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Sources écrites pour l'histoire 'ancienne' de l'Afrique

2021, José da Silva Horta

Résumé. Ce qui est, et ce qui n’est pas, une source africaine de l’histoire de l’Afrique? À ce champ d’études, il y a une fausse dichotomie entre les sources orales « africaines » et les sources écrites « européennes ». Seule l’analyse des conditions de production des sources écrites, souvent hâtivement classifiées comme européennes, nous permettra de dépasser cette dichotomie. On essaye de montrer, pour l’histoire de la Grande Sénégambie du XVIe et du XVIIe siècle, comment des auteurs portugais, cap-verdiens de naissance mais ayant été éduqués dans un système occidental, ont surmonté l’obstacle de l’absence de sources écrites accessibles pour écrire l´histoire africaine, il y plus de quatre siècles. Ils ont bien voulu intégrer l’historicité africaine dans leurs discours, surtout parce que le modèle historiographique qui encadrait l’écriture des récits sur les « Rivières de Guinée du Cap Vert » rendait cette approche indispensable. Ils l’ont fait par un usage extensif des traditions orales africaines, et des sources orales en général, dont ils ont reconnu la crédibilité. Ils s’en sont approprié au service d’un agenda de l’élite cap-verdienne, mais leurs ouvrages n’ont pas moins souffert l’impact des perspectives hétérogènes de leurs informateurs africains. Cet article montre les enjeux de l’interprétation des sources orales sur les « invasions » des Mane/Mani à la moitié du XVIe siècle dans le traité du cap-verdien André Álvares de Almada. Le but est de rendre évident que seule une conscience critique des conditions de production de ces textes « européens » permettra le bon usage de ces sources pour construire l’histoire de l’Afrique. Mots-clés : Histoire “ancienne” de l’Afrique; Grande Sénégambie, XVIe-XVIIe siècle; Upper Guinea Coast; sources écrites portugaises; traditions orales africaines; sources orales; modèles historiographiques; André Álvares de Almada; Sierra Leone; Cap-Vert; Sapi; Mane/Mani migrations/invasions Abstract. What is, and what is not, an African source for African history? In this field of study, there is a false dichotomy between oral "African" sources and written "European" sources. Only the analysis of the conditions of production of written sources, often hastily classified as European, will enable us to transcend this dichotomy. We demonstrate, for the history of Great Senegambia in the sixteenth-seventeenth centuries, how Portuguese authors, Cabo Verdeans by birth but Westerners in education, overcame the obstacle of the lack of accessible written sources for their writing of African history, more than four centuries ago. They wanted to integrate African historicity into their discourses, above all because the historiographical model that framed the writing of the histories on the “Rivers of the Guinea of Cabo Verde” made it indispensable. They did so through an extensive use of African oral traditions, and of oral sources in general, which they found reliable. There was an appropriation of these sources at the service of an agenda of the Cabo-Verdean elite, but their writings were nevertheless affected by the impact of the heterogeneous perspectives of their African informants. The article an agenda of the Cabo-Verdean elite, but their writings were nevertheless affected by the impact of the heterogeneous perspectives of their African informants. The article exemplifies the challenges of interpreting oral sources on the Mane / Mani "invasions" of the mid-16th century in the treatise of the Cabo Verdean André Álvares de Almada. The aim is to show that a historical and critical awareness of the conditions of production of these "European" texts is needed for an accurate use of these sources to the making of African history.

Aff. masque vert UNIVERSITÉ CHEIKH ANTA DIOP DE DAKAR yey Espaces, réseaux et pouvoirs MÉLANGES YORO KHARY FALL Hommage à YORO KHARY FALL 1949-2016 Pour que la terre soit un havre de paix, il s’est engagé tout au long de sa vie, dans chaque combat pour la défense des causes et des droits les plus nobles, allant de ceux de l’homme et de son environnement, à la sauvegarde des cultures et patrimoines matériels ou immatériels. Cette souscription à la lutte pour le bien de l’humanité a demandé de sa part un quadruple et lourd investissement associatif, caritatif, syndical et politique. Un colloque organisé en 2018 n’a pas suffi à ses nombreux maîtres, dont certains résistent encore à l’usure du temps, à ses amis, collègues et surtout disciples pour revisiter et restituer, en synthèses, analyses et illustrations, comme il aimait si bien le faire, la richesse de son parcours et de sa production intellectuelle. C’est pourquoi, les actes de ce colloque se couplent à des mélanges qui interrogent les savoirs et les actions, dans une triple approche pluri, multi et interdisciplinaires, comme il aimait là aussi à le faire, pour lui rendre un hommage mérité, en lui empruntant d’ailleurs comme titre de ce collectif l’intitulé d’un de ses cours : espaces, réseaux et pouvoirs. ISBN : 978-2-36895-067-8 EAN : 9782368950678 Faculté des Lettres et Sciences Humaines Département d’Histoire Espaces, réseaux et pouvoirs ACTES COLLOQUE INTERNATIONAL DE 2018 et MÉLANGES en hommage au professeur YORO KHARY FALL (1949-2016) Le Professeur Yoro Khary Fall fut, dans son cursus et son parcours socio-professionnel, un brasseur de savoirs, d’espaces et de réseaux, pris dans leur diversité et leur complexité, pour en restituer la substance et la quintessence, sous forme de principes, d’enseignements et d’éthique qui en deviennent un viatique pour l’avenir. * Zone texte ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE 2018 Dakar, 28-30 novembre ET MÉLANGES EN HOMMAGE AU PROFESSEUR YORO KHARY FALL 1949-2016 Presses universitaires de Dakar BP 5005 Dakar-Fann Dakar (Sénégal) Espaces, réseaux et pouvoirs ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE 2018 Dakar, 28-30 novembre (UCAD II) ET MÉLANGES En hommage au Professeur YORO KHARY FALL 1949-2016 Sous la direction de : Ibrahima THIOUB Amadou Falilou NDIAYE Idrissa BA et Khady NIANG Directeurs de publication des actes : Ibrahima THIOUB, Amadou Fallilou NDIAYE, Idrissa BA et Khady NIANG Comité de patronage : Xavier Perez de CUELLAR, Ancien Secrétaire Général des Nations Unies ; Professeur Amadou Moctar MBOW, Ancien Secrétaire Général de l’UNESCO ; Professeur Ibrahima THIOUB, Ancien Recteur de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar ; Professeur Abdoulaye BATHILY ; Professeur Boubacar BARRY ; M. Le Ministe Amadou dit Doudou SARR ; Pascal PEYROU, Groupe Initiative Afrique. Comité scientifique : Pr Daha Chérif BA (UCAD) ; Pr Idrissa BA (UCAD) ; Pr Hamady BOCOUM (UCAD) ; Pr Jean-Pierre CHRETIEN (Université de Paris I) ; Pr Cyr DESCAMPS (Université de Perpignan) ; Pr Souleymane Bachir DIAGNE (Culumbia University) ; Pr Alioune DIANE (UCAD) ; Pr Babacar DIOP (UCAD) ; Pr Mamadou DIOUF ((Culumbia University) ; Pr Babacar FALL (UCAD) ; Pr Rokhaya FALL (UCAD) ; Pr Cheikh Faty FAYE (UCAD) ; Pr Ousseynou FAYE (UCAD) ; Pr Omar GUEYE (UCAD) ; Pr José Da Silva HORTA (UCAD) ; Pr Saliou NDIAYE (UCAD) ; Pr Mohamed MBODJ (UCAD) ; Pr Elikia MBOKOLO (EHESS) ; Pr Françoise MARI () ; Pr Penda MBOW (UCAD) ; Pr Mor NDAO (UCAD); Pr Amadou Fallilou NDIAYE (UCAD) ; Pr Babacar SALL (UCAD) ; Pr Ebrimah SALL (Ancien Secrétaire Exécutif du CODESRIA) ; Pr Ousmane SENE (WARC) ; Pr Abdou SOW (UCAD) ; Pr Alioune TINE (UCAD). Comité éditorial : Idrissa BA (UCAD) ; Noël Bernard BIAGUI (UCAD) ; Khady NIANG (UCAD) ; Adarrahmane NGAIDE (UCAD) Amadou Bamba DRAME (UCAD) ; Abdou Karim TANDJIGORA (UCAD). Espaces, réseaux et pouvoirs ACTES DU COLLOQUE I N T E R N A T I O N A L D E 2018 Dakar, 28-30 novembre ET MÉLANGES En hommage au Professeur YORO KHARY FALL 1949-2016 La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à une subvention de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines - UCAD. © Presses Universitaires de Dakar (PUD) © Presses universitaires de Dakar Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays Presses Universitaires de Dakar Dakar (Sénégal), Décembre 2021 Conception graphique et Réalisation de la couverture : Noël Bernard Biagui (CLAD - UCAD) ISBN: 978-2-36895-067-8 EAN : 9782368950678 Administration - Montage et suivi technique Idrissa BA (Dépt. d’Histoire) et Khady NIANG (Dépt. d’Histoire) Adresser toute correspondance à : Département d’Histoire - Université Cheikh Anta Diop de Dakar - 5005 - Dakar-Fann, Sénégal. Email : [email protected] Tél : +221 77 615 60 09 SOMMAIRE BIOGRAPHIE ET TEMOIGNAGES Brève biographie du Professeur Yoro Khary Fall (1949-2016) : Curriculum Vitae (version abrégée avril 2011)............................................................... 6 Témoignage au Colloque International en hommage au Professeur Yoro Khary Fall (1949-2016) ............................................................................ 12 DESCAMPS, Cyr Yoro FALL à la croisée des parcours citoyens: de la fondation du SAES à l’initiative du mensuel Options ................................................ 13 NDIAYE Amadou Fallilou Yoro une pensée pour l’avenir .............................................................. 22 PEYROU, Pascal Un intellectuel, un homme de conviction citoyenne, un homme de valeurs .................................................................................................... 26 SY, Mamadou dit Albert Lecture environnementale et établissements humains en Sénégambie . 32 WATT, Hamidou ARCHEOLOGIE ET PATRIMOINE 1. « L'archéologie dans la Moyenne Vallée du Fleuve Sénégal depuis les années 80 : la visite du Xon faaf » ........................................................ 35 DEME, Alioune 2. Le passage des derniers chasseurs-cueilleurs dans les zones refuges de la vallée de la Falémé au Sénégal oriental : étude comparative des sites de Goundafa et de Toumboura I A ........................................................ 49 NDIAYE, Matar 3. ÉPÉ-ÉKPÉ: Un renouvellement annuel des alliances ente les Guin du sud-est du Togo et le divin .................................................................... 65 ANATOH, Kwami Akpénamawu i 4. Les lieux sacrés face à la colonisation dans les chefferies bamiléké de l’Ouest-Cameroun : entre continuité et discontinuité............................ 83 NENKAM, Chamberlain 5. Conservation et valorisation du patrimoine culturel des peuples des monts Mandara au Cameroun .............................................................. 103 DIYE, Jérémie HISTOIRE, HISTORIENS ET HISTORIOGRAPHE 6. Un diálogue théorique Sud-Sud: oralitura, le concept voyageur de Yoro Khary Fall ............................................................................................ 120 DOMINGUEZ, César Pablo Prieto 7. Yoro Khary Fall au coeur de la Raison graphique.............................. 131 FALL, Mamadou 8. Problèmes de collecte des sources orales en Côte d’Ivoire, 1971-2016 .............................................................................................................. 141 BAMBA, Mamadou 9. « Sources écrites pour l’histoire ‘ancienne’ de l’Afrique atlantique: sources européennes? L’impact des traditions orales dans la construction des récits portugais sur la Grande Sénégambie/ ‘Guinée du Cap Vert’, XVIe-XVIIe siècles » ........................................................ 153 HORTA, José da Silva LA PERSPECTIVE DE LA LONGUE DUREE 10. Les Identités Ajamaat: "Banhun", de l’autre à l’ethnie Baynunk dans les Etats modernes de la Gambie, de la Guinée-Bissau et du Sénégal. .... 176 BASSENE, Pape Chérif Bertrand 11. Les Nyamakala des Mandé-nord de Côte d’Ivoire: des castes en mutation................................................................................................ 190 KAMARA, Adama ii 12. « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » versus « Allâhu akbar » ou comment l’Occident chrétien et l’Orient musulman s’affrontent entre 1095 et 1187 à travers les sonorités, les sensibilités et les couleurs des croisades et du djihad ........................................................................................... 204 BA, Idrissa ; DIALLO, Mamadou Woury CONNEXION, CENTRE-PERIPHERIE ET ENCERCLEMENT DE L’AFRIQUE 13. L’Afrique dans la dynamique atlantique: la connexion par les femmes .............................................................................................................. 228 FALL Rokhaya 14. Fulɓe et Safalɓe en Barbarie, un foyer négligé dans la quête des racines du blues ................................................................................................ 239 SECK, Ibrahima 15. Le grand péril wolof de 1521 ou la première révolte d’esclaves en Amérique coloniale .............................................................................. 