MONSTRES ET HÉROS DES CONFINS OCCIDENTAUX
DE L’OIKOUMÈNE
GWLADYS BERNARD
Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Résumé
Les confins atlantiques de l’oikoumène sont le
théâtre de nombreux épisodes mythologiques dont
se font l’écho les œuvres des poètes et des géographes anciens d’Hésiode (VIIe s. a. C.) à Aviénus (IVe s. p. C.). Les colonnes d’Hercule sont
représentées dans la littérature antique comme le
seuil d’un monde inconnu, froid et inquiétant,
peuplé de créatures monstrueuses dont seul un
demi-dieu comme Héraclès pouvait triompher.
Cette vision a souvent été interprétée comme le
reflet des superstitions diffusées par les Phéniciens
pour garder la mainmise sur le golfe ibéro-marocain. Cependant, ne peut-on pas voir aussi dans la
prolifération de ces mythes l’expression d’une angoisse universelle devant les «Portes du soir»?
Ces fines mundi exercent une fascination impérieuse mais fatale : les confins atlantiques du monde connu sont définis comme les limites du profane
et du sacré, de l’obscurité et de la lumière, de la
vie et de la mort. Ces terres occidentales, qui abriteraient les Iles Fortunées, le Jardin des Hespérides ou encore la mythique Tartessos, sont à
l’origine de la formation d’une véritable mythologie des confins, constamment reprise même à
l’époque impériale, alors que l’Hispanie méridionale et la Maurétanie occidentale sont devenues
des provinces romaines conquises et contrôlées.
Abstract
From Hesiodus (VIIth c. B. C.) to Avienus (IVth
c. A. D.), constant references to various mythological stories are made in the works of ancient
poets and cosmographers when talking about Atlantics borders of the Oikouménè. In classical literature, Hercule’s Columns stand for the gates of
an unknown and frightening world, inhabited by
monsters that only an half-god like Heracles
could defeat. This vision was often thought as
the remains of tales spread by the Phenicians to
keep control over the Strait of Gibraltar. But this
proliferation of myths could also be seen as an
expression of an universal fear in front of the
«Night Gates». Theses fines mundi are both fascinating and deadly: Atlantic borders mark the
limit between sacred and profane, light and dark,
life and death. These western lands where would
stand the Isles of the Blessed, the garden of Hesperides or mythic Tartessos have generated a true
«border mythology» which remains in Imperial
Rome, whereas Southern Hispania and Occidental Mauretania have become conquered and controlled Roman provinces.
Mots-clés : mythes des confins, poésie grecque
archaïque, Colonnes d’Hercule, Pline le Naturaliste, océan Atlantique.
Key-words: border mythology, archaic Greek
poetry, Hercule’s Columns, Pliny the Naturalist,
Atlantic ocean.
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Gwladys Bernard
La notion de «confins» du monde connu est une notion éminemment complexe, dont la portée ne se réduit pas à la seule dimension géographique et
politique. En effet, la relativité est peut-être le trait le plus significatif des
confins : chaque peuple, chaque civilisation se conçoit d’abord comme étant
au centre du monde. Les confins appartiennent donc au domaine de l’extranéité et de l’étrangéité : à la fois attirants et périlleux, les confins sont d’abord
et avant tout des représentations mentales qui se déplacent au fur et à mesure
de l’élargissement des horizons. Quelles sont ces représentations attachées
aux confins extrême-occidentaux de l’oikoumène pendant l’Antiquité? Quels
sont les marqueurs symboliques qui évoquent infailliblement les marges atlantiques pour les anciens habitants de la Méditerranée?
L’idée de cette communication est née d’une image, celle des monstres
marins représentés dans les portulans médiévaux et les cartes renaissantes
pour orner les franges inconnues du monde. Ces figures reproduites à l’envi
ne servent évidemment pas à localiser des dangers réels, mais plutôt à diffuser
et à célébrer la diversité foisonnante de la Création (Péron, 2000, 5-10). Ces
monstres sont pour la plupart nés dans l’Antiquité à partir de descriptions
d’animaux prodigieux entraperçus par les marins et diffusés par les descriptions des naturalistes, dont notamment celles de Pline l’Ancien (Plin., HN,
IX, 4, 3; 5, 4; 6, 5). Ces créatures de confins servent de marqueurs symboliques : au-delà des rivages bien connus de la Méditerranée, dans l’Atlantique
ou la Mer des Indes, commence le domaine des navigations incertaines, éloignées des terres et exposées à des mirabilia, des phénomènes et des animaux
inouïs. L’une des origines de cette association entre les monstres prodigieux et
les espaces de confins est sans doute à chercher du côté des périples mythiques,
comme celui d’Ulysse ou d’Héraclès, où la confrontation avec la monstruosité
dangereuse est l’une des bornes signalant la sortie du cosmos, du monde organisé par Zeus pour le bien-être des hommes. Dans les marches du monde
connu, et même du monde connaissable, seuls des êtres surhumains peuvent
s’aventurer, tels Dionysos en Inde ou Héraclès en Occident (Villalba i Varneda, 1988, 149-155). Ces héros sont décrits comme les premiers explorateurs
et ordonnateurs des confins : à leur mission initiale s’ajoutent des péripéties
secondaires qui les conduisent à borner l’oikoumène. Notre propos se centrera
sur la figure d’Héraclès, explorateur et ordonnateur des confins occidentaux du
monde à l’occasion de ses dixième et onzième travaux qui se seraient déroulé
«aux portes du Soir» (Jourdain-Annequin, 1989a).
Les actes de l’Alcide dans ces terres de l’Extrême-Occident, comme la
présence de nombreux monstres que le héros doit vaincre, sont autant de jalons
destinés à symboliser le passage entre le monde connu et un au-delà dangereux.
Les poètes épiques grecs, comme Hésiode, Pindare ou Apollodore ont les
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
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premiers chanté les prodiges accomplis par Héraclès aux confins occidentaux
du monde. Dès le début du XXe siècle, ces épisodes du mythe ont été mis en
relation avec l’histoire : le cheminement d’Héraclès refléterait strictement les
avancées de la colonisation grecque en Méditerranée. Aujourd’hui, ces interprétations sont revues : les rapports entre ces mythes de confins et les implantations grecques et phéniciennes en Extrême-Occident existent mais
peuvent-ils être réduits à une simple traduction des événements par le mythe?
En outre, plusieurs siècles après les poètes grecs, les géographes et les historiens de l’époque impériale reprennent et localisent les épisodes de la geste
héracléenne et enrichissent le catalogue des monstruosités recelées par le
golfe de Cadix. Pourquoi des auteurs conduits par des préoccupations scientifiques et vivant à des époques où ni l’Hispanie méridionale, ni la Maurétanie
ne sont des terres inconnues continuent à véhiculer ces mythes de confins?
Quelles sont les logiques qui animent ces références constantes à la geste héracléenne lorsque les régions du détroit de Gibraltar sont évoquées? La reprise
et l’amplification de ces récits de confins à une époque bien postérieure et
dans une littérature à visée «scientifique» ne participe-t-elle que de la reprise
de topoi mythologiques?
Pour tenter de répondre à ces interrogations, il est nécessaire d’étudier au
préalable les apparitions du périple d’Héraclès dans la poésie archaïque et de
les resituer dans leur contexte historique, mais aussi historiographique. La
fixation géographique des lieux évoqués dans le mythe est-elle une conséquence directe des colonisations grecques et phéniciennes dans la région du
détroit de Gibraltar? A l’époque romaine, quelles significations revêtent ces
nombreuses références à la geste héracléenne alors que les espaces extrêmeoccidentaux où elle se déroule sont désormais contrôlés, ordonnés, connus?
