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A la vue d'une kippa (Un texte de I. Tavory).

Tavory I., 2011, "A la vue d'une kippa. Une phénoménologie des attentes d'interaction dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles", in M. Berger, D. Cefaï, C. Gayet-Viaud (dir.), Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble, Bruxelles, Peter Lang, p.55-75.

Dans l'une des interactions les plus infimes, être identifié par les autres dans la vie quotidienne, se joue l'une des façons les plus pénétrantes d'être soi 1 . Dans cette passivité de l' « être identifié par », nous sommes constamment renvoyés aux limites du projet de constitution volontaire de soi. Se faire siffler en rue en tant que femme, se voir adresser des remarques sur la façon dont « les gens comme vous » se conduisent, ou simplement noter le signe de tête d'un passant qui se reconnaît en vous : toutes ces petites choses de la vie quotidienne participent de notre identité. Ces épreuves d'une appartenance collective ne font pas que nous rappeler qui nous sommes. Elles nous rappellent également qui nous ne sommes pas et tracent des frontières qui nous séparent des autres.

À la vue d’une kippa Une phénoménologie des attentes d’interaction dans un quartier juif orthodoxe de Los Angeles Iddo TAVORY New School for Social Research, New York Dans l’une des interactions les plus infimes, être identifié par les autres dans la vie quotidienne, se joue l’une des façons les plus pénétrantes d’être soi1. Dans cette passivité de l’ « être identifié par », nous sommes constamment renvoyés aux limites du projet de constitution volontaire de soi. Se faire siffler en rue en tant que femme, se voir adresser des remarques sur la façon dont « les gens comme vous » se conduisent, ou simplement noter le signe de tête d’un passant qui se reconnaît en vous : toutes ces petites choses de la vie quotidienne participent de notre identité. Ces épreuves d’une appartenance collective ne font pas que nous rappeler qui nous sommes. Elles nous rappellent également qui nous ne sommes pas et tracent des frontières qui nous séparent des autres. Quels sont les processus à travers lesquels ce travail d’identification et de distinction s’entretient dans la vie quotidienne d’un groupe hassidique orthodoxe à Los Angeles2 ? Comment le fait de porter cette marque minimale de religiosité juive, la kippa, dans des situations ordinaires, donne-t-il lieu à des catégorisations de personnes comme juives dans leurs interactions avec des tiers ? Comment se crée et se reproduit la partition de certains hommes comme « Juifs », distincts d’autres tenus pour « non Juifs » ? Notre analyse procède en trois temps. En portant la kippa, les membres présentent une prise ostensible, un point d’accroche 1 2 Traduit de l’américain par Mathieu Berger et Daniel Cefaï. Ce texte est publié simultanément comme Tavory I., « Of Yarmulkes and Categories : Delegating Boundaries and the Phenomenology of Interactional Expectation. », Theory and Society, 2010, 39, 1, p 49-68. Pour une vue d’ensemble de la littérature sur les « frontières », voir : Lamont M., Molnár V., « The Study of Boundaries in the Social Sciences », Annual Review of Sociology, 2002, 28, p. 167-195 ; Pachuki M. A., Pendergrass S., Lamont M., « Boundary Processes : Recent Developments and New Contributions », Poetics, 2007, 35, p. 331-351. Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble interactionnelle3 que d’autres saisissent comme le signe d’une catégorie d’appartenance4. Ces interactions développent leur propre spectre : dans les rencontres avec d’autres Juifs qui utilisent ces signes, elles permettent de coproduire de la socialité ou de réaliser des fins pratiques ; dans des situations cordiales de catégorisation avec des nonJuifs jusqu’aux plus rares incidents antisémites, elles renvoient les personnes à leur judaïté, de manière plus ou moins violente. Les Juifs orthodoxes en viennent à s’attendre à ces interactions quotidiennes. Quand de telles situations – incidents antisémites y compris – surviennent, ils ne sont ni surpris, ni pris au dépourvu, habitués qu’ils sont à se repositionner subitement comme « Juif » dans des situations où, jusque-là, le fait d’être Juif n’était pas du tout le thème de leur pensée ou de leur conduite. Plutôt que de penser le travail d’identification et de distinction dans le travail de délimitation de frontières (boundary-work) comme le produit de déterminations institutionnelles ou de performances situées, une autre stratégie va être ici adoptée : décrire les processus le plus souvent invisibles par lesquels les Juifs incorporent les actes d’identification et de distinction5 accomplis par les autres comme des ressources d’auto-catégorisation, maintenues aux « marges »6 de la conscience incarnée. De manière plus générale, le fait de placer l’accent sur les attentes tacites des participants dans la délimitation de frontières interactionnelles conduit à focaliser l’analyse non seulement sur les sites de performances, mais aussi sur des situations d’attentes. Pour comprendre ces arrangements politiques de la vie de tous les jours, il nous faut comprendre non seulement ce qui se produit effectivement, 3 4 5 6 « Interactional hook » : Goffman E., Stigma : Notes on the Management of Spoiled Identity, New York, Prentice Hall, 1963. Sur le concept de « catégorie d’appartenance » (membership category), voir : Sacks H., « Hotrodder : A Revolutionary New Category », in G. Psathas (ed.), Everyday Language : Studies in Ethnomethodology, New York, Irvington, 1979, p. 714. Ici, la notion d’ « identification » est utilisée plutôt que celle d’ « identité », cette dernière étant à la fois trop vague et trop statique : cf. Gleason P., « Identifying Identity : A Semantic History », The Journal of American History, 1983, 69, p. 910993. La catégorie d’identification sera employés pour dénoter une typification récurrente de l’acteur, soit par lui-même, soit pas les autres : Schutz A., The Phenomenology of the Social World, Evanston, Northwestern University Press, 1967. De telles typifications ne sont en vérité jamais identiques. Elles constituent, cependant, un champ sémantique de catégorisations pratiques qui partagent une ressemblance de famille : Wittgenstein L., Philosophical Investigations, New York, Macmillan, 1953. Gieryn T. F., « Boundary-Work and the Demarcation of Science from Non-Science : Strains and Interests in Professional Ideologies of Scientists », American Sociological Review, 1983, 48, p. 781-795. Gurwitsch A., Marginal Consciousness, Athens, Ohio University Press, 1985. 