253 LANDERS, Jane CARTE ET CARTOGRAPHIE 16. Place et contribution de l’Afrique et des Africains à la naissance et au développement de la géographie ......................................................... 265 DIOP, Babacar dit Buuba 17. ‘So Geographers in Afric – Maps with savage - Pictures fill their Gaps… Representing Africa on Maps ................................................. 283 MBODJ, Mohamed 18. Cartographie, Localisation et exploitation des richesses de la NubieSoudan par les pharaons de l’ancienne Égypte ................................... 302 SARR, Mouhamadou Nissire iii La représentation cartographique des ethnies a l’école : à la croisée du récit national multisitué et des approches scientifiques ...................... 325 TIMERA, Mamadou Bouna ; DIAGNE, Abdoulaye ; DIONGUE, Momar et SAKHO, Papa 20. Influences des actions anthropiques sur la dynamique d’occupation des sols de la « forêt classée » de Pata en Haute-Casamance (Sud Sénégal) ......................339 SOLLY, Boubacar ; DIEYE, El Hadji Balla LANGUES, LITTERATURE ET SOCIETES AFRICAINES 21. El-Hadj Omar ou la mutation du héros épique ouest-africain ............ 353 MBAYE, Cheikh Amadou Kabi 22. Discours socioculturel et condition féminine dans Une si longue lettre (Mariama Bâ) et le Ventre de l’Atlantique (Fatou Diome)................. 364 PAM, Bocar Aly DROITS DE L’HOMME ET PARTICIPATION CITOYENNE 23. Populisme et projet de gauche en Afrique : le défi de reconstruction d’un peuple ........................................................................................... 377 DIOP, Babacar iv HISTOIRE, HISTORIENS ET HISTORIOGRAPHE 9 _______________________________________________________________ « Sources écrites pour l’histoire ‘ancienne’ de l’Afrique atlantique: sources européennes? L’impact des traditions orales dans la construction des récits portugais sur la Grande Sénégambie/ ‘Guinée du Cap Vert’, XVIe-XVIIe siècles » _______________________________________________________________ HORTA, José da Silva Faculdade de Letras et Centro de História da Universidade de Lisboa Email : [email protected] Résumé. Ce qui est, et ce qui n’est pas, une source africaine de l’histoire de l’Afrique? À ce champ d’études, il y a une fausse dichotomie entre les sources orales « africaines » et les sources écrites « européennes ». Seule l’analyse des conditions de production des sources écrites, souvent hâtivement classifiées comme européennes, nous permettra de dépasser cette dichotomie. On essaye de montrer, pour l’histoire de la Grande Sénégambie du XVIe et du XVIIe siècle, comment des auteurs portugais, cap-verdiens de naissance mais ayant été éduqués dans un système occidental, ont surmonté l’obstacle de l’absence de sources écrites accessibles pour écrire l´histoire africaine, il y plus de quatre siècles. Ils ont bien voulu intégrer l’historicité africaine dans leurs discours, surtout parce que le modèle historiographique qui encadrait l’écriture des récits sur les « Rivières de Guinée du Cap Vert » rendait cette approche indispensable. Ils l’ont fait par un usage extensif des traditions orales africaines, et des sources orales en général, dont ils ont reconnu la crédibilité. Ils s’en sont approprié au service d’un agenda de l’élite cap-verdienne, mais leurs ouvrages n’ont pas moins souffert l’impact des perspectives hétérogènes de leurs informateurs africains. Cet article montre les enjeux de l’interprétation des sources orales sur les « invasions » des Mane/Mani à la moitié du XVIe siècle dans le traité du cap-verdien André Álvares de Almada. Le but est de rendre évident que seule une conscience critique des conditions de production de ces textes « européens » permettra le bon usage de ces sources pour construire l’histoire de l’Afrique. Mots-clés : Histoire “ancienne” de l’Afrique; Grande Sénégambie, XVIe-XVIIe siècle; Upper Guinea Coast; sources écrites portugaises; traditions orales africaines; sources orales; modèles historiographiques; André Álvares de Almada; Sierra Leone; Cap-Vert; Sapi; Mane/Mani migrations/invasions Abstract. What is, and what is not, an African source for African history? In this field of study, there is a false dichotomy between oral "African" sources and written "European" sources. Only the analysis of the conditions of production of written sources, often hastily classified as European, will enable us to transcend this dichotomy. We demonstrate, for the history of Great Senegambia in the sixteenth-seventeenth centuries, how Portuguese authors, Cabo Verdeans by birth but Westerners in education, overcame the obstacle of the lack of accessible written sources for their writing of African history, more than four centuries ago. They wanted to integrate African historicity into their discourses, above all because the historiographical model that framed the writing of the histories on the “Rivers of the Guinea of Cabo Verde” made it indispensable. They did so through an extensive use of African oral traditions, and of oral sources in general, which they found reliable. There was an appropriation of these sources at the service of an agenda of the Cabo-Verdean elite, but their writings were nevertheless affected by the impact of the heterogeneous perspectives of their African informants. The article an agenda of the Cabo-Verdean elite, but their writings were nevertheless affected by the impact of the heterogeneous perspectives of their African informants. The article exemplifies the challenges of interpreting oral sources on the Mane / Mani "invasions" of the mid-16th century in the treatise of the Cabo Verdean André Álvares de Almada. The aim is to show that a historical and critical awareness of the conditions of production of these "European" texts is needed for an accurate use of these sources to the making of African history. Keywords : Introduction L’impact des traditions orales, et des sources orales en général256, dans la construction des récits portugais sur la Grande Sénégambie257 du XVIe au XVIIe siècle n’est pas un sujet nouveau et pourtant il est très loin d’être achevé ou suffisamment exploré. Seulement un travail d’équipe avec des historiens, des anthropologues et linguistes — maitrisant les différentes langues des traditions orales qui se croisent dans les textes européens eux-mêmes écrits dans différentes langues —, il sera possible d’approfondir l’interprétation de celles-là. Mais il y a des questions préalables qui relèvent de la façon dont on se sert de ces sources orales pour l’histoire de l’Afrique. Comment celles-ci reflètent-elles les interactions afro-européennes, les relations culturelles, les mélanges, les superpositions entre différentes façons de voir le monde? Les sources écrites doivent être analysées dans leurs conditions historiques de production, en tant que textes qui sont le résultat d’agendas divers258, personnels ou collectifs, officiels ou privés, et de stratégies discursives qui en découlent. Elles sont aussi le miroir complexe de rencontres diverses et de brassages ou conflits identitaires. En vérité, loin de constituer des autels monolithiques à vénérer pour leur autorité et leur authenticité présumées, lesquelles on accorde à l’écriture — mais, il faut le reconnaître, aussi aux sources orales —, ces sources sont le point d’arrivée des processus d’appropriation. Ce soin méthodologique est la condition d’éviter des interprétations erronées ou superficielles des dynamiques historiques africaines. Il est aussi pertinent pour la mise en valeur de la recherche, d’une façon critique, des voix africaines aux récits européens, présente dans les discussions historiographiques actuelles. 1. La question qui s’impose : sources européennes, sources Rokhaya Fall-Sokhna a bien relevé le besoin de tenir compte d’une panoplie de sources orales qui surpasse la seule attention aux traditions orales : R. FALL-SOKHNA, « De l’actualité des sources orales en histoire de l’Afrique » in Gayibor, Dominique Juhé-Beaulaton, Moustapha Gomgnimbou (dir.), L’Écriture de l’histoire en Afrique. L’oralité toujours en question, Paris, Éditions Karthala, 2013, p. 189-201. Ceci peut également s’appliquer à l’étude en tant que sources des écrits européens. 257 On utilise ici Grande Sénégambie après Boubacar Barry, mais avec une extension spatiale au sud pour inclure la Sierra Leone qui s’intégrait au même contexte régional d’échanges commerciales et de rapports avec l’Atlantique. Cf. B BARRY, La Sénégambie du XVe au XIXe Siècle. Traite Négrière, Islam et Conquête Coloniale, Paris, L'Harmattan, 1988; E. C. DIAS et J. S. HORTA, "Sénégambie: un concept historique et socioculturel et un objet d’étude réévalués", Trade, Traders and Cross-Cultural Relationships in Greater Senegambia, número thématique de Mande Studies, vol. 9, 2007 [2010], p. 9-20. 258 Un exemple extrême est la comparaison faite par Gérad Chouin de deux relations du même voyage de 1670-1671 à l’Afrique Occidentale en montrant comment des desseins distincts aident à expliquer les différences entre ces deux textes et les informations que les auteurs ont enregistrées. G. CHOUIN, “Contraintes de la production des écrits de voyages “en Guinée” et leur incidence sur l’écriture de l’histoire”, Les Ruses de l'historien. Essais d'Afrique et d'ailleurs en hommage à Jean Boulègue, Paris, Karthala, 2013, p. 189-204, maxime p. 194. 256 154 africaines ? Ce qui est et ce qui n’est pas une source africaine de l’histoire de l’Afrique ? Une telle question est, apparemment, très générale et évidente. Je crois que la vision la plus courante aux milieux historiographiques, reste celle-ci : dire, d’emblée, africaines sont les sources orales, des sources de la culture matérielle, voire l’archéologie, les matériaux de la linguistique historique africaine, etc. Et pour l’Afrique Subsaharienne, le cas de l’Éthiopie excepté, les sources écrites ne seraient africaines qu’avec la rencontre avec l’Islam, ou dès le moment ou l’impérialisme colonial aurait imposé l’écriture comme pratique structurante de la vie des sociétés coloniales, avec la participation des africains. Quand même, des recherches développées, surtout sur le cas d’Angola259, nous ont dévoilés des phénomènes significatifs et bien antérieurs à ce qui aura été, à vraiment dire, l’impérialisme colonial, phénomènes d’appropriation de l’écriture alphabétique260 par les Africains, c’est-à-dire, …quelques sociétés africaines ont intégré l’écriture dans leur quotidien, en la convertissant aux logiques de leur fonctionnement propre, de leurs relations internes et des relations de l’intérieur vers l’éxterieur 261. En vérité, en plus que de l’écriture, il s’agit d’une appropriation aussi des protocoles, des canons, des genres et même du discours. C’est, ainsi, tout un nouvel univers de sources, toute une nouvelle typologie de sources qui a été ouverte à la réflexion des historiens. Bien sûr, il y en a d’autres phénomènes d’appropriation par les Africains en contact avec l’écriture européenne, par le biais des commerçants européens ou d’origine européenne qui sont arrivés, presque toujours, avant les missionnaires chrétiens et qui s’intègrent aux sociétés locales en Afrique de l’Ouest262. Pour l’Afrique Centrale, Wyatt MacGaffey a publié des sources écrites africaines de la fin du XIXe, d’une importance fondamentale pour comprendre ce qu’il appelle la culture politique kongo, autour de la signification des minkisi 263. Récemment, John Thornton propose de repenser l’interprétation attribuée par le Père Jean Cuvelier aux traditions écrites 259 Voir les recherches sur les archives des Dembos / Ndembu d'Angola, au nord de Luanda, au sud de la rivière Dande, le fond des archives de l'État du Dembo Caculo Cacahenda, avec 210 documents écrits entre 1677 et 1926, publiés par A. P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, Africae Monumenta. A Apropriação da Escrita pelos Africanos, vol. I, O Arquivo Caculo Cacahenda, éd., introd., glossaire et notes, Lisbonne, Instituto de Investigação Científica Tropical, 2002. Voir aussi les études précédentes de J. K. THORNTON sur la correspondence luso-congolaise, par exemple, “The Correspondence of the Kongo Kings, 1614-35: Problems of Internal Written Evidence on a Central African Kingdom”, Paideuma, nº 33, 1987, p. 407-421. 260 Pour clarifier: les divers systèmes de communication non alphabétiques, systèmes d’écriture très importants pour les sociétés africaines, ne sont pas l’objet de cette réflexion. Pour ce concept, cf. A. P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, « Fontes Escritas africanas para a História de Angola », in Africae Monumenta , op. cit, p. 471-509, p. 471-472 et n. 1. Pour ces systèmes d’écriture le concept d’appropriation ne s’applique pas. 261 «…algumas sociedades africanas integraram a escrita no seu quotidiano, convertendo-a às lógicas do seu próprio funcionamento, das relações internas e das relações de dentro para fora. », A. P. TAVARES et C. MADEIRA SANTOS, “Introdução”, Africae Monumenta…, p. 23 (traduit par nos soins). Voire aussi M. E. MADEIRA SANTOS, “A apropriação da escrita pelos Africanos”, Actas do Seminário “Encontro de Povos e Culturas em Angola”, Lisbonne, Comissão Nacional para as Comemrações dos Descobrimentos Portugueses, 1997, p. 351-359. 