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Transmettre l'histoire de l'Afrique

Transmettre l’histoire de l’Afrique Note de lecture à propos de plusieurs ouvrages récents sur l’histoire de l’Afrique Transmitting African history. Reading notes on several recent works on the history of Africa Bertrand Hirsch Résumé | Index | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur Résumés Français English À travers la lecture critique de quelques ouvrages traitant de l'Afrique et de son histoire, cette note cherche à comprendre ce qui, dans la transmission de l'histoire des sociétés africaines, ne fonctionne pas, ou moins bien que pour d'autres régions et civilisations. Pourquoi tolère-t-on un amateurisme, un « à-peu-près » généralisé ? Les confusions, les erreurs dans l'ordre de la chronologie ou de la géographie, les raccourcis hasardeux se perpétuent ou renaissent sous de nouvelles formes, pour une raison assez simple : ils ne sont pas relevés, comme s'ils n'avaient pas de pertinence. Ce qui signifie qu'il n'existe pas de savoir commun sur l'histoire de l'Afrique, pas plus dans les milieux savants que dans le grand public ou parmi les journalistes. Haut de page Entrées d’index Mots-clés : écriture de l’histoire, histoire de l'Afrique Keywords : Ethiopia, history of Africa, Sahel, writing in history Géographique : Éthiopie, Sahel Haut de page Texte intégral PDF Signaler ce document 1L’histoire de l’Afrique, particulièrement celle des sociétés africaines avant le xviiie siècle, est souvent maltraitée. Il est par exemple surprenant de voir un de nos plus éminents médiévistes, Jacques Le Goff, dans une interview donnée au journal Le Monde et publiée le 5 janvier 2013, déclarer : « Au Moyen Âge, même si les échanges ponctuels existent, le troc était devenu très rare. À ma connaissance, le seul troc aux xiie et xiiie siècles est celui des Occidentaux, qui, en mal d’or pour frapper leur monnaie, vont aller au sud du Sahara troquer de la pacotille contre des pépites ou des lingots. » Non seulement aucun marchand européen n’a laissé trace d’un voyage commercial à travers le Maghreb musulman et le Sahara jusqu’aux royaumes sahéliens aux xiie et xiiie siècles, mais il faut attendre 1447 et le voyage d’Antonio Malfante, un commerçant génois envoyé par sa compagnie, pour trouver, dans une lettre rédigée dans une oasis saharienne, au Twat, quelques informations indirectes collectées auprès de commerçants arabo-berbères sur les royaumes sahéliens. Et l’idée que ces royaumes échangeaient de l’or contre de la « pacotille » (ce terme, dans son sens technique, date du xviiie siècle et renvoie plutôt au commerce côtier fait par les puissances européennes à l’époque moderne) sous la forme d’un troc très défavorable pour eux est battue en brèche par tout ce que l’on sait du contrôle, par ces royaumes, de l’or (sous forme de poudre ou de pépite) mis par eux sur le marché du grand commerce transsaharien. Peut-être faut-il entendre que la catégorie des Occidentaux comprend également les marchands arabo-berbères du Maghreb, cet Occident du monde musulman ? Mais il faudrait alors l’expliciter pour le public et ne pas envisager la seule période des xiie et xiiie siècles. 1  T. Lewicki, 1962. 2  Cf. D. Conrad et H. Fischer, 1982, 1983 ; P. Masonen et H. Fischer, 1996. 2Ce traitement singulier de l’histoire de l’Afrique – qui serait immédiatement disqualifiant s’il portait sur l’histoire de nos propres sociétés – se marque en particulier par une série de confusions : confusion entre les espaces, confusion des temps, comme si, lorsqu’il s’agit d’Afrique, les valeurs n’étaient plus les mêmes. Les royaumes peuvent glisser le long des cartes, comme les siècles s’interchanger de façon indistincte, même dans des ouvrages rédigés par des spécialistes de cette histoire. Ainsi, dans une Petite histoire de l’Afrique, écrite par Catherine Coquery-Vidrovitch, spécialiste reconnue de l’histoire contemporaine de l’Afrique, et publiée en 2011 à La Découverte, on peut lire dans le chapitre portant sur « Les grandes étapes de l’histoire africaine jusqu’au xvie siècle » des assertions plutôt étonnantes. Ainsi, page 99 : « La région de la Corne de l’Afrique eut à subir des invasions perses à partir du ve siècle de notre ère » : aucune « invasion perse » n’est documentée dans la Corne de l’Afrique et, s’il s’agit d’une allusion à la question de l’influence « shirazi » – très débattue par ailleurs – sur la côte orientale de l’Afrique, elle ne concerne pas directement la Corne de l’Afrique. Ou bien, dans cette même page : « La conquête par les Arabes de l’ensemble de l’Afrique du Nord, depuis la Basse-Egypte jusqu’à l’extrémité occidentale du "Maghreb" (terres du couchant), allait provoquer pendant plusieurs siècles[souligné par nous] une désorganisation des relations entre le Nord et le Sud du Sahara », affirmation surprenante puisque c’est précisément la conquête arabe puis, rapidement après, la création d’entités politiques au Maghreb, dominées par des berbérophones islamisés et ralliés à des mouvements dissidents, kharidjites, de l’islam (ibadisme, sufrisme), qui entraînent la première organisation systématique du commerce transsaharien, donc la mise en place de relations continues entre le Nord et le Sud du Sahara. Comme l’a montré T. Lewicki dès 1962, les premiers échanges semblent avoir lié la Tahert des Rustémides avec Tadmakka et Gao à la fin du viiie siècle1. Affirmer, page 101, qu’en « 1076, la capitale [du royaume du Ghana] Koumbi Saleh fut prise et saccagée par les Almoravides et [que] le roi se convertit à son tour », c’est perpétuer une théorie datée (on la trouve déjà chez W. D. Cooley, en 1841), devenue un dogme de l’africanisme colonial, alors que plusieurs études ont montré que cette conquête et la prise de la capitale de Ghana (que l’on ne peut toujours pas identifier avec certitude à Qumbi Saleh) avaient tous les traits d’une belle légende historiographique2. Écrire, même page, que « Djenné [est] une ville construite par les Arabes à partir du xiie siècle à quelques kilomètres de la cité autochtone de Djené-Djéno, plus ancienne de près d’un siècle », pose aussi quelques problèmes. Quels sont ces « Arabes » qui auraient construit une nouvelle ville dans le delta intérieur du Niger, alors que la ville de Jenné est remarquable par son absence totale de mention dans les textes géographiques arabes du Moyen Âge – signe qu’elle était très peu visitée par les marchands arabo-berbères ? Le Tarikh al-Sudan, qui consacre un chapitre à la gloire de cette ville, dont les « habitants ne furent vaincus par aucun roi jusqu’au jour où Sonni Ali [souverain songhay du xve siècle] vint les soumettre à son autorité », raconte l’histoire d’une double fondation de la ville : après la ville « fondée par des païens au milieu du deuxième siècle de l’hégire » (seconde moitié du viiie siècle), un certain sultan Konboro adopte l’islam, comme les habitants de la ville « vers la fin du sixième siècle de l’hégire » (toute fin du xiie siècle), et détruit son palais pour bâtir une mosquée. Cette refondation, qui est une probable réécriture de l’histoire, avec des dates qu’il ne faut pas prendre très au sérieux, est bien celle d’élites locales islamisées et non d’éléments venus de l’extérieur. Enfin, ce récit renvoie peut-être au déplacement du site, depuis que l’on connaît, par les fouilles de Susan et Roderick McIntosh, l’existence d’un autre pôle urbain, beaucoup plus ancien que le xie