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« Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat? »
Jean-Michel Chaumont et Anne-Laure Wibrin
Cahiers de recherche sociologique , n° 43, 2007, p. 121-132.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/1002483ar
DOI: 10.7202/1002483ar
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Jean-Michel Chaumont et Anne-Laure Wibrin
Traite des Noirs, traite des Blanches :
même combat?
Il ne faut pas se laisser prendre aux doléances faussement humanitaires de ceux qui nous parlent de la traite
des blanches avec tant defracas.Il y a traite et traite. Les
noirs étaient vendus, les blanches se vendent ou plutôt
se louent librement et ce n'est pas la même chose.
Docteur Thiry
débat à la Société belge de médecine publique, 1881
L'INDIGNATION SUSCITÉE PAR LA TRAITE DES FEMMES ET DES ENFANTS S'EN-
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racine tout entière dans l'équivalence supposée entre cette traite et la traite
des Noirs. C'est parce que nous croyons les phénomènes dénoncés sous
ce nom assimilables à de nouvelles formes du même esclavage qu'ils
scandalisent et mobilisent contre eux les militances les plus généreuses. Si
cette croyance est fondée, il est incontestable que la militance antitraite
contemporaine l'est aussi puisque l'esclavage est désormais, au moins en
droit, l'une des rares pratiques universellement réprouvées. Cependant,
malgré la facilité avec laquelle le terme même de «traite» est utilisé, il n'est
pas évident que les phénomènes ainsi qualifiés méritent bien ce nom. Il
n'est pas évident non plus par conséquent que le potentiel mobilisateur
inhérent à l'usage du mot soit utilisé à bon escient. Si tel était bien le cas, si
la filiation entre la traite des Noirs et ce qu'on appelait jadis la traite des
Blanches s'avérait être une filiation illégitime, alors ce potentiel mobilisateur devrait être considéré comme détourné et il y aurait certainement
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Jean-Michel Chaumont et Anne-Laure Wihrin
Ce texte se propose de démontrer que, non seulement aujourd'hui
mais depuis qu'à la fin du dix-neuvième siècle la «traite» en vue de la
prostitution est dénoncée, c'est seulement par un abus de langage que la
«traite des Blanches» — devenue en 1921 la «traite des femmes et des
enfants» et en 1949 la «traite des êtres humains 1 » — est donnée pour un
phénomène similaire à la traite des Noirs. Nous montrerons au contraire
qu'on ne retrouve dans cette prétendue traite de Blanches aucune des
deux dimensions qui nous indignent dans la traite des Noirs. Si la
démonstration devait se révéler convaincante, ce qui deviendrait alors
problématique et mystérieux, c'est la facilité avec laquelle nous sommes
spontanément convaincus du contraire, c'est-à-dire la facilité avec laquelle
nous croyons que de nouvelles formes d'esclavage se perpétuent à une
échelle massive. Le problème n'est pas neuf, dès 1929 Erich Fromm y
proposait des éléments de réponse2, mais il mériterait assurément qu'on le
reprenne à nouveaux frais.
L'ambition de cet article n'est cependant ni de sonder les fins véritables pour lesquelles l'héritage de la lutte contre l'esclavage a été dévoyé ni
de comprendre le mystère de la fortune du mot. Bien que ces deux tâches
compléteraient bien l'objectif ici poursuivi, on se limitera à invalider
l'équivalence postulée entre la traite des Noirs et les phénomènes que l'on
a ensuite qualifiés de la sorte. On verra tout d'abord que le rapprochement
était abusif à l'origine ; on verra ensuite qu'il ne résiste pas mieux à
l'examen aujourd'hui.
Traite légale et traite criminalisée
Pour commencer, il convient d'être attentif à ceci que la cause de notre
indignation face à la traite des Noirs n'est évidemment pas que des
hommes travaillent dans des champs de coton ou des plantations de canne
à sucre, mais bien qu'ils soient réduits en servitude pour ce faire et que, de
surcroît, ce crime ait été si longtemps cautionné par l'État. Rarement
mentionnée, la première différence entre la traite des Noirs et la traite des
Blanches consiste en effet tout simplement en ceci que la traite des Noirs a
longtemps été légale alors que celle des Blanches ne l'a jamais été. Deux
conséquences concrètes en résultent qui permettent de bien saisir l'incommensurabilité entre les deux.
