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Construire l’État, moderniser le pays : Pérou (1821-1930)

Coordinación junto con Lissell Quiroz-Pérez de dossier de artículos sobre Perú para revista Caravelle. Presentación del dossier e índice de las colaboraciones.

Caravelle 106 p. 9-13 Présentation Construire l’État, moderniser le pays : Pérou (1821-1930) Pablo ORTEMBERG Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (CONICET) Universidad de Buenos Aires (UBA) Lissell QUIROZ-PÉREZ Université de Rouen Le présent dossier s’intéresse à l’histoire de la construction étatique péruvienne durant son premier siècle en tant que nation indépendante. Les recherches sur la construction de l’État sont en plein développement depuis la fin du XXe siècle. Elles renouvellent l’analyse du modèle wébérien de l’État, étudié principalement comme une organisation institutionnelle de gouvernement centralisé, visant à détenir le monopole de la violence légitime1. En effet, à partir d’un certain nombre d’études portant notamment sur le cas états-unien, les travaux récents réévaluent la catégorisation des formes étatiques (État « fort » ou « faible ») 2 . Ils définissent l’État comme un système constitué d’institutions diverses qui contribuent à asseoir sa souveraineté sur un territoire donné. L’État apparaît également comme une entité capable d’administrer et de diriger la société dans laquelle il s’exprime. Pour autant, il ne prend Sur la sociologie de l’État, cf. le dossier coordonné par Desmond King et Patrick Le Galès : « Conceptualiser l’État contemporain », Revue française de sociologie, vol. 52, 2011/3. 2 Mann, M., The sources of social power. I: A history of power from the beginning to A.D. 1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1986; Barreyre, N., « Les échelles de la monnaie. Souveraineté monétaire et spatialisation de la politique américaine après la guerre de Sécession », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 69, n° 2, 2014, p. 438-468; Huret, R., «The Contested State: Revenue Agents, Resistance and Popular Consent in the United States from the Early Republic to the End of the Nineteenth Century», The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol. XXXIII, 2, 2012, p. 83-113. 1 10 CARAVELLE pas une forme rigide et immuable3. Ses institutions se transforment et s’adaptent tant dans l’espace que dans le temps. Dans le cas de l’Amérique latine, de nombreux travaux sur la construction étatique ont également vu le jour depuis deux décennies. Ils montrent également qu’il s’agit d’un processus complexe, dépendant des spécificités non seulement nationales mais aussi régionales et même locales. La première caractéristique propre à cette région est qu’en Amérique latine, l’État précède la nation. C’était déjà la conclusion d’un des essais de François-Xavier Guerra portant sur les révolutions hispaniques, publié en 1992 4 . Deux décennies plus tard, Juan Carlos Garavaglia, qui a constitué un groupe de travail sur cette question avec des chercheurs de différents pays, souligne que l’État a joué un rôle important dans le processus d’invention de la nation5. Par ailleurs, il distingue aussi d’autres caractères spécifiques à la construction étatique latinoaméricaine. Le premier tient au fait qu’il réunit et doit intégrer des groupes qui n’étaient ni socialement ni juridiquement égaux. Les nouveaux États latino-américains naissent dans un contexte de guerres internes et externes qui s’étalent sur plusieurs décennies. Ces conflits supposent la rapide mise en place de formes de financement. De là découle le deuxième caractère de la construction étatique latino-américaine, à savoir l’importance de la fiscalité et des questions financières dans l’orientation des politiques publiques. Le dernier trait particulier concerne l’obligation pour l’État de négocier et de transiger avec les différentes élites régionales. D’ailleurs, les publications associées au groupe de recherche de Juan Carlos Garavaglia abordent précisément ces différents aspects6. D’un autre Leca, J., « État », in : Boussaguet, L., Jacquot, S. et Ravinet, P. (dir.), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2010. 