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Habiter le paysage

Une lecture éco-sensible de la peinture de paysage occidentale. Publiée dans Billebaude n°10, revue du Musée de la Chasse et de la Nature, Glénat, juin 2017.

HABITER LE PAYSAGE ARTS | BILLEBAUDE N°10 SUR LA PISTE ANIMALE PAR ESTELLE ZHONG MENGUAL 40 Frederic Church, Chimborazo, 1864 Dans la lumière d’une fin d’après-midi paisible, les nuages et les larges bras du fleuve ouvrent soudain au milieu des forêts que l’on devine denses une respiration, une perspective, et nous révèlent, dans ce bref instant, dans toute sa majesté tranquille, le mont Chimborazo flottant parmi l’azur. Quand l’anthropologue Philippe Descola aperçoit « au débouché d’une forêt dense » le vaste fleuve Pastaza, c’est avec une peinture de Frederic Church qu’il tombe nez à nez1. Son cerveau reconnaît le cadrage, l’effet de perspective créé par le cours du fleuve dans la forêt, peut-être une certaine lumière : il sait, dans ces conditions, qu’il est devant un paysage. La peinture de paysage, et ses éléments de composition, fonctionne comme sélecteur d’attention à la nature. Ici, le regard est arrêté ; là-bas, non. C’est le paysage qui fait saillance dans la nature. L’anthropologue interprète ainsi spontanément une remarque du chasseur achuar qui l’accompagne, et qui observe lui aussi le fleuve « comme un jugement esthétique ». Mais cette interprétation relève du malentendu, explique Descola : son compagnon « ne voyait lui-même probablement dans ce site qu’un environnement bien connu dont chaque recoin, pour sauvage qu’ait pu paraître l’endroit, lui évoquait une foule de souvenirs personnels plutôt qu’une marine de van Goyen ». Là où l’anthropologue était face à une vue, le chasseur était face à un environnement différencié avec lequel il entretient des relations. Là où l’anthropologue voyait l’incarnation de peintures de paysages, le chasseur voyait des actions passées menées avec cet endroit. « On ne voit comme un paysage dans la nature que ce que l’on a appris auparavant à regarder comme un paysage, notamment grâce à l’éducation de l’œil par la peinture […]. » Si cela est vrai, cela implique un point aveugle : en effet, alors, que ne voit-on pas de la nature quand on la voit comme paysage ? Caspar David Friedrich, Paysage du soir avec deux hommes, 1830-1835 Deux hommes nous tournent le dos. Ils font face à un coucher de soleil, qui attire dans sa disparition toutes les lignes de la toile. Le promontoire sur lequel ils se trouvent leur confère une vue panoramique sur les terres en contrebas, puis sur la mer au loin. Ce spectacle semble avoir lieu pour leurs yeux seuls, doubles des nôtres. Le paysage ne fonctionne pas seulement comme un cadrage perceptif de la nature, mais comme une forme de relation à elle. Celle-ci serait incarnée par l’usage de la perspective linéaire. Cette dernière a ceci de particulier qu’elle est construite conjointement sur une organisation mathématique, c’est-à-dire objective, de l’espace, et sur une perception subjective de celui-ci, puisqu’elle se déploie à partir de la position arbitraire d’un observateur. Cette « objectivation du subjectif 2 » conférerait une position d’extériorité à l’humain par rapport à l’espace représenté, et lui donnerait un sentiment de maîtrise sur cet espace en tant que celui-ci semble émerger comme objet, et être organisé, par son regard. Contemporaine dans son apparition de la révolution scientifique galiléo-cartésienne, la perspective linéaire place l’individu et la nature dans une relation de face à face, de sujet-objet, qui se rejoue dans chaque peinture de paysage. C’est cette relation à la nature que l’on a incorporée, et que l’on emporte partout avec soi, comme l’anthropologue sur les rives du Pastaza : même dans la nature, on y est devant. Giovanni Bellini, Vierge à l’Enfant, 1510 Caspar David Friedrich, Le Watzmann, 1824-1825 De part et d’autre d’une Vierge juvénile, des champs. On distingue au loin un bourg, puis une montagne couronnée de fortifications. Une route traverse le tableau. Près d’un pont, un berger fait paître ses moutons. / Nous sommes au milieu d’une pente rude et rocailleuse, en contrebas du pic enneigé du Watzmann. Le ciel s’éclaircit jusqu’à un bleu presque blanc autour des sommets qui demeurent en retrait derrière plusieurs barrières rocheuses. Solitude du minéral. Devant quelle nature sommes-nous quand nous sommes face à un paysage ? Quelle nature a fait son chemin jusque dans la peinture, puis jusque dans notre univers mental ? L’histoire de l’art distingue