1. Afin de faciliter le contraste, nous utiliserons systématiquement la formulation originelle qui avait le grand avantage de dire clairement quel était l'objet
véritable des préoccupations: les femmes et en particulier les femmes blanches.
C'est encore une pittoresque histoire à raconter que celle de l'élargissement du
souci aux femmes « de couleur» et aux enfants.
2. E. Fromm, «Zur Psychologie des Mâdchenhandels und seiner Bekàmpfung», Zeitschriftfürjüdische Wohlfahrtspflege, novembre-décembre 1929, p. 294303.
Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat ?
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La première conséquence, c'est que la force publique et les instances
chargées de dire le droit se trouvent au service de l'oppression et de
l'injustice. C'est précisément ce qui fait de l'esclavage légal un crime
contre l'humanité3. Pour bien appréhender l'abîme qui sépare la condition
de l'esclave noir de celle de la femme comme lui séquestrée et contrainte à
la prostitution plutôt qu'aux travaux agricoles, il suffit d'imaginer le sort
radicalement différent de l'un et de l'autre si par bonheur ils parviennent à
échapper à la vigilance de leurs gardiens4: l'esclave noir fugitif sera pourchassé non seulement par son propriétaire et ses acolytes mais encore par
les forces de police, tandis que le femme trouvera secours et protection
auprès de n'importe quel agent de la force publique5.
La seconde conséquence, c'est que, dans le cas de l'esclave noir, la
vente en est une dans le plein sens du terme. Le contrat que l'acheteur
passe avec le trafiquant est un contrat en bonne et due forme dont les
parties pourront se revendiquer devant les tribunaux en cas de litige. Un
esclave devient bel et bien la propriété de son maître. Si par contre un
trafiquant vend une femme à un proxénète, il va de soi que cette transaction est nulle et non avenue d'un point de vue juridique et que
n'importe qui peut la dénoncer. Autrement dit, si un proxénète «achète»
une femme à un trafiquant, signeraient-ils même un contrat (ce qui serait
bien bête puisque qu'il constitue potentiellement une preuve contre eux
bien davantage qu'un titre de propriété), ce ne serait pas encore une vente
au sens que revêt le terme dans la traite des Noirs.
Nous avons un peu oublié cette dimension juridique de la traite. Nous
avons oublié du coup aussi combien la complicité de l'Etat constitue une
condition, sinon indispensable, du moins considérablement fàcilitatrice de
la traite. S'il faut rester en clandestinité, il est extrêmement difficile, heureusement, de kidnapper, de séquestrer et de contraindre des individus —qu'ils soient hommes, femmes ou même enfants — à faire ce qu'ils ne
veulent pas faire. Imaginer que cela soit possible à grande échelle relève de
la mauvaise science-fiction. Beaucoup plus près du phénomène original
que nous, les dénonciateurs de la traite des Blanches au dix-neuvième siècle
ne l'ignoraient pas. Ils n'ignoraient pas non plus que l'appropriation de
l'indignation liée à la traite des Noirs supposait que l'implication de l'Etat
3. Du moins si l'on retient le critère lumineux suggéré en son temps par
E. Aroneanu de «l'exercice criminel de la souveraineté étatique» (voir Le crime
contre l'humanité, Paris, Dalloz, 1961).
4. Par contre, et pour la même raison, on conçoit facilement que la situation
d'une personne illégalement détenue par des individus privés requière des moyens
plus contraignants et qu'elle soit donc subjectivement plus «horrible». Pour l'individu qui séquestre illégalement une femme, le «coût» d'une évasion est beaucoup
plus grand que pour un propriétaire d'esclave et l'on comprend donc que le
premier prenne des mesures de surveillance draconiennes.
5. Sauf, bien sûr, si elle tombe sur un policier corrompu, à la solde de ses
bourreaux. Mais justement, dans le cas de l'esclave noir, le policier qui ramène le
fugitif à son propriétaire fait son «devoir» tandis que le second le trahit.
