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Figures de l'anti-universitaire (Nietzsche, Wittgenstein, Lacan...)

Figures de l'« anti-universitaire » 1. La question qui me fut posée initialement ici était : intellectuel ou expert, quelle figure pour l'universitaire ? L'alternative ne me semblait guère recevable. La figure de l'intellectuel, du moins suivant le style qui fut le sien à travers la séquence qui va de Voltaire à Sartre, me paraît aussi discréditée désormais que les Lumières elles-mêmes, et ce quoique nous en ayons. Quant à celle de l'expert, elle mérite sans doute la déconsidération générale que lui témoignait un Orson Welles, pour être bref et ne citer que lui. Aussi, pour déjouer cette alternative, j'ai proposé d'élargir la question en la reformulant ainsi : quelle figure de l'universitaire dorénavant ? Aujourd'hui, je la changerai à son tour. Je l'aborderai plutôt dans les termes suivants : quelles figures de l'« anti-universitaire » dorénavant ? Le pluriel importe et spécialement les guillemets. Les guillemets signalent, comme de règle, que je ne prends pas entièrement le mot à mon compte ; d'autant plus que je sais, comme chacun, ce que le préfixe anti-recèle de schématisme, de paradoxisme et pour tout dire, de naïveté. J'en retiens simplement que l'adjectif a pu désigner en fait qu'un type d'enseignement n'était pas reconnu comme universitaire, à un moment donné et dans un lieu précis, par des autorités ou des experts universitaires ou réputés tels. Le mot fut employé à l'encontre de l'enseignement de Lacan, dit-on, lorsqu'il se tenait à l'École normale supérieure d'Ulm en 1968 1 . Cela suffira, du moins pour 2 commencer, à indiquer la sorte de figure visée ici sous le mot, nom ou adjectif, d'« anti-universitaire ». 2. On pourrait parler tout aussi bien de « décalage » par rapport à ce qui, dans notre culture, passe pour être « universitaire ». C'est le mot de Michel Foucault, dans en entretien paru en 1980 2 . « Les auteurs les plus importants, déclara-t-il, qui m'ont, je ne dirais pas formé, mais permis de me décaler par rapport à ma formation universitaire, ont été des gens comme Bataille, Nietzsche, Blanchot, Klossowski, qui n'étaient pas des philosophes au sens institutionnel du terme… Ce qui m'a le plus frappé et fasciné chez eux, et qui leur a donné cette importance capitale pour moi, c'est que leur problème n'était pas celui de la construction d'un système, mais d'une expérience personnelle. À l'université, en revanche, j'avais été entraîné, formé, poussé à l'apprentissage de ces grandes machineries philosophiques qui s'appelaient hégélianisme, phénoménologie. » Au contraire de la phénoménologie, poursuit-il, « l'expérience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même ou qu'il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C'est une entreprise de dé-subjectivation… Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui m'ont permis de me libérer de ceux qui ont dominé ma formation universitaire, au début des années 1950 : Hegel et la phénoménologie. » 3. Deux remarques valent d'être faites tout de suite, qui nous permettront de circonscrire davantage la notion d'« anti-universitaire » ; nous les retrouverons et les déploierons plus tard.

Pl ínio W. PRADO Jr. Université de Paris 8 Département de Philosophie Figures de l’« anti-universitaire » 1. La question qui me fut posée initialement ici était : intellectuel ou expert, quelle figure pour l’universitaire ? L’alternative ne me semblait guère recevable. La figure de l’intellectuel, du moins suivant le style qui fut le sien à travers la séquence qui va de Voltaire à Sartre, me paraît aussi discréditée désormais que les Lumières elles-mêmes, et ce quoique nous en ayons. Quant à celle de l’expert, elle mérite sans doute la déconsidération générale que lui témoignait un Orson Welles, pour être bref et ne citer que lui. Aussi, pour déjouer cette alternative, j’ai proposé d’élargir la question en la reformulant ainsi : quelle figure de