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Marcel Ophuls

2008, Collection Clair et net

Sorti en France en 1971, Le chagrin et la pitié a provoqué un véritable séisme. En mettant en évidence la complexité des rapports entretenus par les Français avec l’occupant, Marcel Ophuls a enterré la vulgate gaulliste et communiste de la résistance généralisée au nazisme qui prévalait jusque-là, y compris chez les historiens. Interdit à la télévision pendant plus de dix ans, ce film a ouvert la voie à une connaissance de l’histoire plus nuancée, plus critique, plus libre. Mais le statut exceptionnel de cette œuvre porte préjudice à son auteur, dont les autres films ne connaissent pas la même notoriété. Citons, outre le portrait du tortionnaire nazi Klaus Barbie Hotel Terminus, récompensé par un Oscar en 1989 et Veillées d’armes, document incontournable sur la guerre de Bosnie réalisé en 1994, Munich ou la paix pour cent ans (1967) sur la crise des Sudètes, A sense of Loss (1972) sur le conflit nord-irlandais et deux films très importants pour comprendre les grands enjeux politiques du XXe siècle : The Memory of Justice (1976) et November Days (1990). Autant de films singuliers, qui travaillent en profondeur le rapport des individus à la responsabilité, à la morale et aux formes de l’histoire. Marqué par l’expérience de l’exil, par la fréquentation des studios d’Hollywood et par son amitié avec François Truffaut, Marcel Ophuls porte avec lui un rapport fertile à l’image et à l’histoire. Par son sens du spectacle et un goût inné pour la démystification, il bouscule à la fois les dogmes du cinéma documentaire et de l’histoire officielle. Son regard porte le double sentiment du patriotisme et de l’errance : derrière sa silhouette se lève toute la culture diasporique des émigrés de 1933, cette conviction aiguë et pleine d’humour de symboliser, bien malgré soi, la mauvaise conscience de son temps.

2 Pour Marion, avec qui le bonheur n’est pas triste… « J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques bons écoliers. » Diderot, Le neveu de Rameau, 1762 3 4 Préface Le remarquable ouvrage de Vincent Lowy – le premier consacré à Marcel Ophuls – vient nous rappeler l’importance de ce réalisateur dans le paysage cinématographique international. Pour beaucoup, en effet, Le chagrin et la pitié fut l’arbre qui cache la forêt, soit neuf longsmétrages, davantage essais filmés que documentaires, de Munich ou la paix pour cent ans (1967) à Veillées d’armes (1994) et autant de réflexions sur l’histoire de notre temps, commencées avec les prémisses de la Seconde guerre mondiale jusqu’au dernier conflit européen dont la Bosnie fut le cadre. Le chagrin et la pitié prit, il est vrai, une dimension exceptionnelle pour une triple raison. Chef d’œuvre d’abord, mais aussi, fait plus rare, date dans l’histoire du cinéma en ce qu’il marquait une révolution esthétique dans le genre qu’il illustrait et enfin film qui devait un pays entier à reconsidérer tout un pan de son passé, vingtcinq ans après les événements évoqués. En ce sens, Marcel Ophuls est un contemporain capital et son œuvre entière précieuse entre toutes pour comprendre l’histoire du monde occidental. Œuvre en mouvement aussi, qui n’a cessé de provoquer et de questionner. Je me souviens encore du choc que provoqua en moi la découverte du Chagrin et la pitié, au cinéma SaintSéverin en avril 1971 et du débat passionné au Masque et la plume où, jeune participant – j’avais à peine trente ans – je me heurtais à Michel Cournot, pourfendeur du film qui n’acceptait pas cette vision de l’Occupation contraire à celle forgée par les Gaullistes et les Communistes au lendemain de la Libération. Marcel Ophuls s’intéressait à des comportements individuels et s’interrogeait sur la mémoire collective, loin du mythe d’une France globalement résistante. Ce refus du manichéisme n’a depuis cessé de troubler ou de heurter. Aujourd’hui encore, Simone Veil peut se vanter dans son livre de mémoires Une vie d’avoir fait interdire Le chagrin et la pitié à la télévision pendant les années soixante-dix sans que cet aveu accompagné de propos diffamatoires entraîne la moindre réaction ! L’ancienne ministre n’a pas compris qu’Ophuls dévoilait certains errements de son pays qu’au nopm d’un amour déçu et des exigences qu’il pouvait avoir envers lui. De même Robert Altman – dont il admire les films – ne fustigeait les Etats-Unis qu’au nom des valeurs auxquelles il les associait et de l’attachement charnel qu’il leur portait. 5 Je fis la connaissance de Marcel Ophuls à l’occasion de The Memory of Justice, en 1975, lorsque Jean-François Revel, alors directeur de la rédaction de l’Express me demande de me rendre à Londres pour l’interroger sur le conflit qui l’opposait à l’un des producteurs de ce film, David Puttnam. Je me souviens d’une journée folle, visionnant sur une table de montage pendant une soirée les quatre heures et quarante minutes d’un film qu’il avait subtilisé à la production, allant dîner ensuite tardivement d’un plat d’huîtres iodées dans un restaurant de Soho pour reprendre des forces, puis terminer la nuit en enregistrant au magnétophone les propos d’un cinéaste luttant avec l’énergie du désespoir pour sauver son film. Rarement ai-je ressenti une telle intelligence au travail chez un metteur en scène en dialoguant avec Ophuls dont le sens de la dialectique, l’humour, la lucidité décapante, la grande culture me rappelaient ma rencontre quelques années plus tôt avec Joseph L. Mankiewicz me parlant du limier dans sa retraite de Willow Pond, Mankiewicz dont Ophuls cite d’ailleurs une scène de son Jules César dans November Days. L’un des nombreux mérites du livre de Vincent Lowy est de savoir évoquer cette configuration intellectuelle qui a donné naissance à tant de films magistraux, la triple appartenance culturelle par exemple, à l’Allemagne, à la France et aux Etats-Unis, dont il maîtrise parfaitement les trois langues et où il a séjourné longuement. Ses liens aussi avec la culture Mitteleuropa, cet humour et ce scepticisme allant de pair avec ses convictions qui lui ont permis de se tenir à l’écart des modes et du dogmatisme. Ophuls fait partie de ces esprits libres, un Simon Leys, un Jean-François Revel, un Bernard Frank, un Jean Clair et avant tout un George Orwell, qui pourrait bien être son modèle pour les réflexions qu’il n’a cessé de mener sur les horreurs du XXe siècle. L’autre référence majeure est bien entendu son père, Max Ophuls, son art de vivre, sa séduction, son goût pour la civilisation viennoise, comme l’ont montré ses adaptations de Zweig et de Schnitzler, mais aussi ses démêlés avec les producteurs qui n’ont pas pu ne pas renforcer l’attitude souvent méfiante de son fils envers le monde du cinéma. Mais de l’influence de ce père à la forte personnalité, Marcel Ophuls a su se détacher en excellant dans un domaine aux antipodes de celui du Plaisir et de Madame de…, en se faisant un prénom. Ophuls père et fils aux talents reconnus de tous sont ainsi devenus un cas unique dans l’histoire du cinéma, deux artistes qui chacun en un quart de siècle, ont marqué le septième art. La vérité, on le voit, est donc dans les détails et il faut savoir gré à Vincent Lowy d’avoir analysé avec de multiples exemples le style d’Ophuls et de mieux nous faire comprendre les 6 raisons de notre admiration pour son cinéma. Le réalisateur a renouvellé la pratique de l’entretien en créant d’une part un climat de sympathie avec certains témoins, permettant un discours plus spontané ou en établissant au contraire avec d’autres un questionnement inverse qui traque les faux-semblants ou la mauvaise foi. Car pour Ophuls comme pour les metteurs en scène qu’il admire – Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Woody Allen – la parole est souveraine, elle est vivante, elle est au cœur de l’art de filmer. Ce refus de l’impartialité, ces parti-pris assumés se retrouvent dans l’utilisation du collage, l’introduction d’extraits de films – de Damsel in distress à La soupe au canard, de Yankee Doodle Dandy à Seuls les anges ont des ailes – qui élargissent le cadre, trop étroit pour lui, du documentaire. Il y a là comme un recours au romanesque – et son œuvre d’ailleurs peut être vue comme une vaste comédie – ou tragédie – humaine, avec ces centaines de personnages. C’est en un sens la réponse du berger à la bergère pour qui dans toute fiction se cache un documentaire. Il était logique aussi que dans ces films polyphoniques, le cinéaste s’impose de plus en plus, devenant un protagoniste à part entière de son récit – par ses souvenirs ou ses engagements présents. On voit combien Marcel Ophuls bouscule ainsi les dogmes d’un genre qu’il a fait considérablement évoluer, ce qui ne saurait surprendre venant d’un homme ennemi des certitudes et comme le dit parfaitement son exégète, « à la recherche perpétuelle d’une vérité introuvable. » 7 8 Avant-propos Le 17 janvier 2007, voici ce que déclarait Simone Veil, membre du Conseil constitutionnel, à l’occasion d’un passage matinal sur la radio France Inter, alors qu’on l’interrogeait au sujet des Justes, ces Français qui ont sauvé des Juifs pendant l’Occupation : « On a mis très longtemps à les reconnaître parce que dans les années soixantedix, un film comme Le chagrin et la pitié par exemple décrivait la France comme une France qui avait été entièrement pétainiste et qui s’était très mal comportée… une France de salauds. Juste après la guerre, il y avait eu une épuration très rapide, lorsque nous sommes rentrés de déportation un an après, cette épuration était déjà pour partie faite, il y avait eu de grands procès et le Général de Gaulle a joué sur la réconciliation de tous les Français. On n’a pas pu parler, personne ne voulait savoir ce qui s’était passé, donc il y a eu une période comme ça. Ensuite, période de réaction, tous les Français avaient été des salauds. Et moi je dois dire que c’est à ce moment-là que j’ai réagi, parce que j’avais vu tellement de gens, pour moi-même, (j’avais pu continuer à faire mes devoirs, qui étaient transmis à mes professeurs qui les corrigeaient, tout le monde savait que j’étais dans Nice, j’ai même pu aller passer mon bachot avec ma carte d’identité, donc sans penser courir de risque de dénonciation) et j’ai trouvé que tout ce qu’on disait, c’était une autre génération qui n’avait pas connu cette époque, et que c’était honteux ! Moi, j’en ai eu honte pour la France, qu’on puisse dire pour les Français qu’ils avaient tous été d’horribles collabos, qu’ils n’avaient rien fait. Et je me suis élevée contre ce film, d’ailleurs à tel point que j’étais à l’époque au conseil d’administration de l’O.R.T.F. et que ce film, Le chagrin et la pitié, on cherchait à le vendre, très cher d’ailleurs, et naturellement, il y a un Conseil d’administration, on en délibère et nous étions très partagés entre nous, et j’ai dit « Moi, je quitterais, parce que j’aurais honte de ça. » D’autant que c’était un film qui était fait non pas pour la télévision mais pour être passé en salles et ils voulaient faire le forcing en disant que la télévision, ce sera mieux. Et en définitive, ça n’a pas été passé, ce qui me vaut évidemment une grande rancune de la part d’un des auteurs. » 9 Derrière ces quelques phrases lâchées sur un ton consensuel se cache un conflit de mémoire décisif, qui a structuré la France de la fin du XXe siècle : le rapport des Français à l’héritage de la Seconde guerre mondiale et de l’Occupation allemande. Le fait qu’une figure éminente du monde politique français, ancienne déportée, considérée par beaucoup comme une conscience morale depuis la légalisation de l’avortement, puisse ainsi légitimer des pratiques de censure officielle sans soulever la moindre protestation de la part des journalistes qui l’interrogent n’est pas le plus important…1 Quelques historiens courageux mais isolés ont dénoncé cette attitude obscurantiste, qui consiste à présenter « comme deux actes contradictoires le fait de rendre un tel hommage aux Justes et celui de dire que des Français sous l’Occupation avaient sombré dans le déshonneur » 2. En revanche, l’idée qu’un cinéaste soit ainsi délibérément et publiquement accusé à la fois de malhonnêteté intellectuelle, d’ignorance et de rapacité appelle des réponses argumentées. Qui est Marcel Ophuls (puisque c’est de lui qu’il s’agit) ? Etat-civil : Hans Marcel Oppenheimer est né le 1er novembre 1927 à Frankfurt-am-Main, en Allemagne ; naturalisé citoyen français en 1938 et citoyen américain en 1950 ; fils de Max Oppenheimer et Hilde Wall ; marié à Régine Ackermann depuis le 21 août 1956, père de trois enfants : Catherine, Danielle et Jeanne. Un coup d’œil dans un ouvrage consacré au film documentaire3, devrait suffire à compléter le tableau. Mais là… On ne trouve pas grand chose : « Marcel Ophuls (Allemagne/France/États-Unis) Né en 1927. Fils du cinéaste Max Ophuls. A réalisé des films de fiction et de nombreuses émissions pour les TV allemande et américaine. 1971 : Le chagrin et la pitié (avec André Harris) ; 1988 : Hotel Terminus ; 1994 : Veillées d’armes » 1 Plus récemment, Simone Veil a continué d’attaquer Le chagrin et la pitié, à l’occasion de la parution de ses mémoires qui ne comportent pas moins de trois pages consacrées au film, cf. Simone VEIL, Une vie, Paris, Editions Stock, 2007, pp. 325-328. 2 Cf. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Gilles MANCERON et Benjamin STORA, La mémoire partisane du Président, Libération, 13/08/2007. 3 Guy GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Paris, Éditions Nathan, 1995, p. 297. 10 Quelques films dépareillés, dont le premier serait coréalisé… Salué à l’étranger comme un auteur de premier plan, récompensé dans toute l’Europe et aux Etats-Unis (un Oscar en 1989), célébré dans la presse internationale4, Marcel Ophuls reste un quasi inconnu en France, où il n’a jamais reçu de récompense significative5. L’importance de son œuvre n’est pas à démontrer : la longue conflagration provoquée par le film Le chagrin et la pitié est à l’origine de remises en cause historiographiques considérables. La force de cette oeuvre nuit incontestablement au cinéaste, qui est devenu avec les années l’homme d’un seul film, d’autant plus injustement que les polémiques l’ont souvent emporté sur l’analyse du contenu lui-même. Par ailleurs, de nombreuses autres réalisations d’Ophuls présentent un intérêt équivalent, sans connaître la notoriété qu’elles méritent, y compris dans le milieu historien. Il est vrai que ses films ont des origines et des statuts très différents : cinéma, télévision, France, RFA, Etats-Unis, enquêtes sur l’actualité, essais historiques, réflexions sur le rôle des médias… Par ailleurs, ils s’inscrivent majoritairement dans une catégorie, le genre documentaire, dans laquelle Ophuls ne se reconnaît absolument pas. Pour toutes sortes de raisons, qui tiennent principalement au fait que son père était un génie du cinéma romanesque, il s’élève même à la moindre occasion contre les dogmes de cette cinéphilie à part, un peu austère et élitiste. Cette méprise fondamentale masque la cohérence profonde de son œuvre, qui échappe tout autant au public qu’à une grosse partie des historiens. Le nom de Marcel Ophuls reste attaché à des contresens permanents, à l’aura sulfureuse d’un film unique, aux heures honteuses de la mémoire française. Il faut pourtant redécouvrir son parcours singulier, pour comprendre une pensée qui travaille en profondeur le rapport de l’individu à la responsabilité. Une œuvre qui s’est peu à peu constituée en philosophie morale et politique, préférant l’idée de justice à celle de jugement et la connaissance du présent aux formes de la mémoire. 4 Pour ne prendre qu’un exemple, trois films de Marcel Ophuls figurent dans le guide de référence The New York Times Guide to the Best 1,000 Movies Ever Made, de Vincent Canby et Janet Maslin, édité par Peter M. Nichols (Times Books/Random House, 1999) : Le chagrin et la pitié, The Memory of Justice et Hotel Terminus : The Life and Times of Klaus Barbie. 5 Faut-il citer une nomination aux Césars en 1995, statuette attribuée au photographe Raymond Depardon pour Délits flagrants (1994), lequel en avait déjà obtenu pour Reporters (1981) et New York N.Y. (1986) ? Ou le prix Fédération internationale de la presse cinématographique décerné à Cannes en 1988 par des critiques… internationaux ? 