siècle, puisqu’il aurait atteint sa taille maximale au milieu du premier millénaire de notre ère. Enfin il est difficile de comprendre la phrase, page 100 : « À l’est, le désert se combinait au massif montagneux éthiopien qui servit de zone refuge aux peuples hostiles à la conquête arabe : juifs falachas et chrétiens coptes des origines, mais aussi peuples animistes rétifs à l’islam ». D’abord parce qu’il n’y a pas eu de « conquête arabe » dans l’ensemble du Sahel, pas plus dans le Bilad al-Sudan qu’en Éthiopie ; en ce qui concerne cette région, la présence chrétienne est, au moins dans le Nord, beaucoup plus ancienne que l’islam ; que les hautes terres ne furent pas une zone refuge mais, au contraire, un centre de pouvoir dominant ; que les populations « animistes » ou « falachas » furent précisément soumises à de fortes pression et expansion des pouvoirs chrétien et musulman de la région ; et que enfin, s’il y eut une tentative de conquête du royaume chrétien d’Éthiopie, lors du jihad de l’imam Ahmed b. Ibrahim dans la première moitié du xvie siècle, elle fut l’œuvre de populations locales islamisées et non de populations arabes. 3On pourrait objecter, et avec une part de raison, qu’il est injuste d’adresser des remarques d’érudition à des textes ou des propos qui se placent délibérément du côté de la transmission des connaissances à un plus grand nombre de lecteurs que celui des milieux académiques. Et c’est précisément cette question que j’aimerais envisager à travers la lecture critique de quelques ouvrages traitant de l’Afrique et de son histoire. Non pas pour le vain plaisir de constituer un « bêtisier » – la généralisation et la vulgarisation présupposent une forme de bêtise, comme le savent bien les enseignants – mais pour essayer de comprendre ce qui, dans la transmission de l’histoire des sociétés africaines, ne fonctionne pas, ou moins bien que pour d’autres régions et civilisations. 4Commençons par un ouvrage qui se présente explicitement comme un ouvrage de vulgarisation, destiné à un public de non-spécialistes, comme son sous-titre le laisse entendre : Les manuscrits de Tombouctou. Secrets, mythes et réalités. Publié en 2012 chez Jean-Claude Lattès, il est préfacé par Jean-Marie Le Clézio, postfacé par Souleymane Bachir Diagne et illustré par un grand nombre de photographies en couleurs de manuscrits, dues à Seydou Camara. Jean-Michel Djian est un journaliste, producteur à France Culture, fondateur de l’Université ouverte des cinq continents, une manifestation soutenue par l’Agence universitaire de la francophonie et les universités de Bamako et Paris 8 qui s’est tenue à Tombouctou en novembre 2005, et d’un master à l’université Paris 8 intitulé « Coopération artistique internationale ». 5Le propos général de l’ouvrage est de faire connaître au public francophone l’existence d’une riche culture écrite depuis le Moyen Âge au Sahel, particulièrement à l’époque de l’empire songhay, illustrée par les manuscrits conservés à Tombouctou, et de s’interroger sur les raisons de l’occultation par l’Occident de cette présence d’une culture écrite et musulmane en Afrique noire. Si ces questions sont pertinentes, leur traitement est souvent contestable. 3  J.-C. Lattès, 2012, p. 43 ; cf. supra. 4  S.B. Aradeon, 1989, p. 99. 5  F. Simonis, 2010, p. 51. 6  F. Simonis, 2010, p. 68. 6Parce que la bibliographie consultée par l’auteur est souvent ancienne et dépassée, les erreurs dans l’exposé de l’histoire de la région sont nombreuses. Pour prendre quelques exemples, les Almoravides « colonisèrent le riche État de Ghana ainsi que tous les pays limitrophes jusqu’à Gao3 ». L’auteur va chercher dans le livre de Henry Bidou (L’Afrique, publié en 1944) un résumé du mythe d’origine des Songhay particulièrement maladroit (« Un jour arrivèrent deux aventuriers étrangers, deux frères. Pour la première fois, les nègres ébahis voyaient des hommes blancs [sic] […] »). Le commentaire est lui aussi très daté, reprenant l’antienne, teintée de racisme, de la fondation d’États sahéliens par des nomades du Nord : « Cette légende signifie sans doute qu’un groupe de nomades de race blanche, après quelques aventures dans le Sahara, se réfugia chez les Songhaïs et y prit le pouvoir. Jacques [Jean] Béraud-Villars [L’Empire de Gao, 1942] en déduit certainement qu’il s’agit de Touareg. Les Songhaïs furent désormais un prolétariat d’agriculteurs noirs dirigés par une race blanche. » Rappelons que ce mythe de fondation est exposé dans le premier chapitre du Tarikh al-Sudan (un texte pourtant plusieurs fois cité dans le livre) et a été à maintes reprises commenté d’une façon plus pertinente qu’à travers cette fâcheuse grille de lecture pseudo-historique opposant Noirs et Blancs, assez répandue à l’époque coloniale. Un peu plus loin, Kankan Moussa, le roi malien du milieu du xive siècle, est présenté comme « souverain du Songhaï » (un royaume qui n’existe pas avant le xve siècle) et le « célèbre Ishaq el-tuedjin » comme celui qui « construisit en banco à Tombouctou la grande mosquée de Djindaberrer », et qui inventa et transmit aux « architectes africains », « un style de construction encore largement en vigueur aujourd’hui dans la vallée du Niger ». Suzan B. Aradeon a parfaitement démontré qu’il s’agissait là d’un mythe founded on ignorance on African traditionnal architecture combined with ethnocentric values and a belief that some aspects of North African architecture must have been imported in Western Sudan4, même si son article n’a pas eu l’écho qu’il méritait, puisque dans un ouvrage destiné aux professeurs du secondaire, Francis Simonis5 continue à affirmer : « À son retour, Mansa Musa était accompagné d’un architecte réputé, Es Saheli, qui construisit la grande mosquée de Gao, celle de Tombouctou et un palais royal à Niani, avec la fameuse salle d’audience carrée surmontée d’une coupole décrite par Ibn Battuta. » Sonni Ali est dit être « le premier des Askia, un guerrier tyrannique mais diablement inventif dans l’art de conquérir des territoires6 », alors qu’il est l’avant-dernier souverain de la dynastie des Sonni et que son caractère « tyrannique » est une reconstruction tardive faite par les élites islamisées de Tombouctou et de Jenné. 7  J. Hunwick et R.S. O’Fahey, 1993, 1995, 2002, 2003. 8  Par exemple celles de J.O. Hunwick, 1985, 2000, 2003. 9  P.F. de Moraes Farias, 2003. 10  G. Krätli, G. Lydon, 2011. 7S’il y a peu d’études récentes en langue française utilisées (des spécialistes, comme Constant Hamès ou Jean-Louis Triaud, ont été interrogés plutôt que lus), il y a un oubli de taille, celle de la littérature en langue anglaise, très féconde sur la question depuis une cinquantaine d’années. Rappelons qu’un fort intérêt pour les manuscrits ouest-africains en arabe s’est développé dès les années 1960, en particulier dans des universités du Ghana, avec Thomas Hodgkin et Ivor Wilks, et du Nigeria, autour de H. F. C. Smith, John Hunwick, D. M. Last et Paulo Fernando de Moraes Farias. Dans un article paru en 1962 dans le Journal of African History, H. F. C. Smith, pionnier en la matière (avec Mervyn Hiskett, un des premiers à étudier la littérature hawsa ajami), faisait état d’un projet pour constituer, dès 1958, une Handlist of Arabic Manuscripts Bearing on the History of Western Sudan, sous l’égide du département d’histoire de l’université d’Ibadan et des Archives nationales du Nigeria. La publication de plusieurs volumes d’un répertoire des manuscrits et de la littérature arabes en Afrique (Arabic Literature of Africa), dirigée par J. Hunwick et R. S. O’Fahey7, peut être considérée comme l’un des principaux aboutissements de ce projet. Par ailleurs, de nombreuses traductions ont paru8 et plusieurs ouvrages fondamentaux, comme, parmi les plus récents, le chef-d’œuvre de P. F. de Moraes Farias9 et le collectif dirigé par Graziano Krätli et Ghislaine Lydon10. La situation est assez comparable en Mauritanie, avec la publication d’un catalogue provisoire des manuscrits mauritaniens en langue arabe dès 1965, puis l’essor de nombreux projets d’inventaire et de sauvegarde, soutenus par l’Unesco et par des coopérations bilatérales. 