56 A la vue d’une kippa mais pénétrer également ce qui relève du domaine invisible des attentes non-remarquées (un-noticed expectations). Frontières, identifications – et leur attente L’usage du concept de « frontières » a permis aux sociologues de faire le lien entre des questions de classe, d’ethnicité, de genre, de nationalisme et d’autres thèmes sociologiques touchant au problème de la catégorisation. Suite au travail pionnier de Fredrik Barth7, la question des frontières s’est déplacée de l’étude de catégorisations stables et d’identités immuables à une description de situations dans lesquelles les catégories du « soi » sont invoquées et brandies. Ce prisme théorique a été particulièrement utile aux ethnographes, en portant leur attention vers des processus de différenciation entre endo-groupe et exo-groupe, vers un travail de définition de frontières qui est aussi, dans un même mouvement, travail d’auto-identification. Ces recherches se sont orientées vers deux processus connexes. D’abord, beaucoup d’études ont mis l’accent sur une composante institutionnelle. Le type d’école où nous avons étudié, le type d’église ou de synagogue où nous nous rendons pour prier interviennent dans la façon dont nous démarquons des frontières. Ensuite, un déplacement fécond au sein de la sociologie en général, et de la recherche sur les frontières en particulier, a consisté à tenir en point de mire la « performance » et la « performativité ». Pour paraphraser Goffman8, d’une étude des « identités et leurs moments », il fallait passer à une étude des « moments et leurs identifications ». La connexion entre ces deux niveaux d’analyse ethnographique – le performatif et l’institutionnel – n’a par contre pas fait l’objet d’une grande attention théorique. Il semble que les ethnographes traitant de cette question postulent une sorte de feedback positif entre ces niveaux, la performance étant à la fois créatrice d’institution et reproduite à travers l’institution9. Le défi théorique de l’analyse d’une telle relation circulaire tient au fait que le processus d’auto-identification doit inclure une certaine forme de constance dans l’identification, d’une situation à une autre. Sans ce présupposé, nous tournons en rond, tel un poisson rouge dans son bocal : les frontières du soi devraient être redécouvertes 7 8 9 Barth F., Ethnic Groups and Boundaries : The Social Organization of Cultural Difference, Oslo, Universitetsforlaget, 1969. Goffman E., Interaction Ritual : Essays on Face-to-Face Behavior, Penguin, Harmondsworth, 1967, p. 3. Brubaker R., Feischmidt M., Fox J., Grancea L., Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town, Princeton, Princeton University Press, 2006 ; Small M. L., Villa Victoria : The Transformation of Social Capital in a Boston Barrio, Chicago, University of Chicago Press, 2004. 57 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble et réactivées ex nihilo dans chaque nouvel environnement institutionnel. Autrement dit, tout en évitant l’essentialisme immuable de théories du soi plus anciennes, une sociologie centrée sur les performances des acteurs n’en doit pas moins repérer les sites invisibles de la constance où les identifications sont gardées en mémoire sans être pour autant performées – et engager une analyse des « identifications potentielles ». Pour pouvoir s’attaquer à cette question, il y a lieu de retourner à une phénoménologie de la vie quotidienne, et particulièrement à celle qui traite directement de la question du « potentiel ». Ainsi, Gurwitsch divise l’acte de perception en trois parties ou niveaux distincts : le thème, le champ thématique et les marges de conscience10. Les deux premiers de ces niveaux de perception sont assez comparables aux notions de « figure » et de « fond » en psychologie de la Gestalt. Le troisième de ces termes, celui que Gurwitsch appelle « conscience marginale », se rapporte à ces aspects de la perception qui n’interviennent ni à l’avant-scène, ni à l’arrière-plan, mais plutôt aux « bords » de l’expérience. Précisément, ces marges de conscience ouvrent « un champ de potentialités en ce qu’elles offrent la possibilité au sujet d’abandonner un thème pour se saisir d’un autre »11. Cependant, à elle seule, cette nouvelle conceptualisation ne nous aide pas vraiment à progresser dans la résolution du problème. La phénoménologie du « potentiel » de Gurwitsch a le même défaut que la théorie de l’habitus de Bourdieu : elle se prête difficilement à l’enquête empirique. Le même problème se pose : comment le sociologue observe-t-il ce qui, dans son essence même, est invisible ? Afin de répondre partiellement à cette question, je recours à une idée de base de l’interactionnisme : la conscience des individus ne doit pas être seulement analysée dans le champ incarné des pratiques solitaires, elle doit être ressaisie depuis son enracinement dans des champs d’interactions. Dès lors, plutôt que de décrire les manières latentes dont le sujet se catégorise lui-même ou se trouve catégorisé par d’autres, nous devrions nous interroger sur les façons dont il en vient, de manière consciente ou subconsciente, à s’attendre à un certain déploiement interactionnel de la situation, et donc, sur la manière dont se produit dans l’interaction le basculement de la « marge » au « thème ». Prêter attention aux manières dont un sujet réagit dans des interactions à des actes de catégorisation, de la part de personnes qui se reconnaissent du même côté ou qui se situent de l’autre côté de la frontière, nous permet 10 11 Gurwitsch A., The Field of Consciousness, Pittsburgh, Duquesne University Press, 1964 [1re édition, Bruges, Desclée de Brouwer, 1957] ; et Marginal Consciousness, op. cit., 1985. Embree L., « Editor’s Introduction : Gurwitsch’s Phenomenology of the Margin, Body and Being », in A. Gurwitsch (ed.), Marginal Consciousness, op. cit., p. xii-xli. 58 A la vue d’une kippa d’entrevoir la façon dont opère un « champ de potentialités », aux marges de la conscience incarnée. Enfin, penser en termes d’interaction nous invite également, comme beaucoup l’ont souligné, à privilégier une étude des processus d’identification et de formation de frontières qui rende compte des interactions entre les membres de différents groupes, de façon à traiter l’identification comme « un langage de relations plutôt que comme un attribut »12. De la même manière que le soi genré ou racialisé, le sujet se constitue dans l’interaction avec autrui. Ainsi, plutôt que d’étudier de manière abstraite la façon dont les identifications sont rendues disponibles à la conscience d’un individu, il faut envisager ces identifications potentielles telles qu’elles se révèlent dans des interactions où les membres s’attendent tacitement à être reconstitués d’une certaine manière par autrui. Sites et méthodes. Vivre en juif orthodoxe dans un quartier de Los Angeles La communauté étudiée ici est un groupe de Juifs orthodoxes de Los Angeles, vivant dans un quartier relativement prospère de classes moyennes supérieures, à la limite de Hollywood. Bien qu’extrêmement visibles, les Juifs orthodoxes ne représentent que 15 à 20 % de la population du quartier. La zone est peuplée par au moins deux autres communautés visibles, des immigrés russes et des jeunes artistes de théâtre ou de cinéma cherchant à percer dans l’industrie du spectacle à Los Angeles. Ainsi, plutôt que d’être ségrégués et isolés comme dans certaines zones de New York ou d’Israël, ici, les Juifs orthodoxes partagent l’espace public avec des résidants et des visiteurs nonorthodoxes et non-Juifs. Dans l’analyse qui suit, je m’appuie principalement sur des observations menées dans la communauté Chabad, aujourd’hui considérée comme l’un des groupes orthodoxes les plus importants en nombre aux États-Unis, et l’un des plus grands sousgroupes orthodoxes de ce quartier de Hollywood. Nos données ethnographiques ont été collectées au cours de 22 mois d’observation participante, auxquels se sont rajoutés douze entretiens. Entre 2005 et 2007, j’ai eu l’occasion d’assister et de participer aux prières quotidiennes des membres de la synagogue, à leurs prières du samedi, à leurs fêtes religieuses et événements communautaires. J’ai assisté et participé à plus de 300 de ces rencontres, me joignant également à mes enquêtés pour des repas et des conversations informelles. J’ai aussi pris part à différentes séances d’étude des textes sacrés, qu’elles aient lieu au sein de la yeshiva locale, aux domiciles des 12 Goffman E., Interaction Ritual, op. cit. 59 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble membres ou dans une synagogue voisine. J’ai vécu dans le quartier pendant 13 mois, prenant part aux mêmes activités routinières que les membres. Dès le début de ce projet et régulièrement au long de l’étude, je me suis présenté aux membres de la synagogue comme chercheur, sollicitant leur permission pour les étudier. Tous me donnèrent leur