11 Car il faut bien comprendre qu’à travers la légitime reconnaissance des Justes, ce qui est attaqué par Simone Veil dans l’extrait cité plus haut, c’est dans une perspective mémorielle, toute forme de libre examen par le cinéma 6. N’oublions pas que le film engagé a germé dans la France pré-Nouvelle vague, parallèlement à l’apparition de la notion d’auteur, qu’il a culminé avec les mouvements de mai 68 et s’est épanoui (autant qu’il était possible de le faire) sur les écrans des années soixante-dix : film militant, film de contre-histoire, film féministe… Il est vraisemblable que cette condamnation du Chagrin et la pitié par Simone Veil, régulièrement resservie depuis trente ans mais jamais avec autant d’éclat, est à mettre en relation avec les discours tenus pendant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy au printemps 2007, discours destinés à réunifier droite et extrême-droite par des appels retentissants à condamner l’idée de repentance et à liquider l’héritage de 68. Il est vrai qu’on ne peut séparer Le chagrin et la pitié des profondes remises en cause suscitées par le mouvement de mai. Si Ophuls lui-même n’a jamais été lié à aucun collectif constitué à cette occasion et si la préparation du film a commencé avant le mouvement, le cinéaste fait partie des réalisateurs licenciés par l’O.R.T.F. à la suite des grandes grèves dans l’audiovisuel public. Et sa mise en évidence de la passivité d’une majorité de Français pendant l’Occupation allemande, qui paraissait naturelle il y a encore quelques années, semble désormais suspecte, frappée de parti pris. Avec l’unique célébration des Justes, on en revient d’une certaine façon à la vision édulcorée et consensuelle de l’histoire qui dominait dans les années soixante, fondée sur les standards de l’héroïsme et augmenté de la seule culture victimaire apparue avec l’institutionnalisation de la Shoah. Et ce n’est là qu’un des multiples symptômes du recul de la pensée critique qui s’impose à nous en ce début de siècle. Les films de Marcel Ophuls, qui véhiculent avec eux l’humour libertaire et anarchisant des exilés de l’Allemagne de Weimar comme des protestataires de la contre-culture et des barricades de mai, ne semblent plus de saison. L’œuvre d’Ophuls marque un moment décisif de l’évolution du regard sur le passé. Il est urgent de redécouvrir ses films, de les mettre en perspective avec la grande cassure que constitue dans l’histoire récente la modernité de regard des années soixante et le puissant retour de flamme conservateur qui lui succède. Pour cela, il faut comprendre cette oeuvre dans sa globalité, en liaison avec les nouveaux vocabulaires de la télévision des années soixante, avec la culture du film classique hollywoodien, avec également l’héritage de Max 6 Le même genre d’esprit inquisiteur a marqué les attaques récentes de l’historien François Garçon contre le cinéaste Hubert Sauper, au sujet du film Le cauchemar de Darwin (2005). 12 Ophuls. Car c’est dans l’Allemagne de Weimar qu’il faut chercher les origines du style et de la méthode de Marcel Ophuls. Si ses films constituent au final une réflexion intense sur la notion de démocratie, c’est aussi parce qu’ils réfléchissent la splendeur de l’Allemagne de Thomas Mann, de Kurt Weill ou de Max Reinhardt. Cette Allemagne où le mot était une arme reste sa boussole intellectuelle – ce qui explique certainement que ses films soient si fréquemment consacrés au phénomène nazi. Il importe toutefois de ne pas limiter l’analyse des films d’Ophuls, comme c’est souvent le cas, à l’évocation du national-socialisme, aux répercussions du Chagrin et la pitié et à la chronique de l’Occupation. Si la période nazie est pour lui le paradigme du glissement de la civilisation vers la barbarie, c’est parce que sa formation personnelle est avant tout le fruit empoisonné de cette expérience. Cette œuvre s’est construite sur de multiples cassures, qui constituent autant de faux départs. La mort prématurée de Max Ophuls, le 25 mars 1957 à Hambourg, n’est pas la moindre d’entre elles. Le fils reprend par commodité le pseudonyme du père, après avoir travaillé plusieurs années dans l’audiovisuel allemand sous le nom de Marcel Wall. Puis il réalise en France trois films romanesques qui montrent une recherche de style qui s’épuise graduellement : la partie allemande de L’amour à vingt ans (1962), Peau de banane (1963) et Feu à volonté (1965). Au milieu des années soixante, Ophuls rentre à l’O.R.T.F. et abandonne par nécessité le statut de réalisateur de fiction. Nouvelle cassure : elle marque l’installation du cinéaste dans une carrière erratique, douloureuse, entravée par des difficultés incessantes. Au final, son œuvre en tire une forme d’inachèvement, que renforce la nature systématiquement conflictuelle de ses conditions de production. Car l’homme est irascible. Le mauvais caractère, les caprices, les colères permanentes du personnage ont certainement joué un rôle dans son isolement progressif. Mais le Panthéon du cinéma est peuplé de caractères ombrageux. Et cela ne saurait expliquer à soi seul l’ostracisme qu’a eu à subir Marcel Ophuls pendant toute sa vie professionnelle, à partir du moment où il a été écarté par les producteurs français (pour qui depuis Lola Montes, le nom d’Ophuls était bonnement et simplement synonyme de banqueroute7) – puis par le pouvoir politique qui détenait alors les moyens de production télévisée. Mais la question de la censure 7 Voir à ce sujet une remarque de Claude Pinoteau, assistant de Marcel Ophuls sur Peau de banane, qui évoque dans un ouvrage récent le fait que le producteur Paul-Edmond Decharme « estimait l’immense talent du père mais redoutait que son fils ait également hérité des dépassements célèbres et ruineux de Max Ophuls ». Pinoteau ajoute : « Il n’en fut rien et le film fut un grand succès. » Cf. Claude PINOTEAU, Merci la vie ! aventures cinématographiques, Paris, Le Cherche Midi, 2005, p. 159. 13 n’est pas forcément la plus pertinente à son sujet. Ce qui importe, c’est le sentiment d’un exil permanent, la spécificité d’une pensée critique, en rupture perpétuelle avec le milieu dans lequel elle s’exprime, sans être pour autant une pensée radicale ou simplement contestataire. Son cinéma est consacré à la mise en cause des mécanismes défaillants de la démocratie. De Munich 1938 ou la paix pour cent ans (1967) à Veillées d’armes (1994), l’œuvre de Marcel Ophuls constitue, pour reprendre les mots de Marc Bloch dans L’étrange défaite, « l’examen de conscience d’un Français ». Le rapprochement avec Bloch n’est pas fortuit : contrairement à ce que laissent croire les commentaires plus ou moins calomnieux sur Le chagrin et la pitié, le rapport d’Ophuls à l’histoire de la France (mais aussi des Etats-Unis, son autre patrie d’adoption) est précisément un rapport patriote critique, construit sur une exigence incandescente et souvent déçue. Le patriotisme du Chagrin et la pitié est probablement ce qui a échappé aux spectateurs de l’époque et à ceux qui persistent à ne voir dans le film qu’une charge habile contre les mythes de la Résistance et les silences de l’après-guerre. Le chagrin et la pitié est l’Etrange défaite d’Ophuls, c’est à dire à la fois une autopsie et un acte de foi. Reprenons ici la belle formule de l’avocat Léon-Maurice Nordmann (fusillé au Mont Valérien) rapportée une fois par Robert Badinter au sujet des Juifs et de la France : c’est l’histoire d’un amour qui a mal tourné8. L’œuvre de Marcel Ophuls est une réflexion sur la condition nationale en forme d’amour déçu. 8 Cf. Robert BADINTER, Un antisémitisme ordinaire, 1997, Paris, Editions Fayard, p. 18. 14 Chapitre 1 Une France de salauds « Ainsi me suis-je, comme beaucoup d’autres, heurté à ces questions en cet été 40 qui, par une ironie du sort, fut somptueux, éclatant de soleil, de fleurs, de joie de vivre… Nous, les vaincus, sur le chemin injuste d’une captivité ouverte d’un seul coup, nous étions la France perdue, comme la poussière que le vent arrache à un tas de sable. La vraie France, la France en réserve, la France profonde restait derrière nous, elle survivait, elle a survécu. Et si les hommes n’usent pas demain de leur force diabolique de destruction, elle survivra à nos inquiétudes, à nos existences, à une histoire dramatiquement saturée par l’événementiel, une histoire dangereuse, dansant chaque jour devant nos yeux comme le feu, clinquante, angoissante, mais qui passe… Depuis cette époque déjà lointaine, je n’ai cessé de penser à une France en profondeur, comme enfouie en elle-même, qui coule selon les pentes propres de son histoire séculaire, condamnée à se continuer vaille que vaille. » Fernand Braudel, L’identité de la France, 1986 15 16 Max Ophuls raconte son départ d’Allemagne, sur les chapeaux de roue, au moment même de la sortie triomphale de Liebelei 9: « Sur le chemin du Bahnhof-am-Zoo, dans ma petite DKW, nous devions passer, ma femme, mon fils, les deux valises et moi, devant l’Atrium-Palast. Du haut de la façade, de grandes lettres lumineuses annonçaient : Liebelei, ein film von Max Ophuls. Je me tournai vers Hilde et vers notre tout petit gosse, assis sur ses genoux : « Regardez, regardez bien ! Ouvrez les yeux. C’est sans doute la dernière fois que nous verrons cela. » Serrés les uns contre les autres dans le « bidet déchaîné », les cheveux au vent, nous fîmes alors un tour d’honneur de ce grand cinéma, puis un deuxième, puis un troisième. Il faisait froid ! » Marcel Ophuls ajoute une note à cet endroit dans l’édition la plus récente des mémoires de son père 10: « J’avais cinq ans et c’est effectivement une des rares images du Berlin de mon enfance qui reste encore gravée dans ma mémoire. » Toute l’histoire des Ophuls paraît concentrée dans ces quelques tours de voiture, dans ce froid glacial de l’hiver berlinois de 1933, par cette lucidité désespérée, par ce sentiment d’urgence dans la fuite et ce sens discret de la dérision. Cette petite voiture qui tourne en vrombissant autour d’un cinéma de Berlin avant d’être abandonnée au profit du train de Paris, c’est la forme même de notre histoire. Celle d’un enfant qui est arraché brutalement à la perfection du monde (l’Allemagne de Liebelei et de Menschen am Sonntag) et se voit propulsé dans une errance sans fin… Vous avez dit Rosebud ? Cette scène primitive aura de nombreux échos dans la vie et les films de Marcel Ophuls. A commencer par cette ouverture de son film Veillées d’armes, qui occasionne, par l’alchimie du montage alterné entre archives et prises du vues actuelles, un savoureux chassé-croisé temporel entre le train des vedettes du cinéma de l’Occupation qui partent visiter les studios allemands à l’invitation de Goebbels et notre personnage, cinéaste ébouriffant en route pour Sarajevo assiégée, en route pour la guerre et le passé, en route pour l’Allemagne lui aussi. 9 Max OPHULS, Souvenirs, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, Cinémathèque française, 2002, p. 152. 10 Idem. 17 Mais symboliquement, la véritable répétition de la fuite de Berlin a lieu en avril 1971, lorsque les files d’attente s’allongent devant le petit cinéma de la rue Saint-Séverin, qui présente en exclusivité Le chagrin et la pitié. Marcel Ophuls raconte 11: « Le 5 avril 1971, Le chagrin et la pitié sortait au Studio Saint-Séverin, un petit cinéma de la rive gauche, à Paris. (…) Je me souviens qu’il faisait un temps gris et maussade ce jour-là. (…) Dans la petite salle de cinéma, éparpillées parmi les rangées de fauteuils vides, il devait bien y avoir une dizaine de personnes, dont un vieux monsieur en imperméable, qui semblait rescapé directement d’un cinéma porno. (…) A l’entracte, vers midi, le souffle court et le cœur serré, j’allai prendre un peu l’air devant le cinéma. Ce fut pour découvrir que la petite rue SaintSéverin était noire de monde. On faisait déjà la queue pour la séance de deux heures et demie. (…) Dans les semaines qui suivirent, le Saint-Séverin refusait régulièrement cinq cents personnes par jour. (…) Le 28 avril 1971, mon film sortit au Paramount Elysées, puis pendant plus d’un an dans un nombre impressionnant de salles parisiennes, avant d’être projeté pendant 15 mois à New York, et d’être montré à Genève, à Stockholm, à Los Angeles, à Boston, à Amsterdam.» Et dans ce cas, l’exil n’accompagne pas le succès comme en 1933, il le précède : dès la fin 1968, après les purges qui ont suivi dans l’audiovisuel les mouvements du mois de mai, Marcel Ophuls a été contraint d’aller travailler en RFA. « Ce maudit film… » : l’expression revient volontiers dans la bouche du cinéaste lorsqu’il évoque Le chagrin et la pitié. Il n’y a pas là qu’une façon de parler. Ce film est à la fois la conséquence et la cause de ses ennuis, c’est en même temps la borne en granit de son cinéma, sa pierre angulaire - et son seul grand succès public international. Ce film n’a pas seulement marqué son époque par le regard démystificateur qu’il porte sur ce que l’on avait alors l’habitude d’appeler les « années noires ». Il a également impulsé un nouveau souffle dans le cinéma documentaire, il a inauguré une technique nouvelle de récit filmé, beaucoup imitée par la suite : un mélange d’interviews et d’enquête sur le terrain, des archives pertinentes et plutôt peu nombreuses, un commentaire cursif et ironique, des illustrations sonores et visuelles choisies avec humour et finesse. 11 Marcel OPHULS, Le chagrin et la Pitié, Paris, Éditions Alain Moreau, 1980, pp. 11-14. 18 Il n’est pas facile de situer dans l’œuvre d’Ophuls la naissance de ce style si particulier. On aurait du mal à trouver dans L’amour à vingt ans (malgré la dimension autobiographique du sketch qu’il réalise) ou Feu à volonté des traces de cette écriture en devenir. Regardons plutôt du côté de cette première tentative documentaire que constitue Le talent du bonheur (1960) : il s’agit d’un exercice de style plein de charme consacré au peintre Henri Matisse, assorti d’un commentaire original de Max-Pol Fouchet. A plusieurs titres, il s’agit du seul film de Marcel Ophuls dont on puisse dire qu’il est marqué par l’influence du cinéma de son père. Une forme de gaieté un peu mélancolique, l’atmosphère montmartroise des années folles, la présence d’ombres portées et de délicats mouvements de caméra montre que le fils de Max Ophuls ne s’est alors pas encore affranchi du modèle paternel ou tout au moins qu’il s’inscrit dans ses pas - ou peut-être veut-il lui rendre hommage… En tous cas, ce court-métrage est beaucoup plus proche de l’œuvre du père que de ce que sera celle du fils. Mais regardons de plus près l’ouverture du film : Ophuls filme en coloriste le marché aux fleurs de Nice, avec en fond sonore le naturel des conversations des marchandes et des clientes. Puis la voix de Jeanne Moreau introduit le sujet du film, alors que la musique de Joseph Kosma monte d’un coup : « Un marché aux fleurs dans une ville du midi, c’est une palette sous le soleil, la nature y vient faire ses provisions de couleur ; c’est ce que voyait chaque matin de son balcon de Nice un homme fou de couleurs : Henri Matisse. Et pourtant comme tant d’autres assoiffés de lumière, le peintre Matisse naquit dans le nord.» D’un coup, nous somme projetés dans l’univers charbonneux d’un village perdu dans le bocage 12. Le commentaire continue : « Son enfance, il la vécut parmi les ombres bleues de cette boutique de Bohain en Vermandois où son père tenait commerce de grainetier ; peut-être peut-on y visiter son premier atelier ? Allons nous renseigner… 12 Cette opposition avec les couleurs criardes de Nice rappelle la partie flamande de Lust for Life (1956), l’adaptation de la vie de Vincent van Gogh par Vincente Minnelli… 19 En caméra subjective, nous rentrons dans une boutique. Gros plans sur les accessoires du grainetier : pots, mesures, balances, chat qui ronronne. Et nous entendons les résultats - peu concluants - de notre enquête par l’intermédiaire d’une fausse interview : « - Les Matisse ? En effet, c’étaient les ancien propriétaires, ça fait longtemps qu’ils sont tous partis morts et enterrés…(les conversations d’usage prennent le relais) - Denise occupe toi de Monsieur Mahut, un litre de maïs, vous prendrez bien de l’avoine aussi, hein monsieur Mahut ? - Oh par ce temps, les poules touchent à peine au grain… (puis, nous entrons dans une sorte de remise encombrée et obscure) - Par ici, attention à la marche, je vous préviens ça nous sert de débarras, y’a des caisses partout. Vous savez les Matisse, c’était des gens comme nous, travailleurs, sérieux, pas du tout le genre artiste, quoi ! Voilà l’atelier d’Henri, c’était ici… Ce naturalisme, ce sens du détail gouailleur, cette volonté de rendre vivante la narration, de briser l’académisme du sujet et d’inviter le spectateur à enquêter : inattendues dans ce contexte, toutes ces qualités annoncent déjà en filigrane le grand chambardement stylistique que constitue l’œuvre du cinéaste par la suite. Peu de temps après, Ophuls laisse éclater dans Peau de banane son goût pour la comédie américaine et les chassés-croisés rocambolesques. Comme L’amour à vingt ans, ce film a été réalisé grâce à l’aide de François Truffaut 13, qu’Ophuls avait rencontré par l’intermédiaire de son père et qui est resté jusqu’à sa mort un des ses plus fidèles amis. Peau de banane est tiré d’un roman de Charles Williams intitulé Nothing in her way et raconte les turpitudes de deux anciens amants, Cathy et Michel, qui escroquent ensemble toute une série de notables pompeux, en essayant en permanence de ne pas se faire doubler, y compris l’un par l’autre. Le rythme trépidant, les dialogues à la mitraillette et les rebondissements incessants tranchent avec le style de la Nouvelle vague, qui s’est construit sur une sorte de dépouillement intellectualisant : ici, Ophuls lorgne du côté de la grande comédie hollywoodienne de l’âge d’or, des films d’Howard Hawks et de Lubitsch, de Trouble in Paradise ou de His Girl Friday. Du cinéma de 1963, il ne garde que deux grandes vedettes, Jean-Paul Belmondo et 13 Cf. François TRUFFAUT, Correspondance, Éditions Hatier, 1988, pp. 188-189. 