262 J. K. THORNTON, John K., “On the Trail of Voodoo : African Christianity in Africa and the Americas ”, The Americas, vol. 44, nº 3, 1988, pp. 261-278. J. S. HORTA, “Ensino e Cristianização informais: do contexto luso-africano à primeira “escola” jesuíta na Senegâmbia (Biguba, Buba — Guiné-Bissau, 1605-1606)”, Rumos e escrita da História: estudos em homenagem a A. A. Marques de Almeida, coord. Maria de Fátima Reis, Lisbonne, Colibri, 2007, p. 407-418. 263 W. MACGAFFEY, Kongo Political Culture: The Conceptual Challenge of the Particular, Blomington et Indianapolis, Indiana University Press, 2000. 155 congolaises sur l’avènement du « royaume » du Kongo, que le missionnaire a lui-même publiées aux années 30 du XXe siècle264. Et nous avons pour l’Afrique Occidentale un exemple très connu: l’usage des Cahiers de Yoro Diaw qui ont fixé par écrit des traditions orales arrivées à son temps et qu’il faudrait comparer systématiquement avec les données des sources européennes. Les efforts de Jean Boulègue et de Mamadou Fall sont un exemple dans cette direction 265. Ces recherches nous réveillent pour les fortes implications dans la façon, parfois acritique, dont on se sert des sources orales africaines même quand elles ont été rendues en écrit par les Africains, nommément en projetant, d’une façon linéaire, la validité pour des siècles antérieurs. Alors, la question méthodologique semble bien plus complexe qu’une simple opposition de validité entre sources écrites et sources orales pour faire l’histoire de l’Afrique ancienne ou récente, ce qui serait le sujet d’une discussion longue qui déborde les limites de cet étude. Pour le moment je souligne le besoin de « combler le fossé entre les sources orales et les sources écrites », précisément le titre, suggestif, d’un l’article de John Thornton. Tout en reconnaissant des progrès dans la perception des sources écrites de l’histoire africaine, je reviens à mon point de départ. Aujourd’hui il n’y a peutêtre plus un consensus autour de cette vison dichotomique entre oralité et écriture, entre « oralité-africaine » versus « écriture européenne »266. Cette dichotomie était encore présente et diffusée par Jack Goody, même si il en établissait l’interface, dans des travaux267 qui ont fort influencé la façon dont, à un premier moment de mes recherches, j’ai pensé ces relations au contexte lusoafricain de Sénégambie. En fait, l’oralité et l’écriture ne sont que des réceptacles et non la substance de ce qui est africain ou européen à des contextes donnés. Je crois aussi que les historiens de l’Histoire de l’Afrique s’aperçoivent de plus en plus, de la fausse dichotomie entre les sources orales et les sources écrites, nommément d’origine européenne. Et ça, pas seulement par les phénomènes d’appropriation de l’écriture par les africains qui ont commencé peut-être au XVe siècle pour l’alphabet latin et bien avant pour l’Arabe. Pour une autre raison, d’une portée bien plus grande : le corpus des sources écrites européennes pour l’histoire de l’Afrique ancienne au sens large (ou « early Africa »), pour ne pas parler en « précoloniale », ou tout simplement dans la longue durée africaine, est en grande mesure construit sur des phénomènes d’appropriation des sources J. K. THORNTON, “Modern Oral Tradition and the Historic Kingdom of Kongo”, Paul Stuart Landau (éd.), The Power of Doubt: Essays in Honor of David Henige, [Madison, Wisconsin], Parallel Press, 2011, p. 195-207. [en ligne] http://digital.library.wisc.edu/1711.dl/AfricanStudies.PowerofDoubt, consulté le 10 juillet 2020; id., “Bridging the Gap between Oral and Written Sources: The Kingdom of Kongo”, Geert Castryck, Silke Strickrodt et Katia Werthmann (éd.), Sources and Methods for African History and Culture. Essays in Honour of Adam Jones, Leipzig, Leipziger Universitätsverlag, 2016, p. 27-43. 265 J. BOULÈGUE, Étude et représentation chronologique d’une tradition orale: la Chronique du Kaajor”, Journal des Africanistes, t. 50, nº 2, 1982, p. 123-130; id. “À la naissance de l'histoire écrite sénégalaise: Yoro Dyao et ses modèles (deuxième moitié du XIXème Siecle, début du XXème Siecle)”, History in Africa, vol. 15, 1988, p. 395-405. Pour une analyse d’”une nomenclature d’emprunt” d’origine européenne inaugurée par Yoro Diaw, voir M. FALL, Les terroirs de la Sénégambie entre l’épée et le croissant: Xe-XXe siècles, Dakar, L’HarmattanSénégal, 2016, p. 294-296. 266 Cf. K. BARBER, The Anthropology of Texts, Persons and Public: Oral and Written Culture in Africa an Beyond, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 70 et ss. 267 J. GOODY, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. J. Bazin et A. Bensa, Paris, Éd. de Minuit, 1979; id, The Interface between the Written and the Oral, Cambridge, Cambridge University Press, 1987; id., La Logique de l’écriture. L’écrit et l’organisation de la société, trad. A.-M. Roussel, Paris, Armand Colin, 2018 (1ère ed. 1986). 264 156 locales et des savoirs locaux par le biais de l’oralité africaine — et j’ajoute l’oralité européenne et euro-africaine qui ne sont pas l’objet de cet article — par l’écriture et discours européens. L’enregistrement des traditions orales africaines dans les sources portugaises en est qu’une situation extrême et connue des historiens de la Grande Sénégambie, du XVIe et XVIIe siècles. Dans cette étude, je ne parle que des écrivains de l’époque qui furent presque toujours, portugais ou d’origine afro-portugaise. Ils étaient des marchands de l’île de Santiago du Cap Vert, le siège de son action aux Rivières de Guinée, membres de l´élite et économique insulaire. Au passé, dès le début du peuplement et colonisation de l’archipel du Cap Vert, aux années soixante du XVe siècle, les « voisins » de Santiago ont été accordés par le roi du Portugal le privilège de faire le commerce à la côte frontalière, nommément entre la rivière Sénégal et la Sierra Leone. En fait, ce privilège n’a jamais été un monopole. Soumis à toute sorte de limitations dans les marchandises autorisées aux négoces avec les partenaires sénégambiens, vite la Couronne portugaise a affranchi les activités maritimes à d’autres protagonistes et, en définitif, a marginalisé les intérêts cap-verdiens à partir de la moitié du XVIe268. Français, Anglais et dès la fin du XVIe siècle les Hollandais ont progressivement réduit le monopole maritime portugais. Il faut aussi noter que les pouvoirs ouest-africains ont toujours fait les choix politiques et stratégiques qui leurs étaient plus convenables et dominaient et conditionnaient fortement les ports de commerce ou les euro-africains, surtout luso-africains, qui dépendaient de ces autorités, assurait la médiation avec l’Atlantique269. Ces auteurs écrivaient, donc, à une époque de régression et marginalisation des intérêts marchands de Santiago à la côte Guinée à laquelle ils ne sont devenus, de plus en plus, que des représentants de marchands de la Péninsule Ibérique. Leurs ouvrages essayent de trouver des solutions pour toutes ces difficultés. Comme on verra, leur cible était la fondation d'un établissement portugais à la Sierra Leone avec la participation des cap-verdiens. Les connexions entre le Cap Vert et les Rivières de Guinée étaient étroites. Nés en Afrique (soit aux îles du Cap-Vert ou à la Sénégambie), ces écrivains, fort marqués par une culture européenne et chrétienne, avaient, cependant, une dimension identitaire luso-africaine ou métisse qui découlait soit des liens de parenté, soit de leur expérience de vie. Cette dimension explique en partie qu’ils ont été sensibles à la pertinence des histoires orales qu’ils ont écoutées, soit en Sénégambie, soit même aux îles du Cap Vert. Dans les îles, notamment à l’île de Santiago, des traditions orales wolof et peules ont circulé et ont été préservées, dès la fin du XVe siècle jusqu’au moins à fin du XVIIIe, début du XIXe siècle Sur l´évolution des droits de commerce des “voisins” de l’île de Santiago du cap Vert, voir de M. M. F. TORRÃO, "Actividade comercial externa de Cabo Verde: organização, funcionamento, evolução", História Geral de Cabo Verde, 2 vols., vol. I, coord. de Luís de Albuquerque e de Maria Emília Madeira Santos, Lisbonne/Praia, CEHCA, IICT/Direcção Geral do Património Cultural de Cabo Verde, 1991, pp. 237-345, passim et “Rotas comerciais, agentes económicos, meios de pagamento”, História Geral de Cabo Verde, vol. II, coordenação de M. E. Madeira Santos, Lisbonne/Praia, CEHCA, IICT/Instituto Nacional da Cultura de Cabo Verde, 1995 pp. 17-123, passim. 269 Voir, surtout, J. BOULÈGUE, Les Luso-Africains de Sénégambie, XVIe-XIXe siècles, Lisbonne, IICT/Université de Paris I-Centre de Recherches Africaines, 1989 et G. E. BROOKS, Eurafricans in Western Africa. Commerce, Social Status, Gender, and Religious Observance from the Sixteenth to the Eighteeth Century, Athens, Ohio University Press, Oxford, James Currey, 2003. 268 157 (pour le cas des traditions wolof)270. Dans ces situations, comme Jean Boulègue a écrit, à propos des récits de André Álvares de Almada e André Donelha comme sources pour l’histoire du Jolof et du Futa Tooro, "la limite entre source écrite et source orale s'estompe."271 Nous appelons ces sources « européennes » parce que ces agents furent presque toujours, européens ou d’origine européenne ou bien parce que nés en Afrique, à des moments différents de cette longue durée africaine, ont été marqués fort para une culture occidentale qui encadre leur discours et même leur identité. Peut-être un des rares textes qui ont essayé de construire une méthodologie pour déceler les problèmes complexes, qui impliquent ces appropriations, est l’article qui a déjà plus d’une trentaine d’années a écrit Beatrix Heintze272. L’historienne montrait comment les traditions orales — au cas, pour l’histoire ancienne de l’Angola — pourraient être aussi des sources écrites. Enregistrées dans les sources européennes, il fallait un « chemin épineux » pour les interpréter, un chemin qui imposait une double méthodologie, celle de la critique des sources écrites européennes et, une autre, celle de la critique des traditions orales. Donc il fallait, par exemple, savoir quels auraient été leurs informateurs, si ceux-ci connaissaient en première main le récit, après enregistré par écrit, décéler les différentes traditions qu’ils ont enregistrées. En effet, il faudrait comprendre le sens que les narratives orales ont fait pour ces auteurs européens, au point qu’ils ont essayé de donner logique aux différentes histoires qu’ils ont écoutées, les juxtaposant pour construire une narrative unique. Aussi, comme on verra, il peut arriver que cette narrative unique construite soit marquée elle-même par un agenda de l’auteur et des intérêts de groupe qu’il représente sur une région donnée, laquelle peut donner lieu à une manipulation des informations orales. Je tiens aussi à souligner une autre contribution, plus récente, de Gérard Chouin, qui nous propose une méthode, d’un côté, pour identifier les différentes voix africaines qui sont à l’origine de différentes sections d’un texte donné ; d’un autre côté, faire la distinction de ce qui, à chaque moment d’un récit européen, n’est pas une information ou encore moins une observation mais, plutôt, une déduction de ce qui a été écouté273. Il faut prendre soin, donc, de ces déductions dans l’interprétation des informations orales qui ont été recueillies par les auteurs-voyageurs européens. On pourrait ajouter que ces précautions s’appliquent à une diversité de textes européens même ceux, comme les écrits missionnaires, lesquels, par le filtre des critiques apologétiques, donnent un écho des voix d’informateurs africains qui leur parlent sur leurs expériences, inclusif sur des aspects rituels de leurs religions, ou même d’événements de leur passé. La grande portée des informations orales, dans ce cas sur la production des récits de voyage, est clairement formulée para Chouin: […] un récit de voyage était le produit de la recombinaison de voix hétérogènes, dialogiquement organisées au sein de communautés de langage variées et 270 J. S. HORTA, "As tradições orais wolof de transmissão cabo-verdiana: a memória de Buumi Jeleen e dos Njaay na ilha de Santiago (séculos XV-XVIII)”, Les Ruses de l'historien. Essais d'Afrique et d'ailleurs en hommage à Jean Boulègue, Paris, Karthala, 2013, p. 31-46. 