l’universitaire dorénavant ? Aujourd’hui, je la changerai à son tour. Je l’aborderai plutôt dans les termes suivants : quelles figures de l’« anti-universitaire » dorénavant ? Le pluriel importe et spécialement les guillemets. Les guillemets signalent, comme de règle, que je ne prends pas entièrement le mot à mon compte ; d’autant plus que je sais, comme chacun, ce que le préfixe anti- recèle de schématisme, de paradoxisme et pour tout dire, de naïveté. J’en retiens simplement que l’adjectif a pu désigner en fait qu’un type d’enseignement n’était pas reconnu comme universitaire, à un moment donné et dans un lieu précis, par des autorités ou des experts universitaires ou réputés tels. Le mot fut employé à l’encontre de l’enseignement de Lacan, dit-on, lorsqu’il se tenait à l’École normale supérieure d’Ulm en 1968 1. Cela suffira, du moins pour 1 commencer, à indiquer la sorte de figure visée ici sous le mot, nom ou adjectif, d’« anti-universitaire ». 2. On pourrait parler tout aussi bien de « décalage » par rapport à ce qui, dans notre culture, passe pour être « universitaire ». C’est le mot de Michel Foucault, dans en entretien paru en 19802. « Les auteurs les plus importants, déclara-t-il, qui m'ont, je ne dirais pas formé, mais permis de me décaler par rapport à ma formation universitaire, ont été des gens comme Bataille, Nietzsche, Blanchot, Klossowski, qui n'étaient pas des philosophes au sens institutionnel du terme… Ce qui m'a le plus frappé et fasciné chez eux, et qui leur a donné cette importance capitale pour moi, c'est que leur problème n'était pas celui de la construction d'un système, mais d'une expérience personnelle. À l'université, en revanche, j'avais été entraîné, formé, poussé à l'apprentissage de ces grandes machineries philosophiques qui s'appelaient hégélianisme, phénoménologie. » Au contraire de la phénoménologie, poursuit-il, « l'expérience chez Nietzsche, Blanchot, Bataille a pour fonction d'arracher le sujet à lui-même, de faire en sorte qu'il ne soit plus lui-même ou qu'il soit porté à son anéantissement ou à sa dissolution. C'est une entreprise de dé-subjectivation… Nietzsche, Blanchot et Bataille sont les auteurs qui m'ont permis de me libérer de ceux qui ont dominé ma formation universitaire, au début des années 1950 : Hegel et la phénoménologie. » 3. Deux remarques valent d’être faites tout de suite, qui nous permettront de circonscrire davantage la notion d’« anti-universitaire » ; nous les retrouverons et les déploierons plus tard. La première est que les auteurs qui, au dire de Foucault, lui ont permis de se décaler par rapport à l’« universitaire », à l’institution et à la formation appelées universitaires, ont tous en commun, et par essence, un rapport à l’écriture ; ce sont des écrivains, au sens le plus fort et radical du terme. Cela ouvre la question, immense, sur l’Université et sa relation à l’écriture, ainsi 2 comprise (l’institution universitaire privilégiant plutôt le genre dénotatif, la « thèse » et la « dissertation ») 3. La seconde remarque porte sur l’autre point qui fait décalage, écart, voire ouvre une opposition avec l’« universitaire » : c’est une certaine expérience du sujet, la « désubjectivation » comprise. Soulignons qu’à cette époque Foucault était déjà engagé dans ce qu’allait être sa dernière grande problématique, celle de l’herméneutique du sujet, réélaborée notamment à partir des textes de la philosophie hellénistique et romaine. Que ce retour de la subjectivation puisse faire décalage para rapport à l’Université et ce qui est tenu habituellement pour « universitaire », cela se laisse comprendre clairement ; puisque l’Université moderne, tout au moins, se définit éminemment comme le lieu du discours du savoir de connaissance. Max Weber, parmi d’autres, avait insisté sur ce point ; et jadis, Foucault lui-même. Mais Lacan également, en particulier dans sa théorie du discours universitaire (auquel le motif critique de « la forclusion du sujet » oppose-t-il déjà une résistance