20 Jeanne Moreau, qui semblent parodier Cary Grant et Katharine Hepburn. Par sa bonne humeur communicative, Ophuls cherche une double rupture : avec l’œuvre sublime mais écrasante de son père ; avec le cinéma policier français de l’époque, qui évolue vers la franchouillardise (tendance Audiard) ou le film noir stylisé et sentencieux (tendance Melville). Cette modernité n’échappe pas à la critique, qui est globalement très favorable – et au public qui a offert au film un succès plus qu’important. Dans la filmographie du cinéaste, cette Peau de banane, agrémentée d’une plaisante et résiduelle Lubitsch Touch, ne manque pas de saveur… Mais le véritable acte de naissance du style de Marcel Ophuls n’aura pas lieu sur grand écran. L’O.R.T.F. est un peu une punition, après l’échec de Feu à volonté, pesante variation autour du personnage de Lemmy Caution qui n’a connu aucun succès. Ophuls travaille pour le magazine Zoom, produit entre décembre 1965 et mai 1968 par André Harris et Alain de Sédouy, deux producteurs indépendants rattachés à la deuxième chaîne de la télévision publique. Tout en oeuvrant occasionnellement sur l’émission 16 millions de jeunes, Marcel Ophuls réalisait pour Zoom des sujets qui venaient alimenter des débats enfumés, portant de préférence sur des sujets polémiques, comme la drogue, la guerre du Vietnam, la prison ou l’éducation sexuelle. Certains de ces sujets ont marqué les esprits, comme Le réveil allemand, dans l’émission du 29 novembre 1966, consacré à la résurgence du nationalisme lors d’élections en Bavière, ou encore Les universités et la culture, dans l’émission du 14 novembre 1967 (coréalisée par Bernard Bouthier), un portrait décapant du système universitaire français, comportant entre autres un cours mémorable de Jean Guitton en Sorbonne et une confrontation entre étudiants de l’UNEF et professeurs à Nanterre. Des passages assez poétiques et émouvants (la lecture d’une lettre d’un étudiant qui demande au doyen l’ouverture d’une antenne du planning familial dans son université) alternent avec une charge féroce contre l’académisme mandarinal, le divorce et l’incommunicabilité qui marquent alors les relations étudiants-professeurs. A l’occasion de ce tournage, Ophuls repère un jeune rouquin de vingt-deux ans, dont la bonhomie tranche avec la raideur des leaders de l’UNEF : Daniel Cohn-Bendit. C’est même lui qui a servi de cicérone à l’équipe de Zoom sur le campus et a participé au choix des enseignants qui témoignent (qui semblent en effet avoir été sélectionnés avec un certain mauvais esprit). Malheureusement, le jeune étudiant était absent les jours de tournage et n’apparaît à aucun moment à l’écran. Pour montrer la cassure très nette entre les vieilles barbes et la jeune génération, Ophuls et Bouthier filment l’ennui et les ricanements qui parcourent les travées des amphithéâtres, 21 pendant des conférences soporifiques données à Paris et Nanterre. Les questions du logement, de l’orientation, du coût des livres, de la sélection mais aussi de la sexualité, sont clairement posées. Les cinéphiles retiendront une des nombreuses remontrances de Marcel Durry, doyen de la faculté des lettres de Paris : « Ce que je crains, c’est que l’étudiant se nourrisse mal pour pouvoir aller au cinéma et là, c’est très préjudiciable à sa santé… » L’irrévérencieux esprit de mai soufflait déjà sur la deuxième chaîne, ce soir de novembre 1967. Munich 1938 ou la paix pour cent ans (1967) Mais cette année-là, les chaînes françaises font dans l’introspection historique. A la réussite incontestée de la série de Jean Chérasse Présence du passé, avec notamment La prise de pouvoir par Louis XIV de Roberto Rossellini quelques mois auparavant, s’ajoute depuis le début de l’année la diffusion de la série de dix films Histoire de votre temps, une rétrospective réalisée par Roger Stéphane et Roland Darbois. Cette série, dont la diffusion a été scandée par des protestations de tous bords, retrace l’histoire de la France depuis la Libération, avec linéarité et didactisme, faisant preuve d’une grande clairvoyance sur des événements récents et sensibles, mais aussi d’une grande soumission à l’historiographie gaulliste, qui fait alors office de modèle unique. Claude Contamine qui dirige alors l’O.R.T.F. demande à André Harris « de faire des soirées historiques…». Le sujet de l’accord de Munich surgit dans la conversation. Lorsque Harris transmet à Marcel Ophuls cette proposition de Contamine, celui-ci s’écrie : « La ville ou la conférence ? » Le cinéaste conçoit cette émission sur le modèle de sujets réalisés pour Zoom, en opposition avec le style figé de la série de Roger Stéphane et Roland Darbois - mais avec une possibilité nouvelle de travailler dans la longueur (les sujets de Zoom dépassaient rarement la demi-heure). Ces deux soirées peuvent permettre de pratiquer une véritable analyse du sujet, en abordant tous ses aspects, y compris les plus gênants, sans renoncer au style « coup de poing » qui a fait le succès de Zoom. Evoquant quelques années plus tard cette période, André Harris confie d’ailleurs au magazine Téléciné 14: 14 Cité par Isabelle VEYRAT-MASSON, Quand la télévision explore le temps, l’histoire au petit écran, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000, p. 199. 22 « C’était une époque où nous étions agacés les uns et les autres, par l’aspect linéaire et totalement irréel des émissions et des films historiques, par cette conception qui consiste à accrocher l’histoire sur le mur avec un clou, comme un papillon, en conviant les gens à la regarder. » Ophuls évoque de même l’état d’esprit des auteurs de l’émission, en la plaçant aux origines de la réalisation du Chagrin et la pitié 15: « Ce premier film, qui devait être le précurseur de toute une série d'émissions historiques à caractère essentiellement démystificateur, André Harris l'avait voulu surtout, je crois, pour faire opposition et livrer une alternative à ce déferlement d'autosatisfaction qui nous semblait dominer les antennes nationales et déterminer le contenu de ce qui se faisait en la matière. Comme si souvent, dans le domaine de la communication et de la création, l'élan avait été donné par un réflexe d'opposition à ce que nous considérions être fait autour de nous.» Ophuls se lance sans véritable enthousiasme à la conquête de ce sujet qui somnole sur les étagères poussiéreuses du refoulé historique. Son expérience du cinéma de fiction et l’acuité de son regard sur l’actualité donnent à cette émission une importance considérable, aussi bien dans la chronologie de l’histoire télévisuelle que dans la mémoire de la grande crise européenne. Dans la carrière d’Ophuls, cette émission marque également un tournant : Munich 1938 ou la paix pour cent ans inaugure les grands travaux historiques du cinéaste, elle introduit l’ensemble des figures de style qui caractérisent son oeuvre, soulève le voile d’une période (la Seconde Guerre mondiale et ses répercussions) et les arguments d’un discours (la résistance à l’oppression et l’écriture de l’histoire) qui deviendront pour lui un terrain d’introspection permanente. D’une durée totale de 172 minutes, le film d’Ophuls se divise en deux grandes parties. Elles ont été respectivement diffusées les 2 et 16 septembre 1967 sur la deuxième chaîne et sont intitulées La faiblesse des bons et La malice des méchants. Ces deux titres sont tirés d’une citation des mémoires de Winston Churchill, lue par son fils Randolph au tout début du film : 15 Marcel OPHULS, op. cit., p. 17. 23 « Ayant vécu et ayant agi à cette époque, il est de mon propos de montrer comment aurait pu être évitée la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, combien la malice des méchants se fortifia de la faiblesse des bons. » La première partie évoque en détail le déroulement de la crise des Sudètes et se termine avec le départ de Daladier pour Munich. La seconde partie retrace les circonstances de la conférence de Munich et décrit ses conséquences. Ophuls a bénéficié des témoignages d’acteurs et de témoins essentiels de la crise et les interviews qui ponctuent le film ont une importance structurante. Ces entretiens sont conduits par Ophuls, Joseph Pasteur et Jacques-Olivier Chatard. Un rapide décompte montre que les témoins français dominent le film (8 témoins), suivis des témoins allemands (6 témoins) et anglais (4 témoins). Il n’y a que deux témoins tchèques. L’importance du nombre de témoins allemands ou pro-allemands montre qu’Ophuls, contrairement à la majeure partie des journalistes de télévision, donne la parole aux méchants tout autant, sinon plus, qu’aux bons. C’est d’ailleurs cette dimension rééquilibrante entre différents camps qui donnera par la suite à la plupart de ses enquêtes leur piquant et leur justesse. Une recherche historique particulièrement solide structure le film, elle est due à l’historien Pierre Miquel. Le film est essentiellement composé d’entretiens, laissant aux images d’archives et d’actualité une fonction illustrative ou de liaison entre les séquences. La fluidité du film est soutenue de bout en bout par la confrontation des interviews et la segmentation du récit n’est apparente que dans la dernière demi-heure, constituée d’annexes chapitrées par des cartons à l’écran (ce qui donne d’ailleurs à la fin du film une facture un peu décousue). Ophuls bénéficie de nombreux récits de première main. Le plus difficile à obtenir a naturellement été celui d’Edouard Daladier, seul membre de la conférence à avoir survécu à la guerre. Pierre Miquel était très proche de l’ancien Président du conseil et a mis des semaines à le convaincre de témoigner. Marcel Ophuls raconte 16 : « Daladier habitait avec sa femme au rez-de-chaussée d’un immeuble appartenant à son ancienne maîtresse. Un jour, en nous raccompagnant Pierre et moi, il nous a dit avec tristesse : « Pourquoi voulez-vous que je témoigne dans votre émissiong ? Si j’acceptais, ou bieng je passerais pour un salaud, ou bieng je 16 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. 24 passerais pour un cong… » Au bout de trois mois, il a quand même accepté. Je crois que nous l’avons eu à l’usure. » Le témoignage de Daladier est capital dans la mesure où, seul survivant des quatre leaders, c’est le seul à pouvoir relater les détails de l’intérieur de la rencontre. Il décrit abondamment les chefs fascistes, avec des détails très précis : « Et puis est arrivée une petite cohorte d’officiers italiens (…) et enfin Mussolini, qui arrivait comme s’il allait passer une revue, avec ses gros yeux noirs qui tenaient à tout enregistrer, ses mains tendues, un homme jovial donnant l’impression de se considérer comme un grand personnage. S’est alors avancé un homme blême, le traits tirés, vêtu d’une vareuse kaki comme un homme du peuple pouvait les porter, sans décorations, une vareuse tombant sur un long pantalon noir et retenue (sic) par des chaussettes noires assez usagées. Dans la foule il n’aurait pas attiré mon attention, sauf peut-être cette mèche épaisse qui lui barre le front et ses gros yeux d’un bleu sombre qui se révulsaient lorsqu’il est venu la main tendue pour m’accueillir. Ce que je peux dire c’est que cet homme avait des dons de ruse et d’astuce peut-être plus étonnants que ses violences. » Daladier ne décrit pas les mécanismes politiques de la conférence mais donne une série de détails totalement anodins, reléguant sa responsabilité (l’infiniment grand) au profit d’éléments secondaires (l’infiniment petit). Dans ce cas précis, c’est le caractère volontairement anecdotique du témoignage qui devient signifiant et non son contenu. Pour ce qui relève des méthodes d’interview, il est évident qu’Ophuls oriente ses interventions. Lorsqu’il demande à un certain Monsieur May, ancien chef des Corps francs en 1938, s’il a été nazi, celui-ci lui répond qu’après l’annexion des Sudètes, tous les nouveaux Allemands ont été mécaniquement inscrits au NSDAP. Ophuls lui demande alors : « Alors vous étiez nazi à contrecœur ? » avec une fausse candeur qui deviendra sa signature. Pasteur et Chatard limitent quant à eux leurs interventions au strict minimum. Dès ce premier film, Marcel Ophuls se distingue donc par sa faculté à investir l’interview des témoins, à construire une relation de provocation (qui peut être réciproque) avec son interlocuteur et qui deviendra avec les années une de ses marques de fabrique. Contrairement aux journalistes officiels, il se contente d’être lui-même et de jouer le jeu de la discussion à bâtons rompus, en évitant la componction alors conforme à ce type d’échanges. Cette posture donne au sujet 25 interviewé toute latitude de réaction et dans le film, certains témoins, comme le traducteur d’Hitler Schmidt, s’en accommodent tout à fait. Au montage, la subjectivité du cinéaste intervient tout autant : Ophuls confronte alors les propos recueillis et les insère les uns à la suite des autres, créant ainsi une continuité qui renforce ou désamorce telle ou telle relation. Ainsi, lorsqu’Erich Kordt, ancien chef de cabinet de Joachim von Ribbentrop, démontre en détail qu’Hitler a lancé la construction de la ligne Siegfried en mai 1938, qu’elle était à peine entamée en septembre et qu’à ce moment-là, les barrages mis en chantier auraient constitué une grave entrave au déploiement des opérations militaires allemandes. Georges Bonnet apparaît alors et déclare benoîtement : « En 1936, (Hitler) fait une ligne Siegfried devant nos frontières, ligne considérée comme infranchissable par nos éléments militaires. Ensuite il annexe l’Autriche, là aussi, il n’a pas le droit, c’est contraire à ses engagements. (…) Lorsque j’arrive au ministère en 1938, nos armements sont au plus bas et c’est le moment où l’on nous demande de faire la guerre. » Ce mensonge de Bonnet a été préparé par l’intervention de Kordt (dont le ton de grand hobereau tranche avec l’allure cafouilleuse de l’ancien ministre français) et Ophuls n’a plus qu’à faire tomber ce mensonge face au spectateur, comme un fruit mûr. Insérés sans précaution dans une autre continuité, les propos de Bonnet auraient facilement pu être pris pour argent comptant. Dans le système d’Ophuls, l’interview devient alors une arme contre celui-là même qui a cru se mettre en valeur, sans savoir ce que les autres témoins affirment. Dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, c’est Georges Bonnet qui fait principalement les frais de cette méthode et de différentes manières. Georges Bonnet représente le type même de ces témoins qui échappent à toutes les mises en cause, par une habileté dialectique à laquelle s’ajoute une stupéfiante capacité de mentir avec décontraction. Mais Ophuls désamorce systématiquement l’efficacité défensive du discours de Bonnet, principalement par le montage. Ophuls insère des plans de coupe dans le flot continu du discours de l’ancien ministre. Ils peuvent n’avoir qu’une valeur indicative, lorsque pour illustrer la vanité du personnage, Ophuls montre les nombreux bustes et tableaux qui décorent l’appartement de l’ex-ministre et qui n’ont qu’un seul sujet : Georges Bonnet lui-même. Ces 26 plans de coupe peuvent aussi contredire les propos tenus, comme lorsque Bonnet déclare avec aplomb au milieu du film : « Ce qui est certain, vous n’avez qu’à regarder les photographies de cette époque, vous verrez, ces photographies sont nombreuses, que nous avons un visage extrêmement triste et tendu, que nous ne sommes pas souriants, mais graves et inquiets. » Ophuls a beau jeu d’insérer en banc-titre sur la dernière partie de cette affirmation une photo qui montre Daladier et Bonnet au Bourget prendre place dans leur voiture officielle, un immense sourire auréolant le visage du ministre des Affaires étrangères. Un zoom avant sur le Bonnet hilare du 30 septembre dénonce encore davantage le mensonge ainsi mis en évidence. Ce type d’effets est très bien analysé par Annette Insdorf dans son excellent article sur The memory of Justice 17: « Pour Ophuls, toute opinion est partiale. Sa façon de couper un plan procède souvent d’une technique de mise en échec, car il oppose immédiatement à une déclaration un témoignage ou des images prouvant son contraire. » Ophuls peut également placer des propos anodins à un endroit stratégique du film, pour leur donner un rôle dévastateur qu’ils n’auraient pas à une autre place. C’est le cas des détails que donne Daladier sur les chaussettes d’Hitler. C’est aussi le cas des propos suivants, qui concluent le film, tenus par Georges Bonnet : « Et bien voici des photographies qui sont pleines d’intérêt et de souvenirs pour moi, par exemple celle-ci, où je suis à la conférence de Lausanne, avec Herriot et MacDonald, et où je vois Chamberlain, von Papen… Celle-là où je sors de l’Elysée, avec Daladier et Paul Reynaud… Celle-là encore où je visite l’exposition de 1937 avec Madame Roosevelt, celle-là également où je suis au terrain d’aviation, en train de partir pour Londres où nous devons rencontrer les ministres anglais… Toutes ces photographies évoquent pour moi des souvenirs qui sont, en général, très agréables. » 17 Annette INSDORF, L'Holocauste à l'écran, CinémAction, n° 32, mai 1985, p. 178. 