271 Jean BOULÈGUE, Le Grand Jolof (XIIIe-XVIe siècle), Blois, Éditions Façades, Paris, Diffusion Karthala, 1987, p. 156. Voire aussi R. FALL-SOKHNA, « De l’actualité des sources orales en histoire de l’Afrique », op. cit. 272 Beatrix HEINTZE, “Written Sources, Oral Traditions and Oral Traditions as Written Sources: The Steep and Thorny Way to Early Angolan History”, Paideuma, nº 33, 1987, p. 263-287. 273 G. CHOUIN, « Vu, Dit ou Déduit ? », Journal des africanistes [En ligne], 75-2, 2005, mis en ligne le 28 septembre 2006, consulté le 11 mai 2015. URL : http://africanistes.revues.org/124 158 selectivement recueillies par le voyageur au hasard de ces pérégrinations.274 Je pourrais oser aller un peu plus loin : soit les sources sont européennes en ce sens qu’il y a une appropriation européenne de ces « voix », soit on peut considérer, à la limite, au moins dans le cas étudié et beaucoup d’autres situations similaires, qu’il y a une dissolution de la catégorie 'sources européennes pour l’histoire ancienne de l’Afrique’. En effet, toutes les sources européennes qui décrivent les sociétés africaines sont tributaires, d’une façon quelconque et en différents degrés, d’informations d’origine africaine. L’information est directe ou indirectement issue des « voix africaines », souvent pas évidentes dans les écrits, mais sans lesquelles il n’y aurait pas des données sur les sociétés décrites. Même que d’eurocentrisme, l’écriture européenne devient, elle aussi, un véhicule des mémoires africaines, soit sous la forme d’informations particulières fournies par les informateurs locaux, soit des récits et d’anecdotes dont l’enregistrement on dirait aujourd’hui être une sorte de pratique de l’histoire orale, soit même, comme a vu, des traditions orales, les unes et les autres intégrés dans les portraits sur les sociétés observées, bien que possible objet de manipulations. En plus, s’il y a une appropriation de l’oralité africaine par l’écriture européenne, et il y en a certes, pourquoi ne penser pas à une relation d’appropriation réciproque ? Une appropriation à un niveau différent. J’explique posant une question : est-ce que les auteurs-voyageurs, qui, souvent, étaient euxmêmes, au terrain, des agents médiateurs entre pouvoirs, n’ont pas souffert un processus d’appropriation/voire manipulation par les pouvoirs africains, à travers la version de l’histoire, lointaine ou récente, qui leur était racontée, la plus convenable pour leur intérêts, ou, au moins, dans les limites de leur intérêts? Pourquoi penser les informateurs africains comme des sujets passifs, « généreusement » prêts à donner toutes sortes d’informations à étrangers/outsiders qui, souvent, en fait, en dépendaient? Au contraire, il faut penser que les informateurs pourraient servir eux-mêmes des intérêts275 politiques, économiques, voir même religieux et y avoir précaution. Pour les temps coloniaux, qui ne sont pas tu tout le cas du contexte de cette étude, ces manipulations faites par les informateurs africains devant les administrateurs coloniaux et même les anthropologues sont bien connues. Mais en ce contexte colonial il y avait un cadre inversé de relations de pouvoir. Ces attitudes étaient en partie un mécanisme de « résistance » — mais je crois que ce mot est parfois trop linéaire et donne lui-même un portrait trop dichotomique de ces relations276 —, surement un mécanisme d’adaptation/appropriation à la coexistence avec une présence que voudrait être toute puissante. Ce n’était pas le cas des pouvoirs africains dans le contexte de la Grande Sénégambie XVIe et XVIIe siècles, qui, eux-mêmes, contrôlaient les conditions de la présence d’européens ou d’étrangers à son territoire et même les processus de construction de l’identité de ceux-ci277. Id., “Contraintes de la production des écrits de voyages [...]”, op. cit., p. 189. J. THORNTON, "European Documents and African History" in John Edward Philips (éd.), Writing African History, Rochester, University of Rochester Press, 2005, p. 254-265. 276 Je suis la critique dévelopée par Pierre BOILLEY e Ibrahima THIOUB, “Pour une histoire africaine de la complexité”, in Séverine Awenengo, Pascale Barthélémy, Charles Tshimanga (éd.), Écrire l'Histoire de l'Afrique Autrement?, Paris, L'Harmattan, 2004, p. 23-45. 277 J.-L. AMSELLE, Logiques Métisses. Anthropologie de l’identité em Afrique et ailleurs, 2e éd., Paris, Payot, 1999, p. 55; P. MARK, “Portuguese” Style and Luso-African Identity: Precolonial Senegambia, Sixteenth- Nineteenth Centuries, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2002, p. 33-58 et J. S. HORTA, “Ser ‘Português’ em terras de Africanos: vicissitudes da construção identitária na ‘Guiné do Cabo Verde’ (sécs. XVI-XVII)”, in Nação e Identidades — Portugal, os Portugueses e os Outros, Hermenegildo Fernandes, Isabel Castro Henriques, José 274 275 159 La deuxième et troisième parties de cette étude n’essayent que d’identifier, pour un contexte donné, des aspects des conditions de production des sources écrites, dites « européennes », et montrer comment des auteurs portugais, cap-verdiens de naissance mais ayant été éduqués dans un système occidental, ont surmonté l’obstacle de l’absence de sources écrites accessibles pour leur écriture de l´histoire africaine il y a plus de quatre siècles. Ensuite, analyser des exemples textuels, pour montrer comme ça s’est fait et comment seule une conscience de ces conditions de productions des sources peut réussir à un bon usage de ces mêmes sources.278 2. Modèles historiographiques et traditions orales. Un des ouvrages du corpus textuel portugais ou luso-africain dédié à « Guinée du Cap Vert » (Guiné do Cabo Verde), c’est-à-dire, à l’espace côtier et riverain entre la vallée du Sénégal et l’actuelle Sierra Leone, est le Bref Traité des Rivières de la Guinée du Cap Vert (Tratado Breve dos Rios de Guiné do Cabo Verde). Écrit para le cap-verdien, métis, André Álvares de Almada, avec différents manuscrits dont les plus importants datent de c. 1592-1593 et 1594, ce traité est la description de la côte de la Grande Sénégambie la plus complète du point de vue de l’histoire de l’Afrique pour le XVIe siècle, bien sûr connue de ses historiens, même si une partie de l’historiographie francophone n’en a consulté qu’un abrégé fait au XIXe siècle.279 Ailleurs, j’ai décrit Almada du point de vue de sa culture luso-africaine, métisse, et son ouvrage le résultat d’un know-how commun à d’autres auteurs avec un profil sociologique semblable, cruciales pour étudier l’histoire de la région, tels da Silva Horta et Sérgio Campos Matos (éd.), Lisbonne, Centro de História da Universidade de Lisboa, Caleidoscópio, 2009, p. 261-273, p. 268 et sv. 278 Pour ces deuxième et troisième parties le point de départ pour mes réfléxions récentes a été mon livre A "Guiné do Cabo Verde": Produção Textual e Representações (1578-1684), Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian/Fundação para a Ciência e a Tecnologia, 2011. 279 Le plus ancien manuscrit, et peut-être plus complet du point de vue des informations disponibles, est celui de la Bibliothèque Nationale du Portugal, Cód. 297 de c. 1592-1593 qui n’a jamais connu une édition intégrale ; le manuscrit du Porto, Ms. 603 de la Biblioteca Pública e Municipal do Porto et daté de 1594 est le seul totalement publié : Tratado Breve dos Rios de Guiné do Cabo Verde dês do Rio de Sanagá até os baixos de Santa Ana de todas as nações de negros que há na dita costa e de seus costumes, armas, trajos, juramentos, guerras. Feito pelo capitão André Álvares d' Almada natural da Ilha de Santiago de Cabo Verde prático e versado nas ditas partes. Ano 1594, lecture, introduction et notes de A. Brásio, Lisbonne, Editorial L. I. A. M., 1964. Dorénavant Tratado (le même texte pub. in Monumenta Missionaria Africana. África Ocidental, 2ème série, vol. III, Lisbonne, p. 229-378). Il y a encore un manuscrit abrégé, aussi de la Bibliothèque Nationale (Cód. 525), daté de c. 1596, le premier à être publié, en 1733. Diogo Köpke a publié un texte du Tratado Breve (Porto, 1841) que s’est basé sur une copie de la version du Porto qu’il a fusionnée avec des variantes du Cod. 297. Ce n’est qu’un résumé en Français, extrêmement fragmentaire, des informations du texte de Köpke fait par le géographe Ternaux-Compans qui est inclut par le Vicomte de Santarém, dans sa brochure Notice sur André Alvarez d'Almada et sa Description de la Guinée (Paris, 1842), publiés aux p. 6-77. À ma connaissance, avec toutes ses insuffisances, ce résumé reste la seule « traduction » française (en fait, une simple sélection d’informations) de l’ensemble de l’ouvrage d’Almada accessible aux chercheurs francophones. Pour les manuscrits d’Almada et ses conditions de production et circulation, voir J. S. HORTA, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 166-207, 337-340. 160 que André Donelha280 ou Francisco de Lemos Coelho281, comme le premier, des marchands liés au Cap Vert et aux « Rivières de Guinée ».282 Je reste convaincu que celle-là est la dimension la plus importante pour comprendre son ouvrage. Pourtant, Almada et son Tratado et, au moins, Donelha, sont aussi commentés par l’historiographie non-africaniste. Historiens comme Serge Gruzinski283 le situent, et à Donelha, à juste titre, du point de vue de l’histoire mondiale/globale, voyant son ouvrage en tant que symptôme de la mondialisation et des histoires connectées. Par cette approche, on gagne la dimension plus élargie des cadres culturels plus ou moins globalisés, des catégories des discours communs dans les réseaux culturels ou circulaient les informations, ou même on compare les réactions typiques de médiateurs entre deux cultures. Mais si on ne reste qu’à ce plan plus général, on risque de perdre la dimension contextuelle africaine et rester à la surface de l’interprétation du discours d’Almada, mais aussi d’autres marchands-écrivains qui ont écrit sur la Guinée et qui sont des sources indispensables pour l’histoire de la Grande Sénégambie. Le côté africain de leurs récits est crucial pour comprendre le contexte de son écriture et de sa relation avec les traditions orales africaines et en générale avec les sources orales qui leur étaient accessibles. Je commence par la part de l’Europe et ses canons et modèles d’écriture pour, ensuite, arriver à comprendre leur articulation avec l’appropriation des sources orales. L’ouvrage de Almada est un « traité », ce qui, à son époque, voulait dire une étude, un ouvrage qui se penchait sur une matière spécifique, en l’occurence les « Rivières de Guinée du Cap Vert », comme d’autres traités du corpus sur cette région, avec un certain degré de détail et d’approfondissement. Si on suivait l’ordre du routier maritime et fluvial, on respecterait surtout le chantier de la description régionale ou chorographique, avec les rivières et les accidents géographiques selon la séquence des royaumes, provinces ou autres divisions administratives. La perception de la complémentarité, pas seulement hydrographique mais aussi politique et économique, de la côte avec l’intérieur suivait celle des informateurs africains, surtout des marchands qui connaissaient les réseaux qui liaient la région. Pour en savoir plus, il fallait accéder aux informations, directe ou indirectement issues de ces marchands. Mais l’écriture rendait aussi l’obligation de suivre les canons littéraires historico-géographiques. Le traité d’Almada comme d’autres descriptions semblables étaient considérées par ces contemporains comme des ouvrages de Chrographie, de Géographie mais aussi d’Histoire. À un catalogue du XVIIème siècle, parmi les autres labels, son traité est classifié comme « Histoire de la côte de Guinée »284. À l’époque, faire 280 V. A. DONELHA, Description de la Serra Leoa et des Rios de Guiné et du Cabo Verde (1625), introd., notes et appendices par Avelino Teixeira da Mota ; notes par P. E. H. Hair ; trad. française par Léon Bourdon, Lisbonne, Junta de Investigações Científicas do Ultramar, 1977. Sur le profil de Donelha voir l’introduction de A. T. da MOTA et J. S. HORTA, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 81-101. 281 V. Francisco de Lemos Coelho, in D. PERES (éd.), Duas Descrições Seiscentistas da Guiné de Francisco de Lemos Coelho, 2ème éd., Lisbonne, Academia Portuguesa da História, 1990 [descriptions de 1669 et 1684]. Sur de profil de Lemos Coelho, voir J. S. HORTA, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 126-142. 282 En parlant des récits de Almada, André Donelha et Francisco de Lemos Coelho, j’ai mis « Portugais » entre guillemets. J. S. HORTA, “Evidence for a Luso-African Identity in ‘Portuguese’ Accounts on ‘Guinea of Cape Verde’ (Sixteenth-Seventeenth Centuries)”, History in Africa, vol. 27, 2000, p. 99-130. Un sujet que j’ai développé pour une thèse, achevée en 2003 et publiée en 2011, à laquelle ces auteurs sont intégrés dans un corpus textuel hétérogène sur la « Guinée du Cap Vert ». J. S. Horta, A "Guiné do Cabo Verde", op. cit. 283 Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde : histoire d'une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004, passim. 