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Carlos Luna

2017, Carlos Luna

à Claudia et Camila to Claudia and Camila C A R LOS LU N A 5 CONTINENTS EDITIONS Coordination éditoriale Editorial coordination Laura Maggioni Direction artistique | Art direction Annarita De Sanctis 5 Continents Editions CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES Piazza Caiazzo 1 PHOTO CREDITS IT – 20124 Milan www.fivecontinentseditions.com P. 9: © Teodoro Ríos P. 10: © Andy Warhol Foundation for the ISBN : 978-88-7439-742-6 Distribution BELLES LETTRES / Traduction en français | French translation Diffusion L’entreLivres Catherine Tron-Mulder Distributed in the United States and Canada by Harry N. Abrams, Inc., Secrétariat de rédaction | Editing New York. Distributed outside the United Anne-Claire Juramie, Andrew Ellis States and Canada, excluding Italy, by Yale University Press, London Photogravure | Colour separation Visual Arts / Artists Rights Society (ARS), New York P. 11: © Estate of Roy Lichtenstein P. 20: Peter Horree / Alamy Stock Photo P. 21: Ariadne Van Zandbergen / Alamy Stock Photo P. 27: © 2017 Artists Rights Society (ARS), New York / ADAGP, Paris P. 30: Photo Researchers, Inc / Alamy Stock Photo Pixel Studio, Milan Achevé d’imprimer en Italie sur les presses de Tecnostampa – Pigini Group Tous droits reservés | All rights reserved Printing Division Loreto – Trevi, Italie, – Carlos Luna. Pour la présente édition pour le compte de 5 Continents Editions, For the present edition Milan en juin 2017 © 2017 – 5 Continents Editions srl Printed and bound in Italy in June 2017 by Tecnostampa – Pigini Group Printing Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. No part of this book may be reproduced or utilized in any form or by any means, electronic or mechanical, includingphotocopying, recording, or any information storage and retrieval system, without permission in writing from the publisher. P. 2: Fernando Armenghol Division Loreto – Trevi, Italy, for 5 Continents Editions, Milan P. 68–69, 99: Denise Lugo P. 180: Fernando Armenghol Toutes les images de Carlos Luna © Carlos Luna All Carlos Luna images © Carlos Luna SOMMAIRE TABLE OF CONTENTS [8] [9] LA « MACHINE VERTE » / CHRONIQUES [ 36 ] UNE VISITE D’ATELIER AVEC CARLOS LUNA D’UNE LÉGÈRETÉ QUOTIDIENNE [ 37 ] A STUDIO VISIT WITH CARLOS LUNA GREEN MACHINE / CHRONICLES OF AN EVERYDAY Jack Rasmussen LIGHTNESS Bárbaro Martínez-Ruiz [ 20 ] L’ESPRIT DANS L’ART DE CARLOS LUNA [ 21 ] SPIRIT IN THE ART OF CARLOS LUNA [ 42 ] CARLOS LUNA / LE PARCOURS D’UN ARTISTE [ 43 ] CARLOS LUNA / AN ARTIST’S JOURNEY Carol Damian Henry John Drewal [ 168 ] CHRONOLOGIE [ 169 ] CHRONOLOGY [ 30 ] L’ART DÉCONCERTANT DE CARLOS LUNA, Camila Luna OU LES FARCES DU VILAIN GARÇON [ 31 ] THE UNSETTLING ART OF CARLOS LUNA, OR THE NAUGHTY BOY’S TRICKS Ramón Alejandro [ 176 ] CURRICULUM REMERCIEMENTS ACKNOWLEDGEMENTS Josi & Carla Eshkenazi Don & Era Farnsworth Camila Luna Jack Rasmussen Clea Fernández Carlos M. Luna José Antonio Rodríguez Ramón Alejandro Fernando Franco Cristóbal Luna Norma Sánchez Nestor Arenas Benjamín Fernández Galindo Carlos Luna Padura Eleonora Stein Enrique & Arminda Aguera Fernanda Gamboa Bárbaro Martínez-Ruiz Emilio & Yolanda Suárez Fernando Armenghol Manuel García Annegreth Nill Tallulah Terryll James Blanchard Cisneros Bienvenido y Margarita Goiburo Ramón Osuna José Villarreal Simona Capasso Shelby James Claudio Pastori José A. Villafranca Ramón y Nercys Cernuda Tomás Kepets Nicholas Price Carol Damian Robert Lennon Don Queralto Les animaux de ma famille My pets Henry John Drawal Denise Lugo Coty Ramírez Churro & Cocoa L A « MACHINE VERTE » / CHRONIQUES D’UNE LÉGÈRETÉ QUOTIDIENNE N BÁRBARO MARTÍNEZ-RUIZ Michaelis School of Fine Art Chaire du département d’histoire de l’art et de discours de l’art é en 1969 à Pinar del Río, à Cuba, Carlos Luna explore dans une œuvre de adeptes de la Regla de Ocha et Oddu par les prêtres d’Ifa – qui a constamment nourri grande envergure l’influence des souvenirs et de l’imagination sur la perception son œuvre. Quoique l’on dispose de compilations écrites de ces textes oraux tradition- temporelle. Son art s’enracine dans la riche culture rurale de Cuba – le Cuba de nellement utilisés lors des cérémonies divinatoires, il n’en existe aucune trace iconogra- sa jeunesse, de ses études universitaires et de ses plus anciens souvenirs. Au fil du phique, et les spécialistes de l’art et de la culture de l’Afrique, de la diaspora africaine temps, Luna a présenté une vision optimiste de l’identité cubaine, enracinée dans la ou des Caraïbes ne sont pas parvenus à un consensus quant à la réalité d’une éven- fierté nationale mais éloignée de ce qu’il considère comme une obsession cubaine pour tuelle expression graphique des scènes et des personnages décrits par la tradition des notions occidentales très politiques et une dépendance excessive à l’égard des ten- Pataki/Oddu. Cependant, à partir de sa propre expérience mais aussi de fragments dances extérieures de l’art contemporain. Au cœur de cette idée plus fière de l’identité d’une histoire culturelle partagée, de récits de souvenirs et des interprétations de géné- nationale cubaine se trouve la conviction de Luna selon laquelle l’art lui-même construit rations de Yoruba et de descendants de Yoruba, Luna réinvente des illustrations de un monde d’amour-propre, d’innovation et de renouveau. En se centrant sur le mode de cette tradition Pataki/Oddu. Ce faisant, il crée de nouveaux souvenirs visuels tout en vie rural de Cuba, souvent oublié, et sur sa contribution à la culture de l’île dans son facilitant l’accès à des pratiques presque tombées dans l’oubli, entremêlant leur redé- ensemble, Luna incite ses spectateurs cubains à apprendre à comprendre leur héritage couverte et celle d’autres éléments sous-estimés de l’identité cubaine contemporaine. et à désapprendre des notions historiques élitistes et fortement politiques. Ce nécessaire Grâce à cette démarche, l’œuvre de Luna fournit la preuve en images d’un sys- repositionnement permet de saisir l’ambiguïté inhérente à une double réalité : d’une part tème artistique qui revisite constamment de multiples héritages visuels. Il signale les l’appartenance à l’histoire sociopolitique occidentale, d’autre part un talent inné pour traits distinctifs de chaque forme artistique constitutive, négociant en temps réel la 1 l’élaboration d’une identité culturelle et artistique unique en son genre . répartition de valeur et d’espace entre différents types de techniques, célébrant la Luna a axé sa carrière artistique sur la technique picturale, demeurant dévoué à ce bousculade de traditions iconographiques distinctes et libérant leur potentiel conju- qu’il estime être la capacité exceptionnelle de la peinture : offrir des possibilités apparem- gué pour obtenir une force expressive. Par exemple, la maîtrise technique – évidente ment infinies de chanter ce que les Cubains ne trouvent que rarement dans leur vie quo- lorsqu’on examine de près les dessins et les tableaux de Luna – traduit sa pleine tidienne : un imaginaire transcendant les frontières physiques, une tradition visuelle conscience des notions occidentales sur la création d’ombre et de lumière, mais dépassant les divisions culturelles et politiques, et une philosophie servant de guide moral. l’artiste choisit, au contraire, d’introduire un autre niveau de conceptualisation de Le récit de Luna est un récit d’unification qui reconnaît la légitimité de références cultu- valeur associée à la lumière et à la couleur en transposant dans le cadre les formu- relles variées tout en intégrant un commentaire politique complexe dans des panoramas lations littéraires des mêmes idées. Cette méthode visuelle reconnaît une certaine accessibles, non menaçants. Si Luna plaide pour la fusion des différents courants cultu- affinité de la peinture et de la littérature, une caractéristique qu’Horace avait relevée rels, il n’évite pas les sujets brûlants. Au contraire, il demande au spectateur d’affronter des dans sa célèbre comparaison : « Ut pictura poesis » (« Il en est de la poésie comme thèmes tels que l’importance de l’harmonie sociale ou la prédilection de la société pour la de la peinture2 »). Néanmoins, Luna invente un nouvel imaginaire artistique non pas beauté, des questions qui émergent de sous la surface peinte après un examen attentif. en associant ses propres images aux notions occidentales sur la poésie, mais plutôt en les reliant à la tradition littéraire yoruba qu’il connaît intimement, puisqu’il l’a Son initiation à l’Ifa, une religion yoruba répandue à Cuba, et des décennies de utilisée au quotidien dans sa pratique de la divination d’Ifa. pratique ont offert à Luna l’accès à une tradition littéraire – appelée Pataki par les [ 8 ] GREEN MACHINE / CHRONICLES BÁRBARO MARTÍNEZ-RUIZ Michaelis School of Fine Art Department Chair, History of Art & Discourse of Art OF AN EVERYDAY LIGHTNESS B orn in 1969 in Pinar del Rio, Cuba, Carlos Luna explores across a far-ranging available, no accompanying visual record exists and no consensus has emerged from body of work how memories and imagination affect temporal perception. His scholars of African, African diaspora, or Caribbean art and culture, as to whether the art draws deeply upon the rich rural culture of Cuba—the Cuba of the artist’s scenes and characters described in Pataki/Oddu were ever previously articulated in youth, academic training, and deepest memories. Over time, Luna has presented an visual form. However, using his own experience, and drawing upon fragments of optimistic vision of Cuban identity, one rooted in national pride, but removed from shared cultural history, recounted memories and interpretation across generations of what he views as a Cuban preoccupation with politically charged western notions and Yoruba and Yoruba-descended people, Luna reimagines such visual accompaniments overreliance on external contemporary art trends. At the core of this prouder vision of to Pataki/Oddu. In the process, he both creates new visual memories and facilitates Cuban national identity is Luna’s view that art itself constructs a realm of pride, inno- access to near-forgotten practices, intertwining their rediscovery with that of other vation, and renewal. Through his focus on Cuba’s oft-forgotten rural lifestyle and its undervalued contributors to contemporary Cuban identity. contribution to the island’s broader culture, Luna encourages his Cuban audience to In this effort, Luna’s work provides visual substantiation of an artistic system learn how to understand their heritage and to unlearn historical elitist and politically continually revising multiple visual legacies. He points out the characteristic fea- charged notions. This necessary repositioning allows for an embrace of the ambiguity tures of each component art form, negotiating in real time the allocation of value inherent in being both part of Western socio-political history and the natural to forge and space between different kinds of media, celebrating the jostling of distinctive a uniquely diverse artistic cultural identity.1 visual traditions, and embracing the combined potential for expressive strength. For Luna has unabashedly focused his artistic career on the medium of painting, remain- example, the technical skills evident in a close examination of Luna’s drawings and ing insistently committed to what he views to be painting’s unique capacity to offer paintings show him to be fully aware of Western notions of producing light and seemingly limitless opportunities to extol what Cubans rarely find in their daily life: an shade, but he opts instead to introduce another level of conceptualization of value imaginary that transcends physical boundaries; a visual tradition that surpasses cultural associated with light and color by transposing literary formulations of the same and political divisions; and a guiding moral philosophy. Luna’s is a narrative of unification ideas into the frame. This visual method recognizes that paintings have a certain that simultaneously acknowledges the legitimacy of diverse cultural references, and inte- affinity for literary works, a characteristic Horace observed in his famous simile “Ut grates complex political commentary into accessible, non-threatening vistas. Although picture poesis” (“As is painting, so is poetry”).2 Luna, however, creates a new artis- Luna advocates for a coalescence of Cuba’s varied cultural strands, he does not shy away tic imaginary not by associating his images with Western notions of poetry, but from challenging topics. Instead, he asks the viewer to wrestle with arguments ranging instead by linking them to the Yoruba literary tradition with which he is intimately from the importance of social harmony to society’s predilection for beauty, questions that familiar, having used it daily during Ifa divination practice. reveal themselves upon closer inspection beneath the painted surface. Through his initiation into and decades of practice of Ifa, a Yoruba religion common in Cuba, Luna has had access to a literary tradition known as Pataki to Regla de RURAL ICONS Ocha practitioners, Oddu to Ifa priests, that has consistently informed his work. While Empingated (Awesome), Dale, Dale, Huye (Giddy Up and Run Away) and El Gran written compilations of these oral texts traditionally used in divination ceremonies are Mambo (The Great Mambo) introduce core visual principles of Luna’s work and [ 9 ] arcs et flèches, étoiles et fers à cheval – sur la surface de ses tableaux. Représentant ces éléments symboliques dans un style conventionnel et mettant en relief leur qualité pictographique, Luna les isole par des techniques telles que le dessin à la mine de plomb, des fonds atmosphériques et une composition très contrastée. En recourant à ces symboles conventionnels, Luna a dégagé un espace pour élaborer un nouveau vocabulaire de formes, de structures et de concepts visuels, rendant ainsi hommage à des œuvres de ses prédécesseurs et contemporains cubains, dont The Jungle (1943) et Hurricane (1946) de Wifredo Lam, Tribute to Almodovar (1995) de Sosa Bravo et Aayy, Shas, I Can’t Stand it Anymore (1967) d’Umberto Peña. Ces trois tableaux dégagent une tension viscérale ; autour de formes calligraphiques isolées qui semblent comprimées, le vide créé par leur séparation suscite un sentiment d’horreur. Les symboles cherchent à s’émanciper de la surface plane et luttent pour la liberté de parler de leurs expériences culturelles, traditions religieuses et paradigmes moraux respectifs. Cette exigence d’un récit visuel par le biais d’une interaction symbolique caractérise le style de Luna, qui propulse cet élan graphique plus loin que les artistes auxquels il fait référence, développant EL GRAN MAMBO 6 PIECES, 2006. OIL ON CANVAS, 144 X 192 IN. | EL GRAN MAMBO (6 PARTIES), 2006. HUILE SUR TOILE, 366 X 488 CM. CCG ART COLLECTION l’analyse exhaustive de formes inspirées d’expériences culturelles, d’un éveil religieux et de paradigmes moraux spécifiques. En exprimant ce désir narratif, Luna fait allusion à la riche tradition littéraire Pataki/Oddu et à son rôle fondateur pour la culture cubaine rurale, tout en s’efforçant de construire son propre récit né de l’expérience cubaine contemporaine4. ICÔNES RURALES Empingated [Vachement génial], Dale, Dale, Huye [Sortez d’ici] et El Gran Mambo introduisent les principes visuels fondamentaux de l’œuvre de Luna et prouvent sa maîtrise de la tradition picturale académique espagnole connue sous le nom de TYPES HUMAINS, CARICATURES ET ANTI-HÉROS « facture3 », tout en exprimant ses croyances personnelles et son intérêt pour la Toujours plongé dans une réflexion sur les défis inhérents à l’expression de l’idée de sagesse populaire. Allusions au pouvoir fonctionnaliste de l’absurdité, ces œuvres Cuba, Luna s’intéresse à ce que signifie être un guajiro (paysan) et à la façon dont évoquent visuellement des archétypes moraux locaux issus de l’histoire orale verna- ces guajiros, notamment ceux de la province de Pinar del Río, se présentent au culaire d’une expérience rurale à Pinar del Río, nourrie par les pratiques religieuses monde. En figurant des festivités paysannes, des pratiques culturelles et des inté- afro-cubaines, et font contraster ces souvenirs avec la perspective d’une vie moderne rieurs domestiques, Luna explore les mœurs rurales et aborde un thème répandu incertaine. Elles permettent aussi au spectateur d’examiner consciemment la tech- dans l’art cubain qui a émergé avec la tradition narrative itinérante des graveurs de nique de composition de Luna – son emploi varié de la peinture, du fusain, de tex- l’Europe coloniale5. Luna revisite cette tradition, mais rafraîchit l’iconographie typique tures et de surfaces inhabituelles, le choix de la couleur et l’incorporation de supports de la campagne cubaine en utilisant des suggestions plus allégoriques et en redé- linguistiques pour exprimer un concept de « beauté » qui s’appuie sur la promesse ployant les sujets ruraux tels des héros oubliés. Ce faisant, il représente des arché- d’une fonction verbale – et le traitement de thèmes complexes par le biais de repré- types humains, passant du paysan ordinaire au petit chef, de l’amoureux humble et sentations érotiques très sensuelles et de brillantes observations politiques et morales généreux au farceur6. exprimées avec une fausse ingénuité. Ensemble, elles constituent un coup de poing En assignant à ces sujets ruraux des rôles de héros oubliés, Luna réinvente aussi verbo-visuel d’honnêteté cathartique et retracent le parcours finalement optimiste qui des figures politiques sous des traits caricaturaux. Robo-Ilusión s’insurge contre le a conduit l’artiste de Cuba au Mexique et aux États-Unis. portrait emblématique de Fidel Castro en lui donnant tour à tour l’apparence d’un Dans ces œuvres précoces, Luna a trouvé une façon très personnelle d’incorporer des symboles emblématiques – ciseaux, couteaux, pyramides, triangles, arbres, paysan, d’un chef, d’un vieillard attendant la fin. Le train, métaphore du passage du temps, met à mal l’archétype historique du leader tout-puissant7. [ 10 ] a new vocabulary of form, structure and visual concepts, paying homage in the process to works by his Cuban forbears and contemporaries, including Wifredo Lam’s The Jungle (1944) and Hurricane (1946), Sosa Bravo’s Tribute to Almodovar (1995), and Umberto Peña’s Aayy, Shas, I Can’t Stand it Anymore (1967). These three paintings convey a visceral tension; isolated calligraphic forms appear constrained, and the vacuum implied by their separation conveys a sense of horror. The symbols seek emancipation from their flat surfaces and strain for the freedom to converse among themselves about their respective cultural experiences, moral paradigms, and diverse religious traditions. This demand for a visual narrative through symbolic interaction is characteristic of Luna’s style, and he takes this graphic impulse further than the artists he references, developing a comprehensive analysis of forms grounded in specific cultural experiences, moral paradigms and religious awakening. In conveying this narrative desire, Luna both alludes to the rich Pataki/Oddu literary tradition and its role in the shaping of rural Cuban culture and strives to build his own narrative borne of contemporary Cuban experience.4 TEODORO RÍOS, JARRÓN CON AROMA DE MARIPOSAS, 1943. OIL AND MIXED MEDIA ON CANVAS, 29½ X 32½ IN. TEODORO RÍOS, JARRÓN CON AROMA DE MARIPOSAS, 1943. HUILE ET TECHNIQUE MIXTE SUR TOILE, 75 X 82,5 CM PEOPLE TYPES, MOCKERY, AND ANTIHEROES Continually reflecting on challenges inherent in articulating the idea of Cuba, Luna is interested in what it means to be a guajiro (peasant), and how guajiros, espe- exemplify the artist’s skill in the Spanish academic painting tradition known as 3 cially those from Cuba’s Pinar del Rio province, present themselves to the world. In facture, while also encapsulating his personal creed and his engagement with depicting peasant festivities, cultural practices, and domestic interiors, Luna popular wisdom. Referencing the functionalist power of absurdity, these works visu- explores rural customs and references a frequent theme in Cuban art that began ally evoke local moral archetypes from the vernacular oral history of a rural experi- with the traveling narrative tradition of colonial European printmakers.5 Luna revis- ence in Pinar del Rio informed by Afro-Cuban religious practice and contrast these its this tradition, but repaints the distinctive iconography of rural Cuba, using more memories with the prospect of uncertain modern life. They also allow the viewers allegorical suggestions and redeploying the rural subjects as forgotten heroes. In to mindfully traverse Luna’s technical approach to composition—his varied use of doing so, he depicts human archetypes: shifting from the ordinary peasant to the paint, charcoal, unusual textures and surfaces, choice of color and incorporation of impersonated ruler, from generous and humble lover to gregarious trickster.6 verbal aids to articulate a concept of “beauty” that builds upon the promise of ver- As Luna recasts these rural subjects as forgotten heroes, he also reimagines bal function—and his treatment of complex themes through sensually charged political figures as caricatures. Robo-Ilusión challenges the iconic representation of erotic depictions and sparkling political and moral observations expressed with a Fidel Castro by transforming him from peasant, to ruler, to an elderly figure awaiting false political innocence. Collectively, they produce a verbal-visual punch of cathar- his end. The train’s metaphorical passage of time undermines the historical arche- tic honesty, and map the artist’s ultimately optimistic journey from Cuba to Mexico type of an all-powerful leader.7 and on to the United States. In these early works, Luna developed a unique way of incorporating iconic symbols such as scissors, knives, pyramids, triangles, trees, bows and arrows, stars and DRAWING FROM ART HISTORY LESSONS horseshoes, across the surface of his paintings. Depicting these symbols in a con- The painting