27 La légèreté mondaine dont fait ici preuve Bonnet tranche avec les commentaires graves qui marquent la dernière partie du film, relative aux conséquences de l’accord du 30 septembre. En particulier, ce témoignage du Docteur Wehle, qui met en perspective les répercussions de la conférence de Munich, quelques minutes avant la conclusion involontaire de Bonnet : « [En tant que juif, tchèque, et membre du parti communiste], je pense que Munich, c’était un grand malheur. Non un malheur, mais un crime, non seulement contre la Tchécoslovaquie mais contre toute l’Europe. Parce que je pense que sans Munich, Hitler n’aurait pas pu mener la guerre mondiale. Tous les morts sont une conséquence de Munich, moi j’ai vécu six années dans les camps de concentration, j’ai perdu toute ma famille, mes parents, ma fiancée dans les chambres à gaz et ça a été seulement possible par Munich. » Le relais symbolique entre ces deux déclarations paraît exorbitant et accable Bonnet en tant qu’auxiliaire du triomphe nazi - auxiliaire non pas incertain comme Daladier mais résolument actif. La volonté d’Ophuls de dévaluer le témoin paraît évidente et l’ancien ministre ne s’y est pas trompé, comme le rapporte le cinéaste 18: « Georges Bonnet avait été très choqué par ma façon d’agir. (…) Dans Le Monde, il a écrit que je l'avais « cité hors contexte » (sic !), que, contrairement à M. Joseph Pasteur qui avait fait l'interview avec moi, je n'étais pas un gentleman. Puis, il est allé dire la même chose à M. Claude Contamine, de l'O.R.T.F., qui l'a si bien écouté que cette émission de trois heures et demie a disparu à tout jamais dans les catacombes de la maison. » Ophuls n’est pas le seul à faire porter à Bonnet la responsabilité de la capitulation française : Daladier trahit à la fin du film le ressentiment qu’il éprouve vis-à-vis de son ancien ministre, comme en témoigne cet échange : E.D. - « On pouvait consulter la S.D.N. et je me demande pourquoi ça n’a pas été fait. Pourquoi Litvinov ne l’a pas fait, pourquoi la France ne l’a pas fait, 18 Marcel OPHULS, op. cit., p. 225-226. 28 pourquoi surtout la Tchécoslovaquie ne l’a pas fait, étant donné la position importante qu’avait monsieur Benes à la Société des Nations. M.O. - Mais pour la France, vous pouvez répondre, monsieur le Président, à votre propre question… E.D. - Ce n’était pas à moi de le faire… M.O. - Mais vous étiez Président du Conseil ? E.D. - C’était au ministre des Affaires étrangères de le faire. Le ministre connaissait bien entendu la réponse de Litvinov, c’est lui qui a négocié avec la Pologne, la Roumanie, la Russie, ce n’est pas moi, et il avait l’impression que la S.D.N. n’avait plus une grande importance, que chacun était libre de sa décision, qu’il n’y avait rien à espérer d’un appel à la S.D.N. Voilà ce que je dis, vous l’avez enregistré ? M.O. - Oui… E.D. - Très bien… » Le contraste entre Bonnet et Daladier, qui couve tout au long du film, éclate ainsi en fin de parcours. Ophuls a bien évidemment construit son film sur l’opposition entre les deux hommes. L’émission débute sur des images de Daladier qui se promène au bois de Boulogne. Commentaire : « Le Président Daladier a 83 ans. Lorsqu’il a accepté de nous recevoir, il nous a demandé avec une pointe d’humour et de résignation : croyez vous qu’il soit bien utile que j’apparaisse dans votre émission ? De toute façon, la plupart des gens pensent que le vieux Daladier est mort. » Et le film se termine sur l’image de Bonnet refermant son album de photos. Ces deux extrémités se répondent et contrastent vigoureusement, instituant un duel symbolique entre les deux anciens responsables. Leur différence de tempérament encadre le récit et fonde l’analyse plutôt franco-française d’Ophuls. Contrairement à Bonnet, Daladier fait preuve de quelques regrets par rapport à la conclusion de la crise. Ce sentiment n’est pas formulé clairement mais il apparaît à quelques reprises au fil de son discours, notamment dans son intervention finale : « Il m’arrivait de parler un peu avec Mussolini. Il était aimable d’ailleurs. Et à un moment donné, je voyais qu’on allait aborder, je lui dis : « Écoutez, monsieur 29 Mussolini, vous connaissez mes sentiments… Ah oui, je les connais, vous avez raison il fallait absolument en finir, après nous ferons autre chose… Nous organiserons la paix. D’ailleurs, les Français, ils vont vous acclamer quand vous rentrerez ! Comment vous savez ça ? Mais c’est inévitable, c’est de la psychologie qui m’inspire. Les Français, ils vont vous acclamer, il n’y a aucune question… Ben, je lui dis, écoutez, je pense que les Français, à mon retour, ils seront contents que la paix ait été sauvée, ça, je le crois. Mais qu’ils en soient enthousiastes, je crois monsieur Mussolini que vous allez un peu loin. (voix de Marcel Ophuls : C’est lui qui avait raison…) Hélas ! » Malgré cette nuance, le cinéaste ne prend absolument pas parti pour Daladier et contre Bonnet : il se contente de livrer leur affrontement au spectateur, sans marquer de préférence particulière. Il ne faut donc pas croire que le cinéaste préfère tel ou tel intervenant. De même, lorsqu’il oppose Duclos et Bonnet sur la question des ministres juifs qui n’ont pas été invités à la signature de l’accord de paix franco-allemand de décembre 1938, Ophuls ne fait que restituer les éléments contradictoires d’une polémique révélatrice de l’état d’esprit de l’époque. Dans ce passage, les interventions se succèdent comme dans le cadre d’une conversation. Sur des images où l’on voit Ribbentrop entouré de Bonnet et d’Alexis Léger, Jacques Duclos résume la situation : « Il y a eu ce grand dîner d’apparat en l’honneur de von Ribbentrop et comme il y avait deux ministres israélites membres du gouvernement, Jean Zay et Georges Mandel, qui d’ailleurs tous deux ont été victimes des nazis ou de leurs complices français… et bien, on ne les invita pas. Bon, on peut me dire que l’un était ministre de l’Education nationale et qu’il n’avait rien à voir avec la diplomatie, que l’autre était ministre des Colonies et qu’il n’avait rien à voir avec la diplomatie, s’il vous plaît ! » Bonnet déclare à son tour, répliquant indirectement à Duclos : - « On a estimé qu’il fallait faire pour Ribbentrop ministre des Affaires étrangères d’Allemagne les mêmes invitations que l’on faisait pour tous les ministres des Affaires étrangères venant en France. Ces invitations comprenaient un certain nombre de ministres parmi lesquels ne se trouvaient 30 pas le ministre des Colonies, ni le ministre de l’Education nationale. Ce n’était pas du tout parce qu’ils étaient israélites qu’on n’invitait pas messieurs Mandel et Jean Zay mais parce qu’ils étaient des ministres dont on invitait jamais les titulaires en pareil cas quand il s’agissait d’un ministre des Affaires étrangères. - (voix de Joseph Pasteur) C’était un heureux hasard en la circonstance… - Pardon, je n’ai pas entendu… - Je dis : c’était un heureux hasard en la circonstance… - (souriant) C’était un heureux hasard en la circonstance… Et immédiatement, Jacques Duclos de répondre, comme s’il ripostait en direct aux propos de Bonnet : « Ce sont des propos qui ne valent pas. En réalité, on s’inclinait devant les courants antisémites des hitlériens, voilà le fond de l’affaire, et on assistait à ce spectacle étrange et humiliant : le gouvernement français tenait discrètement à l’écart deux ministres juifs du cabinet pour ne pas déplaire à von Ribbentrop. » Cet effet de rebondissement n’est qu’un exemple emblématique des méthodes qu’utilise Ophuls en confrontant les points de vue de ses témoins, sans que l’un prenne forcément le pas sur l’autre. Le talent de débatteurs de Bonnet et Duclos donne à cette séquence une qualité narrative qui renforce parfaitement le besoin qu’a Ophuls de créer des instants de pur débat, qui sont aussi de vrais moments de télévision. Certes le cinéaste dévalue parfois ceux qu’il interroge, mais il le fait toujours avec subtilité, avec discrétion. Ainsi, lorsqu’à la fin du film, Schmidt déclare onctueusement : « Je suis content d’être retraité, après presque un quart de siècle de service d’interprète, sous les régimes les plus divers, dans des situations les plus diverses, en commençant par 23 qui était le fond de la vallée après la Première Guerre mondiale jusqu’à la puissance, c’est à dire un tour d’horizon, un tour d’horloge complet. C’était extrêmement intéressant et je ne regrette pas d’avoir fait ce travail. Je dis avec Edith Piaf : Je ne regrette rien et je recommencerais à zéro. » 31 Le zoom avant sur le visage glacial du traducteur prend une signification inquiétante, menaçante et ces mots « je recommencerais à zéro » paralysent le téléspectateur. Ophuls saisit dans ce film les contradictions internes de l’écriture du passé, en confrontant des témoins qui les uns comme les autres sont convaincus et convaincants. Recherche perpétuelle d’une vérité introuvable, l’analyse d’Ophuls repose sur le refus systématique des certitudes. Le cinéaste écrit encore 19: « Ou bien le documentaire ne prend pas position, et il est passe-partout et ennuyeux, ou bien il prend position et il risque à tout moment l’erreur judiciaire parce que les gens qu’il filme ne sont pas des acteurs. A-t-on le droit de se comporter vis-à-vis d’eux comme s’ils étaient des acteurs ? (…) Il faut essayer de comprendre la personne qui est face à la caméra, en restant presque passif, tout en écoute. (…) Dans l’esprit des gens, l’objectivité correspond en général à la neutralité, or c’est une notion qui ne peut exister. Il faut assumer ses choix, sa vision personnelle, puis il faut faire confiance au fait qu’on n’est pas tout seul, que d’autres subjectivités peuvent, elles aussi, rendre compte de la réalité. » Avec l’interview provocante et le montage démystificateur, l’utilisation d’archives pleines de fantaisie est un autre jalon important du style d’Ophuls mis en place dès Munich 1938 ou la paix pour cent ans. Voici comment le cinéaste décrit lui-même la manière dont il sélectionne ses images d’archives 20: « Quand je visite les cinémathèques, je me conduis comme un gosse devant une vitrine de jouets. Tout me semble excitant, significatif, essentiel. Il me faut de tout, et j'ai les yeux bien plus gros que le ventre. En déroulant à toute vitesse une bobine d'actualités des années 40 sur la visionneuse, pour arriver à un reportage signalé sur les cartes d'indexation sur le recrutement des volontaires français pour le front de l'Est, par exemple, on pouvait très facilement voir défiler au pas de course un chapitre sur la réouverture de Longchamp. Alors, j'arrêtais la machine, revenais en arrière, et annonçais au vendeur : « Ça, il me le faut aussi ! 19 20 Ibid., pp. 165-166. Ibid., pp. 249-251. 32 » Cela amusait beaucoup les archivistes, mais donnait bien du souci aux producteurs. Mais pourquoi donc un concours de beauté à Deauville, mêlant grandes toilettes et uniformes de la Wehrmacht, serait-il moins caractéristique d'une époque ou moins utile au film qu'un bureau de recrutement militaire ou un discours politique ? C'est pourquoi je crois qu'un auteur de films documentaires devrait essayer de tout voir lui-même, et ne pas sélectionner ses images sur la base de listes de sujets abstraits établies par d'autres. Toujours le même principe : laisser venir la réalité à soi, se livrer au hasard des impressions aussi longtemps que possible, au risque même de passer pour un farceur, pour ne pas laisser le champ libre aux idées toutes faites dans la structure finale.(…) Presque toujours les documents sont là pour rendre compte de l’esprit et de l’atmosphère d’une époque, et de rendre ainsi plus palpable ce que les témoins ne peuvent qu’évoquer en paroles. » Dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, Ophuls utilise de larges extraits des films d’actualité allemands et français des mois de septembre et octobre 1938. Les archives nazies sont mises à contribution. Le passage où Hitler évoque au cours d’un discours le problème du Lebensraum (un quart d’heure après le début du film) constitue même un événement dans l’histoire de la représentation du nazisme à la télévision française : c’est la première fois que des images du chef nazi étaient diffusées en son synchrone. Mais Ophuls utilise également des images qui n’ont rien à voir avec la crise des Sudètes. Le cinéaste procède à différents collages plus ou moins arbitraires dont le degré de référence au sujet varie mais qui donnent souvent d’excellents résultats. Il en va ainsi des prédictions du mage noir Lodia, tirées d’un sujet des Actualités Gaumont : « Nous traversons sans conteste une période troublée qui ébranle les plus optimistes. L’année 1938 est une année de transition heureuse gouvernée par la planète le soleil, planète bénéfique par excellence. Nous pouvons donc pour l’avenir fonder de nombreux espoirs qui ne seront pas vains. Commerçants, rentiers, travailleurs connaîtront une période de quiétude. Je puis affirmer dès à présent, sans crainte de me tromper, pas de guerre civile en France et pas de conflagration générale en Europe. » 33 Ce détournement d’archives ouvre une fenêtre sur le climat délétère de la fin des années trente, apportant au spectateur beaucoup plus qu’un simple renvoi : un contact presque tactile avec une mystérieuse substance historique, qui surgit là où l’on ne l’attend pas 21. Ophuls inaugure aussi dans cette émission l’un des procédés qu’il reprendra le plus régulièrement : l’insertion d’extraits de films romanesques dans la continuité du montage documentaire. Ici, c’est le film de George Stevens A Damsel in Distress (1937) qui est cité à deux reprises. Cette comédie musicale raconte l’histoire anodine d’un danseur américain (Fred Astaire) qui visite Londres et tombe amoureux d’une jeune et belle aristocrate anglaise (Joan Fontaine). Les deux extraits interviennent pour illustrer la quiétude dans laquelle l’Angleterre vit les longs mois d’incubation de la crise des Sudètes, sous la houlette rassurante de Chamberlain. Le premier est le plus significatif, à cause des paroles de la chanson que chante Fred Astaire 22: «Mauvaises nouvelles, disparaissez, Revenez me voir une autre fois, Au mois de mars, au mois de mai, Je ne veux pas qu’on me dérange, Autour de moi tout peut chavirer, Tant pis, tant pis, Je danse et je ne veux pas qu’on me dérange, Loin les tracas du jour, j’échappe aux réalités, Plus tard lorsqu’il le faudra, Je paierai la note, Pour le moment je danse et je ne veux pas qu’on me dérange ! » Le texte de cette chanson apparaît en sous-titrage et prend dans ce contexte une signification supplémentaire qu’il n’a pas dans le film d’origine (mais qui n’est pas forcément le fruit du hasard, venant des frères Gershwin). L’intégration d’extraits de films de ce genre n’a rien d’accessoire : pour le fils de Max Ophuls, la réflexion sur le spectacle de l’histoire est constante, c’est ce qui le rattache à ses racines. 