284 “História da costa de Guiné”: J. S. Horta, A ”Guiné do Cabo Verde”, op. cit., p. 285-286. 161 l’Histoire voulait dire fixer largement les mémoires présentes et passées par une écriture basée sur l’autorité de qui a été présent ou peut en savoir.285 En fait, aux XVIème et XVIIème siècles c’est dans l’«Histoire géographique» que sont inclues les chorographies, aussi bien que les récits de voyage ou les relations de découverte. Au début du XVIIIème siècle nous rencontrons une catégorie proche de celle-ci, la Geographia Historica laquelle: […] rend compte des noms des Royaumes, des provinces et des villes, et des nouveaux noms qu’ils ont pris avec les invasions de nations étrangères, avec la déclinaison et le changement des propriétaires terriens, des domaines de l’empire et de toutes les révolutions et variétés de ces choses sublunaires.286 On ne pourrait pas décrire les “Rivières de Guinée” et leurs habitants sans faire leur histoire. Au moins, écrire sur "les choses remarquables qui se sont passées entre eux", selon les termes d'Almada, dans le prologue de son traité 287. Les topiques mentionnés dans la définition ci-dessus sont bien présents dans — et souvent organisent — les descriptions surtout d’Almada et de Donelha : les noms des « nations » et des royaumes, le changement de ces noms et les royaumes qui changent de mains en conséquence des migrations/invasions des Mane (« Manes »/Mani) à la Sierra Leone288 au milieu du XVIème siècle, mais aussi, un siècle avant, les migrations et la guerre des Peuls du Fuuta Tooro qui traversent le Jolof jusqu’au terrain des Biafada, par exemple. Mais les auteurs des descriptions de la matière guinéenne se sont heurtés à un obstacle essentiel à accomplir les canons historico-géographiques qu’ils devaient respecter: l’absence de mémoire historique écrite — ou l’impossibilité d’y accéder par un outsider — dans les sociétés qui font l’objet de leur discours. C’est justement à cause de la difficulté de fixer la mémoire vis-à-vis des "Noirs de notre Afrique", c’est-à-dire de faire "Histoire de la Guinée", qu'Almada a initié son traité, à un passage connu, mais qui mérite d'être revisité, à deux reprises, à partir de la version du Manuscrit du Porto: Parmi les Noirs de notre Afrique, il n'y avait pas d'écrivains, pas plus qu'on ne l'utilisait pour écrire quoi que ce soit qui puisse être lu, car parmi ces gens, il y a des Noirs considérés comme religieux, appelés bixirins, qui écrivent sur papier et dans des livres reliés feuille, mais de telle manière leurs écritures sont telles qu’elles ne peuvent pas servir les autres, ni que par les autres soient mieux compris que par ceux qui les écrivent, car ils sont plus certains signes et certains concepts que des lettres intelligibles.289 Ce que Almada veut dire, implicitement, c'est donc que les témoignages écrits qui perpétueraient l'Histoire des Africains ne seraient pas accessibles à tout le monde. En vrai, comme affirme Jean Boulègue, « En Afrique de nombreux États […] n’ont pas disposé ou voulu disposer de l’écriture, de moins pour les récits historiques. » et pour le contexte de la Sénégambie islamisée, jusqu’au XVIIIème siècle, « L’écriture, en même temps que la langue arabe, était réservée Maria Tereza AMADO, A Língua do Ver na Espanha dos Áustrias: criação de memória e fixação de ideais, thèse de Doctorat en Historiographie, Universidade de Évora, 1997, p. 57, 157. 286 Rafael BLUTEAU,Vocabulario portuguez e latino, t. 4, Coimbra, Real Colégio das Artes da Companhia de Jesus, 1713, p. 58 (traduit par nos soins). 287 Tratado Breve, op. cit., p. 1 (traduit par nos soins). 288 La catégorie des sources portugaises anciennes « Serra Leoa » ne correspond pas à la actuelle Sierra Leone, en se projetant pour le nord jusqu’au cap Verga en Guinée-Conakry. J’écris Sierra Leone pour une signification plus spécifique, plus proche de l’actuel pays africain. 289 ALMADA, Tratado, p. 1 (traduit par nos soins) 285 162 à la religion et, de façon sporadique, aux relations diplomatiques […] »290. Les recherches systématiques entreprises par Thiago Mota sur les textes européens du XVème au XVIIème qui rapportent l’usage islamique de l’écriture en Sénégambie le confirment291. Dans le cas de ce passage d’Almada, le rôle de ces religieux musulmans était celui d’instruire les enfants dans le Coran292 et l’écriture en était un moyen indispensable. Selon Yoro Fall, André Álvares de Almada a été le premier auteur, du moins dans le contexte africain, à mentionner la relation entre oralité et écriture, affirmant que le temps consommait la mémoire des événements et le premier à tenter d'écrire un « texte oral »293. En effet, Almada a tiré les conséquences de l'impossibilité de recourir à la mémoire historique écrite : [...] et tel qu'il est, on ne peut pas savoir les choses remarquables qui se sont passées entre eux, bien que leur coutume est de les rapporter par histoires; parce que la mémoire des hommes ne peut pas comprendre beaucoup de choses, s’il est bien compris que tout est compris par la mémoire, on ne peut pas en retenir tant que la continuation du temps ne le passe pas et ne le consomme pas, de sorte que nous ne pouvons pas en savoir plus que ce qu’ils retiennent maintenant en mémoire; parce que ceux qui dans ces temps anciens ont passé, bien que digne d'un nom éternel, les temps l’ont consommés294 Almada a ressenti le besoin de préciser les circonstances qui ont rendu très difficile la tâche d’écrire sur les faits historiques notables des Africains ce qui était bien son intention. Cependant, indirectement, il justifiait le recours à des "histoires" orales, au manque d'écriture. En effet, le texte qui, en première lecture, semble nier la possibilité d'une reconstitution historique basée sur la mémoire orale laisse en réalité une ouverture ("bien que", à l’originel portugais, « posto que », c'est-à-dire malgré) à accepter de ce qu’on appelle aujourd’hui traditions orales et, en général, histoires orales africaines comme sources valables pour la construction du savoir sur la « Guinée ». C'était la "solution" disponible et celle que, soit lui, soit Donelha et d’autres auteurs, mettront en pratique tout au long de leurs travaux. Si l’écriture de l’Histoire devrait être basée sur l’autorité des témoins, Almada n’en doutera pas de choisir des informateurs africains, au même niveau des portugais qui avaient l’accès à ces connaissances parce qu’ils vivaient en « Guinée » ou y voyageaient souvent: [...] et surtout je me suis bien informé de tous les doutes, de nos hommes, praticiens dans les dites contrées, et des Noirs eux-mêmes, m'informant de ce qui s'est passé dans les dites contrées [et des autres topiques de la description] […]295 J. BOULÈGUE, “La dimension temporelle dans les récits historiques oraux en Afrique de l’Ouest”, in Gayibor, Dominique Juhé-Beaulaton, Moustapha Gomgnimbou (dir.), L’Écriture de l’Histoire en Afrique, op. cit., p. 419-425, p. 420. 291 Voir Thiago H. MOTA, « The Ivory Saltcellars: A contribution to the history of Islamic expansion in Greater Senegambia during the 16th and17th centuries », Afriques [En ligne], nº 10, 2019, mis en ligne le 23 décembre 2019, consulté le 10 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/afriques/2406; DOI: https://doi.org/10.4000/afriques.2406, p. 13-26 et id., História Atlântica da Islamização na África Ocidental: Senegâmbia, Séculos XVI e XVII, thèse de Doctorat en Histoire de l’Afrique et Histoire Sociale de la Culture, Université de Lisbonne et Université Fédéral de Minas Gerais, mars 2018. 292 Th. H. MOTA, “The Ivory Saltcellars [...]”, p. 30. 293 Sur le concept de “texte oral” voir K. BARBER, The Anthropology of Texts, op. cit., chap. 3 et 4, p. 67 et sv. 294 ALMADA, Tratado, pp. 1-2 (traduction par nos soins et soulignement ajouté). 290 295 Ibidem. 163 Ainsi, non seulement fondamentale est la manière dont les connaissances sur le présent et le passé de l’Ouest africain ont été intégrées aux descriptions — avec le recours à l’oralité africaine — mais aussi la nature même de ces connaissances. Des auteurs tels que Almada, Donelha, Lemos Coelho, et même des écrivains anonymes se sont intéressés à décrire l’histoire des peuples, des unités politiques et des institutions de la région. Dans une certaine mesure, ils ont fait preuve d'un respect considérable pour la perspective africaine sur ces sujets, une perspective qu'ils ont cherché, à leur manière, à enregistrer. L’impact des voix africaines sur la description d’Almada est énorme. Il y a même des chapitres entiers ou presque qui sont ancrés sur des récits africains. Suivant la numération des chapitres du manuscrit du Porto, nommément : I (sur les Wolof et la dislocation du Grand Jolof) ; VIII (sur Masatamba « roi » de Kasa/Casamança et sa relation avec les dignitaires musulmans) ; XVI, XVII et XVIII (tous les trois sur la conquête de la Sierra Leone par les Mane/Manes). Un impact semblable aussi à la description de André Donelha, avec cinq chapitres avec la même sorte d’emprunt : 5 and 6 (sur l’origine des Manes, de l’empire de Mandimansa et de la conquête des Mane) ; 9 (sur la dislocation du Grand Jolof) ; 12 (sur la migration/invasion du roi peul Dulo Demba, du Fuuta Tooro jusqu’aux terroirs Biafada), 14 (sur la justice du roi Masatamba de Kasa de protection au tangomaos ou lançados). Les « événements mémorables » de la Serra Leoa sont les grands protagonistes des deux récits. Ce n’est pas au hasard : Cet espace était désiré par les cap-verdiens dans leur dessein d’y fonder un établissement, voir même, de le coloniser, suivant l’exemple du Brésil. C’était un vieux projet de l’élite marchande et agraire des îles, dont les traités de ces deux membres de cette élite ont été un instrument d’affirmation, jamais accompli à cause de l’opposition de la Couronne portugaise mais aussi d'une réceptivité douteuse de la part des souverains locaux296. C’est sur des passages cruciaux du chapitre XVI d’Almada sur les Mane et la Sierra Leone que je donne l’exemple d’une forme d’appropriation des sources orales africaines laquelle, à mon avis, les historiens doivent prendre la précaution d’évaluer les conséquences. Selon les sources écrites des migrations/invasions Mane,297 Almada inclut, analysées par Paul Hair, Voir Maria Emília MADEIRA SANTOS, As estratégicas ilhas de Cabo Verde ou a “fresca Serra Leoa”: uma escolha para a política de expansão portuguesa no Atlântico, Lisbonne, Instituto de Investigação Científica Tropical, CEHCA, 1988 et P. E. H. HAIR, “The abortive Portuguese settlement of Sierra Leone 1570-1625”in Africa Encountered: European Contacts and Evidence, 1450-1700, Aldershot, Variorum, 1997, III, pp. 171-208. Voir aussi J. S. HORTA, A “Guiné do Cabo Verde”, op. cit., chap. 2.4. 297 Il y a eu toute une longue discussion à l’historiographie sur l’origine et l’identité des Manes/Mani des sources européenes et sur la nature des mouvements : invasions ou migrations. En parlant des “so-called Mane invasions” Paul Hair finit par accepter qu’ils y avaient « Mandespeakers present, as well as Vai-speakers and speakers of non- Mande languages”, P. E. H. HAIR, “From language to culture: some problems in the systematic analysis of the ethnohistorical records of Sierra Leone region”, in R. P. Moss and R. J. A. R. Rathbone (éd.), The population in African Studies, Londres, Frank Cass, 1975, p. 77. Paul Hair va reprendre plus tard la thèse que les mouvements des Mane à la moitié du XVIe siècle ne semblaient correspondre à proprement dire à une migration, ce qu’on va commenter en avant. Cf. P. E. H. HAIR An interim and makeshift edition of André Álvares de Almada's Brief Treatise of the Rivers of Guinea, traduction anglaise d’un variorum du Tratado breve dos Rios de Guiné (c. 1594), introduction et notes par P. E. H. Hair et Jean Boulègue, 2 vols., Univ. de Liverpool, 1984 ,vol. 2, p. 16/5 (pour les annotations de ce vol., dorénavant Brief Treatise). Les longs commentaires de P. E. H. Hair à sa traduction anglaise de Almada, Brief Treatise, restent les plus détaillés interprétations de Almada et des sources écrites sur le sujet des Mane. Un des sujets de la discussion est la chronologie des migrations des Mane et l’identité des Vai. Entre autres titres, voir la critique de Y. PERSON à Walter Rodney in « Ethnic Mouvements and Acculturation in Upper Guinea Coast since the fifteenth century », African Historical Studies, vo. IV, nº 3, 1971, 296 164 […] il semblerait que les Manes aient commencé leur invasion de la région de la Sierra Leone peu avant 1550, et qu'au début des années 1560, ils contrôlaient les districts autour des basses rivières Sierra Leone et Scarcies, et avançaient vers le nord et le nord-est.298, un procès qui aurait commencé des générations avant, conformément aux informateurs africains de ces sources. Dans une étude d’ensemble sur la question, Andreas Massing affirme que Almada aurait été renseigné par les Sapi (Sapes : le nom général des sources portugaises donné, avant l’arrivée des Mane, aux habitants de la Serra Leoa) que les Mane venaient sur leurs terres depuis plusieurs siècles pour faire la guerre299. Et il ajoute : Almada (1964, 131, 138 [en fait 132]) et ses informateurs soulignent à plusieurs reprises que les Mane sont venus dans la région de manière récurrente depuis des temps anciens, circonstance qui a été négligée par les auteurs précédents sur la question de Mane et que, comme Almada, nous n'avons aucune raison de rejeter300 En associant les mouvements des Mane aux marchands Mandinka, par leurs routes de commerce, l’historien affirme que ceux-ci « venaient ‘pour des centaines et centaines d’années’ comme précisé au récit d’Almada »301 De même, à la traduction anglaise de Paul Hair on lit « century after century»302. Mais, en fait, ce qu’on lit à Almada, est plutôt “de cent en cent ans” ou « tous les cent ans » (“de cem em cem anos”)303. Cette traduction littérale est importante pour comprendre le raisonnement d’Almada et sa stratégie d’appropriation. Celle-ci nous amène à questionner la valeur de cette formule pour déterminer la chronologie des événements rapportés dans les traditions orales. Ce sont précisément ces passages attribués par Almada aux informateurs Sapi que je veux réexaminer, en les plaçant dans le contexte de la rédaction du traité. 