souvent deux visages caractéristiques de la nature dans la peinture européenne. D’une part, la nature champêtre ou pastorale, ce que nous appelons aujourd’hui la campagne, avec ses champs, ses villages, ses moulins, ses pâtures, comme chez Bellini, et les activités agricoles qui la caractérisent (Nicolas Poussin, Les Saisons, 1660-1664). Dans cette nature, les humains ont bonne place, ainsi que les animaux qu’ils ont domestiqués, du chien de chasse aux chevaux en passant par les vaches et les moutons (Thomas Gainsborough, Mr and Mrs Andrews, 1750). D’autre part, dans la peinture romantique, dès la fin du xviiie siècle, se manifeste la nature sublime d’être précisément non maîtrisée, par distinction nette d’avec cette nature rurale représentée depuis le Quattrocento : ce sont les océans déchaînés de Vernet, les volcans bouillonnants de Volaire, les fleuves exotiques de Church, ou encore les sommets inaccessibles de Friedrich. Mais derrière ce spectre très large, allant du xve au xixe siècle, représentant tour à tour prairies, mers, champs et montagnes enneigées, une similitude, en forme d’absence, frappe cependant : que ce soit une nature habitée par les humains et leurs activités, ou une nature inhospitalière pour ces derniers, elle est toujours une nature inhabitée par les autres qu’humains. Ainsi, ce qu’on ne voit pas dans la nature quand on voit la nature comme un paysage, ce sont tous ces autres vivants, animaux, ou même végétaux, mais présentés comme des habitants du lieu, avec leur préférence pour un type de sol, de climat, leurs relations d’entraide vitale, comme entre la guêpe et l’orchidée, le chêne et l’écureuil, qui plante les forêts en oubliant les glands dans des caches. Autrement dit, ce n’est pas seulement cette étrange manière de voir (perspective linéaire, cadrage, panorama) qui encapsule à elle toute seule la conception moderne de la nature dans la peinture de paysage, comme cela a été souvent commenté ; c’est aussi une certaine manière de ne pas voir, une cécité quant au fait que la nature n’est que l’autre nom pour l’habitat des autres qu’humains, et que ce sont ces cohabitants qui, entrelacés, constituent l’habitat de tous. La peinture de paysage, entre autres choses subtiles, est aussi la machine de guerre d’une conception du monde suivant laquelle nous sommes les seuls à habiter ; suivant laquelle les autres vivants constituent notre habitat, le décor de nos tribulations : notre environnement. Ces derniers habitent pourtant au même titre que nous, bien que de manière plus discrète : ils ne bâtissent pas des routes et des villes, mais ils ont leurs chemins familiers, leurs frontières, leurs tanières ou nids cachés : ils ont « leur géopolitique propre, leur sens du territoire, leur manière d’occuper le terrain, de cartographier les points-clés 3 ». Ce que nous appelons nature est un lieu de vie pour eux, tissé d’activités, d’habitudes, de préférences, de telle sorte qu’ils ont comme nous une manière propre d’« être chez soi 4 ». Habiter, au sens philosophique, c’est être un pôle qui configure l’environnement physique en un milieu de vie doté de significations (chez moi) : c’est être autre chose que l’environnement des autres. Or, en paysage, soit nous représentons la nature seulement comme un « chez nous » exclusif, dont sont exclus tous les animaux non domestiques : ce sont les plaines abondantes de Bellini. Les seuls vivants représentés sont ceux « produits » par notre action et voués à nous servir, ceux qui sont devenus un pan même de notre habitat (« nous habitons, eux non »). Soit comme un « pas chez nous » qui est aussi un « chez personne », comme sur les cimes minérales de Friedrich. Dans la peinture européenne du paysage, la nature sauvage n’est animée que par des forces physiques (vent, orage, tremblements de terre) et des projections émotionnelles : elle est rarement animée par la présence et l’activité de formes de vie multiples et enchâssées. La représentation d’une nature comme un « chez nous » au sens d’un nous étendu, comprenant les humains et les autres, ne semble pas avoir fait son entrée en peinture, et, ainsi plus loin, dans nos paysages mentaux. Épilogue en forme de galerie imaginaire Cependant, la peinture de paysage a joué un rôle non négligeable dans notre amour de la nature. Ce sont par exemple les grands espaces peints par les artistes de l’Hudson River School qui ont motivé en partie la création des parcs naturels de l’Ouest américain. À plus petite échelle, dans un contexte moderne d’« extinction de l’expérience5 » de la nature, le paysage