4 Guerra, F.-X., Modernidad e Independencias. Ensayos sobre las revoluciones hispánicas, Ed. MAPFRE, 1992, p. 350: «Se ha dicho a veces que en América hispánica el Estado había precedido a la nación. Mejor sería decir que las comunidades políticas antiguas – reinos y ciudades – precedieron tanto al Estado como a la nación y que la gran tarea del siglo XIX para los triunfadores de las guerras de Independencia será de construir primero el Estado y luego, a partir de él, la nación – moderna.» 5 Garavaglia, J. C., «El proceso de construcción del Estado en América Latina durante el siglo XIX», in: Albareda Salvadó, J. y Janué i Miret, M., El nacimiento y la construcción del Estado moderno. Homenaje a Jaume Vincens Vives, Universidad de Valencia, 2011, p. 151-170. 6 Citons par exemple : Garavaglia, J. C., Gautreau, P. (ed.), Mensurar la tierra, controlar el territorio. América Latina, siglos XVIII-XIX, Rosario, Prohistoria Ediciones, 2011; Garavaglia, J. C., Fiscalidad y construcción estatal en Europa/América, Illes i Imperis, 13, 2010 ; 3 PRÉSENTATION 11 côté, les recherches récentes refusent d’envisager les États latinoaméricains comme des entités inachevées et inefficaces, par comparaison à ceux d’autres espaces notamment européens. Ainsi, Marta Irurozqui propose d’appréhender l’État comme une institution dynamique qui s’adapte et qui se trouve en constante réévaluation et reconstitution 7 . Cette nouvelle histoire de l’État propose par ailleurs de combattre la vision dichotomique qui présente le pouvoir étatique comme entité modernisatrice à laquelle s’oppose une société beaucoup plus conservatrice qui résiste à son avancée. En ce qui concerne plus spécifiquement le Pérou, l’histoire de l’État s’inscrit dans un courant historiographique plus large de renouvellement de l’histoire politique du XIXe siècle. En effet, depuis près de deux décennies, on observe un développement de l’intérêt des chercheurs pour le XIXe siècle péruvien, nuançant la représentation largement diffusée de limbes peuplés de caudillos barbares régnant sur un chaos permanent 8 . Cette nouvelle génération d’historiens a introduit de nouvelles problématiques et perspectives d’études sur un siècle jusque-là plus idéalisé que connu, étant donné le difficile accès aux sources 9 . Ils ont montré l’importance de cette période où sont posées les bases d’une construction étatique et nationale propre, née du compromis entre les idéaux de la révolution d’indépendance et du libéralisme, et les contraintes économiques, sociales et culturelles du pays. Ces recherches cherchent à comprendre le fonctionnement du système État à partir de perspectives nouvelles qui s’intéressent non plus exclusivement aux Créoles mais aussi aux populations sous domination, peu visibles jusque-là dans les recherches sur cette Garavaglia, J. C., Pro Ruiz, J. y Zimmermann, E. (ed.), Las fuerzas de guerra en la construcción del Estado: América Latina, siglo XIX, Prohistoria Ediciones, Rosario, 2012. 7 «La instucionalización del Estado en América Latina. Justicia y violencia política en la primera mitad del siglo XIX», Revista Complutense de Historia de América, vol. 37, 2011, p. 15-25. 8 Ainsi dans Caudillos y Constituciones. Perú 1821-1845, Fondo de Cultura Económica. Instituto Riva-Agüero, 2000, Cristóbal Aljovín de Losada montre que les caudillos n’ont pas été de simples dictateurs mais qu’ils ont joué un rôle important pour le maintien du système politique péruvien de l’époque. 9 Il faut souligner cependant l’existence de la somme de connaissances factuelles constituée par la Historia de la Républica del Perú de Jorge Basadre qui couvre la période allant de 1822 à 1933 et qui fut éditée à partir de 1939. On lui doit tout particulièrement la périodisation de l’histoire républicaine péruvienne distinguant les régimes militaires des civils. 