3. André Álvares de Almada et les histoires africaines sur les « Manes »304 p. 669-689. Voir aussi A. JONES, « Who were the Vai ? », The Journal of African History, vol. 22, nº 2, 1981, p. 159-178 et A. W. MASSING, « The Mane, the Decline of Mali, and Mandinka Expansion towards the South Windward Coast », Cahiers d’Études Africaines, vol. 25, nº 97, 1985, p. 21-55. La discussion est encore ouverte. 298 “[...]It would seem that the Manes began their invasion of the Sierra Leone region little before 1550, and that by the early 1560's they were in control of the districts around the lower Sierra Leone and Scarcies rivers, and were advancing North and North-East.”, P. E. H. HAIR, Brief Treatise, p. 16/2. Voir surtout A. DONELHA, op. cit., p. 108 et ALMADA, Tratado, p. 131. 299 « According to the old Sape these Mane had been coming to their lands for several centuries to make war”, A. W. MASSING, op. cit., p. 24 (soulignement ajouté). 300 “Almada (1964, 131, 138 [en fait 132]) and his informants stress repeatedly that the Mane have come to the area recurrently since ancient times circumstance which has been overlooked by previous authors on the Mane question and which like Almada we have no reason to reject”, A. W. MASSING, p. 24, n. 4 (traduit par nos soins; soulignement ajouté). 301 “have been coming ‘for hundreds and hundreds of years’ as was stated in Almada’s account...” A. W. MASSING, op. cit., p. 37 (traduit par nos soins). 302 Cf. P. E. H. Hair, Brief Treatise, vol. 1, p. 16/2. 303 ALMADA, op. cit., p. 131 et 132. 304 Les écrits des jésuites, les Pères Baltasar Barreira supérieur de la mission du Cap Vert au début du XVIIème siècle et, surtout, Manuel Álvares, dans son ouvrage Etiópia Menor e Descripção Geographica da Província da Serra Leoa (c. 1615) ne seront pas l’objet de mon observation. Tous les deux on pris, largement, comme point de départ le traité de André Álvares de Almada et il faudrait une comparaison systématique entre les différents manuscrits pour les inclure dans cette analyse. C’est une recherche en cours d’achévement. Mes recherches antérieures, en dialogue avec les études de Paul Hair, ont permit déjà de conclure que le manuscrit plus utilisé para ces jésuites correspond à une version abrégée tu traité de Almada : le cód. 525 gardé à la 165 Le début du chapitre XVIe introduit l’histoire des « invasions » des Mane. Juste avant qu’il la raconte, à travers une articulation, en une seule séquence, de différentes histoires orales qu’il a enregistrées, il entame un discours exogène à ces histoires. Pourtant ce discours encadre son interprétation de ce processus historique et de ces mêmes sources orales. La Serra Leoa étant tranquille et ses habitants heureux, car s'il y avait une bonne terre parmi les Noirs, c'était bien celle-ci, abondante de toutes choses; ceux qui allaient en Guinée, sans y aller, croyaient qu'ils n'avaient rien vu de ces contrées, comme parmi nous l'Italie [et] la France; ainsi ceux qui conquéraient et faisaient le commerce croyaient n’avoir rien vu de ces contrées qu'après l'avoir vue; car en plus d'être très abondante de tout, et d'avoir beaucoup de bonnes choses, c'était un abri et un refuge pour beaucoup, car en y allant, sans rien [de plus] les hommes se soulevaient. Il semble que pour certains péchés occultes de cette nation, bien que Païens, le Faiseur des choses ait voulu les punir afin qu'ils soient plus abattus que toutes les autres nations de Guinée. Et pour cela, si je puis dire, Il n'a pas voulu le faire faire par d'autres, mais par [ceux de] leur nature même, car même s'ils ne sont pas de la même nation, lorsqu'ils y sont arrivés, ils se comprenaient déjà [les uns les autres]; Il n’a pas voulu envoyer des Caraïbes des Indes ou le païen du Brésil, car quoiqu’ils sont des barbares, ils sont d'une couleur différente; il ne voulait pas non plus envoyer des animaux féroces avec lesquels il pourrait bien les punir, mais [le faire] avec ceux de leur propre nature et couleur, et pour que ce soit la plus grande stupeur, quand ils sont arrivés au pays de ces Sapes, ils se comprenaient déjà bien les uns les autres305 . L’explication de l’invasion des Mane donnée par Almada est, certes, providentialiste. Un châtiment par Dieu des peuples « barbares » habitants de la Sierra Leone. Mais il faut aller plus loin. Ce n’est pas un châtiment quelconque. Pour lui le cœur de la question n’est pas la « barbarie » des habitants qui ont souffert les razzias mais leur « péchés occultes » et la façon de les punir selon les desseins divins insondables306. Pour Almada, être puni par des peuples semblables dans la « nature barbare », la couleur et la langue serait la suprême humiliation de ceux qui, en contraste, vivaient dans un pays où il ne fallait que y aller pour se « soulever ». En fait, l’explication des invasions des Mane est issue d’un schéma de la culture classique. Les dieux — le «Faiseur des choses» — devant les hommes qui à un moment donné étaient triomphants, prospères et heureux — les «habitants heureux» dans une terre d'abondance, où «les hommes se soulevaient» — les font tomber à un autre moment, humiliés – «abattus» par ceux qui voulaient et cherchaient leur pays. C'est une idée qui se répète à plusieurs reprises chez Hérodote, dont l'illustration emblématique est celle de l'histoire de Crésus. Ainsi, Sólon avertit Crésus: “[...] car il y a eu déjà beaucoup des gens à qui la destinée [le divin] a laissé voir le bonheur et qu’elle a renversés de fond en comble”307. Le bonheur excessif des hommes les mène à une sorte de hybris qui est punie par les dieux: “car la divinité aime rabaisser tout ce qui Bibliothèque Nationale de Lisbonne. Soit Barreira, soit Álvares reflètent, en partie, la lecture de Almada sur l’invasion de Manes à la Sierra Leone. Cf. J. S. Horta, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 227-228 et 232-235. 305 ALMADA, Tratado, p. 130 (traduit par nos soins; soulignement ajouté). 306 Almada reprend cette explication plus loin dans ce chapitre: “mas como fica dito, parece que permitia Deus castigar-se esta nação dos Sapes desta maneira [i.e. esclavage, canibalisme, violation des tombes, etc]”. Cf. ALMADA, Tratado, p. 133. 307 HERÓDOTE, 1.32.9. Philippe-Ernest Legrand, éd. et trad., Hérodote. Histoires. Livre I Clio, Paris, Les Belles Lettres, 1946, p. 51. 166 s’élève.”308, maintenant préservée la frontière avec les hommes. Cet épisode est paradigmatique de la philosophie de l'Histoire d’Hérodote et d’autres auteurs de la Grèce ancienne.309 Au traité d’Almada on ressent, donc, l’influence d’Hérodote, soit par la lecture directe, soit par le biais des progymnasmata, les exercices de réthorique qui étaient courants à l’enseignement moyen à son époque, dans le but d’apprendre à faire une description ou à construire une narrative310. L’intention de Almada est claire. D’un côté, comme dans d’autres chapitres du traité dédiés à la Serra Leoa, la stratégie de son discours le conduit à valoriser cet espace comme potentiel espace de peuplement : un pays extrêmement fertile et auquel on peut prospérer à l’aise. D’un autre côté, il fallait raconter l’histoire des événements plus mémorables : l’arrivée des Mane et les conséquentes destructions et violence sur les Sapi. Mais la raconter de manière qu’il ne fût pas incompatible avec l’agenda cap-verdienne de fonder un établissement à la Sierra Leone. Il fallait rassurer les autorités à Lisbonne et à Madrid, et ses lecteurs en générale, que le caractère violent, surtout la censée pratique de cannibalisme ou plutôt d’anthropophagie rituelle, surement un topos que les traditions orales associaient aux invasions Mane, mais aussi une pratique probablement réelle associée à la guerre en ce contexte311, étaient presque disparus à la Sierra Leone312. Ensuite, Almada raconte ce qu’il a écouté chez les vieux Sapi (“Sapes antigos”), entremêlé de commentaires moraux sur les Sapi et leurs bourreaux, les Mane/Sumba.313 Entre ces informateurs sapi il y aurait des Temne, hommes libres et esclaves depuis libérées par son statut royal, réfugiés, achetés ou emprisonnés, au contexte des invasions, et conduits à l’île de Santiago du CapVert.314 Cette nation de ces Noirs [Manes] qui sont venus avec la guerre contre ces autres, on les appelle communément Sumbas. Aujourd'hui, il n'y a aucune certitude quant à leur origine, ni qui sait où ils ont commencé à marcher avec leur armée, car 308 HERÓDOTE, 7.10e.1. Ph.-E. Legrand, éd. et trad., Hérodote. Histoires. Livre VII Polymnie, Paris, Les Belles Lettres, 1963 (1951), p. 35. Sur le “péché” de hybris, comme idées ou désirs excessifs des hommes punis par les dieux, et son rôle dans la vision de l’Histoire d’Hérodote, cf. M.ª H. R. PEREIRA, “Introdução geral”, Histórias, livro 1º, éd. de José Ribeiro Ferreira et Maria de Fátima Silva, Lisbonne, Edições 70, 1994, p. XXII. 309 Cf. Júlio Caro BAROJA, La aurora del pensamiento antropologico. La antropologia en los clássicos gregos y latinos, Madrid, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, 1983, p. 7677. 310 Sur la formation classique d’Almada, directe ou indirecte, voir P. E. H. HAIR, Brief Treatise, p. 16/2; J. S. HORTA, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 276 et 310-311 et S. GRUZINSKI, Les quatres parties du monde, op. cit., passim. 311 Cf. la discussion faite par P. E. H. HAIR à partir de différentes sources avec des témoignages d’observation directe. “While therefore the accounts of Sumba cannibalism may have been exaggerated, by Europeans, by the Sapes (some of whom ate human flesh themselves before the invasion), and even by the Manes, there can be little doubt that the Mane conquest was indeed accompanied by acts of deliberate anthropophagy, though it is not possible to suggest on what scale they were carried out” (Brief Treatise, p. 16/2). Cf aussi Paul HAIR sur l’anthropophagie avant et après l’arrivée des Manes, in Donelha, op. cit, p. 260, n. 160. 312 Cfr. ALMADA, Tratado, p. 131-132. 313 Sur ces deux catégories Manes/Sumbas d’Almada (et d’autres sources écrites), qui sont soit identifiés, soit différenciés l’une en rapport avec l’autre, et les points de vue contradictoires de l’auteur son identité et ses actions respectives, cf. les commentaires de P. E. H. HAIR, Brief Tratise, p. 16/2 à 16/4. 