éthique)4. Or maintenant, dans les années 80, Foucault s’engage dans l’anamnèse d’une autre forme de savoir que celle du savoir de connaissance ; forme qu’il appelle, un moment, « savoir spirituel ». Nous y reviendrons. On aura déjà remarqué donc, par les deux noms français invoqués, qu’« anti-universitaire » ne saurait aucunement signifier contre le savoir. Il s’agira plutôt de plaider pour une autre forme de savoir, en porte-à-faux avec le savoir de connaissance moderne, universitaire, hégémonique. Enfin, il restera à montrer que l’« anti-universitaire », ainsi entendu, accomplit, mieux qu’aucun autre, l’essence de l’Université selon son principe. 4. Le changement de l’énoncé de la question qui articule la présente recherche, répond donc au déploiement récent de celle-ci. 3 Il s’agit d’une nouvelle poussée dans la voie de l’élaboration d’une manière d’habiter ou en tout cas de tenir dans le désert. Je veux dire, quand l’Université et tout ce qui va ou devrait aller avec — le savoir, le questionnement et la critique (dans le triple sens du nom), mais aussi l’étude, l’initiation, l’expérimentation, la pratique de soi, le travail sur son êthos —, quand tout cela enfin, ce à quoi l’on a cru et a accordé sa confiance, est en voie de démantèlement et en train de s’écrouler, comme on le voit aujourd’hui à l’ère du « marché mondial de la connaissance ». Et cela, sans rencontrer de véritables résistances, il faut bien le reconnaître, mais plutôt au milieu d’une indifférence assez générale, consensuelle au fond. 5. Mais tout cela, serait-ce bien l’Université ?, se demandent les braves gens, y compris la gent universitaire aujourd’hui. La question revient tous les jours. Et pourtant, l’Université a pu être, par endroits et par moments, le lieu d’un sursaut critique, d’un mouvement de questionnement et d’anamnèse, voire d’essor d’Humanités nouvelles et du sens de la cura sui. En témoigne par exemple au XXe siècle, et pour ne citer que le plus connu, la création de l’Institut pour la recherche sociale à Frankfurt ; celle de l’Université libre de Berlin en 1948 ; l’ébullition de la pensée et de la vie universitaires en France, des années 1960 aux années 1980, dont quelques noms viennent d’être rappelés plus haut5. À cet égard, le présent travail s’inscrit dans le droit fil de cet héritage immédiat, qu’il entend honorer, assumer et élaborer. Cela se laisse énoncer ainsi : – il s’agit d’affirmer ici les thèses, évoquées, du « savoir de spiritualité » (au sens de Foucault) ou encore, si l’on préfère, du « savoir relationnel embrayé » (au sens de Milner) ; un savoir engageant notamment l’êthos du sujet et le travail sur cet êthos, et nouant un rapport intime avec l’interrogation de la langue et le labeur de l’écriture ; 4 – ces thèses renvoient, en amont, au savoir tel que l’élaborent en particulier les studia humanitatis, dans leur renvoi à la paideia grecque, leurs références hellénistique, cicéronienne, de Pétrarque à Érasme ; – en aval, elles se doivent d’inclure spécialement l’élaboration à nouveaux frais des relations entre sujet et vérité, telles qu’elles nous sont léguées depuis le XXe siècle par Freud et par Lacan (comme Foucault le reconnaît à la fin) ; – l’ensemble de cette forme autre de savoir, il s’agit de le revendiquer pour l’Université et même, d’y reconnaître son essence en principe. 6. Question : est-ce à dire alors que cette époque de bouillonnement des esprits, celle du rayonnement de la recherche et de l’enseignement en France des années 1960-1980, fut pourtant « anti-universitaire » en quelque façon ? Or, la question est élaborée explicitement par ses principaux protagonistes. J’en ai déjà évoqué Lacan et Foucault. Toujours articulés avec la question de l’écriture et celle du sujet (et de son dessaisissement), et toujours en un certain porte-à-faux avec l’institution, on pourrait rappeler encore l’enseignement et les écrits de J. Derrida autour du « droit à la philosophie » ; ceux de J.