en peinture ou en photographie a maintenu la nature présente, sous une forme aimable et familière. C’est dans cette mesure que nous nous surprenons à rêver à quelque chose comme une reprise de la peinture de paysage qui serait à la mesure des enjeux de notre époque, dans cette ère de l’anthropocène où la présence et la puissance d’agir des autres qu’humains nous sont sans cesse rappelées, sous des formes joyeuses et dramatiques (allant du retour des forêts en Europe, et avec elles des animaux disparus depuis longtemps de notre grande faune, à la sixième extinction). Puisque c’est la peinture de paysage, parmi d’autres pratiques artistiques, qui a conjointement façonné notre rapport à la nature et notre affection à son égard, alors pourquoi ne pas mobiliser ce même genre pictural pour réinventer notre relation au vivant – en convoquant et détournant ses puissances esthétiques, affectives et sémantiques propres ? À quoi ressembleraient des paysages qui représenteraient la nature comme habitée par les autres qu’humains ? C’est dans une tentative de réponse à cette question que nous avons élaboré à deux une Vue d’une géopolitique animale à partir d’une Vue de Stalheim, du peintre norvégien Johan Christian Dahl, présentée page précédente : faire surgir au beau milieu d’un paysage à mi-chemin entre champêtre et sublime des territoires de grands prédateurs, représentés de manière perspectiviste : comme ils les voient à nos yeux, comme blasons et drapeaux. Et ainsi transformer la nature, sans rien enlever au paysage, en un « chez nous » étendu, partagé dans une nouvelle géopolitique par les humains et le vivant. Une réponse plus décisive a été donnée par Bernie Krause et United Visual Artists6. Dans The Great Animal Orchestra, les paysages sonores (soundscapes) de Krause acquièrent une dimension visuelle, renouant ainsi avec la tradition de la peinture de paysage sous une forme détournée. Des spectrogrammes de couleur, aplats sur écran noir, remplacent montagnes et plaines représentées en perspective. Pourtant, les paysages de Krause et UVA creusent eux aussi de manière spectaculaire la bidimensionnalité de leur support : derrière chaque spectrogramme se cache un cohabitant. Dans un milieu donné, en effet, chaque espèce a évolué de telle manière à vocaliser sur une largeur de bande distincte dans le spectre sonore. Chacune a ainsi sa propre « niche acoustique », afin de pouvoir échanger entre individus des significations, « sans être enterré[e] sous d’autres signaux7 ». Ce sont les relations bioacoustiques entre cohabitants qui composent ici le paysage – soudain habité. Immergés dans le noir de l’installation, nous voyons ces paysages sonores apparaître et se métamorphoser sous nos yeux, et cette fois, ce n’est pas le panorama romantique d’un fleuve qui retient notre attention en Amazonie, mais son incroyable foisonnement de niches sonores figurées par une myriade d’ondes enchâssées sur les écrans. Le sublime face à l’immaîtrisé devient le sublime face à la vitalité et à la complexité. Et le paysage incarne soudain la manière dont nous pourrions vivre, et partager la terre. 1. Les propos de Philippe Descola cités dans ce passage sont issus de son cours d’introduction aux « Formes du paysage », Collège de France, 2010. 2. Voir Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1975. 3. Baptiste Morizot, « Le devenir du sauvage à l’anthropocène », actes du colloque Comment penser l’anthropocène ?, Collège de France, 5-6 novembre 2015, à paraître en 2017. C’est Baptiste Morizot qui propose de penser les autres vivants comme cohabitants, caractérisés par une forme d’habiter discrète mais décisive, dans Les Diplomates, Marseille, Wildproject, 2016. 4. C’est Vinciane Despret qui développe l’idée d’un « chez-soi » des animaux configuré par des habitudes et des préférences propres à chaque espèce, dans Le Chez-soi des animaux, Arles, Actes Sud, 2017. 5. Robert Michael Pyle, The Thunder Tree, Corvallis, Oregon State University, 1993. 6. Bernie Krause, United Visual Artists, Le Grand Orchestre des animaux, exposition à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, septembre 2016–janvier 2017. 7. Bernie Krause, Chansons animales & cacophonie humaine. Manifeste pour la sauvegarde des paysages sonores naturels, Arles, Actes Sud, 2016. L’AUTEUR Normalienne, Estelle Zhong Mengual est historienne de l’art, titulaire d’un doctorat de Sciences Po Paris sur l’art participatif. Elle s’intéresse à la crise écologique comme crise de la sensibilité, dans laquelle l’art contemporain a un rôle à jouer. 41