autorisation, à l’exception d’un petit nombre qui, tout en acceptant ma présence et mes observations, me demandèrent de ne rien écrire les concernant personnellement. Je leur ai également expliqué que, si mon étude se centrait sur le maintien et l’histoire de la vie religieuse juive à Los Angeles, mes sujets de recherche restaient « ouverts ». En tant que Juif et Israélien, et bien que non religieux, les membres m’acceptèrent parmi eux, m’invitant à des repas et à des événements, me demandant parfois la signification de certaines expressions en hébreu, certains espérant que mon implication dans la vie de la communauté fasse de moi un religieux. Après ces rencontres et ces prières, je rédigeais des notes de terrain, à l’exception des prières du samedi, pour lesquelles je devais attendre le lendemain. Le fait d’écrire étant considéré comme une forme de travail, une telle pratique aurait contrevenu aux pratiques religieuses des membres et compromis la confiance qu’ils me portaient. Lorsqu’il m’était possible de griffonner des notes à la volée en cours de réunion, je veillais à les retranscrire sans tarder pour disposer de séries de notes extensives. Tous les noms ont été changés. Par la suite, plusieurs membres ont lu et commenté les ébauches de texte les concernant, ainsi que d’autres articles écrits en cours d’étude, me demandant d’affiner mes analyses et me faisant part de conseils et de remarques inestimables. La rédaction de ces observations et entretiens a donné lieu à plus de mille pages de notes et de transcriptions, ensuite analysées à l’aide de méthodes heuristiques issues de la grounded theory. La question des interactions quotidiennes avec des passants anonymes ayant émergé comme centrale dans une bonne partie de mes observations de terrain, j’ai approfondi mon travail de catégorisation et d’analyse de ces données, en suivant ici des principes d’induction analytique. Quand je n’ai pu observer directement des interactions décrites dans les entretiens, je suis revenu vers les personnes interrogées et vers d’autres pour leur demander si les expériences dont je témoignais étaient proches des leurs. Le compte-rendu de toutes ces interactions auxquelles j’ai été mêlé ne doit pas être entendu comme un exercice d’auto-ethnographie. Premièrement, dans ces interactions avec des « anonymes », j’étais visé en tant que « juif religieux » et non pas en tant qu’ethnographe : dans ces exemples, c’est bien l’autre interactant, et pas moi, qui constitue l’objet d’analyse. Deuxièmement, les interactions non-violentes avec les 60 A la vue d’une kippa autres dans la rue étaient gouvernées par des règles générales de déférence. L’interaction avec des étrangers, en particulier celle qui franchit des frontières de classe, d’ethnicité ou de religion, se produit presque toujours à des moments où nos projets convergent avec ceux des autres, comme lorsque nous attendons le bus ou faisons nos courses. Quand une autre personne est déjà engagée dans une interaction, il devient difficile pour un tiers de s’y ménager une place. Enfin, dans les analyses qui vont suivre, je pars du principe que les membres de la communauté juive orthodoxe sur laquelle j’ai enquêté n’ont pas une conscience réflexive continue des dimensions religieuse ou ethnique de leur « présentation de soi ». Affirmer que quelqu’un n’est pas conscient de quelque chose, n’y prend plus garde ou le voit sans le remarquer, soulève bien sûr des difficultés empiriques – tout particulièrement quand ce « quelque chose » est aussi visible que le vêtement que la personne enfile intentionnellement chaque matin. Cependant, ma propre expérience en atteste, tant il m’arrive souvent d’oublier que je porte la kippa. Les membres du quartier m’ont confirmé que cela est aussi leur cas. Comme nous allons le voir, le fait qu’un tiers en vienne à pointer ces aspects d’arrière-plan de leur vie quotidienne a eu le plus souvent l’effet de les contrarier. Devenir un « Juif ». Aux marges de la conscience. Juif orthodoxe, le membre naît et grandit dans un monde de signes. Même ceux qui sont tenus pour les moins observants par leurs pairs exhibent des signes d’appartenance sur leur corps, à l’entrée de chez eux ou dans leur domicile. Parmi ces signes d’appartenance, je me concentre ici sur ces signes que les hommes revêtent sur leur corps – les vêtements, la barbe, la kippa13. Tout comme les éléments vestimentaires qui indiquent une position statutaire – le col du prêtre, l’uniforme du policier ou la tenue de l’Amish –, la tenue que portent les hommes hassidiques constitue un signe clair d’appartenance ethnico-religieuse. Il existe, pour les membres, une panoplie de tenues et de vêtements 13 Je me concentre ici sur les hommes dans la mesure où les signes d’appartenance relatifs à leur habillement sont plus visibles que pour les femmes. S’il existe bel et bien un code d’habillement pour les femmes – jupes longues, chemise à longues manches, et une coiffe particulière pour les femmes mariées –, il est plus difficile de le reconnaître immédiatement. La robe noire et le chapeau à bords larges que les membres Chabad arborent ne sont pas prescrits par la religion. Il s’agit en fait de survivances des vêtements que portaient les Polonais non-Juifs au XVIIIe siècle, le port du chapeau Borsalino ayant été introduit par le septième Rabbin de Chabad, Menahem Mendel Schneerson. Le port de la kippa n’est pas en soi édicté par la Torah : cette coutume remonte au début du Moyen-âge. La loi talmudique y fait brièvement référence comme au signe d’une piété exceptionnelle (Kidushin 31a ; Shabbos 156b). 61 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble différents, renvoyant à des degrés différents d’observance religieuse et d’appartenance à un sous-groupe orthodoxe. Un chapeau rond, par exemple, ne vaut pas un chapeau plat ; une barbe en broussaille n’implique pas la même chose qu’une barbe soigneusement taillée. Au-delà de la gamme vertigineuse de gradations et de distinctions observables, qui ne prennent pleinement leur sens qu’au sein de la communauté, la kippa, en tant que signe d’appartenance le plus minimal, suffit à ce que les membres soient reconnus et catégorisés comme Juifs, un tant soi peu observants, tant par des Juifs que par des non-Juifs. Pour reprendre la distinction de Goffman, la kippa, en tant que signe, se situe quelque part entre les signes émis intentionnellement (given) et les signes émis sans intention (given off)14. Bien qu’elle ait une signification religieuse précise pour celui qui la porte15, la kippa fait aussi partie des habitudes vestimentaires et on peut la porter machinalement sans réfléchir à chaque fois à sa valeur symbolique. En fait, certains membres s’endorment même avec leur kippa, ne l’ôtant qu’au moment de prendre leur douche. Par son caractère habituel, le fait de « revêtir des signes », ou plutôt de garder en permanence des signes sur soi interdit de faire de la volonté consciente la clé d’interprétation des interactions que provoque le membre qui porte la kippa. L’une des nombreuses histoires racontées par le rabbin hassidique Menahem Mendel Schneerson (1902-1994), dans le contexte d’un mouvement qui s’efforçait de ramener au bercail des Juifs nonorthodoxes, est un conte moral intéressant pour qui s’interroge sur l’impact du port machinal de signes religieux. Narrée à l’occasion d’un dîner, l’histoire relate l’aventure de deux émissaires hassidiques, de retour d’une tentative manquée de rallumer la flamme du judaïsme dans une bourgade non orthodoxe16. Déconfits, embarrassés, ils informent le Rabbin de leur échec. Au lieu de les réprimander, celui-ci les rassure. Convaincu que les émissaires ont réussi dans leur mission davantage qu’ils ne le prétendent, il les laisse reprendre leur chemin. Quelques années plus tard, un homme devenu Juif orthodoxe explique à ce Rabbin la manière dont il s’est converti. En se promenant dans les rues d’un quartier où l’orthodoxie juive était en perte de vitesse, il avait aperçu deux hommes vêtus de robes hassidiques. Bien qu’il ne les eût pas approchés, ces hommes lui avaient soudainement rappelé que le judaïsme prospérait toujours en ces lieux et que lui aussi, jusque-là non pratiquant, pouvait y revenir. 