Héros et créatures de l’«au-delà de l’Océan» dans la poésie archaïque
1°) Mythes exogènes et tradition historiographique ancienne
Avant d’interroger les références poétiques, il convient de s’arrêter sur
des interprétations anciennes de ces récits mythiques qui, en cherchant à les
mettre en relation avec le supposé contexte historique de leur rédaction, ont
abouti à la création d’une «mythologie moderne» sur les confins extrême-occidentaux de la Méditerranée. L’historiographie ancienne de la première moitié du XXe siècle a utilisé les mentions littéraires des aventures d’Héraclès en
Extrême-Occident pour retracer l’histoire des régions sud-ouest de la péninsule Ibérique. Cette historiographie est largement antérieure à la diffusion des
lectures structuralistes et symbolistes des mythes, qu’elle n’annonce absolument pas, puisqu’elle reste guidée par une volonté historiciste de dégagement
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des faits à partir du discours mythique1. Pour Adolf Schulten, la création et la
localisation en Extrême-Occident de deux travaux du héros, à savoir la capture des troupeaux de Géryon et la quête des pommes d’or des Hespérides,
coïnciderait ainsi avec l’avancée maximale de la colonisation phocéenne de
la Méditerranée occidentale au VIIe siècle avant J.-C. (Schulten, 1924, rééd.
2006, 93-97). Les échanges des Grecs avec la cité florissante de Tartessos auraient permis l’amélioration des connaissances concernant ces régions et par
conséquent y auraient facilité l’implantation des derniers épisodes de la geste
héracléenne. Les mauvais rapports initiaux entre Tartessos –dont un roi se serait appelé Geron selon Avienus2– et les Grecs auraient expliqué la création
du mythe de Géryon, monstre propriétaire de gras pâturages et de troupeaux
qu’Héraclès parvient à s’approprier (Laviosa-Zambotti, 1954, 97-384). La
supposée destruction de ce royaume de Tartessos vers 500 av. J.-C. par les
Puniques, qui domineraient à partir de cette date la Méditerranée occidentale
et l’Atlantique, avec les voies de l’étain, aurait entraîné une fermeture totale
du détroit de Gibraltar pour les navigateurs grecs, puis romains (Schulten,
[1924], 2006, 126-130). Cette transformation des colonnes d’Héraclès en
non plus ultra de la navigation occidentale aurait abouti à un recul vers
l’est du terme du périple héracléen, dont Pindare3 notamment se ferait l’écho
(Schulten, [1924], 2006, 132-133). En outre, à cette même époque du Ve siècle
serait apparue une floraison de récits mentionnant la présence de bas-fonds,
d’écueils et de monstres marins destinés à dissuader les bateaux grecs de fréquenter le golfe de Gadir. Pour Adolf Schulten, les évolutions des mythes
grecs situés en Extrême-Occident traduiraient une première période d’affrontement entre indigènes de Tartessos et Phocéens, suivie d’une fermeture du
détroit par les Puniques : cette théorie se fonde essentiellement sur l’étude et
le commentaire de l’Ora Maritima d’Avienus, poème didactique écrit au IVe
siècle de notre ère (Schulten, [1924], 2006, 101-108). Cette œuvre de la lati1. Sur cette immense question d’évolution, ou plutôt de renversement, des perspectives
sur le mythe dans les années 1950, inspirée notamment par les travaux fondateurs de Claude
Lévi-Strauss ou Roland Barthes et poursuivie par les études de Jean-Pierre Vernant ou Marcel
Detienne, nous renverrons à l’introduction critique de l’ouvrage de Colette Jourdain-Annequin :
Jourdain-Annequin, 1989, 27-53.
2. Avien., Or. Mar., 263 et 364. Le roi Geron d’Avienus est non seulement identifié par
Schulten au monstrueux Géryon, mais aussi à Théron, le rex Hispaniae citerioris cité par Macrobe (Sat. I, 20, 12) qui veut aller piller le sanctuaire de Melqart et combat les Gaditains:
Schulten, [1924] 2006, 63-65. Les sources sont ici déformées et soigneusement confondues
pour servir la théorie d’A. Schulten, à savoir l’existence dès le VIIIe s. en Hispanie méridionale
d’un royaume indigène suffisamment puissant pour résister à la colonisation phocéenne et dont
les traces auraient profondément empreint les mythes grecs.
3. Pind., Ném., III, 19-28; IV, 69-72; Id., Olymp., III, 75-81.
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
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nité tardive serait en fait pour le savant allemand une simple adaptation d’un
périple marseillais du VIe siècle a. C., revu par un auteur grec inconnu du Ier
siècle a. C. (Schulten, [1924], 2006, 101-108; 1955; 12-19). Cette interprétation est fondée sur une hypothèse assez cohérente, mais largement fictive et
idéologiquement contestable : elle repose en effet sur l’idée qu’Avienus aurait
été seulement capable d’établir la traduction latine d’une source unique
grecque. Aujourd’hui, l’approfondissement des connaissances concernant le
travail des auteurs du IVe siècle amène à penser qu’Avienus aurait composé
lui-même un poème archaïsant en s’inspirant de sources diverses empruntées
à une vaste bibliothèque d’auteurs grecs et latins (Mangas et Plácido, 1994,
22-27). D’autre part, les avancées de l’archéologie ont remis largement en
question la théorie d’un libre accès des régions du Détroit d’abord permis aux
implantations et au commerce grecs aux VIIIe- VIIe siècles, puis suivi d’une
fermeture par les Carthaginois au début du Ve siècle. L’influence des Grecs
sur la façade occidentale de la péninsule comme leurs contacts avec Tartessos
ne sont plus interprétés comme une précolonisation, mais davantage comme
des explorations ponctuelles prolongées au tournant du VIIe-VIe par un commerce direct et indirect (Rouillard, 1991, 90-93). L’idée d’une fermeture du
Détroit par les Puniques a également été abandonnée (Callegarin, 2000, 20
et 234 ss). La création du mythe des derniers travaux d’Héraclès, que l’on
peut situer au VII-VIe siècles av. J.-C., semble préexistante aux implantations
grecques en péninsule Ibérique, datées du début du VIe siècle. La lutte du
héros grec contre le monstre indigène tricéphale ne véhiculerait donc pas dès
l’origine de symbolique coloniale (Jourdain-Annequin, 1989a, 97-98),
puisque la figure de Géryon apparaît avant la présence de Grecs en péninsule
Ibérique. Cependant, nous le verrons par la suite, l’implantation définitive
des Hespérides et d’Erythée dans l’Extrême-Occident coïncide avec l’essor
des relations entre les cités grecques et la péninsule Ibérique.
Si cette théorie de fermeture du détroit s’avère historiquement invérifiable, elle a eu le mérite de s’intéresser aux sources poétiques et d’essayer de
faire des mythes un objet d’histoire. Quelle vision se dégage de ces confins
après une analyse littéraire des discours et une nouvelle contextualisation historique? Il s’agit non pas d’historiciser les mythes, mais de comprendre l’évolution des représentations des confins occidentaux de la Méditerranée.
2°) «Au-delà de l’illustre Océan», ou l’ancrage a-cosmique des exploits
d’Héraklès dans la Théogonie d’Hésiode
Hésiode dans la Théogonie est le premier à mentionner l’activité du héros
Héraclès dans des régions océaniques à l’occasion du meurtre du monstre tricéphale Géryon, raconté dans deux passages.