11  S. Jeppie, 2008, p. 13-14. 12  Concernant ce programme, on peut consulter le site http://vecmas-tombouctou.ens-lyon.fr qui, outre (...) 8On s’étonne par ailleurs que J.-M. Djian ne cite pas un volume assez proche, dans sa conception et ses objectifs, du livre qu’il publie : il s’agit de l’ouvrage collectif dirigé par Shamil Jeppie et Souleymane Bachir Diagne en 2008, The Meanings of Timbuktu, lié au programme sur les manuscrits de Tombouctou, issu d’une coopération entre le Mali et l’Afrique du Sud, et piloté par l’université du Cap et le centre Ahmad Baba. Comme l’exprime Shamil Jeppie dans la présentation du catalogue de quarante manuscrits exposés dans des villes sud-africaines et dans un esprit très proche de celui de J.-M. Djian : Since the start of the South Africa-Mali Project on the Timbuktu manuscripts, we have reiterated that we should place the African written record firmly beside the oral traditions of the continent; the latter have for so long been seen as the major means of engaging with the past, while the former was hardly recognized11. Il est vrai que cet ouvrage s’adosse au programme d’étude liant l’université du Cap et le centre Ahmad Baba, alors que le livre de J.-M. Djian est plutôt lié à la bibliothèque Mamma Haidara et au programme Vecmas (Valorisation et édition critique des manuscrits arabes subsahariens) dirigée par Georges Bohas12. 13  J.-L. Triaud, 2012. 9Il n’est donc pas juste de faire croire que l’intérêt pour la culture écrite au Sahel commence à peine, pas plus que les opérations d’inventaire et de conservation. Comme on l’a vu, ces dernières, en Mauritanie comme au Mali ou dans d’autres pays de la région, ont débuté peu de temps après les indépendances, soit depuis plus de cinquante ans. Elles ont mobilisé, et continuent de mobiliser, chercheurs locaux et étrangers, organisations internationales – comme l’Unesco –, coopérations bilatérales (avec l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, la France, l’Afrique du Sud…) et nombre de fondations privées. Dans un article récent, Jean-Louis Triaud13 a très bien retracé l’histoire de ces coopérations, du rôle de l’Unesco et de la manne financière (plus de trois millions de dollars) versée par la fondation Ford depuis 2000 pour l’inventaire et la sauvegarde des manuscrits de Tombouctou. Aucun effort financier similaire ne s’est porté sur l’archéologie de la région ou la collecte et l’analyse des sources orales. Certes, comme souvent dans le cadre des coopérations scientifiques avec l’Afrique, les efforts sont dispersés, parfois redondants, sans plan d’ensemble, un émiettement favorisé par le fait qu’une grande part des manuscrits appartiennent à des bibliothèques privées, familiales. D’où, pour certains chercheurs, l’impression d’un travail de Sisyphe et d’un grand gâchis. Bruce S. Hall, dans des propos rapportés par le journal Le Monde (30/01/2013), s’en indigne : « Des millions de dollars ont été dépensés depuis dix ans pour les sauver en les numérisant, notamment par l’Unesco et des fondations américaines. Presque rien n’a été réalisé. Et ce qui a été numérisé est seulement conservé sur des ordinateurs à Tombouctou ! » « L’argent a disparu au Mali, mais aussi dans les mains de pseudo-experts occidentaux qui ont beaucoup discouru et peu agi. » 14  Sur l’essor de l’historiographie française concernant l’histoire du Sahel à l’époque médiévale, de (...) 10Par ailleurs, affirmer, dans le chapitre intitulé « Oubli, mythe et préjugés », que les voyageurs, explorateur puis colonisateurs ne se sont que très peu intéressés à l’histoire de Tombouctou et de la région est aller un peu vite en besogne. C’est Heinrich Barth, le premier, qui découvre la portée historique de cette littérature, lui qui lit un manuscrit du Tarikh al-Sudan, en copie des extraits lorsqu’il se trouve à Gando (Gwandu, Nord-Nigeria) et non, comme il est écrit page 37, « qui découvrit ce document exceptionnel dans les entrailles de la mosquée de Djinbareber » (à Tombouctou). Pour la première fois, un auteur européen peut ainsi retracer à l’aide de ce texte, que H. Barth attribue faussement à Ahmad Baba, l’histoire du royaume songhay. C’est lui aussi qui découvrit au Bornou le Diwan Salatin Bornu, le Kitab Ghazawat Barnu et le Kitab Ghazawat Kanim (contrairement à ce qui est avancé page 131 : « En 1995, l’universitaire américain John Hunwick exhuma deux textes de la seconde moitié du xvie siècle en rapport avec l’islamisation militaire du Bornou : les Kitab Ghazawat Burnu et Kanem » !). On sait aussi l’effort des savants et administrateurs de l’époque coloniale, comme M. Delafosse, pour dénicher de nouveaux textes historiques locaux, comme le Tarikh al-Fettach14. La question est plutôt celle de la survalorisation de textes pensés comme « historiques » à l’exclusion des autres, sans que l’on se donne la peine, jusqu’aux travaux récents de Nehemia Levtzion, John Hunwick et Paulo Fernando de Moraes Farias, de les situer dans leur contexte (une écriture de l’histoire de la région à l’époque de la domination marocaine) et d’en proposer une lecture critique (repérer, par exemple, les interpolations du xixe siècle dans le Tarikk al-Fettach). Si l’on a cherché des textes à dimension historique évidente – des textes finalement très peu nombreux puisque aucun nouveau récit n’a encore été trouvé pour compléter les trois grands tarikh connus –, un pan immense de cette culture manuscrite a, il est vrai, été négligé à la période coloniale, à l’exception peut-être des œuvres de Ahmed Baba (M. A. Cherbonneau, un des premiers à traduire un texte de Ahmad Baba, s’exclame en 1866 : « Révélation singulière et inattendue que celle d’un mouvement littéraire au cœur de l’Afrique ! »), en raison d’une forme de mépris envers les cultures lettrées africaines qui a détourné les orientalistes arabisants de travailler sur ces textes considérés comme émanant de lointaines marges du monde musulman, comme le dit très bien Constant Hamès dans un propos rapporté page 170. 15  B. Hall et C.C. Stuart, 2011. 16  J.-L. Triaud, 2012, p. 202 et 206. 17  J.-L. Triaud, 2012, p. 205. 18  J.-M. Djian, 2012, p. 26-27. 11La présentation de cette littérature est, dans le livre, assez embrouillée et ne permet guère au lecteur de s’y retrouver. Aucune périodisation n’est évoquée, ce qui peut provoquer de graves malentendus, le lecteur pouvant supposer, puisque l’histoire qui lui est présentée est presque exclusivement celle de l’empire songhay, entre milieu xve et milieu xviie siècle, que l’essentiel de la littérature connue fut créée ou copiée à cette époque – il suffit de lire les légendes des photographies pour se persuader du contraire. Or les études récentes, comme celle de B. Hall et Charles C. Stuart, montrent bien l’essor de la culture manuscrite après le xvie siècle ainsi que l’émergence d’un nouveau courant de savoir, lié aux grands mouvements de réforme religieuse, au xixe siècle15. Autre problème, celui de la quantification des documents manuscrits. Les chiffres évoqués sont souvent très excessifs, d’autant que l’on ne sait pas comment le comptage est effectué et sur quels critères. Jean-Louis Triaud, qui a enquêté sur la multiplication de ces chiffres fantastiques, montre par exemple que, dans un article de 2004, J.