14 15 16 Goffman E., The Presentation of Self in Everyday Life, New York, Doubleday, 1959. Nous parlons ici des membres adultes et non des petits garçons tenus de porter la kippa dès l’âge de trois ans. Fishkoff S., The Rebbe’s Army : Inside Chabad-Lubavitcher, New York, Schoken, 2005. 62 A la vue d’une kippa Ce récit est de nature à rappeler aux Juifs orthodoxes que leur apparence religieuse, au travers de signes auxquels ils ne prêtent euxmêmes parfois plus attention, a bel et bien une portée symbolique. Le fait de porter la kippa a des effets interactionnels, que l’on pourrait qualifier d’ « intentionnalité diffuse ». Sans être pour autant la cause ou le thème d’une interaction, la kippa l’oriente, par sa dénotation automatique de la judaïté pour le tout venant. Je me rapporte ici notamment au moment poignant de transformation où en tant qu’ethnographe, j’ai rejoint la communauté, et revêtant la kippa pour la première fois, suis devenu à la fois visible et invisible. Invisible, d’abord, puisque dans la rue, les femmes non-juives mettaient soudain un soin particulier à ne pas me regarder, poussant à l’extrême l’inattention civile. Visible aussi, pour les non-Juifs qui m’approchaient dans les abribus pour me demander s’il était vrai que les Juifs croyaient ceci ou cela, comme pour les Orthodoxes portant barbe, nattes et chapeau noir, qui tout à coup remarquaient mon existence, me faisant parfois des signes de tête, ou me retournant les signes de tête qu’ils avaient précédemment ignorés. Donc, bien que le plus souvent les hommes hassidiques ne portent pas d’attention particulière à leur habillement dans la vie de tous les jours, le fait de porter la kippa – et bien sûr, à plus forte raison, le costume hassidique – constitue une ressource et une prise interactionnelles pour les partenaires. Avec la kippa, la personne est « faite juive » par le partenaire, qu’elle recherche l’interaction ou tente de l’éviter, qu’elle cherche effectivement à « faire le Juif » (doing-being Jewish) ou qu’elle se trouve engagée dans d’autres activités où la judaïté est loin de constituer la dimension du Soi la plus pertinente. Dans les pages qui suivent, je distingue trois sous-ensembles de situations où la kippa constitue le point de départ d’identifications initiées par autrui : (1) des interactions entre Juifs orthodoxes et autres Juifs, (2) des interactions quotidiennes avec des non-Juifs, et (3) des interactions plus perturbantes avec des non-Juifs, les incidents antisémites. Ces interactions ont en commun les deux traits suivants : premièrement, elles sont toutes initiées par des partenaires anonymes, usant de la kippa comme d’une ressource pour l’interaction ; deuxièmement, dans chacune d’entre elles, le porteur de la kippa est reconstitué par l’autre comme « un Juif ». Interactions avec coappartenance d’autres Juifs : catégoriser la Le premier sous-ensemble de situations regroupe les interactions initiées par d’autres Juifs, et survenues pour la plupart dans le quartier de Melrose-LaBrea. Le plus souvent, ces interactions sont infimes, presque imperceptibles : un simple signe de tête en rue, à un arrêt de bus 63 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble de la part d’un Juif religieux, ou l’échange d’un « bon Shabbat » à mivoix lorsque le samedi l’on croise un autre porteur de kippa. Parfois, ces interactions sont plus élaborées, révélant, au fondement des interactions les plus fugaces, des présupposés complexes : Alors que je passe en marchant devant le magasin Ralph’s, je suis arrêté par une femme portant une sheitl17 et une longue jupe noire. « Excusez-moi, savez-vous à quelle heure se fait l’allumage des bougies aujourd’hui ? », me demande-t-elle. Je lui réponds sans certitude que je pense que c’est à 18h55. La femme regarde sa montre et me sourit : « Treize minutes pour rentrer à la maison, hein ? ». Je lui dis que nous devrions probablement nous mettre en route rapidement. Elle rit. En me rendant reconnaissable comme un « Juif religieux », je suis devenu instantanément une ressource pragmatique. Le port de la kippa n’a pas seulement dénoté le fait que j’étais « Juif » de manière abstraite, mais aussi que j’étais supposé maîtriser une réserve de connaissances spécifiques, partagées par tous les membres. Les horaires de l’allumage des bougies variant d’une semaine à l’autre, aux yeux de cette femme, je suis supposé être « à jour » et faire partie de la même communauté morale – un horizon d’expérience où est partagé le sens des choses qui valent la peine d’être connues. Par ailleurs, en déclarant que nous n’avons que quelques minutes pour rentrer chez nous, cette femme ne se limite pas à fabriquer du « commun » autour de nous, mais exerce également une forme de pression morale. Si avant de la rencontrer, je n’avais pas l’intention de rentrer chez moi d’un pas rapide, je m’y sentais à présent obligé, rappelé à cette obligation qui « nous » incombe. Sa sollicitation interactionnelle et ma réponse ont fait naître une communauté in situ. Donner l’horaire, même approximatif, de l’allumage des bougies contribue à solidifier non seulement l’assomption d’une « judaïté » en général, mais instaure aussi le projet commun d’un « nous » qui n’était pas explicitement posé avant cette interaction. Cette façon qu’a la kippa de permettre à l’autre membre de fabriquer du « commun » dans le processus de réalisation de fins pratiques peut encore être observée dans l’exemple suivant, fort différent du premier : Je me promène à Westwood lorsqu’une personne sans abri s’approche de moi pour me demander une pièce. Je l’ignore et continue ma marche, en remarquant à peine sa demande. Alors que je m’éloigne, l’homme répète sa demande, en criant cette fois : « zedaka ! », l’aumône en hébreu. Je m’arrête et me retourne. L’homme commence à me parler. Il revient d’une synagogue, dit-il, 17 Sheitl : perruque des femmes mariées orthodoxes. 64 A la vue d’une kippa où personne n’a accepté de lui donner de l’argent. « Je suis pauvre comme tout, je leur ai dit, mais ça ne leur a rien fait. Certains hommes se font rabbins juste pour l’argent... Ce ne sont pas de bons Juifs », me dit-il. Je lui dis que je suis désolé, que dans ma synagogue, les gens, d’ordinaire, donnent l’aumône. « Vraiment ? », réagit-il. « Elle est où ? » Je réalise que je suis peut-être sur le point de ramener un mancheur de plus, et essaie de me défiler. « Vous savez, on commence vraiment très tôt le matin à ma synagogue... » Quand, après m’avoir approché en tant que passant anonyme, il n’obtient pas la réaction qu’il espérait, le mendiant change de propre cadre de référence. Il se réfère à une communauté d’appartenance présumée partagée en commutant vers la catégorie de « zedaka ». En actualisant ce changement de cadre, le mendiant exprime au moins trois choses : premièrement, il sait exactement ce que je suis ; ensuite, il est très vraisemblablement « Juif » lui-même ; enfin, et de manière plus concrète, la quête diffuse d’une aumône, adressée à un passant quelconque, autorisé à l’ignorer, est recadrée comme une obligation morale personnalisée. « Zedaka » n’est pas seulement la traduction en hébreu des mots « charité » ou « aumône ». C’est une « Mitzvah », un impératif moral ou une prescription religieuse de charité. Cette requête