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jean-Midiel Chaiimont et Ánne-Laure Wíbrin
dans la traite des Blanches fut rendue plausible. C'est ainsi que le président
de la Société de moralité publique, fer de lance du mouvement abolitionniste en Belgique, écrivait dans son bulletin en 1882: «C'est la protection
accordée par l'Etat à la prostitution qui a donné naissance à ce commerce
abominable que l'on a nommé si justement la traite des blanches. Puisqu'on
sait qu'il est des villes où ce trafic donne de gros profits, il s'ensuit qu'il est
des hommes qui cherchent à gagner de l'argent en l'alimentant. Ils obéissent
à la fameuse loi économique de l'offre et de la demande. Et cependant cette
traite des blanches dont l'Etat, par sa réglementation, porte la responsabilité,
est bien pire que l'esclavage et la traite des noirs que l'on a supprimés au
prix d'immenses sacrifices ; car les nègres étaient vendus pour travailler et
produire des choses utiles, tandis que les blanches sont recrutées pour se
livrer au vice qui les dégrade et qui peut infecter leurs complices6. »
L'argument aurait été correct si la réglementation avait autorisé les
propriétaires de maisons de tolérance à exploiter la prostitution forcée de
«pensionnaires» alors effectivement réduites au rang d'esclaves sexuelles
comme l'histoire en a connu. Mais, bien évidemment, la réglementation
de la prostitution, pour détestable qu'elle ait été à d'autres points de vue,
n'autorisait nulle part les tenanciers à contraindre qui que ce soit à se prostituer. Au contraire, soulignaient ses partisans, la réglementation soumettant
les maisons de tolérance à l'inspection régulière des autorités était un outil
efficace pour s'assurer que personne ne s'y trouvait retenu contre son gré.
C'est ce qu'avec beaucoup de bon sens le juriste Paul Appleton soutenait
encore en 1903 : «Bien loin de tarir la traite, la suppression de la réglementation aurait, croyons-nous, de graves conséquences au point de vue qui
nous occupe. La traite deviendrait à peu près sans danger: la réglementation
a, en effet, cet avantage de permettre l'application sérieuse des dispositions
prises contre les traitants. Sans la réglementation, sans la surveillance
constante des lieux de débauche, la police ne saura jamaisrien7.»
De la contrainte
La deuxième dimension de la traite des Noirs qui nous la rend scandaleuse,
c'est le recours à la contrainte pour obliger un individu à devenir
l'instrument des fins de son oppresseur. Dans l'esclavage, la contrainte est
présente du début à la fin du processus : c'est par la force que des hommes,
des femmes et des enfants sont rendus captifs, c'est entravés qu'ils sont
conduits au négrier, c'est entravés encore qu'ils font un voyage meurtrier
vers les Amériques, c'est enfin sous la menace du fouet qu'ils sont exploités
par leur nouveau propriétaire.
6. É. de Lavelaye, dans le Bulletin de la Société de moralité publique, n° 6, 1882,
p. 6.
7. P. Appleton, La traite des Blanches, Paris, Arthur Rousseau, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence, 1903, p. 152.
Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat ?
Qu'en est-il dans la traite des Blanches ? Durant F entre-deux-guerres,
ses dénonciateurs professionnels eux-mêmes, soit les experts chargés de
la combattre, décelèrent une évolution significative du phénomène et
en vinrent à distinguer deux époques : l'époque «héroïque» des débuts, où
des jeunes filles innocentes étaient en effet forcées à la prostitution, et
leur propre époque, où la contrainte n'avait plus lieu d'être car, au lieu de
jeunes femmes abusées, des prostituées migrantes en étaient devenues les
principales actrices. Lors de la septième séance de la sixième session du
comité spécial d'experts de la Société des nations en février 1927, deux
vétérans de la lutte contre la traite se souvenaient: l'expert suisse de
Meuron s'exclamait ainsi: «Il est évident que mes cadets ignorent ce que
fut cette révélation en 1880, mais je m'en souviens fort bien; ce fut une
agitation formidable, car les faits révélés par Stead étaient absolument
inconnus en Europe. Ce fut une explosion qui se produisit et fît connaître
l'existence d'un monde contre lequel il fallait entreprendre la lutte. » Et
Isidore Maus, l'expert belge, de renchérir: «Je ne puis qu'appuyer les
paroles de M. de Meuron. À Bruxelles, une bagarre épouvantable se
produisit. Un commissaire de police fut révoqué. Le bourgmestre de
Bruxelles dut donner sa démission. Ce fut un bouleversement dont on n'a
maintenant aucune idée. Il ne faut pas affaiblir ces faits qui peignent une
époque véritablement héroïque.» Par contraste, les conclusions des
enquêteurs américains chargés du travail empirique allaient toutes dans le
même sens: la «traite» était devenue une migration de professionnelles de
l'amour vénal désireuses d'échapper aux conditions miséreuses de
l'exercice de leurs activités dans leur pays natal. Dans l'écrasante majorité
des cas, la contrainte n'était donc plus nécessaire puisque ces jeunes
femmes savaient exactement à quoi s'en tenir quant à la nature du travail
qui les attendait une fois arrivées à destination.
