Academia.eduAcademia.edu

MARGUERON J.-Cl., 2010, "Dagan, Ba'al et le mont Sapanou"

2010, CRAI

CRAI 2010, IV (novembre-décembre), p. 1599-1621 COMMUNICATION DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU, PAR M. JEAN-CLAUDE MARGUERON Monsieur le Président, M. le Secrétaire perpétuel, MM. les Académiciens, Chers collègues, Les recherches récentes commencent à transformer l’image que l’on se faisait des villes de l’Antiquité proche-orientale qui a vu naître la première civilisation urbaine. Il ne s’agit pas, comme on le croit trop souvent, d’une accumulation désordonnée de monuments divers à fonctions variées plus ou moins précises, conséquence d’un développement anarchique, mais, bien au contraire, d’un ensemble créé volontairement, dans un but précis et logiquement structuré∞∞: Ougarit est un excellent exemple que je me permets, à son invitation, d’offrir aujourd’hui à votre Compagnie, de la façon dont les urbanistes anciens ont réalisé l’étroite symbiose des composantes qui entrent dans le tissu d’une cité – les liens établis avec l’environnement (la mer, la campagne, la montagnes, les routes…), le choix et le rôle des divinités (Dagan et Ba‘al), l’organisation des lieux de pouvoir (palais, grandes résidences et temples), la nature des modes de vie… – pour en faire un tout organisé, cohérent et intelligible. Cependant, aujourd’hui, de ce milieu complexe, je ne prendrai en considération que la correspondance éventuelle entre la morphologie d’ensemble du site et ses possibles liens avec une topographie imprégnée de présence divine∞∞: un tracé régulateur, c’est-à-dire une pensée structurant l’espace humanisé, aurait-il été la conséquence d’une idéologie religieuse intégrant les forces de la nature dans cet espace en leur faisant jouer un rôle essentiel∞∞? Un premier temps permettra de mettre en scène les différents protagonistes de cette possible rencontre∞∞: le milieu, le mont Sapanou, le tell avec ses rivières et son pont, les temples du pôle religieux et les deux divinités qui y étaient adorées. Dans une seconde étape seront démêlés les liens qui unissent ces différents protagonistes les uns aux autres. 1600 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS I. Les protagonistes Passons d’abord en revue les faits marquants qui caractérisent ce domaine1. LE CADRE GÉOGRAPHIQUE Tout d’abord le cadre géographique. Le domaine (fig. 1) est celui d’une plaine côtière allongée, large d’une trentaine de kilomètres d’ouest en est entre la mer Méditerranée et la chaîne alaouite qui culmine au djebel Ansariyé à 1567 m∞∞; elle est longue d’une petite cinquantaine de kilomètres du nord au sud entre le mont Sapanou et la vallée de Sinn. Au total, un espace géographique bien délimité où mer, montagne et plaine forment un petit ensemble harmonieux dont les habitants pouvaient saisir visuellement, au quotidien, les traits majeurs. LE MONT SAPANOU Le mont Sapanou (fig. 2) (Hazzi en hittite/accadien, Cassius à l’époque classique, aujourd’hui Djebel al-Aqra) profile l’horizon septentrional en dressant sa masse régulière à quarante kilomètres environ d’Ougarit, dans le massif des roches vertes2 actuellement en Turquie, peu après la frontière∞∞; majestueux et imposant, haut de 1780 m, il domine directement la mer et est clairement visible depuis le site. Avec son sommet souvent couronné de nuages et siège d’une très forte activité orageuse, il représentait pour les Ougaritains une montagne sainte où, d’après les mythes recueillis sur le site, résidait Ba‘al, le dieu de l’orage. Il apparaît donc comme la borne septentrionale du domaine ougaritique∞∞: a-t-il un lien avec l’hébreu sapôn qui désigne le nord3∞ ? En tout cas, son caractère sacré en fait un pôle essentiel de l’ensemble régional. 1. Approche générale concernant Ougarit dans M. Yon, La cité d’Ougarit sur le tell de Ras Shamra, Éditions Recherches sur les civilisations, 1997∞∞; G. Saadé, Ougarit et son royaume des origines à sa destruction, Presses de l’Ifpo, 2011∞∞; Le royaume d’Ougarit, Aux origines de l’alphabet, G. Galliano et Y. Calvet (éd.), Somogy éditions d’art, 2004. 