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Gwladys Bernard
Vers 288- 294:
« Chrysaor engendra Géryon aux trois têtes, uni à Callirhoé, fille de l’illustre Océan. Celui-là, Héraclès le Fort le tua, près de ses bœufs à la démarche
torse, dans Erythée qu’entourent les flots, le jour où il poussa ses bœufs au
large front vers la sainte Tirynthe, après avoir franchi le cours d’Océan et tué
ensemble Orthos et Eurytion le bouvier, dans leur parc brumeux, au-delà de
l’illustre Océan. »
Vers interpolés 979-983:
« La fille d’Océan, unie à Chrysaor au cœur violent par l’amour qu’inspire
Aphrodite scintillante d’or, Callirhoé, enfanta un fils puissant entre tous les
mortels, Géryon, que tua Héraclès le Fort, pour des bœufs aux jambes torses,
dans Erythée qu’entourent les flots. »
La première remarque que l’on peut faire sur cet épisode est la localisation
ou plutôt l’absence de localisation de l’île d’Erythée, située «de l’autre côté»
/« en franchissant »
le cours d’Océan. Pour Hésiode, l’île
de Géryon ne se trouve même pas dans les confins de l’oikoumène, mais
dans un au-delà de l’Océan primordial, censé entourer le monde, que seul
un héros peut atteindre. Les créatures qui les peuplent ne sont ni des dieux,
ni des hommes, mais des êtres issus des mondes chtonien et infernal (Ballabriga, 1986, 10, 84). La Théogonie, généalogie des divinités cosmiques,
ne décrit pas géographiquement le monde tel qu’il a été finalement ordonné
par Zeus et ne situe pas les lieux qu’elle cite : la localisation atlantique
d’Erythée n’apparaît qu’au VIe siècle chez les auteurs postérieurs à Hésiode.
Pourquoi ces poètes postérieurs font-ils ce choix de l’Extrême-Occident
pour situer les derniers épisodes de la geste héracléenne? On ne peut exclure
que cette localisation occidentale des derniers travaux héracléens se soit
trouvée dans une œuvre perdue d’un poète épique contemporain d’Hésiode.
Mais on peut penser que certaines formules de la Théogonie ont également
fait pencher la tradition postérieure en faveur d’une situation atlantique :
Hésiode emploie en effet des expressions similaires pour décrire l’île de
Géryon et le séjour des Nymphes Hespérides, dont l’une d’ailleurs se
nomme Erythée.
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
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V. 215-216:
« [Et Nuit enfanta] les Hespérides, qui, au-delà de l’illustre Océan, ont
soin des belles pommes d’or et des arbres qui portent tel fruit. »
V. 274-276:
« [Et Kétô enfanta (avec Phorkys, fille et fils de Flot)] également les Gorgones, qui habitent au-delà de l’illustre Océan, à la frontière de la nuit, au pays
des Hespérides sonores, Sthennô, Euryale, Méduse à l’atroce destin. »
Dans ces deux passages, les Hespérides se trouvent comme l’île de Géryon «au-delà de l’illustre Océan»,
, et les Gorgones, voisines des Hespérides, sont plus précisément situées à la frontière de
la nuit «
». L’emploi de la même clausule par le poète
a probablement conduit les auteurs postérieurs à faire de Géryon, des Hespérides et des Gorgones des créatures vivant à proximité les unes des autres au
milieu de l’Océan, au Couchant. L’expression
fait référence non pas à un point cardinal ou à un repère géographique précis, mais
à une eschatiè, une fin du cosmos (Casevitz, 1995, 19-30). Hésiode place l’île
de Géryon et les Hespérides, au-delà de l’emprise humaine, au milieu des
flots de l’Océan primitif, près de la demeure d’une des déesses de la première
génération, la Nuit. La valeur symbolique et cosmologique de ces lieux transparaît clairement : Hésiode les décrit comme des points situés hors du monde
des hommes, du monde diurne à la géographie organisée par Zeus (Ballabriga,
1986, 10, 84)4. Les noms propres indiquent un lien avec l’Occident : les Hespérides sont les «Nymphes du Soir», Erythée vient d’
, «rougir».
Le rapprochement entre l’île rouge au-delà de l’Océan, le séjour des
Nymphes du Soir et la demeure de Nuit a conduit les successeurs d’Hésiode
à placer les pâturages de Géryon et le jardin des Hespérides au Couchant, à
l’endroit des «portes d’airain» que passe chaque jour le Soleil avant de disparaître dans l’Océan (Hés., Théog., 748-750). Le périple d’Héraclès n’est
4. L’ample réflexion d’A. Ballabriga qui embrasse un vaste ensemble de textes poétiques
grecs archaïques, tend à rapprocher, voire à confondre les sorties du cosmos, les eschatiai, et
ses points centraux, les omphaloi, comme des réalités similaires où se confondent les extrêmes,
l’est et l’ouest, le nord et le sud, la mort et la vie (Ballabriga, 1986, 10, 84). Dans le cas précis
de l’Extrême-Occident, C. Jourdain-Annequin nuance ces propos, en montrant que pour Hésiode, Erythée, les Hespérides et le séjour des Gorgones restent bien des finistères au-delà du
cosmos. Ce serait davantage le héros en lui-même qui, en triomphant des monstres et en ramenant les gages d’immortalité au centre de l’oikoumène méditerranéen, fait se confondre les
extrêmes et joue le rôle d’omphalos (Jourdain-Annequin, 1992, 47).
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Gwladys Bernard
pas donné explicitement dès Hésiode comme un voyage vers l’ouest, mais il
a été interprété comme tel par la suite grâce aux références au Couchant : ainsi,
en devenant orienté vers l’ouest, vers les confins infernaux, ce voyage du
héros récompensé par l’immortalité s’enrichissait encore de signification
(Jourdain-Annequin, 1989b, 41-45, 47-48).
3°) Héraclès vainqueur de l’Au-delà infernal et ordonnateur des confins
Dans le mythe hésiodique, l’île de Géryon et le Jardin des Hespérides
sont décrits comme des lieux de l’au-delà non seulement dans leur emplacement occidental, mais aussi en raison des créatures qui les peuplent. Ainsi,
Géryon descend de Flot, une des divinités primitives, par la Gorgone Méduse
(Hés., Théog., 270-288). Son chien Orthos ou Orthros n’est autre que le frère
de Cerbère, et est apparenté au serpent géant qui garde les pommes d’or des
Hespérides (Hés., Théog., 306-332), comme au lion de Némée et autres animaux vaincus par Héraclès : cette lignée de bêtes monstrueuses appartient aux
descendances de Flot et de la Terre (Hés., Théog., 306-336). Les Nymphes
Hespérides, «à la voix sonore» comme Atlas, un terme qui renvoie au fracas
de l’Océan, sont filles de Nuit et sœurs de Thanatos, Moros et Kérè, les figures
de la Mort, ainsi que du Sommeil et des songes (Hés., Théog., 215-216): leur
ascendance est marquée par l’idée d’obscurité et de Mort. Hésiode situe l’entrée des Enfers, où errent dans les prairies brumeuses les âmes humaines, près
du séjour des Hespérides et des Gorgones (Hés., Théog., 767-768). Au Couchant se trouve également le séjour du géant Atlas, un Ouranide condamné à
supporter le poids du monde (Hés., Théog., 519, 547-548). Héraclès vainc
donc des créatures descendant des divinités primitives de Pontos, Nux et Gaia,
largement antérieures à Zeus. Elles sont liées à la fois au monde maritime,
nocturne et chtonien, et vivent aux marges infernales. Leur ascendance et
leurs caractéristiques monstrueuses en font des ennemis désignés d’Héraclès,
qui complète l’œuvre paternelle en les exterminant.
La tradition poétique postérieure à Hésiode relie encore plus fortement
ces créatures et ces régions du Couchant au monde des Morts. Le texte de la
Bibliothèque d’Apollodore, qui reprend la Géryonide largement perdue de
Stésichore, livre quelques détails supplémentaires sur la mort du tricéphale.