Pense-t-on que les experts se soient réjouis de ce constat, heureux
peut-être de pouvoir attribuer cette évolution aux efforts consentis depuis
la signature de la première convention internationale sur la traite des
Blanches en 1910 pour prévenir et réprimer la traite des mineures et des
majeures contraintes? Pas du tout. Dès la cinquième séance de la seconde
session du même comité d'experts, c'est encore l'expert belge qui déclara
bien plutôt: «La traite qui est punie dans presque tous les pays, c'est la
traite des mineures, même consentantes, et la traite des majeures par dol
ou par violence. Cependant, s'il y a traite de majeures sans dol ni violences, c'est tout de même de la traite8. » Autrement dit, en accord avec la
majorité des membres du comité d'experts, il perpétra un véritable coup
d'État spéculatif dont la légitimité n'a plus été efficacement contestée
depuis: la définition de la traite se voyait à ce point élargie que la
contrainte n'en constituait plus une condition nécessaire.
8. I. Maus, intervention à la cinquième séance de la deuxième session du
comité spécial d'experts, Genève, octobre 1924, archives de la Société des
nations, S 169.
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Sans aller jusqu'à contester cette décision, M. de Meuron, dont l'âge
avancé avait sans doute quelque peu émoussé les sens et qui avait parfois de
la peine à suivre les raisonnements tortueux de ses collègues, s'inquiéta à la
première séance de la sixième session (c'est-à-dire alors que l'enquête
proprement dite était bouclée et que l'on discutait déjà de la rédaction)
de savoir si l'on pouvait répondre à la question posée au départ car,
remarquait-il très justement, « en réalité, au fond, vous abordez tout le
problème de la prostitution et vous faites rentrer dans le qualificatif
"traite" tous les moyens employés nationalement ou internationalement
pour procurer des occasions à la prostitution. On pourrait poser la
question: "Est-ce que c'est bien la traite?" Je ne fais pas cette remarque,
croyez-le bien, Mesdames et Messieurs, pour demander que le champ du
rapport soit restreint. C'est un problème spécial trop important qui est mis
devant nous pour que nous ne l'abordions pas avec toute la hardiesse et la
largeur possible. Si je fais cette remarque, c'est pour demander à nos
distingués rapporteurs de bien vouloir faire converger, autant que possible,
leur travail sur la réponse à cette question plus restreinte : est-ce qu'il y a
dans le monde de la traite des femmes, entendue comme elle l'était avant
que la Société des Nations soit saisie du problème? Le mot "traite",
comme son nom l'indique, a été transposé en effet de l'histoire de
l'esclavage des Noirs dans celle des malheurs et des misères des Blanches. Il
s'agissait donc surtout de la traite, c'est-à-dire de femmes menées à la
prostitution contre leur gré et dans l'ignorance de ce qui les attendait. Les
comités nationaux, les associations nationales indépendantes pour la
répression de la traite, sont tous, je puis vous le dire, anxieux d'avoir la
réponse du comité d'experts à cette question, dont la formule a été la
raison d'être de la constitution de notre comité: "Est-ce qu'il existe
nationalement ou internationalement — non pas d'une manière générale
des occasions et des procédés d'entraînement à la débauche — une
organisation spéciale pour conduire à la prostitution des femmes ou des
enfants qui sont dans l'ignorance de ce que l'on attend d'eux et qui
subissent de ce fait une contrainte?"».
