devenu le carrefour (Tonnelat 1999). Le
but est que les touristes ne puissent pas être inquiétés et ne s’occupent que
124 - Politiques - Vivre la ville. Les dynamiques de la marche urbaine
de ce qu’ils voient, tout en étant filmés par les nombreuses cameras des
chaînes de télévisions installées dans les étages supérieurs et par celles de
leurs compatriotes. Cette police régule donc principalement la marche,
notamment en éliminant les obstacles à la circulation.
Un des obstacles les plus difficiles à gérer est constitué par les vendeurs
de rue. L’augmentation des flux de touristes fait de Times Square un marché
lucratif pour les grandes compagnies, mais aussi pour la vente ambulante
de toutes sortes de souvenirs, de nourritures et de rafraichissements.
De fait la rénovation de Times Square coïncide avec une forte période
d’immigration à New York. Les Sénégalais de la confrérie mouride, de
plus en plus nombreux, trouvent dans les hauts-lieux touristiques une
niche écologique dans laquelle gagner leur vie en arrivant.
Parce que la seule chose autorisée à Times Square est de marcher, ces
vendeurs ont développé une technique très particulière pour y travailler :
ils marchent. La plupart du temps, ils ne vendent pas, parce que c’est assez
difficile de vendre en marchant. Ils sont en fait dans un ballet permanent
avec la police jusqu’au moment opportun, où cachés par la foule, ils peuvent
s’arrêter et exposer leur marchandise. L’exposition, par l’ouverture de leur
mallette pleine de montres ou de lunettes, ou par le dévoilement de piles de
T-shirt sur un chariot, est ce qui les met en infraction. Tant qu’ils ne sont
que des marcheurs, ils sont légitimes dans l’espace public. En revanche,
dès qu’ils ouvrent leur attaché-case, ce ne sont plus des marcheurs. Il y
a plusieurs types de polices et une négociation permanente instaure un
rapport de forces qui n’est pas toujours à l’avantage des agents. La police
locale du site, qui est une police privée, n’a pas véritablement de pouvoir
sur eux. Même la police municipale, le NYPD, est impuissante tant que
les camelots n’ont pas découvert leur marchandise.
Quatre vendeurs sont à l’angle de la 47e et de la 7e avenue. Ils ont des
valises fermées à la main et discutent avec une policière du NYPD qui
tente de les faire circuler, en vain. Même quand son coéquipier arrive,
les vendeurs n’abandonnent pas le terrain. Finalement les agents sont
appelés pour une urgence et abandonnent la discussion. Les vendeurs
restent. Ils ont gagné la place. (Notes de terrain, 1999)
Le plus souvent, au contraire, c’est la police qui a le dessus. Mais dans
tous les cas, les apparences d’une marche ininterrompue sont sauves.
Les portraitistes asiatiques occupent le côté rue du trottoir et contribuent
à masquer les vendeurs aux agents qui vont arriver par la 45e rue. Les
Stéphane Tonnelat - 125
vendeurs noirs américains sont aussi là et proposent des chaînes en or aux
jeunes noirs. La foule est très dense, restreinte à un couloir réduit entre
les vendeurs. Soudain, une voiture de police débouche à toute allure de
la 45ème rue et pile le long du trottoir. Les camelots ferment tous leurs
mallettes et le vendeur de sweat-shirt couvre précipitamment son étalage
d’une couverture bleue. Les vendeurs noirs américains se ruent dans le
restaurant à côté, mais les sénégalais ne courent pas. Ils restent calmes et
marchent vers le coin nord pour prendre la 45e rue vers l’ouest. Les policiers
sortent de la voiture en claquant les portes et se dirigent sans courir vers le
vendeur de polo, plus lent et parti de plus loin. Il ne court pas non plus. La
scène est surréaliste, comme une poursuite au ralenti dont l’issue semble
évidente. Le vendeur est rattrapé à l’angle. Un agent, la cinquantaine,
cheveux blancs, se place devant le chariot et soulève la couverture d’un
geste ample : « Ne me dis pas que tu les distribue gratuitement ! » Il prend
le public à témoin, mais à part moi, personne ne regarde. Les touristes
efarouchés jettent un coup d’œil en passant. « J’aimerais pouvoir passer
une nuit tranquille à la maison avec ma femme et mes enfants », dit-il,
comme si les vendeurs l’en empêchaient. Il continue : « Je ne veux plus te