Géryon est prévenu du meurtre de son chien et de son bouvier par Ménoitios
qui, lui, garde des troupeaux pour le compte d’Hadès, roi voisin d’Erythie
(Apollodore, II, 5, 10). Géryon est lui-même un proche décalque de Cerun,
le bouvier infernal des Etrusques. Les gras et brumeux pâturages sont également une figure récurrente des paysages infernaux : la Terre qui reçoit les
morts fournit en abondance de la nourriture pour les êtres vivants.
Quant aux Nymphes du Soir, elles sont les gardiennes d’un jardin merveilleux où pousse un arbre qui donne des fruits d’or, présent de Terre à Zeus
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
81
à l’occasion de son mariage avec Héra. Cet arbre a été planté aux extrémités
du monde, et un serpent monstrueux est chargé de le garder (Hés., Théog.,
215-216 et 275-276). Ces traits principaux du poème hésiodique sont ensuite
mis en relation avec le cycle herculéen, Héraclès tuant le serpent et s’emparant
des pommes avec la coopération d’Atlas et la complicité éventuelle des
Nymphes (Apollodore, II, 5, 11). Les poètes des IVe-IIIe siècles avant notre
ère enrichissent considérablement la légende, mais la signification reste globalement la même : les fruits d’or, matériau incorruptible, sont des gages d’immortalité appartenant aux dieux et poussant dans un au-delà impossible à
atteindre pour les Mortels. Héraclès dans son avant-dernier travail se rapproche encore davantage de l’immortalité, en tuant des figures du Chaos primitif et en soumettant les forces de la Nature telles qu’Atlas ou les Nymphes.
L’image des confins occidentaux véhiculée par le mythe héracléen est
celle de l’ambivalence entre des lieux marqués symboliquement par la mort
(l’éloignement, la nuit, les créatures monstrueuses) et synonymes de renaissance (les prairies, les troupeaux, les fruits d’or), ambivalence résolue par le
passage du héros purificateur et ordonnateur. Héraclès non seulement vainc
les créatures monstrueuses, Géryon, Orthros, le Serpent, mais il les dépouille
de leurs richesses, troupeaux et pommes d’or, à la fois des symboles et des
vecteurs d’immortalité ramenés dans le monde des mortels. Cette lecture symbolique d’un mythe de séparation du monde des vivants d’un au-delà océanique et infernal et d’«apprivoisement» de l’idée de la mort a été enrichie par
la suite par les poètes postérieurs à Hésiode (Jourdain-Annequin, 1989b, 48).
Les auteurs des époques classique puis hellénistique ont cherché à donner
une situation géographique précise aux séjours de ces créatures et à donner
une image plus nette du voyage d’Héraclès aux limites du monde vivable afin
d’étoffer encore la lecture symbolique du mythe.
La fixation géographique du mythe héracléen
1°) L’Atlantique comme eschatia occidentale du voyage d’Héraclès
C’est Hérodote qui, le premier aurait localisé le séjour de Géryon. Au
début du 4ème livre de ses Histoires, il rapporte une version des derniers travaux d’Héraclès héritée des Grecs du Pont-Euxin. Ceux-ci font revenir Héraclès après la capture des troupeaux de Géryon non pas directement à
Tirynthe, mais dans un pays d’Asie encore désert, où le héros fondera la dynastie des rois scythes (Hérodote Histoires, IV, 8, 1-3).
. (Hér., Hist., IV, 8, 2)
82
Gwladys Bernard
«Ils (les Grecs de la Mer Noire) disent …que Géryon demeurait par delà
le Pont, habitant dans une île que les Grecs appellent Érythie, située près de
Gadès, au delà des colonnes d’Hercule, dans l’Océan». Les Grecs du PontEuxin situeraient l’île de Géryon dans le même Océan qui baigne les terres
asiatiques des Scythes, mais à l’autre opposé du monde : Héraclès doit donc
parcourir l’oikoumène une fois d’est en ouest pour aller à Erythée, puis une
nouvelle fois en sens inverse pour ramener les troupeaux. A la différence
d’Hésiode, dont le propos reste purement cosmogonique, le voyage d’Héraclès chez Hérodote se précise et acquière une consistance géographique. Si
le périple reste fortement symbolique, puisque le héros parcourt longitudinalement le monde comme le soleil, les termes employés «près de Gadès, audelà des colonnes d’Hercule» permettent d’ancrer le périple dans le monde
connu. Deux remarques doivent être faites sur ce passage des Histoires.
D’abord, l’identité des extrêmes : les confins orientaux et occidentaux, situés
dans le même Océan primordial, tendent à se confondre, à se rejoindre (Ballabriga, 1986, 10, 84). Gadès est située «par-delà» le Pont, les peuples des
confins asiatiques et africains -Scythes et Ethiopiens notamment- sont voisins,
voire apparentés chez les premiers cosmographes grecs. En outre, le fait
qu’Hérodote attribue aux Grecs du Pont-Euxin ce développement de la geste
héracléenne semble traduire ici les aspirations et représentations coloniales
des Grecs de la Mer Noire. Héraclès, héros pacificateur et ordonnateur des
confins, aurait le premier exploré l’Asie de retour de l’Extrême-Occident et
y aurait là aussi fondé une dynastie. La localisation de Géryon à Gadès ne serait pas le fruit de colons grecs d’Occident paradoxalement, mais de ceux
d’Orient, qui auraient respecté la situation occidentale des derniers exploits
d’Héraclès inspirée par la lecture hésiodique, tout en la complétant par une
nouvelle traversée de la Méditerranée jusqu’au Pont-Euxin. Le récit d’Hérodote coïncide avec le développement des cités grecques de la Mer Noire qui,
telle Héraclée du Pont, adoptent le héros comme divinité tutélaire de leurs
entreprises coloniales et commerciales dans ces régions de l’Orient lointain.
Les Hespérides, qui au VIe siècle commencent à faire leur entrée dans le
cycle héracléen, reçoivent elles aussi une attribution géographique possible
en Maurusie, à Lixos, entre les Colonnes d’Hercule au Nord et la chaîne de
l’Atlas au sud. Cette localisation géographique précise est-elle un reflet des
étapes de l’exploration grecque du pourtour méditerranéen?
2°) L’indémontrable préexistence de l’histoire sur le mythe : une «transmigration» vers l’Ouest des représentations au fur et à mesure de l’avancée
coloniale grecque?
Certaines interprétations anciennes des situations de ce jardin paradisiaque
constataient un déplacement de la localisation des Hespérides vers l’ouest,
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
83
depuis la Cyrénaïque jusqu’à Lixus, sur la côte maurétanienne. Jérôme
Carcopino a ainsi tenté de mettre en parallèle le glissement progressif
des Hespérides du rivage des Syrtes à l’Atlantique entre le VI et le IIIe siècle
av. J.-C. et la fixation lente d’Erythée à Gadès avec la progression des Grecs
vers l’Occident méditerranéen (Carcopino, 1943, 69). Comme les dernières
aventures d’Héraclès se déroulaient dans les confins occidentaux du monde,
il paraissait logique qu’il y ait une translation, un glissement de ces mythes
au fur et à mesure de l’ouverture des horizons géographiques et des explorations de plus en plus poussées en Méditerranée occidentale. Cette théorie,
pour séduisante et claire qu’elle paraisse, ne reflète pas la complexité des interprétations du mythe. On a déjà vu que l’une des premières localisations du
mythe à Gadès telle que la relate Hérodote serait le fait des colons grecs de
la Mer Noire, non de ceux d’Occident (Hérod., Hist., IV, 8, 1-3). En outre, au
IIIe siècle avant notre ère, Apollodore continue à placer les Hespérides en Cyrénaïque, alors qu’à cette époque l’Afrique orientale ne représente plus les
confins du monde connu (Apollodore, II, 5, 11). De même, certains auteurs,
comme Hécatée, cité par Arrien, préfèrent placer Erythée au large de l’Epire,
en suivant une tradition ancienne, du VIe s (Arrien, Anabase, II, 16, 5). Ces
auteurs ne situent pas pour autant l’Océan primitif au large de la Grèce, mais
ils préfèrent la localisation ionienne du mythe, car l’Ibérie serait trop lointaine
pour qu’Héraclès ait pu y faire l’aller-retour en ramenant des troupeaux de
bœufs (Jourdain-Annequin, 1989a, 92). Il s’agit en fait d’une tentative de rationalisation du mythe, sans doute motivée par les revendications des cités
ioniennes sur les différents épisodes de la geste héracléenne.