tradition of bodegones in colonial Spain and pre-1959 Cuba, in which ventional style and highlighting their pictographic quality, Luna isolates them using interior living spaces were portrayed in intimate detail, plays a strong role in Luna’s techniques such as graphite drawing, atmospheric backgrounds and high contrast vocabulary of icons. Artists of the bodegone tradition whose work echoes through his composition. In using such conventional symbols, Luna created the space to develop include Theodoro Rios (Jar with Butterfly Aroma), Mario Carreño (Still Life with [ 11 ] simple morceau de tissu. La nappe est un objet qui définit une culture rurale et établit un lien physique avec le passé de l’artiste, mais la représentation en deux dimensions qu’en fait Luna joue avec l’idée de culture « populaire ». Il fait allusion à des emblèmes du Pop Art, comme Icebox (1961) d’Andy Warhol, The Red Smile (1963) d’Alex Katz, Retroactive I (1964) de Robert Rauschenberg, Great American Nude #5 (1964) de Tom Wesselmann et Blam (1962) de Roy Lichtenstein, interrogeant la construction individuelle et collective du souvenir d’objets définissant notre identité nationale, culturelle et personnelle. Dans La Mesa, comme dans El Gallo Negro [Le Coq noir], le coq figurant au centre de la composition ancre la routine quotidienne du guajiro et fait écho à des thèmes de l’imagination paysanne récurrents dans l’œuvre de Luna, comme La catedral (1997), Mi secreto abre camino (2002), Bum (2002), Café caliente Juliana (2004) et El kikiriki de Pablo (2005)8. Le coq peut être vu comme une référence littéraire à Ifa, l’histoire Ogunda (Ogunda Idi) d’Orunmila, dans laquelle l’oiseau protège le propriétaire d’une maison en l’avertissant de la trahison commise à l’intérieur et en lui rappelant d’entrer par une autre porte. C’est une référence littérale à la menace pesant sur l’intimité du foyer, à la vulnérabilité de ce qui était autrefois un refuge protecteur, un royaume intérieur. Dans Bum, le coq est posé sur le chapeau de quelqu’un, suggérant le lien indissoluble entre une personne et ses traditions. La métaphore sonore sous-entendue par le titre onomatopéique Bum associe les images – encadrées par le ciel bleu foncé de l’aurore – à un coup de feu et au cri du coq au lever du jour. Le rôle central du coq à Cuba et dans d’autres lieux de la diaspora yoruba se manifeste aussi par sa présence sur les coupes d’Osun. Selon Osun, le mythe de la création des Yoruba-Lucumí, un coq accompagnait les Obatala lorsqu’ils sont arrivés sur notre planète pour y créer l’humanité et y a répandu de la terre de ses pattes griffues. Si la coupe ellemême est associée à l’âme du croyant, comme l’oiseau Ban dans l’Égypte ancienne était ANDY WARHOL, ICEBOX, 1961. OIL, INK, AND GRAPHITE ON CANVAS, 67 × 53 1/8 IN. | ANDY WARHOL, ICEBOX, souvent représenté planant au-dessus du corps momifié pour assurer son vol vers l’au- 1961. HUILE, ENCRE ET MINE DE PLOMB SUR TOILE, 170,2 X 134,9 CM. THE MENIL COLLECTION delà, le coq possède la vitalité nécessaire pour apporter la vie terrestre au croyant après son initiation. Cette référence à la transcendance, état supérieur de conscience attendu d’un initié yoruba – et au rôle de l’oiseau en tant que messager divin et manifestation L’INSPIRATION PUISÉE DANS LES COURS D’HISTOIRE DE L’ART symbolique et physique de la présence protectrice de Dieu9 –, s’entremêle dans l’œuvre La tradition picturale des bodegones dans l’Espagne coloniale et le Cuba d’avant de Luna avec d’autres références populaires au coq dans la culture cubaine. Le combat de 1959, qui représentait les espaces de vie domestique avec des détails intimistes, coqs, véritable institution dans les grandes communautés rurales, renvoie à la fois aux joue un rôle important dans le répertoire d’icônes de Luna. Parmi les artistes de la petits plaisirs de la vie à la campagne et à l’idée chrétienne de lutte contre les forces du tradition bodegone dont l’œuvre résonne dans celle de Luna, citons Theodoro Rios mal et des ténèbres par une vigilance constante et la préparation au second avènement (Jar with Butterfly Aroma), Mario Carreño (Still Life with Fish), Victor Manuel García du Christ10. Ensuite, le coq, symbolisé par le nombre onze, apparaît dans la loterie (Flower Vase), Antonio Gattorno (Fruits of the Tropic) et Julio Larraz (Conversation). chinoise, activité répandue quoique illégale et frauduleuse, dans laquelle il incarne de Tout en faisant référence à des exemples de ce genre pictural, Luna va plus loin et grandes qualités morales comme la persévérance et le zèle, la confiance et l’honnêteté. Le coq n’est qu’un exemple du talent de Luna pour la création de fascinants flots explore les traits distinctifs et les différents aspects qu’il évoque. Dans La Mesa [La Table], la nappe traditionnelle qui orne toutes les salles à manger de représentations à plusieurs niveaux qui passent sans heurts de l’image au texte, de la province rurale de Pinar del Río devient une référence culturelle qui transcende le mettent l’accent sur la cognition physique et relient l’expérience humaine à des lieux [ 12 ] interior of a home by alerting the owner to treason being committed within, and reminding him to enter through an alternative entrance. This is a literal reference to weakening of the privacy of home, the vulnerability of what was once a protective dwelling, an inner realm. In Bum, the rooster is represented resting on a person’s hat, suggesting the inseparable relation of a person to their traditions. The sonic metaphor suggested by the onomatopoeic title Bum links the images—framed by a dark blue sky of the aurora—to a gunshot and the rooster’s crowing to greet the day. The central role of the rooster in Cuba and other places in the Yoruba diaspora is also seen through its traditional placement on top of Osun chalices. Osun, the Yoruba-Lucumí creation story, tells of a rooster accompanying Obatala in their journey to earth in order to create mankind and spreading soil over the earth with its clawed feet. While the chalice itself is associated with the soul of the believer, like Ba the bird in ancient Egypt often represented hovering over the mummified body to assure its flight to the afterlife, the rooster contains the vitality required to offer life on earth to the believer after initiation. This reference to transcendence, the higher state of consciousness required of a Yoruba initiate—and to the bird’s role as a messenger of God and as a symbolic and physical manifestation of God’s protecROY LICHTENSTEIN, BLAM, 1962. OIL ON CANVAS, 60 X 80 IN. | ROY LICHTENSTEIN, BLAM, 1962. HUILE SUR TOILE, 172,7 X 203,2 CM. YALE UNIVERSITY ART GALLERY tive presence9—intertwines in Luna’s work with other popular meanings associated with the rooster in Cuban culture. First, as a symbol of cockfighting, an institution in large rural communities and associated with both the indulgence of rural life and the Christian belief in fighting the power of evil and darkness through constant Fish), Victor Manuel García (Flower Vase), Antonio Gattorno (Fruits of the Tropic), vigilance and preparation for the second coming of Christ.10 Second, symbolized by and Julio Larraz (Conversation). While referencing such examples of the genre, Luna the number eleven, the rooster is associated with the widespread yet illegal and goes further, investigating the distinctive features and various guises he evokes. fraudulent Chinese lottery in which it is used to embody important moral attribu- In La Mesa (The Table), the traditional tablecloth found in every dining room in tions such as hardworking and observant, confidence and honesty. the rural province of Pinar del Rio becomes a cultural reference beyond a modest The rooster is but one example of Luna’s ability to create absorbing flows of piece of textile. The tablecloth is an object that defines a rural culture and provides multi-layered representations that transition seamlessly from image to text and a physical connection to the artist’s past, but Luna’s two-dimensional representa- emphasize physical cognition and link human experience to specific places we call tion of it plays with the idea of what culture is “popular.” He references iconic pop home. Memories of grandmother knitting, the sound of rhymed couplets, an art such as Andy Warhol’s Icebox (1961), Alex Katz’s The Red Smile (1963), exhausted horse, a house already abandoned in the valley, the leaves of the tree, a Robert Rauschenberg’s Retroactive I (1964), Tom Wesselmann’s Great American hero and a martyr—images and allusions that stand alone and yet, through their Nude #5 (1964), and Roy Lichtenstein’s Blam (1962), thereby raising questions distinctive iconography, appear to transform into a physical realm before your eyes. about how we individually and collectively remember objects that define us nation- This quasi-tautological visual stratagem is elemental to Luna’s approach, allowing ally, culturally, and personally. him to allude to universal rites of passage as well as his own development of reli- The rooster in the center of La Mesa’s composition as well as in El Gallo Negro gious consciousness. (The Black Rooster) anchors the guajiro’s daily routine and echoes themes of agrar- Also alluding to the Ifa divination system central to Yoruba religious practice is ian imagination seen repeatedly across Luna’s body of work, such as La catedral the interaction between the color black and various shades of gray in Black Bite, (1997), Mi secreto abre camino (2002), Bum (2002), Café caliente Juliana which, like El Gallo Negro, forms part of the artist’s 2014 “black series.” The vari- 8 (2004), and El kikiriki de Pablo (2005). The rooster evokes an Ifa literary refer- ations across the low values of light that dominate Black Bite’s surface suggest a ence, the Ogunda di (Ogunda Idi) story of Orunmila, in which the bird protects the mysterious atmosphere in which unanswered questions abound. These graphic [ 13 ] spécifiques qu’on appelle le « chez-soi ». Les souvenirs d’une grand-mère qui tricote, l’écho d’une comptine, un cheval épuisé, une maison abandonnée dans la vallée, les feuilles d’un arbre, un héros et un martyr – des images et des allusions autonomes qui semblent pourtant, par leur iconographie distinctive, devenir sous nos yeux les éléments d’un monde physique. Ce stratagème visuel quasi tautologique, fondamental dans l’approche de Luna, lui permet de se référer à des rites de passage universels, ainsi qu’à l’éveil de sa propre conscience religieuse. Autre allusion au système de divination d’Ifa, essentiel dans la pratique religieuse yoruba, l’interaction entre le noir et différents tons de gris dans Black Bite, qui, comme El Gallo Negro, fait partie de la « série noire » de l’artiste (2014). Les variations entre les valeurs lumineuses faibles qui dominent la surface de Black Bite suggèrent une ambiance mystérieuse dans laquelle fourmillent des questions sans réponse. Ces effets graphiques font penser à l’atmosphère des contes moraux yoruba et au besoin toujours actuel d’archétypes moraux et de leçons éthiques véhiculés par ces histoires. Importante œuvre récente, Blanca Prieta [Blanche-Neige noircie] reflète un autre aspect de l’intérêt de Luna pour les enjeux contemporains du racisme et de la politique dans la société cubaine. Le titre de l’œuvre évoque l’expérience sociale du racisme dans une société cubaine qui incite les gens de couleur à tenter de se faire passer pour des Blancs. Cette attitude reste très répandue à Cuba dans les familles interraciales (mulattos), qui y avaient recours pour échapper à l’oppression et aux préjugés raciaux endémiques CAFÉ CALIENTE JULIANA, 2004. OIL ON CANVAS, 60 X 72 IN. | CAFÉ CALIENTE JULIANA, 2004. HUILE SUR TOILE, 157,5 X 183 CM. CCG ART COLLECTION dans l’île. Mais elle n’était (n’est) pas toujours couronnée de succès, et selon Luna, le titre du tableau fait écho à l’expression cubaine : « hacerse pasar por blanco hasta que se descubra11 », se faire passer pour un Blanc jusqu’à ce qu’on soit démasqué. Ce thème est sion entre une beauté fugace et des souvenirs temporels qui façonnent la mémoire en lien direct avec l’histoire personnelle de la famille de l’artiste, caractérisée par le mélange et l’imagination. Ces séries utilisent une tactique duplicative qui crée un effet d’écho de nombreuses cultures au fil de plusieurs vagues d’immigration. Luna adhère à ce pro- pour les souvenirs évoqués, tout en instaurant une distance perceptuelle par rapport cessus, qu’il nomme « devenir un type », plutôt que de se choisir une identité parmi diffé- au souvenir lui-même. La surface dure et miroitante des plaques métalliques offre rents types syncrétiques. L’absurdité du titre du tableau fait également allusion au modèle une dualité proximité/distance, alors que la fragilité et la délicatesse artisanales des politique totalitaire de Cuba et à la forme de racisme passif-agressif dans une société assiettes en céramique – qui servent elles-mêmes de support à la représentation socialiste dépourvue de la protection juridique qu’aurait portée un mouvement pour les d’images emblématiques de la vie quotidienne campagnarde – soulignent le contraste droits civiques. Finalement, le titre surprend doublement : d’abord en situant le person- entre la nature transitoire et éphémère du souvenir et la forme physique d’un humble nage de Blanche-Neige à Cuba, puis en faisant d’elle une personne de couleur, ironisant objet utilisé pour servir de la nourriture. Ces caractéristiques opposées suggèrent une sur l’idée que sur l’île, le racisme est aussi improbable qu’un conte de fées. profonde ambivalence à l’égard de l’acte de souvenance et une vue prudente et méfiante sur des souvenirs apparemment inaltérés. En jouant avec la réfraction et les manières uniques dont l’expérience vécue frag- L’ART DU CHANGEMENT mente les souvenirs, Luna détourne son regard des images familières de la vie quoti- Luna prouve aussi son sens récursif du souvenir en tissant des images embléma- dienne pour le diriger sur des moments périphériques qui, sans cela, seraient oubliés tiques dans un récit visuel porté par la céramique et le métal. Des eaux-fortes sur sitôt exprimés. Il cherche à incarner un lyrisme visuel en conférant une forme solide à plaque d’acier et une série de quatre-vingts assiettes en céramique créées dans les des images isolées et en permettant la résurrection de leur témoignage déformé. Par célèbres ateliers de poterie de Talavera à Puebla, au Mexique, ont fourni à l’artiste de leur reconstitution et leur répétition ultérieure, la représentation pictographique indique nouveaux supports pour insérer entre des images emblématiques le récit d’une ten- un glissement vers le monde des contes, des plaisanteries et des proverbes. Cette [ 14 ] effects evoke the ambience set in Yoruba moral tales and suggest the continued In playing with refraction and the unique ways in which lived experience frag- contemporary need for the moral archetypes described in and ethical lessons ments memories, Luna redirects his gaze from the familiar images of everyday life imparted by such stories. to outlying moments, otherwise spoken and forgotten. He seeks to embody visual An important recent work that demonstrates a different angle of Luna’s lyricism by giving individual images a solid form and allowing their slanting testi- engagement with the contemporary issues of racism and politics in Cuba society mony to be resurrected. In their reconstitution and subsequent repetition, the picto- is Blanca Prieta (Blackened Snow White). The title of the piece refers to the graphic rendering denotes a shift toward the realm of tales, jokes, and proverbs. social experience of racism in Cuban society that causes a person of color to seek This shift challenges how our understanding can have an effect on the varied pos- to pass themselves off as a white person. This “passing” is very common among sible readings of the past, how we remember and ultimately challenge and reshape interracial families (mulattos) in Cuba, which used passing as a way to escape our memories. In tracing memory, Luna sketches an argument for the power of racial prejudice and oppression endemic to Cuban society. Widely attempted, mind, asserting its ability to reconfigure alienated daily routines as a new kind of passing met (meets) with varying levels of success, and Luna speaks of the paint- vernacular poetry. ing’s title echoing the Cuban saying about a person who impersonates a white In his most recent body of work (2014–15) Luna reintroduces themes from his person until being discovered (“hacerse pasar por blanco hasta que se descu- earlier oeuvre, but now expressing them in the entirely new medium of textile. 11 This specific topic has a direct connection to the Luna family’s personal Shifting from painting and drawing to woven tapestries, Luna explores new modes history, a history characterized by the blending of many cultures through different of incorporating Ifa literary adages into his work, and seeks to portray Ifa divination waves of immigration. Luna embraces this process, terming it “becoming a type” as a harmonious system for the understanding and management of all creation. rather than choosing what to be from among varied syncretic types. The absurdity Viewing art as a metaphor, Luna challenges the audience’s preconceptions by pro- in the painting’s title also refers to Cuba’s totalitarian political model and the viding repeated opportunities to rediscover what has been represented before on passive-aggressive form of racism in a socialist society lacking a history of legal different surfaces and through other visual effects. The woven tapestries are the protection borne of a civil rights movement. Finally, the title also alludes to the result of an ambitious collaboration between Luna and the renowned Magnolia double surprise of locating the character of Snow White in Cuba, and representing Editions in Oakland California that sought to shift Luna’s work from analog to digital her as a person of color, a twist that plays on the irony of suggesting racism in production. To create these masterful tapestries, Luna created individual sketches Cuba to be as unbelievable as a fairy-tale. on paper, working closely with Magnolia as it translated these detailed works into bra”). digital renderings. A mechanical loom read the digital renderings, capturing a level of detail not immediately evident to the naked eye. The seven large tapestries that comprise the series—Bailaora, In the Garden, THE ART OF CHANGING Luna’s recursive sense of memory is also demonstrated by his weaving of iconic Dreamer, Catalina’s Mirror, Who Eats Whom, Sometimes, and Heartbreaker—evi- images into a visual narrative told through ceramic and metal. Steel-plate etchings dence Luna’s signature style of visually delightful, graffiti-like scrawls that subvert the and a series of eighty ceramic plates he created at the ancient Talavera pottery in calligraphic gestures of artists like Jackson Pollock into more stable, or literary, visual Puebla, Mexico, provided new vehicles for the artist to interleave iconic imagery with references and then introduce elements of vernacular culture into mainstream artistic a tale of the tension between fleeting beauty and temporal recollections that shape practice. Vernacular cultural references drawn from Nigeria, Cuba, and South Florida, memory and imagination. These series utilize a doubling tactic that creates an echo play into the tapestries’ pictorial compositions, complementing depictions of Ifa phil- effect for the referenced memories, while simultaneously enforcing a perceptual dis- osophical concepts that allude to the shared spiritual legacies in these communities. tance from the memory itself. The hard mirrored surface of the metallic plates present Some of the important Ifa philosophical concepts interrogated by Luna’s pictorial a duality of nearness and distance while the fragility and delicate handiwork of the technique are the interrelated notions of ori (inner or spiritual head), edo (sacrifice), ceramic plates—themselves vehicles for the depiction of iconic images of everyday and iwapele (good character). In exploring these three complementary concepts Luna rural life—highlights the contrast between the transient, ephemeral nature of memory is attempting to find a visual form capable of expressing both the complexity of these and the physical form of a humble object used to provide nourishment. These com- relationships, and a clear understanding of the underlying religious concepts.12 Tapestry proves itself to be an ideal medium for capturing such details, as it peting characteristics suggest a deep ambivalence towards the act of remembering and a guarded, distrustful view of seemingly unblemished memories. stacks multiple surfaces and effects to create a deep field of woven layers with [ 15 ] évolution interroge l’influence de notre interprétation sur les différentes lectures pos- spectateur et l’œuvre, reflet du lien entre l’artiste lui-même et la surface de la tapisserie sibles du passé, nos façons de nous remémorer, puis de remettre en cause et de pendant le processus de production. En invitant le spectateur dans le dialogue avec remodeler nos souvenirs. En remontant le fil de la mémoire, Luna esquisse un argu- l’œuvre en cours de réalisation et en reproduisant l’extrême souci du détail qu’elle a ment pour le pouvoir de l’esprit, dont il affirme la capacité de reconfigurer de lointaines exigé, les tapisseries soulèvent des questions sur l’interaction complexe entre la dis- routines quotidiennes comme un nouveau type de poésie vernaculaire. tance, la compréhension et la relation13. Décoratives, fonctionnelles, ingénieuses et Dans son œuvre la plus récente (2014-2015), Luna réintroduit des thèmes déjà complexes, elles jettent un regard vers un vénérable passé d’expression artistique tout traités, mais en les exprimant désormais sur un support entièrement nouveau, le tissu. en s’inscrivant solidement dans l’ère de la reproduction mécanique et numérique, Passant de la peinture et du dessin à la tapisserie, Luna explore de nouvelles façons comme