personnalisée élève le « Juif » que je suis du statut de passant anonyme à celui de membre du même groupe que le requérant, quelqu’un qui, au-delà du don d’argent, montrera de l’empathie et écoutera ses plaintes à propos des synagogues, ces cercles où « les nôtres » se rencontrent. Cette identification morale, utilisée ici comme une façon de présupposer, de reconstituer et de manipuler une appartenance commune, peut aussi placer celui qui porte la kippa en situation de supériorité morale dans l’interaction. Ainsi, dans certaines situations, l’appui sur la coappartenance embarque une forme de stratification entre les partenaires de l’interaction, fondée sur un système de distinctions hiérarchiques. Autre exemple : je passe en fumant à proximité de Green’s, un marchand de hot-dogs non kasher situé juste à côté de la synagogue « Chibat Yacov », quand un jeune homme, en train de faire la queue, s’approche de moi : « Vous avez une cigarette ? », me demande-t-il en hébreu. Je réponds que oui, et lui en tends une. « Vous savez, je ne mange pas ici, vraiment pas. Je suis avec un ami. Je ne mangerais jamais ici », me dit-il. Surpris, j’essaie de tourner la chose à la plaisanterie en disant que je pense que le propriétaire de Green’s est lui-même juif, mais il ne répond pas à ma blague. « Non, vraiment, je ne mange pas ici ». Il désigne du doigt un autre jeune homme avec une queue de 65 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble cheval, attendant dans la file, qui nous regarde en riant. « Lui, il mange ici, moi pas, hein ! ». En manque de cigarette, et voyant ma kippa, l’homme tente sa chance. Au-delà d’un usage instrumental de la coappartenance, qui lui permet d’arriver plus facilement à ses fins, il utilise également la kippa que, lui, ne porte pas, pour me constituer en entité morale. Comme je porte la kippa, il ne me perçoit pas seulement comme « Juif », mais aussi comme religieux, et donc quelqu’un qui pourrait désapprouver sa fréquentation d’un stand de hot-dogs non kasher. Au moment d’engager l’interaction, il se présente donc comme « Juif » et s’engage dans une série d’autojustifications. La kippa ne lui offre pas seulement une prise pour constituer l’autre en « Juif », mais aussi, par le fait d’entrer en interaction et dans l’acte même de perception, pour se constituer luimême en tant que membre de la même communauté, quoique de moindre observance. Interactions cordiales avec des non-membres : être identifié comme « autre » Cette constitution du porteur de kippa en Juif aux yeux d’autrui n’est bien sûr pas limitée aux membres « juifs ». En partageant l’espace urbain avec des non-Juifs, je me suis retrouvé fréquemment impliqué dans des interactions thématiquement orientées vers ma judaïté ou vers le judaïsme en général. Autrement dit, mes partenaires d’interaction retenaient la catégorie de « Juif » comme la catégorie d’appartenance pertinente me concernant. En l’espace de deux jours, j’eus ainsi deux fois l’occasion d’être rappelé – cordialement – à ma judaïté par des nonJuifs : Lundi : je monte dans le bus. Un homme ivre d’environ quarante ans, assis à l’avant, boit à grandes lampées une bouteille de vin de cerise. « Vous êtes juif ? », me demande-t-il, alors que je me tiens debout devant lui. J’opine. « Je savais que vous étiez juif », observet-il. Mardi : à nouveau, en attendant le bus, une femme se tenant à côté de moi me sourit : « Vous êtes juif ? ». Nous avons ici affaire à des rencontres cordiales, où les commentaires sont émis non pas pour offenser, mais pour lancer une conversation et ouvrir un espace de sociabilité. Et pourtant, dans chacune de ces rencontres, il est rappelé à celui qui porte la kippa qu’il est, d’abord et avant tout, un « Juif ». L’acte de nommer fait cristalliser une « identité », même dans des situations où le foyer thématique de la performance était d’un tout autre ordre. La kippa est ainsi une prise perceptuelle et pratique qui peut être utilisée de différentes manières, à 66 A la vue d’une kippa des fins multiples, dans l’engagement dans des rituels de civilité comme dans des tactiques pour soutirer de l’argent. Chacune de ces ouvertures constitue le sujet en « Juif » dans l’interaction. Ce type d’exemples m’a été fréquemment rapporté par l’ensemble des membres que j’ai eu l’occasion d’interroger. En fait, ces interactions font tellement partie de la vie quotidienne des Juifs orthodoxes qu’aucun d’eux ne les avait mentionnées jusqu’à ce que je leur demande si elles les surprenaient autant que moi. Un rabbin me raconta alors qu’un SDF l’avait approché l’autre jour en lui demandant « en quoi croient les Juifs ». Je lui demandai comment il avait réagi. Il me répondit qu’il essayait généralement de se montrer poli et de dire deux-trois mots à propos du judaïsme. D’autres, par contre, trouvaient ces interactions pénibles. Un de mes interlocuteurs me dit qu’il lui semblait que pour les non-Juifs qu’il croise en rue, tout homme portant le vêtement et la barbe dans le style hassidique doit nécessairement être un rabbin. Et en effet, ces opérations de catégorisation accomplies par des nonJuifs contrastent fortement avec celles des membres de la communauté. Ainsi, l’extrait suivant restitue le compte-rendu d’un membre récemment converti, et qui du coup avait une connaissance lacunaire de la loi et de la pratique religieuses. Au sein de la communauté, d’autres membres de la synagogue le savaient, et veillaient de temps en temps à lui rappeler sa condition de novice. La même personne, dans le cadre d’interactions avec des non-Juifs, n’en était pas moins érigée en autorité religieuse. Quand je lui demandai si les non-Juifs interagissaient avec lui en tant que Juif, il me répondit la chose suivante : « Cela arrive souvent, surtout quand je fais les courses ». La semaine précédente, dans le supermarché où il avait ses habitudes, cela lui était arrivé à deux reprises. D’abord, quelqu’un lui avait demandé quel genre de légume il fallait mettre dans un sandwich kasher. Il avait été alors vraiment content de pouvoir répondre à cette question. Plus tard, par contre, un autre client lui avait demandé si le fait d’utiliser l’un des fours exposés dans le magasin pouvait être considéré comme kasher. Après avoir examiné la machine, et en n’ayant vu aucune indication de ce genre sur la notice, il répondit qu’il n’en avait aucune idée. « Ils m’appellent tout le temps “rabbi” et me posent des tas de questions ! », dit-il. « Mais je ne suis pas rabbin, vraiment pas. Peutêtre que mes fils le seront, s’ils en ont envie. Ils peuvent être tout ce qu’ils veulent, mais moi je ne suis pas rabbin. J’essaie toujours de répondre à ces questions, mais souvent, je n’y arrive pas. » Il y a donc souvent une strate supplémentaire dans ces interactions, où le non-Juif consacre le membre en autorité religieuse, et où le membre éprouve des difficultés à livrer les biens interactionnels que son 67 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble vis-à-vis escompte. Dans ces exemples, bien que le membre essaie d’être à la hauteur de ce que l’autre attend d’un orthodoxe, il se trouve confronté à sa propre position au sein de la communauté. Dans une communauté où la connaissance de la loi religieuse est tenue en haute estime, il existe un écart considérable entre ce que le non-Juif attend du membre qu’il a en face de lui, et la réponse que celui-ci a l’impression de pouvoir donner. En ce sens, ces institutions peuvent avoir une dimension transcendante, dissimulée dans l’interaction, où le membre est constitué comme « juif » et doit simultanément s’accommoder de la position d’infériorité qu’il occupe dans son groupe d’appartenance. Après avoir tenté de répondre aux questions qui lui étaient posées – performance dont il se