314 Cf. J. S. HORTA, “Trânsito de africanos: circulação de pessoas, de saberes e de experiências religiosas entre os Rios de Guiné e o Arquipélago de Cabo Verde (séculos XV-XVII)”, Anos 90, vol. 21, nº 40, 2014, p. 23-49, p. 29 et sv. Sur les informateurs d’Almada pour les traditions sur les Manes, cf. P. E. H. HAIR, Brief Treatise, p. 16/1 et sv. 167 jusqu'à présent, qu'il y a plus de quarante ans qu'ils ont conquis la Sierra Leone, les Sapes n'ont pas vu plus que l'avant-garde de cette armée, et son arrière n'est pas encore arrivée. Les anciens Sapes disent que tous les cent ans, ces nations arrivent sur ce pays avec la guerre; il y doivent parler la vérité et d'après ce que nous conjecturons, il me semble que ce que disent ces noirs est vrai, car à partir de l’ère de cinquante [1550], ces noirs sont entrés en Guinée, avec plus d'élan et de férocité qu'on ne l'a jamais vu. [...]; il me semble que par férocité et témérité leur a fait manger [la chair humaine] les soldats qu’ils amenaient, car les Manes eux-mêmes ne la mangent pas. Je reviens à ce que disent ceux de cette nation, que tous les cent ans cette guerre arrive dans ces régions, parce que lorsque ces Sumbas sont venus sur cette terre, il y avait une nation de noirs qui mangeait déjà de la chair humaine; il semble que ça devrait rester d'une autre guerre comme celle-ci, qu'ils ont déjà eue; car il y a plus de quarante ans, ils ont commencé à conquérir cette terre. Et comme ils l'ont trouvé bonne, ils se sont arrêté et l'ont habité et en sont les résidents; et ils ont dit à l'arrière qu'ils ne marchent pas en avant, parce qu'ils prendraient possession de la terre pour eux-mêmes. Et de celle-ci ils envoient les droits réels qu'ils appellent marefe dans la langue de la terre, et ils ne mangent plus de chair humaine que peu nombreux d’entre eux, ni ne sont nommés par Sumbas, mais Manes. Et sont déjà communément appelé Sapes pour tous.315 Sur la transformation identitaire des Manes/Sumbas en Sapi on reviendra. Dans ces passages la nature cyclique du temps historique est frappante, exprimée dans la cadence centenaire des invasions, affirmation qu’il attribue à ses informateurs Sapi, « anciens », dont il fait confiance. Le fait que Almada essaye de reconstituer l’histoire ancrée dans la tradition orale rend très probable que l’existence d’incursions répétées se trouve dans ces traditions, comme on confirmera par une autre version. Trois fois, à la même section du chapitre, Almada utilise la formule “tous les cent ans” ou plus littéralement « de cent en cent ans » et insiste que ça correspond à une affirmation des informateurs africains, dont la vérité il ne ferait qu’accepter. Pourtant, c’est difficile de croire qu’une telle conception de temps, avec des cycles de cent ans, aurait été issue des vieillards africains qui lui ont raconté l’histoire. En fait, parmi les auteurs des sources écrites qui racontent les mêmes événements, Almada et le seul à mentionner des siècles: aucun autre récit de l’époque que nous connaissions issu des traditions orales soit Sapi, soit Mane en fait mention. À notre avis le temps pensé par centaines de siècles n’est qu’une interprétation d’Almada et encore moins la fréquence chronologique pendulaire des invasions. “Esta nação destes negros [Manes] que vieram com a guerra sobre estes outros, chamamlhe[s] todos vulgarmente Sumbas. Hoje não há certeza donde começou a origem deles, nem quem saiba donde começaram a marchar com o seu exército, porque até agora, que há mais de quarenta anos que conquistaram a Serra Leoa, não viram os Sapes mais que a vanguarda deste exército, e a sua retaguarda até hoje não [é] chegada. Dizem os Sapes antigos que [de] cem em cem anos vêm estas nações a esta terra com guerra; devem de falar nisto verdade e pelo que imos conjecturando, parece-me que é verdade o que dizem estes negros, porque da era de cinquenta por diante, entraram estes negros neste Guiné, com maior ímpeto e ferocidade que jamais se viu. [...]; parece-me que por ferocidade e temeridade a [carne] faziam comer à soldadesca que traziam, porque os próprios Manes a não comem. Torno ao que dizem os desta nação, que de cem em cem anos vem esta guerra a estas partes, porque quando já vieram estes Sumbas a esta terra, havia uma nação de negros que já comiam carne humana; parece que deviam ficar de outra guerra como esta, que já tiveram; porque há mais de quarenta anos começaram a conquistar esta terra. E como a acharam boa fizeram alto nela e a habitam e são moradores dela; e passaram palavra à retaguarda que não marchassem avante, porque tinham a terra por sua. E dela mandam os direitos reais que eles chamam na língua da terra marefe, e não comem já carne humana senão muito poucos, nem se nomeiam por Sumbas, senão Manes. E é já vulgarmente chamado de todos Sapes.” Almada, Tratado, p. 130-131 (traduit par nos soins, soulignement ajouté). 315 168 Dans les lignes suivantes du même manuscrit du Porto, il y une autre version, qui est présentée par Almada comme complémentaire à cette idée cyclique: Ils peuvent, à certains temps, ces rois, qui habitent et peuplent cette terre, échouer à accomplir l’ envoi des droits royaux aux Rois et aux Capitaines qui sont restés derrière, et [ceux-ci] marcher à nouveau avec une autre armée et les mêmes gens, et qui viennent manger ces derniers qui ont déjà oublié par quoi ils ont commencé, et [sont] considérés Sapes; et ainsi qu’il reste comme vrai, comme ils disent, que cette guerre arrive tous les cent ans; en tout cas, cette armée étonnante est entrée au pays des Sapes, mangeant les vivants et déterrant les morts316. La première partie de la citation, en complétant la fin de l’antérieure, donne une version, brève, de l’arrivée des Mane qui est acceptée mais en même temps releguée au second plan, insistant plutôt sur l’idée essentielle qu’il veut transmettre : que tout ce bouleversement ne se passait que tous les cent ans. Un autre aspect très important est ajouté, bien qu’il soit afférent de ce schéma temporel: l’origine exogène et éphémère de l’anthropophagie dont la présence à la Sierra Leone est réduite à chaque cycle de cent ans. Le reste du chapitre articule des explications de Almada sur l’origine et identité des Mane avec des informations orales issues de Portugais et d’autres histoires africaines qu’il n’est pas possible de développer dans l’espace de cet article. Cette deuxième version des événements soit dite en passant, au manuscrit du Porto (1594) et à celui de Lisbonne (de c. 1592-1593), est la seule version choisie pour le résumé du traité telle qu’on peut la lire au manuscrit 525 de c. 1596 317. Cette version, semble bien plus proche des enjeux de mémoire des informateurs et est le miroir d’un contexte politique régional de la Sierra Leone : […] Et avec l’arrêt de la guerre, et de l'exercice militaire, ils ont laissé [les Manes] l'habitude inhumaine de manger les gens et il y a rarement ceux qui en mangent aujourd'hui, avec les premiers conquérants qui l'avaient et leurs enfants déjà morts, en se considérant déjà comme nés au pays [« naturais »], et donc ils ne sont plus appelés Çumbas [ie Sumbas], sinon Manes. Cependant, il y a encore des Capitaines encore en vie, et parmi les principaux, le Roi de Mitombo, appelé Farma, et tous ceux-ci payent les tributs appelés Marefe au Roi, qui est venu en tant que général de toute l'armée, qui disent certains être une femme, et les envoient tous les années. Les Sapes supposent que lorsqu'ils ne parviendront pas à envoyer [les tributs au roi] ils marcheront avec le reste de l'armée, qui est restée en arrière, et qui fera de même que ces Sumbas, ayant pour ennemis tous les habitants de la Serra, car ils affirment entendre dire à leurs grands-parents, qu'en leur temps ils y a eu une autre persécution similaire de Sumbas et qu'après les conquérants étaient « naturels », l'habitude de manger les gens oubliée et les tributs pas payés à qui ils doivent, cette [invasion] est venue à l’année 1550, qu'ils ont souffert, et donc ils craignent une autre, et d'autres à chaque fois que les occasions soient les mêmes, celles-ci sont ordonnés au même but, parce que le paiement des tributs n'est pas si continu, et les rois commencent à avoir des “Podem por tempos não cumprirem estes Reis, que habitam e povoam esta terra, com mandarem os direitos reais ao[s] Reis e Capitães que atrás ficaram, e tornarem a marchar com outro exército e com a mesma gente, e que venham comer a estes, que já esquecidos do com que começaram, e [são] tidos por Sapes; e desta maneira fique sendo verdade, como eles dizem, vir esta guerra de cem em cem anos; seja como for, entrou este espantoso exército na terra dos Sapes, comendo os vivos e desenterrando os mortos.” Almada, Tratado, p. 132 (traduit par nos soins, soulignés ajoutés) 317 Ce manuscrit est un texte autonome qui est bien plus qu’un simple résumé des autres manuscrits, incluant des nouvelles informations. Sur les questions d’origine, remaniement et circulation de cette version, voir J. S. HORTA, A ’Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 194-207. 316 169 conflits, et la guerre entre eux.318 Dans cette version rien est dit sur une mesure du temps en siècles ou périodes de cent ans, même si on ressent une certaine cyclicité des événements dans la façon dont Almada interprète la tradition. Selon les traditions, ou selon Almada, les habitants oublieraient la pratique anthropophage et en même temps oublieraient de payer les tributs à la chaîne de pouvoir à laquelle les dignitaires de la Sierra Leone appartenaient ; moment auquel ils souffraient une nouvelle razzia. Il s'agit ici, comme dans la première partie de l'avant-dernière citation, de la justification de l'invasion des Manes du milieu du XVIe siècle en raison de l'existence de relations de subordination politique. Exprimé par le paiement des tributs, ce lien politique était soutenu par des relations prédatrices exercées par un souverain/souveraine des Manes qui restait à des régions plus lointaines, dont la localisation et identité politiques sont l’objet de discussion historiographique319, de l’intérieur à l’Est, au coeur du Mandé, ou de la côte plus au sud de la péninsule de la Sierra Leone320. Cette obligation de payer des tributs devrait être accomplie aussi par le farma de Mitombo (situé auprés de l’actuel Porto Loko, à 30 lieues du estuaire)321, lequel, selon la tradition enrégistrée et remaniée cidessus, avait des liens d’allégeance envers les envahisseurs, et aussi bien les autres farmas manes et les populations Sapi sous leur autorité. Le récit ajoute une autre donnée politique concrète : il y avait des disputes de pouvoir entre les farma — ce que pourrait arriver, par exemple, entre le farma de Mitombo et le farma de la péninsule de la Sierra Leone322— et qui affaiblissait la chaîne de dépendance du pouvoir mane plus lointain. On peut dire que la version de c. 1596 était plus proche de l’explication donnée par les vieillards sapi, plus d’accord 318 “[...] e com a descontinuação da guerra, e do exercício soldadesco forão deixando [os Manes] o inhumano costume de comer gente e raramente há hoje entre eles quem a coma sendo já mortos os primeyros conquistadores que o costumavam e os filhos destes, tendo-se já por naturaes da terra, e assim não se chamam Çumbas [i.e. Sumbas], se não Manes. Há porém ainda vivos alguns Capitaens, e dos principaes he o Rey de Mitombo, chamado Farma, e todos pagão párias a que chamão Marefe ao Rey, que vinha por general de todo o exercito, que dizem alguns ser mulher, e lhas mandão todos os annos. Presumem os Capes [i. e. Sapes] velhos que quando se deixem de mandar [as párias ao Rei qui était le général de toute l’armée qui a reste em arrière ], marcharà o resto do exercito, que ficou atràs, e que fará o mesmo que estes Cumbas [i. e. Sumbas] fizerão, tendo por inimigos a todos os moradores da Serra, porque affirmão ouvirem dizer a seus Avós, que em seu tempo ouve outra semelhante perseguição de Cumbas e que depois que os conquistadores forão naturaes estava jà esquecido o costume de comer gente e as parias senão pagarão, a quem se devião, veyo esta prezente no anno de 50, que elles padecerão, e assi temem outra, e outras todas as vezes, que as occasioens forem as mesmas, estas se vão ordenando ao mesmo fim, porque o pagamento das parias não hé tão continuo, e os reys começão a ter differença, e guerra entre si”. Bibliothèque Nationale du Portugal, ALMADA, [sans titre], cód. 525, fls. 52v.-53 (traduit par nos soins, soulignés ajoutés) . Cf. aussi l’édition, incomplète et avec le nom trompé de l’auteur, de 1733 de ce manuscrit, dont la transcription a des différences face à l’originel: André Gonçalves [sic, por Álvares] de ALMADA, Relaçaõ, e Descripçaõ de Guiné na qual se trata das varias naçoens de negros, que a povoaõ, dos seus costumes, leys, ritos ceremonias, guerras, armas, trajos, da qualidade dos portos, e do commercio, que nelles se faz, que escreveo o Capitaõ [...], Lisbonne, Miguel Rodrigues, 1733, p. 60-61. 319 Cf. les op. cit. de Y. PERSON, A. JONES et A. W. MASSING et surtout les commentaires de P. E. H. HAIR, Breaf Treatise, 16/4 et 16/5. 320 Une relecture des travaux de P. E. Hair et une deuxième comparaison entre les manuscrits du Porto, de Lisbonne et le Cod. 525 m’a conduit à une révision de mon interprétation préalable ou j’ai identifié le « roi » auquel les tributs étaient payés avec le farma de Mitombo. J. S. HORTA, A ‘Guiné do Cabo Verde’, op. cit., p. 321 Cfr. Biblioteca Pública de Évora, Cód. CIII/2-15, [Relação dos Jesuitas mortos desde 1568 até 1616 em Bragança, Cabo Verde, Guiné, etc., pelo Padre Manuel de Escobar], fls. 178v.