12 CARAVELLE période. Ainsi par exemple, dès 1999, Charles Walker réexamine la transition de l’Ancien Régime à la République en portant son regard sur le rôle joué par la paysannerie indienne de Cusco dans le mouvement révolutionnair10. Il rompt ainsi avec une historiographie centrée sur les élites créoles liméniennes. Dans une démarche similaire, Cecilia Méndez a étudié la genèse de l’État péruvien en s’intéressant à des acteurs et des lieux qui apparaissaient jusque-là comme périphériques. Ainsi, elle souligne le rôle politique des paysans de Huanta (région du département andin d’Ayacucho) dans la formation de l’État péruvien11. D’autres études questionnent les dérives de la politique mise en place en direction des populations jugées déviantes (travaux sur la prison) ou qui sont censées être beaucoup plus contrôlées (les femmes)12. Le présent dossier s’inscrit dans cette lignée en s’intéressant au processus de construction de l’État à partir de thématiques et d’acteurs peu étudiés jusqu’ici. Ainsi, Natalia Sobrevilla Perea analyse le cas des caisses de secours (montepío) militaires nées à l’époque coloniale mais conservées presque en l’état jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle montre comment ces caisses ont fonctionné comme un vecteur pour établir une relation directe entre les militaires et leurs familles, et l’État en formation. L’étude des caisses de secours dévoile une relation verticale et paternaliste entre l’État et les familles de militaires où ce dernier prend le rôle du pater familias. Maud Yvinec explore l’ambiguïté de la politique républicaine vis-à-vis des Indiens. L’auteure montre que la suppression du tribut indien après l’Indépendance provoque la disparition de la catégorie Indien mais qu’elle ne se traduit pas dans les faits par une intégration des populations autochtones dans le corps politique. L’avènement de la République est de fait paradoxal pour les Indiens. Car en dépit d’une prétention à l’homogénéisation de la société bien présente dans le discours officiel, l’État républicain continue sur certains points de considérer les Indiens 10 Walker, Ch., Smoldering Ashes: Cuzco and the Creation of Republican Peru, 1780-1840, Duke University Press, March 1999. 11 Méndez, C., The Plebeian Republic: The Huanta Rebellion and the Making of the Peruvian State, 1820-1850, Durham and London: Duke University Press, 2005. 12 Aguirre, C., The criminals of Lima and their worlds: the prison experience, 1850-1935, Durham, Duke University Press, 2005 y Dénle duro que no siente: poder y transgresión en el Perú republicano, Lima, AFINED, Asociación Fondo de Investigadores y Editores, 2008; Mannarelli, M. E., Limpias y modernas; género, higiene y cultura en la Lima del novecientos, Flora Tristán, 1999. PRÉSENTATION 13 comme une catégorie à part, voire, pour certains, non assimilable à la cité. Le dossier présente ensuite trois articles au sujet de la politique éducative péruvienne entre l’Indépendance et le Oncenio de Leguía (1919-1930). G. Antonio Espinoza aborde la question de la formation des instituteurs liméniens entre 1860 et 1921. Dans son article, Espinoza s’intéresse à la manière dont s’est constituée une identité professionnelle d’instituteurs dans le cadre d’une politique éducative propre marquée par des projets tronqués, des orientations diverses et des réalisations non moins certaines. Le texte de Lissell Quiroz-Pérez évoque plus particulièrement la place prise par les femmes lettrées dans le processus de construction de l’État. Tant les institutrices que les sages-femmes ont bénéficié des progrès de l’éducation et elles sont devenues à leur tour les vectrices de la politique étatique, en matière d’éducation et de santé, en direction des populations moins aisées ou de l’intérieur du pays. Ombeline Dagicour traite pour sa part de la place centrale prise par la géographie dans la construction étatique et nationale. La « nouvelle géographie », héritière de l’École française de géographie, sert ainsi d’outil à la propagation des idées patriotiques nécessaires à la construction d’une « identité » nationale péruvienne. Ce dossier présente ainsi un panorama qui, sans être exhaustif, s’intéresse néanmoins aux nouvelles orientations de la recherche sur le premier siècle républicain. Il voudrait, à son tour, contribuer au débat historique en cours sur cette période.