serait bien gardé dans sa propre communauté –, il doit alors corriger son vis-à-vis non-juif. Bien que les membres ne se concentrent généralement pas sur la possibilité que des non-Juifs utilisent leur kippa ou leurs vêtements comme des dispositifs de catégorisation dans le cours de l’interaction, le fait que leur judaïté est mise en saillance dans une situation réoriente leur attention vers ces aspects vestimentaires. Dans l’extrait qui suit, au cours d’une discussion à propos de la réalisation d’un film documentaire sur le hassidisme Chabad à Los Angeles, auquel un couple marié avait été convié à participer, l’homme nous glissa, à sa femme et à moi : « Vous savez quoi, je pensais me raser la barbe, enlever ma kippa et mettre un jeans pour le tournage, et dire quelque chose comme : “Quoi... vous ne saviez pas que c’est à ça que ressemble un Hassid ? ” » Moins portée sur la rigolade, sa femme lui répond sèchement : « Oh non, hein ! Tu vas garder tes vêtements, et tu vas passer pour le meilleur Hassid qui ait jamais existé ! » Quand les situations exigent de lui qu’il ait sa judaïté comme catégorie d’appartenance à l’esprit, les premières choses auxquelles l’homme fait allusion concernent les signes vestimentaires. En imaginant un scénario dans lequel il pourrait être un Juif hassidique sans pour autant l’indiquer par la barbe ou le vêtement, il se « dés-exotise » et joue avec la possibilité de rester orthodoxe sans en exhiber les signes identificatoires, c’est-à-dire sans passer, aux yeux d’autrui, pour « le meilleur Hassid qui ait jamais existé ». Même quand il est permis de se demander si les partenaires de l’interaction prêtent véritablement attention à la kippa, quand les membres se sentent scrutés, ces indices de catégorisation deviennent soudain la première chose qu’ils ont à l’esprit : Alors que nous sommes à table dans un restaurant, mon interlocuteur nous raconte, à sa famille et à moi, un interrogatoire qu’il a subi le jour même sur son lieu de travail. Il y avait eu une fraude dans la firme où il occupe un poste de manager important, et 68 A la vue d’une kippa des enquêteurs du siège de sa compagnie lui ont demandé de répondre à quelques questions. Après nous avoir raconté le long interrogatoire auquel il avait eu droit, il conclut : « Même si je n’avais rien à me reprocher, vu que je n’étais même pas dans la boîte à l’époque, je continuais d’avoir l’impression qu’en tant que juif, qui en a l’apparence, je devais faire l’effort de bien paraître. » Le point intéressant dans son récit est la façon dont l’interrogatoire est transformé par son compte-rendu. En d’autres circonstances, le même homme m’avait dit avoir rarement l’impression de se sentir « Juif » sur son lieu de travail, absorbé qu’il était par ses tâches et ses relations de travail avec ses collaborateurs, dont certains étaient devenus de bons amis. Et voilà qu’interrogé par ces enquêteurs, ces signes extérieurs de judaïté reprenaient soudain une signification centrale. L’examen de sa conduite et de sa personne, en tout cas à travers le récit qu’il en donne, est devenu l’interrogatoire d’un « Juif », qui se sent alors obligé d’offrir la meilleure performance possible, comme si toute suspicion concernant sa personne pouvait être interprétée comme une suspicion portant sur « les Juifs » en général. Violence symbolique : les incidents antisémites Enfin, ces interactions ne sont pas toujours aussi cordiales que celles décrites ci-dessus. Dans certains cas, plus rares, la constitution des membres en « Juifs » prend la forme de remarques antisémites, dans des scènes où s’exerce une violence symbolique18 : Je marche sur Melrose avec Jeff. Nous venons juste de boire un thé dans un café kasher, et nous sommes sur le chemin du retour. C’est alors qu’une voiture se porte à notre hauteur et que l’un des gars à l’intérieur passe sa tête par la fenêtre. Relevant le masque noir qu’il porte pour Halloween, le type crie : « Juifs ! » et nous fait un doigt d’honneur tandis que la voiture s’éloigne. Je me retourne vers mon compagnon : « Il a dit “Jeff”, hein ? ». Jeff se marre : « Non, non, il a dit “Juifs” ». Voyant que je suis complètement choqué, il s’étonne : « Quoi, c’est la première fois que tu te fais traiter de “youpin” (kike) ? Ça arrive ! Généralement pendant les fêtes, quand les gens boivent et qu’ils perdent leurs inhibitions ». Je lui demande si ça lui arrive souvent. « Non, pas souvent, quelques fois par an, sur les grands axes, La Brea, Melrose... Ils ne s’arrêtent jamais. Des lâches... Tu les ignores et c’est tout. » 18 Ce paragraphe s’efforce de proposer une analyse performative, plutôt que structurale, de la violence symbolique telle qu’est est thématisée dans Bourdieu P., Le sens pratique, Paris, Minuit, 1981. 69 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble En marchant le long de Melrose, aucun de nous n’était en train de « faire le juif » (« doing-being » a Jew)19 et cette catégorie n’était nullement le thème de la situation. Nous discutions de politique. Même si nous portions les atours de la judaïté, nous ne prêtions pas le moins du monde attention à ces signes extérieurs, dépourvus de sens thématique dans notre interaction. En étant la cible du cri « Juifs ! », je me suis retrouvé brusquement projeté dans un nouveau cadre d’identification, devenant instantanément « un Juif », que je le veuille ou non. Plus intéressant encore que ma propre réaction est l’accueil nonchalant que Jeff a réservé à l’incident. Sociologiquement, cette absence de réaction est un mystère. Si le Soi émergeait uniquement en cours d’action et d’interaction, il aurait dû en être bouleversé. Dans la conversation qui précédait l’altercation, Jeff n’était pas en train de « faire le Juif ». Il était en train de commenter la campagne électorale, et tant qu’à qualifier sa performance, il « faisait » plutôt le « Républicain ». Or, non seulement le cri ne l’a pas surpris, mais, en outre, il a pris sur lui d’en élucider le caractère vague et ambigu – l’homme n’avait pas dit « Jeff », mais « Juifs ». C’est ici que la conscience marginale de la judaïté est rendue manifeste. Selon sa propre explication, la raison pour laquelle il n’a pas été surpris est simplement que ces choses arrivent, et que l’on s’attend dès lors à la possibilité qu’elles surviennent. Sachant que de tels incidents peuvent se produire, il les anticipe, même dans le cadre de situations qui ne sont pas thématiquement centrées sur ces aspects du soi. Bien que n’étant pas le thème de l’interaction en cours, la « judaïté » est une ressource suffisamment disponible pour permettre aux membres d’évaluer la situation sans effort. En ce sens, lorsqu’un Juif orthodoxe se déplace au quotidien dans un quartier qu’il partage avec des non-Juifs, sa judaïté est constamment maintenue aux marges de sa conscience incarnée. Sans être clairement présente à son esprit, elle en vient à constituer un aspect de sa marche dans la rue. Ce que pointe cette nonsurprise, ce sont les limites d’une analyse purement interactionnelle et pragmatiste, selon laquelle l’identité du Soi ne se constituerait qu’au travers de performances. De telles analyses, en cherchant à éviter la question du « potentiel », échouent à rendre compte de la façon dont la « potentialité » se révèle à travers des déplacements instantanés dans l’identification de soi. Comme nous le voyons à travers la réaction de Jeff, de tels incidents antisémites peuvent aussi être l’occasion pour le Juif orthodoxe de s’essayer à une sociologie spontanée des conduites du non-Juif. Afin de 19 Sacks H., « Faire “être comme tout le monde” » (1994), in Thibaud J.-P. (dir.), Regards en action. Ethnométhodologie des espaces publics, Bernin, À la Croisée, 2002, p. 201-210. 