2. L. Dubertret, Mémoires géologiques I, 1933, p. 17-23. 3. A. Caquot, M. Sznycer, A. Herdner, Textes ougaritiques T. 1, Mythes et Légendes, 1974, Les éditions du Cerf 8, p. 53. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1601 FIG. 1. – Le territoire du royaume d’Ougarit (Le royaume d’Ougarit…, p. 19). FIG. 2. – Le mont Sapanou à l’horizon septentrional (© JCM). 1602 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS LE GROUPE TELL/RIVIÈRES/PONT Le troisième trait caractéristique est donné par l’association du tell, des rivières et du pont. Le tell (fig. 3) offre une morphologie assez incertaine, comme s’il était le produit apparent d’une géométrie irrégulière∞∞; sous son aspect tabulaire et plutôt trapézoïdal, il mesure dans ses plus grandes dimensions environ 600 m (E-O et N-S dans sa partie orientale) sur 350 m (bordure occidentale). Deux cours d’eau longent le tell (fig. 4), au nord le nahr Chbayeb et au sud le nahr ed Delbé∞∞: ils se réunissent à l’ouest pour former le nahr al Fayd qui rejoint la Méditerranée dans la baie de Minet el-Beida. Ils sont normalement à sec du printemps à l’automne, mais la proximité de la nappe phréatique, accessible par des puits, assure l’eau nécessaire pour la population de la cité. Installé sur le nahr ed Delbé (donc au sud du tell), un pont-barrage (fig. 5) apparaît comme une importante découverte de 19844 qui a fait l’objet de recherches complémentaires récentes5 encore incomplètement publiées à ce jour∞∞: il permettait à la fois le franchissement de la rivière, selon toute vraisemblance face à la porte méridionale de la cité, et la formation d’un lac de retenue. Comment était alimenté le lac∞∞? Par les pluies gonflant la rivière et celles descendues du tell∞∞; peut-être d’ailleurs existait-il de façon seulement temporaire, sa fonction première étant alors d’assurer le plus longtemps possible, après les dernières pluies de printemps, une réserve destinée, selon B. Geyer6, à alimenter la nappe phréatique qui, elle, fournissait les puits des maisons de la ville. Le tell, les deux rivières qui la cernent et le pont-barrage forment, en dépit d’une morphologie globale d’apparence atypique, un ensemble parfaitement cohérent. LE PÔLE RELIGIEUX DE LA CITÉ Le quatrième protagoniste est donné par le pôle religieux (fig. 6) qui se dresse légèrement au nord du sommet du tell (improprement dénommé acropole)∞∞: les restes de deux temples-tours, voués l’un à Dagan, l’autre à Ba‘al, le composent en association avec plusieurs 4. Y. Calvet et B. Geyer, Barrages antiques de Syrie, Maison de l’Orient, 1992, p. 69-78. 5. M. al-Maqdissi et alii, «∞∞Rapport préliminaire sur les activités de la mission syro-française de Ras Shamra-Ougarit en 2007 et 2008 (67e et 68e campagnes)∞∞», Syria 29-32, 2010, fig. 13 et 14. 6. Communication orale dont je remercie B. Geyer. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1603 FIG. 3. – La cité d’Ougarit au Bronze récent (Le royaume d’Ougarit…, p. 29) 1604 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 4. – Le tell de Ras Shamra entre le nahr Chbayeb au nord et, au Sud, le nahr ed Delbé équipé de son pont-barrage (O. Callot). bâtiments dont la Maison du Grand Prêtre appelée aussi bibliothèque en raison des textes mythologiques qui y ont été retrouvés et dont l’importance est grande, y compris pour notre propos. Les deux temples sont bâtis selon un principe identique7 (fig. 7)∞∞: une tour massive, précédée d’un porche à colonnes∞∞; ils sont orientés dans la même direction, c’est-à-dire vers le sud, et sont distants d’une quarantaine de mètres, mais ils apparaissent comme décalés l’un par rapport à l’autre∞∞: un lien spatial entre les deux est difficile à définir, le plan ne donnant aucune relation directe. La présence de deux stèles inscrites en ougaritique, dédiées au dieu Dagan8 a conduit les fouilleurs à identifier, avec une grande vraisemblance, l’édifice oriental comme temple de Dagan∞∞; il n’apparaît plus que par de puissantes fondations où l’on reconnaît les bases de la tour, précédées de celles du vestibule avec porche – sans doute à colonnes – donnant sur un espace largement ouvert. Le temple de Ba‘al, quant à lui, a été identifié par la fameuse stèle du Ba‘al au foudre et par une stèle égyptienne portant une dédicace hiéroglyphique à «∞∞Ba‘al du Sapanou∞∞»9∞∞: des superstructures subsistaient, où l’on pouvait reconnaître un plan identique à celui du temple de Dagan et qui ont permis les restitutions proposées. 