le guajiro constitue le fil conducteur entre le passé et l’avenir de Cuba. d’incorporer les adages littéraires d’Ifa dans son œuvre, et s’efforce de représenter cette Dans un cahier anonyme appelé « The World of Ifa as Philosophy », Itatumo 3914, pratique divinatoire comme un système harmonieux permettant de comprendre et de on trouve un mythe de création, utilisé par un babalawo (prêtre) à Cuba pendant les régir toute la création. Considérant l’art comme une métaphore, Luna remet en cause les formations et servant de référence constante à une vie d’apprentissage religieux, qui idées préconçues du public en lui offrant des occasions répétées de redécouvrir ce qu’il décrit une « sphère divine » et explique l’origine du « bien » et du « mal ». Le person- a déjà représenté auparavant sur des surfaces différentes et par le biais d’autres effets nage central, Ogbeidi, évolue dans un espace apparemment désert, décrit comme un visuels. Ces tapisseries sont le fruit d’une collaboration ambitieuse avec les célèbres lagon et appelé Orima ou Aima, qui signifie « début » ou « obscurité absolue ». C’est Magnolia Editions à Oakland, en Californie, qui ont cherché à faire passer l’œuvre de un monde habité et régi par Esu (médiateur et gardien de la puissance divine, de Luna de l’analogique au numérique. Pour créer ces tissages magistraux, Luna a réalisé l’autorité, du principe d’ordre et de l’harmonie). Dans ce monde, Olodumare (Dieu), des croquis sur papier, coopérant étroitement avec Magnolia qui a traduit ces dessins qui se tient dans un minuscule noyau translucide de lumière et d’eau, comprend que détaillés en modèles numériques, lesquels ont été lus par un métier à tisser mécanique, le monde de l’obscurité représente la plénitude de notre existence mais ne peut ni avec un degré de détail qui n’est pas immédiatement visible à l’œil nu. s’épanouir ni embellir. Entamant le dialogue, les deux divinités discutent de leurs Les sept grandes tapisseries qui composent la série – Bailaora, In the Garden, limites respectives, Esu se plaignant d’avoir l’espace le plus vaste mais aucun pou- Dreamer, Catalina’s Mirror, Who Eats Whom, Sometimes et Heartbreaker – mettent voir de donner la vie. Il permet donc à Olodumare de partager son territoire, en en évidence le style distinctif de Luna : de délicieux griffonnages, sortes de graffitis échange d’une puissance créatrice et de la possibilité de se déplacer librement dans qui subvertissent les gestes calligraphiques d’artistes comme Jackson Pollock en le monde du dieu suprême en se mêlant aux créatures que celui-ci a engendrées. références plus stables, littéraires ou visuelles, puis introduisent des éléments de Luna interprète ce récit et reproduit son cadre dans le fond noir de la tapisserie culture indigène dans la pratique artistique dominante. Des références culturelles finale. Le titre de l’œuvre, Heartbreaker, apparaît en rouge, en un contraste saisis- vernaculaires venues du Nigeria, de Cuba et du sud de la Floride se glissent dans les sant qui laisse supposer une dichotomie obscurité/lumière et évoque la tension et la compositions picturales des tapisseries, complétant les représentations des concepts négociation préalables au partage des mondes d’Esu et Olodumare. Dans le haut de philosophiques d’Ifa qui évoquent les héritages spirituels communs à ces commu- la composition, le noir s’impose face à l’intensité du rouge, tandis que le rouge nautés. Parmi ces grands concepts interrogés par la technique picturale de Luna, s’égoutte avec hésitation dans le noir de la partie inférieure. Le noir s’élève dans le citons les notions étroitement liées d’ori (tête intérieure ou spirituelle), edo (sacrifice) monde du rouge et s’y répand sous la forme calligraphique de couteaux, de lames, et iwapele (intégrité). En explorant ces trois concepts complémentaires, Luna s’ef- d’yeux et de cavaliers de la mort. Des fonds similaires sont visibles dans d’autres force de trouver une forme visuelle capable d’exprimer tant la complexité de leurs tapisseries de Luna – In the Garden, Sometimes et Who Eats Whom – et offrent relations qu’une compréhension claire des concepts religieux sous-jacents12. d’autres occasions de relier ces images aux thèmes d’un récit religieux bien connu. La tapisserie s’avère être un support idéal pour saisir ces détails, car elle réunit une L’utilisation du récit est importante pour plusieurs raisons. Elle permet à Luna de multitude de surfaces et d’effets pour créer un profond champ de couches tissées alter- créer une nouvelle représentation visuelle de figures littéraires yoruba, tissant une image- nant les couleurs vives et sombres. Le processus de production et ses résultats concrets rie conceptuelle sans équivalent dans la culture yoruba d’Afrique de l’Ouest ni dans la reflètent les fonctions de l’œil humain, qui, de loin, aperçoit une grande composition diaspora. On peut décrire sa création comme l’éloge approprié de la continuité africaine bigarrée mais, de près, distingue l’abstraction infinie de chaque fil de couleur, méta- dans les deux Amériques et la comprendre comme une nouvelle conceptualisation des phore visuelle du message général transmis par la divination par le biais des détails de notions philologiques yoruba utilisant des images de cette diaspora. En même temps, en chaque lecture. L’utilisation du tissu établit également une relation intime entre le intégrant le récit de création, Luna promeut une nouvelle connaissance visuelle religieuse [ 16 ] ited and managed by Esu (keeper of divine power, authority, principle of order, harmony and agent of reconciliation). Within this realm, Olodumare (God) dwelt in a miniscule core of translucent light and water and there, came to recognize that while the dark realm represented the plenitude of our existence, it could not bloom or beautify. Engaging with one another, Esu and Oludumare discuss their limitations and Esu laments to Olodumare that he had the most space but could not bring life into fruition. In exchange for creative power, Esu allowed Olodumare to share his space with the condition that he, Esu, be able to move freely into Olodumare’s space and mix with the creatures Oludumare had brought forth. Luna interprets this story and replicates its setting in the black background of the final tapestry. The tapestry’s title, Heartbreaker, appears in red, a stark contrast that suggests a dichotomy of dark and light and alludes to the tension and negotiation required for the sharing of realms between Esu and Olodumare. In the tapestry, black overpowers the intensity of the red in the upper part of the composition and red hesitantly leaks into black in the lower part of the composition. Black rises up in the realm of red, calligraphically spreading in the form of knives, blades, eyes and death’s horsemen. Similar backdrops are visible in Luna’s other tapestries—In the Garden, Sometimes, and Who Eats Whom—and provide further opportunities IN THE GARDEN, 2015 (DETAIL). JACQUARD TAPESTRY | IN THE GARDEN, 2015 (DÉTAIL). TAPISSERIE JACQUARD for the visual to be linked to the themes of a well-known religious story. Luna’s use of the story is important for several reasons. It allowed him to alternating vibrant and somber colors. The production process and its physical create a new visual rendering of Yoruba literary figures, weaving a conceptual results mirror the functions of the human eye, which observes a broad colorful imagery without parallel in Yoruba culture in West Africa or seen in the diaspora. composition from afar, but up close it perceives the infinite abstraction of individual His creation can be described as a fitting celebration of African continuity in the colored threads, serving as a visual metaphor for how divination can convey a Americas and understood as a new conceptualization of Yoruba philological broader message across the details of individual readings. The use of textile also notions using Yoruba-diaspora visual tools. At the same time, Luna’s integration creates an intimate relationship between the viewer and the piece that mirrors the of the creation story promotes a new religious visual literacy and encourages a artist’s own relationship with the tapestry’s surface during the production process. broadening of responses to identity in the new world. Finally, in its retelling, Luna By inviting the viewer into the process of engagement with the piece during its prompts audience to seek a deeper understanding of the story’s core message, to production—and replicating the hyper-attention to detail that it required, the tapes- think about the relationship between two important Yoruba religious archetypes— tries raise questions about the complex interaction of distance, comprehension, and Olodumare and Esu. Their attributes comprise key moral Yoruba paradigms on 13 Decorative, functional, imaginative, and complex, these tapestries both side of the Atlantic, emphasizing the fundamental, traditionally binary nature simultaneously look back to a venerable history of artistic expression and yet are of good and evil. Here, however, they are presented as complementary, a reminder firmly embedded in the age of mechanical and digital reproduction, like the guajiro that the two formulations—through words and now through images—are as the connective thread between Cuba’s past and future. inseparable as the concept of existence and the moral values assigned to connection. There is a creation story told in the anonymous notebook known as “The World Olodumare’s creatures.15 of Ifa as Philosophy, Itatumo 39”14 used by a babalawo (priest) in Cuba during training and as an ongoing reference for a life of religious learning that describes a “divinesphere” and tells of the origin of “good” and “evil.” The central figure, Ogbeidi, exists CONCLUSION in what appeared to be an otherwise empty space described as a lagoon and named In Ernst Fisher’s seminal book titled The Necessity of Art, he addresses the funda- Orima or Aima, which means beginning or absolute darkness. It was a realm inhab- mental questions about the role and purpose of art in society, asking why is it [ 17 ] et incite à diversifier les réponses à la quête d’identité dans le Nouveau Monde. Enfin, Luna, Mendive s’est centré sur la culture visuelle et religieuse des Yoruba et a exploré dans son adaptation, Luna invite le public à chercher à mieux comprendre le message son influence sur la culture cubaine dans son ensemble. essentiel du récit, à réfléchir à la relation entre deux grands archétypes religieux yoruba En utilisant l’art pour créer et recréer des espaces fluides de réflexion et de réinter- – Olodumare et Esu. Leurs attributs comprennent les paradigmes moraux au centre de la prétation, Luna souligne l’importance de la forêt tropicale, appelée El Monte, espace tradition yoruba des deux côtés de l’Atlantique, mettant l’accent sur la nature fondamen- redouté dans la tradition religieuse afro-cubaine comme dans l’imagination populaire tale, traditionnellement binaire, du bien et du mal. Ici, néanmoins, ils sont présentés des Cubains. La forêt tropicale – la « machine verte » primitive – est un lieu primordial, comme complémentaires, rappelant que les deux formulations – par le biais des mots et une source africaine de vie qui continue à servir implicitement de fontaine de vitalité et maintenant par le biais des images – sont aussi indissociables que le concept d’existence de guérison physique et spirituelle. Séparée d’elle par un océan, la campagne cubaine et les valeurs morales attribuées aux créatures d’Olodumare15. verdoyante est célébrée comme un espace tout aussi vital, peuplé par ceux qui cultivent la terre – les guajiros – dont, selon Luna, le lien avec la nature et les apports à l’émergence de la culture cubaine n’ont pas été pris en considération. Dès le début de sa carrière, l’œuvre de Luna a annoncé l’évolution accélérée de l’art CONCLUSION Dans son ouvrage fondateur, The Necessity of Art, Ernst Fisher soulève des questions conceptuel et a contribué de manière fascinante et durable à la réconciliation de multi- fondamentales sur le rôle et le sens de l’art dans la société, se demandant pourquoi ples paradigmes artistiques et culturels de la diaspora africaine. Son esthétique de prédi- il est important pour nous et ce qui constitue sa force. Carlos Luna se pose lui aussi lection – nourrie par la culture visuelle occidentale tout autant qu’africaine – s’est ces questions et utilise de nouvelles formes d’arts plastiques pour explorer les répandue de plus en plus, et cette intégration se poursuivra sans doute encore pendant manières dont des formes plus anciennes – tant visuelles qu’orales – pouvaient un certain temps. En favorisant un changement durable de la production artistique dans transmettre des enseignements religieux, spirituels et moraux complexes et faciliter une ère de mondialisation, l’œuvre de Luna devrait également être reconnue pour la des incursions dans les mystères conceptuels de l’esprit. Sa curiosité et la persévé- permanence qu’elle donne à certaines créations artistiques qui risqueraient sinon de rance avec laquelle il a cherché à la fois des réponses et de nouvelles façons de poser disparaître de la mémoire consciente. À l’avant-garde de ce changement, Luna continue les questions rappellent un autre artiste cubain, Manuel Mendive, dont le propre de faire évoluer son œuvre en expérimentant de nouvelles techniques, en revisitant et en parcours a remis en cause les pratiques artistiques occidentales à Cuba, sur le plan diversifiant les innombrables façons dont il utilise la peinture pour raconter, adapter et esthétique et conceptuel, en adoptant d’autres héritages artistiques de l’île. Comme réinventer des prises de conscience personnelles, nationales et transnationales. 1 2 3 4 5 Annegreth Nill, « Introduction. A Matter of Life and Death », in Pablo Picasso Ceramics : Carlos Luna Paintings, Fort Lauderdale, Fort Lauderdale Museum, 2008, p. 20-34. Cf. Jaime Moreno Villarreal, « Carlos Luna : The Artist as Is », in Carlos Luna: Step-by-Step, p. 17-26. Cf. Horace, Ars poetica, vers 361 ; Plutarque, De Gloria Atheniensium, III, 346f-347c. Faktura vient du latin factura, qui signifie fabrication ou objet fabriqué. En espagnol, le mot factura, orthographié comme l’étymon latin, a été utilisé dans les années 1920 par le constructiviste russe Alexander Rodchenko et par d’autres artistes adeptes du mouvement constructiviste. Le terme a revêtu une importance cruciale pour toute une génération d’artistes cubains formés en Union soviétique dans les années 1970 et au début des années 1980, qui, en rentrant à Cuba, ont défini le programme des deux plus prestigieuses écoles d’art de l’île. Lisa Phillips, The American Century: Art & Culture 1950-2000, New York, Whitney Museum of American Art, 1999, p. 114-138. Tels que Frédéric Mialhe, Aire de combat de coqs, compilés dans l’Album Pintoresco de la Isla de Cuba, 1853 ; Victor Patricio de Landaluze, El Zapateo, 1875 ; Federico Amerigo, Paysage, s. d. ; carte postale avec vue de Cuba au début du XXe siècle, Combat de coqs ; Joaquin Blez, Paysans avec le général Molinet, sucrerie de Chaparra, vers 1910 ; Carlos Enríquez, L’Enlèvement des mulâtresses, 1938 ; Eduardo Abela, Paysans, 1938 ; Antonio Gattorno, La Sieste, 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 [ 18 ] 1939-1940 ; Lorenzo Romero Arciaga, La Tasse de café, vers 1940 ; Rene Portocarrero, Femme à la fenêtre, vers 1940 ; et Mariano Rodríguez, Coq, 1941. Enrique García Gutiérrez, « Carlos Luna : Keep Your Eyes on Me », in El Gran Mambo, Long Beach, Museum of Latin America Art, 2008, p. 13-21. Cf. Jesus Rosado, « Carlos Luna : An Island for the Road », in Carlos Luna Personal Histories, Cisneros Capital Group, 2006, p. 18-31. Henry John Drewal, « Yoruba Arts and Life as Journeys », in The Yoruba Artists, Washington, Smithsonian Institution Press, 1994, p. 194. Ibid., p. 194. Ibid., p. 38-39. J. C. Cooper, An Illustrated Encyclopedia of Traditional Symbols, p. 38-39. Entretien personnel avec Carlos Luna, Miami, juin 2014. Bárbaro Martínez-Ruiz, Things That Cannot Be Seen Any Other Way. The Art of Manuel Mendive, 2012-2013, p. 19-20. Marija Gimbutas, The Language of the Goddess, New York, Thames & Hudson, 2001, p. 13-21. Robert Farris Thompson, Face of the Gods, Munich, Prestel, 1993, p. 161. Cf. fac-similé anonyme. « The World of Ifa as Philosophy », Itatumo 39, collection personnelle, p. 56. Frank Willet, African Art, New York, Thames & Hudson, 1971, p. 78-82. important to us, and what constitutes its inherited power. Carlos Luna himself asks physical as well as spiritual healing. An ocean away, the green Cuban countryside these questions, and uses new visual art forms to explore ways in which older is celebrated as an equally vital space, one populated by those who farm the land— forms—both visual and oral—were able to convey complex religious, spiritual and the guajiros—whose connection to nature and contributions to the emergence of moral teachings and facilitate journeys into conceptual mysteries of the mind. His Cuban culture Luna believes to have been overlooked. curiosity, and the persistence with which he has sought both answers and new From early in his career, Luna’s work has foreshadowed the accelerating devel- ways of asking the questions calls to mind another Cuban artist, Manuel Mendive, opment of conceptual art and has made fascinating and enduring contributions to whose own artistic journey challenged Western artistic practices in Cuba aestheti- the reconciliation of multiple artistic and cultural paradigms in the African diaspora. cally and conceptually by embracing other artistic legacies in the country. Like His preferred aesthetic—one equally informed by Western and African visual cul- Luna, Mendive focused on Yoruba visual and religious culture and explored its ture—has become increasingly common, a mainstreaming likely to continue for impact on broader Cuban culture. some time to come. In facilitating a lasting shift in artistic production in this era of In using art to fluidly create and re-create spaces of reflection and reinterpreta- globalization, Luna’s work should also be recognized for giving permanence to spe- tion, Luna alludes to the importance of the rain forest, known as “El Monte,” as a cific artistic creations, ones that might otherwise fade from conscious recollection. scared space in Afro-Cuban religious tradition, as well as in the popular imagination At the forefront of this shift, Luna’s work is continuing to evolve as he experiments of Cubans. The rainforest—the original Green Machine—is a place of origin, an with new media and revisits and expands the myriad ways in which to use painting African source of life that continues to implicitly serve as a source of vitality and to tell, retell and reimagine personal, national and trans-national awakenings. 