Il fallut attendre la cinquième séance pour que Maus entreprenne de
lui répondre en ces termes : « Il ne s'agit plus maintenant, comme autrefois,
d'enlèvements dramatiques déjeunes filles innocentes. Le problème se
pose aujourd'hui différemment. Nous devons l'envisager dans son intégralité. Je crois que M. de Meuron aurait satisfaction si, de nos travaux,
ressortait la définition suivante : le trafic est le commerce de la personne
humaine en vue de la débauche.» La lecture des procès-verbaux ne
permet pas de deviner si M. de Meuron s'est effectivement senti satisfait,
mais ce qui est sûr c'est que la traite des Blanches coupa alors la dernière
amarre qui la reliait à la traite des Noirs9.
9. En réalité, les experts faisaient semblant de découvrir cette situation. Ils
savaient bien pour la plupart que, même à l'époque dite «héroïque», les cas de
prostitutionforcéeétaient exceptionnels.
Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat ?
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Si, même encadrés par les autorités concernées, le déplacement et le
travail des Noirs n'avaient pas été opérés contre leur gré, il ne se serait plus
agi d'une traite esclavagiste mais bien d'une émigration économique.
Quand les autorités, ou du moins les autorités des pays de destination,
interdisent le séjour et le travail de certains ressortissants étrangers sur leur
territoire et sévissent en conséquence, ils ne luttent pas contre de la «traite»
mais bien contre de l'émigration illégale. C'est la possibilité de donner
l'une pour l'autre qui résulta de l'élargissement abusif de la définition de la
traite perpétrée par les experts.
Une autre conséquence de l'élimination de la contrainte de la
définition de la traite fut évidemment l'élimination corrélative de la prise
en compte du consentement des intéressés. Mais jusqu'alors, comme le
rappelait Maus, la question du consentement n'était écartée que dans le cas
de la mineure d'âge : peu importait qu'elle soit désireuse de se prostituer,
elle était réputée ne pouvoir prendre une telle décision en connaissance de
cause et se voyait donc protégée contre elle-même. L'on sait toutefois que
le prétexte de protéger les gens contre eux-mêmes parce qu'ils sont
déclarés «aliénés» constitue une justification imparable pour décider à leur
place de ce qui est bon pour eux. C'est dans la foulée de l'enquête des
experts que naquit le projet, heureusement abandonné dix ans plus tard,
d'expulser systématiquement toutes les prostituées étrangères et, afin
d'éviter qu'elles ne récidivent, de les priver de liberté en dehors de toute
décision judiciaire le temps nécessaire pour les «relever», c'est-à-dire pour
les ramener dans le droit chemin.
Dès lors, non seulement la traite des femmes n'eut plus rien à voir
avec la traite des Noirs mais une lutte entamée à ses débuts au nom de ses
prétendues victimes modifia l'angle de tir et se retourna contre elles : il ne
s'agissait plus de sauver des femmes des griffes de ceux qui les retenaient
prisonnières. Il s'agissait désormais d'empêcher celles d'entre elles qui y
étaient déterminées à se prostituer à l'étranger. Le véritable but des
pourfendeurs de la traite se révélait être, non point l'abolition de la traite,
mais bien celle de la prostitution.
Et aujourd'hui?
Qu'en est-il à présent? Partout dans le monde, des reportages sensationnels
sur la « traite » des femmes et des enfants abondent. Ces lignes sont écrites
dans un pays d'Afrique de l'Ouest, le Bénin, où des récits abracadabrants sur
la traite des enfants pullulent. Ce n'est pas à dire qu'aucun problème ne se
pose, loin s'en faut, mais qu'il est difficile de trouver des témoignages sobres
et véridiques sur des sujets qui suscitent l'indignation plus vite qu'ils ne
donnent à réfléchir. C'est pourquoi, écartant les publications des organisations internationales juges et parties dans l'affaire, on choisira le livre
d'un expert contemporain, professeur de sociologie à l'université d'Ottawa,
pour prendre la mesure de la situation actuelle en ce qui concerne
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jean-Michel Chaumont et Anne-Laure Wïbrin
l'assimilation avec la traite des noirs. Ce choix s'annonce judicieux au vu de
la déclaration d'intention placée par l'auteur en introduction de son livre et
à laquelle on ne peut en effet que souscrire des deux mains : «J'estime que la
connaissance des faits permet une meilleure compréhension et qu'un
discours seulement idéologique ou politique, ce qui, soit dit en passant,
est fréquent dans ce domaine, est improductif au mieux, sinon normalisateur10. » Las... Nous verrons bientôt qu'il faudra vite déchanter.
