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Habiter le Poème

Le Poème chez Jean Sulivan est parent de la notion de néant absolu chez Nishida

Camper aux marges

Ce changement profond de ton à la tête de l'Eglise, n'a fait ainsi qu'authentifier ce mouvement d'exode qu'avec beaucoup, depuis la fin des années 70, nous avions ressenti comme vital concernant la structure institutionnelle de l'Eglise catholique : une conception trop mentale, extérieure, pyramidale et totalisante de l'autorité nous paraissait aller trop à l'encontre de l'intuition prophétique du Concile Vatican II lui-même : remettre le peuple des baptisé au coeur de la réalité ecclésiale. Relativiser la différence entre clercs et laïcs. Le sursaut clérical, particulièrement marqué à partir de la fin des années 1970, ne fera qu'encourager un nombre croissant de chrétiens à chercher « au dehors » ce qui les ferait davantage goûter le sel de l'Evangile. Ce qu'avait perçu très tôt Jean Sulivan et d'autres encore comme Michel de Certeau ou encore, le jésuite à l'époque, François Roustang, l'auteur en 1966 de ce fameux « troisième homme » indifférent aux querelles ecclésiales, article qui fit tant de bruit : il vient de nous quitter après une vie entière consacrée à prendre soin de l'humain… Nous ne pouvions pas nous accommoder de cette chape de certitude et de tristesse qui s'était abattue sur le christianisme, comme l'écrivait dans son testament spirituel, L'inconnu me dévore, Xavier Grall. Et nos enfants, nous le savions, le pourraient moins encore que nous.

Aussi nous a-t-il fallu apprendre à camper aux marges afin de mieux nous trouver au coeur et y trouver des soeurs et des frères, toujours plus nombreux. Entretenir l'écart pour mieux goûter l'alliance, comme l'écrivait encore Sulivan dans ses notes posthumes.

L'Evangile de l'intériorité

La question de la rencontre interreligieuse se trouve au coeur des mouvements de fond du christianisme contemporain. Nous ne pouvions plus nous contenter d'une vision autocentrée et exclusive de l'expérience spirituelle chrétienne, quand nous avions tant reçu, par ailleurs, d'autres traditions comme l'hindouisme, le zen, le tao ainsi que des pratiques corporelles qui les accompagnaient. De même nous étions trop témoins des expériences mystiques chrétiennes profondes, qui surgissaient en dehors de toute référence à la structure institutionnelle ecclésiale pour ne pas témoigner de cette réalité à l'oeuvre : au contact d'autres cultures et d'autres réalités humaines, une nouvelle appropriation, éloignée de la culture gréco-romaine qui avait donné sa figure achevée à l'Eglise catholique romaine, était en train de naître.

Peu visible, voire déniée et méprisée par les tenants d'un renforcement d'une vision exclusive de la foi chrétienne, elle s'avérait pourtant bien vivante : c'est de ce surgissement de formes inédites de la voie évangélique dont j'ai surtout voulu témoigner dans ce dernier livre, La vie comme une caresse (Médiaspaul 2016).

L'expérience intime de nombreuses femmes, en particulier, je pense ici à Etty Hillesum, à Magda Hollander-Lafon ou à Christiane Singer, pour lesquelles la voie de la religion de leur enfance se trouvait comme barrée du fait des jugements moralisateurs qu'elle ne cessait de porter sur leurs modes de vie, semblait ouvrir pour elles des chemins insoupçonnés vers la vie intérieure et la spiritualité.

Aujourd'hui je partage avec des auteurs comme John Martin Sahajananda, successeur d'Henri le Saux à l'ashram du Shantivanam, ou comme Raimon Panikkar que rencontra également Jean Sulivan lors de son voyage en Inde, ou encore Jean-Marie Martin, explorateur de l'Evangile de Jean, cette nécessité de trouver d'autres mots pour tenter dire cette nouvelle réception de l'Evangile cherchant à se manifester. C'est à partir d'un retour à la source évangélique même, ou bien grâce au regard renouvelé d'autres révélations spirituelles que s'entreprend aujourd'hui une autre écoute de la Bonne Nouvelle. Il n'est pas certain que par-delà la chrétienté ou le christianisme, les mots de Christophanie auquel se réfère Raimon Panikkar ou bien de Christité 1 qu'emploie de son côté Jean-Marie Martin soient les plus appropriés pour qualifier ce surgissement actuel et inédit d'une autre réalité en rapport avec l'Evangile. Je pense que Jean Sulivan cherchait, lui aussi, à désigner quelque chose d'analogue, quand il parlait du Poème, en fuyant tout mot porteur d'une sonorité trop religieuse à ses yeux. Il avait lui-même souffert de l'usure des mots de la tribu.

Une Bonne Nouvelle par-delà les cultures

L'enjeu pour chacun est, au fond, de parvenir à goûter l'Evangile en dehors de la structure de pensée gréco-romaine qui n'a fait qu'encager le souffle évangélique dans une structure mentale qui, au fil des siècles, a fini par en obstruer, pour le grand nombre, la source.