1 2 3 4 5 Annegreth Nill, “Introduction. A Matter of Life and Death”, in Pablo Picasso Ceramics: Carlos Luna Paintings, pp. 20–34. See Jaime Moreno Villarreal, “Carlos Luna: The Artist as Is”, in Carlos Luna: Step-by-Step, pp. 17–26. See Horace, Ars poetica 361; Plutarch, De Gloria Athenensium III. 346f–347c. Faktura comes from the Latin word factura, which means a making, manufacturing or a thing that has been manufactured. Factura in Spanish, spelled like the Latin original, was a term used in the 1920s by Russian constructivist artist Alexander Rodchenko and other artists affiliated with the Constructivist movement. This word became critical to a generation of Cuban artists trained in the Soviet Union in the 1970s and early 1980s, whose return to Cuba shaped the curriculum at the two most prestigious art academies in Cuba. Lisa Phillips, The American Century: Art & Culture 1950–2000, 0p. 114–38. Such as Federico Mialhe, Cockpit and Day of the Magi, compiled in the Album Picturesque of the Island of Cuba, 1853; Victor Patricio de Landaluze, The Zapateo, 1875; Federico Amerigo, Landscape, n.d; Postcard view of Cuba early twentieth century, Cockfight; Joaquin Blez, Peasants with General Molinet, Chaparra Sugar Mill, ca. 1910; Carlos Enríquez, The Abduction of the Mulatto Women, 1938; Eduardo Abela, Peasants, 1938; Antonio Gattorno, The Siesta, 1939–40; Lorenzo Romero Arciaga, The Cup of Coffee, ca. 1940; 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 [ 19 ] Rene Portocarrero, Woman at the Window, ca. 1940; and Mariano Rodríguez, Rooster, 1941. Enrique García Gutiérrez, “Carlos Luna: Keep Your Eyes on Me”, in El Gran Mambo, pp. 13–21. See Jesus Rosado, “Carlos Luna: An Island for the Road”, in Carlos Luna Personal Histories, pp. 18–31. Henry John Drewal, Yoruba Arts and Life as Journey, p. 194. Ibid., p. 194. Ibid, p. 38–39. J. C. Cooper, An Illustrated Encyclopedia of Traditional Symbols, pp. 38–39. Personal conversation with Carlos Luna, Miami, June 2014. Bárbaro Martínez-Ruiz, Things That Cannot Be Seen Any Other Way. The Art of Manuel Mendive, pp. 19–20. Marija Gimbutas, The Language of the Goddess. New York: Thames & Hudson, 2001, pp. 13–21. Robert Farris Thompson, Face of the Gods. Munchen: Prestel, 1993 p. 161. See Anonymous Facsimile. “The World of Ifa as Philosophy”, Itatumo 39. Personal Collection, p. 56. Frank Willet, African Art. New York: Thames & Hudson, 1971, pp. 78–82. HENRY JOHN DREWAL L’ESPRIT DANS L’ART Professeur titulaire de la chaire Evjue-Bascom Départements d’histoire de l’art et d’études afro-américaines Université Wisconsin-Madison DE CARLOS LUNA I NTRODUCTION de vivre associe la religion, la politique, la musique et la sensualité, quelque chose qui J’arrivais à Miami pour y passer quelque temps avec Carlos Luna lorsqu’un orage d’été s’incarne dans sa puissante imagerie. Il aime parler des femmes, et beaucoup de ses s’est abattu sur notre avion, assailli par de gros nuages noirs, des coups de tonnerre, images jouent avec la forme et la fonction du pénis, du vagin, des seins et des testi- des éclairs, des vents violents et une pluie torrentielle. Après un atterrissage mouvementé, cules – des thèmes sexuels et sensuels. Toutes ces facéties m’évoquent l’essence j’ai retrouvé Carlos et lui ai dit, en faisant allusion au mauvais temps : « Chango [le dieu d’Eleggua, orisha de la santeria : divin farceur, intermédiaire et messager entre les du tonnerre] est arrivé. » Mais Carlos m’a répondu que c’était plutôt Yemaya, reine de la hommes, les ancêtres et les dieux, gardien des carrefours, il nous ramène sur terre mer et des eaux du ciel. Elle avait révélé sa présence par ce déluge purificateur – un quand nous décollons de la réalité, et joue avec des sujets sérieux – matériels ou spi- excellent présage. Carlos m’a expliqué que beaucoup de ses expositions avaient été inau- rituels – avec un humour enfantin. Eleggua est le principe de l’incertitude, de l’indéter- gurées sous la pluie. Inquiet à l’idée que personne ne vienne y assister, il avait été rassuré mination. Eleggua est celui « qui jette une pierre demain et tue un oiseau hier », celui par sa marraine : « Non, c’est bien, la pluie va tout nettoyer et ouvrir la voie à quelque « qui a du mal à grimper sur un brin d’herbe, mais dont l’ombre obscurcit la mon- chose de neuf. » Elle avait raison. C’est à partir de ce moment que notre amitié a pris de tagne ». Eleggua est le témoin de la folie et des réussites des hommes. Lorsqu’il nous la profondeur. Moi, l’Américain de Brooklyn, et Carlos, le Cubain nourri de culture rurale observe, comme c’est souvent le cas dans l’œuvre de Carlos, il nous rappelle qu’il faut guajira, sommes tous les deux touchés et inspirés par la sagesse, les croyances et les réfléchir avant d’agir, et contempler les mystères de ce monde et de nos vies. coutumes des Yoruba d’Afrique et de leurs descendants à Cuba, connus sous le nom de Deux grands thèmes traversent les images et les rythmes colorés de son œuvre. Le Lucumi. Ces réflexions sur Carlos Luna – sa personnalité, sa vie et son œuvre – sont premier regroupe la culture, la musique et l’histoire rurales ou campesinas/guajiras, inspi- façonnées aussi bien par nos idées différentes que par celles que nous partageons. Nous rées des souvenirs d’une enfance passée à la campagne, à San Luis et à Pinar del Río sommes l’un comme l’autre à cheval entre deux mondes, et nos « doubles vies » sont – région où se côtoient les meilleures plantations de tabac cubaines, la vie agricole et les enrichies par les nombreux voyages culturels que nous avons accomplis. forêts vierges des montagnes (el monte). C’est le royaume du tabac – le lieu où la terre Carlos Luna est un homme en perpétuel mouvement, animé d’une « force performa- magique et les pluies fertiles font pousser les trois feuilles indispensables à la fabrication tive » que les Yoruba (et les Cubains) appellent ache. Il crée des œuvres qui possèdent des cigares : tripe, sous-cape et cape. C’est là que l’alchimie du sol, de la température, du cette ardente énergie spirituelle. Ses idoles dévoilent sa personnalité : José Marti et climat et des savoir-faire familiaux traditionnels a donné naissance à l’inégalable havane. Antonio Maceo Grajales, militants de l’indépendance cubaine ; Mohammed Ali ; Martin Les mythes, les propriétés médicinales et magiques du tabac et la culture qui s’est déve- Luther King ; Malcolm X – tous des combattants en lutte contre vents et marées, et tous loppée autour d’eux sont la fusion de traditions indigènes (amérindiennes), africaines et (à l’exception de Marti) des guerriers d’ascendance africaine. C’est peut-être l’une des européennes. Ces traditions rurales ont façonné Carlos Luna d’innombrables manières. raisons pour lesquelles Carlos s’est senti attiré par le monde de la sagesse yoruba/lucumi. La campagne cubaine est aussi le berceau de la musique qui touche le cœur, l’âme… Carlos Luna est perfectionniste, généreux, débordant de vie et profondément facé- et les pieds de Carlos. Le son cubain trouve sa source dans le changüí – le son, le rythme, tieux, mais ses facéties sont parfois on ne peut plus sérieuses. À la fois sensible et les instruments de la province montagneuse de l’Oriente, importés au début du XXe siècle sensuel, il est animé de sentiments profonds et agit avec franchise et honnêteté. Il se à La Havane et dans le reste de l’île par les soldats cubains. Les sons et les rythmes, la consacre totalement à son travail et se dévoue corps et âme à ceux qu’il aime. Sa soif musique et la danse de la culture guajira imprègnent la campagne et inspirent Carlos. [ 20 ] HENRY JOHN DREWAL SPIRIT IN THE ART Evjue-Bascom Professor Departments of Art History & Afro-American Studies University of Wisconsin-Madison OF CARLOS LU NA I NTRODUCTION powerful imagery. He loves to talk about women, and many of his images play with I flew into Miami through a summer storm to spend some time with Carlos the form and function of penis, vagina, breasts and balls—sexual, sensual matters. Luna. The billowing dark clouds, thunder, lightening, powerful winds, and heavy All of this playfulness reminds me of the essence of the Santeria orisha Eleggua— rains rocked the plane. After a bumpy landing, I met Carlos and said in reference to divine trickster, mediator, and messenger between humans, ancestors and gods, the weather that “Chango [the Thundergod] had come.” But he replied that instead crossroads guardian who brings us down when we get too high, who plays with it was Yemaya, Queen of the Sea and Celestial Waters. She had made her presence childlike humor about serious worldly and otherworldly matters. Eleggua is the known with water to wash everything clean—a most auspicious sign. He told me principle of uncertainty, indeterminacy. Eleggua is the one “who throws a stone that in the past many of his exhibition openings were rainy. He had worried that no tomorrow, and kills a bird yesterday,” the “one who struggles to climb a blade of one would come, but his godmother said “No, it is good—everything would be grass, but whose shadow darkens a mountain.” Eleggua is witness to human folly cleansed and the way opened for something new.” And she was right. Our friend- as well as human accomplishment. When he looks at us, as he so often does in ship deepened from that moment on—I am American from Brooklyn, New York, Carlos’s work, we are reminded to think before acting, to contemplate the mysteries and Carlos a Cuban nurtured by rural guajiro culture, and both of us touched and of this world and our lives. inspired by the wisdom, beliefs, and practices of Yoruba people in Africa and their Two broad themes run through the colorful images and rhythms of his work. descendants in Cuba known as Lucumi. These thoughts on Carlos Luna—his per- The first is rural or campesino/guajiro culture, music, and history based on memo- sonality, life and work—have been shaped as much by our different perspectives as ries of his childhood in rural San Luis and Pinar del Río—land of Cuba’s finest by those shared. We are both in-betweeners, living hyphenated lives simultane- tobacco plantations, farm life, and virgin mountain forests (el monte). This is where ously, enriched by the multiple cultural journeys we have taken. tobacco was king—the place of magical soil and fertile rains that grow the three Carlos Luna is a man in constant motion. He is alive with “performative power” essential leaves for making cigars—filler, binder, wrapper. This is the place where or what Yorubas (and Cubans) call ache. He creates works that possess this vibrant the magical synthesis of soil, temperature, climate, and family traditions of crafts- spiritual energy. His idols reveal the kind of person he is: José Marti and Antonio manship fused to create the unique Habano cigar. The myths, medicinal, and mag- Maceo Grajales, fighters for Cuban independence; Muhammad Ali; Martin Luther ical properties of tobacco and the culture that grew around them are a fusion of King; and Malcolm X—all fighters constantly battling against the odds, and all of indigenous (Amerindian), African, and European traditions. These country tradi- them (except Marti), warriors of African descent. Perhaps this is one of the reasons tions have shaped Carlos Luna in myriad ways. Rural Cuba is also the source of the music that moves the heart, soul … and he has been drawn to the world of Yoruba/Lucumi wisdom. Carlos Luna is a perfectionist and generous of spirit, full of life and deeply play- feet of Carlos. The source of Cuban Son is changui—the sound, the rhythm, the ful, but a playfulness that can also be deadly serious. He is both sensitive and instruments that came from the mountainous Oriente province to Havana and the sensual, one who feels deeply and acts openly and honestly. He gives himself com- rest of Cuba with Cuban soldiers in early twentieth century. The sounds and pletely to his work, and his heart to those he loves. He has a lust for life that encom- rhythms, the music and dance of guajiro culture permeate the countryside. These passes religion, politics, music, and sensuality, something that is embodied in his are the rhythms that animate Carlos. [ 21 ] Quand il est en plein élan, il est comme en transe – la couleur, la ligne, la forme et la texture se rejoignent et explosent à la surface. La musique est là – les paroles, le rythme, la cadence, le mouvement, la mesure, le tempo, le volume et le timbre, ou couleur musicale. Son imagerie danse, et lui aussi. Il s’est inspiré des figures syriennes et mésopotamiennes en « surimpression » pour renforcer cette sensation et suggérer le mouvement – qu’il met en valeur pour dire sa passion pour la vie vécue comme une danse. De plus, ces personnages reconstituent et rendent visible le cours du temps et de l’histoire. Deuxième influence dans sa vie et son œuvre : la présence de l’Afrique à Cuba, révélée par les images, les idées et la philosophie lucumi. En un sens, la culture cubaine paysanne (guajira) et la pensée lucumi se rejoignent grâce à el monte – la forêt rurale, peuplée de forces spirituelles qu’on ne peut voir mais qu’on sent autour de soi. El monte, source de guérison, abrite des remèdes divins à base de plantes. Ces forêts montagneuses ont protégé et encouragé l’esprit révolutionnaire, accueillant les cimarrones ou esclaves marrons – déterminés à échapper à l’esclavage et à construire une vie d’indépendance fondée sur la sagesse africaine – et les Independistas/Mambistas cubains, Marti et Maceo. Carlos lutte lui aussi pour l’indépendance – pour une indépendance personnelle et pour la liberté d’exprimer ses aspirations les plus profondes et ses idéaux les plus élevés. El monte est au cœur de toutes les religions afro-cubaines, y compris dans la foi lucumi avec ses ancêtres divinisés (orishas) assimilés aux forces de la nature : les fleuves pour la déesse Ochun ; l’arbre pour Iroko ; le fer pour Ogun ; les tempêtes de Chango, dieu du tonnerre ; les vents, la pluie et les ouragans d’Oya ; et les océans de Yemaya. Leur omniprésence à Cuba, île entourée par les mers qui servent à la fois de séparation et de lien avec l’Afrique, imprègne une grande partie de l’histoire, de la culture et de l’art du pays. El monte est un lieu puissant, dangereux mais enrichissant NEO ASSYRIAN SARGON, DRIVER OF HORSES, II 721–705 BC. KHORSABAD ANCIENT DUR SHARRUKIN ASSYRIA IRAQ | ÉPOQUE NÉO-ASSYRIENNE, RÈGNE DE SARGON II, CONDUCTEUR DE CHEVAUX, 721-705 AV. J.-C. KHORSABAD (ANCIENNE DUR-SHARRUKIN), ASSYRIE, IRAK – un endroit secret uniquement connu de ceux qui y entrent, y consacrent du temps et de l’énergie, cherchant la connaissance avec sagesse pour atteindre le discernement et la compréhension des choses. Carlos a accompli ce voyage spirituel. La musique est centrale dans sa vie et son œuvre. Il est toujours en train d’écouter PROCESSUS ARTISTIQUE de la musique, le plus souvent du son cubain mais également toute une gamme de Voir Carlos à l’œuvre, c’est assister à une performance multisensorielle. La musique est genres musicaux actuels qui l’inspirent, lui et ses gestes picturaux. Il le dit lui-même : « Je une constante, souvent sous la forme des sons guajiros – rythmes de la campagne cubaine danse tous les jours » – et il danse bien d’ailleurs. Il a notamment une prédilection pour et de ses souvenirs d’enfance. Mais l’artiste apprécie également toutes sortes d’autres Elio Revé et les rythmes riches et complexes du changüí. Il aime tout particulièrement genres musicaux. Et il ne s’agit pas seulement d’écouter, mais aussi de bouger, pour sti- ces moments décisifs, où les percussions ou clave marquent une rupture ou une pause muler son corps et son esprit. Son esprit danse à chaque instant. Carlos possède une (picao ou picarto). Lorsque cela arrive, Carlos se penche, remue les hanches, secoue les énorme collection de musiques cubaines d’hier et d’aujourd’hui, sources d’inspiration de épaules et danse encore un peu. On retrouve ce picao dans la riche complexité de ses la danse de sa vie et de son art… Ces rythmes pénètrent dans son corps et rejaillissent compositions, qui fourmillent d’interruptions et de reprises, de tours et de détours. Carlos dans ses pinceaux, qu’il tient dans la bouche jusqu’au moment d’attaquer la surface de recherche continuellement le groove, cet espace où jaillissent de vastes idées fluides pour ses œuvres. Tout en écoutant de la musique et en dansant, il surfe sur Internet et les exprimer ses sentiments et ses émotions avec les images qui peuplent son monde peint. médias sociaux avec son téléphone, recherchant en permanence l’humour et le pathos, la [ 22 ] on the surface. There is music—lyrics, rhythm, pace, flow, beat, tempo, volume, and timbre or color tone. His imagery dances, as does he. To extend this impression, he has been inspired by Syrian/Mesopotamian “multiple-exposure” figures to suggest motion—he highlights movement to express his passion for life as a dance. Those multiple-exposure figures also trace and make visible the flow of time and history. A second influence in his life and work is the African presence in Cuba revealed in Lucumi images, ideas, and philosophy. In a sense, rural Cuban/guajiro culture and Lucumi thought come together because of el monte—the rural forests, source of spiritual powers unseen but felt. El monte is the source of healing, empowering herbal medicines of the gods. These mountainous forests also sheltered and sustained the spirit of revolutionaries: the cimarrones or maroons—those with the determination to escape and resist enslavement and carve out lives of independence based on African wisdom—and the Cuban Independistas/Mambistas who followed them, Marti and Maceo. Carlos too is a fighter for independence—personal independence and the freedom to express his deepest aspirations and highest ideals. El monte is at the heart of all Afro-Cuban religions, as in Lucumi faith with its deified ancestors (orichas) who are at one with natural forces: a river goddess like Ochun, a tree like Iroko, iron like Ogun, storms like those of the Thundergod Chango, the winds, rains, and hurricanes of Oya, and the ocean waters of Yemaya. Their omnipresence in Cuba, an island surrounded by the same seas that separate yet also connect Africa to Cuba, infuses much of the history and culture and art of Cuba. El monte is a powerful, dangerous, but enriching place—a secret place known only by those who enter and spend time and energy, seeking knowledge with BRASS STATUE OF THE SANKOFA ADINKRA SYMBOL, KUMASI, GHANA | STATUE EN CUIVRE DU SYMBOLE ADINKRA wisdom to gain insight and understanding. Carlos has taken that spiritual journey. DU SANKOFA, KUMASI, GHANA ARTISTIC PROCESS Music is central to his life and work. He is always playing music, mostly To witness Carlos working is to see a multi-sensorial performance. Music is a con- Cuban son but also a whole range of Cuban and contemporary global sounds that stant, much of it Cuban guajiro sounds—the rhythms of rural Cuba and the mem- animate him and his painterly gestures. As he says “I dance every day”—and he ories of his childhood. But he savors plenty of other music as well. And this not just dances well. One of his favorite musicians is Elio Revé and the rich and complex for listening, but for moving—activating his body-mind. His mind dances every rhythms of changüí. He especially loves those critical moments in the music minute. He has an enormous store of Cuban music from the past and present that when the drums or clave do a cut, or break (picao or picarto). When this hap- inspires his dancing life and art … its rhythms enter his body and emerge in the pens, he dips down, moves his hips and shakes his shoulders, and dances some fluid strokes of his brushes that are gripped in his mouth until the moment of attack more. Those same kinds of picao can be seen in the rich complexity of his com- on the surface of his works. As he listens and dances, he also surfs the internet and positions filled with starts and stops, twists and turns. He is continually searching social media on his phone, constantly seeking the humor and pathos, the craziness for the groove, that place where expansive, seamless ideas can flow to express his of life happening around him. Carlos works at playing and painting, constantly lis- feelings and emotions with the images that populate his painted world. When he tening to music and searching the web for strange, inane, silly offerings. He gets a is in flow, he is entranced—color, line, form, texture come together and explode kick out of the playful stupidity of people who share their quirks online. Social [ 23 ] Par ses paroles et ses actes, il prouve sa volonté de rester fidèle à lui-même, à son destin et à ceux qui l’entourent. Il connaît les qualités à cultiver : l’attention, la patience, l’endurance, la fidélité à soi et aux autres, et le travail acharné, visant l’excellence. RÉSULTATS VISUELS Carlos rend l’invisible visible, transmettant au présent et à l’avenir les messages et les enseignements de son passé. Il sait qu’hier est un prologue, qu’il faut le creuser et y réfléchir pour trouver sa voie aujourd’hui et demain. C’est ce qu’exprime le sankofa des Ashanti d’Afrique de l’Ouest, cet oiseau qui « regarde en arrière pour aller de l’avant », ou ce que nous rappellent les paroles de sagesse des Yoruba : « La rivière qui oublie sa source s’assèche. » L’œuvre de Carlos ne se révèle pas à la surface, c’est en profondeur qu’elle regorge de messages subtils. Il faut avoir la clé pour les décoder. Souvent cachés à la vue, leurs enseignements ne se dévoilent qu’au prix de la réflexion. Beaucoup de ses images récurrentes renvoient à la campagne, à la vie paysanne des Cubains. L’une d’entre elles est le campesino « typique » – un homme portant un chapeau et une moustache, à cheval, qui fume parfois un cigare. Mais l’image qui revient le plus souvent est le coq, emblème de Cuba et de sa culture rurale ou guajira. Pour Carlos, c’est un type de coq particulier, qui a une importance spécifique : le kikiriki, nom ES TARDE, YA ME VOY, 2006 (DETAIL). OIL ON CANVAS | ES TARDE, YA ME VOY, 2006 (DÉTAIL). HUILE SUR TOILE onomatopéique d’un coq petit mais vaillant, combattant hardi, fier, un peu trop sûr de lui. Kikiriki est l’alter ego, l’avatar de Carlos, petit mais fougueux, qui avance avec courage et folie de la vie autour de lui. Carlos travaille en jouant et en peignant, ne cessant d’écouter bravade, s’attaquant à des gens et des thèmes plus grands ou plus forts que lui. de la musique et de dénicher les cadeaux étranges et absurdes du Web. Il se régale de la Le coq est devenu un symbole de Cuba, de la personnalité et de la réputation de ses stupidité des internautes qui partagent leurs excentricités en ligne. Les médias sociaux habitants. Mais il a pour Carlos une importance qui remonte à son enfance et à l’époque sont devenus sa fenêtre sur la folie du monde extérieur, tandis qu’il crée ses propres uni- de ses études. À dix-sept ans, alors qu’il étudie l’art à La Havane, Carlos rencontre vers, ses propres histoires, ses propres personnages à l’intérieur de son atelier. Mariano Rodríguez (1912-1990), célèbre peintre cubain qui fut le premier à utiliser Il construit un avenir lointain avec des œuvres qui dureront, fabriquant de solides l’emblème du coq. Suite à une dispute sur la politique, Rodríguez veut se battre avec cadres en bois recouverts de contreplaqué, puis d’une couche de papier spécial. Il Carlos, se conduisant comme un « vieux coq » en présence d’un jeune kikiriki. Depuis, commence par faire un croquis sur la surface préparée, puis le développe à la pein- Carlos n’a pas cessé de se battre. Porteur de nombreuses significations pour Cuba et pour ture, parfois avec des pochoirs, parfois à main levée, remplissant certaines zones l’artiste lui-même, le coq définit celui-ci comme un combattant, comme en témoignent avec de la couleur, en retravaillant d’autres avec des formes et des lignes. Il bouge les idoles que Carlos prend pour exemple. Marti était un « guerrier des mots », le poète et sur la musique, s’arrête pour regarder quelque chose sur son téléphone mobile, puis l’architecte d’une vision de l’indépendance et de la démocratie cubaines. Pourtant, lors se remet au travail, revivifié…, toujours en mouvement, buvant des litres de tisane. de sa dernière bataille contre les Espagnols, où il perdit la vie, Marti montait un cheval Son énergie expansive l’entraîne souvent à déborder des limites de ses tableaux. blanc et portait un uniforme noir, comme pour dire : « Me voilà, je suis un vrai guerrier. » Il crée alors, sur les murs auxquels ils sont accrochés, de minutieux motifs et cadres Quand nous avons parlé de Mohammed Ali, Carlos a surtout évoqué le « Rumble in the peints ou sculptés, traces visibles des vibrations acoustiques des mouvements et des Jungle », sa victoire mythique sur le tenant du titre, George Foreman, à Kinshasa, après flux animant l’œuvre, qui viennent se déverser sur les parois. Carlos explique qu’il les concerts de James Brown et B. B. King, légendes de la soul, et de Celia Cruz, la s’est toujours senti attiré par les papiers peints, souvenir de la maison familiale à « reine de la salsa ». Ali avait déclaré avant le match : « Je volette comme un papillon et Cuba, et par les fresques des maisons de la période de la colonisation espagnole aux je pique comme une abeille. La main ne peut frapper ce que l’œil ne voit pas. » Carlos Amériques, ainsi que par les