-M. Djian estime les manuscrits de Tombouctou à un peu moins de 100 000, puis, en 2007, à 200 00016 et il souligne que « les effets de la circularité de l’information d’un média à l’autre sont tels que tout nouveau chiffre à la hausse est rapidement récupéré et "mis en orbite"sans aucune preuve17 ». Dans son ouvrage, J.-M. Djian évoque l’existence d’un million de manuscrits à Tombouctou même, de 300 000 dans la « région de Tombouctou » et pour la région du delta intérieur du Niger et ses alentours, selon des estimations d’historiens maliens, de près de 900 000 manuscrits18. L’exemple de l’Éthiopie, avec une tradition écrite plus longue et des conditions de conservation probablement meilleures au sein des monastères et des églises, est ici à prendre en considération. On ne sait pas non plus de façon exacte combien de manuscrits sont conservés, aucun inventaire complet n’étant disponible à ce jour, mais l’ensemble avoisine plutôt les dizaines de milliers que les centaines. Aussi peut-on se demander si ces estimations fantaisistes concernant les manuscrits du Sahel ne sont pas à mettre au compte de la volonté, louable en soi, d’attirer l’attention des autorités et des bailleurs de fonds sur ce patrimoine ? 19  J.-M. Djian, 2012, p. 76-80. 20  T.H. Baldwin, 1932. 21  J. Cuoq, 1975 ; J.O. Hunwick, 1985. 22 ‘Abd-Al-‘Aziz ‘Abd-Allah Batran, 1973 ; J.O. Hunwick, 1985. 23  L. Meltzer, L. Hooper, G. Klinghardt (éd.), 2008, p. 84. 24  J.-M. Djian, 2012, p. 76. 25  J.-M. Djian, 2012, p. 52. 12La caractérisation de cette littérature n’est pas non plus très claire. Des questions, pourtant simples, ne sont pas posées : s’agit-il uniquement d’une littérature liée à une élite cléricale restreinte (ce que J. Goody nomme une restricted literacy), ou s’est-elle étendue et, si oui, à quelle époque ? Quelle est la part des manuscrits importés et des manuscrits fabriqués localement ? des textes hérités du corpus de la littérature arabe et des textes composés par les élites sahéliennes ? Quelle est la proportion des manuscrits ajami et des manuscrits arabes ? des textes lés à la pratique par rapport aux textes à dimension surtout religieuse ? des textes narratifs et des archives, individuelles ou familiales ? Comment faut-il comprendre le terme « histoire » dans l’inventaire, en fin de volume, de vingt-huit Histoires de Tombouctou qui ne concernent pas l’histoire (au sens de tarikh) ni Tombouctou à proprement parler, sinon que ces textes y sont conservés ? Plusieurs encarts présentent certains textes transmis par ces manuscrits tombouctiens mais ils sont rarement situés dans leur contexte. Pour prendre un seul exemple, le résumé par Saad Traoré d’un texte de al-Maghili qui porte le titre de Lanterne des âmes et la balance des bénéfices, particulièrement à celui qui est concerné par la sensibilité de la paix dans la lutte19, et qui expose les principes que doit suivre un souverain musulman n’est pas comparé au traité, qui semble pourtant très proche, rédigé par al-Maghili à Kano à l’attention de Muhammad Rumfa (r. 1463-1499), jadis traduit par T. H. Baldwin sous le titre (inventé) de The Obligations of Princes20. Rien ne nous est dit du rôle de ce prédicateur, dont on connaît d’autres traités, le plus connu étant celui qui détaille ses réponses aux questions posées par l’askya Muhammad21. Outre ses missions au Sahel (en Air, à Kano, à Tombouctou), il n’aurait pas été inutile – mais, certes, pas très consensuel ni « politiquement correct » – de rappeler que al-Maghili n’était en rien un « humaniste », qu’il fut l’artisan de violentes persécutions contre les communautés juives du Twat22 (selon les mots de présentation du catalogue Timbuktu Script & Scholarship23 : He was also known for his controversial view and actions concerning religious minorities : comme cela est dit en termes pudiques !) et que, dès lors, comparer son texte au Prince de Machiavel24 est pour le moins aventureux. Dans une interview au Nouvel Observateur, J.-M. Djian va même plus loin en se disant persuadé qu’il a été « pompé par Machiavel » : « Il y a dans ce texte beaucoup de choses que l’on retrouve, presque mot pour mot, dans "Le prince", un siècle plus tard. » Une curiosité enfin : on se demande si, lorsque l’auteur renvoie la domination du malikisme à Tombouctou à l’« école d’al-Maliki (un juriste venu du Touat)25 », il ne superpose pas Malik ibn Anas, le célèbre fondateur du malikisme au viiie siècle, à al-Maghili, personnage du xve siècle – une confusion que ce dernier aurait probablement su apprécier. 13Enfin, il faut examiner la thèse qui parcourt le livre et qui voudrait que l’ignorance volontaire de cette culture lettrée et manuscrite soit due à une sorte d’alliance objective, à la période coloniale, entre les colonisateurs français et les « griots », entre les « maîtres de l’écrit » (Doulaye Konaté note très justement page 140 : « L’école coloniale introduisit une césure entre ceux qui savaient lire et les autres, faisant ainsi de l’écrit un facteur de discrimination sociale au profit de la domination coloniale ») et les « maîtres de la parole », ces derniers étant présentés dans l’interview de J.-M. Djian au Nouvel Observateur, de façon quelque peu caricaturale, comme « une sorte de franc-maçonnerie qui porte la puissance de l’oralité. Pendant des siècles, tous ceux qui ont voulu exhumer de l’écrit se sont heurtés à cette caste, pour laquelle l’écriture est l’apanage des colonisateurs ». Une thèse qui mérite l’attention, malgré sa tonalité « complotiste » mais qui n’est jamais correctement exposée et démontrée, ce dont on ne peut faire seulement grief à l’auteur (qui l’aborde rapidement dans les pages de conclusion) parce qu’elle met en jeu les relations complexes entre écriture et oralité, question à la fois philosophique et historique, dont il faudrait montrer, pour l’Afrique, comment elle s’est posée distinctement suivant les époques et selon les milieux, en particulier à l’époque coloniale puis, après l’indépendance, dans le processus de construction des États-nations, avec la recherche de grands récits oraux, comme le mythe de Sunjata Keita au Mali et en Guinée, propres à jouer le rôle de récits fondateurs de la nation. 26  J.-M. Djian, 2012, p. 69. 27  J.-M. Djian, 2012, p. 74-75. 