Une traite légale ?
Le lien avec la traite des Noirs reste pleinement d'actualité. Le précédent
de la lutte contre l'esclavage est cité comme un modèle («Il est impossible
de combattre la traite sans combattre la cause : la prostitution. L'histoire de
la lutte de l'abolition de l'esclavage des Noirs l'a bien montré 11 ») et
rassimilation est poussée si loin que l'auteur, à l'instar du président belge de
la Société de moralité publique tout à l'heure, va soutenir que, d'un point
de vue quantitatif cette fois, les traites contemporaines sont pires que la
traite passée. Nous avons noté plus haut que, sans soutien des Etats, une
traite esclavagiste internationale à grande échelle est pratiquement
impossible à concevoir.
Dès lors, de deux choses l'une : ou bien l'on a affaire à un ou des États
criminels ou bien l'on parle d'autre chose que l'on appelle «traite» par abus
de langage. C'est à l'évidence dans ce dernier cas de figure que l'on se
trouve quand l'auteur rapporte que, « selon Pino Arlacchi du bureau des
Nations unies pour le contrôle des drogues et la prévention du crime, au
cours des années quatre-vingt-dix, en Asie du Sud-Est seulement, il y a eu
trois fois plus de victimes de la traite que dans l'histoire entière de la traite
des esclaves africains12. » Les Africains apprécieront.
Il est vrai que l'auteur, dont certains accents donnent à deviner une
obédience trotskyste13 qui explique sans doute certaines tournures de
sa pensée, laisse parfois entendre qu'à son sens les Etats capitalistes, et particulièrement ceux d'entre eux qui soutiennent la légalisation de la
10. R. Poulin, La mondialisation des industries du sexe. Prostitution, pornographie,
traite des femmes et des enfants, Ottawa, Interlignes, 2004, p. 44. Sur la même page,
Fauteur explique aussi avoir fait «le choix de donner beaucoup d'informations, de
quantifier la réalité de la prostitution, de la traite des femmes et des enfants aux fins
de prostitution, de la pornographie, du tourisme sexuel, des mariages par
correspondance, des migrations internationales, etc. Ce choix tient au fait que
mon argumentation et mon analyse s'appuient sur des données. »
11. M/., p. 293.
12. Bid., p. 67.
13. Ainsi sa référence à son ouvrage sur le «système bureaucratique de type
soviétique» (p. 77, note), la référence obligée à Ernest Mandel, Fincrimination du
totalitarisme stalinien et des pays impérialistes, les «besoins de l'accumulation du
capital» (p. 127) invoqués à titre de facteur explicatif du «marché d'échanges
sexuels» et d'autres petites perles qui ne trompent pas le lecteur averti.
Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat ?
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prostitution, sont effectivement complices de la traite: en matière de
pornographie par exemple, il affirme tout de go qu'il «existe une traite
légale des femmes entre les pays14». Ailleurs il affirme que la réduction des
êtres humains au statut de marchandises, sur laquelle nous reviendrons de
suite, suppose « des complicités à tous les niveaux de la société. Les grandes
organisations criminelles " ne peuvent assurer le blanchiment et le recyclage des fabuleux profits tirés de leurs activités qu'avec la complicité du
milieu des affaires et le "laisser-faire" du pouvoir politique" 15 .» C'est en
définitive une puissante conspiration. Avis à ceux qui l'ignoraient: en
collusion avec le milieu des affaires, le «pouvoir politique», en ces temps
maudits de néolibéralisme, «laisse faire», ne dit mot et donc consent à la
réduction des millions de femmes et d'enfants à l'état d'objet sexuel. Si la
collusion entre le pouvoir économique et le pouvoir politique est
généralisée, il est cependant des pays où la situation est pire encore parce
qu'ils ont légalisé ou réglementé la prostitution. Or, «l'officialisation
institutionnelle (la légalisation) des marchés du sexe renforce les activités
de l'organisation proxénète et du crime organisé ainsi que de la traite des
êtres humains16». C'est alors que l'on voit des «Etats qui administrent des
lieux de prostitution où sont enfermés des dizaines, voire des centaines de
femmes et d'enfants17». Poulin ne précise pas quels sont au juste les Etats
qui enferment et organisent ainsi la mise en esclavage sexuel de centaines
de femmes et d'enfants; à un autre moment par contre, il donne la Suisse
en exemple d'un de ces pays où le règlement cautionné par les autorités en
vigueur pour les danseuses de cabaret « oblige le plus souvent la danseuse à
assurer "l'animation du bar" : consommation d'alcool par les clients et
prostitution 18 ». En somme, des autorités suisses non précisées auraient
édicté ou avalisé un règlement contraignant des femmes à se prostituer!
Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises.
Une contrainte généralisée mais facultative...
Attachons-nous pour nous en convaincre à ce que l'auteur écrit de la
contrainte, la deuxième condition pour utiliser le mot «traite» à bon
escient. On ne s'étonnera pas de le voir affirmer que «la contrainte est
constitutive de la marchandisation des êtres humains et de leurs corps. Ce
n'est donc pas sans raison que "la marchandisation du vivant est exploitée
par les mafias19 " ».
Parvenu à ce point, Poulin va produire une «démonstration» factuelle de l'exercice de la contrainte mafieuse dans la marchandisation.
14.
15.
16.
17.
18.
19.
Ibîd.,, p. 236.
Ibid.,, p. 262.
Ibid.,»p. 174.
Ibid.,,p.58.
Ibid., p. 88.
Ibid.., p. 148.
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Jean-Michel Chaumont et Anne-Laure Wïhrin
Il y parvient en colportant des «informations» que nous laisserons aux
lecteurs le soin d'apprécier. Ainsi, par exemple, le «témoignage» de deux
travailleuses sociales à Belgrade: «Une femme de l'Est se vend en
moyenne pour 500 DM [277 dollars américains] à Berlin et est violée par
dix proxénètes avant de pouvoir commencer à travailler avec les clients.
De nombreuses femmes sont attachées à des cages pour des mois et de
nombreuses se blessent pour être amenées chez un docteur dans le but
d'échapper à leur propriétaire. On estime qu'en 1993 seulement, 55 000
femmes de l'Europe de l'Est ont été vendues de cette manière en Allemagne et qu'après un an, seulement quelques-unes d'entre elles avaient
survécu [à] ce calvaire20. » On l'ignorait peut-être: plusieurs dizaines de
milliers déjeunes femmes étrangères contraintes à la prostitution auraient
ainsi succombé à de mauvais traitements en Allemagne en 1993 sans que
personne ne s'en avise... Robert Poulin pense-t-il sérieusement nous faire
croire un bobard pareil? Quel crédit apporter à une démonstration qui
repose sur des «faits» de ce type?
Ce n'est toutefois qu'une facette de son discours sur la contrainte. Si
« en aval », la marchandisation suppose toute la violence des nouveaux
négriers, il évoque également le «façonnement des marchandises en
amont 21 ». Critiquant l'approche unilatérale de ceux qui se bornent à
pointer le rôle des déterminismes économiques, il affirme, nouvelles
«données» à l'appui, qu'«il existe aussi un déterminisme social et psychologique qui prédispose certaines personnes à la prostitution» et c'est fort de
cette certitude que la distinction entre prostitution contrainte et prostitution volontaire est récusée : même « derrière un choix apparemment
autonome se cache donc une situation, comme j'ai tenté de le démontrer,
qui oblige à faire un tel choix. Aussi ce choix n'en est-il pas un 22 ! »
CQFD. Ainsi même si, par extraordinaire, on ne pouvait retrouver le
règlement suisse qui oblige les danseuses de cabaret à se prostituer, même
s'il devait s'avérer que le nombre des jeunes femmes assassinées en
Allemagne était un peu moindre qu'annoncé, Poulin pourrait persévérer
dans ses thèses : de toute façon, leur consentement ne peut être qu'apparent. Autrement dit, il y a utilisation d'un double langage : d'une part, il
est affirmé que des millions d'individus sont soumis aux traitements les plus
horribles, de l'autre que, même si aucune contrainte extérieure ne devait
s'exercer, il resterait toujours assez de contrainte interne pour ignorer
purement et simplement l'éventuel consentement de la personne
concernée. De telle sorte qu'en fin de compte, bien que l'ouvrage abonde
en mentions de lieux de torture et autres «centres de dressage», l'on reste
dans la lignée des abolitionnistes d'avant-guerre considérant que la
question de la contrainte et du consentement ne se pose pas quand il s'agit
de définir la traite.