21 Ces images de Lodia seront reprises dans un autre documentaire sur Munich, Munich 1938 de Patrick Jeudy diffusé sur France 3 le 6 février 1998 dans la série Les grandes erreurs de l’histoire. 22 I can’t be bothered now, paroles d’Ira Gershwin et musique de George Gershwin. 34 Ophuls a une aptitude unique à choisir des chansons enjouées pour illustrer des images d’actualité et créer de plaisants renvois : les images de Pétain et la chanson de Maurice Chevalier Ça sent si bon la France dans Le chagrin et la pitié constituent à coup sûr le meilleur exemple de cette méthode. Dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, on trouve ainsi la chanson A fine romance 23 pour agrémenter ironiquement les images d’actualité qui montrent la visite des souverains britanniques de juillet 1938. On trouve surtout lors du générique de fin la chanson de Charles Trenet La vie qui va, dont les paroles créent là encore un contraste amer avec le sujet du film 24: « C'est la vie qui va toujours. Vive la vie. Vive l'amour. La vie qui nous appelle, Comme l'amour, elle a des ailes. Oui, c'est elle qui fait chanter la joie. Quand tout vit, c'est que tout va. Quand tout va, la vie est belle Pour vous et pour moi. Je sais bien que demain, tout peut changer. Je sais bien que le bonheur est passager Mais après les nuages, Mais après l'orage, On voit se lever joyeux L'arc-en-ciel dans vos yeux. Tout est beau comme un mirage Quand la vie va mieux. Vous qui rêvez d'un désir fou, Vous qui chantez la jeunesse, Vous qui pleurez d'un air très doux, Le cœur empli de tendresse Stop ! Arrêtez-vous un instant. 23 A fine romance, paroles de Dorothy Fields et musique de Jerome Kern, chantée par Fred Astaire dans le film Swing Time (1936) de George Stevens. 24 La vie qui va, paroles et musique de Charles Trenet (1939). 35 Écoutez la marche du temps... Voici la vie. La vie va mieux, La vie va mieux, Pour vous et pour moi. C'est la vie qui va ! » Ces techniques de collage contribuent, comme les archives détournées ou les extraits de films hollywoodiens, à donner une épaisseur caractéristique au récit d’Ophuls. Les jalons esthétiques sont donc en place. Il reste à cerner le grand sujet d’Ophuls : la théâtralité du combat politique. Il déclare à ce sujet 25: « Le très classique « Moi, monsieur, je ne fais pas de politique », n'est-ce pas la porte ouverte aux fours crématoires de l'avenir ? Mais alors, si la politique fait partie de la vie, s’y imbrique quotidiennement, les histoires politiques pourraient donc passionner, divertir, faire rire ou pleurer un public, au même titre et selon les mêmes techniques de récit que les histoires d'amour ou d'aventure ? Je le pense ! » Ces termes mettent en lumière la manière dont le cinéaste aborde le sens de son travail : la représentation des rapports de force à l’intérieur d’une situation de crise aiguë, par le biais d’acteurs de circonstance, qui endossent une responsabilité devant l’histoire. Dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, Ophuls a naturellement choisi de faire du passage sur la conférence elle-même le centre du film, en termes de construction mais aussi de narration. En amont, il montre tous les symptômes de la crise qui couve, se livrant à une authentique radiographie de l’Europe de 1938 ; en aval, il étudie toutes les conséquences directes ou latérales de cette conférence. Il reprendra ce type de construction en volutes à partir d’un point central pendant toute sa carrière 26: 25 26 Ibid., pp 20. Ibid., p. 243. 36 « C'est ce que j'appelle l'idée « portemanteau ». Mais il s'agit là d'un prétexte, dans le sens littéraire du mot, d'un artifice cristallisant qui permet de traiter d'un contexte plus vaste. Dans le cas de Munich, par exemple, il aurait été fort possible de ne récapituler que les quarante-huit heures de la conférence en 1938 entre Daladier, Chamberlain, Hitler et Mussolini, C'est ce qu'aurait fait le réalisateur d'un documentaire d'information historique. Mais mon propos était de décrire tout un état d'esprit, et toute une atmosphère qui a fini par conduire à la Deuxième Guerre mondiale. La conférence était donc bien le centre, et non pas le sujet du film. » Dès lors, un soin particulier est apporté à la relation de la conférence. Quatre témoins directs relatent les détails de la journée du 29 septembre : Daladier, Schmidt, François-Poncet et Stehlin. Les deux premiers sont privilégiés dans la mesure où ils participaient directement à la discussion. Vers 13 heures, les débats s’ouvrent en présence des quatre chefs de gouvernement, plus le traducteur Schmidt et Ciano, gendre et factotum de Mussolini. Daladier raconte comment au début de la conférence, Hitler s’en est pris violemment au Président Benes et aux Tchèques. Il aurait protesté : « Nous ne sommes pas là pour détruire la Tchécoslovaquie. Si nous sommes là pour détruire la Tchécoslovaquie, je n’ai rien à faire ici. » Hitler se serait levé à son tour en protestant aimablement : « Mais non, mais non, monsieur Daladier, c’est un malentendu, nous ne voulons pas des Tchèques, c’est un malentendu ! » Le ton de la réunion se serait alors calmé. Chamberlain évoque d’interminables problèmes de dédommagement de matériel et de bétail qui ennuient prodigieusement Hitler, jusqu’à la pause-repas de 15 heures. Göring tente alors d’inviter Daladier à sa table. Celui-ci refuse et fait preuve d’un certain esprit de résistance auprès de Stehlin, qui rapporte : « Il était de fort mauvaise humeur et il était dans l’état d’esprit de quelqu’un qui ne veut pas continuer, il avait l’impression d’être tombé dans un piège et que par 37 conséquent, il irait à la réunion suivante mais avec l’intention de dire : Non, je ne continue pas. » Mais la réunion reprend vers 17 heures, dans le plus grand désordre. Des diplomates entrent et sortent dans le salon, provoquant les soupçons de Daladier. Et de façon très naturelle, Mussolini intervient, profitant de la confusion ambiante, pour imposer un document, qui n’est autre que le futur accord de Munich. Daladier raconte : « Mussolini tire de la poche de sa vareuse un papier dont il donne lecture, c’était une proposition. » François-Poncet déclare qu’ayant « quelque chose à se mettre sous la dent », les négociateurs se sont mis à discuter les termes de ce document, Daladier ayant finalement renoncé à y voir ce qui lui était apparu le matin même : la destruction de la Tchécoslovaquie. Mais c’est surtout le témoignage de Schmidt qui éclaire cet épisode. L’ancien traducteur évoque auprès d’Ophuls l’origine de ce document : P.S. - « C’était pendant les journées de crise à la chancellerie du Reich, quelques jours avant, où il y avait un groupe au travail avec Göring et Attolico, ils rédigeaient un texte, ils me disaient, il faut traduire cela très vite parce que ça doit sortir très rapidement et c’était pour ainsi dire le même texte que je reconnaissais avec une très grande satisfaction. M.O. - Satisfaction pour quoi ? P.S. - Parce que j’étais pour ainsi dire l’écolier qui passe son baccalauréat avec un papier qu’il connaît déjà ! M.O. - C’est donc un coup monté, Munich… P.S. - Plutôt une aide donné par Mussolini à son allié. Les diplomates présents s’étaient dit : si une proposition vient de Mussolini, elle paraîtra plus acceptable que si elle vient d’Hitler… M.O. - C’était très intelligent et psychologique mais cela suppose que les gens qu’on a en face ne sont pas très malins. P.S. - Oui, mais ces gens ne pouvaient pas connaître l’origine de ce document. » 38 Nous sommes ici au centre même de la reconstitution événementielle de cet épisode : le tour de passe-passe opéré par les chefs fascistes à la barbe des démocrates n’a jamais été mis en évidence à l’écran avant ce passage du film d’Ophuls et ne l’a plus été depuis. Ce détail montre bien que la méthode du cinéaste permet de révéler les indices historiques les moins évidents, avec une acuité qui manque à beaucoup d’historiens patentés27. Il en va de même dans la séquence consacrée aux conséquences d’une guerre engagée avec un an d’avance. Bonnet commence par déclarer que la France était faible et qu’elle aurait été laminée en quelques semaines ; contre analyse immédiate de Kordt, qui déclare que la France pouvait aligner 65 divisions et l’Allemagne seulement 7 ; Duclos surenchérit en lisant les déclarations tenues par Keitel devant le tribunal de Nuremberg : « Et Keitel ajoutait : « Si au lieu d’une conférence de Munich, il y avait eu une collaboration Grande-Bretagne/France/U.R.S.S., il aurait été pour nous impossible de passer ». Ce qui veut dire que l’on avait tenu bon en 1938, il n’y avait pas la guerre (…) et Keitel ajoutait encore : « Le pacte à quatre a plongé les généraux nazis dans la joie car ils ne se croyaient pas assez forts à ce moment-là pour enfoncer les fortifications de la frontière tchécoslovaque et l’affaire tchèque avait été pour eux un sujet de lourde préoccupation. » Et ça, c’est la condamnation la plus décisive contre les hommes qui manquèrent de courage, qui manquèrent d’énergie, de nerf et de clairvoyance au moment de Munich. » Les arguments de Bonnet s’inscrivent dans la chaîne des justifications de la capitulation et ceux de Duclos dans la férocité anti-munichoise qui animait les communistes français jusqu’à la proclamation du pacte germano-soviétique. Une séquence comme celle-ci illustre parfaitement l’équilibre constant que recherche Ophuls entre des dialectiques opposées, inspirées par des tendances idéologiques précises que le cinéaste rejette par principe. Le cinéaste n’a pas besoin d’alibi car il est en tous points le contraire d’un vulgarisateur : la place du doute est au cœur de sa démarche. Dès 1972, il écrit dans le numéro de l’Avant-scène qui publie le découpage du Chagrin et la pitié 28: 27 On retrouve le même type de mécanisme dans November Days (1990) au sujet de la chute du mur de Berlin : la juxtaposition des deux témoignages de Krenz et Schabowski révèle très clairement que l’ouverture des frontières de la RDA était fondée en grande partie sur un malentendu entre les dirigeants du pays. 28 Voir L'Avant-Scène Cinéma, n°127-128 (Juillet Septembre 1972) 39 « Peut-être est-ce le fait que j’ai été plusieurs fois déraciné dans mon enfance, que j’ai grandi dans l’ombre d’une menace politique, qui a fait qu’à mes yeux ces cloisons étanches que l’on voudrait ériger n’existent pas, qu’elles me semblent absurdes, que la volonté si tenace de vouloir les maintenir coûte que coûte correspond à mon avis, à un besoin maladif de fuir, voire de se disculper, et explique toutes les aberrations de l’histoire contemporaine. » La diffusion des émissions Munich 1938 ou la paix pour cent ans a provoqué des réactions enthousiastes. Jacques Siclier parle dans Le Monde d’un document « d’une importance exceptionnelle 29 » et Emmanuel Berl publie une critique élogieuse de la première partie dans Le nouveau Candide 30: « Alain de Sédouy, André Harris et Marcel Ophuls ont eu visiblement le souci de rapporter avec toute l’exactitude possible – sans esprit de réquisitoire ni de plaidoirie – « les événements de septembre 38 ». (…) La TV a très bien marqué le contrepoint du drame sudète et du drame européen. Elle a élaboré un document auquel les historiens devront dorénavant se référer. (…) Une telle émission rend de l’espoir, j’avais grand besoin qu’il me soit rendu. » Inexplicablement, le même Emmanuel Berl publie une semaine plus tard une condamnation laconique de la seconde partie du film 31: « Il me faut bien malgré moi revenir sur l’émission Munich. La première partie m’avait semblé honnête – parce que M. Eden et lady Asquith y avaient parlé honnêtement. Je l’avais dit. La deuxième partie m’a paru très fausse : au point qu’elle n’engage même pas à la discuter. Laissons les montages pittoresques et fallacieux de M. Ophuls. Mieux vaut parler de Shakespeare. La TV elle aussi doit être autre chose qu’un « misérable amas de petits secrets. » A l’inverse, Jean Rocchi avoue dans L’Humanité préférer la seconde partie à la première. Mais c’est uniquement parce qu’on y voit davantage Jacques Duclos : 29 Cf. Le Monde, 19/09/1967. Cf. Emmanuel BERL, L’espoir nous est rendu dans Le nouveau Candide, 11/09/1967. 31 Cf. Emmanuel BERL, La couleur n’arrange rien dans Le nouveau Candide, 16/09/1967. 30 40 « Si l’on s’en tenait effectivement aux propos qu’ils tenaient dans la première partie, des hommes comme André-François Poncet (…) ou Georges Bonnet (…) qui portent une écrasante responsabilité dans la capitulation de Munich, pourraient paraître innocents. Mais les caméras de Marcel Ophuls – le réalisateur – se sont rendues pour cette deuxième partie chez Jacques Duclos. Notre camarade a pu rappeler quelques faits essentiels de cette époque dramatique et situer les responsabilités dans le déclenchement de la Seconde guerre mondiale. » Le chroniqueur du Figaro semble nettement plus circonspect : « Notations, oppositions d’hommes ont-elles fait la lumière que nous attendions ? N’avons-nous pas été à la merci d’habiles montages de studio ? Les producteurs ont récrit l’histoire avec les documents et les témoins. Pour eux, l’homme de télévision n’est pas un entomologiste qui établit des collections. Ils ont choisi. Sommes nous convaincus ? Il sera toujours loisible de contester les confrontations qu’ils ont été amenés à faire. Les historiens pourront toujours éclairer tel ou tel point, les situer dans un autre contexte. » Dans Télérama, Jean Collet ne boude pas son plaisir : « Voilà de la très grande télévision. L’interprète de Hitler est installé dans une somptueuse villa. Tiens, il n’a pas été inquiété. Il avoue même qu’il est content de la vie qu’il a eue. Georges Bonnet aussi, qui regarde son album de photos, attendri par ses bons souvenirs. C’est une idée féroce de clore l’émission sur cette image, avec la voix de Charles Trenet chantant « La vie qui va… » Malgré ce bon accueil, cette émission a été éclipsée par les controverses liées au Chagrin et la pitié : elle n’a ainsi jamais été rediffusée 32. Mais le cadre méthodologique était en place : la 32 Notons toutefois qu’en 1997, Marcel Ophuls a retravaillé la version de 1967, à la demande de la chaîne allemande de Hambourg Norddeutsche Rundfunkt. Cette mouture remaniée a été diffusée sur la chaîne francoallemande Arte en février 1998, mais elle ne présente pas de changements significatifs par rapport à la version initiale. Adaptée à un public allemand, elle laisse moins de place à l’analyse franco-française et rééquilibre les temps de parole au détriment du couple Daladier/Bonnet. Le film ne s’ouvre plus sur Daladier mais sur un 41 fonction testimoniale du discours ; un usage irrévérencieux de l’interview et des archives ; une dynamique de récit construite sur des ruptures de ton ; un montage tonique ; le refus de l’émotionnel au profit d’une volonté de démystification. L’émission sur Munich a constitué la matrice stylistique de l’œuvre de Marcel Ophuls, Le chagrin et la pitié allait porter cette forme nouvelle à un double niveau supérieur : le succès public et l’analyse critique. Le chagrin et la pitié (1971) Nous sommes en 1968. Une nouvelle émission historique est en préparation, André Harris suggère d’évoquer la période de l’Occupation (l’exode, la collaboration, la Libération), alors que Marcel Ophuls préfèrerait relater la crise des missiles à Cuba - par envie de voyager mais également parce qu’il a le sentiment d’avoir suffisamment traité de la question du nazisme. Ce sera l’Occupation. Ophuls raconte 33: « Le Chagrin et la Pitié avait été conçu comme une suite chronologique de Munich, dans le cadre d'une série d'émissions pour l’O.R.T.F. Bien entendu, même à l'époque, nous ne nous dissimulions guère les difficultés politiques que nous aurions à surmonter. Mais nous n'avions aucune envie, non plus, d'abandonner dès le départ une façon libre et démystificatrice de raconter notre propre histoire à nos concitoyens. Après tout, pensions-nous, c'est là une chose allant de soi dans d'autres pays démocratiques, et notamment chez les AngloSaxons. Au mois de mai, alors que la France s’enfonce dans la crise, les émissions Zoom s’enchaînent imperturbablement. Ses artisans ne peuvent ignorer l’air du temps. Et ce sont les partis pris explicitement contestataires de l’émission du 14 mai 1968 qui provoquent la première réunion intersyndicale de l’O.R.T.F. Lorsque l’Office est repris en main par le pouvoir gaulliste régénéré, Zoom disparaît bien évidemment des programmes, tout comme Cinq colonnes à la une et de nombreuses autres émissions du même registre. passage non utilisé en 1967, qui montre Ophuls dans la Führerhaus de Munich (lieu de la conférence) imiter avec humour un présentateur d’émission culturelle. Il faut également citer un montage savoureux, qui montre plusieurs personnalités buter sur le mot Tchécoslovaquie : Bonnet, Daladier, lady Asquith… Mais l’ensemble de l’émission reprend l’essentiel du film de 1967. 