7. Le royaume d’Ougarit, aux origines de l’alphabet, op. cit. (n. 1), p. 271. 8. Ibid., fig. 308. 9. Ibid., fig. 154 et 62. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU FIG. 5. – a à -c – Éléments architectoniques du pont-barrage (© Mission d’Ougarit). 1605 1606 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 6. – Les deux temples de Ba‘al et de Dagan au sommet de « l’acropole » d’Ougarit (état 1935). Les recherches récentes menées par O. Callot10 le conduisent à penser que le plus oriental des deux, le temple de Dagan, n’existait plus lors de la phase finale et que, seul à cette époque, se dressait fièrement le temple de Ba‘al (fig. 8). Si l’on se réfère aux conclusions qu’il a tirées des sondages qu’il a pu réaliser dans les fondations du temple de Ba‘al, ces travaux d’infrastructure sous les deux temples dateraient du Bronze moyen II. C’est là une indication qui pourrait donner la clé d’une étape importante dans l’histoire de la cité. 10. O. Callot, Les sanctuaires de l’acropole d’Ougarit, les temples de Baal et de Dagan, RSO XIX, Publications de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2011. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1607 FIG. 7. – Maquette donnant la restitution la plus vraisemblable du temple de Ba‘al (Le royaume d’Ougarit…, p. 271). FIG. 8. – Montée vers le temple de Ba‘al restitué par O. Callot (M. Yon, La cité d’Ougarit…, fig. 63 p. 118). 1608 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS On ne s’est guère interrogé sur le sens qu’il fallait attribuer à l’existence de deux temples identiques au sommet de l’acropole. Gémellité apparente, mais très particulière puisque Dagan apparaît comme un dieu ancien et Ba‘al comme un dieu récent, présenté dans la mythologie comme le fils du premier. Y aurait-il là l’indice d’une évolution dans l’histoire religieuse du site, marquée par le passage d’une divinité à une autre∞∞? Faut-il envisager deux étapes dans l’histoire de l’urbanisme, l’une avec le dieu Dagan puis, à un moment donné, l’introduction de Ba‘al avec transformation de l’acropole∞∞? Il reste qu’un sanctuaire (?) formé de deux temples étroitement associés au sommet d’un site, sans être unique comme le montre la cité d’Emar11 par exemple ou encore dans une certaine mesure Mumbaqat12, toujours en Syrie, n’est pas très fréquent∞∞; il faudrait définir très précisément le sens de cette dualité∞∞: le couple masculin/ féminin qui caractérise Ba‘al et Astarté à Emar ne peut pas être mis sur le même plan que la filiation masculine père/fils telle qu’elle apparaît à Ougarit, celle-ci faisant intervenir un temps évolutif qui est absent de celui-là. Mais peut-on parler d’un sanctuaire∞∞? Ces deux temples ne sont pas réunis dans un téménos commun∞∞; la fouille n’a reconnu aucun élément attribuable à un tel aménagement et chacun de ces deux temples apparaît enfermé dans sa propre enceinte (fig. 6)∞∞: ils ont donc pu avoir été fondés à des époques différentes et de façon indépendante. L’espace sacré ne serait donc pas forcément défini de façon simple au moment de la fondation et son organisation peut avoir été l’objet d’un ou plusieurs remaniements. Mais, en tout état de cause, les deux édifices marquent dans la topographie générale du site le point culminant qui domine d’une dizaine de mètres le niveau d’usage de la cité et qui, en conséquence, focalise les regards. Arrêtons-nous quelques instants sur les deux divinités adorées dans ces temples, car elles forment le dernier nœud du problème. Il se trouve, grâce aux textes alphabétiques en particulier, dont les premiers déchiffreurs sont honorés aujourd’hui dans cette prestigieuse enceinte, que, pour nous, les dieux qui habitaient ces deux 11. Meskéné-Emar, 10 ans de travaux 1972-1982, D. Beyer (éd.), ERC, 1982, p. 28 sqq. 12. P. Werner, Tall Munbaqa, Bronzezeit in Syrien, Wachholtz Verlag, 1998, fig. 50, p. 56. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1609 temples ne sont pas seulement des noms dans un panthéon, mais des êtres dont les mythes nous permettent d’entrevoir les forces et parfois les rapports de parenté. Dagan13, l’ancêtre, est vénéré dans le plus oriental des deux temples∞∞; dans les poèmes, son nom apparaît dans l’épithète -bn dgn- «∞∞fils de Dagan∞∞», afin de désigner Ba‘al. C’est la plus obscure des deux divinités adorées sur l’acropole d’Ougarit, même si elle apparaît comme une grande divinité dès le début du IIIe millénaire∞∞; elle est bien connue hors d’Ougarit, dans la vallée de l’Euphrate en particulier, avec des sanctuaires célèbres à Tuttul et Terqa, à Mari où un temple est attesté par les textes, et sans doute aussi plus tardivement en Palestine avec le Dagon des Philistins. Ba‘al14, le personnage central des poèmes, est adoré dans le plus occidental des deux temples. Il est le dieu de l’orage et de la pluie∞∞; sous ce double aspect, il incarne à la fois la violence, la puissance ainsi que la maîtrise des éléments et de la mer, mais aussi l’aspect vital et providentiel de la pluie dont dépend la vie∞∞: la richesse de ses épithètes et de ses attributs, qui mettent l’accent sur nombre de traits, montre une personnalité complexe qu’il serait trop long d’évoquer ici. Il apparaît souvent comme le roi des dieux. Remarquons que rien ne prouve qu’il ait été honoré à Ougarit au IIIe millénaire. Si d’autres dieux ont été adorés à Ougarit, il est clair que Dagan et Ba‘al, par la nature de leur personnalité et leur place dans l’espace urbain, ont joué un rôle capital dans la vie de la cité au IIe millénaire. Résumons les données de base présentées jusqu’à maintenant∞∞: le territoire d’un royaume modeste mais bien cerné, la présence permanente du mont Sapanou à l’horizon septentrional, l’espace urbain avec ses aménagements immédiats – fonctionnement hydrologique et système de relation –, les tours symboliques du pôle religieux de la cité abritant les deux divinités qui y étaient hébergées, sont autant d’éléments disparates dont on ne saisit pas forcément d’emblée la relation. 13. A. Caquot et alii, op. cit. (n. 3), p. 52-54∞∞; E. Dhorme, dans E. Dhorme et R. Dussaud, Les religions orientales, PUF, 1949, p. 165-167∞∞; E. Dhorme, «∞∞Les avatars du dieu Dagon∞∞», Revue de l’histoire des religions 138-2, 1950, p. 129-144. 14. A. Caquot et alii, op. cit. (n. 3), p. 73-80∞∞; E. Dhorme et R. Dussaud, op. cit. (n. 13), passim. 1610 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS II. Les liens Dès lors, cherchons à voir si des liens unissent l’un ou l’autre de ces protagonistes apparemment indépendants. Et, au-delà d’un lien «∞∞accidentel∞∞» ou «∞∞anecdotique∞∞», y aurait-il une possible mise en relation de tous ces éléments dans une organisation de l’ensemble de la cité∞∞? En allant encore plus loin, peut-on se demander si une structuration des deux espaces – celui des dieux et celui des hommes – en un seul ensemble établissant les traits morphologiques de la ville, a été mise en œuvre lors de la fondation de cette dernière∞∞? Aussi pour le deuxième temps de cet exposé, partirons-nous du tracé des rues, puis évoquerons-nous, en faisant appel aux différents protagonistes, la relation privilégiée entre le Pont et la Grand-Rue, pour définir l’existence d’un axe urbain qui se transforme finalement en deux axes régionaux traduisant à la fois le tracé régulateur de l’ensemble urbain et une transformation de l’organisation religieuse. Existence d’un tracé viaire circulaire et concentrique Tout d’abord l’analyse conduite par O. Callot