voir ici, maintenant rentre chez toi, rentre chez toi, s’il te plaît rentre chez
toi. » Le vendeur remue les lèvres, marmonne quelque chose comme un
‘yes’ étoufé, et reprend son chemin vers l’ouest. Les policiers regagnent
leur voiture. Le vendeur se retourne, mais ne s’arrête pas. À minuit dix,
il n’y a plus personne. (Notes de terrain 1999)
Ni les vendeurs, ni la police n’ont couru, n’ont alarmé ou n’ont
contrevenu à l’ordre social du flux des piétons. C’est important. Cela veut
dire que cet ordre est très fort. Non seulement comme une contrainte pour
les vendeurs qui doivent y prendre place, mais aussi pour les forces de
l’ordre. C’est une contrainte qui s’applique à tous et qui organise des formes
de compromis autour des relations de pouvoirs régulant l’appropriation
de la ressource du flux piéton. Elles ne donnent pas souvent lieu à des
scènes de violence, en grande partie parce qu’elles se déroulent sous l’œil
distrait des touristes que les policiers ne doivent pas effrayer.
Les renégociations de pouvoir autour de la marche sont permanentes
à Times Square. Ce jeu de cache-cache incessant avec la police est assez
tendu. Depuis les années 2010, les camelots sénégalais ne sont plus là, ils
ont perdu la lutte. Mais leur passage d’une quinzaine d’années montre que
la marche est à la fois une obligation et une ressource. Lorsque c’est une
ressource construite par les grandes compagnies, elle est aussi braconnée.
Aujourd’hui, des personnes déguisées en personnage de Disney, ou des
femmes à la poitrine découverte, monnaient leur portrait-photo avec les
touristes et posent un nouvel obstacle aux forces de l’ordre. (Mckinley 2015).
126 - Politiques - Vivre la ville. Les dynamiques de la marche urbaine
James Scott (2008) parle de texte public pour désigner ce qui est connu
de tous de façon publique. Je parlerai ici de script public pour désigner
ce que tout le monde doit faire pour respecter l’ordre social de Times
Square, c’est à dire marcher. Ce script public s’accompagne chez les vendeurs de ce qu’on pourrait appeler un script caché, aussi connu de tous,
mais révélé seulement quand les camelots ouvrent leur attaché-case. En
opérant un braconnage du flux piéton ininterrompu, ils font en fait une
réclamation sur la nature de l’espace public comme un bien commun
accessible à tous, y compris à ceux qui ne marchent pas. L’idée de bien
commun est expliquée par l’économiste Elinor Ostrom (1990) comme
une ressource gérée en collectivité dont chacun a le droit d’exploiter une
partie. L’espace public serait ainsi un bien commun ouvert, dans lequel
chacun a le droit de venir prélever une partie de la ressource que constitue le flux des piétons. C’est un texte que les autorités et les grandes
entreprises préfèreraient tenir caché.
Une infra-politique de la marche
Une autre illustration des luttes autour de l’appropriation des ressources
de la marche, cette fois à Paris, permet d’aller encore un peu plus loin dans
l’analyse. À Paris, on est face à une situation de pauvreté grandissante,
notamment de migrants qui n’ont d’autre ressource que de vendre des
objets qu’ils ont récupérés dans la rue. Un témoignage : en 2010, Virginie
Milliot, ethnologue urbaine, organisait une marche à la Goutte d’Or
pour faire visiter à ses étudiants ce quartier qu’elle étudiait (voir Milliot
et Tonnelat 2013 pour une analyse plus complète de cet événement). La
marche commençait sous le métro aérien au carrefour Barbès, un jour de
marché. Alors qu’on se préparait à partir, comme d’ailleurs beaucoup de
monde autour de nous, on entendit des éclats de voix entre trois policiers
et un couple avec un jeune enfant qui vendait des boîtes de conserve sur
le trottoir. On comprit vite qu’ils essayaient d’arrêter l’homme, mais que
la femme avec son jeune enfant dans les bras refusait de laisser partir
son conjoint. Et tout d’un coup tout le monde commença à prendre
place autour de cette scène et à entourer les policiers. On entendit des
petites phrases lancées à la cantonade, qui énonçaient ce que j’appelle le
texte caché : « Il n’a rien fait de mal » ; « c’est honteux de faire ça à un
enfant », « il n’y a pas de mal à être pauvre et à essayer de vivre ».