peintures murales antiques de Pompéi. semble avoir pris à cœur ces paroles poétiques et prophétiques, car il les met en pratique [ 24 ] VISUAL RESULTS Carlos makes visible the invisible, conveying messages and lessons from his past to offer to the present and future. He knows that the past is prologue: that excavating the past and reflecting on it are essential to finding one’s way in the present and future. As the Asante of West Africa say with their sankofa image of a bird looking backward, “looking back to the past, to find the way forward,” or as the Yoruba words of wisdom remind us, “A river that forgets its source, dries up.” His work is not on the surface, it is filled with subtle messages embedded. One must know the issues to decode. Often these messages are hidden in plain sight, lessons to be learned through reflection. Many of his recurring images reference the countryside, the rural life of Cuba and Cubans. One is the “typical” campesino image—a man with a hat and mustache riding on a horse, sometimes smoking a cigar. But probably his most repeated image is the rooster. The cockerel is an iconic symbol for Cuba and its rural or guajiro culture. But for Carlos it is one particular type of rooster that has special meaning and significance—the kikiriki—the onomatopoeic name for the crowing of a small but brave, feisty fighter, an aggressive, proud, cocky cockerel. Kikiriki is the alterego, the avatar of the diminutive, yet spirited Carlos himself who goes about with courage and bravado, taking on persons and issues bigger or stronger than him. KIKIRIBU VAN VAN, 2006 (DETAIL). OIL ON CANVAS | KIKIRIBU VAN VAN, 2006 (DÉTAIL). HUILE SUR TOILE The rooster has become a symbol of Cuba and Cubans’ personality and reputation. But for Carlos, it has a significance that goes back to his childhood and days as an art media has become his window to this crazy world outside, as he creates his own student. When Carlos was seventeen and an art student in Havana he met Mariano worlds, stories, and characters inside his studio. Rodríguez (1912–1990), the famous Cuban painter who first used the rooster icon. He builds for the distant future with works that will endure, creating strong, rigid They had an argument about politics and he wanted to fight Carlos, acting like an “old wooden frames that are covered in plywood and then a layer of special paper. He begins rooster” in the presence of the young kikiriki. Carlos has been fighting ever since. The by sketching on the prepared surface and then building it up with paint, sometimes with rooster means many things to the nation and to Carlos. What this says about him as stencils, some freehand, filling in areas with color, re-working other parts with shapes person and a spirit is that he is a fighter, no matter the odds. That is evident from the and lines. He moves to the music, stops to view something on his cellphone and then idols he tries to emulate. Marti was a “word warrior,” the poet and architect of a vision returns to his work renewed … always moving, continually drinking herbal tea. of Cuban independence and democracy. Yet in his final battle with the Spanish—in His expansive energy forces him to often go beyond the frame of his paintings. which he perished—Marti rode a white horse and wore a black uniform as if to say, “I He creates elaborate painted or sculpted designs & frames on the walls that hold am here, I am a true warrior.” When we talked about Muhammad Ali, Carlos spoke his work. They are like visible sonic vibrations of the movements and flows within most about the fabled “Rumble in the Jungle”—Ali’s winning fight against title-holder the works that escape to flow across the walls. He explains that he always felt George Foreman in Kinshasa (former Zaire), when soul luminaries James Brown, B.B. attracted to wallpaper decoration, a memory from his family home in Cuba, and to King, and the “Queen of Salsa” Celia Cruz performed. Ali had declared before the fight, domestic painted frescos on the walls of houses from the Spanish colonial period in “I float like a butterfly and sting like a bee. The hands can’t hit what the eyes can’t see.” the Americas, as well as the ancient murals of Pompeii. Carlos seems to have taken these poetic and prophetic words to heart, for he does the In his words and his actions Carlos demonstrates that he strives to be true to same thing in his powerful paintings. His works can have incredibly stinging messages himself, and thus true to his destiny and to those around him. He knows that what yet, like beautiful “butterflies” they float before our eyes and in our minds. We must dig he needs to remember and live by are the attributes of focus, patience, endurance, deep to find the lessons hidden in plain sight. Muhammad Ali and Carlos are both truthfulness to self and others, and hard, challenging, highest quality work. strong and beautiful—they conquer with the power of beauty. [ 25 ] quelque chose d’indescriptiblement délicieux, déplaisant, ou laid. To fuck or be fucked ! L’œuvre est un hommage aux luttes et aux triomphes d’une vie. Le monde est rempli de dangers à éviter et d’occasions à saisir représentés par des symboles guerriers (arc et trois flèches d’Osossi, couteaux et ciseaux d’Ogun qui coupent et transpercent des pingas, secrets et symboles maçonniques – des yeux dans des pyramides, un carré et un compas, des yeux qui flottent partout, etc.), le désir et l’amour étant symbolisés par des figures féminines transformées en mâchoires béantes et dévorantes. Pourtant, la voie spirituelle vers la survie, le chemin du succès et de la réalisation de soi planent au-dessus de tout cela dans la sagesse et l’aide d’Ifa. Une multiplicité multisensorielle remplit l’espace pour donner une idée de tout ce que nous devrons affronter avant de quitter cette existence. Autre exemple, l’œuvre Black Bite, dont le titre est un jeu de mots sur l’expression familière cubaine, una mordida negra, littéralement une « morsure noire » (black bite), qui signifie « faire du tort à quelqu’un, ou le trahir », qu’on pourrait traduire en anglais par backbiting. En jouant avec le langage et l’attitude, Carlos évoque une conscience raciale profondément enracinée à Cuba – la discrimination fondée sur la couleur de peau, un racisme persistant, visible aujourd’hui dans les statuettes de negritas (nounous noires) vendues dans les boutiques de l’aéroport de La Havane. Ici, le titre est écrit à l’envers, sens dessus dessous. Des monstres noirs aux dents d’un blanc éclatant entourent le guajiro à cheval, prêts à le dévorer de tous côtés. Carlos joue avec les mots, les images, les idées et les concepts, « mettant tout sens dessus dessous » pour nous obliger à re-penser, ré-fléchir, ré-viser, re-noncer, ré-agir et re-vivre – comme nous sommes censés le faire tout au long SE TE ACABÓ EL MAMEY CABRON, 2003 (DETAIL). GOUACHE AND CHARCOAL ON MATE PAPER, 67 X 94 IN | SE TE ACABÓ de nos vies sans cesse marquées par des choix à faire et des décisions à prendre. EL MAMEY CABRON, 2003 (DÉTAIL). GOUACHE ET FUSAIN SUR PAPIER D’AMATE, 170 X 239 CM Certains de ces jeux de mots touchent à des sujets politiques, en particulier à la promesse non tenue de la révolution cubaine. Si Carlos a pu admirer certains de ces idéaux, dans ses puissants tableaux. Ses œuvres ont beau véhiculer des messages incroyable- il a fini par être déçu et s’est farouchement opposé à la suppression des libertés person- ment piquants, elles volettent devant nos yeux et nos esprits comme de beaux papillons. nelles par le régime. Pour Carlos, Fidel Castro a volé ces libertés. Son tableau intitulé Il faut creuser en profondeur pour découvrir leurs enseignements cachés. Mohammed Ali Robo-Lucion joue sur le verbe robar, voler. Au lieu d’une révolution, c’est un vol qui a et Carlos sont tous les deux forts et beaux – ils conquièrent par la puissance de la beauté. emporté la liberté de choisir. Carlos était très hostile à un gouvernement qui décidait de ce que quelqu’un pouvait faire, dire ou peindre. La mort et la destruction remplissent cette œuvre sombre. Des testicules et des pénis (cojones et pingas) deviennent des os – enjeux JEUX DE MOTS de vie et de mort. Une autre œuvre – Mr. C. O. Jones – joue sur le mot cojones, qui signifie Carlos travaille à la fois avec les images et avec les mots, c’est un conteur et un poète « testicules » au sens propre et « courage, machisme » au sens figuré. Ici, Carlos s’inspire visuel qui aime jouer avec le langage pour faire réagir le spectateur. Il dialogue avec son du mythe classique de Persée, qui a décapité Méduse, le démon à la chevelure de ser- public tant avec les mots qu’avec les images, s’inspirant des nombreuses histoires enten- pents. Carlos le kikiriki tranche la tête de Fidel. Les yeux sont ceux des forces castristes de dues dans son enfance à Pinar del Río, des traditions orales de la foi lucumi et de la sécurité intérieure, des informateurs qui dénonçaient tous ceux qui cherchaient à saper la divination d’Ifa, ainsi que des bribes de conversations quotidiennes saisies au passage. révolution. Mais s’y ajoutent aussi les yeux de l’orisha Eleggua, qui nous observent. Prenez par exemple le titre de l’œuvre Empingated (Freaking Awesome !) : Carlos a forgé ce calembour après avoir entendu un Américano-Cubain transformer l’exclamation Sommes-nous des co-con-spirit-eurs ? Des alliés ou des ennemis ? Eleggua assiste à la scène et nous demande de décider. argotique cubaine – pinga/pingao ! – en verbe d’action, empingated. Pinga/pingao ! fait Dale, Dale Huye! ([ Sortez d’ici !] – 2005) manifeste avec puissance la volonté référence au pénis (cock en argot anglais) et aussi à FUCK ! Fuckin’ Awesome se dit de d’échapper à des menaces venues de toutes parts. Trois avions (de couleur bleue, comme [ 26 ] to a penis/cock and also FUCK! Fuckin’ Awesome! Something that is indescribably delicious, or distasteful, or ugly. Whether to fuck or be fucked! So the work is an homage to life’s struggles and triumphs. The world is populated with all manners of dangers and opportunities represented by warrior symbols (triple arrows/bow of Osossi, the knives and scissors of Ogun cutting/piercing pingas, Masonic secrets and symbols of eyes in pyramids, square and calipers, and floating eyes everywhere, etc.), lust and love in female figures turned into gaping, devouring jaws. Yet the spiritual path to survival, the way to success and self-realization hovers above in the wisdom and guidance of Ifa. Multi-sensorial multiplicity populates the entire space to give us a sense of all we must confront in this brief life before departure. Another is the title and theme of the work called Blackbite, a play on the Cuban colloquial expression, una mordida negra, literally “a black bite” which means “to wrong or betray someone,” what in English would be expressed as an act of “backbiting.” Playing with language and attitude, he touches on a deeply engrained Cuban color consciousness—discrimination based on skin color, a persistent racism evident today in the negrita mammy statues sold in the Havana airport store. Here the script is written from behind, from the back. Black monsters with gleaming white teeth surround the guajiro on horseback, ready to devour him on every side. Carlos plays with words, images, ideas and concepts, “turning things on their head” to make us re-think, re-flect, re-vise, re-nounce, re-act, and re-live—as we are meant to do throughout our lives of constant choice and decision. Some of that word play is directed to political matters, specifically the unfulfilled promise of the Cuban revolution. While Carlos may have admired some of its ideals, he became disillusioned and strongly opposed the regime’s suppression of personal freedom. For Carlos, Fidel stole those freedoms. His painting entitled Robo-lucion plays on the verb robar “to steal.” Instead of revolution, it was a theft of freedom of choice. Carlos was very much opposed to a government that determined what a person could do or say or paint. Death and destruction fill this dark work. Balls and EL GRAN MAMBO, 2006 (DETAIL). OIL ON CANVAS | EL GRAN MAMBO, 2006 (DÉTAIL). HUILE SUR TOILE penises (cojones and pingas) become bones—issues of life and death. Another work—Mr. C. O. Jones—plays on the word cojones, literally “balls” WORD-PLAY and figuratively “courage, machismo.” Here Carlos is inspired by the classical myth Carlos is both an image-smith and a word-smith, a story-teller and visual poet who of Perseus slaying Medusa, the snake-headed demon. Carlos the kikiriki be-heads loves to play with words to evoke responses in his audiences. He connects with his Fidel. The eyes are those of Fidel’s homeland security forces, informers who exposed publics with both words and images. Some of this must have come from the many anyone who sought to undo the revolution. But they are also joined by the eyes of stories he heard growing up in Pinar del Río. Another source may be the rich oral the orisha Eleggua, watching us. Are we co-con-spirit-ors? Allies or enemies? traditions of Lucumi faith and Ifa divination. Still others are snippets of conversa- Eleggua witnesses and asks us to decide. tions heard in passing, every day. Dale, Dale Huye! (“Get out of here!”) 2005—evokes in a powerful way the Take for example his work entitled Empingated (Freaking Awesome!). The title escape from menaces on all sides. Three planes (colored blue like his human pro- is Carlos’s humorous take on his hearing a Cuban-American turn the Cuban slang tagonists) fly above an islandscape. The weaponry of warriors and enemies (knives, exclamation—pinga/pingao!—into an action verb empingated. Pinga/pingao! refers arrows, horse shoes, devouring mouths), as well as occult Masonic symbols, [ 27 ] les tentations et tous les défis, tout en demeurant fidèle à lui-même. C’est une réflexion sur la quête constante de connaissance, de sagesse et de compréhension tout au long d’une vie, avec le souci de suivre le bon chemin tracé par des forces divines mais aussi matérielles. Après Puebla, au Mexique, où Carlos s’est affirmé comme artiste, le voyage s’est poursuivi vers Miami. Des mots extraits de pensées, de chansons, de conversations et de rencontres apparaissent parsemés, dispersés dans toute la composition, posant des questions, révélant des émotions, rendant des sons visibles. Au cœur même de l’œuvre est écrit mirame siempre – « regardez-moi toujours ». L’artiste nous invite à contempler avec lui le mambo de sa vie jusqu’à présent, et à nous demander où l’emmèneront l’existence et l’art à la prochaine étape de cette odyssée spirituelle. Il y a un mur couvert d’assiettes superbement dessinées et vernissées, réalisées par Carlos dans les ateliers Talavera Santa Catarina, à Puebla. C’est au Mexique qu’il a rencontré l’amour et trouvé la liberté d’exprimer toute la gamme de ses sentiments et des souvenirs de sa vie familiale dans la campagne cubaine. Rien d’étonnant si les thèmes récurrents sont le kikiriki (coq), les chevaux, le guajiro à cheval, avec son chapeau et sa moustache, une femme et un coq (relations masculin/féminin), les théières et cafetières évoquant les rituels visuels, olfactifs et gustatifs du matin que ROUND PLATE, 2015. TALAVERA CERAMICS, D. 17½ IN. | ASSIETTE RONDE, 2015. CÉRAMIQUE DE TALAVERA, D. 44,5 CM préparait sa grand-mère, et les yeux d’Eleggua, témoin de tout cela. Dans le dernier espace est exposée une série de tapisseries jacquard. Carlos a collaboré avec Magnolia Editions à Oakland, en Californie, pour la création de plusieurs tapis- les protagonistes humains de Carlos) survolent un paysage insulaire. Les armes des guer- series magnifiques à grande échelle. L’une d’elles, intitulée Who Eats Whom [Qui mange riers et des ennemis (couteaux, flèches, fers à cheval, bouches dévorantes), ainsi que des qui ], est une œuvre illustrant l’éternel combat entre les forces terrestres et celles surnatu- symboles maçonniques occultes, reflètent les dangers qui rôdent de tous côtés. La seule relles, s’interrogeant sur le résultat de cette lutte. Située dans une jungle rappelant Wifredo solution, la seule échappatoire est de s’envoler. Les bouches des monstres sont celles des Lam (« C’est la jungle là-bas ! »), cette épopée a pour combattants un lion (GRR !) et un détracteurs proférant des rumeurs et des mensonges destructeurs. Il y a des yeux partout cheval : même si le fauve tue l’équidé, lorsqu’il mourra lui-même, ses restes fertiliseront – informateurs, espions, agents secrets, forces de sécurité, tous résolus à exercer un la terre, où pousse l’herbe que mange le cheval. Alors, qui l’emporte ? L’issue de cette contrôle absolu – et les yeux d’Eleggua observent tout ce chaos et tous ces dangers. Toutes bataille dans un cosmos et un monde où s’opposent des forces antagonistes n’est jamais ces armes coupent, transpercent et attaquent des formes organiques – des testicules et certaine, elle évolue constamment. C’est la lutte qui compte. des pénis, en érection ou inertes – mettant en péril la virilité même de l’homme. El Gran Mambo est un double triptyque monumental : six panneaux débordant d’images complexes où flottent plusieurs versions de la figure bleue d’un homme titubant LE VOYAGE CONTINUE… dans une jungle inextricable de forces, de sentiments, d’événements et d’actions. C’est la Le mélange culturel, historique et spirituel de Cuba, du Mexique et de Miami consti- spirale et la torsade de la danse de vie de Carlos, son gran mambo. En regardant de tue désormais une partie de l’être, de la pensée et des actes de Carlos Luna. Il droite à gauche (comme dans l’art divinatoire d’Ifa), nous sommes embarqués dans un l’ignore peut-être, mais il symbolise et incarne l’idéal yoruba de l’artiste vu comme voyage à travers les grandes décisions d’une vie. Nous voyons le cavalier guajiro, avec un nomade (are), toujours en marche, chez lui nulle part, étranger partout, prenant son chapeau, sa moustache, son couteau à la main et ses bottes à éperons, qui quitte la de constants départs créatifs. Carlos Luna a beaucoup bougé – de Pinar del Río à campagne pour La Havane, puis se dirige vers les avions qui l’emportent loin de Cuba, La Havane, puis à Puebla, puis à Miami, puis à ?? – créant partout où il se trouve, vers le Mexique. Nous voyons les couteaux et les yeux des ennemis, les visages des êtres dansant chaque jour, aimant chaque jour, riant chaque jour, peignant chaque jour chers, les pertes et les gains, les échecs et les triomphes. Cependant, le voyage n’est pas des images qui nous font avancer vers de nouvelles prises de conscience. Puisse sa seulement physique, il est profondément spirituel puisque l’artiste se penche sur toutes vision continuer à provoquer et à séduire – ACHE ! [ 28 ] express the dangers on all sides. Flying to escape is the only solution. Monster mouths are the mouths of detractors who try to destroy with lies and gossip. Eyes are everywhere—informers, spies, secret agents, security forces bent on absolute control—all of this danger and chaos witnessed by the eyes of Eleggua. All these weapons cut, pierce, and attack those organic shapes that form cock-and-balls, whether erect or inert—the very manhood of a man endangered. El Gran Mambo is a monumental double-triptych—six panels bursting with complex images in which float multiple versions of a blue figure of a man tumbling through a jumble and jungle of forces, feelings, events, and actions. It is the spiral and swirl of Carlos’s dance of life, his gran mambo. Viewing from right to left (as in Ifa divination), we are taken on a journey with all the momentous decisions that affect one’s life. We see the guajiro horseman with hat, mustache, knife in hand, and spurs on his boots riding out of the countryside to Havana and then to the planes that flew him from Cuba to Mexico. We see the knives and eyes of enemies, and the faces of loved ones, the losses and the gains, the setbacks and triumphs. But this is not just a physical journey, it is deeply spiritual one as the artist reflects on all the temptations and challenges, while remaining true to himself. It is a reflection about the continual search for knowledge, wisdom and understanding in one’s life, checking to be sure one is following the right path shaped by divine as well as worldly forces. From Puebla-Mexico where he found his love and grew as an artist, the journey continued to Miami. Words from thoughts, songs, conversations, and encounters appear interspersed/scattered throughout the composition, raising questions, revealing emotions, bringing sounds to sights. At the very center is mirame siempre—“Look at Me Only.” We are asked to contemplate along with the artist, his mambo life to this point, and WIFREDO LAM, THE JUNGLE, 1943. 94¼ X 90½ IN., GOUACHE ON PAPER | WIFREDO LAM, THE JUNGLE, 1943. GOUACHE SUR PAPIER, 239,4 X 229,9 CM. NEW YORK, MUSEUM OF MODERN ART to wonder where life and art will take him next on this spiritual odyssey. There is a wall filled with beautifully designed and glazed plates made by Carlos in Talavera Santa Catarina, Puebla-Mexico. It was in Mexico that he found love and prevails? Battling in a cosmos and world of competing forces, the outcomes are the freedom to express the full range of his feelings and the full spectrum of memories never certain, always in flux. It is the struggle that counts. of his family life in rural Cuba. So the recurring themes are kikiriki/rooster, horses, guajiro with hat and mustache on horseback, a woman and rooster (female/male relationships), tea and coffee pots evoking the morning rituals of sights, smells, and THE JOURNEY CONTINUES… tastes prepared by his grandmother, and the eyes of Eleggua witnessing all. The cultural, historical and spiritual mix of Cuba, Mexico, and Miami have become And in the final space are a series of amazing jacquard tapestries. Always part of his being and thinking and acting. He may not know it, but he epitomizes searching for a new challenge, Carlos worked with Magnolia Editions in Oakland, and embodies the Yoruba ideal of an artist as an itinerant person (are), forever on California, to create several stunning, large-scale tapestries. One of these is entitled the move, at home nowhere, a stranger everywhere engaged in constant depar- Who eats Whom—a monumental work about the eternal struggle of worldly and tures of creativity. Carlos Luna has been on the move—from Pinar del Río-Cuba to otherworldy forces, and the questions of who are winners and who losers. Set in a Havana, to Puebla-Mexico, to Miami-Florida, to ??