et M. Yon (fig. 9a) sur les tronçons de rues dégagés par les fouilles depuis le début de l’exploration a mis en évidence une possible organisation de la voirie qui doit retenir l’attention∞∞; • si le réseau viaire n’est pas très clair sur «∞∞l’acropole∞∞» ellemême (il a disparu, sans doute sous l’effet de la réoccupation des époques perse et grecque, sans doute aussi lors des premières fouilles), il semble bien adopter à la base de celle-ci un tracé circulaire et concentrique, les rues étant équidistantes de 25 à 50 m, sans que le rythme en soit bien précis ni régulier∞∞; • un schéma directeur semble donc commandé par «∞∞l’acropole∞∞», qui domine d’une dizaine de mètres l’ensemble urbain, même si celle-ci, de forme indéfinie, n’offre pas un point de départ précis. Présence d’axes rectilignes traversant la ville Quelques axes rectilignes semblent aussi avoir rayonné depuis le centre religieux, mais ils sont moins clairement définis que les rues concentriques, car ils n’ont pas attiré l’attention. Toutefois l’un d’entre eux est assez bien marqué dans la topographie∞∞: il est occupé par la «∞∞Grand-rue∞∞» comme l’ont baptisée les fouilleurs, de direction NNE-SSO qui passe par la grande place identifiée dans la tran- DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1611 FIG. 9. – Établissement de l’axe urbain : a – la liaison pont-barrage/partie sud de la Grand-rue/place publique (M. Yon, La cité d’Ougarit, fig. 33, p. 33) ; b – la relation pont-barrage/point médian de l’axe des temples. 1612 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS chée sud∞∞; cette rue a imprimé dans la partie méridionale du tell un ravinement qui a affecté toute la morphologie du secteur. Mise en relation du pont et de la grand-rue En établissant la carte de la voirie, O. Callot et M. Yon (fig. 9a) ont été frappés par la relation qui existait entre cette «∞∞Grand-rue∞∞» et le pont-barrage∞∞: leur alignement introduisait manifestement un élément de géométrie urbaine qui ne s’imposait pas de prime abord∞∞; cela donne évidemment une importance certaine à la grande place. Mais celle-ci était-elle le terme de cet axe∞∞? En tout cas, à proximité du pont-barrage et sur cet axe, on peut certainement placer une porte de la ville. Détermination d’un axe structurant la ville Or, cette organisation traduit en réalité l’existence d’un axe (fig. 9b) qui, savamment construit à partir du pont-barrage, intègre la «∞∞Grand-rue∞∞» et se poursuit vers le nord en passant par le point médian de l’axe transversal qui unit le centre de chacune des tours des deux temples∞∞; je désignerai à partir de maintenant l’axe NNE-SSO comme «∞∞axe urbain∞∞», et l’axe transversal qui unit les deux sanctuaires comme «∞∞axe des temples∞∞». Il est remarquable que cet «∞∞axe des temples∞∞» soit parfaitement orthogonal avec l’«∞∞axe urbain∞∞», ce qui prouve que, au moins à un certain moment, la mise en place de ces temples – apparemment décalés l’un par rapport à l’autre – n’est en rien due au hasard∞∞; en conséquence, le groupement des deux temples paraît, a priori, devoir être considéré de façon unitaire et former un tout cohérent fondé dans une même opération et définissant un seul lieu consacré. Comme on l’a vu, la «∞∞Grand-rue∞∞» passe par la «∞∞grande place∞∞», avec une caractéristique remarquable∞∞: celle-ci se trouve exactement à équidistance – 240 m – du pont-barrage et de l’«∞∞axe des temples∞∞» (fig. 9b). De telles caractéristiques ne sauraient être le fruit du hasard. Un axe non seulement urbain mais aussi régional∞∞: rôle du Sapanou Mais un doute émerge∞∞: le point médian de l’«∞∞axe des temples∞∞», qui a joué un rôle précis dans la détermination de la direction de la «∞∞Grand-rue∞∞», peut-il représenter à lui tout seul un objectif dans un DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1613 tracé de ce type∞∞? On ne voit guère comment, puisqu’il s’agit d’un point virtuel qui n’est défini dans la topographie par aucun trait caractéristique (fig. 6). En revanche, comme la «∞∞Grand-rue∞∞» se