HABITER
LE PAYSAGE
ARTS | BILLEBAUDE N°10
SUR LA PISTE ANIMALE
PAR ESTELLE ZHONG MENGUAL
40
Frederic Church, Chimborazo, 1864
Dans la lumière d’une fin d’après-midi paisible, les nuages
et les larges bras du fleuve ouvrent soudain au milieu des
forêts que l’on devine denses une respiration, une perspective,
et nous révèlent, dans ce bref instant, dans toute sa majesté
tranquille, le mont Chimborazo flottant parmi l’azur.
Quand l’anthropologue Philippe Descola aperçoit
« au débouché d’une forêt dense » le vaste fleuve Pastaza,
c’est avec une peinture de Frederic Church qu’il tombe
nez à nez1. Son cerveau reconnaît le cadrage, l’effet
de perspective créé par le cours du fleuve dans la
forêt, peut-être une certaine lumière : il sait, dans ces
conditions, qu’il est devant un paysage. La peinture
de paysage, et ses éléments de composition, fonctionne comme sélecteur d’attention à la nature. Ici,
le regard est arrêté ; là-bas, non. C’est le paysage qui
fait saillance dans la nature. L’anthropologue interprète
ainsi spontanément une remarque du chasseur achuar
qui l’accompagne, et qui observe lui aussi le fleuve
« comme un jugement esthétique ». Mais cette interprétation relève du malentendu, explique Descola : son compagnon « ne voyait lui-même probablement dans ce site
qu’un environnement bien connu dont chaque recoin, pour
sauvage qu’ait pu paraître l’endroit, lui évoquait une foule
de souvenirs personnels plutôt qu’une marine de van
Goyen ». Là où l’anthropologue était face à une vue, le
chasseur était face à un environnement différencié
avec lequel il entretient des relations. Là où l’anthropologue voyait l’incarnation de peintures de paysages,
le chasseur voyait des actions passées menées avec
cet endroit. « On ne voit comme un paysage dans la nature
que ce que l’on a appris auparavant à regarder comme
un paysage, notamment grâce à l’éducation de l’œil par
la peinture […]. » Si cela est vrai, cela implique un point
aveugle : en effet, alors, que ne voit-on pas de la nature
quand on la voit comme paysage ?
Caspar David Friedrich,
Paysage du soir avec deux hommes,
1830-1835
Deux hommes nous tournent le dos. Ils font face à
un coucher de soleil, qui attire dans sa disparition toutes
les lignes de la toile. Le promontoire sur lequel ils se trouvent
leur confère une vue panoramique sur les terres en contrebas, puis sur la mer au loin. Ce spectacle semble avoir lieu
pour leurs yeux seuls, doubles des nôtres.
Le paysage ne fonctionne pas seulement comme
un cadrage perceptif de la nature, mais comme une
forme de relation à elle. Celle-ci serait incarnée par
l’usage de la perspective linéaire. Cette dernière a ceci
de particulier qu’elle est construite conjointement sur
une organisation mathématique, c’est-à-dire objective,
de l’espace, et sur une perception subjective de celui-ci,
puisqu’elle se déploie à partir de la position arbitraire
d’un observateur. Cette « objectivation du subjectif 2 »
conférerait une position d’extériorité à l’humain par rapport à l’espace représenté, et lui donnerait un sentiment de maîtrise sur cet espace en tant que celui-ci
semble émerger comme objet, et être organisé, par son
regard. Contemporaine dans son apparition de la révolution scientifique galiléo-cartésienne, la perspective
linéaire place l’individu et la nature dans une relation
de face à face, de sujet-objet, qui se rejoue dans chaque
peinture de paysage. C’est cette relation à la nature que
l’on a incorporée, et que l’on emporte partout avec soi,
comme l’anthropologue sur les rives du Pastaza : même
dans la nature, on y est devant.
Giovanni Bellini, Vierge à l’Enfant, 1510
Caspar David Friedrich,
Le Watzmann, 1824-1825
De part et d’autre d’une Vierge juvénile, des champs.
On distingue au loin un bourg, puis une montagne couronnée de fortifications. Une route traverse le tableau. Près
d’un pont, un berger fait paître ses moutons. / Nous sommes
au milieu d’une pente rude et rocailleuse, en contrebas du
pic enneigé du Watzmann. Le ciel s’éclaircit jusqu’à un bleu
presque blanc autour des sommets qui demeurent en retrait
derrière plusieurs barrières rocheuses. Solitude du minéral.