14L’archéologie de ce couple de concepts reste donc, en ce qui concerne l’Afrique, largement à faire et à écrire, et ne peut pas, en tout cas, se réduire à l’affirmation d’une sorte de complot pour réduire l’Afrique à la seule oralité. Des relations complexes entre oralité et écriture, le livre donne d’ailleurs un exemple éclairant en se référant à la « charte du Mandé » qui « reflète, dès le xiiie siècle, le contexte humaniste qui prévalait au début de l’empire du Mali, prédécesseur de celui du Songhaï : tolérance, fraternité, droiture morale26 ». La charte est définie plus loin par Cheikh Hamidou Kane27 comme l’un des « textes fondateurs de l’histoire des hommes », « promulgué en 1236 » par Sunjata Keita. Ce texte « contemporain » et proche dans ses attendus de la « Magna Carta », est un ensemble « de règles inventées au long des âges, depuis l’empire de Ghana, par les sociétés de l’espace soudano-sahélien » que Sunjata Keita aurait compilées pour « en faire une loi d’Empire, qui s’imposerait désormais à tous et à chacun ». Cette « Charte du Mandén, proclamée à Kouroukan Fouga », inscrite sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco en 1999, est ainsi décrite sur le site de l’Unesco : Au début du xiiie siècle, à l’issue d’une grande victoire militaire, le fondateur de l’empire mandingue et l’assemblée de ses "hommes de tête" ont proclamé à Kouroukan Fouga la "charte du Mandén nouveau", du nom du territoire situé dans le haut bassin du fleuve Niger, entre la Guinée et le Mali actuels. La charte, qui est l’une des plus anciennes Constitutions au monde même si elle n’existe que sous forme orale, se compose d’un préambule et de sept chapitres prônant notamment la paix sociale dans la diversité, l’inviolabilité de la personne humaine, l’éducation, l’intégrité de la patrie, la sécurité alimentaire, l’abolition de l’esclavage par razzia, la liberté d’expression et d’entreprise. Si l’empire a disparu, les paroles de la charte et les rites associés continuent d’être transmis oralement, de père en fils, et de manière codifiée au sein du clan des Malinkés. 28  E. Jolly, 2010, p. 886. 15Dans un article paru en 1999, Mamadou Diakité a montré les conditions de création de la « charte de Kurukan Fuga », celle d’un texte construit sous une forme juridique à partir d’énoncés recueillis auprès de « traditionnistes » et issus du mythe de Sunjata Keita, lors d’un atelier qui s’est tenu à Kankan (Guinée) en 1998. Il s’agit donc d’une invention contemporaine d’une charte médiévale, actualisation d’un récit oral : « Récupérée par les élites politiques ou culturelles, la Charte de Kurukan Fuga, telle qu’elle est figée par écrit en 1998, est en effet un épisode de l’épopée de Sunjata sciemment adapté au présent et à la "modernité" par un collège panafricain de "traditionnistes", de juristes et de "communicateurs"28 ». Cette « invention de la tradition » est un énième avatar des retournements entre oralité et écriture : ce sont donc des « traditionnistes » d’aujourd’hui qui parent des prestiges de l’écrit une fraction d’un mythe oral et qui la projettent vers le lointain xiiie siècle, temps des origines incertaines du royaume du Mali. 16Cette fameuse « charte », de création contemporaine, pensée comme une sorte de « Déclaration des droits de l’homme » d’origine africaine datant de la période médiévale, a depuis trouvé sa voie : elle est citée dans des manuels à l’usage des collèges (en raison du récent programme des classes de cinquième sur les royaumes africains) comme un fait historique et est souvent convoquée comme le signe de l’oubli de l’Afrique par l’Occident, de la négation de son histoire, alors même que cette dernière montrerait que l’Afrique a été en avance sur l’Occident dans les domaines politique et culturel. Dans un discours prononcé à Brazzaville le 29 mars 2009 devant le parlement congolais, le président N. Sarkozy, probablement pour contrebalancer le tristement fameux discours de Dakar, convoque à son tour la « charte de Kourougan Fouga » : Une historienne africaine, Monsieur le Président, m’a dédié un Petit précis d’histoire africaine. J’ai eu du plaisir à lire ce petit précis, Mme Konaré a pris la peine de le publier. C’est intéressant parce que ce Petit précis d’histoire africaine, rédigé par une Africaine, décrit bien l’humanisme qui se trouve en Afrique, dès le xiiie siècle, au cœur de la charte de Kourougan Fouga, au Mali. Cet humanisme du xiiie siècle en Afrique n’a rien à envier aux principes qui ont préfiguré en Europe l’énoncé des droits de l’homme. 29  D. Lange, 1977, p. 71-72. 30  J.-C. Zeltner, 1980, p. 48. 31  A. Smith, 1993. 17G. Le Clézio, dans le numéro de Libération daté des samedi 12 et dimanche 13 novembre 2011, a livré au public un autre exemple, celui du royaume de Bornou qui, au xiie siècle, se serait doté d’une « Constitution » et aurait donné ainsi le modèle d’une « démocratie plus grande que celle des Grecs, sociale, politique, intellectuelle ». Le royaume du Bornou apparaît non au xiie, mais au xive siècle, lorsqu’une dynastie musulmane venue du Kanem, rive orientale du lac Tchad, se déplace sur sa rive occidentale. Il ne se dote pas d’une « Constitution » mais établit ce qui deviendra un grand royaume aux xve et xvie siècles, que l’on connaît en particulier par des textes endogènes rédigés en arabe. D’où vient alors cette idée d’une « Constitution » du xiie siècle, assez proche dans l’esprit de la « charte du Mandé » ? Retracer la genèse de l’apparition de cette « Constitution » demande de faire un détour par l’historiographie récente du Kanem-Bornou, utile en ce qu’il révèle la fragilité de ces constructions qui finissent par s’imposer comme des évidences. Dans le Diwan salatin Bornu, annales dynastiques du Kanem puis du Bornou, on apprend qu’un sultan de la première moitié du xiiie siècle, Dunama Dibalemi, de la dynastie des Séfuwa, « fut le premier à couper une chose nommée muni. Cette chose n’était connue que de Dieu le très haut29 ». Au xvie siècle, l’imam Ahmad Ibn Furtu revient dans le Kitab ghazawat Kanim (« Livre des conquêtes du Kanem ») sur cet épisode et raconte comment, malgré les avertissements de son entourage, Dunama « défit la chose ancienne et on dit que, quand il l’eut ouverte, ce qui était à l’intérieur s’envola, appelant tous ceux qui étaient avides de pouvoir et de dignité30 », ce qui entraîne un temps de calamités pour la société. Je ne détaille pas ici les différentes interprétations faites de ce muni ou mune (objet sacré préislamique lié au pouvoir royal, ou bien procédant de l’islam, voire du judaïsme ?) pour m’arrêter seulement à un article rédigé en 1977 par Abdullahi Smith (1920-1984), spécialiste reconnu de l’histoire des États du Soudan central, resté inédit jusqu’à sa publication par Kyari Tijani en 1993. Il y traduit de l’arabe, à partir d’une photocopie, un court texte manuscrit datant de la fin du xviiie siècle, rédigé par un gouverneur bornuan, qui explique que le mune était un ensemble antique d’obligations, une sorte de pacte imposé par Mahomet à la dynastie des Séfuwa et que, lors de la destruction du mune par Dunama, on put en lire le contenu écrit, soit dix devoirs à respecter (ne révérer qu’un seul Dieu, gouverner avec justice suivant les préceptes de Dieu et de son Prophète, de ne pas opprimer les serviteurs de Dieu, etc.). Au terme de son analyse, dont le point de départ est que ce texte a fixé une tradition très ancienne, A. Smith conclut : What we have in the Mune would appear to be an Islamised form of this ancient Judaic tradition31 (celle de l’alliance et de l’arche d’alliance), tradition juive dont il recherche des traces dans le Kanem avant l’adoption de l’islam par le pouvoir au milieu du xie siècle. Kyari Tijani reprend la question en s’appuyant sur les analyses d’A. Smith mais transforme au final ce texte – qui date, rappelons-le, du xviiie siècle et que rien n’autorise à projeter dans un passé plus ancien – en une véritable « Constitution » du Bornou précolonial qui aurait régi sa dynastie pendant un millénaire. 32  G.W.F. Hegel, 2009, p. 189. 