Ces épisodes du cycle héracléen ne sont pas immédiatement rattachés aux
confins occidentaux du monde connu, ils ne se déplacent donc pas vers l’ouest
au fil de l’exploration du monde. Hésiode les situe dans un au-delà cosmique,
ou dans une fin du cosmos hors de l’oikoumène, alors que les auteurs qui lui
succèdent cherchent à leur donner une réalité géographique précise dans le
monde connu. A partir du Ve-IVe siècle, la tradition dominante implante ces
lieux mythiques sur la façade atlantique de l’Europe et de l’Afrique, de part
et d’autre des fameuses colonnes d’Hercule, sans pour autant gommer d’autres traditions. Avant de revenir sur ce bornage du monde prêté à Héraclès,
arrêtons-nous un instant sur les raisons qui ont conduit à ces localisations occidentales et atlantiques d’Erythée et du Jardin des Hespérides. Comme nous
l’avons exposé plus haut, la tradition littéraire ne se déplace pas vers l’ouest
en suivant les avancées des explorations grecques, mais elle relie fortement
l’emplacement de ces épisodes à la zone du détroit de Gibraltar. Faut-il y voir
une raison historique, à l’instar d’A. Schulten, qui voyait dans le mythe la
traduction d’une première exploration puis d’une frustration coloniale grecque
84
Gwladys Bernard
en Ibérie méridionale? Trois passages de Pindare venaient à l’appui de la théorie de Schulten à propos de la fermeture de l’horizon de la colonisation
grecque vers 500 a. C.:
Pindare, Néméennes, III, 19-28:
« Que si le fils d’Aristophane, joignant à ses charmes des actions dignes
de sa beauté, s’est élevé au faite des honneurs, il n’est pas facile désormais
de traverser au loin une mer infranchissable par delà les colonnes d’Hercule,
colonnes que le héros dieu plaça témoins de la plus lointaine navigation, après
avoir dompté les monstres énormes des mers, sondé les courants des lagunes,
jusqu’à ce qu’il abordât aux lieux qui prescrivent le retour et fixât les bornes
de la terre. Ô mon âme, vers quel promontoire reculé égares-tu mon esquif?
Je t’ordonne de conduire la Muse vers Éaque et sa famille. »
Néméennes, IV, 69-72
«Mais il est impossible d’aller au delà de Gadès, vers le couchant. Tourne
de nouveau vers la terre d’Europe les agrès du vaisseau. Je ne puis énumérer
toutes les gloires des enfants d’Éaque.»
Olympiques, 3, 75-81
«Oui, si l’eau règne sur les éléments, si l’or est le plus précieux des biens
que l’on puisse posséder, ah ! les vertus de Théron sont encore mille fois préférables! Elles l’ont conduit jusqu’aux colonnes d’Hercule, au-delà desquelles
aucun mortel, le sage même, ne se flattera jamais d’atteindre... Cessons nos
chants : tout autre éloge serait téméraire.»
Nous ne nous livrerons pas à une étude approfondie des ces trois extraits
d’odes, mais nous remarquerons simplement que Pindare utilise les colonnes
d’Hercule comme le symbole de la finitude humaine, donc essentiellement
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
85
comme un topos littéraire et philosophique, et qu’il est impossible d’y voir le
reflet précis d’une fermeture historique du Détroit. Les deux passages des Néméennes mentionnant les colonnes sont d’ailleurs présentés explicitement
comme des digressions : le poète, emporté par son chant vers les régions du
lointain Occident, doit faire demi-tour et se concentrer de nouveau sur les vainqueurs aux jeux, deux Eginètes dont il fait le panégyrique. Le poète doit se plier
à la volonté d’Héraclès, qui a réussi ce dont aucun mortel avant lui n’avait été
capable : naviguer sur toute la Méditerranée jusqu’au Couchant, malgré les créatures marines, et en explorant les moindres recoins des lagunes. Les exploits
d’Héraclès ne sont pas mentionnés, juste sa prouesse maritime, qui lui a permis
de rendre la traversée de la Méditerranée possible. C’est peut-être moins la fermeture de l’Atlantique, que l’ouverture du chemin jusqu’à Gadès qu’il faut
noter dans ces passages. La gloire de Théron, le souverain d’Agrigente dont
Pindare chante la victoire à la course de chars dans sa IIIème Olympique, aurait
réussi à s’étendre jusqu’aux colonnes d’Hercule, preuve que là aussi, le
«voyage» mentionné par Pindare jusqu’aux confins du monde est celui de la
renommée… Pindare ne déplore pas mais constate seulement cette limite à la
navigation : elle a été imposée par Héraclès, héros surhumain qui a reçu la charge
d’organiser le monde connu dans lequel il faut que la gloire des vainqueurs des
jeux résonne. Héraclès n’est pas la simple expression des frustrations coloniales
grecques dans la région du détroit de Gibraltar comme le voudrait Schulten et
après lui une certaine tradition historiographique. Le héros est décrit chez Pindare comme un archégète et un hégèmon, il poursuit l’œuvre de Zeus son père
en ordonnant la création. Aucun peuple ne détient les clés des navigations lointaines au-delà de Gadès vers le Couchant, simplement car elles sont impossibles
pour de simples mortels : le héros ne semble pas représenter la revanche impérialiste grecque, mais bien davantage l’idéal de diffusion de la gloire poétique
pour les vainqueurs aux jeux (Jourdain-Annequin, 1992, 282).
La localisation en Méditerranée occidentale des derniers épisodes du mythe
héracléen n’est pas la simple traduction mythologique de l’avancée ou des frustrations coloniales grecques, mais bien plutôt l’expression d’un mirage, d’un
fantasme de confins occidentaux situés au-delà de l’atteinte humaine. En revanche, les historiens et les géographes de l’époque impériale cherchent par la
suite à démontrer le bien-fondé géographique de cette localisation symbolique.
Ils tiennent à expliquer les origines du mythe, au besoin en enrichissant encore
la geste de nouveaux détails ou en soulignant à l’appui de leur analyse le rôle
du culte local du dieu phénicien Melqart, assimilé à Héraclès.