—creating wherever he finds jungle reminiscent of Wifredo Lam (it’s a jungle out there!), the combatants in this himself, dancing every day, loving every day, laughing every day, painting every day epic are a lion (GRR!) and a horse: A lion may kill a horse, but when that lion dies, with images that move us to new insights. May his vision continue to provoke and his remains fertilize the soil, that grows the grass, that a horse consumes. So who delight—ACHE! [ 29 ] L’ART DÉCONCERTANT DE CARLOS LUNA, RAMÓN ALEJANDRO OU LES FARCES DU VIL AIN GARÇON P Écrivain et peintre our qu’une œuvre acquière la qualité rare qui fait d’elle un classique, elle doit grandes tapisseries aux thèmes cosmogoniques et apocalyptiques, destinés à orner résulter de la maîtrise d’un art. Au fil des siècles, les artisans des civilisations les lutrins des chœurs et des sacristies et les murs des cathédrales médiévales, à successives ont accumulé des connaissances apprises dans les ateliers où ils la simplicité des céramiques grecques, en passant par les Vénus préhistoriques ont travaillé. Ils ont ainsi peu à peu donné naissance à des arts qui leur ont permis, découvertes dans les Cyclades, dans la mer Égée – en réussissant toujours à impri- à leur apogée, d’atteindre un degré de perfection tel que certaines œuvres séduisent mer sur ses œuvres le sceau caractéristique de son originalité. Certains de ses les individus issus de la même culture tout en inspirant aussi un sentiment esthé- personnages, qui semblent sortis d’une bande dessinée moderne pour venir gam- tique aux membres d’autres cultures. Pour qu’une œuvre soit un classique, il faut bader gaiement dans ses tableaux, ont quelque chose des figures pariétales des qu’elle puisse toucher tout être humain, créer en lui un écho intime et provoquer une grottes d’Altamira et de Lascaux. Son passage par le Mexique, avant son installa- émotion esthétique quelle que soit la culture dans laquelle elle a été créée. Ce qui la tion définitive à Miami, se manifeste dans des motifs décoratifs imprégnés de ses rend accessible au plus grand dénominateur commun entre les êtres humains, c’est premiers souvenirs d’enfance à Cuba. le sentiment de sa beauté. Selon la fable de Nietzsche à propos de la route qui mène à la création artis- Indépendamment du contexte et de l’époque, certaines œuvres transcendent les tique, un individu doit passer par trois étapes successives avant de pouvoir pro- siècles et les barrières culturelles, suscitant l’émotion – accessible à tous les membres duire une œuvre originale : il se métamorphose d’abord en chameau, puis en lion, de notre espèce – que produit une beauté intemporelle. Chacun d’entre nous est et enfin en enfant. Sous la forme du chameau, il porte sur son dos tout l’héritage doué de cette sensibilité. Lorsque les frustes conquérants venus d’Estrémadure se culturel du passé. Ensuite, il doit se changer en lion et, dans un rugissement reten- sont émerveillés devant les prouesses des Aztèques – ferronnerie, architecture, tissant, se débarrasser de sa charge une bonne fois pour toutes. Ce n’est qu’alors plumes d’oiseaux transformées en œuvres d’art –, personne n’a eu besoin de leur qu’il atteint l’état primitif où il peut pleinement entrer dans le jeu créateur et éter- expliquer la valeur de ces objets parce que leur beauté objective parlait pour eux. nellement renouvelé de l’enfance. Tout artiste sait que les profondeurs de son Telle est la plus grande qualité d’une œuvre d’art : remplir d’émerveillement de œuvre s’enracinent dans le terrain fertile où il a fait ses premiers pas et ouvert les simples mortels. Seul en est capable l’artiste qui maîtrise l’art de traduire dans un yeux sur les merveilles du monde. langage universel les produits ou les fruits de sa vision personnelle. L’artiste doit L’enfant qu’était Carlos Luna projetait ses fantaisies tant sur les objets fami- consacrer sa vie entière à cet effort. Dans le monde de l’art contemporain, rares sont liaux de la maison parentale que sur le monde extérieur et les rues de sa ville ceux qui ont cette audace. Carlos Luna en fait partie. Il ose aller à contre-courant de natale, où déambulaient les personnages qui ont toujours peuplé l’arrière-pays son époque. Avec son talent inné, empli d’élégance, il instille une charge poétique cubain. Abolissant les frontières entre le règne végétal et animal – dont notre propre qui transcende la maîtrise du métier pour faire de son tableau, sur la base de son espèce – et le monde des objets, qui sont le fruit étrange de l’ingéniosité humaine, excellence, une œuvre d’art de valeur durable, avec des répercussions bien au-delà diverses créatures issues de son imagination célèbrent intempestivement diffé- des contingences commerciales qui ont dévasté le monde de l’art. rentes formes d’accouplement contre nature. Des appareils orthopédiques compli- Diverses traditions se rejoignent dans ses œuvres. Fort de sa culture univer- qués se logent dans l’anatomie improbable de personnages marginaux transformés selle, Luna fait référence à tout un passé – depuis les manuscrits enluminés et les en squelettes translucides qui dansent la rumba. La récurrence fantasmagorique [ 30 ] THE UNSETTLING ART OF CARLOS LUNA, RAMÓN ALEJANDRO OR THE NAUGHTY BOY ’S TRICKS F Writer and a painter or a work of art to achieve the rare quality that allows it to be considered a Various traditions come together in these works. This artist’s universal culture classic it must be the result of the mastery of a craft possessed by the artist enables him to reference an entire past—from the illuminated manuscripts and who created it. Throughout the centuries, artisans of successive civilizations great tapestries with their cosmogonic and apocalyptic themes, destined to be dis- have accumulated the knowledge acquired in the workshops in which they labored. played over the lecterns of choirs and sacristies and hung from the walls of medie- Thus they progressively created the crafts that enabled them, at their height, to val cathedrals, to the simplicity of Greek ceramics or the prehistoric Venuses found obtain a level of perfection that made it possible for certain works to be appreciated on the Cyclades in the Aegean Sea—without ever failing to mark his works with his not only by individuals within the culture they were created in, but they were also unmistakable seal of originality. There is something of the parietal figures of the capable of communicating their sense of beauty to members of cultures other than caves of Altamira and Lascaux grafted onto certain of his characters that seems to their own. Therefore, the classical character of a work lies in its ability to move any come out of modern comic books and to scamper jokingly across Carlos Luna’s human being to resonate intimately in its presence and to experience aesthetic paintings. His passing through Mexico, before settling permanently in Miami, is emotion regardless of what culture it comes from. What makes it accessible to the noticeable in how he uses decorative motifs infused with his early childhood mem- greatest common denominator of human beings is the sense of beauty itself. ories of Cuba. Outside of any circumstance and time, there are works that transcend cultural According to Nietzsche’s parable of the road that leads to artistic creation, for barriers and the greatest lengths of time, provoking that very emotion accessible to an individual to be capable of producing an original work, he needs to go through all members of our species which timeless beauty produces. Each and every one of three successive stages: first he turns into a camel, then a lion, and finally a child. us is gifted with this ability. When the uncouth Extremaduran conquerors stood in In the form of a camel he carries the entire cultural heritage of the past on his back. awe before the Aztecs’ precious metalwork, architecture, and transformation of bird Subsequently, he must turn into a lion and drop this entire load once and for all with feathers into art, nobody had to explain the value of these works to them because a resounding roar. Only then can he gain access to the primal state in which he can their objective level of beauty made them speak for themselves. That is the greatest fully enter into the eternally renewed creative play of childhood. Every artist knows quality of a work of art: to fill ordinary mortals with wonder. Only the artist who has that the deepest root of his work lies in that fertile terrain where he took his first acquired a craft that allows him to translate into a universal language what his steps and first opened his eyes to the wonders of the world. personal vision is capable of producing, or giving birth to, can achieve this. The The child that was Carlos Luna embodied his fantasies both in particular family artist must offer his entire life to this effort. In the contemporary art world there are objects of his parents’ house and in the world outside: those streets of his home- few artists that dare to do so. Carlos Luna not only dares to go against the current town where the characters that have forever abounded among the ordinary people of his times by taking on this enterprise. With his natural talent, full of grace, he of inland Cuba wandered. Doing away with the boundaries between the world of instills the poetic charge necessary for a painting to transcend craftsmanship so plants and animals—including our own species—and the world of artifacts that are that, on the basis of its excellence, it can be considered a work of art of lasting the curious fruit of human ingenuity, different beings from his own imagination value, with repercussions above and beyond the commercial contingencies that inopportunely celebrate various forms of unnatural coupling. Marginal characters have devastated the art world. turned into translucent rumba dancing skeletons display complex orthopedic [ 31 ] Mexicains, guidée par de nobles règles de chevalerie fondées sur une théologie imprégnée du sens sacré des principes qui régissent Mère Nature elle-même, source de toute sagesse. Tous ces espaces sont animés par la phosphorescence spectrale de divers êtres spirituels auxquels donnent vie l’habileté et la précision du dessin de Carlos Luna. L’alchimie d’un art minutieux que ce cavalier solitaire maîtrise fait bouger les jambes d’une bête articulée qu’une course obsessionnelle emporte vers un horizon fuyant, prolongeant les apparences de la réalité au-delà de ce que nous pensions possible. Différentes figures dansent au son des murmures de la campagne, au cœur d’un labyrinthe de motifs à la symétrie suspecte qui, telles ces étoiles à six pointes qui constituent les flocons de neige, structure l’espace imaginaire dépourvu des effets de perspective hérités de la Renaissance, dans lequel le spectateur est la proie d’hallucinations et croit pénétrer en chair et en os dans un monde fantomatique. C’est la recréation inattendue et en plein jour de l’esTAPISSERIE DE L’APOCALYPSE. A MEDIEVAL FRENCH TAPESTRY COMMISSIONED BY LOUIS I, THE DUKE OF ANJOU, pace où nous entrons en passant le seuil imperceptible de l’état crépusculaire qui PRODUCED BETWEEN 1377 AND 1382 | TENTURE DE L’APOCALYPSE. TAPISSERIE MÉDIÉVALE FRANÇAISE COMMAN- précède le sommeil. Les paysages animés que Carlos Luna offre à notre vue sont DÉE PAR LOUIS Ier, DUC D’ANJOU, PRODUITE ENTRE 1377 ET 1382. CHÂTEAU D’ANGERS, ANGERS en effet hypnotiques. Cette hypnose naît de la suggestion même de la profondeur fictive dans laquelle de Marta Hueso en machine dévorante met en scène une vieille excentrique Carlos Luna nous invite à nous abandonner à l’étourdissante sarabande où s’entre- décharnée qui satisfaisait – furtivement mais efficacement – les désirs d’adoles- lacent et s’amourachent les différentes créations de son imagination. Coqs d’Osun cents frustrés. Marta Hueso devient l’héroïne de mille aventures entrecroisées dans toujours vigilants ; cafetières ; avions semblables à des chiens errants propulsés par les passages secrets des labyrinthes arborés qui remplissent ces tableaux. Caché des lames de ventilateurs électriques ; éléphants improbables aperçus dans quelque parmi eux, un Carlos Luna soi-disant adulte nous défie de son rire irrévérencieux, miniature du mystérieux Empire moghol ; scies de charpentiers ; vis de mécaniciens ; jailli du masque sous lequel il dissimule avec de sages précautions sa jeunesse machines à coudre métalliques Singer de nos mères et grand-mères, avec leur éternelle et sans entraves. Peut-être agit-il ainsi pour que nous ne lui tenions pas étrange pédale et cette aiguille verticale, omniprésente et menaçante. Et encore : rigueur de l’envoûtement qu’il nous impose, sans même nous demander la permis- serpents ; méduses ; charmantes damoiselles et paysans lubriques ; tasses à café ; sion, par la simple contemplation de ses œuvres. inscriptions au langage cru ; drapeaux nationaux ; emblèmes de deux des guerriers, Dans ces figures surgies des insomnies enfiévrées des poètes, les os se trans- que ce soit Ochosi ou Eshu ; mains puissantes portant un saint au bout de chaque forment en monstrueux hachoirs à viande. Un cannibalisme galopant donne vie à doigt ; les sept puissances africaines ; machette d’Oggún Arere : lions ; éclairs de ce tintamarre de morceaux de corps humain mélangés à des objets domestiques Chango ; têtes coupées ; coquillages porcelaines ; Oduns d’Ifa pour prédire l’avenir ; qui inspiraient à Carlos Luna une peur atavique, une peur que nous éprouvons couteaux sacrificiels ; marteaux ; tabourets ; dentiers ; crânes. tous à l’idée d’être dévorés par ce qui nous fascine le plus : l’inconnu, qui palpite On retrouve également les chicherekús ancestraux des Tatas congolaises, ces subrepticement dans certaines choses, attendant le bon moment pour nous prendre poupées maléfiques utilisées pour porter malheur à l’ennemi, qui préfigurent par surprise. Les paysages de quelque continent encore inexploré grouillent de depuis longtemps les drones mis au point par la technologie contemporaine. Elles méconnaissables assemblages à rainures et languettes, le fruit hybride et impro- sont les vénérables ancêtres des robots tueurs qui feront très bientôt office de sol- bable d’une cohérence illogique, comme dû aux effets de quelque champignon dats invulnérables en première ligne du vaste arsenal préparé pour les futurs com- rapporté dans le sac d’un chaman huichol. Même les combinés de vieux télé- bats à mort entre les États modernes dans leur lutte pour la suprématie mondiale. phones deviennent des yeux. Ces choses nous observent alors que nous croyons Des bêtes familières anonymes apparaissent ici et là, battant les paupières de innocemment que ce sont nous qui les regardons. Ici, une bataille permanente dentelle de leurs yeux d’un vert vitreux dans le feuillage d’une jungle faite de motifs fait rage. C’est la guerre, mais une « guerre fleurie », comme celle des anciens géométriques fantaisistes. [ 32 ] EMPINGATED, 2008 (DETAIL). OIL ON CANVAS | EMPINGATED, 2008 (DÉTAIL). HUILE SUR TOILE LOS AÑOS DUROS DE MI MADRE, 2008. OIL ON CANVAS, 54¼ X 59¼ IN. | LOS AÑOS DUROS DE MI MADRE, 2008. HUILE SUR TOILE, 138 X 150,5 CM devices embedded into their improbable anatomies. Like the phantasmagorical ical coherence, as though born under the effects of some mushroom brought over recurrence of Marta Hueso as a devouring machine: a certain thin old geezer that in the pouch of a Huichol shaman. So that even the receivers of old telephones satisfied—furtively but efficiently—the desires of frustrated teenagers. Marta Hueso become eyes. These things observe us while we innocently believe we are looking becomes the protagonist of a thousand adventures interwoven throughout the secret at them. Here a constant battle is taking place. There is war, but it is a Flowery passageways of the labyrinths of trees that populate these paintings. Hidden among War, like that of the old Mexicas, ordered by noble rules of chivalry based on a them, a supposedly adult Carlos Luna challenges us with an irreverent laugh from theology pervaded with the sacred sense of the principles that rule Mother Nature behind the mask with which, taking wise precautions, he hides his unfettered and herself, font of all wisdom. eternal early youth. Perhaps he acts this way so that we don’t hold him accountable All of these spaces are animated by the ghostly phosphorescence of diverse for the enchantment which, without even asking us for permission, he imposes on spiritual beings brought to life by the labor and art of the accuracy of his drawing. us for simply viewing his works. The alchemy of the precise craft which that lone horseman rides, moves the four In these figures that spring from the feverish insomnia of poets, bone turns legs of an articulated beast that escapes in an obsessive race toward a fleeing hori- into an outrageous meat-grinding machinery. A galloping cannibalism infuses life zon, prolonging the appearances of reality further than what we would have thought into this hullabaloo of human body parts mixed with the household objects that possible to expect. Different figures dance to the sound of the whispers of the coun- instilled in his mind an atavistic fear, the fear we all have of being devoured by tryside within a labyrinth of suspiciously symmetrical motifs that, like those six- what most fascinates us: the unknown, that which pulsates surreptitiously within pointed stars that make up snowflakes, structures the fictitious space in which, certain things, watching for the right moment to jump on us from behind. It without Renaissance perspective, the spectator hallucinates, thinking that he swarms, throughout these landscapes of some as yet undiscovered continent, the enters, flesh and blood, into a completely spectral realm. It is an unexpected recre- unrecognizable tongues and grooves with the improbable, hybrid fruit of an illog- ation in broad daylight of the space we enter when we are imperceptibly crossing [ 33 ] Ayant besoin d’encore plus d’espace pour s’ébattre librement, la faune qui peuple ces tableaux déborde sur des assiettes en céramique Talavera. D’autres fois, testant des techniques innovantes, Carlos Luna grave ses personnages à l’acide sur des disques métalliques. Grâce à la science numérique qui transforme le monde autour de nous, ces figures prennent vie dans de somptueuses tapisseries tissées par Magnolia Editions. Dans les dessins méticuleux où Carlos Luna esquisse ses futures créations, la précision protéiforme d’une unique intuition poétique est déjà visible, conférant à toutes ces œuvres leur exceptionnelle homogénéité : une même graine qui, nourrie par l’extraordinaire talent de l’artiste, germe dans le terrain fertile de son esprit. En contrepoint de cette profusion de créatures campagnardes que l’imagination prolifique de Carlos Luna déverse sur nous jaillit l’étrange émotion esthétique qui nous touche. Une musique jouée par des flûtes en bambou retentit, rythmée par les claves faites du bois précieux des arbres gigantesques qui poussaient dans les anciennes jungles tropicales couvrant l’île de Cuba avant l’arrivée des Espagnols, enveloppée par la douce mélodie des marimbas dans les jardins secrets de ce monde enchanté. Telle une nouvelle forme de beauté née son œuvre pour enrichir le panoDREAMER, 2015 (DETAIL). JACQUARD TAPESTRY | DREAMER, 2015 (DÉTAIL). TAPISSERIE JACQUARD rama considérablement appauvri de l’art contemporain. [ 34 ] the threshold of the twilight state that precedes sleep. Because the animated land- the modern national states in their struggle for world supremacy. Some familiar name- scapes that Carlos Luna gives us to view are hypnotic. less beasts appear here and there, the lace-like eyelids of their glassy-green eyes This hypnosis is produced in the very suggestion of that fictitious depth through blinking amidst the foliage of a jungle of whimsical geometric motifs. which he invites us to deliver ourselves to the dizzying sarabande where the differ- In need of even more space to frolic freely, the fauna that populate these paint- ent creations of his imagination are intertwined and in love. The always vigilant ings spill over onto Talavera ceramic plates or, experimenting with innovative tech- roosters of Osun, the coffeepots, airplanes with something of stray dogs propelled niques, Luna engraves his characters onto round metal sheets with acids. Using the by blades of electric fans, improbable elephants glimpsed in some miniature of the digital science that is transforming the world around us, the characters come to life mysterious Mogul Empire of India, carpenters’ saws, mechanics’ screws, our moth- in the sumptuous tapestries woven by Magnolia Editions. In the meticulous draw- ers’ and grandmothers’ metallic Singer sewing machines, with their strange floor- ings where he devises his future works, the precision of the many forms of a single pedal and that ominous, ever-present vertical needle. Snakes, jellyfish, enchanting poetic intuition is already visible, lending to all of these works their unique consis- damsels and lewd peasants, coffee cups, signs with crude language, national flags, tency: The same seed that, nourished by his extraordinary capacity for work, germi- emblems of two of the warriors, be it Ochosi or Eshu, powerful hands with a saint nates in the fertile terrain of his spirit. at the tip of each finger, the African Seven Powers, Oggún Arere’s machete, lions, In counterpoint to this profusion of countryside creatures that Carlos Luna’s Chango’s lightning bolts, severed heads, cowry shells, Oduns de Ifa to predict the prolific imagination so abundantly bestows on us, springs forth the strange aes- future, sacrificial knives, hammers, stools, false teeth, and skulls. thetic emotion that moves us. A music played