-F. Lyotard sur l’enseignement de la philosophie et l’infantia ; ou également la méditation insistante de R. Barthes sur ce qu’est un « Séminaire ». Ce dernier nous fournit en particulier un exemple remarquable de geste « antiuniversitaire », au sens circonscrit ici, sur lequel nous allons revenir6. 7. À partir de ces quelques préalables, je voudrais avancer maintenant l’enchaînement des propositions que voici : (I) que l’Université est une Idée de la raison, plutôt qu’un concept de l’entendement ; en tant que telle, elle excède donc les limites de l’expérience et n’a pas de fonction cognitive, mais seulement régulatrice ; 5 (II) que l’essence de l’Idée d’Université réside dans ce que la tradition appelle les « Humanités », de Cicéron à l’humanisme des studia humanitatis et au-delà, et ce jusqu’aux Humanities de l’université anglo-saxonne contemporaine7 ; (III) que les « Humanités » classiques et nouvelles sont à être entendues, dans leur noyau, comme le lieu où un travail sur la langue peut et doit être mené, lequel est indissociablement un travail sur soi (une ascèse, un exercice de soi en vue d’une modification de soi), travail qui peut et doit être accompli pour que le sujet devienne digne du savoir, pour qu’il se rende apte à la vérité ; (IV) qu’au cœur des « Humanités », ainsi entendues, se trouvent donc les Lettres, le travail de l’écriture et la « littérature » (pour recourir à une appellation tardive) ; c’est-à-dire, ce par quoi, éminemment, on peut « devenir humain », selon le célèbre mot d’Érasme ; mais à la condition aussi, pour nous autres aujourd’hui, d’assumer que l’humain n’est humain que pour autant qu’il comporte, en lui, ce qui l’excède (et qui, en tant que tel, n’est pas humain) ; en bref : qu’il n’est humain, que lorsqu’il est capable d’assumer aussi loin que possible cet excès ; (V) il s’ensuit par conséquent, dans ces conditions, que l’essence de l’Idée d’Université serait « littéraire ». 8. Il serait possible de montrer que plusieurs déploiements de l’œuvre de R. Barthes vont dans ce sens, à l’époque notamment de son enseignement au Collège de France (1976-1980). Un exemple, parmi beaucoup d’autres, la Leçon inaugurale prononcée au Collège le 7 janvier 1977. « Si, par je ne sais quel excès de socialisme ou de barbarie, avançait-il, toutes nos disciplines devaient être expulsées de l’enseignement sauf une, c’est la discipline littéraire qui devrait être sauvée, car toutes les sciences sont présentes dans le monument littéraire. » Que, d’autre part, le Pouvoir s’en prenne avec un tel acharnement à la littérature, aux Lettres et aux « Humanités », aujourd’hui plus encore qu’hier, 6 cela ne fait que corroborer la thèse posée et donne eo ipso la mesure de la visée et de la profondeur de la ruine contemporaine de l’Université occidentale. Le Pouvoir, indique Barthes (en majuscules) dans ces derniers séminaires, spécialement Le Neutre (1977-1978) et La préparation du roman (1978-1980), a en quelque sorte pour paradigme la corruption du langage propre à la « civilisation des médias » (le contraire du travail de la langue, de l’écriture). Massif et pressé (« pragmatique »), il opère à coup de stéréotypes et ne supporte pas, au contraire : rejette agressivement, tout ce qui prend le temps de nuancer ; « notre culture actuelle, notre gros journalisme », est celle des « destructeurs de nuances ». Contrôleur, tenant par-dessus tout à l’usage comptable du temps, il ne tolère pas tout ce qui — ouvert sur le questionnement, sur l’expérimentation langagière, sur l’indétermination et l’indécidable — ne donne pas lieu à contrôle, c’est-à-dire à gestion, à programmation, à expertise et à « évaluation ». Doctrinaire, catégorique, « indiscutable » (les décisions technocratiques seraient prises, prétend-il, par les choses elles-mêmes), il nourrit une haine persécutrice contre tout ce qui peut ressembler au patient travail d’anamnèse. 