dirige vers le nord, y aurait-il une relation possible avec le mont Sapanou visible, comme on l’a vu, depuis l’acropole d’Ougarit∞∞? Son sommet serait-il l’un des points de l’«∞∞axe urbain∞∞»∞ ? Cependant le prolongement de cet «∞∞axe urbain∞∞», tel qu’il a été défini ci-dessus (point médian de l’axe des temples), passe à quelque 4 à 5° trop à l’ouest du sommet de la montagne (fig. 10)∞∞: cette imprécision, guère satisfaisante, laisse planer un doute sur le bienfondé de ce tracé. C’est donc là une hypothèse difficile à soutenir, à moins d’admettre que les Anciens n’avaient pas eu les moyens de procéder à une visée précise, ce dont je doute compte tenu des outils connus à cette époque pour les mises en direction, comme la «∞∞fronde-baÿ∞∞» égyptienne15. Était-ce alors une impasse∞∞? Y a-t-il un espace sacré sur l’ensemble du sommet de l’acropole∞∞? En fait, une alternative s’offre dès lors que l’on renonce à l’idée de l’unicité du lieu consacré aux dieux, idée qui a été implicitement admise lors de la mise évidence du croisement de l’«∞∞axe urbain∞∞» et de l’«∞∞axe des temples∞∞», puisque cette rencontre pouvait apparaître comme le point moyen du secteur religieux. Cette unicité du lieu consacré aux deux divinités, c’est à dire deux temples (deux maisons divines) sur un seul lieu consacré, s’impose tout naturellement quand on l’associe à l’idée de la présence d’une acropole comme haut lieu du culte urbain. Mais quel indice avonsnous d’une telle unicité∞∞? En fait aucun∞∞: il n’existe pas un seul vestige matériel d’un mur de téménos englobant le territoire des deux temples, aucun signe d’une brusque élévation marquant une rupture dans l’altimétrie générale en donnant naissance à un plan propre aux deux temples, aucune marque d’interdit (fig. 6). Aussi doit-on repartir de la simple observation de la situation topographique qui montre la juxtaposition, à un peu plus d’une quarantaine de mètres l’un de l’autre, de deux temples semblablement orientés, identiquement conçus, chacun protégé par son enceinte. 15. J.-Cl. Goyon, J.-Cl. Golvin, Cl. Simon-Boidot, G. Martinet, La construction pharaonique du Moyen Empire à l’époque gréco-romaine. Contexte et principes technologiques, Picard, 2004. 1614 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 10. – Déclinaison des 3 axes : pont-barrage/Ba‘al, pont-barrage/ Point médian de l’axe des temples, pont-barrage/Temple de Dagan, par rapport au nord. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1615 Cette situation impliquerait-elle qu’il y a eu deux espaces sacrés, un pour chacun des temples et non un domaine religieux unique dominant la cité∞∞? Il y aura peut-être lieu de nuancer ce constat au terme de l’analyse, mais il permet de repartir sur de nouvelles bases dans notre démarche de la définition d’un axe en s’appuyant non plus sur un espace aux limites mal fixées, mais sur l’emplacement précis des temples. Alternative∞∞: un second tracé∞∞? En faisant passer l’«∞∞axe urbain∞∞» (pont-barrage-mont Sapanou) par le seul temple de Dagan, et non plus par le point médian de l’«∞∞axe des temples∞∞» (fig. 11), on observe qu’il joint aussi le pontbarrage en passant par la grande place – sans, cependant, épouser exactement le tracé de la «∞∞Grand-rue∞∞». L’observation essentielle vient de ce qu’à la différence de l’axe passant par le point médian (fig. 10) il ne s’éloigne que d’un peu plus d’un degré du sommet du mont Sapanou (et non de 4 à 5°). La différence s’est ainsi considérablement réduite et pourrait correspondre simplement à l’accumulation des imprécisions dans la conduite des procédés graphiques et topographiques mis en œuvre aussi bien dans l’Antiquité que dans la recherche que j’ai conduite. À ce point de la démarche, faut-il renoncer à la première solution – celle de l’axe passant par le point médian de «∞∞l’axe des temples∞∞» – ou bien admettre l’existence de deux tracés, puisque chacun d’entre eux pourrait répondre à certaines caractéristiques urbaines∞∞? Retour à l’histoire En réalité, il