33 Marcel OPHULS, op. cit., p. 17. 42 Alors qu’André Harris et Alain de Sédouy se reconvertissent dans le privé, Ophuls trouve du travail en RFA à Hambourg (dix ans auparavant, il avait déjà travaillé à Baden-Baden, où il adaptait des oeuvres littéraires à la radio). C’est de là qu’il parvient à relancer son projet de film sur l’Occupation, et à réunir un tour de table qui permet l’achèvement du film. Y participent la chaîne allemande Norddeutscher Rundfunk (majoritaire), la Télévision Suisse Romande, la Société Suisse de Radiodiffusion (Lausanne) et la télévision Rencontre (Lausanne) qui emploie alors André Harris et Alain de Sédouy comme producteurs, en espérant développer la distribution de programmes télévisés en cassettes. Une première diffusion télévisée a lieu en RFA le 18 septembre 1969, une autre en Suisse puis à la BBC et dans de nombreux pays. En France, l’O.R.T.F est dirigé par Jean-Jacques de Bresson, ancien directeur de cabinet d’Alain Peyrefitte, mis en fonction à la suite des grèves de 68 pour liquider les contestataires. De Bresson est à ce titre directement responsable du départ d’Ophuls : il refuse bien évidemment toute participation à cet accord de coproduction. Cette « censure par l’inertie », comme la qualifie Marcel Ophuls dans le texte remis aux journalistes lors de la sortie française du film, provoque un certain nombre de réactions scandalisées. Harris et Sédouy ne croient absolument pas qu’un film aussi long, fruit d’entretiens et de documents d’archives, puisse trouver son public en salles. Excédé, Ophuls leur envoie une lettre recommandée depuis Hambourg pour les sommer de présenter le film à François Truffaut dans les quinze jours. Ce dernier, enthousiaste, recrute Anne-Marie Roy, attaché de presse, et Michel Delahaye des Cahiers du cinéma, pour faire pression sur la Commission de censure et trouver un distributeur : Truffaut est donc personnellement responsable du succès à venir. La société Nef diffusion (dirigée par Vincent Malle, frère de Louis, et Claude Nedjar) parvient grâce aux efforts d’Anne-Marie Roy à arracher le visa. Il est important de noter qu’André Malraux, ombrageux gardien de l’orthodoxie gaulliste, a entre-temps déserté le Ministère des Affaires culturelles : en 1971, la rue de Valois est occupée par Jacques Duhamel, résolument moins interventionniste que Malraux ou que son successeur immédiat Edmond Michelet. C’est l’époque de la Nouvelle société de Jacques Chaban-Delmas (dont Duhamel est très proche) et un vent nouveau souffle sur les politiques culturelles en France. Il n’est pas douteux que la sortie sans encombre du Chagrin et la pitié a profité de cette éphémère ouverture. Il est rapidement diffusé sur les Champs Elysées puis dans la France entière et tient l’affiche rue Saint-Séverin pendant près de vingt mois, pendant lesquels il 43 attire des centaines de milliers de spectateurs. Cette affluence tourne au phénomène de société lors des mois qui suivent, ce que relèvent les observateurs, comme Pierre Loubiel dans Téléciné : « Etonnante destinée d’une œuvre : conçue pour secouer à domicile les téléspectateurs assoupis, elle les attire hors de chez eux et les retient quatre heures durant dans les salles de ciné. Et l’on fait la queue, et l’on s’y presse, et l’on en parle, et l’on y consacre des numéros spéciaux… Ce qu’elle a perdu en audience pour s’être vu refuser l’antenne, elle le regagne, jour après jour, en considération. Cinéma ? Télévision ? Cette œuvre passionnante démontre que le temps n’est plus aux querelles de définitions. » Le succès public se double d’un succès critique : les commentaires sont dans l’ensemble très positifs et l’on chercherait en vain dans la presse de l’époque la trace d’une France de salauds… Les commentaires portent majoritairement sur la qualité historiographique du film, soulignée par Pierre Mazars dans Le Figaro : « Il se pourrait bien que cette forme de cinéma rénove complètement les méthodes des historiens. Quels livres, quelles équipes de chercheurs, pourraient jamais égaler cette authenticité du témoignage, en rassembler un aussi grand nombre et se garder de tout jugement tranchant ? Le film dure quatre heures et demi et on en redemanderait. » Même tonalité de la part de Jean de Baroncelli dans Le Monde : « C’est une véritable œuvre cinématographique, qui s’impose par sa composition, sa progression dramatique, son rythme et la puissance de ses images. Les auteurs ont littéralement mis en scène la matière historique dont ils disposaient. Ils l’ont rendue chaude et vivante. Ce film rigoureux et qui remue tant de cendres devient entre leurs mains une sombre épopée. » Auteur de Mon village à l’heure allemande, paru en 1946, Jean-Louis Bory est particulièrement élogieux dans Le nouvel observateur : 44 « Toutes les idées, toutes les idéologies, toutes les positions par rapport aux problèmes de l’heure (fascisme, communisme, gaullisme, antisémitisme, anglophobie etc.) ont ici des visages, des voix, des regards, des dérobades et des bouffées de franchise dont le poids d’humanité saisit. On pénètre dans l’arrièreboutique des gens. On voit ce que c’est de s’être voulu par exemple Waffen SS français de la division Charlemagne ou agent secret travaillant pour Londres. C’est extraordinaire. Spectacle indispensable - et pas seulement pour les jeunes. Pour tous ceux qui veulent comprendre un peu mieux, ce que nous vivons aujourd’hui. Hier fait la leçon à demain. L’histoire est toujours « à suivre ». Plutôt rares sont les mises en cause de l’O.R.T.F. Dans Télérama, Jacques Siclier est cependant assez net : « Les Français qui ont vécu ces années noires savent bien que la vérité est là, et leurs fils pourraient mieux comprendre le temps présent, la société présente à suivre, à écouter cet admirable reportage sur le passé. N’est-ce pas cela, au fond qui dérange l’O.R.T.F, plus que jamais conservateur des mythes, des idées reçues, refusant de traiter des millions de Français en adultes, en êtres conscients ? » Les rares fausses notes dans ce concert de louanges viennent naturellement des extrêmes : à l’extrême gauche, un débat plutôt morne dans l’organe maoïste La Cause du peuple/J’accuse, auquel participe un Jean-Paul Sartre peu enthousiaste (C’est un film qui fait sourire tout le temps. Or l’Occupation ne faisait pas tellement sourire…) ; et plus pernicieusement à l’extrême droite, lorsque Jacques Langlois dans Rivarol recommande de voir le film, pour comprendre enfin que « la collaboration – si souvent défigurée – fut le moindre mal de l’Occupation. » Le succès en salles rend la lutte avec l’O.R.T.F. plus âpre encore. Et si l’inflexible JeanJacques de Bresson est débarqué de l’O.R.T.F en 1972 au profit du plus ondoyant Arthur Conte, d’autres censeurs entrent dans la danse, à commencer par Simone Veil, qui fait son entrée dans le Conseil d’administration de l’Office en 1972. Par ailleurs, les relations entre Ophuls et ses deux compères Harris et Sédouy s’enveniment gravement : le cinéaste leur reproche de s’approprier le film comme s’ils en étaient les auteurs, ce que la presse encourage 45 en amalgamant systématiquement leurs trois noms 34 . L’affrontement se durcit encore lorsqu’André Harris et Alain de Sédouy entreprennent une série de trois films sur la France des années vingt à soixante-dix, intitulée Français, si vous saviez… Cette série tente d’exploiter non seulement le style du film d’Ophuls mais également son succès contrarié : les deux producteurs excitent les organes de la censure gouvernementale, déjà passablement irrités par l’affaire Ophuls et la grève de la faim de René Vautier 35. Tout comme Le chagrin et la pitié, ce film sort dans les salles faute de mieux, le 22 février 1976. S’ensuivent pour Marcel Ophuls des années de conflit ouvert avec les chaînes de télévision, conflit d’autant plus médiatisé que le film est désormais connu, que près d’un million de Français l’ont vu, qu’il ressort en 1979 et que la période de l’Occupation devient la référence obsessionnelle de ces années-là : c’est la fameuse mode rétro. Le chagrin et la pitié devient le symbole d’une fracture entre le pays et ses dirigeants. En 1980 paraît la transcription intégrale du film sous la seule signature de Marcel Ophuls, ce qui porte l’antagonisme avec Harris et Sédouy à son paroxysme. Ce débat a entre temps été tranché juridiquement, notamment grâce à une déclaration sous serment de Claude Vajda, assistant et monteur d’Ophuls, garantissant que les deux hommes n’ont jamais assisté à une seule journée de montage du film, ce qu’ils ont été contraints de reconnaître. Ils ont fini par signer un document stipulant qu’il s’agit bien d’un film de Marcel Ophuls. L’arrivée de la gauche au pouvoir lève naturellement l’embargo télévisé sur l’œuvre de Marcel Ophuls, qui est diffusée les 28 et 29 octobre 1981 sur FR3 36 . Un débat au sujet du film, animé par Robert Piétri, est organisé le 30 octobre en liaison avec FR3 Auvergne. Le cinéaste déclare à l’occasion de cette triple soirée 37 : « Je n’ai pas montré « tous les Français » ; ce genre d’abstraction me répugne, c’est contraire à mes convictions de cinéaste, à mes convictions d’artiste. J’ai filmé des individus que j’ai laissé parler, qui parlent de ce qu’ils ont vécu et il ne s’agit pas d’une enquête sociologique. (…) Je revendique ce film en tant qu’auteur et si après douze ans, sa diffusion fait événement, l’événement ne sera pas politique mais culturel. » 34 Voir Téléciné, n° 171-172, juillet-septembre 1971, p. 36. Voir Jean DELMAS, « Censure, encore... », Jeune Cinéma, n°69, Mars 1973 36 La même chaîne diffuse les trois parties de Français, si vous saviez… en mars 1982. 37 Cf. Ce film que la télé cachait aux Français, Télérama n° 1658, 21/10/1981, p. 40. 35 46 15 millions de Français découvrent alors un film passionnant, reposant sur la même construction que le film sur Munich mais incomparablement plus abouti. La première partie intitulée L’effondrement dure deux heures et une minute, la seconde intitulée Le choix dure deux heures et huit minutes. Le découpage est un modèle d’équilibre. L’émission de 1967 présentait quelques défauts de ce point de vue : l’introduction était certainement trop étirée et la conclusion semblait à la fois interminable et expédiée. Cette fois, Ophuls maîtrise son montage de bout en bout et construit une architecture en miroir, essentiellement chronologique, d’autant plus efficace qu’elle est régulièrement remise en question, comme bousculée par de courts mais percutants portraits de personnalités (Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Denis Rake…) ou des éclaircissements sur des moments cruciaux (Mers El Kébir ; le Massilia...). La force des témoignages, le sens du détail, la modernité du ton employé lors des interviews, la mise en perspective constante opérée par l’enchaînement des séquences, les rapports des témoins entre eux, tout concourt à faire de cette construction un objet cinématographique exemplaire. Le choix des témoins joue un rôle capital dans cette réussite : on en dénombre 36 (26 Français, 5 Anglais, 5 Allemands) soit seize de plus que dans le film précédent, qui était d’une durée à peu près comparable. Ophuls focalise son enquête non plus seulement sur des témoins officiels et prestigieux, mais également sur des figures populaires, acteurs circonstanciels de l’Occupation. Certains d’entre eux, comme l’emblématique Marcel Verdier, n’ont absolument rien fait et revendiquent presque leur statut de simple spectateur : ils témoignent de leur absence à l’histoire. En revanche, les figures de la Résistance auvergnate se distinguent, par leur simplicité, leur spontanéité et leur franchise. On a beaucoup insisté sur le contraste puissant que ces témoignages forment avec les figures aristocratiques de Chambrun ou de la Mazière, qui incarnent de leur côté l’adhésion au fascisme. Ce n’est pas forcément la grille de lecture la plus utile. Ce qui paraît en revanche déterminant, avec le recul, c’est que l’antagonisme que présente le film n’est pas lié à une représentation d’une société de classes mais bien plutôt à une rupture générationnelle (celle de 68) qui devient d’un coup apparente. A ce titre, la séquence illustrant les voyages du Maréchal Pétain constitue un des passages les plus réussis : sur des images choisies avec une constante ironie, Ophuls utilise la chanson de Jacques Larue chantée par Maurice Chevalier en 1941 Ca sent si bon la France, avec le même effet de parallélisme destructeur que pour la conclusion du film de 1967 avec la chanson de Charles Trenet. Ici, les archives fournissent au cinéaste une galerie impressionnante de 47 portraits de Français en pâmoison devant le Maréchal, au rythme entraînant des couplets débités par Maurice Chevalier : « Quand on a roulé sur la terre entière, On meurt d'envie de retour dans le train Le nez au carreau d'ouvrir la portière, Et d'embrasser tout comme du bon pain. (Pétain embrasse un jeune admirateur) Ce vieux clocher dans le soleil couchant Ça sent si bon la France ! Ces grands blés mûrs emplis de fleurs des champs, Ça sent si bon la France ! Ce jardinet où l'on voit "Chien méchant"(des enfants saluent la caméra) Ça sent si bon la France ! A chaque gare un murmure, En passant vous saisit : "Paris direct, en voiture" (Pétain est dans voiture et salue la foule) Oh ça sent bon le pays ! Et tout doucement, la vie recommence, On s'était promis de tout avaler. Mais les rêves bleus, les projets immenses, (Pétain fait le salut fasciste, devant une foule immense, qui l’imite) Pour quelques jours on les laisse filer. Cette brunette aux yeux de paradis, Oh ça sent si bon la France ! (bras tendus, foules enthousiastes) Le PMU qui ferme avant midi "Oh la, oh la la !" Ça sent si bon la France ! Le petit bar où l'on vous fait crédit. Oh ça sent si bon la France ! C'est samedi faut plus s'en faire, repos jusqu'à lundi ! Belote et re-, dix de der. Ça sent bon le pays ! Quel pays ? Mais ça sent bon notre pays, mais oui ! » 48 Les images dépréciatives d’une population fanatisée viennent compléter l’abattage de Maurice Chevalier, composant le portrait d’un pays livré à ses instincts primitifs : le culte de la personnalité, les pulsions fascisantes et la mise en scène du triomphe nationaliste viennent heurter de plein fouet la France post-68, travaillée en profondeur par la haine du père. Et pour les spectateurs de l’époque se produit ce que les Allemands connaissent au même moment, ce syndrome d’Hamlet si bien décrit une fois par Michael Schneider 38: « C’est comme si les fantômes de leur père avaient soudain surgi devant eux dans leurs uniformes nazis, et que leurs pères vivants, en face de qui ils avaient dîné depuis vingt ans, étaient inculpés du plus épouvantable crime collectif commis par une génération d’hommes au cours de ce siècle. » Ce dévoilement est vécu par le spectateur de façon concrète, presque physique, lors de l’entretien de Marcel Ophuls avec Marius Klein. Ce passage démontre que c’est l’interview, et non l’instrumentalisation des archives, qui domine pour Ophuls les rapports au passé : Commentaire de Marcel Ophuls – Dès l’automne 40, Vichy se hâte de publier les décrets juifs. Dans les petites annonces du Moniteur, un commerçant de Clermont Ferrand avertit son aimable clientèle qu’il est français de vieille souche : « Chez Marius, 22 rue des Gras – J’ai l’honneur d’informer ma fidèle clientèle que, contrairement à des affirmations anonymes, je suis d’une famille française du département du Nord. Je suis né à Dunkerque en 1893, ai fait la guerre de 19141918 ainsi que mes trois frères. » (devanture d’une mercerie) Marcel Ophuls – « Monsieur, c’est vous Marius ? Marius Klein - C'est moi Marius. M.O. - Vous partez de nombreuses décorations. M. K. - Ben, monsieur, je suis de 14-18. M.O. - Et tout ça, ce sont des décorations de 14-18 ? M. K. - De 14-18! M.O. - Vous avez été un homme très courageux. 38 Michael SCHNEIDER, Den Kopf verkehrt aufgesetzt oder die melancolische Linke. Aspekte der Kulturzerfalls in den Siebziger Jahren, Luchterhand, 1981. 