9. La préparation du roman, 16 février 1980, avant-dernière séance ; on lit cette note : « recul des « lettres » voulu par le Pouvoir au profit des métiers « techniques » (= technocratie), malthusianisme des postes d’enseignement, etc. faudrait ici une étude de l’évolution, de la dégradation de la Figure du Professeur de lettres : penser à ce qu’étaient pour Proust ses professeurs de lettres. » La « Figure du Professeur de lettres » serait à l’intersection de l’Université et de la Littérature ; respectivement : par son corps de métier (universitaire) et par son domaine de compétence (littéraire, sinon anti-académique, voire « antiuniversitaire »). On est en droit de supposer un conflit, donc, voire un différend entre ces deux termes ; traversant ainsi la Figure même du « Professeur de 7 lettres ». Il faut relire à ce sujet la confidence déchirante, c’est le mot, qui ouvre la Leçon de 1977. Le portrait accablant que les écrivains modernes ont souvent tracé des universitaires, de Baudelaire à Proust, de Joyce à Beckett, nous y invitait déjà 8. Joyce déclarait, à propos de l’immense travail sur la langue, donné en pâture aux commentateurs académiques, tant qu’il y aura de l’Université : « J'écris pour donner du travail aux universitaires pour les siècles à venir. » En d’autres termes cela signifie que, la thèse de l’essence littéraire de l’Université une fois posée, un antagonisme ne serait pas moins discernable entre cette essence et le phénomène empirique : entre la question que pose et qu’est cet autre mode d’être du langage qu’on appelle « littérature » et les institutions universitaires, avec leurs contraintes. Une tension, donc, entre l’essentiel et l’institutionnel. Pour le dire encore autrement : un conflit, traversant le corps de la figure du professeur, entre l’exercice maîtrisé des fonctions du métier, réglé institutionnellement (mécaniquement, comme l’eût dit Kant), et la matière « littéraire » à laquelle cet exercice a affaire, matière intense, explosive en quelque sorte, excessive, déconcertante et déjouant toute maîtrise. Pourrait-on faire vraiment l’épreuve de la fulgurance des œuvres, de leur « stridence », leur violence, de l’intraitable dont elles relèvent dans le cadre d’un cours universitaire ? (Le problème n’est pas sans rapport avec la question heideggérienne de savoir pourquoi il n’y a pas d’Angoisse ontologique à l’Université ; voir la leçon inaugurale de 1929, Was ist Metaphysik ?) Certaines pages du dernier Séminaire, La préparation du roman, se sont affrontées corps et âme au problème : autour du « scandale » de la coexistence de l’amour et de la mort. « Moment de vérité = Moment de l’Intraitable ». 10. Or, c’est précisément sur ce point d’intersection — littérature/Université — que Barthes importe ici. 8 Mais tout aussi bien, ici aussi, un « non-universitaire » de la trempe de Wittgenstein. Que l’on se rappelle sa critique explicite, accablante de l’Université (« Cambridge grows more and more hateful to me… The disintegrating and putrefying English civilization ») et plus largement de la civilisation technoscientifique. Ainsi que, en contrepartie, son exigence sévère et immense de travail sur soi ; dont le site géographique était toujours quelque retraite loin de la civilisation universitaire, cabane à Skjolden, ferme à Wicklow ou cottage à Rosro ; le lieu matériel par excellence, c’étaient les Tagebücher, ses hypomnêmata à lui ; et le premier et le dernier guide sûr, son sens aigu des limites du langage9. 11. R. Barthes, à la fois écrivain et « professeur de Lettres », inaugure donc, au Collège de France, le principe d’« un fantasme à l’origine de l’enseignement ». Je rappelle le passage de la Leçon inaugurale qui pose ce principe de l’enseignement : « Je crois sincèrement qu’à l’origine d’un enseignement comme celui-ci, il faut accepter de toujours placer un fantasme, qui peut varier d’année en année. » Il le commentera ainsi : « Ce principe est un principe général : la chose à ne pas supporter, c’est de refouler le sujet — quels que soient les risques de la subjectivité. Je suis d’une génération qui a trop souffert de la censure du