18Qu’est-ce qu’une histoire exacte à deux siècles près ? Une histoire où l’on mélange les royaumes ? Une histoire que l’on s’efforce de rendre identique à celle du monde occidental et qui fait fi des dates et des espaces ? Une histoire où Malik ibn Anas, juriste musulman de Médine au viiie siècle devient al-Maghili, juriste originaire de Tlemcen au xve siècle ? Où ce même al-Maghili se transforme en un « humaniste » inspirateur de Machiavel ? Où un texte contemporain devient une « Constitution » médiévale ? Que dirait-on si l’on évoquait la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1515 ? le Code civil napoléonien de 1604 ? une fameuse « charte carolingienne », inspirée en fait de la Chanson de Roland ? Il s’agit moins ici de pointer des erreurs que de tenter de comprendre le mécanisme d’une alternative impossible qui, lorsqu’il s’agit de l’Afrique, oppose un discours négationniste (N.Sarkozy : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ») et un discours constructiviste où l’on fait rentrer les sociétés africaines dans l’histoire par un récit à la fois forcé et faussé. À la posture négationniste, on peut rattacher le désir écologique qui fait de l’Afrique une réserve de nature et de formes originelles parce qu’elle n’aurait pas été abîmée par l’histoire. On peut lire ainsi, dans un récent guide du visiteur de l’exposition sur les « Arts de la vallée de la Bénoué », paru à la fin 2012, un article de Gilles Martin-Chauffier, journaliste à Paris Match, qui affirme : « L’Afrique est le paradis des fleuves mythiques dont les cours secrets suivent des lois incompréhensibles. […] Là, bienheureux dans leur vallées fertiles, vécurent paisibles des peuples oubliés du reste de la terre. La grande histoire a mis longtemps à les rejoindre. Ils n’écrivaient pas le récit du monde, ils se contentaient d’en jouir »(!). À la posture constructiviste, on relie toutes les études élaborant le récit de l’histoire de l’Afrique sur le modèle et avec le vocabulaire qui ont présidé à l’écriture de l’histoire occidentale. Si le premier terme de l’alternative est plus grave politiquement et intellectuellement que le second, les deux ressortissent pourtant, au point de vue que Hegel énonçait dans son cours de 1822 sur La philosophie de l’histoire : « Cette Afrique […] n’est pas encore entrée dans l’histoire, elle a pour toute connexion avec celle-ci le fait que ses habitants furent, en un temps plus misérable, utilisés comme esclaves32. » Ce n’est que par ces points de contact avec l’histoire européenne que son histoire peut advenir, précise Hegel, rassemblant en une même proposition les présupposés des deux attitudes évoquées. 33  H. Moniot, 1995, p. 647. 34  B. Lewis, 1982. 19Tentons de répondre à la question posée en ouverture : qu’est-ce qui rend la transmission de l’histoire de l’Afrique si difficile ? Pourquoi tolère-t-on un amateurisme, un « à-peu-près » généralisé ? Les confusions, les erreurs dans l’ordre de la chronologie ou de la géographie, les raccourcis hasardeux se perpétuent ou renaissent sous de nouvelles formes, pour une raison assez simple : ils ne sont pas relevés, comme s’ils n’avaient pas de pertinence. Ce qui signifie qu’il n’existe pas de savoir commun sur l’histoire de l’Afrique, pas plus dans les milieux savants que dans le grand public ou parmi les journalistes, alors même que l’on a pu souligner, à juste titre, comme Henri Moniot en 1995, « les méthodologies, la vigueur et la prolixité de l’histoire de l’Afrique enfin installée, dans les quarante dernières années, sur la scène académique, d’où elle était autrefois absente, sans que ce fût par inadvertance33 ». Ce savoir historien sur les sociétés africaines est donc resté confiné dans les cercles étroits de l’académie et n’a pas pu devenir un savoir commun. Ce manque est bien entendu à mettre en relation avec la perpétuation d’un ensemble de préjugés, dont il ne peut être question de retracer ici la généalogie, une longue tradition essentialisante, qui fait de l’Afrique – une idée qui ne renvoie qu’au continent – une réalité dont le sous-texte évident est la notion d’« Afrique noire », d’Afrique des « Noirs », et qui met donc en jeu l’histoire du mépris européen – mais aussi arabo-musulman34 – envers les Africains noirs, en raison, mais pas seulement, de la traite des esclaves puis de la colonisation. 35  J. Goody, 2010. 20Que l’on considère que les sociétés africaines soient « hors de l’histoire » ou bien qu’on leur accorde, par un renversement compensatoire des valeurs (ce qu’est le moment de l’afro-centrisme), une « sur-histoire », c’est-à-dire l’invention, bien avant l’Europe, de « Constitutions » politiques ou de courants de pensée « humanistes », c’est-à-dire des valeurs que l’Europe s’imagine avoir seule su produire (cf. les réflexions de Jack Goody sur le « vol de l’histoire35 ») ; qu’on les cantonne à l’oralité ou que l’on s’étonne d’y trouver de l’écrit, qu’on les rejette du côté de l’ethnie ou que l’on s’émerveille d’y trouver des formes anciennes d’États, tout cela revient finalement au même : c’est toujours par rapport à son point de vue, par rapport à ses conceptions (changeantes) de l’histoire que l’Europe savante a accordé, ou non, une histoire à ces sociétés, de la même façon que pendant un temps fut questionnée l’appartenance ou non des Noirs à la commune humanité. Je crois que la désinvolture avec laquelle on traite cette histoire, s’affranchissant des règles de base du métier (vérifier les sources, les dates, localiser les espaces, etc.), relève d’un sentiment de supériorité de ceux qui appartiennent à une société qui a décidé ce qu’est l’histoire et ce qu’elle n’est pas : si quelqu’un, comme Jean-Michel Djian, choisit de montrer que, contrairement à l’opinion vulgaire, les sociétés africaines ont une histoire, en prenant le cas de l’essor d’une remarquable culture lettrée musulmane en Afrique de l’Ouest, comme en témoignent les manuscrits de Tombouctou, et qu’elle n’est donc pas un « continent de l’oralité », ce geste seul, ce « don » philanthropique, lui suffit. Qu’importent dès lors les broutilles que sont l’exactitude, l’enquête historique sur les documents, la connaissance de l’historiographie et des langues, la complexité des sociétés en question ! 36  F. Hartog, 2003, 2013. 21Au-delà de ces préjugés et de cette arrogance inconsciente, il faut peut-être encore élargir le questionnement. À partir de la fin du xixe siècle, s’impose peu à peu, non sans mal, l’idée que toutes les sociétés sont dans l’histoire et ont une histoire, même si elles ont des rapports spécifiques avec l’historicité. En ce qui concerne les sociétés sahéliennes, il y eut certes, depuis W. Cooley jusqu’à l’aube des indépendances, constitution d’un savoir historique en Europe, mais un savoir lacunaire, se focalisant sur les sociétés à État et sur les sources écrites, essayant à tout prix de les calquer sur l’histoire occidentale, dans le cadre d’une domination coloniale qui imposait sa lecture de l’histoire. En reprenant la catégorie heuristique de régime moderne d’historicité proposée par François Hartog36, on pourrait avancer que l’Afrique n’a pu devenir objet de l’histoire, au sens du concept d’histoire moderne (qui articule le passé et le présent au futur), qu’à partir des indépendances, avec le dévoilement d’un futur dont les sociétés africaines, sous contrainte coloniale, étaient complètement dépossédées. 37  C.A. Diop, 1960, p. 9. 38  C.A. Diop, 1960, p. 175. 