3°) L’enracinement à Gadès et Lixus des épisodes héracléens
La situation de ces deux cités en fait des candidates idéales pour l’implantation des deux épisodes mythologiques. Si Gadès et Lixus ne sont pas à
86
Gwladys Bernard
proprement parler deux finistères, puisque ces villes sont situées non sur des
caps, mais sur des côtes ouvertes à l’Océan, elles s’alignent sur un même méridien et représentent les cités les plus occidentales de l’oikoumène (Strab.,
XVII, 3, 2). Elles sont situées à équidistance du seuil de passage entre la Mer
Intérieure et la Mer Extérieure, le détroit où sont localisées les fameuses colonnes d’Héraclès dont la nature posait déjà problème aux Anciens. A propos
de ces colonnes, Strabon synthétise toutes les théories antérieures5 pour en
conclure que l’expression devait faire référence à des monuments disparus à
son époque, des autels ou des bornes implantées sur les monts Calpè en Europe et Abyla en Libye (Strab., III, 5, 5). Il récuse fortement l’assimilation
des colonnes d’Hercule aux colonnes d’airain marquées de caractères phéniciens –la liste des dépenses occasionnées pour la construction du sanctuaireà l’entrée du temple de Melqart à Gadès. En effet, Héraclès aurait implanté
ces colonnes comme témoins de la séparation entre les deux continents et
comme seuil entre la Méditerranée et l’Atlantique (Strab., III, 5, 6) : or, la situation de Gadès est bien trop occidentale pour que la cité joue ce rôle de
double charnière. D’autre part, Strabon fait un parallèle entre les colonnes
d’Hercule et les trophées implantés par les conquérants au terme de leurs
avancées dans les confins du monde connu6 : les Colonnes d’Hercule devaient
donc être des monuments célébrant des victoires, non des «comptes de marchands».
Déjà à partir du IIIe siècle, mais surtout à partir du Ier siècle avant notre
ère, les épisodes de Géryon et des Hespérides s’établissent à Gadès pour le
premier, Lixus pour le second. Nous avons déjà mentionné la situation de ces
deux cités, à équidistance des colonnes d’Hercule et du «diaphragme» estouest que parcourt le Soleil et le périple héracléen. Les parallèles entre les
sites de ces cités et les lieux décrits par le mythe sont soulignés par l’historiographie ancienne : la Gadir phénicienne était implantée sur un archipel,
Strabon précise que ces sources grecques ont vu Erythie dans l’un ou l’autre
des îlots qui font face à la ville de Gadeira (Strab., III, 5, 5). De même, Lixus
5. Les colonnes d’Hercule sont le plus souvent interprétées comme les deux monts, Calpè
et Abila, qui se font face de part et d’autre du détroit de Gibraltar: Diod., IV, 18, 4- 5; Méla, I,
27, Charax de Pergame, 16. Une variante les figure comme des îles situées de part et d’autre du
détroit: Ps. Scymnos 143-145. Enfin, les colonnes d’airain du temple de Melqart à Gadès sont
parfois évoquées: Philostrate, Imagines, II, 333; Apollodore, II, 5, 10. Strabon (III, 5, 5-6) et
Diodore (III, 55, 74 et IV, 17 ss) récapitulent l’ensemble des hypothèses en les commentant.
6. Il rappelle à cette occasion (III, 5, 5-6) les colonnes de Bacchus élevées en Inde, les
monuments d’Alexandre en Asie, ceux qui ornaient le détroit de Messine ou l’isthme de Corinthe ainsi que les autels des Philènes. Sur les trophées, voir la communication de J.-M. Roddaz «Aux marges de l’Oikoumène: la quête des confins à la fin de la République et au début
de l’Empire» dans le présent ouvrage et Roddaz, 2005, 34-38.
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
87
est située sur un plateau rocheux qui domine l’Océan et est enserré dans les
méandres d’un fleuve, phénomène qui aurait donné naissance à la figure du
serpent gardien des pommes d’or selon Pline (Plin., HN, 5, 2-3). Les territoires
de ces cités possèdent une végétation particulièrement abondante. Or, aux
yeux des Grecs, les pays atlantiques sont des pays verts, où la végétation est
luxuriante. Strabon, prompt comme Pline à rationaliser «les fables mensongères des Grecs», explique d’ailleurs que ce sont probablement les pâturages
merveilleux de Gadès couverts d’une herbe particulièrement riche qui ont
donné lieu à l’histoire des troupeaux. Ces exemples de végétation luxuriante
viennent appuyer une représentation des confins occidentaux comme véritables eldorados, dimension déjà sensible dans le mythe héracléen, mais reprise
et historicisée par la suite pour justifier l’implantation des travaux du héros à
Gadès et Lixus (Coltelloni-Trannoy, 2002, 55).
Enfin, la présence à Gadès et, de façon probable, à Lixus de sanctuaires
dédiés par les Phéniciens à Melqart, assimilé couramment dès le IVe siècle à
Héraclès, fournit l’argument décisif aux historiens grecs et latins pour prouver
la présence et l’activité du héros sur ces rivages atlantiques. Strabon explique
même les tentatives d’implantation des Phéniciens à Gadès par la nécessité
de se conformer aux oracles divins et de commémorer l’ultime étape occidentale du parcours du héros (Strab., III, 5, 5). Bien évidemment, la fondation
de Gadès par les Phéniciens est antérieure à la localisation d’Erythée voire à
la formation de l’épisode mythique de Géryon, mais l’intérêt du propos de
Strabon réside dans sa volonté de faire préexister l’action héroïque à l’implantation humaine, qui lui est strictement subordonnée.
Il est intéressant de souligner ici que les formes locales de culte ne sont
pas en fait adressées au héros Héraclès vainqueur de Géryon ou des Hespérides, mais au dieu tyrien Melqart, auquel est dédié le sanctuaire gaditain (Bonnet, 1988, 209 ss; Jourdain-Annequin 1989a, 50 ss, 95 ss; Coltelloni- Trannoy
1997, 109-110), comme peut-être certains temples de Lixus7. De manière générale, il est surprenant de constater que les formes attestées et locales de culte
à Héraclès dans la région du détroit de Gibraltar sont très limitées : les «grottes
d’Hercule» du Cap Spartel, où seules les sources littéraires mentionnent l’existence d’un lieu dédié au héros, n’ont pas livré de signes de dévotion à Héraclès.
Comme les grottes situées de l’autre côté du Détroit en Hispanie8, ces sanc7. Le débat sur la question reste entier : l’autel à Hercule situé sur une île du Loukkos
mentionné par Pline n’a pas été retrouvé, le temple F pourrait être attribué à Melqart selon certains auteurs (Jourdain-Annequin, 1989a, 128 et ss), mais la question est très débattue : voir
Coltelloni-Trannoy, 2002, 53, n. 40.
8. Voir dans le présent volume la communication de J. Gutiérrez et alii sur la grotte de
Gorham, à Gibraltar.
88
Gwladys Bernard
tuaires marins seraient probablement fréquentés par les marins soucieux d’effectuer sous de bons auspices une traversée entre la Méditerranée et l’Atlantique- comme le relate Strabon à propos du temple de Gadès (Strab., III, 5, 5) et donc voués à des divinités marines plutôt qu’à Héraclès. Paradoxalement,
la figure d’Héraclès n’est guère présente dans l’iconographie de l’Hispanie
méridionale ou de la Maurétanie : seule une mosaïque tardive, du IIIe siècle de
notre ère, développe le thème des travaux d’Hercule en péninsule Ibérique et
représente Géryon et les Hespérides. A notre connaissance, ni les bronzes maurétaniens, ni les céramiques peintes, ni les fresques ou mosaïques des régions
de Gadès ou Lixus ne développent les images des exploits occidentaux du
héros. Les monnaies figurant avec certitude Héraclès sont loin d’être si fréquentes en Maurétanie occidentale, comme les inscriptions dédiées à la divinité
ou les noms théophores, beaucoup plus nombreuses en Numidie pour les premières et dans la région de Carthage pour les seconds (Coltelloni-Trannoy,
2002, 45, n. 15 et 53, n. 39). Le culte local des Phéniciens de la région était
certes celui du Melqart tyrien, mais une dévotion particulière à Héraclès-Hercule n’a pas suivi : le mythe des épisodes occidentaux d’Héraclès est bien un
apport exogène de la littérature grecque, puis romaine à ces régions du détroit
de Gibraltar, qui ne semble pas ancré dans un culte indigène particulier. La référence au sanctuaire de Gadès, qui fonctionnait selon un rite tyrien pour adorer
une divinité au départ bien différente de celle du héros aux douze travaux, apparaît plus comme une justification a posteriori d’un syncrétisme en fait opéré
depuis le centre du Bassin Méditerranéen. La geste héracléenne n’a pas semble-t-il suscité sur place d’engouement particulier, mais dans l’imaginaire classique, les termes de Gadès ou Lixus évoquent Erythée ou les Hespérides
jusqu’à une époque tardive.