sujet… » Or, si l’Université est bien le lieu du savoir objectif, de la neutralité, de la Wissenschaft, du « triomphe de la philologie », dit encore Barthes ; alors, ce geste inaugural est un geste « anti-universitaire » par excellence10. Barthes le pense effectivement ainsi, en tant que geste éthique et même politique, probablement. Il essaie ainsi d’inscrire quelque chose du littéraire dans l’Université ; quelque chose de l’écriture dans le discours universitaire. L’écriture littéraire n’est pas seulement vouée à « exprimer » le fantasme, à le faire entendre, à lui faire droit ; elle est aussi une heuristique, un mode d’investigation, une méthode 9 d’« excavation », l’eût dit Proust. Mais, qu’en est-il lorsqu’on est au régime de l’enseignement ? Et de l’enseignement à l’Université ? 12. Pour le dire, brièvement, dans les termes de la théorie lacanienne des quatre discours : le geste barthésien revient à alléguer le sujet, et le sujet forcément barré (puisqu’il est divisé d’avec soi du fait de l’idiome fantasmatique), pour le mettre à la place de l’agent du discours. Or, dans le discours universitaire, l’agent est le savoir moderne ; c’est lui qui occupe la position énonciatrice. Y substituer le sujet du fantasme revient, par conséquent, à changer de régime de discours. Selon la typologie lacanienne, le discours ou le sujet du fantasme occupe la place de l’agent, c’est le discours de l’hystérique. Au sein même de l’Université, Barthes remplacerait le discours universitaire par le discours de l’hystérique. Or, le discours de l’hystérique est l’envers exact, terme à terme, du discours de l’Université11. Prenant la parole au sein de l’Université, Barthes y déploie ainsi l’envers du discours universitaire. Encore faut-il souligner que, de même que la figure de l’« antiuniversitaire », le déploiement de cet envers de l’Université ne va aucunement à l’encontre du principe d’Université. Bien au contraire, il en est l’accomplissement. Notes 1 Les relations houleuses de Lacan avec l’ENS et plus largement avec l’Université constituent un topos connu des récits biographiques ; on pourra consulter à cet égard E. Roudinesco, Jacques Lacan, Fayard, 1993. 2 « Entretien avec M. Foucault » (fin 1978, paru en janvier 1980), in Foucault, Dits et écrits IV, texte n° 281, Gallimard, 1994 ; consultable en ligne : http://1libertaire.free.fr/MFoucault171.html 10 3 R. Barthes a consacré une bonne partie de son enseignement à la réflexion, à contreflot, sur le conflit entre la thèse comme genre codé et tout ce qui relève de la « nondissertation » (fragments, figures), le conflit entre « écrivance » et écriture, dans le cadre imposé par l’Université. « C’est une situation — existentielle — de travail », précisait-il. Voir par exemple « Écrivains et écrivants » (1964) ; le Séminaire « Les problèmes de la thèse et de la recherche » (1972-1973) ; le Séminaire « Le lexique de l’auteur » (19731974). 4 M. Weber, La Science, profession et vocation (1917-1919), Agone, 2005 ; consultable en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.html. On sait que dans la théorie du « discours universitaire » de J. Lacan, le savoir moderne (S2) occupe précisément la place de l’agent, s’y substituant au signifiant maître (S1) (voir le Séminaire XVII : L’Envers de la psychanalyse, 1969-1970). Lacan suggère ailleurs que Alcuin d’York, initiateur de la « renaissance carolingienne » au VIIIe siècle, en prenant la place de Charlemagne dont il était le précepteur, inaugurait la structure du discours universitaire, tel le S2 venant à la place du S1, et ce trois siècles avant la naissance historique de la première universitas à Bologna. — Les deux livres importants de Foucault sur le savoir moderne sont Les mots et les choses (1966) et L’archéologie du savoir (1969). Voir aussi plus récemment, concernant le savoir moderne et le nom juif, l’essai de J.-C. Milner, Le Juif du savoir, Grasset, 2006. 5 On lira avec profit, de ce point de vue, l’étude de M. Abensour et P.