Aujourd'hui, grâce en particulier aux déplacements opérés par les échanges entre les spiritualités, c'est au centre de nous-mêmes, au centre de la communauté humaine, au centre de la réalité que pourrait s'envisager cette autre réception de l'Evangile. Nous aurions ainsi un autre accès, ou une autre réponse possible à la fameuse question adressée au Christ dans l'Evangile de Jean : « où demeures-tu » ? On se trouverait ainsi éloignés de ces représentations d'un Evangile devant d'abord se traduire en société de Dieu (chrétienté) ou encore en vérité valable pour tous et capable de s'imposer parmi les innombrables idéologies de domination ayant fleuri depuis la Renaissance (christianisme)… C'est plutôt dans la chair du monde que l'Evangile serait désormais reçu. En capacité d'accueil de toute femme et de tout homme, quelles que soient sa culture, ses convictions… Sans chercher à arracher qui que soit à sa culture propre, native, mais bien plutôt en cherchant, par une attitude bienveillante, à ouvrir cette dernière à cet au-delà de toute culture qu'elle recèle : le Royaume dont parle le Christ, là où Père et Fils dans le même Souffle ne font qu'un, là où un et deux ne sont pas séparés. Il n'est pas étonnant que les passerelles avec l'Orient non-dualiste aient favorisé cette expression contemporaine d'une autre réception de l'Evangile : en dehors précisément de toute culture, tel qu'il fut reçu par ses premiers témoins, pour rejoindre en tout homme ce noyau d'indicible présence du divin.

Fécondité des petits groupes

Je continue ainsi à cheminer en écriture, avec cette conviction d'une parole adressée aujourd'hui à tout homme. J'ai la chance de partager avec plusieurs petits groupes cette approche poétique de la Bible : l'un s'appelle, par exemple, Bible et poésie, un autre Tao et Bible… Dans chacun de ces groupes, l'ouverture et la sensibilité aux autres spiritualités sont présentes. Comme l'attention à toutes les recherches de sens de notre culture contemporaine : littérature, cinéma, art… . Tout porte la trace de ce Poème qui vient à nous et qui nous invite à demeurer en lui.

Si je souligne l'importance de ces petits groupes, c'est qu'ils me paraissent essentiels dans la réception comme dans la diffusion de cette nouvelle manière de vivre avec l'Evangile. Ces communautés de base, jaillies de l'intuition même de Vatican II et qui ont eu bien du mal par la suite à se maintenir et à percer sous le poids du centralisme et des interdits : et bien elles ont fini par s'imposer partout ailleurs, et il serait temps que la conception autocentrée de la vérité chrétienne cède devant cette évidence que nulle institution, à différer sans cesse ses propres transformations, ne peut prétendre avoir le monopole du Souffle toujours nomade de l'Evangile.

Le chemin de la poésie

Peut-être que la poésie resterait au fond une forme envisageable pour tenter de dire cette Bonne Nouvelle que tant de mots trop religieux ont fini par recouvrir. N'est-ce pas la voie même de la parabole évangélique ? C'est un chemin qu'avec bien d'autres je me propose de suivre, jour après jour, depuis près de dix ans, sur mon blog de poésie : L'enfance des arbres. http://www.enfancedesarbres.com/ Parmi les figures auxquelles je reviens souvent, il y a celle du petit poète de province, René Guy Cadou, mort à Louisfert (Loire-Atlantique) à l'âge de 31 ans en 1951. C'est un poète non religieux et non chrétien, auquel le prêtre de la paroisse refusa les sacrements, le jour de ses obsèques, un vendredi saint. Il était mort, trois jours avant, le jour du printemps : c'était un instituteur laïc. Il n'était pas marié religieusement. En chrétienté comme en christianisme, cela ne faisait pas le poids… Tout le bon droit se trouvait du côté du curé de la paroisse ! Mais c'est un moine, ami des poètes de l'abbaye de Solemmes, le Père Agaësse, qui vint de toute urgence à Louisfert saluer, dit-il sur le seuil de sa chambre, un Prince.

René Guy Cadou est pour moi le poète de la Bonne Nouvelle par excellence, celui qui demeure, du début à la fin de sa courte vie, dans ce Poème de la « Christité », en la nommant le moins possible. Mais tout est là pour la célébrer : l'amitié et la fraternité, la nature, la femme aimée, et jusqu'à la souffrance de la maladie qui accompagna son écriture jusqu'à la fin. Voici un homme qui demeure vraiment dans la chair du Poème… Philippe Forcioli* vient de réaliser un magnifique triptyque consacré à la poésie de ce petit Prince du Poème. Une merveilleuse idée de cadeau pour accueillir Celui qui, sous les traits d'un enfant pauvre, vient pour demeurer chez nous. Bibliographie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Lavou%C3%A9