Devant quelle nature sommes-nous quand nous
sommes face à un paysage ? Quelle nature a fait son
chemin jusque dans la peinture, puis jusque dans notre
univers mental ? L’histoire de l’art distingue souvent
deux visages caractéristiques de la nature dans la
peinture européenne. D’une part, la nature champêtre
ou pastorale, ce que nous appelons aujourd’hui la
campagne, avec ses champs, ses villages, ses moulins,
ses pâtures, comme chez Bellini, et les activités agricoles qui la caractérisent (Nicolas Poussin, Les Saisons,
1660-1664). Dans cette nature, les humains ont bonne
place, ainsi que les animaux qu’ils ont domestiqués, du
chien de chasse aux chevaux en passant par les
vaches et les moutons (Thomas Gainsborough, Mr
and Mrs Andrews, 1750). D’autre part, dans la peinture
romantique, dès la fin du xviiie siècle, se manifeste la
nature sublime d’être précisément non maîtrisée, par
distinction nette d’avec cette nature rurale représentée
depuis le Quattrocento : ce sont les océans déchaînés
de Vernet, les volcans bouillonnants de Volaire, les
fleuves exotiques de Church, ou encore les sommets
inaccessibles de Friedrich. Mais derrière ce spectre
très large, allant du xve au xixe siècle, représentant tour
à tour prairies, mers, champs et montagnes enneigées,
une similitude, en forme d’absence, frappe cependant :
que ce soit une nature habitée par les humains et leurs
activités, ou une nature inhospitalière pour ces derniers, elle est toujours une nature inhabitée par les autres
qu’humains. Ainsi, ce qu’on ne voit pas dans la nature
quand on voit la nature comme un paysage, ce sont
tous ces autres vivants, animaux, ou même végétaux,
mais présentés comme des habitants du lieu, avec leur
préférence pour un type de sol, de climat, leurs relations
d’entraide vitale, comme entre la guêpe et l’orchidée,
le chêne et l’écureuil, qui plante les forêts en oubliant
les glands dans des caches. Autrement dit, ce n’est pas
seulement cette étrange manière de voir (perspective
linéaire, cadrage, panorama) qui encapsule à elle toute
seule la conception moderne de la nature dans la peinture de paysage, comme cela a été souvent commenté ;
c’est aussi une certaine manière de ne pas voir, une
cécité quant au fait que la nature n’est que l’autre nom
pour l’habitat des autres qu’humains, et que ce sont
ces cohabitants qui, entrelacés, constituent l’habitat
de tous. La peinture de paysage, entre autres choses
subtiles, est aussi la machine de guerre d’une conception du monde suivant laquelle nous sommes les seuls
à habiter ; suivant laquelle les autres vivants constituent
notre habitat, le décor de nos tribulations : notre environnement. Ces derniers habitent pourtant au même
titre que nous, bien que de manière plus discrète : ils
ne bâtissent pas des routes et des villes, mais ils ont
leurs chemins familiers, leurs frontières, leurs tanières
ou nids cachés : ils ont « leur géopolitique propre, leur
sens du territoire, leur manière d’occuper le terrain, de cartographier les points-clés 3 ». Ce que nous appelons
nature est un lieu de vie pour eux, tissé d’activités,
d’habitudes, de préférences, de telle sorte qu’ils ont
comme nous une manière propre d’« être chez soi 4 ».
Habiter, au sens philosophique, c’est être un pôle qui
configure l’environnement physique en un milieu de vie
doté de significations (chez moi) : c’est être autre chose
que l’environnement des autres. Or, en paysage, soit
nous représentons la nature seulement comme un
« chez nous » exclusif, dont sont exclus tous les animaux non domestiques : ce sont les plaines abondantes
de Bellini. Les seuls vivants représentés sont ceux « produits » par notre action et voués à nous servir, ceux qui
sont devenus un pan même de notre habitat (« nous
habitons, eux non »). Soit comme un « pas chez nous »
qui est aussi un « chez personne », comme sur les cimes
minérales de Friedrich. Dans la peinture européenne du
paysage, la nature sauvage n’est animée que par des
forces physiques (vent, orage, tremblements de terre)
et des projections émotionnelles : elle est rarement
animée par la présence et l’activité de formes de vie
multiples et enchâssées. La représentation d’une
nature comme un « chez nous » au sens d’un nous
étendu, comprenant les humains et les autres, ne
semble pas avoir fait son entrée en peinture, et, ainsi
plus loin, dans nos paysages mentaux.