Au début de l’époque romaine, l’histoire d’Héraclès en Occident est vue
par les géographes et historiens grecs et latins comme un mythe fondateur et
ordonnateur : les hommes se sont implantés dans ces régions en suivant la trace
du héros et ont respecté les bornes qu’il a imposées au monde. C’est en fait au
début de l’époque impériale que le mythe d’Héraclès devient un mythe de
confins, c’est-à-dire un discours de séparation, une séparation non plus seulement symbolique entre le cosmos et son au-delà, mais une coupure désormais
incarnée dans la géographie. Les exploits d’Héraclès en Extrême-Occident
établissent une césure entre le monde méditerranéen, celui qu’il convient de
connaître et de dominer, et les infinités atlantiques, dont seuls les rivages peuvent être approchés et exploités. Héraclès est l’ordonnateur de l’Extrême- Occident : il écume la Méditerranée en y tuant les monstres qui y sévissent, sépare
l’Afrique et l’Europe au niveau des Colonnes d’Hercule et borne le monde
(Diod., 17, 3-5). Le héros vainqueur de la mort gagne du terrain au profit des
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
89
vivants (l’île de Géryon débarrassée de ses monstres peut accueillir des
hommes et des troupeaux normaux) et délimite l’oikoumène pour les Mortels:
son action est comparée à celle de Dionysos en Orient, notamment dans la
Leçon de Géographie écrite au IIe s. de notre ère par Denys le Périégète, dont
Aviénus se fera le traducteur (Jacob, 1990, 69-70). Son action devient, sous
la plume des historiens et des géographes de l’époque impériale, un modèle
à suivre pour les souverains comme une source de légitimité.
La réaffirmation du mythe héracléen comme mythe de confins à l’époque
impériale
1°) Les imitateurs d’Héraclès dans la tâche de pacification et de conquête des
confins occidentaux de la Méditerranée
Au Ier siècle avant notre ère, les conquérants et souverains de l’Afrique
occidentale se prévalent de l’exemple héracléen pour chercher à dominer la
Maurétanie occidentale. Ainsi, selon Plutarque, Sertorius recherche la tombe
du géant Antée à proximité de Tingis, Tanger, nommée d’après le nom de
l’épouse du souverain monstrueux (Plut., Sert., 9, 4-5). Antée fut tué par Hercule car il avait la coutume de couronner les autels à Poséidon des crânes des
étrangers entrant dans son royaume (Pindare, Isthmiques, IV, 87-93). Ses ossements gigantesques furent enfouis à proximité de sa capitale. Sertorius aurait d’ailleurs fait fouiller une construction ressemblant à un tumulus maure
et y aurait trouvé des ossements gigantesques qu’il aurait fait recouvrir. L’activité du héros en Maurétanie est ainsi prouvée. L’imperator réaffirme symboliquement ses liens avec Héraclès et son œuvre ordonnatrice des confins
occidentaux de la Méditerranée. Il célèbre les exploits du héros et permet à
tous ses contemporains d’admirer la véracité de la légende en contemplant
les ossements gigantesques. Sertorius s’inscrit dans les pas d’Hercule, et, en
mettant au jour ses exploits maurétaniens, il affirme à la fois que le périple
héracléen serait passé lui aussi par la Maurusie et qu’il entend bien continuer
lui-même cette œuvre civilisatrice du héros pourfendeur de souverains monstrueux et xénophobes (Pailler, 2000, 50-51).
Mais Sertorius n’est pas le seul à revendiquer l’héritage du héros conquérant des bornes du monde. L’image d’Héraclès Melqart guide également Jules
César, qui va l’honorer à Gadès, pleure devant la statue d’Alexandre et a ce
fameux songe prémonitoire de domination universelle selon le récit de Suétone (Suét., Iul., 7, 2). Si cet épisode de double dévotion à la divinité conquérante de l’Occident et à Alexandre vainqueur de l’Orient est bien connu, la
volonté césarienne de s’inscrire dans les pas d’Héraclès apparaît en filigrane
chez Diodore de Sicile. Dans la Bibliothèque Historique en effet, les travaux
90
Gwladys Bernard
occidentaux d’Héraclès sont décrits beaucoup plus longuement que les autres
exploits du héros, et dans une perspective assez nouvelle. Le mythe de Géryon
y est ici complètement relativisé : Héraclès n’affronte pas un monstre tricéphale,
mais les trois fils du roi d’Ibérie Chrysaor, nommé ainsi en raison de ses richesses
(Diod., Bib. Hist., IV, 19, 1). Héraclès ne ramène pas les troupeaux fabuleux,
mais un solide butin. Il profite de son retour pour passer longuement en Celtique,
pacifier les tribus, fonder Alésia et supprimer quelques souverains massacreurs
d’étrangers (Diod., Bib. Hist., IV, 19, 1; IV, 19, 4). Le parallèle fait par Diodore
avec César est clair. La riche Hispanie conquise, la Celtique pacifiée, la Maurétanie débarrassée d’Antée : les étapes occidentales d’Héraclès ressemblent très
étrangement au parcours césarien. Et la conclusion de Diodore montre l’étendue
de son programme idéologique : César mériterait comme Héraclès d’être divinisé
pour ses exploits (Jourdain-Annequin, 1989a, 246, 310, 638).
L’un des derniers «continuateurs» de l’œuvre d’Héraclès en Occident présente la particularité d’être lui-même un auteur, dont l’œuvre aujourd’hui perdue
a largement inspiré les géographes et historiens postérieurs : il s’agit de Juba II,
souverain du royaume-client de Maurétanie installé au pouvoir par Auguste en
25 a. C. (Coltelloni-Trannoy, 1997 et 2002, 51). Insister sur les traces laissées
par le héros en Maurétanie permettait en effet de donner une légitimité historique au royaume comme au souverain. Le territoire composite et marginal de
ce royaume récemment entré dans l’orbite romaine se voyait unifié et grandi
par les étapes du héros, qui le pacifie et l’organise en cités (Coltelloni-Trannoy,
2002, 43, 55). Le roi lui-même fait remonter sa généalogie à Héraclès, comme
d’autres souverains africains : la légitimité de son pouvoir et de sa dynastie se
fonde sur la figure tutélaire du héros ordonnateur des confins occidentaux de
la Méditerranée (Coltelloni-Trannoy, 2002, 43, 48, 55).
Au Ier siècle avant notre ère, le mythe d’Héraclès aux portes du soir est
donc soigneusement repris, enrichi et rationalisé à des fins de justification
idéologique. La figure pacificatrice et civilisatrice d’Héraclès permet de
conforter la légitimité et l’action des imperatores romains qui luttent dans les
régions occidentales du Bassin Méditerranéen. Le récit mythique héracléen
n’est pas directement issu de l’histoire de la Méditerranée occidentale, mais
les auteurs du début de l’époque impériale proposent une reconstruction historique à partir du matériau mythique. Sertorius, César, Juba s’offrent une dimension héroïque en étant présentés comme des continuateurs de l’œuvre
d’Héraclès : la réactivation du mythe des confins occidentaux permet ici de
mettre en relief leurs qualités de cosmocratores.