est nécessaire de réintroduire le temps dans cette analyse qui ne se fondait jusqu’à maintenant que sur l’état planimétrique final du site en faisant abstraction de l’histoire, car cette situation complexe (deux axes indépendants) pourrait très bien correspondre à une évolution dans l’élaboration de l’axialité structurant à la fois le site et la région. Il faut se reporter au moment de la fondation d’Ougarit, moment qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été défini puisqu’à ce jour l’interprétation qui a été donnée des fouilles a mis l’accent sur une évolution continue de la préhistoire à la destruction du Bronze récent. Ce n’est pas ici le lieu d’une digression sur ce sujet∞∞: il suffit de constater que l’étude des conditions de l’urbanisation du ProcheOrient conduit à situer au Dynastique archaïque II/III la fondation FIG. 11. – Le tracé de l’axe passant par le temple de Dagan. 1616 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1617 des premières villes (vers 2700 av. J.-C.) dans les régions de la Syrie occidentale∞∞: Ougarit en fait partie16. En outre, la fin du IIIe millénaire a été marquée, dans les mêmes régions, par ce qui nous apparaît comme un effondrement de la vie urbaine, suivi d’une renaissance au début du Bronze moyen dont plusieurs sites, comme Ébla, témoignent clairement. C’est alors que d’importants travaux ont été entrepris à Ougarit comme le laissent entendre certains sondages. C’est dans ce contexte historique qu’il convient de situer la mise en place de l’axialité qui organise la ville. Première conclusion∞∞: une évolution religieuse en deux temps (fig. 12) Le schéma d’une transformation de l’axialité dans le courant de l’histoire d’Ougarit pourrait se présenter de la façon suivante∞∞: • lors de la fondation, un premier «∞∞axe urbain∞∞» – très précis – (pont-barrage/temple de Dagan/mont Sapanou) présida à l’implantation de la cité∞∞; il passait par la «∞∞grande place∞∞» mais était un peu décalé par rapport à la «∞∞Grand-rue∞∞» qui n’est assurée pour nous qu’au Bronze récent∞∞; • lors d’une seconde étape est opérée une légère translation de l’axe, qui passe désormais exactement au milieu de l’«∞∞axe des temples∞∞» et selon le tracé actuellement visible de la grande rue en abandonnant le temple de Dagan∞∞; ce point médian – virtuel – a sans doute été établi lors de l’implantation d’un nouveau temple, celui de Ba‘al∞∞; ce nouvel axe, tout en desservant la «∞∞Grande-place∞∞», a conduit alors de près le tracé de la «∞∞Grand-rue∞∞», elle même sans doute légèrement réorientée lors de l’aménagement de l’infrastructure compartimentée qui sert de base à la cité17. Ces deux axes peuvent être associés à deux moments précis de l’histoire de la ville∞∞: a) le tracé de l’«∞∞axe urbain 1∞∞» passant par Dagan, divinité caractéristique du IIIe millénaire, aurait été défini lors de la fondation de la cité, donc au Dynastique archaïque II/III∞∞; b) la légère réorientation de l’axe urbain qui devient l’«∞∞axe urbain 2∞∞», en passant au milieu de l’«∞∞axe des temples∞∞», ne se justifie qu’avec la présence du temple du dieu Ba‘al – qualifié de fils 16. Voir Cités invisibles, à paraître. 17. Voir Cités invisibles, à paraître. 1618 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 12. – Tracés des axes urbains 1 et 2. de Dagan – implanté au Bronze moyen sans doute, en raison de l’accord avec le tracé de la «∞∞Grand-rue∞∞». Cet aménagement et l’établissement du point virtuel de l’axe des temples impliquent qu’au moment du choix de l’installation du temple de Ba‘al, le temple de Dagan des origines était toujours sinon en service, du moins connu et vénéré. DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1619 La conclusion majeure est que la ville a été articulée à partir de l’«∞∞axe urbain 1∞∞» (pont-barrage/temple de Dagan/Mont Sapanou) et qu’il y a donc bien eu un schéma directeur qui a présidé à l’implantation de la ville. Mais au cours de son histoire, une révolution religieuse (introduction d’une nouvelle divinité) a