-J. Labarrière, « Parasites appointés, qu’avez-vous fait de la vérité ? », publié en guise de préface à l’édition d’un texte qui n’importe pas moins à notre étude sur l’« anti-universitaire » : le Contre la philosophie universitaire, de Schopenhauer, Payot & Rivages, 1994. Voir également la note 6, ci-après. 6 Voir, sur Barthes, les références citées à la note 3. Relevons encore ici la séquence qui va de son texte « Au Séminaire » (1973) jusqu’aux trois derniers séminaires au Collège de France (1976-1980) en passant par le séminaire sur Le Discours amoureux (1974-1976). En 1969, Foucault était à l’origine de la création du Département de philosophie du « Centre universitaire expérimental de Vincennes », qui deviendra l’Université de Paris 8, où l’enseignement et la relation enseignante se déploient dans un esprit vigoureusement « anti-académique » (voir, par exemple, F. Châtelet, « Disparités et non hiérarchie », dans Vincennes ou le désir d'apprendre, Éd. Alain Moreau, 1979 ; J.-F. Lyotard, « L’endurance et la profession », Critique, « La philosophie malgré tout », 369 [février 1978] ; La voix de Gilles Deleuze, en ligne). Au milieu des années 70 J. Derrida mettait en place le Groupe de Recherches sur l'Enseignement philosophique (GREPH) ; il consacrera par la suite une partie de son séminaire à l’ENS à la question de l’enseignement de la philosophie, son rapport à l’institution, à l’université et au politique ; au début des années 80, ce sera le moment de la fondation du Collège international de philosophie (cf. J. Derrida, Du droit à 11 la philosophie, 1975-1990, Galilée, Paris 1990). Voir également J.-F. Lyotard, Pourquoi philosopher ? (1964), PUF, 2012 ; Le postmoderne expliqué aux enfants, Galilée, 1986. Il faut mentionner Jean Laplanche ici, qui, au moment où l’enseignement de la psychanalyse fait son entrée à l’Université dans l’élan de 1968 (à Paris VII et à Paris VIII), crée et dirige la revue Psychanalyse à l’Université (1975-1994), lieu de réflexion sur le problème déjà posé à Freud : celui de la recherche et l’enseignement de la psychanalyse en milieu scientifique et universitaire. 7 Voir, sur ce point, P. W. Prado, Le Principe d’Université, Nouvelles Éditions Lignes, Paris 2009, §§ 16 et 17 ; consultable en ligne : http://www.editions- lignes.com/IMG/pdf/PRADO_LePrincipedUniversite_-2.pdf 8 Faut-il y ajouter les romans contemporains de David Lodge ? À l’inverse d’un Proust par exemple, ceux-ci s’intéressent moins à l’universitaire et les rapports entre son savoir et la réalité effective, son pédantisme stérile et le décalage entre ses théories et ses actes, etc. Ils se concentrent plutôt sur les mœurs universitaires, et spécialement les mœurs libidineuses (liées à la théorie de la compensation érotique entre l’effort de sublimation au long du cours universitaire et la décharge d’énergie à l’occasion des colloques d’été). Il convient de noter, néanmoins, que la distribution et la datation diégétique en trois volets de la chronique lodgéenne sont hautement significatives au regard du processus récent de faillite de l’Université ; à savoir : 1° climat des « libérations » de la fin des années 60 (Changing Places) ; 2° cours des années 70 : période de « libertés académiques » et « prospérité » universitaire (Small World: An Academic Romance) ; 3° milieu des années 80 : austérité, thatchérisme et l’avènement de l’université-entreprise (Nice Work), annonçant le « processus de Bologne ». 9 Sur tout cela, voir P. W. Prado, « Un Poète égaré au sein de l’Université. Wittgenstein et l’invention du ‘’non-cours’’ », in revue Lignes, 30, octobre 2009. 10 Ce serait le lieu ici de convoquer un autre philologue « anti-philologue », et de ce seul fait déjà « anti-universitaire » (puisque l’Université du savoir moderne est le lieu du triomphe du paradigme philologique) : Nietzsche. Qu’on relise par exemple, à cet égard, l’Avant-propos à Aurore, Mörgenrothe. 11 L’argument est déployé au centre de notre livre, en cours, sur L’Envers de l’Université. 12