2°) Le triomphe sur les périls de la Mer Extérieure
Parmi les diverses représentations mythologiques des confins, la littérature romaine met en relief un aspect particulier, celui des animaux marins
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
91
prodigieux. Héraclès est un héros de la navigation capable de vaincre les dangers de la mer, rejoignant la figure du dieu Melqart, protecteur des marins. Il
triomphe des bêtes marines et explore les richesses des lagunes, comme Pindare s’en fait notamment l’écho9, et, selon certaines traditions, il rapproche
les rives du détroit de Gibraltar pour interdire le passage en Méditerranée des
monstres marins de l’Atlantique (Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique,
IV, 18). Si la domination des espaces terrestres hispaniques et maurétaniens
s’achève au début du Haut-Empire, l’Océan reste assez largement inexploré
et est la source d’une intense fascination. Dans le livre IX de son Histoire
Naturelle consacré aux animaux des mers, Pline commence par les créatures
les plus fabuleuses : or, presque tous ces exemples proviennent de deux mers,
la Mer des Indes et le Golfe de Cadix (Pline, HN, IX, 4, 3 et 6, 5). Encore au
Ier siècle de notre ère, même sur des rivages que l’on pourrait supposer connus,
l’Atlantique apparaît comme une mer regorgeant de créatures monstrueuses.
Les «fables des Grecs», les Néréides, les animaux géants, existent; Pline s’en
fait l’écho et les décrit sans émettre de doute. Apparaît clairement également
chez Pline la volonté des propres habitants ou des légats impériaux de témoigner de ces phénomènes devant les plus hautes autorités de l’Etat : une délégation d’Olisippo, probablement composée de magistrats et de décurions, se
déplace spécialement jusqu’au prince pour raconter avoir vu et entendu un
triton jouer de la conche sur le rivage (Pline, HN, IX, 5, 4, 1). Cette démarche
devait probablement être motivée par un quelconque espoir de récompense
pour la cité lusitanienne. Un légat des Gaules écrit à Auguste pour lui signifier
que des Néréides se sont échouées sur la côte; les apparitions de ces créatures,
aussi appelées éléphants de mer, seraient fréquentes sur le territoire des Santons (Pline, HN, IX, 5, 4, 3 et 5). Des chevaliers ont constaté la présence d’un
homme marin qui monte la nuit à bord des navires et peut les couler, encore
dans le Golfe de Cadix (Ibid., 5, 4, 4). Pline cite également Turranius Gracilis,
source doublement crédible puisque Turranius est un membre de l’ordre
équestre originaire de la région concernée, la Bétique10 : Turranius rapporte
dans une étude sur sa région natale qu’une baleine de taille peu commune est
entrée en Méditerranée (Ibid., 5, 4, 6). Une autre des sources de Pline, Trebius
Niger, qui appartient au personnel du proconsul de Bétique L. Lucullus11, raconte qu’à Carteia un poulpe géant venait piller nuitamment les bassins de
9. Cf supra.
10. Sur Turranius Gracilis, premier préfet de l’annone, voir notamment des Bocs- Plateaux,
2005, 622-623.
11. Ce personnage n’est pas clairement identifié: un L. Lucullus est en charge de l’Ultérieure en 151 a. C., mais le terme de Bétique fait penser davantage à un homonyme du début
de l’époque du Haut-Empire.
92
Gwladys Bernard
salaisons : après qu’il fut tué à grand peine, sa tête fut envoyée au proconsul et
son corps conservé (Pline, HN, IX, 30, 3-5). On voit dans ces exemples l’attention des administrations provinciales situées sur les rivages atlantiques : les faits
sont établis et vérifiés par des témoignages écrits, des mesures, voire des envois
de corps. Pline souligne la qualité de ses sources, ces auctores in equestri ordine
splendentes, ces chevaliers et procurateurs équestres qui servent l’Etat en décrivant les régions qu’ils administrent (Traina, 2007, 106, 109).
Pline, très enclin à nous livrer des dimensions et des descriptions extraordinaires, réaffirme l’autorité de ses sources et montre que l’existence de
telles créatures est soigneusement reportée et consignée au plus haut niveau
de l’Etat. Ces créatures peuvent certes être annonciatrices de prodiges ou de
calamités; on pourrait également voir dans cette volonté de connaître, de mesurer et de garder trace de ces phénomènes une façon de réaffirmer l’existence
de périls particuliers dans cette mer des confins mais aussi de les maîtriser
symboliquement en en rendant compte. Devant la délégation d’Olisippo accourant spécialement auprès de Tibère pour lui faire part de la vision du triton
musicien, on peut voir le fort pouvoir de fascination exercé par ces légendes
maritimes abondantes dans des eaux qui s’ouvrent sur un univers inconnu.
Le pouvoir des empereurs romains s’étend jusqu’à l’Océan, les créatures qui
le peuplent doivent être connues de ces derniers, et même massacrées par eux,
comme l’orque égarée dans le port d’Ostie auquel Claude livre une véritable
bataille navale (Pline, HN, IX, 6, 3). La domination des confins océaniques
passe au début de l’Empire par l’exploration physique, mais aussi par la
connaissance scientifique que se doivent d’avoir les princes, premiers souverains du monde connu (Nicolet, 1988, 108 ss). L’existence d’êtres et d’animaux extraordinaires déjà décrits dans les mythes grecs est rationalisée et
passée au crible des connaissances scientifiques pour être ainsi maîtrisée par
les princes, aussi les continuateurs de l’œuvre ordonnatrice d’Héraclès.
La figure du héros à mi-chemin entre l’homme et la divinité apparaît symboliquement liée aux régions de confins, de régions situées cum fines, autour
des limites entre le monde connu, organisé, rassurant et l’abîme de l’insondable. Le héros, qu’il s’agisse de Dionysos ou d’Héraclès, doit explorer ces
régions et délimiter clairement les bornes de toute entreprise humaine, après
lesquelles commence l’au-delà, qui à l’ouest est le domaine des morts et des
divinités infernales. Le héros est au départ un cosmocrator qui continue l’œuvre de la divinité fondatrice en traçant des frontières destinées aux mortels. Il
est intéressant de voir comment la littérature a cherché peu à peu à donner
une consistance au mythe: le périple symbolique et la victoire sur la mort
s’enrichissent peu à peu d’une véritable dimension géographique et naturelle.
Monstres et héros des confins occidentaux de l’Oikoumene
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Le mythe n’est pas le produit de l’histoire, mais est au contraire utilisé pour
produire de l’histoire, la légitimer, la justifier. Le héros trace des voies encore
existantes à la navigation des siècles après sa geste, lutte contre de vraies
créatures marines, fonde des villes encore prospères, soumet des peuples et
des souverains qui sont les ancêtres des habitants actuels… Son action s’incarne dans le monde, et le monde dans lequel s’incarnent les dernières actions
d’Héraclès est celui de la Méditerranée occidentale. Il est intéressant de voir
que cette incarnation géographique de la geste héracléenne, d’abord née dans
la littérature et dans l’iconographie de peuples éloignés de ces confins, est
ensuite réappropriée par les populations locales, qui n’hésitent pas à établir
des syncrétismes entre leurs propres cultes et fonds légendaires et ces apports
étrangers et savants. Ainsi fleurissent en Espagne et en Afrique de l’Ouest
dès la fin de l’Antiquité et pendant tout le Moyen Âge des lieux portant le
nom d’Hercule, qui souvent sont censés contenir des ossements d’un ennemi
vaincu ou des reliques du héros. Parallèlement subsiste le souvenir littéraire
d’une frontière mythique indépassable fixée aux Colonnes d’Hercule, que les
hommes ne peuvent essayer de franchir sans encourir la mort et plus grave la
damnation. Ainsi, Dante fait figurer à la fin du chant XXVI de son Enfer l’âme
d’Ulysse, qui raconte son trépas après avoir essayé de repousser la connaissance humaine au-delà des fatales Colonnes.
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