22L’ouvrage emblématique de ce changement de paradigme est le livre publié en 1960 par Cheikh Anta Diop sous le titre L’Afrique noire précoloniale. Livre révolutionnaire, dont on aperçoit mieux aujourd’hui la portée, écrit contre l’histoire élaborée pendant la période coloniale parce qu’il lui paraissait indispensable de « dégeler, de défossiliser en quelque sorte toute cette histoire africaine qui était, inerte, emprisonnée dans les documents37 ». Dans un propos explicitement comparatif avec l’histoire des sociétés européennes (les chapitres 2 et 3 analysent l’« Évolution politico-sociale de la cité antique », à partir de Fustel de Coulanges puis la « Formation des États modernes européens »), Cheikh Anta Diop s’attache à démontrer que aussi bien du point de vue politique, économique, intellectuel ou technique, les sociétés africaines du Moyen Âge peuvent être mises, sans cacher leurs différences, sur un pied d’égalité avec les sociétés occidentales, voire être parfois « en avance » sur elles. La grande force de son ouvrage est qu’il repose sur une lecture des sources écrites, textes des géographes arabes et surtout écrits endogènes (en particulier les Tarikh), et sur sa connaissance des sociétés sénégalaises, et non sur une reprise des ouvrages de la « bibliothèque coloniale », et que, de ce fait, nombre de ces analyses restent d’actualité. D’ailleurs, ce que le livre de J.-M. Djian proclame comme nouveauté y est déjà parfaitement exprimé : richesse de l’écrit, haut niveau intellectuel des lettrés, le Tarikh as-Sudan révélant par exemple le « degré de la conscience historique de l’auteur (Es-Sa’adi), de l’importance que celui-ci accordait déjà à l’histoire dans la vie d’un peuple38 ». 39  J. Ki-Zerbo, 2003, p. 12. 40  F. Bernault, 2001/2, p. 138. 23C’est en ce sens et dans ce sens seulement que l’on peut dire – de façon ironique – que l’Afrique n’est pas entrée dans l’histoire, c’est-à-dire dans cette construction réflexive et critique du passé qui, pour les sociétés européennes, se fait entre le xviiie siècle et les années 1970, dans ce régime d’historicité dont l’Afrique a été privée en raison de la domination coloniale. Or les historiens coloniaux n’ont pas pu élaborer les instruments, à la fois d’accumulation du savoir et de critique de ce savoir, pour comprendre l’histoire des sociétés africaines. Comme l’affirmait Joseph Ki-Zerbo : « La recherche était un des instruments de la colonisation à un point tel que la recherche en histoire avait décidé qu’il n’y avait pas d’histoire africaine, et que les Africains colonisés étaient purement et simplement condamnés à endosser l’histoire du colonisateur39 ». Même si, bien entendu, il ne sert à rien de rejeter en bloc ces linéaments d’histoire, rares sont les données (éditions de sources, dates, récits) qui peuvent nous servir aujourd’hui sans une solide déconstruction critique. Aussi, lorsque l’Afrique « entre dans l’histoire » (au sens de l’historiographie critique), tout reste à faire et, d’une certaine façon, ce manque n’est pas encore comblé. Dans un temps finalement court (un demi-siècle), se juxtaposent, sans vraiment se croiser, différents types d’histoires : les histoires nationales, élaborées au sein des nouveaux États, cherchant à déceler de « grands récits » fédérateurs propres à nourrir un imaginaire national, les programmes et les manuels scolaires ; une histoire « savante », faite en Afrique ou ailleurs, qui prend en compte la nécessité de rattraper le retard pris en termes de recueil de documents, de constitution d’archives, d’édition et de critique de sources, de chantiers archéologiques – travaux rarement valorisés par les institutions de recherche, peu accessibles à un public plus large et qui se cantonnent parfois dans leur seule « spécialité ». Notons aussi la succession, de plus en plus rapide, des thèmes et des « modes » de l’intervention historienne, de l’histoire marxisante et économique aux subaltern studies, en passant par l’histoire sociale, celle des représentations, etc., et l’importation systématique de concepts venus du Nord qui font, comme l’écrit Florence Bernault, que « le risque demeure que la difficulté permanente de l’Afrique à s’imposer comme une source épistémologique reconnue, renforcée par les susceptibilités de certains Africains et leur corollaire obligé, l’autoculpabilisation ad nauseam des chercheurs occidentaux, ne les enfonce tous ensemble dans un provincialisme de mauvais aloi40 ». Bien entendu, la masse des données et des réflexions produites depuis les années 1960 est considérable. Mais force est de constater qu’elle n’a pu déboucher ni sur un savoir commun ni sur des concepts capables de s’imposer, à partir de ce champ, dans le domaine de l’histoire. 24On comprend mieux, dans ce cadre, ce qui a constitué l’« exception » éthiopienne – une exception largement inventée. Il y avait en Éthiopie un référent reconnaissable d’emblée par les lettrés européens : un État, centré autour d’une religion partagée, le christianisme, un royaume chrétien à propos duquel les lettrés éthiopiens avaient déjà élaboré un « grand récit » historique (et largement mythique) autour d’une pseudo-continuité culturelle et dynastique sans faille et sans rupture depuis l’Antiquité ; des dates, des dynasties qui se succèdent, des espaces à peu près localisables, une langue savante sémitique, le geez, et de l’écrit sous forme de manuscrits. De quoi pouvoir organiser le « chaos » des alentours, ces multiples sociétés sans État de la Corne de l’Afrique, aux structures sociales et politiques souvent très complexes (c’est le cas, par exemple, des sociétés structurées par les systèmes générationnels ou de classes d’âge très développées en Afrique de l’Est), et rejeter comme non essentielles les sociétés musulmanes locales. C’est pourquoi, très tôt, dès les xvie-xviie siècles, se met en place un dispositif de reconnaissance de l’historicité de cette région. Le premier chef-d’œuvre de cette histoire européenne de l’Éthiopie a été l’Historia Aethiopica publiée par Job Ludolph en 1681 à Francfort. Acte fondateur qui ancre l’Éthiopie et son histoire au sein de l’orientalisme : pour accéder à l’historicité, l’Éthiopie devait être arrachée à l’Afrique – ce fut aussi le sort de l’Égypte, par d’autres voies – et trouver une place dans les études sur les langues orientales et les textes bibliques. Ludolph, homme de cabinet, polyglotte, orientaliste, a lu tout ce qui existait en son temps sur l’Éthiopie, depuis les auteurs antiques jusqu’aux voyageurs de son siècle, mais aussi les rares manuscrits éthiopiens alors conservés en Europe. Rassemblant toute la science de son temps, il bénéficie aussi de la fréquentation d’un moine éthiopien rencontré à Rome, Gorgoryos, qui lui transmet ses connaissances sur son pays d’origine, sous forme écrite et orale. L’histoire qu’il propose est donc une histoire critique, qui chercher à confronter les sources et qui donne la primauté aux connaissances de Gorgoryos plutôt qu’aux données classiques. 41  J. Ludolf, 2008, 2009. 25Le livre de Ludolph, suivi d’un Commentarius édité dix ans plus tard (1691), fut largement diffusé en Europe à la fin du xviie siècle par des traductions du latin en anglais et en français. Il manquait cependant une traduction moderne en langue française de ce monument et c’est à quoi s’est attelé un groupe de latinistes et d’« éthiopisants » ces dernières années. Deux volumes sont parus41, correspondant aux deux premiers livres de l’Historia, qui en comporte quatre. 42  A. Bausi, 2010. 43  A. Bausi, 2010, p. 260. 44  J. Ludolf, 2009, p. 7. 45  J. Ludolf, 2009, p. 5. 