entraîné un léger remaniement (au début du Bronze moyen) pour faire coïncider données anciennes et données nouvelles sans bouleverser la structuration de la ville∞∞: c’est la fondation du temple de Ba‘al et l’aménagement de l’«∞∞axe urbain 2∞∞». L’axe régional (Mont Sapanou/pont-barrage)∞∞: base du tracé régulateur d’Ougarit (fig. 13a) C’est à partir de cet «∞∞axe urbain 2∞∞» qu’a été opérée l’implantation de la ville nouvelle, qui a repris l’essentiel des bases de la première fondation avec quelques petites modifications. Si on prolonge vers le nord l’«∞∞axe urbain∞∞» 1 (ou 2, les différences étant insignifiantes sur le tracé) (fig. 13a et b) de la moitié de sa valeur entre le pont-barrage et l’acropole – soit de la longueur qui définit la position de la place publique sur cet axe (= 240 m, v. ci-dessus) –, on fixe un point qui se trouve peu après le nahr Chbayeb∞∞; si on fait de ce point le centre d’une portion de cercle dont le rayon est défini par la distance qui sépare ce point du pontbarrage, on s’aperçoit que ce cercle peut englober la totalité du site entre deux rayons, chacun équidistant de l’axe (480 m) en sorte que celui-ci se comporte comme la médiatrice de l’angle formé par ces deux rayons qui délimitent le site. On notera aussi∞∞: a - que les valeurs métriques sont liées à la base 60 (= la corde)∞∞; b - qu’elles se répondent en nombre exact de cordes symétriquement de part et d’autre de l’axe urbain régional18. C’est donc un véritable tracé régulateur. Chacun de ces deux rayons extérieurs est plus ou moins tangent aux rebords actuels du tell∞∞: si la coïncidence n’est pas parfaite partout, c’est que l’érosion s’est exercée depuis trois millénaires. Cependant il faut noter que la portion de cercle définie par les deux rayons extérieurs représente assez mal la limite du site vers le sud, que la figure géométrique née de ces rapports n’est pas exactement une portion de 18. J’ai donné ici des valeurs arrondies, ce qui ne permet pas toujours des correspondances exactes∞∞; il faut, en effet, faire intervenir le cumul des imprécisions, par exemple la valeur précise de la corde qui a varié selon les sites et les lieux ou les légères variations possibles des tracés originels. 1620 COMPTES RENDUS DE L’ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS FIG. 13. – Le tracé régulateur d’Ougarit : a – sur la base du tracé urbain 2 du Bronze moyen, b – comparaison des deux tracés urbains 1(Bronze ancien) et 2 (Bronze moyen). DAGAN, BA‘AL ET LE MONT SAPANOU 1621 cercle∞∞; si l’irrégularité de la bordure méridionale s’explique aisément par le jeu de l’érosion, la lacune occidentale devant la Porte de la Forteresse royale est beaucoup plus problématique. Conclusion Ainsi, sauf pour le secteur occidental (sans doute érodé ou transformé), la forme générale du site est bien le produit d’un tracé régulateur parfaitement rigoureux dans ses rythmes et proportions, tracé dominé par l’alliance, pensée par les fondateurs, entre le milieu et le temple du dieu Dagan. L’important ici est qu’il ne s’agit pas d’une forme urbaine issue du hasard, mais au contraire d’une pensée régulatrice qui a cherché à mettre en coïncidence et en harmonie le plan de la ville avec un ancrage dans le symbole religieux majeur du pays. Une incertitude encore∞∞: le pont-barrage est-il le véritable point de départ de l’axe structurant∞∞? Ne faudrait-il pas aller chercher plus au sud (peut-être selon les valeurs du tracé régulateur, mais peut-être aussi beaucoup plus loin) un élément de la topographie naturelle ou un monument religieux qui donnerait à l’axe un autre point d’ancrage répondant à la nature du mont Sapanou, et donc peut-être sacré∞∞? Mais, en attendant, c’est bien la Montagne sainte, le pont et le centre religieux avec Dagan puis Ba‘al, qui donnent la clé de la morphologie d’Ougarit et qui permettent de retrouver maintenant son évolution religieuse. * * * MM. Nicolas GRIMAL et Paolo MATTHIAE, associé étranger de l’Académie, interviennent après cette communication.