-179. P. E. H. HAIR le localize Mitombo aussi auprès de Porto Loko, Brief Treatise, à “20 miles inland”, Brief Treatise, p. 17/2. 322 Cf. P. E. H. HAIR, Brief Treatise, p. 18/8. 170 avec la tradition orale transmise par leurs soins, peut-être mêlée avec des informations d’origine mane. Paul Hair a trouvé la version résumée moins spéculative (”less speculative”)323 et concluait: […] il est possible que l'invasion des Mane ait été moins un mouvement de migration ethnique que les Portugais ne le supposaient, et plus une affirmation ou une réaffirmation d'influence politique324 Il est fort possible que dans le manuscrit du Porto, comme, en fait, dans le manuscrit de Lisbonne, Almada ait essayé d'adapter à un schéma mental cyclique, typique du raisonnement historique des anciens grecs, la temporalité des événements passés des « Sapes » et leur attente que des événements semblables se répéteraient à l'avenir, à chaque fois qu’il y aurait les mêmes conditions politiques. Ce schéma serait étranger à ces traditions orales, mais cela aurait été sa manière d’élaborer et d’interpréter mentalement ce qu’il avait entendu aux vieux africains. Les «cent en cent ans» est une déduction de Almada d'une temporalité africaine marquée par le passage des générations et non par la mesure des siècles. Notre interprétation converge avec celle de Paul Hair, selon lequel: Puisque Almada considère la conquête des Manes comme une discontinuité marquée, il explique cette continuité de la coutume [la supposé pratique cannibale des Sapi avant l’invasion] en supposant que la pratique mangeuse d’hommes avait été amenée en Sierra Leone par une précédente invasion.325 À notre avis, cette vision historique de discontinuité, plus évidente dans les manuscrits de Lisbonne et du Porto du traité d’Almada, s’ancrait dans le fait que l’auteur versait une tradition orale africaine en des termes qui se rapprochaient des conceptions d'Hérodote et, de manière générique, de la philosophie de l’histoire des grecs. Comment expliquer que la version des manuscrits plus complets du traité était si différente de celle qu’on vienne d’interpréter? Notamment le manuscrit du Porto dont la structure des chapitres est organisée d’une telle façon qu’on puisse penser que l’auteur lui voudrait trouver l’imprimatur ? Si le but du traité était soutenir un projet d’établissement à la Sierra Leone, comment pourrait-il argumenter aux cercles du pouvoir ibérique et auprès d’autres destinataires de son traité qu'il valait la peine d'y investir s'il laissait passer une idée d’incertitude politique par le biais des informateurs sapi? La notion que les incursions de peuples réputés de féroces et cannibales pourraient arriver d’une façon continue ou au moins récurrente? Au contraire, pensant à ces incursions par cycles de cent ans, il assurait aux lecteurs du traité qu'il y avait une suffisante marge de stabilité politique et, au fond, de sécurité, près de six décennies, pour les futurs colons cap-verdiens et pour une entreprise de la Couronne portugaise326. Ce qui l'intéressait à souligner 323 Id., Brief Treatise, p. 16/3. […] it is possible that the Mane invasion was less a movement of ethnic migration than the Portuguese supposed, and more an assertion or re-assertion of political influence.”, Id., 16/5 (traduit par nos soins). Cf. tout le raisonnement de Hair dans les p. 16/3 et 16/5. 325 “Since Almada regards the Mane conquest a marked discontinuity, he explains this continuity of custom [la supposé pratique cannibale des Sapi avant l’invasion] by supposing that man-eating had been brought to Sierra Leone by an earlier Mane invasion”, Id.., p. 16/3. 326 Au chapitre 19, le dernier de son ouvrage, Almada fait la liste de l’abondance de la Sierra Leone e son énorme potentiel : au-delà de l’abondance de l’eau, des citrines, il y aurait l’exportation du 324 171 — ou ce qu’il pouvait raisonner — dans la reconstruction du processus historique de la Sierra Leone était la discontinuité avec les violents Manes/Sumbas, inclusif en essayant, même que d’une façon contradictoire, dans son traité, de différentier Manes et Sumbas (cannibales). D’un autre côté — par sa propre initiative ou, probablement parce qu’il l’a trouvé aux traditions et sources orales africaines — il véhiculait qu’à son propre temps il y aurait déjà eu ce qu’aujourd’hui on appellerait un processus « d’acculturation » par lequel, les Manes et descendants des envahisseurs à peine se distinguaient déjà des Sapi. En somme, après la tourmente du début des années 1550 tout restait en paix à Sierra Leone et propice aux plans d’une migration cap-verdienne pour la Sierra Leone pour laquelle son ouvrage (comme celle de Donelha) voulait gagner le soutien de la Couronne portugaise. Pour terminer, il nous manque dire quelques mots préliminaires d’une enquête à poursuivre sur le point de vue des informateurs africains. Ceux-ci n’étaient pas une réalité homogène comme on va voir. Notamment, on doit s’interroger sur la perspective des vieillards sapi, sur leur propre agenda en racontant ces histoires aux auteurs cap-verdiens. Identifiés como temne mais aussi como bullom («Bolões »), un de ceux-ci un « roi » mené à Santiago comme esclave (en fuyant des Mane) — ou il a refusé à accepter la liberté que le gouverneur du Cap Vert lui a offert — Pedro, de nom chrétien y obtenu, dont parle Almada, fut même son principal informateur du chapitre XVII327. Mais nous savons que d’autre versions auraient cours au Cap-Vert : Donelha avait écouté des rapports des Manes faits esclaves et emmenés pour l’île de Santiago du Cap-Vert et on compte ceux-ci entre ses informateurs sur l’histoire des invasions manes328. Vraisemblablement, les détails sur les noms des souverains et des capitaines, des conflits entre eux, de batailles, des routes des Manes, etc, décrits aux deux traités, mais surtout à Donelha, seraient plus probable d’obtenir auprès des descendants des envahisseurs ou à ceux qui ont écoutés leurs histoires. Pourtant on sait aussi que, au moins, Donelha a eu des contacts très proches avec les familles royales temne réfugiés des invasions à São Domingos (à l’actuelle Guinée-Bissau) et à Santiago329. Si nous ne sommes pas surs que Almada ait recueilli des histoires sur les événements directement à des informateurs mane, nous savons bien qu’il les a écoutés à des portugais comme Salvador Homem da Costa qui les avaient accompagnés, luttant du côté de l’armée mane, ce qui est la base de la narrative du chapitre XVIII. Quand, à la fin de ce chapitre, Almada accuse les Sapi de la Sierra Leone d’être « des gens faibles et lâches » (« gente fraca e cobarde ») devant les attaques des Mane, il véhicule indirectement une perspective mane, laquelle il exprimait déjà à un commentaire au chapitre XVI. En même temps il se contredit, en donnant lieu à la narrative de l’ancien souverain Pedro sur le grand courage et réaction des Sapi à un moment donné330… Les accusations mutuelles de cannibalisme seraient aussi, et surtout, un sujet bien sensible de ce conflit de mémoires au contexte cap-verdien. « bois brésil », coton, de l’ivoire, de la cire, d'ambre, de piment (malagueta), de fer, et surtout la plantation du sucre pour laquelle il y avait plein d’esclaves. Cf. Almada, Tratado, p. 148. 327 Cf. Almada, Tratado, p. Sur Pedro, ce souverain bullom esclave à Santiago, cf. J. S. Horta, Trânsitos, op. cit., p. 30-32. 328 Cf. P. E. H. Hair, Breaf Treatise, 16/2; A. Donelha, op. cit., p. 108; J. S. Horta, “Trânsitos”, op. cit., p. 32. 329 J. S. Horta, “Trânsitos”, op. cit., p. 32 et ss. C’est important de remarquer qu’il n’y a aucune évidence d’une lecture du traité de Almada par Donelha, comme Teixeira da Mota a montré à l´édition citée de la description de Donelha. 330 Cf. Almada, Tratado, respectivement les p. 146, 135 et 138. 172 Comme Paul Hair a montré, au récit d’Almada, le point de vue des envahisseurs et des envahis se mêlent, quelques fois de façon incohérente: Comme Almada explique, le terme «Sumba» était un surnom péjoratif faisant référence au cannibalisme de certains des envahisseurs; et il soutient que seuls les éléments non-Mane, en fait, mangeaient la chair humaine et méritaient le surnom. Ainsi, alors que les envahis appelaient tous les envahisseurs «Sumbas», certains des envahisseurs se sont appelés «Manes». D’un point de vue, tous les envahisseurs étaient des «Sumbas», mais de l’autre point de vue, seuls certains l’étaient, peut-être une minorité. Malheureusement, Almada écrit des deux points de vue, de manière contradictoire. Parfois par «Sumbas», il désigne tous les envahisseurs, parfois seulement les éléments non-Mane.331 À notre avis, ces différentes visions pourraient représenter le résultat d’une lutte de mémoires, avec des conséquences au prestige social, et de légitimité par rapport à l’espace public, entre les descendants de Sapi et Manes vivant à l’ile de Santiago. Ici, nous savons que les histoires et traditions orales africaines issues des membres et descendants des élites africaines de la côte de la Sénégambie étaient courantes et socialement valorisées, aussi-bien que ces élites elles-mêmes.332 L’abondance de tous ces différents récits et informations issues de perspectives contrastantes se mêlaient à Almada et peuvent expliquer les difficultés qu’il a éprouvées pour construire une narrative cohérente sur les événements et leurs acteurs. Conclusion Les sources orales africaines n’ont pas mal servi l’agenda cap-verdien et, donc, furent un objet d’appropriation. Le traité d’Almada est un exemple de comment l’agenda de l’élite cap-verdienne s’est approprié des sources orales des Sapi et des Manes. Almada n’avait pas des raisons pour rejeter l’information donnée par les vieux Sapi sur la périodicité centenaire des invasions manes parce que, vraisemblablement, il a lui-même remanié les informations reçues pour en tirer cette conclusion, convenable à son agenda. Il a bien voulu intégrer l’histoire des africains dans son discours, surtout parce qu’il en avait besoin pour écrire son traité et défendre ses objectifs. Mais aussi, dans une certaine mesure, Almada et d’autres auteurs mentionnés, respectaient et ont été fort influencés par des savoirs locaux sur le passé auxquels ils ont donné un rôle prépondérant à la construction de ces récits. Ils véhiculaient, ainsi, pas seulement un discours européen mais aussi des perspectives africaines sur l’histoire de la Serra Leoa. Pour sa part, les informateurs sapi et mane auraient aussi leurs propres raisons pour raconter, de différentes façons, les événements mémorables qui avaient frappé la vie des plus anciens membres de leurs communautés, avec des conséquences sur leurs propres vies. Pour ceux qui avaient participé eux-mêmes aux événements ou qui avaient écouté des histoires sur un passé plus ancien à “As Almada goes on to explain, the term ‘Sumba’ was a derogatory nickname referring to the cannibalism of some of the invaders; and he maintains that only the non-Mane elements actually ate human flesh and deserved the nickname. Thus, while those invaded called all the invaders ‘Sumbas’, some of the invaders called themselves ‘Manes’. From one point of view, all the invaders were ‘Sumbas’, but from the other viewpoint only some were, perhaps a minority. Unfortunately, Almada writes from both viewpoints, inconsistently. Sometimes by ‘Sumbas’ he means all the invaders, sometimes only the non-Mane elements.”, P. E. H. Hair, Brief Treatise, p. 16/2 (traduit par nos soins). 332 Cf. J. S. Horta, “As tradições orais wolof”, op. cit., passim. 331 173 ces parents plus agés — ou à ceux dont l’identité ils se sentaient proches —, raconter ces histoires était un acte d’institution d’une mémoire et d’une légitimité333. Le bon usage des récits dits « européens » doit tenir compte que ceux-ci sont toujours le résultat d’appropriations réciproques, le résultat des agendas croisés, et dont l’auteur n’est pas toujours conscient. C’est-à-dire que les histoires orales que sont racontées à Almada et qu’il enregistre à sa façon, un processus d’appropriation, nous donnent accès à de différentes interprétations des événements. Comme d’autres écrivains de son milieu cap-verdien, il les mêle au dessein d’obtenir un portrait qui ferait du sens pour lui et pour leurs lecteurs. Au cas de la Sierra Leone, il l’a fait d’une façon que ne compromette pas, et, au contraire, soutienne, le projet cap-verdien, jamais accompli, d’y faire une espèce de nouveau Brésil peuplé avec une colonie de « voisins » de Santiago. Pourtant, les voix africaines, témoins de l’historicité sénégambienne, sont toujours présentes et la démarche méthodologique qu’on a poursuivie les rend plus perceptibles. Bibliographie Jean-Louis TRIAUD, “Lieux de mémoire et passés composes”, in J.-P. Chrétien e J.-L. Triaud (éd.), Histoire d’Afrique: les enjeux de mémoire, 1999, p. 11. 333 174