46  J. Ludolf, 2009, p. 13. 47  J. Ludolf, 2009, p. 15. 48  J. Ludolf, 2009, p. 21, 22. 49  J. Ludolf, 2009, p. 17. 26Dans un compte rendu publié dans la revue Aethiopica à propos du premier volume, Alessandro Bausi a fait deux types de critique à cette traduction42. D’abord, des remarques sur les erreurs qui parsèment le texte (dans les références, les notes, les textes en geez). Il espérait que le second volume serait plus soigné (It is only to be hoped that a more satisfactory editoria care will be applied in the following chapters43). On ne peut que constater le contraire. L’ouvrage fourmille de fautes de typographie et de mise en page – probablement cette dernière a-t-elle été effectuée avec un logiciel de traitement de texte et non de mise en page, et sans un travail soigneux de correction. Nombre de pages du texte de présentation, signé par François Enguehard, comptent entre dix et vingt fautes de ce type, voire plus. Souvent la ponctuation est incorrecte et rend la lecture difficile : « Cet ecclésiastique qui est resté six ans sur place et qui a parcouru l’Éthiopie à la suite de son ambassadeur et de l’empereur de l’époque, Naod puis Lebna Dengel, a écrit à son retour au Portugal, le récit de ce long séjour44 » [remarquons que lors du séjour d’Alvares en Éthiopie, de 1520 à 1526, le roi était Lebna Dengel, Naod étant mort en 1508] ; « Au xive siècle [sic, pour xve], Henri du Portugal, prince navigateur et troisième fils du roi Jean Ier du Portugal, avait pour motif, de l’envoi d’une expédition vers les Indes, de trouver le légendaire royaume et de se faire un allié de ce puissant roi contre l’islam45 ». Ou encore cette phrase dont le sens m’échappe : « Ces rivalités entre les ordres religieux dominaient tant dans la vie quotidienne et que, plus encore, dans la vie religieuse, comme elles existent aujourd’hui entre groupes rivaux46 », et celle-ci qui ne semble, pour le moins, pas très utile : « Les historiens actuels et les chercheurs ont aujourd’hui accès à des données et des éléments dont Ludolph ne pouvait disposer47 ». Le système de renvoi aux ouvrages dans les notes n’est pas cohérent : on trouve soit des titres développés, soit une indication de nom d’auteur avec une date, renvoyant donc à une bibliographie finale, que le lecteur aura bien de la peine à trouver, puisqu’elle n’existe pas. Il faut se contenter d’un index des « auteurs et écrits cités par Ludolf dans cet ouvrage, appréciés, expliqués ou corrigés48 », repris de celui de Ludolf mais de manière non exhaustive et souvent fautive dans les ajouts faits pour « éclairer » les références de Ludolf : par exemple, F. Alvares aurait publié une Description de l’Éthiopie en 1558, alors que la première édition de son ouvrage, qui ne porte pas ce titre, paraît à Lisbonne en 1540. Cet index, qui renvoie aux principales sources textuelles utilisées par Ludolf, demandait un vrai travail d’érudition (en particulier pour comparer les ouvrages tels que pouvait les lire Ludolf avec leurs éditions plus récentes) et ne pouvait se faire sans utiliser le Catalogue des auteurs beaucoup plus complet que l’on trouve dans le Commentarius. D’une façon plus générale, le véritable apport scientifique aurait été de traduire l’Historia avec les notices complémentaires du Commentarius et de rendre ainsi disponible au lecteur d’aujourd’hui l’ensemble de la réflexion historique de Ludolf. Concernant la traduction du texte de Ludolf, le deuxième volume, comme le premier, n’est pas exempt de fautes, dans la reprise des graphies ge’ez, dans les translittérations et parfois dans la traduction du ge’ez. Relevons aussi une curiosité : le terme utilisé par J. Ludolph pour désigner les Oromo est le terme « Gallani », renvoyant au terme « Galla ». On sait que ce nom est aujourd’hui abandonné parce que considéré comme très dépréciatif par les Oromo, mais aussi que ce fut le terme usité dans tous les textes anciens des lettrés chrétiens. Cette substitution est ici malvenue car elle pourrait faire penser au lecteur qui ne se référerait pas au texte latin que le terme « Oromo » était déjà employé par un auteur européen du xviie siècle. Bref, ce second volume ne fait honneur ni à l’érudition de Ludolph ni à la mémoire de Joseph Tubiana dont François Enguehard rappelle à la fin de sa présentation qu’il « n’admettait pas qu’on déforme le sens des mots et des textes49 ». 27Alessandro Bausi fait un second type de remarque dans son compte rendu du premier volume et s’interroge sur la nécessité de cette nouvelle traduction en langue française. Elle lui semble peu utile à l’« éthiopisant professionnel » et, ce faisant, il dessine les contours de ce que doit être ce professional Ethiopianist, ou normal Ethiopianist : quelqu’un qui sait le grec et le latin, le grec parce que nombre de textes éthiopiens ont été traduits du grec, le latin parce que le grand dictionnaire de A. Dilmman est ge’ez-latin et que, outre les sources en latin concernant l’Éthiopie médiévale ou moderne, ce fut une langue scientifique utilisée jusqu’au xxe siècle par les savants, en particulier pour traduire certains textes en ge’ez. L’« éthiopisant professionnel » est donc avant tout un spécialiste des textes, un philologue, rompu aux disciplines classiques (grec et latin), avec une connaissance solide de langues orientales sémitiques (ge’ez, bien sûr, et d’autres langues sémitiques d’Éthiopie, mais aussi l’arabe, l’autre grande langue à partir de laquelle furent traduits les textes éthiopiens au Moyen Âge, voire l’hébreux, le syriaque…). Le professional Ethiopianist semble en revanche peu se préoccuper de la transmission du savoir, alors même, ce qui est paradoxal, que sa vocation première est d’établir des textes et de les traduire. Peut-être parce qu’il considère que, contrairement à un texte connu par la tradition manuscrite, qu’il lui faut reconstituer à partir de nombreuses copies, le texte imprimé par Ludolf est un original, dont rien ne peut remplacer la lecture dans sa langue d’origine. Sans entrer dans la discussion de ce qu’est un « original », imprimé ou manuscrit, on pourrait simplement faire remarquer que ce qui fait vivre un texte passe par ses traductions, qui sont autant de lectures actualisées. Le normal Ethiopianist devrait peut-être s’interroger sur le fait que l’Historia aethiopica de Ludolf est, précisément parce qu’elle n’a pas fait l’objet de traductions récentes (et donc de relectures, d’interprétations, de commentaires, de gloses critiques), assez peu utilisée et citée dans les histoires de l’Éthiopie, sinon comme une icône à vénérer, et qu’elle reste très méconnue en Éthiopie même, faute d’une bonne traduction en anglais. 50  F.-X. Fauvelle, 2013. 28Entre des vulgarisateurs qui cultivent l’« amateurisme » et des « professionnels », des « spécialistes » qui ne condescendent pas s’adresser au « vulgaire », quelle voie existe-t-il pour transmettre l’histoire de l’Afrique ? Une des réponses possibles, qui demande de mobiliser l’ensemble de la communauté des historiens de l’Afrique, est de réfléchir à la création d’un savoir commun par la production d’ouvrages capables de sortir du cercle des spécialistes, sans sacrifier à l’exigence critique, et de faire valoir les savoirs accumulés depuis un demi-siècle tout en déconstruisant les préjugés tenaces qui continuent à traverser les sociétés européennes dès qu’il s’agit d’Afrique. Le récent ouvrage de François-Xavier Fauvelle50 montre que c’est possible. Nous y reviendrons.