by bamboo flutes resounds, along Also present are the ancestral chicherekús of the Congo Tatas, those malignant with the rhythmic striking of keys made from the precious wood of colossal trees of dolls harnessed to cause misfortune to one’s enemies that have long foreshadowed ancient tropical jungles that covered the island of Cuba before the arrival of the the drones created by contemporary technology. They are the venerable grandparents Spaniards, wrapped in the sweet melody of marimbas throughout the secret gar- of the killer robots that very soon will act as invulnerable soldiers at the vanguard in dens of this enchanted world. Like a new form of beauty produced by his work, to the copious arsenal being prepared for use in the coming battles unto death among enrich the drastically impoverished panorama of contemporary art. [ 35 ] UNE VISITE D’ATELIER JACK RASMUSSEN Directeur et conservateur de l’American University Museum, Katzen Arts Center, Washington DC AVEC CARLOS LUNA J’ai eu la chance de passer quelque temps avec Carlos Luna dans son atelier de Luna voulait travailler sur du papier en grand format sans devoir le mettre sous Miami. Nous avons parlé de sa méthode de travail, des matériaux et des techniques verre. Pour y parvenir, il a collaboré avec des conservateurs de papier et a longue- dont il a acquis la maîtrise, de ses motifs artistiques et du contexte culturel qui permet ment expérimenté pour trouver les matériaux et les techniques qui allaient garantir la à son art de nous toucher avec tant de puissance et de beauté. C’est là que j’ai vu durabilité de son œuvre et lui permettre d’obtenir la surface voulue. Le résultat, dont Black Bite pour la première fois, une œuvre que je considère comme la pièce emblé- Black Bite est un exemple caractéristique, allie tous les avantages du papier – sa beauté, matique de cette exposition et comme le chef-d’œuvre de Luna jusqu’à présent. sa texture et sa résistance – à la taille et à l’impact visuel des toiles de l’artiste. Black Bite a été réalisé sur du papier français très fort, épais, dense et lisse, collé sur la surface et les bords d’un support en bois. Sur une toile, il aurait fallu de nom- Naturellement, l’excellente technique de Luna est tout entière au service de sa vision artistique. Voici comment il décrit son sujet : breuses couches de gesso poncé pour obtenir une surface aussi lisse et dense. Mais comme il s’agit de papier, fait de pâte de coton non transformée et non apprêtée, il À Cuba, on utilise l’expression « Black Bite » pour dire qu’on a un gros pro- absorbe tout. La surface blanche ne pardonne rien. blème, le pire de tous. On a le noir, on est dans un trou noir, on s’est planté, Luna n’applique que des matériaux naturels sur la surface du papier : pigment, on est cuit. Qui est-on quand on a un problème ? On peut être soit le pro- aquarelle, encre, crayon et fusain. Il passe ensuite un vernis à base de cire et d’huile blème, soit la solution. Quand on choisit d’être la solution, on étreint le pour unifier les différentes couches et donner à l’œuvre toute son intensité. Ce pro- problème et on en devient une partie, mais pas de manière problématique, cessus technique est exigeant et chronophage, mais chaque création plonge Luna on est là pour le résoudre, on va tout arranger. dans l’exaltation : Cet homme sur le tableau, en fait, il est dévoré par toutes ces choses pourvues de dents qui l’entourent. Sa main est tendue au-delà de lui-même. Il À chaque fois, j’obtiens un goût, un résultat différent, qui se rapproche un représente une partie du problème, mais comme on le voit sur le tableau, il n’est peu plus de ce que je veux. C’est comme faire la cuisine ! Il faut se lancer et pas sombre comme tout ce qui l’entoure. Il tend les bras pour accueillir le pro- jouer avec tout ça. blème et il devient la lumière à l’intérieur de celui-ci. Au lieu de le fuir, il l’étreint. La première exposition de Luna à l’American University Museum, en 2008, regrou- Dans la culture rurale cubaine et la religion afro-cubaine de la campagne, le cheval est pait principalement des œuvres sur toile, mais également quelques-unes faites sur très important. C’est un élément fondamental de la vie campagnarde, tout comme il est amate, un papier somptueux fabriqué au Mexique à partir de l’écorce d’un arbre impossible de se passer de voiture à Miami. On ne peut pas imaginer un campagnard depuis la période préhispanique. J’ai été tout particulièrement impressionné par ces sans son cheval. Dans la culture afro-cubaine, le cheval peut aussi être un médium : œuvres sur papier. Malheureusement, Luna n’a pas réussi à se procurer de l’amate de très haute qualité ces dernières années. Selon moi, cela a été une chance, car Lorsqu’un esprit prend possession d’une personne, il parle à travers elle et cette nouvelle œuvre réalisée sur du papier français représente une étape décisive la qualifie de cheval. La personne est en transe. En tant qu’être vivant, si j’ai pour l’artiste. le don d’accueillir en moi les esprits des morts, alors je suis le cheval, le [ 36 ] A STUDIO VISIT JACK RASMUSSEN Director and Curator of the American University Museum, Katzen Arts Center, Washington, DC WITH CARLOS LUNA I was fortunate to spend some time with Carlos Luna in his Miami studio. We artwork was going to last and give him the surface he wanted. The resulting work, discussed his process, the materials and techniques he has mastered, his artistic exemplified by Black Bite, has all the advantages of paper—the beauty, texture and motifs, and the cultural context that enables Luna’s art to engage us with such resilience of paper—and the size and visual impact of his canvases. power and beauty. This is where I first saw Black Bite, which I believe is the iconic piece of this exhibition, representing Luna’s best work as an artist to date. All of Luna’s great technique, of course, is at the service of his artistic vision. He describes his subject matter this way: Black Bite was created on a very strong, thick, dense, and smooth French paper glued to the surface and around the edges of a wooden support. If attempted In Cuba, people use the expression “Black Bite” to say you have a dark on canvas, it would have taken many layers of sanded gesso to get a similar smooth- problem, the worst of the worst, you got a black bite, you had the dark ness and density of surface. But because it is paper, made of cotton pulp that has holes, you are tanked, you are done for. Who are you when you have the been left un-sized and natural, it absorbs everything. The white surface is problem? You can either be the problem or the solution to the problem. unforgiving. When you have chosen to be the solution to the problem, you hug the Luna applies only natural materials to the paper’s surface: pigment, watercolor, problem and become a part of it, but not in a problematic way, you are ink, pencil and charcoal. Then, to finish the piece, he rubs a wax and oil varnish on there to fix it, you will make it all right. the surface to unify the many different layers and achieve the great richness of his This man in the painting, he’s basically consumed by everything work. The technical process is time-consuming and demanding, but Luna is excited around him that has teeth. His hand is extending beyond himself. He is each time he makes a work of art: part of the problem, but as you can see in the painting, he’s not dark like everything around him. He is extending his arms to receive the problem, Each time, I come up with a different flavor/result, and it gets closer to and become the light within the problem. Instead of running from the prob- what I want. It’s like cooking! I have to embrace it and play with it. lem, he hugs the problem. Luna’s first show in the American University Museum, in 2008, featured mostly works In Cuban rural culture and the Afro-Cuban religion of the countryside, the horse is very on canvas, but some were also on Amate paper. Amate paper is a very rich, beautiful important. The horse is a basic part of living life in the country, just as, in Miami, you paper made from tree bark in Mexico since the Pre-Hispanic times. I was especially must have a car. You cannot picture a country man without a horse. In Afro-Cuban impressed by these works on paper. Unfortunately, Luna has been unable to obtain the culture the horse can also be a medium: highest-quality Amate paper for the last several years. I think this was fortuitous, as this When a spirit gets hold of a person, the spirit talks through the person, and new work on French paper represents a major breakthrough for the artist. Luna wanted to create his art on paper in a large format without having to refers to the person as the horse. The person is in a trance. As a living person, frame it under glass. To achieve this, he worked with paper conservators and did a if I have the gift that the dead spirits can get into me, then I am the horse, lot of experimenting to find the right materials and techniques to make sure the the medium that allows the dead to talk through me. In daily life, the horse [ 37 ] CARLOS LUNA: LOS DECORADOS, 2011. HEATHER JAMES FINE ART, PALM DESERT, CA | EXPOSITION « CARLOS LUNA : LOS DECORADOS », 2011. HEATHER JAMES FINE ART, PALM DESERT, (CA) médium qui permet aux morts de parler à travers moi. Dans la vie quoti- Depuis peu, Luna déborde des limites du papier pour faire du cadre une part inté- dienne, le cheval est un véhicule, et dans la vie spirituelle, c’est un véhicule grante de l’œuvre. Il a amorcé cette évolution avec les céramiques réalisées pour une entre le monde des esprits et le monde matériel. Le cheval jaillit de l’obscu- exposition en Californie. Petit à petit, il s’est rendu compte qu’il avait besoin de sortir rité, les deux figures – l’homme et l’animal – sont dématérialisées par l’obs- de la toile en deux dimensions, de dépasser sur le cadre et finalement sur le mur. curité qu’ils traversent et dont ils font partie. Peinture, sculpture et installation ne font plus qu’un : Le tableau parle des périodes sombres ou difficiles de l’existence, dont on peut tirer des leçons pour grandir, devenir quelque chose de plus grand J’avais eu deux idées de peinture murale pour Black Bite : la première, ou regarder la part d’ombre qui est en nous, l’accepter et grandir grâce à c’était une énorme bouche qui dévorait tout, toute l’histoire, l’histoire dans cela. Quand j’étais enfant, j’étais très timide. Ce n’est plus le cas. J’ai accepté l’histoire ; la deuxième, un œil qui devenait un cône, une pyramide qui deve- et dépassé ma faiblesse, mais elle fera toujours partie de mon histoire. nait une énorme bouche. C’est très simple. C’est lié à la capacité de voir, au [ 38 ] is a medium of transportation, and in spiritual life, the horse is a medium Recently, Luna started to work outside the edge of the paper, to make the framing part between the spirit world and the material world. The horse is coming out of of the work. It started with the ceramics he made for a show in California. Gradually the dark, both figures—the man and the horse—are dematerialized by the Luna saw he needed to get beyond the two-dimensional canvas and onto the frame dark that shows they are passing through and become a part of it. and eventually onto the wall. Painting, sculpture, and installation became one: The painting talks about the moment when someone is having a bad or dark period and they can learn from that and grow from that, transform I had thought of two ideas for the painting on the wall for Black Bite. One themselves into something greater, or they can look inside themselves at is a huge mouth eating everything, eating the whole story, the story within their dark side, accept that and grow from that. It’s like when I was a child, the story. The other idea was of an eye becoming a cone, a pyramid becom- I was very shy. But not anymore. I accepted and overcame my weakness, ing a huge mouth. It is very simple. It has to do with the capability of but that will also be part of my history. seeing, the gift of seeing, but not seeing like this, but from a panoramic [ 39 ] constate que ce côté sombre n’est pas si sombre que ça. La réalité est plus sombre. C’est plus difficile que d’aller en enfer et en revenir. Affronter la vie quotidienne, ça c’est difficile. Le processus créatif de Luna rapproche l’idée et la technique qui déchiffre l’idée : Je vois, je perçois, je ressens, puis mon cerveau précise les choses et mes mains trouvent la solution. Tout doit être relié. La tête ne doit pas diriger les mains. Les mains sont l’instrument qui déchiffre les messages de la tête, et la tête déchiffre les messages du cœur. Pour moi, c’est un travail d’équipe. Je cherche la solution – comment la trouver ? Comment la trouver ? –, mais quand j’arrête de me poser la question, je commence à trouver. Dans mes petits croquis, j’essaie des choses. C’est comme si toutes les pièces du puzzle s’ordonnaient. La solution vient à moi, tout simplement. Si les motifs de Luna s’inspirent généralement du folklore cubain, ils sont universels : Mes sujets ne sont qu’un reflet de la vie quotidienne. Je n’ai pas le temps de parler de la vie de quelqu’un d’autre. Elle serait peut-être plus intéressante que la mienne, mais je crois qu’il est important de parler de ma vie et de ce BLACK BITE, 2013. MIXED MEDIA ON PAPER ON WOOD, 47 X 59 IN. | BLACK BITE, 2013. TECHNIQUE MIXTE SUR que j’ai vécu. Je parle des problèmes humains. Mes problèmes d’être vivant PAPIER MAROUFLÉ SUR BOIS, 119,5 X 150 CM ont des échos dans la vie des autres. Depuis l’apparition de l’homme, nos problèmes portent sur nousdon de voir, mais pas de voir comme ça, non, d’avoir une perspective pano- mêmes, sur ce que nous faisons. Sur notre existence. Je ne peux pas parler ramique, se voir à l’extérieur de soi, avoir une vue d’ensemble. Lorsqu’on de mes problèmes à un extraterrestre, parce qu’il ne pourrait pas les com- pense qu’on est capable de créer, on arrête de créer. Si on peut mettre son prendre, mais tous les êtres humains, même dans une culture différente, ego de côté, on découvre une vue panoramique. Alors on peut voir son pro- peuvent comprendre les problèmes humains. blème. On peut voir sa part d’ombre, et l’accepter. Black Bite est une prouesse technique, un triomphe artistique et une révélation Le titre Black Bite est écrit sens dessus dessous dans le tableau : culturelle. Luna fait pénétrer les spectateurs dans l’obscurité et les ramène à la lumière, physiquement et psychologiquement. Il nous propose une imagerie spéci- Si je l’avais écrit à rebours, comme dans un miroir, on n’aurait pas pu le lire. fique à sa culture, mais nous amène à comprendre l’universalité de son art. Luna Je voulais que les spectateurs puissent le lire et le reconnaître, mais dans un nous offre tout ce que nous pouvons attendre de nos meilleurs artistes. autre espace. L’homme regarde sa part d’ombre après l’avoir traversée, et il [ 40 ] perspective, seeing outside of yourself, seeing the whole picture. When we believe that we are able to create, we stop creating. If you can put your ego on the side, you are able to achieve a panoramic view. And then you can see your own problem. You can see your dark side, and accept it. Black Bite is written in the painting upside down: If it was written in reverse, as if in a mirror, you cannot read it. I wanted it to be for the viewers to be able to read it and recognize it, but in another space. The man looks at his dark side after he travels through, and found out his dark side is not that dark. Reality is darker. It’s harder than traveling to hell and back. Being in front of daily life, it is hard. UNTITLED, 2001. GUACHE AND CHARCOAL ON AMATE PAPER, 47 X 94 IN. | SANS TITRE, 2001. GOUACHE ET FUSAIN SUR PAPIER D’AMATE, 120 X 240 CM Luna’s creative process brings together the idea and the technical process that solves the idea: think it’s important to talk about my life and what I have been through. I I see, I perceive, I feel, then my brain elaborates it and my hands solve it. talk about human problems. My problems as a living being have echoes in Everything has to be connected. It’s not about the head leading the hands. other people’s lives. The hands are the tools to solve the head, and the head solves the heart. For Ever since the first people were around, our problems have been about me, it’s a team. I seek the solution—How do I solve it? How do I solve it?— ourselves, What we are doing. Our existence. I cannot talk to an alien about but when I stop asking myself, I start doing it. In small sketches I try things. my problem, because he cannot relate to them, but people even from dif- It’s like all the puzzle parts come together. The solution comes to me. ferent backgrounds can relate to human problems. Luna’s motifs are usually based on Cuban folklore, but they are universally Black Bite is a technical achievement, an artistic triumph, and a cultural revelation. relatable: Luna brings viewers into the darkness and returns them to the light, both physically and psychologically. He presents us with culture-specific imagery, but we come to My subjects are just a reflection of everyday life. I don’t have time to dis- understand the universality of his art. Luna does everything we can ask from our cuss someone else’s life. It might be more interesting than my life, but I best artists. [ 41 ] CARLOS LUNA / CAROL DAMIAN LE PARCOURS D’UN ARTISTE Professeur d’histoire de l’art à la Florida International University (FIU) arlos Luna évoque depuis longtemps le passage du temps et la persistance C la ville possède une existence propre, au-delà de son extravagance quotidienne ; les de la mémoire dans des œuvres désormais identifiables à leur utilisation artistes locaux sont reconnus pour leur talent et admirés pour leur succès qui dépasse prodigieuse de l’imagerie populaire cubaine, des symboles caraïbes et d’une les frontières du comté pour atteindre le village planétaire. Il n’est jamais simple de esthétique stylistique complexe. Son identité cubaine s’inspire des personnages, des survivre à la scène artistique, où que ce soit, et les artistes qui restent fidèles à leurs histoires, de la musique et de la vitalité de ses réminiscences sur le passé de l’île, idées doivent être salués pour leur ténacité et leur volonté constante de réaliser un tout en abordant des thèmes clés relatifs à ses dix années passées à Miami, en travail d’excellence. Ces réussites remarquables ont certainement moins à voir avec Floride. Miami, l’un des centres artistiques les plus récents et dynamiques des États- les tendances qui se manifestent à Miami qu’avec la qualité de l’œuvre de l’artiste et Unis, est connu pour son esthétique stylistique complexe et particulière qui, très sa vision personnelle. reconnaissable et caractéristique de son temps et de ses origines, influence autant Carlos Luna n’a jamais dérogé à son éthique professionnelle rigoureuse et s’est les artistes que ceux-ci influencent les élites de la ville. Indubitablement, non seule- toujours attaché à produire des œuvres qui dialoguent avec ses valeurs culturelles et ment l’œuvre de Carlos Luna reflète son nouveau lieu de vie et ses extraordinaires traditionnelles et auxquelles il donne vie grâce à la visualisation unique de son uni- connotations tropicales, mais elle constitue aussi le support idéal pour décrire ses vers. Les images de Luna retracent son parcours hors de son île natale tout comme souvenirs culturels avec un grand charme visuel. En peu de temps, elle s’est intégrée dans son quotidien. Explorant sans cesse de nouveaux procédés techniques, il dans l’environnement exceptionnel du sud de la Floride. Avec plus de 2,5 millions applique une diversité de méthodes pour trouver la solution qui exprimera chaque d’habitants, dont près de la moitié est né à l’étranger, et 66 % d’Hispaniques, Miami nouvelle idée – des idées qui émergent d’activités et de souvenirs lointains et Dade County est un centre florissant pour l’art et les artistes, notamment pour ceux récents – et le matériau qui répondra le mieux à son besoin de résoudre le problème, venus d’Amérique latine et des Caraïbes. La diversité de leur travail – qu’ils peignent tout en inventant et en réinventant un répertoire symbolique. Malgré d’abondantes en plein air sur les célèbres Wynwood Walls, qu’ils travaillent au sein d’espaces et de références à la vie à Cuba et au Mexique (où il a vécu après avoir quitté son île collectifs alternatifs ou participent à des expositions dans des musées et des galeries natale), dans chaque nouvelle série il met en jeu le présent, toujours éclairé par ses – devient particulièrement visible et séduisante pour les visiteurs qui se pressent aux idées sur la condition humaine et sur la création d’œuvres présentant un intérêt pour foires d’art du mois de décembre, avec Art Basel Miami Beach en tête d’affiche. La l’humanité. Il opère la transition de la peinture et du dessin à la sculpture et à la communauté locale et internationale reconnaît un caractère particulier à la scène céramique avec une aisance naturelle qui permet l’introduction d’une variété de artistique et aux artistes de Miami : des styles complexes et colorés qui vont des nouveaux matériaux : papier fait à la main, plaques métalliques et, maintenant, installations les plus avant-gardistes à la célèbre abstraction géométrique associée tapisserie. Au syncrétisme des matériaux, de l’imagerie et des symboles, qui conti- au Venezuela et à l’Argentine, en passant par le Pop Art qui semble promouvoir nue d’inspirer son processus de création, s’ajoutent désormais les influences de la l’image de plaisir et de fantaisie de South Beach, et par bien d’autres choses encore. vie à Miami qui complexifient encore son inventaire déjà riche en éléments gra- Certains artistes suivent la mode, d’autres créent leur propre tendance. Si Miami a su phiques. L’accumulation reconnaissable de signes et de symboles, de motifs figura- s’attirer les salons artistiques de décembre, c’est parce qu’il émanait de ses interve- tifs, de composants abstraits, d’objets et de dessins hybrides, réunie aux méthodes nants culturels et de sa communauté artistique quelque