70 A la vue d’une kippa les rendre compréhensibles, Jeff produit une analyse de sens commun des motifs des offenseurs. « Ça arrive... généralement pendant les fêtes, quand les gens boivent et qu’ils perdent leurs inhibitions ». Premièrement, les incidents antisémites se produisent à des moments précis du calendrier, à des occasions où les Juifs orthodoxes devraient peut-être se tenir davantage sur leurs gardes. Deuxièmement, dans la sociologie spontanée de Jeff, le non-Juif est perçu comme antisémite par nature. Ces scènes se produisent pendant les fêtes non pas parce qu’une population spécifique erre en voiture sur Melrose, mais parce que « les gens », après avoir bu, perdent leurs inhibitions. L’ambiance festive et l’alcool font apparaître le gentil non-Juif de la vie de tous les jours sous son vrai visage. Quand je demandai à d’autres membres de la synagogue s’il leur était arrivé de telles mésaventures, ils confirmèrent tous que oui, souvent pour certains, rarement pour d’autres. Dans l’ensemble, mes interlocuteurs n’étaient pas surpris de ces incidents. Il leur arrivait d’être effrayés, comme ce fut le cas de l’un de mes amis approché par un groupe de jeunes hommes hurlant « Heil Hitler ! » ; ils étaient souvent furieux, certains d’entre eux renvoyant leurs insultes aux offenseurs. Mais ils n’étaient pas surpris. L’attente tacite de tels incidents ne signifie pas seulement que les membres sont capables de changer sans effort de cadrage en situation et de convertir instantanément des données marginales en foyer thématique de leur champ de conscience, mais aussi qu’ils peuvent interpréter des incidents plus vagues comme relevant de l’antisémitisme. Ainsi, lorsqu’il n’est pas possible de déterminer clairement quel aspect du soi, quel indice corporel ou quel trait de conduite a été stigmatisé par un passant, les membres sont portés à imputer cet acte d’identification par les autres comme antisémite : Jonathan, Dov-Ber et moi rentrons à pieds de la synagogue. Ils portent tous les deux le costume hassidique. Je porte une veste noire et une kippa. Alors que nous marchons à même la voirie d’une rue résidentielle en prenant notre temps et en discutant du dernier voyage à l’étranger de Jonathan, une voiture nous dépasse en klaxonnant, le chauffeur nous crie : « Et les clous, hein ! ». Dov-Ber se tourne vers Jonathan : « Il a dit quoi ? “Hé, les youpins” ? Jonathan secoue la tête. « Non, il a parlé de passages cloutés…. Tu sais, on était quand même en train de marcher au milieu de la route... » Dov-Ber se met à rire. En n’étant pas certain de ce que le conducteur vient de dire, Dov-Ber se saisit d’une interprétation directement disponible de l’incident. La situation dans laquelle trois personnes marchant en rue se font crier 71 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble dessus par un automobiliste est automatiquement traduite en accrochage antisémite contre trois « Juifs ». Autre exemple. Je suis en train d’évoquer avec un membre différents incidents dans le quartier, quand sa femme, assise sur un canapé à l’autre bout de la pièce, se joint à la conversation et nous livre l’une de ses expériences : « Ca m’est arrivé une fois seulement, il y a quelques années, au magasin Ralph’s. » Je lui demande ce qui lui était arrivé. Elle me répond qu’elle était en train de marcher avec ses enfants quand un homme s’est approché d’elle en grommelant « Tout ce que vous savez faire c’est vous reproduire, hein ? ». À voir son visage s’empourprer, il est clair que le fait de raconter cette histoire, des années après, continue de l’affecter. « Les gamins ne faisaient rien de mal – et puis même, ça n’a rien à voir ! Et lui il vient et il dit ça… La manière dont il l’a dit, c’était vraiment dégueulasse. Mais je lui ai rendu la monnaie de sa pièce... Shlomo m’a entendue crier sur ce gars jusqu’à l’autre bout du magasin. Le type ne s’y attendait pas. Il a commencé à marmonner qu’il était désolé. Comme c’était le cas dans l’exemple précédent, on peut se demander si l’incident relaté par cette femme est effectivement de nature antisémite. En se permettant un commentaire sur le grand nombre d’enfants qui l’accompagne, la remarque de l’homme est certes insultante, mais pas nécessairement antisémite. Elle pourrait par exemple être entendue comme un commentaire sexiste. S’il est plausible que l’homme la catégorisait comme « juive orthodoxe », d’autres options interprétatives sont possibles, ce qui n’était pas le cas pour l’incident d’Halloween. Pourtant, son récit constitue la remarque en acte antisémite, en invoquant le ton employé par l’homme. Peu habituée à ce genre d’incidents, elle continue, dans son compte-rendu, d’écarter les autres « motifs » d’insulte que l’antisémitisme. « Les enfants n’étaient même pas en train de mal se comporter, il n’avait aucune raison de nous insulter… » En fait, le seul incident dont j’ai connaissance dans lequel une conduite antisémite a produit un véritable choc, était un incident dans lequel la judaïté de la personne était en principe invisible, et où le membre ne s’attendait pas, même aux marges de sa conscience, à être identifié comme tel : J’attends le bus sur La Brea et Wilshire. Un homme âgé, vêtu d’une veste noire, d’un pantalon à pinces et d’une casquette, usant d’une canne, se tient près de l’arrêt. Alors que je fais les cent pas à proximité, en fumant une cigarette, j’entends quelqu’un crier. En me rapprochant de l’abribus, d’où venait le cri, je vois une femme, apparemment une personne sans abri, habillée de haillons. Elle est en train de s’en prendre au vieil homme. « Vous irez tous en enfer ! 27 72 A la vue d’une kippa ans que je suis célibataire... Vous vous croyez tous si malins, vous les Juifs, mais vous irez tous en enfer ! ». Je me rapproche encore, alors que la femme continue de crier sur l’homme, qui se tasse sur lui-même, apeuré. « Mais qu’est-ce que vous me voulez ? », dit-il à plusieurs reprises. Alors que j’ai rejoint l’homme, la femme s’éloigne, en continuant à crier des propos incohérents. « Je ne sais pas ce qu’elle me voulait », me dit l’homme. Il semble effondré. « Pourquoi est-ce qu’elle me criait dessus ? Quelque chose a dû lui arriver... Comment sait-elle que je suis juif ? » Je me tiens à ses côtés lorsque la femme repasse devant nous en criant « Je vais mettre sa photo sur le mur, une photo de lui tout nu ! Les Shikzes20, elles sont bonnes à baiser, mais pas bonnes à marier, hein, c’est ça ! Vous croyez que vous connaissez la Torah mais vous ne connaissez pas la Torah, bande de Juifs... ». Heureusement, le bus arrive, et l’homme et moi montons à bord. L’homme me regarde, interrogateur : « Peutêtre qu’elle a eu une histoire avec un rabbin ou quelque chose comme ça, et que ça l’a rendue marteau... Elle est malade... Mais comment sait-elle que je suis juif ? » J’apprends par la suite que l’homme est un survivant de l’holocauste, rescapé d’un camp en Pologne. De la même manière que dans l’épisode précédent, la réaction de l’homme, attendant le bus et se retrouvant la cible d’une agression antisémite, est de dresser un tableau de la personnalité de son offenseur. Ici, l’incident n’est pas construit de manière à imputer sociologiquement à la totalité des non-Juifs un penchant général à l’antisémitisme, comme c’était le cas pour Jeff. L’analyse est plutôt d’ordre psychologique. Et pourtant, ce qui frappe surtout, c’est bien la réitération de cette question que l’homme semble se poser à lui-même : « Comment sait-elle que je suis juif ? ». Sans la prise perceptuelle qu’offre la kippa, laquelle se trouve dissimulée sous une casquette de baseball, l’autre n’est pas censé être capable de constituer son interlocuteur en « Juif ». Il est à cet égard remarquable de voir que l’homme ne retient pas plutôt l’hypothèse selon laquelle cette femme crie des insultes antisémites au tout-venant, Juif ou non, et ce faisant, tombe de temps à autre sur quelqu’un qui se trouve être Juif. Il se pose la question de savoir comment elle a bien pu le « reconnaître », et reste secoué par la possibilité troublante, étant donné son passé, que le judaïsme soit d’une certaine manière inscrit dans le corps et, en tant que tel, visible. L’identité comme attente Ces incidents décrivent un ensemble de processus dans lesquels se constitue une démarcation entre Juifs et non-Juifs. La kippa, comme 20 Shikzes : Les femmes non-juives. 