Épilogue en forme de galerie
imaginaire
Cependant, la peinture de paysage a joué un rôle
non négligeable dans notre amour de la nature. Ce sont
par exemple les grands espaces peints par les artistes
de l’Hudson River School qui ont motivé en partie la
création des parcs naturels de l’Ouest américain. À plus
petite échelle, dans un contexte moderne d’« extinction
de l’expérience5 » de la nature, le paysage en peinture ou
en photographie a maintenu la nature présente, sous
une forme aimable et familière. C’est dans cette mesure
que nous nous surprenons à rêver à quelque chose
comme une reprise de la peinture de paysage qui serait
à la mesure des enjeux de notre époque, dans cette ère
de l’anthropocène où la présence et la puissance d’agir
des autres qu’humains nous sont sans cesse rappelées,
sous des formes joyeuses et dramatiques (allant du
retour des forêts en Europe, et avec elles des animaux
disparus depuis longtemps de notre grande faune,
à la sixième extinction). Puisque c’est la peinture de
paysage, parmi d’autres pratiques artistiques, qui a
conjointement façonné notre rapport à la nature et
notre affection à son égard, alors pourquoi ne pas mobiliser ce même genre pictural pour réinventer notre relation au vivant – en convoquant et détournant ses
puissances esthétiques, affectives et sémantiques
propres ? À quoi ressembleraient des paysages qui
représenteraient la nature comme habitée par les
autres qu’humains ? C’est dans une tentative de
réponse à cette question que nous avons élaboré à
deux une Vue d’une géopolitique animale à partir d’une
Vue de Stalheim, du peintre norvégien Johan Christian
Dahl, présentée page précédente : faire surgir au beau
milieu d’un paysage à mi-chemin entre champêtre et
sublime des territoires de grands prédateurs, représentés de manière perspectiviste : comme ils les voient à
nos yeux, comme blasons et drapeaux. Et ainsi transformer la nature, sans rien enlever au paysage, en un
« chez nous » étendu, partagé dans une nouvelle géopolitique par les humains et le vivant. Une réponse plus
décisive a été donnée par Bernie Krause et United
Visual Artists6. Dans The Great Animal Orchestra, les
paysages sonores (soundscapes) de Krause acquièrent
une dimension visuelle, renouant ainsi avec la tradition
de la peinture de paysage sous une forme détournée.
Des spectrogrammes de couleur, aplats sur écran noir,
remplacent montagnes et plaines représentées en
perspective. Pourtant, les paysages de Krause et UVA
creusent eux aussi de manière spectaculaire la bidimensionnalité de leur support : derrière chaque spectrogramme se cache un cohabitant. Dans un milieu donné,
en effet, chaque espèce a évolué de telle manière à
vocaliser sur une largeur de bande distincte dans le
spectre sonore. Chacune a ainsi sa propre « niche acoustique », afin de pouvoir échanger entre individus des
significations, « sans être enterré[e] sous d’autres signaux7 ».
Ce sont les relations bioacoustiques entre cohabitants
qui composent ici le paysage – soudain habité.
Immergés dans le noir de l’installation, nous voyons ces
paysages sonores apparaître et se métamorphoser
sous nos yeux, et cette fois, ce n’est pas le panorama
romantique d’un fleuve qui retient notre attention en
Amazonie, mais son incroyable foisonnement de
niches sonores figurées par une myriade d’ondes
enchâssées sur les écrans. Le sublime face à l’immaîtrisé devient le sublime face à la vitalité et à la complexité. Et le paysage incarne soudain la manière dont
nous pourrions vivre, et partager la terre.
1. Les propos de Philippe Descola cités dans ce passage sont issus
de son cours d’introduction aux « Formes du paysage », Collège de
France, 2010. 2. Voir Erwin Panofsky, La Perspective comme forme
symbolique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975. 3. Baptiste Morizot,
« Le devenir du sauvage à l’anthropocène », actes du colloque
Comment penser l’anthropocène ?, Collège de France, 5-6 novembre
2015, à paraître en 2017. C’est Baptiste Morizot qui propose de
penser les autres vivants comme cohabitants, caractérisés par
une forme d’habiter discrète mais décisive, dans Les Diplomates,
Marseille, Wildproject, 2016. 4. C’est Vinciane Despret qui développe l’idée d’un « chez-soi » des animaux configuré par des
habitudes et des préférences propres à chaque espèce, dans Le
Chez-soi des animaux, Arles, Actes Sud, 2017. 5. Robert Michael
Pyle, The Thunder Tree, Corvallis, Oregon State University, 1993.
6. Bernie Krause, United Visual Artists, Le Grand Orchestre des
animaux, exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, septembre 2016–janvier 2017. 7. Bernie Krause, Chansons
animales & cacophonie humaine. Manifeste pour la sauvegarde des
paysages sonores naturels, Arles, Actes Sud, 2016.
L’AUTEUR
Normalienne, Estelle Zhong Mengual
est historienne de l’art, titulaire d’un doctorat de Sciences Po Paris sur l’art participatif. Elle s’intéresse à la crise écologique
comme crise de la sensibilité, dans laquelle
l’art contemporain a un rôle à jouer.
41