49 M. K. - C'est-à-dire... j'ai fait comme les autres. M.O. - Oui. M. K. - J'ai fait mon devoir, c'est tout. M.O. - Au moment de la démobilisation de la deuxième guerre... M. K. - Oui ? M.O. - C'est-à-dire au moment de la défaite, comment avez-vous réagi ? M. K. - Ah ben, écoutez, ça nous a pas bien fait plaisir. Nous, en tant qu'anciens combattants 14-18, la défaite nous a touché énormément. M.O. - Oui. Il y avait beaucoup de magasins juifs ici, dans cette ville, je crois ? M. K. - Oui. M.O. - Alors, vous avez dû voir pas mal de choses? M. K. - Et bien, c'est-à-dire, oui. Ils ont été... Ils sont partis, n'est-ce pas, ils se sont exilés. M.O. - Ils se sont exilés ! Mais il n'y a pas eu d’arrestations ? M. K. - Oh si ! Oh si! Un peu partout. M.O. - Vous les avez vues ? M. K. - Hélas, oui. M.O. - Oui. Dites-moi, au moment de la parution de ce qu on appelle les décrets juifs, il paraît que vous avez fait paraître une annonce à ce moment-là... M. K. - C'est exact. M.O. - C'est une annonce dans Le Moniteur. M. K. - Ah ben, vous êtes bien renseigné, monsieur : c'est exact ! Figurez-vous, monsieur, nous étions quatre frères. C'est la réponse que j'y ai faite parce qu'ils nous disaient juifs. J'ai mon nom à consonance juive puisque je m'appelle Klein. Mais je suis catholique quand même. Alors, justement, j'ai eu des inquiétudes. On m'a inquiété à ce sujet. Alors j'ai répondu, ayant eu quatre frères mobilisés, que... ma foi, j'étais français. M.O. - C'est-à-dire que vous avez tenu, vis-à-vis de votre clientèle à ce momentlà, à dire que vous n'étiez pas juif. M. K. - C'est exact. M.O. - Pour quel motif ? M. K. - Mais parce qu'il avait paru que j'étais juif, et puis qu'on arrêtait les Juifs, et puis qu'on était tous contre les Juifs, comprenez-vous ? 50 M.O. - Oui. M. K. - Mais j'ai dit : il n'y a pas de raison, je ne peux pas m'intituler juif du fait que je suis catholique, comprenez-vous ? Alors c'est là, comme vous dites si bien, que j'ai fait paraître une annonce. Ayant eu quatre frères en guerre, dont un a été tué et les trois autres prisonniers... M.O. - Enfin, il y a des tas de Juifs qui ont eu aussi des frères tués pendant la guerre de 14 ! Non ? M. K. - Ecoutez, je n'ai jamais fait de racisme. Alors, qu'on soit juif, qu'on soit mahométan, je voyais qu'une chose : celui qui faisait son devoir, hein, je le considérais comme français, comme moi, comme les autres. M.O. - C'est ça. M. K. - Comprenez-vous ? M.O. - Bien ! Merci ! » Cet entretien constitue un moment fondamental dans la généalogie de la mise en images de l’histoire. Ce n’est pas tant la charge révélatrice et accusatrice qui importe, c’est la capacité du discours à recomposer la complexité du terrain idéologique, à provoquer une véritable chute dans le temps, par un effet de prise directe avec le quotidien de l’Occupation. C’est bien en cela que Le chagrin et la pitié n’est pas un film sur l’histoire mais sur la mémoire de l’histoire, c’est à dire sur la France de 1968. Munich 1938 ou la paix pour cent ans était bien davantage un film sur l’histoire événementielle de la crise des Sudètes. On n’y trouve d’ailleurs quasiment aucune prise de parole véritablement populaire, à part celle du Docteur Wehle, témoin de Karlovy Vary que Marcel Ophuls n’a pas rencontré dans la rue mais qui lui a été chaudement recommandé par le Parti communiste tchèque... Or c’est là que nous situons la fracture profonde opérée par ce film dans l’histoire récente : Ophuls dresse une histoire culturelle de l’Occupation, en s’opposant instinctivement à une histoire événementielle dont les formes sont épuisées. Cette construction paradigmatique présuppose non pas la disqualification mais l’inutilité de toute mythologie, ce qui explique la disparition du résistancialisme, qui permet au champ de la mémoire de s’ouvrir d’un coup pour le spectateur, comme un territoire vierge. En faisant avec quinze ou vingt ans d’avance le deuil du communisme et du gaullisme, Ophuls favorise l’émergence d’une pensée en devenir sur la période de l’Occupation, dont on sait qu’elle obsède à ce moment-là la société française 51 (les multiples faux-pas du Président Pompidou en témoignent largement). Dans le témoignage de Marius Klein se mêlent toutes les humeurs françaises, à la façon d’un précipité chimique. Et c’est là qu’apparaît le plus clairement l’enjeu principal de ce dévoilement, c’est à dire l’évocation des crimes nazis auxquels la France a participé, comme la déportation des Juifs : la mise en évidence métonymique de la complicité d’une partie de la population française, qui par l’aveu même d’un de ses membres (on était tous contre les Juifs) passe symboliquement du statut de spectateur à celui d’acteur. La phrase interrompue Ils ont été… est à ce titre un vrai moment de cristallisation testimoniale, qui révèle la pesanteur de l’autocensure. Reprenons les souvenirs du cinéaste au sujet du tournage de cette séquence 39 : « …Pendant que l'opérateur tournait des plans de foule quelques mètres plus loin, je me trouvai brusquement nez à nez avec M. Klein. Le soleil baissait rapidement. Il fallait faire vite. En vingt secondes, je bredouillai quelques mots en guise d'explication, du genre « On fait un film sur la vie à Clermont-Ferrand et sur l'histoire de la ville... » Ce n'était d'ailleurs pas faux, mais j'avoue que ça manquait un peu de précision. Je rameutai l'équipe. A peine le temps de tendre la perche du micro et l'interview commençait : - Monsieur, c'est vous Marius ? - - C'est moi Marius. - Vous portez de nombreuses décorations. - Ben, monsieur, je suis de 14-18... L'interview fut réalisée en moins de cinq minutes, et utilisée pratiquement telle quelle, presque sans coupures. De par mon métier, au cours des dix dernières années, je me suis souvent trouvé nez à nez avec des tortionnaires, des fanatiques et avec des criminels de guerre. A côté de tels échantillons de la gent humaine, le petit commerçant de Clermont, rétrospectivement, me semble bien inoffensif. Pourtant, jamais je ne me suis senti aussi mal dans ma peau, aussi dérouté par mon interlocuteur du moment, aussi gêné par mon propre rôle que pendant ces cinq minutes. » Ophuls semble percevoir confusément que quelque chose le dépasse lors de cet entretien, par l’incroyable violence du surgissement du refoulé - mais surtout parce qu’il est conscient 39 Marcel OPHULS, op. cit., p. 232. 52 d’avoir tendu un traquenard à ce modeste commerçant. Cette interview est une brèche qui va tout aspirer. Parce que certains critiques lui ont reproché cette entorse aux bonnes manières de l’interview40, Ophuls est revenu sur cet entretien. Gilbert Salachas, qui dirige le mensuel Téléciné, lui demande : « Votre démarche vous a conduit à adopter une attitude assez neutre vis-à-vis des personnes que vous avez interrogées ,sauf en certaines occasions, notamment ce fameux commerçant que vous semblez avoir voulu surprendre et presque piéger ? M.O. - J’ai considéré de mon devoir de retrouver l’auteur de cette annonce parce que les idées générales que je me fais de l’histoire ne sont ni personnalistes, ni marxistes, mais démocratiques. J’ai une vision pluraliste de l’histoire, c’est à dire que je crois qu’elle est faite aussi bien par les grands hommes que par les petites gens. (…) Alors la foudre est tombée sur cet homme. Humainement, c’est une chose très crispante et très gênante : les âmes charitables penseront que l’interviewer à ce moment-là, manque d’élégance, qu’il n’est pas un homme de bonne compagnie. Je dois dire que vis-à-vis du problème juif – qui a presque été conduit jusqu’à sa solution finale – les termes d’élégance et de bonne compagnie me semblent restrictifs. Cet homme ne fait que représenter à mon avis des millions d’individus et je ne crois pas qu’il soit démagogique de lui poser cette question. Alors dira-t-on, pourquoi ne pas l’avoir averti ? C’est très simple, parce qu’il n’aurait vraisemblablement pas donné l’interview. Et il n’était pas question, pour une chose aussi importante, de faire chou blanc. D’ailleurs on ne lui a pas fait beaucoup de mal, il a tout de même donné son accord après, pour que l’interview passe. » Cette façon de faire violence au témoin (consentant ou pas) et de tendre des pièges nécessaires au surgissement d’un discours enfoui est sans aucun doute un héritage des années de télévision d’Ophuls. Mais comme il le souligne, certaines investigations justifient ces méthodes, qui seront au cœur de la démarche du cinéaste Claude Lanzmann pour la réalisation de son film Shoah (1985). Cette démonstration explique aussi que la force des récits d’Ophuls à partir du Chagrin et la pitié s’inscrive dans une approche critique du témoignage, qui repose sur la connaissance des 40 Voir Jean ROCHERAUX, La Croix, cité dans Téléciné, n° 171-172, p. 20. 53 mentalités et ouvre la possibilité d’une approche culturelle de l’histoire. Alain Resnais avec Les statues meurent aussi (1953), Nuit et brouillard (1955) et surtout Hiroshima mon amour (1959), puis Frédéric Rossif avec Le temps du ghetto (1961) avaient préparé le terrain pour une telle mutation. Mais leur cinéma reposait essentiellement sur un travail d’écriture et de montage, travail forcément dialectique qui suppose une méthode et dont le témoignage est absent, dont la vie est évacuée : la révolution du cinéma direct n’a pas encore eu lieu. Rossif a incorporé le témoignage dans son récit incroyablement courageux sur le ghetto de Varsovie mais c’est un témoignage théâtralisé, dévitalisé, paralysé sans doute par la dimension inaugurale de sa propre mise en scène. Le film d’Ophuls va réorienter l’histoire de la période vers le terrain des mentalités et des représentations culturelles. Et d’ailleurs, les historiens ne s’y trompent pas. En 1969, les ouvrages sur la question ne sont pas nombreux (Ophuls déclare s’être principalement appuyé sur les travaux d’Eberhard Jaeckel41 et Jacques Delarue42). Mais sur la lancée du film, les projets de recherche en histoire contemporaine relatifs à la période 1939-45 se multiplient. Et les discours critiques sur Le chagrin et la pitié quittent le terrain de la cinéphilie : les historiens entrent en scène. En janvier 1973 paraît au Seuil La France de Vichy, traduction du livre Vichy France Old Guard and New Order 1940-1944, de l’historien américain Robert O. Paxton. Ecrit en 1972, cet ouvrage va susciter un tollé dans les élites françaises, qui tolèrent mal qu’un jeune historien américain disserte sur la véritable nature du régime de Vichy. Paxton affirme que l’Etat français n’a absolument pas résisté aux pressions de l’Allemagne dans aucun domaine (pas de double jeu, contrairement à une croyance encore fortement répandue dans la France de l’époque) ; que dans beaucoup de domaines, les Français ont même devancé les attentes allemandes ; que l’antisémitisme était une donnée essentielle, structurante du remodelage de la société entrepris par les idéologues maréchalistes ; que la Révolution nationale était bien un mouvement de reconquête conservatrice consécutif à l’expérience du Front populaire. Au fond, tout ce qui était apparu dans le film d’Ophuls trouvait une légitimité historienne, d’autant plus que les réactions outragées contre Paxton viennent des mêmes milieux que celles qui avaient retenti contre Le chagrin et la pitié. Par ailleurs, Paxton a des point communs avec Ophuls : bien que légèrement plus jeune, l’historien a été formé par l’université américaine (Oxford et Harvard) et s’est installé en France à la fin des années 41 Voir Eberhard JAECKEL, Frankreich in Hitlers Europa : die deutsche Frankreichpolitik im Zweiten Weltkrieg, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1966 42 Voir Jacques DELARUE, Histoire de la Gestapo, Paris, Editions Fayard, 1962 54 cinquante pour y faire ses recherches. Tout comme Ophuls, il postule que la société française a une responsabilité importante dans la déportation des Juifs. Cette vision de l’histoire de l’Occupation, soufflée par Ophuls et théorisée par Paxton, attendra longtemps avant de trouver une certaine forme de consécration dans le discours du Président français Jacques Chirac du 16 juillet 1995, dit « du Veld’Hiv » : « Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. Il y a cinquante-trois ans, le 16 juillet 1942, 450 policiers et gendarmes français, sous l'autorité de leurs chefs, répondaient aux exigences des nazis. Ce jour-là, dans la capitale et en région parisienne, près de dix mille hommes, femmes et enfants juifs furent arrêtés à leur domicile, au petit matin, et rassemblés dans les commissariats de police. On verra des scènes atroces : les familles déchirées, les mères séparées de leurs enfants, les vieillards - dont certains, anciens combattants de la Grande Guerre, avaient versé leur sang pour la France - jetés sans ménagement dans les bus parisiens et les fourgons de la Préfecture de Police. On verra, aussi, des policiers fermer les yeux, permettant ainsi quelques évasions. Pour toutes ces personnes arrêtées, commence alors le long et douloureux voyage vers l'enfer. Combien d'entre-elles ne reverront jamais leur foyer ? Et combien, à cet instant, se sont senties trahies ? Quelle a été leur détresse ? La France, patrie des Lumières et des Droits de l'Homme, terre d'accueil et d'asile, la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. » Vingt-cinq ans séparent les hésitations du petit commerçant de Clermont-Ferrand de la parole présidentielle, qui en la matière vaut histoire officielle. Un quart de siècle qui donne une idée de la lourdeur des interdits dans les constructions de mémoire. Ce changement d’optique doit énormément aux historiens français, à Annette Wieviorka, à Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, Henry Rousso. Mais rien n’aurait été possible sans l’apport déterminant d’Ophuls puis de Paxton, dont les travaux scandaleux finissent maintenant par se confondre dans un même éloignement. Sur le moment, cette conjonction entre le film de 1971 et le livre de 1973 n’a pas échappé aux observateurs. D’une part parce que la thèse de Paxton a certainement profité du climat suscité 55 par le film d’Ophuls, comme le souligne Henry Rousso 43: « Il faut reconnaître que La France de Vichy a largement bénéficié de l’effet Ophuls, et du contexte général des années 1971-1974. Paxton, plus peut-être que les autres ouvrages publiés au même moment, a représenté malgré lui la caution scientifique du retour du refoulé. Deux ans après la sortie mouvementée du Chagrin, il prend l’allure d’une démonstration froide et objective, des thèses esquissées à chaud dans le film. Et comme Ophuls, pour d’autres raisons, il n’a pas craint la provocation. » Et d’autre part parce que les raisons de fond qui rendaient ces deux œuvres inadmissibles étaient les mêmes : pour Paxton comme pour Ophuls, il s’agit de remettre la France au centre du jeu en rééquilibrant le rôle de l’Allemagne dans l’histoire tragique de la période. Les historiens qui s’emparent du film sont aussi des francs-tireurs, ou tout au moins des figures engagées de la scène historienne. Le premier d’entre eux a été Marc Ferro, ancien résistant lui-même, anti-colonialiste farouche mais surtout co-directeur de l’école des Annales avec Le Goff et Le Roy Ladurie (Fernand Braudel l’a désigné en 1970). Ferro est un pionnier dans l’analyse historienne de l’image (il dirige le groupe de recherche Histoire et Cinéma de l’E.H.E.S.S. dès sa création en 1975) et il identifie immédiatement l’importance de la démarche d’Ophuls. Il publie en 1973 un article fondamental intitulé L’interview chez Ophuls, Harris et Sédouy 44. Dans cet article, Ferro limite la portée du film à l’anti-gaullisme viscéral d’Ophuls, à une « démarche antipolitique » de démystification de l’action publique. Mais surtout, il distingue trois grandes fonctions appliquées par Ophuls à la pratique de l’entretien : un effet de confrontation du témoin avec son passé ; un effet de parallélisme entre la mémoire du témoin et la réalité de son passé ; un effet de substitution au commentaire, ce dernier étant remplacé par le son synchrone des actualités et les questions posées par les interviewers. Il faudrait sans doute relativiser ce dernier point : si les films d’Ophuls sont marqués par la fin du règne du commentaire, cela fait alors dix ans que cette tendance a été impulsée par le mouvement du Free Cinema en Angleterre et surtout les travaux de Fred Wiseman, Don Alan Pennebaker ou 43 Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy, Paris, Editions du Seuil, 1987, p. 292. Marc FERRO, De l’interview chez Ophuls, Harris et Sédouy, texte paru en 1973 dans Téléciné et remanié pour l’édition du livre Cinéma et Histoire, Editions Denoël/Gonthier, Paris, 1977, pp. 162-166. 