Stéphane Tonnelat - 127
Quand le texte caché sortit, il cristallisa quelque chose que tout le
monde comprenait dans le marché : tout le monde a le droit d’essayer de
vivre dans la rue. C’est la différence entre texte caché et texte public. Le
texte caché dit quelque chose que tout le monde sait implicitement, mais
qui n’est pas public. Quand il devient public, tout le monde réalise alors
que tout le monde le sait. C’est-à-dire qu’il faut réagir. Face à ce texte, la
police perdit le contrôle de la situation. Les agents débordés utilisèrent
leurs bombes lacrymogènes pour faire reculer la foule. Paniquant face à
un public déterminé, ils appelèrent des renforts qui ne tardèrent pas à
arriver en grand nombre. Et soudain, avec cette inversion du rapport de
force, tous ces gens, tous ces vendeurs et tous ces migrants se sont remis
à marcher pour échapper au contrôle policier.
Fig. 3 - La foule se remet en marche après l’arrivée des renforts de police. Source anonyme.
Cet incident montre la confrontation de deux ordres publics dans
le même espace : celui, institutionnel, appliqué par la police et celui,
moins formel, des valeurs portées par le public de la rue. Alors que le
128 - Politiques - Vivre la ville. Les dynamiques de la marche urbaine
premier distingue des contrevenants, de façon par ailleurs relativement
arbitraire, le second ne fait pas de distinction entre les vendeurs de ce
marché improvisé. Il se base sur les normes de l’espace public et donc de
la marche. Sa principale règle est celle du « premier arrivé, premier servi ».
Elle organise la file, le passage, et même les places dans le marché. Cette
norme établit ce qu’Isaac Joseph (2003, p. 341) appelle une « présomption
d’égalité dans l’espace public ». Ainsi, peu importe votre couleur, votre
âge, votre catégorie socio-professionnelle, si vous êtes devant dans la file,
vous êtes prioritaire sur ceux qui sont derrière. Cet ordre public admet
quelques exceptions pour les enfants, les personnes enceintes, ou encore les
personnes âgées. Parce que ces exceptions sont basées sur la vulnérabilité
perçue de ces personnes, elles renforcent une certaine moralité de l’ordre
public. Or dans cet événement que l’on vient de décrire brièvement, les
policiers ont contrevenu à la présomption d’égalité dans l’espace public,
mais aussi à la règle de l’enfant. Ils ont ainsi directement attaqué les valeurs
morales implicites qui guident en partie les comportements dans l’espace
public. Ce faisant, ils ont permis à la foule alors rassemblée en public de
l’événement d’énoncer ces valeurs et ainsi de transformer localement un
texte caché en texte public.
Cet exemple montre que la marche est porteuse de valeurs d’égalité, en
dépit du script public qui impose aux personnes de marcher pour avoir
accès à l’espace public. Elle construit une forme de morale partagée qui
sert parfois à défendre les valeurs égalitaires de cet espace public contre
un ordre institutionnel qui peut déraper. Quand cet ordre institutionnel
va trop loin dans la répression, la marche est une ressource pour se
révolter contre lui. Soulignons qu’il ne faut pas faire de différence entre
l’infra-politique dont je parlais avec les camelots de Times Square et
l’émergence d’une violence où le texte caché est plus directement énoncé.
Il y a une correspondance directe entre ces choses-là. Cela veut dire que la
préservation de la marche et de l’espace public comme un espace plus ou
moins commun à tous est une des garanties du contrôle que la population
peut exercer sur ces forces de l’ordre. Il semble que la marche soit ainsi
finalement quelque chose de très politique, mais de relativement caché.
La marche est infra-politique.
Stéphane Tonnelat - 129
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