20. Ibid., p. 153.
21. Ibid., p. 162.
22. Mi., p. 171.
Traite des Noirs, traite des Blanches : même combat ?
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Comme on le voit toutefois, ni les faits allégués pour démontrer la
complicité des États dans la traite ni ceux qui sont produits pour démontrer le recours à la contrainte ne sont convaincants et, pas plus que par le
passé, on ne peut aujourd'hui soutenir sérieusement la comparaison avec la
traite des Noirs.
Reste à en tirer la conclusion.
Si la première condition d'un bon débat est un usage rigoureux des
termes, le meilleur conseil que l'on puisse donner aujourd'hui serait
d'abandonner purement et simplement le mot de «traite».
Il est non seulement incorrect mais aussi, dans certains contextes,
insultant: ainsi par exemple quand, dans un pays comme le Bénin, l'on
parle de «traite des enfants», et les organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales en parlent tout le temps, l'on insinue
que des Béninois vendent leurs propres enfants comme nos ancêtres
vendaient les leurs. C'est faux et impudent.
À tout le moins, pourrait-on recommander de ne l'utiliser qu'à bon
escient, c'est-à-dire quand, comme dans l'esclavage, il y a une véritable
contrainte qui s'exerce et une volonté conséquente de fuir la situation à
laquelle on se trouve enchaîné. Cette réalité-là est heureusement bien
moins fréquente que certains ne le prétendent mais comme c'est une des
pires qui se puissent concevoir, il vaut la peine de concentrer sur elle les
moyens d'une lutte efficace.
Il n'y a pas lieu cependant de se bercer d'illusions, l'abandon du mot
«traite» se heurte à des considérations politiques et pragmatiques si considérables que, sauf évolution notable, notre conclusion est destinée à
demeurer un vœu pieux.
D'un point de vue stratégique, on comprend bien que, pour les
abolitionnistes contemporains, il ne puisse être question d'abandonner
l'héritage de l'indignation contre l'esclavage, même si cet héritage nous
apparaît maintenant indûment accaparé. Mais leurs adversaires ont aussi
des raisons pragmatiques de conserver le mot «traite» dans la dénomination de leurs associations. Ainsi certains membres éminents de la
Global Alliance Against Trafficking in Women prônent explicitement
l'abandon du terme sur le site même de l'association. Cependant pour
demeurer parties prenantes aux innombrables arènes consacrées au
problème, même les associations qui contestent le mot continuent à
l'utiliser et par conséquent à le cautionner.
Il y a lieu pourtant d'interroger ce pragmatisme. Utiliser le mot
« traite » ce n'est pas seulement lancer un débat confus et parfois insultant,
c'est réduire au statut de mineures irresponsables des personnes pour
lesquelles l'accès à la parole publique est déjà malaisé du fait de leur lourde
stigmatisation. Jadis les masses aliénées devaient être conduites par les
avant-gardes éclairées. Aujourd'hui la victimisation remplace parfois
l'aliénation pour légitimer la détestable pratique consistant à prendre des
adultes pour des enfants : le paternalisme. Cette pratique est notamment
132
jean-Miàiel Chaumont et Anne-Laure ïïïbrin
détestable en ceci qu'elle autorise ensuite, dans le souci de «protéger» ces
victimes contre elles-mêmes, des mesures d'autant plus difficiles à contester
qu'elles semblent dictées par leur intérêt «bien compris». L'histoire n'a
heureusement pas permis aux solutions trotskystes pour protéger les
prostituées contre elles-mêmes d'être expérimentées. Celles que souhaitait
un Isidore Maus ont été mises en pratique par le nazisme : l'internement
administratif à durée indéterminée jusqu'à refonte complète des filles
déchues23. En camps de concentration.
23. VoirJ.-M. Chaumont, «Indésirables victimes: l'ambivalence de la représentation des victimes de la "traite" illustrée par le projet d'une "Convention
internationale relative au rapatriement des prostituées " du Bureau international
pour la suppression de la traite des femmes et des enfants (1927-1937)», dans
J. Danet et V. Guienne (dir.), Action publique et prostitution, Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2006, p. 35-49.