chose de différent. À présent, stylistiques et techniques de l’artiste – contours épais et motifs denses –, enracinées [ 42 ] CARLOS LUNA / CAROL DAMIAN AN ARTIST ’S JOURNEY Professor of Art History at Florida International University arlos Luna has long been concerned with the passage of time and the per- C to survive the art scene, anywhere, and the artists that do and remain true to their sistence of memory in works that are now recognizable for their prodigious personal vision, are to be lauded for their tenacity and constant commitment to use of popular Cuban imagery, Caribbean symbols, and complex stylistic produce excellent work. No doubt, these success stories have less to do with the aesthetic. His Cuban identity takes on the characters, stories, music, and vitality of trends in Miami, and everything to do with the quality of an artist’s work and a his recollections of the island’s past, while addressing key issues pertinent to his personal vision. ten-year residency in Miami, Florida. One of the newest and most vibrant art cities Carlos Luna has never strayed from his strong work ethic and dedication to in the United States, Miami is known for its own particular and complex stylistic producing works that dialogue with his own cultural and traditional values as he aesthetic that is as influential to artists as they are to its establishment, as the most brings them to life through a unique approach to the visualization of his world. recognizable and typical of time and place. Undoubtedly, the work of Carlos Luna Luna’s images capture his personal journey not only out of Cuba, but through daily not only reflects his new home and its unique tropical overtones, but it is the perfect life. Constantly exploring new technical processes, he applies many different meth- vehicle to describe his cultural memories with a relevant visual appeal. His work ods for his production as he searches for a solution to express each new idea – ideas has become part of the unique environment of South Florida in a short period of that emerge from long-term and short-term memories and activities – and finds the time. Home to over 2.5 million people, over 50% of them foreign-born, and a material that best meets his need to resolve any problems while inventing and Hispanic population of 66%, Miami Dade County is a thriving center for art and re-inventing a symbolic repertoire as well. Although references to life in Cuba and artists, especially from Latin America and the Caribbean. The diversity of their Mexico (where he lived after leaving the island) abound, with each new series, he work, whether painting outside on the famous Wynwood Walls, or working in alter- brings the present into play, always enlightened by his perceptions about the con- native spaces and collectives, and participating in museum and gallery exhibitions, dition of man and how to create works relevant to humanity. He makes the transi- becomes especially apparent and attractive for visitors who arrive en masse for the tion from painting and drawing to sculpture and ceramics with a natural facility that December art fairs, headlined by Art Basel Miami Beach. The local and interna- allows a variety of new materials to be introduced: hand-made paper, metal plates, tional community recognizes something special in the Miami art scene and its art- and now tapestry. The syncretization of materials, imagery, and symbols continues ists: colorful and complex styles that range from the most cutting-edge installations to inform his creative process, now with the additional influences that are part of to the renowned geometric abstraction associated with Venezuela and Argentina to life in Miami, further complicating his already complex inventory of graphic ele- Pop Art that seems to serve the South Beach image of fun and fantasy, and every- ments. The recognizable accumulation of signs and symbols, figurative motifs, thing in between. There are artists who follow the trends and others who create abstract components, objects and hybrid designs combined with his stylistic and their own. The December art fairs came to Miami because there was something technical methods of heavy outlines and dense patterning rooted in a strong sense different about the cultural participants and art’s community, and now the city has of graphic design result in surfaces that are as tactile physically as they are visually, come into a life of its own beyond the week-long extravaganza, and the local artists and translate from material to material, time and place. are being recognized for their accomplishments and praised for their success as There is clearly an over-patterned, over-worked aspect to Luna’s work that is they reach beyond the county boundaries to join the global village. It is never easy akin to a Baroque aesthetic, re-interpreted in contemporary terms in Miami’s [ 43 ] compte de la multiplicité des phénomènes, du flux des choses en perpétuelle évolution, et ceci demeure valable dans une ville comme Miami, qui reconnaît et promeut un processus esthétique dans lequel les compositions sont dynamiques et ouvertes et tendent à déborder – ou à faire mine de déborder – de leurs frontières. L’artiste à la sensibilité néobaroque, si populaire en Amérique latine et dans les Caraïbes, célèbre l’invention de formes artistiques adaptées au patrimoine culturel de chacun, en syncrétisme avec les nombreuses autres formes qui ont fusionné par le biais de la conquête, des contacts et de la colonisation. Ce fut une période de dialogue international et d’échanges artistiques bouillonnants suscités par la perte des caractéristiques nationales des formes d’origine et par leur absorption dans un nouvel environnement – qualifié par les Européens de « tropical », d’« exotique », d’« autre » et, plus souvent et à tort, de « primitif ». Néanmoins, la variété des tentatives artistiques dès les premières années de ce discours international et national allait laisser une marque sur la production artistique dans tout ce qu’on a appelé le Nouveau Monde. De nos jours, Miami est le « Nouveau Monde » avec son esthétique, son syncrétisme culturel et son attitude distinctive envers la production d’œuvres d’art. Tout comme les premières années donnent naissance à un environnement d’imagination et de contradictions fertiles qui persiste jusqu’à aujourd’hui, on ne peut faire abstraction de ses attributs lorsqu’on s’intéresse à un artiste comme Carlos Luna. Pour illustrer notre propos, voyez l’une de ses plus grandes et importantes compositions : El Gran Mambo (2006). Cette toile monumentale retrace le parcours de l’artiste à travers Cuba, le Mexique et les États-Unis avec le personnage pictographique qui devient son alter ego, son guide et son aide spirituel. Avec ses rythmes déterminés par la musique, qui accompagne toujours le travail de Luna, El Gran Mambo refuse que soit arrêtée ou freinée sa traversée d’une forêt envahie de feuilles et de plantes grimpantes, entourée par les fantômes du passé et par les espoirs pour l’avenir. Remplie des éléments de son répertoire symbolique qui se com- EL GRAN MAMBO, 2006 (DETAIL). OIL ON CANVAS | EL GRAN MAMBO, 2006 (DÉTAIL). HUILE SUR TOILE binent et s’accumulent dans la densité de l’imagerie, reflétant les multiples couches de la vie elle-même, l’œuvre n’exprime pas seulement la quête personnelle de l’artiste, elle dans un sens très fort du graphisme, engendre des surfaces aussi tactiles physique- est aussi un dictionnaire visuel qui définit chaque mot, chaque lettre et chaque dessin ment que visuellement, et traduit la matière en matière, en temps et en lieu. abstrait en fonction des expressions graphiques que Luna utilise dans toutes ses créa- On distingue clairement dans l’œuvre de Luna un aspect très orné, très travaillé, tions. Chronique de la vie de l’artiste qui progresse sous sa forme moderniste en deux comparable à l’esthétique baroque, réinterprétée en termes contemporains dans un dimensions, El Gran Mambo fournit également une introduction aux éléments essen- Miami latinisé. Miami est une ville excessive, pétrie de tendances culturelles venues tiels omniprésents dans son œuvre : le paysan à chapeau, la cafetière, la végétation des quatre coins des Amériques et des Caraïbes à laquelle la popularité de certaines florale, la campagne, les rythmes musicaux et autres symboles emblématiques de la célébrités et le tournage d’émissions de téléréalité (peut-être la faute à un excès de culture cubaine. Près de dix ans après la création d’El Gran Mambo, Luna continue à soleil ?) vaut un regain d’intérêt. Si les arts décoratifs de l’Amérique latine et des utiliser des références en précisant les éléments symboliques de ce récit à travers l’ex- Caraïbes ont longtemps privilégié le goût baroque de l’accumulation et de la ré-accu- ploration de nouveaux supports et de nouvelles formes de communication. mulation, avec un mille-feuille de références et d’appropriations et un mélange ryth- À chaque découverte, Luna résout des problèmes visuels pertinents, mais il mique aux connotations musicales, ses traits distinctifs dépassent la dérive décorative applique en outre sa sagacité technique et stylistique à des approches inventives du qui touche aussi les beaux-arts. On associe l’artiste baroque à la propension de rendre matériau. S’éloignant de la peinture et de la relative simplicité des surfaces planes [ 44 ] ROUND PLATES, 2015. TALAVERA CERAMICS, 17½ IN. DIAMETER | ASSIETTES RONDES, 2015. CÉRAMIQUES DE TALAVERA, D. 44,5 CM Latinization. Miami is an exaggerated city, replete with the cultural trends from all day, its attributes cannot be overlooked when considering an artist like Carlos Luna. over the Americas and the Caribbean given new attention by the popularity of celeb- To place them within the present discussion, look at one of Luna’s most monumen- rity status and reality-TV surroundings (perhaps too much sun is to blame). While tal and significant compositions: El Gran Mambo (The Great Mambo, 2006). The the decorative arts in Latin America and the Caribbean have long favored a Baroque impressive canvas tells the story of the artist’s journey through Cuba, Mexico and sense of accumulation and re-accumulation, layers upon layers of references and the United States with the pictographic character that becomes his alter-ego, guide, appropriations, and a rhythmic melding accompanied by musical overtones, its and spirit helper. Its rhythms determined by the music Luna listens to constantly as features go beyond the decorative affecting the Fine Arts as well. The association of he paints, El Gran Mambo refuses to be stopped or restrained as he strides through the Baroque artist with the inclination to enter into the multiplicity of phenomena, an overgrown forest of leaves and vines, surrounded by the ghosts of the past and into the flux of things in their perpetual becoming, is still applicable in a city like the hope for the future. Replete with his own symbolic repertoire that combines and Miami which recognizes and supports an aesthetic process in which compositions accumulates within the denseness of imagery, reflecting the many layers that life are dynamic and open and tend to expand outside their boundaries, or pretend to itself contains, the work is more than an expression documenting the artist’s per- expand. The artist with a Neo-Baroque sensibility, so popular in Latin America and sonal quest, it is also a visual dictionary with each word, letter and abstract design the Caribbean, celebrates the invention of artistic forms befitting each one’s own defined according to the graphic expressions he uses throughout his art. As much cultural heritage in syncretism with the many others that came together through as it chronicles the artist’s life as he marches forward in his modernistically flat- conquest, contact, and colonization. It represented a period of international dia- tened form, El Gran Mambo serves as an introduction to the key elements that are logue and the effervescence of artistic exchange that resulted when original forms a constant presence in Luna’s work: the hatted peasant, the coffee pot, the floral lost their national characteristics and were absorbed into a new environment— vegetation, the countryside, musical rhythms, and other iconic symbols of Cuban described by the Europeans as “tropical,” “exotic,” “the other,” and most often and culture. Almost a decade after the creation of El Gran Mambo, Luna continues to wrongly, “primitive.” Nevertheless, the variety of artistic endeavors that occurred work referentially as he expounds upon the symbolic elements of this narrative from the early years of such international and national discourse, would leave its through the exploration of new media and new forms of communication. mark on artistic production throughout the so-called “New World,” of the Americas. For every discovery, Luna not only solves pertinent visual problems, he also Now Miami is the “New World” with its own aesthetic, cultural syncretism, and applies his technical and stylistic acumen to inventive approaches to the material. distinctive attitude toward the production of art. Just as the early years give rise to Moving from painting and the relative simplicity of such plain two-dimensional an environment of fertile imagination and contradictions that persists to the present surfaces as hand-made paper, wood and canvas that are key to his success, never [ 45 ] humaine et d’autres motifs en faveur de préoccupations purement formelles telles que la ligne, le contour, la couleur, l’équilibre et l’harmonie de la composition – les mêmes éléments qui définissent ses tableaux. Nul doute que Luna ait apporté une contribution cruciale à l’art contemporain en magnifiant l’esthétique et le savoir-faire courant de la céramique, lui attribuant un nouveau rôle, celui d’objet d’art. Explorant et expérimentant sans cesse lorsqu’il transforme la matière grâce à de nouveaux processus techniques, Luna a également constaté que ses idées picturales changent en fonction du matériau et acquièrent une vie et une identité propres. Avec comme symbole le plus frappant la présence d’avions dans nombre de ses compositions, Luna gère sa créativité avec une stratégie visant à sortir de la zone de confort habituelle et familière de ses réussites, ce qui lui a permis d’exprimer ses expériences toujours renouvelées par le biais de nouveaux récits visuels et de nouveaux matériaux. L’avion, image essentielle de son vocabulaire visuel, est chargé d’un symbolisme associé au voyage vers l’exil et aux envols de l’imagination qui intéressent l’artiste et se révèlent de diverses manières déterminées par les techniques. D’élégants WHO EATS WHOM, 2015 (DETAIL). JACQUARD TAPESTRY | WHO EATS WHOM, 2015 (DÉTAIL). TAPISSERIE JACQUARD dessins réalisés à la feuille d’aluminium sur acier et avec une patine soigneusement maîtrisée reflètent les motifs des céramiques et transforment la surface pour créer de nouveaux effets de texture. À sa façon typique de déconstruire et de fragmenter les – papier fait main, bois et toile –, qui sont la clé de son succès mais dont la popula- images clés de son répertoire, Luna module l’éclat des métaux pour faire ressortir rité et la reconnaissance ne le satisfont jamais, il étudie méthodiquement le potentiel chaque élément comme une abstraction indépendante. de la céramique, avec confiance et respect à l’égard de traditions vieilles de cinq Une approche opposée à cette abstraction et à la déconstruction de ses motifs siècles qui se perpétuent dans les ateliers de Talavera, à Puebla, au Mexique. Ornées se manifeste dans le dernier matériau vers lequel il s’est tourné, la tapisserie. Le de volutes organiques, les céramiques Talavera sont le résultat d’un processus com- potentiel de réinvention de ses figures et de ses références nostalgiques apparaît plexe qui n’autorise que des couleurs spécifiques et des argiles et vernis naturels. clairement dans sa série de tapisseries. Pour relever ce défi, les dessins de Luna ont S’appuyant sur une tradition codifiée, elles sont élaborées avec une révérence pour été modélisés numériquement et introduits dans un métier à tisser mécanique, don- les matériaux qui subsiste encore aujourd’hui. C’est ce même respect des matériaux nant naissance à des tissus remarquables ornés des motifs caractéristiques de l’ar- et des processus spécialisés qui anime les œuvres en céramique de Carlos Luna, tiste. La série fait référence au rituel d’Ife au Nigeria, importé aux Caraïbes par les adaptées à son vocabulaire cubain personnel et nourries par les expériences de son esclaves africains de la région yoruba et jouant un grand rôle dans la symbolique de enfance à la campagne et par un sentiment de fierté – non seulement à l’égard de sa la diaspora. Présente dans les communautés de Cuba et du sud de la Floride, cette propre identité, mais aussi comme une source d’inspiration pour ceux qui cherchent imagerie syncrétique est un élément aussi complexe que prégnant dans la culture la leur. L’espace limité que la céramique offre au dessin permet de se concentrer sur locale de Miami. Dans les détails de la tapisserie et les couches de fibres, les motifs des éléments symboliques spécifiques, déconstruisant les surfaces complexes de ses de Luna animent une nouvelle texture de leurs effets jacquard enveloppant des autres œuvres familières en deux dimensions sur toile et papier, toujours guidées par images familières pour produire des impressions inédites. son approche pictographique aux épais contours. Produites par les célèbres ateliers L’œuvre de Carlos Luna mêle de nombreuses références et différents supports Talavera Santa Catarina (à Puebla), qui ont magistralement traduit ses dessins en dans des motifs rythmiques qui saisissent les expériences personnelles d’un parcours objets de céramique fragiles, les incursions de Luna dans l’art de la poterie pour- au sein d’une nouvelle culture mondiale, sans jamais perdre de vue les origines de suivent des idées représentatives de sa volonté de diviser et d’obscurcir la figure leur création. [ 46 ] satisfied with their popularity and acceptance, he methodically studies the potential of ceramics, dependent and respectful of the five-hundred-years-old traditions of Puebla Mexico’s Talavera workshops. Replete with swirling organic designs and an elaborate process limited to specific colors and natural clays and glazes, highly regulated by tradition, Talavera ceramics are produced with a reverence for materials that persists today. This same respect for materials and specialized processes informs the ceramic works of Carlos Luna, now adapted for his personal Cuban vocabulary and motivated by the experiences of his own rural upbringing and pride not only for his own identity, but as an inspiration for others searching for theirs. The limited space for design in the ceramics provides an opportunity to focus on specific symbolic elements, deconstructing the complex surfaces of his other familiar two-dimensional works on canvas and paper, still determined by his heavily outlined pictographic approach. Produced by the famed Talavera Santa Catarina DALE, DALE, HUYE, 2005. OIL ON CANVAS, 48 X 84 IN. | DALE, DALE, HUYE, 2005. HUILE SUR TOILE, 122 X 214,5 CM (Puebla, Mexico), which masterfully translated his designs into the fragile and carefully proscribed ceramic objects, Luna’s forays into the art of pottery objects continue ideas representative of his willingness to section and obscure the human acteristic way of deconstructing and fragmenting the key images in his repertoire, figure and other patterns for the sake of such purely formal concerns as line, edge, Luna adapts the sheen of metals to further enhance the individual elements as color, balance and harmonious composition—the same attributes that define his independent abstractions. paintings. There is no doubt that Luna has made a major contribution to the art of An opposite approach to such abstraction and deconstruction of his designs today by elevating the aesthetics and common craftsmanship of ceramics to assume appears in the newest material that he has begun to work in, tapestry. The potential new roles as Fine Art objects. to reimagine his figures and nostalgic references is evident in the tapestry series, Constantly exploring and experimenting as he transforms materials through which was a challenge for the artist, as he interpreted his drawings digitally to be new technical processes, Luna has also found that his pictorial ideas change with fed into a mechanical loom that weaves the fibers into remarkable new fabrics with each material as they take on a life and identity of their own. Perhaps best sym- his signature designs. The series references Ife ritual of Nigeria, brought by the bolized by the incorporation of airplanes into many of his compositions, the strat- African slaves to the Caribbean with the Yoruba peoples and an important part of egy to manage creativity by moving outside the ordinary and familiar comfort zone diaspora symbolism. Present in communities in Cuba and South Florida, the com- of his accomplishments, has allowed Luna to treat ever-appearing life experiences plexity of syncretic imagery mirrors the degree to which it has manifested itself as through new visual narratives and new materials. The airplane is a key image in a part of local Miami culture. Within the tapestry’s details and layers of fibers, his his visual vocabulary, laden with symbolism associated with the journey into designs animate another surface texture with their jacquard effects enveloping exile, and the flights of imagination that preoccupy the artist and reveal them- familiar images for new effects. selves in a diversity of ways determined by the media. Elegant drawings made The work of Carlos Luna combines numerous references and a diversity of with a carefully controlled patina and aluminum leaf on steel mirror the designs media in rhythmic designs that capture the personal experiences of a journey into on ceramics, and transform surface textures for new textural effects. In his char- new world culture, while never losing sight of the origins of their creation. [ 47 ]