73 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble d’autres signes d’appartenance, sont de constants opérateurs d’identification. La façon dont ils sont activés en situation n’en est pas moins complexe. Bien entendu, le Juif orthodoxe revêt intentionnellement sa kippa chaque matin : on pourrait soutenir qu’il prend soin de signifier des frontières. On pourrait ajouter que certains de ces marqueurs physiques – les nattes que se font pousser les hommes en particulier – sont imposés par la religion, précisément afin que les Juifs se différencient de ceux au milieu de qui ils vivent. Pourtant, la kippa est le plus souvent revêtue de manière non réflexive. Elle offre alors une prise ostensible à l’usage d’interactants anonymes. En ce sens, le travail de démarcation des frontières et d’établissement de la judaïté est délégué de manière non intentionnelle des membres aux partenaires des petites interactions quotidiennes. Vivre dans la communauté hassidique de Hollywood impose d’apprendre à avoir des attentes tacites dans le cadre de telles interactions. Dans ces conditions, être Juif n’est pas une qualité qui serait performée de temps à autre. L’attente tacite, à un bord du spectre, de manifestations de reconnaissance par d’autres Juifs, à l’autre bord, de toujours possibles incidents antisémites, fait que la catégorisation de soi comme « Juif » est continue, aux marges de la conscience incarnée. Les membres ayant régulièrement à se constituer comme « Juif » dans l’interaction, des scènes de ce genre perdent quelque chose de leur propension à surprendre ou à choquer. En même temps, de telles expériences contribuent à faire naître, chez les membres, une sociologie spontanée du non-Juif. Ainsi, les signes visibles deviennent les éléments matériels à partir desquels se construisent à la fois l’identification des Juifs et la catégorisation des non-Juifs. De manière plus générale, cette étude de cas attire l’attention sur les façons dont des frontières d’identification sont produites dans la vie quotidienne. Si la kippa et le costume des Hassidiques peuvent être considérés comme un cas spécifique de marqueurs d’appartenance, le processus de démarcation de frontières a une portée plus générale. Toute catégorie d’identification est circonscrite par de tels marqueurs d’appartenance – ethnique, professionnelle, de classe ou de genre. Mais les membres les arborent de manière routinière. Ils sont tenus pour allant de soi, sans être thématisés ou réfléchis dans le cours des activités quotidiennes. En indiquant des places, ils n’en fonctionnent pas moins comme des points d’accroche interactionnelle. Les membres délèguent sans le vouloir à leurs partenaires d’interaction le travail de catégorisation et de démarcation. En ce sens, ces signes cristallisent l’identité d’une manière qui échappe à la fois à une approche centrée sur les performances en train de se faire et à une approche centrée sur les positions institutionnelles. 74 A la vue d’une kippa Les effets de tels signes d’identification ont été bien sûr analysés précédemment, dans le cadre des recherches sur la discrimination et la stigmatisation21. Cependant, si importantes que soient ces analyses – en particulier pour ce qui concerne le sexe, l’âge et la couleur de peau, qui ne dépendent aucunement des visées intentionnelles de celui qui les porte –, elles ne permettent pas d’interpréter nombre de situations d’interaction dans lesquelles les signes d’identification ont des effets plus subtils. Car au-delà de la violence symbolique (sexiste, raciste ou ethnique), ces signes d’identification offrent également des prises à la reconnaissance et rendent possible l’engagement d’interactions cordiales. Dans de telles situations, les membres exposent leur appartenance sans avoir à y prêter attention. De fait, la grande majorité des interactions en rue se sont avérées cordiales. Elles concernent d’autres Juifs, qui constituent une communauté morale à travers ces interactions ordinaires, ou des non-Juifs, pour qui ces signes sont des points fixes auxquels raccrocher l’interaction. Par ailleurs, une approche en termes de stigmatisation ou de discrimination a le défaut d’accentuer excessivement la passivité de la personne identifiée. S’il est vrai que dans l’ensemble des scènes décrites précédemment, les Juifs orthodoxes ne prennent pas l’initiative de leur catégorisation et se trouvent plutôt catégorisés comme tels par autrui – c’est en tout cas ce qu’ils ressentent –, il n’est pas moins vrai qu’ils exhibent ces signes tout en s’attendant, tacitement, à de telles formes de catégorisation. De nouveau, un tel horizon d’attentes est loin d’être propre aux Juifs orthodoxes. Comme la littérature l’a abondamment montré, les personnes sont rarement surprises lorsqu’elles sont traitées comme des femmes, des Noirs, des musulmans22, et ainsi de suite. Le concept d’attente tacite, dans les marges de la conscience incarnée, est important pour qui veut comprendre les processus de démarcation de frontières et de constitution de Soi. Il y aurait lieu de développer des enquêtes sur des sites et des pratiques d’interaction jusqu’ici peu explorés. De telles études pourraient retracer non seulement les façons dont les gens apprennent à user des catégories d’appartenance spécifiques, mais aussi les façons dont ils apprennent à s’attendre à être identifiés et catégorisés par les autres – par exemple, dans quelles circonstances des femmes s’attendent à être visées comme des objets sexuels ou des migrants africains à se confronter au racisme ordinaire aux États-Unis. À ce titre, la gamme de ces phénomènes pourrait être 21 22 Goffman E., Stigma, op. cit., 1963 ; Link B., Phelan J., « Conceptualizing Stigma », Annual Review of Sociology, 2001, 27, 1, p. 363-385. Amiraux V., Jonker G., « Introduction : Talking about Visibility – Actors, Politics, Forms of Engagement », in Jonker G., Amiraux V. (dir.), Politics of Visibility : Young Muslims in European Public Spaces, New Brunswick, Transaction, 2006, p. 9-20. 75 Du civil au politique. Ethnographies du vivre-ensemble reconstruite, avec, à l’une de ses extrémités, les interactions cordiales qui donnent à voir la communauté ; à l’autre, les interpellations violentes et la formation d’une « double conscience »23. L’ajout d’une dimension phénoménologique à l’étude des identités ethniques ou raciales, de religion ou de genre aide ainsi à développer une compréhension plus nuancée des façons dont les personnes naviguent au cœur de ces processus d’identification de soi et de démarcation de frontières – processus qui sont à la fois présupposés, recouverts par une forme d’inattention, tout en étant tacitement attendus par les membres et en se matérialisant à travers les conduites d’autrui. 23 Le concept de « double conscience », forgé par DuBois dans son étude de l’état d’esprit des Noirs américains au début du siècle, renvoie aux mécanismes cognitifs par lesquels une personne stigmatisée s’habitue à considérer son propre soi essentiellement à partir de la perspective de l’autre, en l’occurrence du Blanc. DuBois W. E. B., The Souls of Black Folk (1903), Oxford, Oxford University Press, 2007. 76