44 56 des frères Maysles aux Etats-Unis. Certes, le film documentaire français a conservé une logique de commentaire assez tard, par un attachement aux formes littéraires qui a marqué le film des années cinquante. Les commentaires d’écrivains comme Jacques Prévert, de Raymond Queneau ou même de cinéastes comme Chris Marker étaient conçus comme de véritables constructions poétiques. Mais Ophuls n’utilise dans Le chagrin et la pitié qu’un commentaire purement transitionnel dont la fonction est de fluidifier le déroulement des séquences : il ne s’agit plus que de bribes de commentaire 45. Ce sont surtout les deux autres points soulevés par Ferro qui nous semblent cruciaux : dans cette contradiction entre passé et présent, comportement et discours, mythe et réalité se logent les potentialités de la reconstruction historique. Le double pouvoir de l’interview, destructrice de légende et constructrice de mémoire, s’inscrit dans cette divulgation capitale : les témoignages auront désormais plus d’importance que les archives dans le discours cinématographique sur l’histoire. Ferro affirme ainsi 46 : « Ainsi en apparence, l’historien s’efface devant les témoins, devant la société, devant le témoignage du passé. En l’absence de cette médiation [le commentaire], l’explication historique apparaît terriblement authentique, comme dotée d’un supplément de vérité. Ce procédé d’écriture donne au film sa force, que le spectateur soit en accord ou en désaccord avec son orientation : alors que traditionnellement dans un film, la force des images prime celle du texte, cette fois l’inverse se produit, grâce à un nouveau système de relations entre le texte, le discours oral, le discours de l’image. » Ainsi, les images d’archives n’auraient plus qu’une importance annexe, passant d’un statut démonstratif à un statut illustratif, délaissant la charge primordiale qu’elles revêtaient dans les films traditionnels de vulgarisation : l’entretien allait devenir la véritable matrice de la reconstruction historique. Par son expérience de plusieurs années à la télévision mais sans doute aussi par sa formation intellectuelle et cinéphilique aux Etats-Unis, Marcel Ophuls a ainsi intuitivement révolutionné le film historique avec ce qu’il appelle ses têtes parlantes 47, en imposant à ses témoins un cadrage sans compromis, une mise en condition qui neutralise 45 Remarquons hélas que le commentaire, qui a disparu des écrans pendant trente ans est revenu en force avec la télévision des années quatre-vingt-dix et que l’on se retrouve aujourd’hui avec le même type de commentaire ronflant et larmoyant que dans les années soixante (voir par exemple les nombreux films de Patrick Rotman). 46 Ibid., p. 163. 47 Marcel OPHULS, op. cit., p. 249. 57 toute forme de détournement du discours. L’encadrement du témoignage engendre la construction du sens, comme le dit très bien François Niney 48 : « Comme dit Montaigne, « la parole est à moitié à celui qui parle et à moitié à celui qui écoute. » Les films de Marcel Ophuls sont entièrement bâtis sur la vertu et la perversion de la parole, la parole qui se cherche ou qui se refuse, qui explique ou dénie, qui explique ou trahit, accuse ou excuse ce dont on parle tout comme celui qui parle. Il y en a qui en savent plus qu’ils ne disent (…) et il y a ceux qui, en parlant, découvrent qu’ils en disent plus que ce qu’ils ne voulaient ou croyaient être capables de dire. » Ferro a donc très bien pointé ce qui tient chez Ophuls lieu de rupture méthodologique : c’est l’enregistrement et l’organisation des discours qui lui a permis d’inscrire l’histoire sociale au coeur de son projet. Le chagrin et la pitié a eu également beaucoup d’importance pour l’historien Henry Rousso qui a souvent déclaré qu’il avait contribué à déterminer sa vocation d’historien. Dans son ouvrage Le syndrome de Vichy (1987), Rousso (qui est alors chercheur à l’Institut d’Histoire du Temps Présent dont il est un des fondateurs et qu’il dirige de 1994 à 2005) se livre à une authentique analyse du film d’Ophuls. Rousso écrit avec plus de quinze ans de recul. Il dispose donc d’une certaine distance pour mesurer rétrospectivement l’influence de cette œuvre, à un moment où est en train de se cristalliser l’institutionnalisation de la Shoah, dans le sillage du film de Claude Lanzmann. En 1987, alors que l’agitation mémorielle est à son comble avec le procès de Klaus Barbie, la bascule entre ces deux époques n’a pas encore eu lieu, comme en témoigne le fait que Rousso consacre une vingtaine de pages au film d’Ophuls, contre trois seulement au film de Lanzmann. Son analyse intitulée Impitoyable chagrin est divisée en plusieurs petits sous-chapitres : un témoignage ; une vision hexagonale ; l’antisémitisme ; les collaborateurs ; les résistants ; le scandale. Rousso commence par pointer à son tour l’importance du témoignage à la fois dans une perspective testimoniale et dans les mécanismes du montage contradictoire qui oppose les 48 François NINEY, La machine à re-monter le temps, dans Retour de mémoire, bulletin des Rencontres cinématographiques de la Seine-Saint-Denis, novembre 2000, p. 39. 58 images objectives de l’événement à la subjectivité des témoignages et des archives. Il prend l’exemple de Georges Lamirand qui est montré en train d’enflammer les foules au nom de la Révolution nationale en 1942, alors qu’il vient dans l’interview de 1969 de réduire cette formule à un slogan vide de sens : le procédé est connu, il est devenu depuis 1971 un des ressorts de l’information télévisée. Puis Rousso évoque successivement les différentes figures du film. Il montre les limites de l’exercice d’Ophuls : l’absence du gaullisme, des grands organes de la Résistance intérieure etc. Enfin, il décrit l’accueil enthousiaste réservé au film en 1971 et relate avec honnêteté les vicissitudes que son auteur et ses producteurs ont rencontré ensuite, citant nommément Simone Veil. Il termine son analyse en posant quelques questions que nous devons reprendre et compléter : comment expliquer que ce film ait eu un tel retentissement alors que moins d’un million de Français ne l’avaient vu avant sa diffusion télévisée ? Rousso apporte différents éléments de réponse 49: « Le film a été une vaste entreprise de démythification volontaire et consciente. (…) Il déplace la caméra, éclairant les zones d’ombre, mais assombrit du même coup ce qui était surexposé. D’où le risque de remplacer une légende par une autre, ce qui s’est effectivement produit : à l’image d’une France unanime dans la Résistance s’est substituée (à tort mais on peut le dire aujourd’hui en toute quiétude) l’image d’une France tout aussi unanime dans la lâcheté. On peut contester et dénoncer cette démythification partiale, et le film a précisément été accablé pour l’avoir entreprise sans hésiter. Mais avec le recul, la critique s’effrite un peu. Le Chagrin s’est voulu un film sur l’Occupation, il n’a jamais prétendu rendre compte en quelques heures de toute la réalité complexe de l’époque, même si, après coup, hommage involontaire, on le lui a demandé. Et paradoxalement, ce sont ses défauts, les questions et les débats qu’ils ont entraînés, qui ont fait du film une référence importante, y compris chez les historiens. » Plus loin, Henry Rousso évoque la forme nouvelle du film, qui se rapproche du repas de famille, avec son lot d’altercations et de contradictions. Enfin, il conclut sur la question de la 49 Henry ROUSSO, op. cit., p. 133. 59 transmission du souvenir, sur la fracture générationnelle que le film illustre : « C’est un fossé de générations qui s’exprime là. Celles qui sont nées après la guerre reconnaissent dans Le Chagrin leurs propres interrogations et applaudissent, toutes tendances confondues, lorsqu’il brise le miroir. Celles de la guerre, trop enserrées dans leurs propres souvenirs, manifestent d’instinct une réaction de rejet. (…) Le Chagrin a révélé une tension structurelle : la transmission d’un passé aussi conflictuel relève d’une alchimie dont personne, ni les acteurs, ni les historiens, ni les cinéastes ne possède le secret. Pas plus qu’ils n’en possèdent l’exclusivité. » Ce développement appelle plusieurs commentaires. C’est une défense du film, qui porte à la fois sur son contenu et sur le retentissement qui a accompagné sa sortie. Il formule déjà les termes d’une sorte de réhabilitation du film, évoquant l’idée que sa valeur dépasse les approximations et manques qu’il comporte, dans la mesure où ces défauts ont provoqué des débats salutaires. Ainsi, Rousso prend en compte l’historicité du film, disposant du recul nécessaire pour constater que tout ce que le film postulait s’est petit à petit imposé dans l’espace public. Il démontre que les tensions révélées par le film ont été atténuées par lui, dans la mesure où libérant la parole des témoins et des acteurs de la période, Ophuls a contribué à faire émerger une nouvelle approche critique dans la société française. Il apporte donc luimême la réponse à sa question initiale portant sur l’influence d’un film vu par relativement peu de Français. Ce qui importe, c’est la capacité du film à infuser dans la société un questionnement, par un effet de glissement du débat d’une scène d’expertise à l’autre : de la scène cinéphilique à la scène critique, puis de la scène critique à la scène historienne, enfin de la scène historienne à la scène médiatique. Cette circularité du débat, qui permet à une oeuvre au départ confidentielle d’atteindre le grand public par un effet de transmédiation, joue un rôle déterminant 50. C’est ce qui nous permet aujourd’hui, à près de quarante ans de distance, de comprendre comment s’est construite en France l’influence de ce documentaire germanosuisse au départ peu attractif. Si nous prolongeons la pensée de Rousso, nous pouvons même poser l’hypothèse que la censure, ou les résistances opposées en France à ce projet, participent à sa force et lui ont 50 Le sociologue Jacques Walter a très bien expliqué ce genre de phénomènes, en mettant en avant l’idée que les scènes d’expertise percolent, c’est à dire « se filtrent et se transforment », se chassent ou sont déduites les unes des autres. Cf. Jacques WALTER, La Shoah à l’épreuve de l’image, Paris, Presses universitaires de France, 2005. 60 permis de peser sur le débat, sans doute avec plus d’intensité que s’il avait été diffusé tout naturellement et sans tapage à la fin de l’année 1969 par l’O.R.T.F. La censure est un système d’autant plus imbécile qu’il consiste souvent, quelles que soient ses méthodes, à désigner son objet et amplifier un retentissement qu’il n’aurait pas eu sans elle. Au-delà du scandale, l’historicité du film d’Ophuls se résume presque à l’impossibilité de la France de participer à sa production. On retrouve le même effet de grossissement avec la photo caviardée du gendarme de Pithiviers dans Nuit et brouillard d’Alain Resnais, image qui témoignait, à l’intérieur du film, de l’impossibilité de montrer un tel cliché en 1955. D’où l’aberration que constitue une récente version restaurée de Nuit et Brouillard, où la photographie en question a été réinsérée dans son intégrité. Il faut se souvenir que Resnais avait pratiqué ce caviardage volontaire, refusant ainsi de façon voyante d’obéir à la commission de contrôle qui lui demandait de remplacer cette image. Restaurer cette photo censurée, c’est dénaturer une œuvre singulière pour correspondre à l’esprit « politiquement correct » du moment, c’est faire passer les techniques de colorisation de Ted Turner dans le champ mémoriel, c’est aussi faire mentir le film. Comment faire comprendre à un jeune spectateur que le gendarme qu’il voit aujourd’hui n’a pas toujours été là et que son importance est écrasante parce qu’il détermine la frontière ténue entre l’amnésie et l’amnistie ? Surtout quand la société Argos fait la promotion de cette nouvelle version avec le slogan suivant : « Pour la première fois, les images censurées depuis 1956… » 51 Toutes ces interrogations apparaissent en filigrane dans l’analyse d’Henry Rousso, dont il faut également dire qu’elle est plutôt inaccoutumée dans les ouvrages de cette qualité. Rousso est un des premiers à avoir intégré le regard des cinéastes dans son étude d’un moment de l’histoire, suivant l’exemple de Marc Ferro, de Pierre Sorlin et du grand pionnier Siegfried Kracauer. Cette tendance est liée à une forme d’historiographie critique qui apparaît dans les années soixante-dix, ouvrant son champ d’étude aux productions médiatiques, mais qui se normalise par la suite. Mais avec les années quatre-vingt-dix, les historiens rentrent dans le rang 52. Plus étonnant : les ouvrages désormais très nombreux qui évoquent la représentation cinématographique des crimes et génocides perpétrés par les nazis oublient souvent Le chagrin et la pitié en route. Cette occultation est confirmée par le contenu de livres récents, comme Le cinéma et la 51 Cf. Sylvie LINDEPERG, Nuit et brouillard, un film dans l’histoire, Paris, Editions Odile Jacob, 2007, pp. 143156. 52 Parmi eux, Henry Rousso, dont les travaux rejoignent une orthodoxie assez indifférente au cinéma – même s’il continue de défendre l’importance du film… 61 Shoah, un art à l’épreuve de la tragédie du XXe siècle 53, qui se présente pourtant comme une somme sur la question. Mais sur l’œuvre d’Ophuls, l’impasse est totale 54. Le cinéaste déclare à ce sujet 55: «Pourquoi s’en étonner ? Les historiens français savent que Paxton et moi, nous avons fait leur boulot, à leur place. Et qu’eux n’ont pas fait grand chose depuis. Et puis la recherche en histoire, c’est un peu comme le journalisme d’investigation : cela nécessite non seulement une tradition de liberté mais aussi la capacité d’en jouir. Je dois avouer que dans la mesure où j’ai su précéder les travaux des historiens français dans leur ensemble, l’importance qu’ils accordent à mon travail, hier comme aujourd’hui, ou à celui de Costa Gavras, ou au cinéma en général, m’indiffère totalement. Corporatisme oblige ? Sans doute mais cela peut jouer dans les deux sens : les louanges de François Truffaut, d’Otto Preminger ou de Woody Allen m’importent plus que l’avis de tel ou tel chercheur de l’Institut d’Histoire du Temps Présent. Et puis je me souviens qu’autour de 1969, au moment où le film était nominé pour les Oscars, il y avait un vieux monsieur qui remontait Sunset Boulevard en limousine. Il se faisait déposer par son chauffeur devant chaque maison. Il sortait, allait sonner, et disait au maître des lieux : Vous devez aller voir The Sorrow and the Pity ! Et s’en allait. Ce vieux monsieur, c’était Fritz Lang ! » Heureusement, certains intellectuels donnent au film d’Ophuls la place qui lui revient : ainsi, Philippe Mesnard a publié en 2000 un volumineux ouvrage intitulé Consciences de la Shoah, dans lequel il pose clairement la question du rôle du Chagrin et la pitié dans les constructions de mémoire relatives à la période de la Seconde guerre mondiale. Il déclare ainsi 56: «Ophuls ne construit pas ses films sur des thèses historiques mais livre un regard sur une histoire dont il cherche à découdre les fils trop visibles, pour dans les entrebaillements, faire resurgir des zones grises : les collaborations, les complicités, les lâchetés, les ambitions. C’est à dire ce qui remplit une des 53 Cf. Le cinéma et la Shoah, un art à l’épreuve de la tragédie du XXe siècle, sous la direction de Jean-Michel FRODON, Paris, Essais/Cahiers du Cinéma, 2007, 404 p. 54 Notons également que la programmation de la Cinémathèque française associée à la sortie de cet ouvrage (du 9 janvier au 2 mars 2008) ignore superbement les films d’Ophuls. 55 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. 56 Philippe MESNARD, Consciences de la Shoah, Paris, Editions Kimé, 2000, p. 290. 62 conditions nécessaires pour que se réalise, dans une relative tranquillité, le crime collectif. Ophuls prend un risque majeur en voulant représenter ce que l’histoire a de moins présentable. Ne satisfaisant à aucune attente, ni mémorielle, ni communautaire, encore moins politique, il s’expose à différentes formes de censure qui nuisent à la bonne connaissance de son œuvre.» Cette analyse fine et juste montre qu’il faut relativiser cette tendance actuelle à dévaluer Le chagrin et la pitié. Mais force est de constater que cette éclipse du film dans les travaux historiens correspond à la mutation de regard qui se produit à la fin des années quatre-vingt et qui culmine avec le cinquantième anniversaire de la fin de la guerre en 1995 : l’importance prise par le film Shoah dans les analyses de la période, correspondant à la reconnaissance du génocide des Juifs d’Europe comme élément principal dans la perception du nazisme et, par extension, de l’Occupation allemande. Cette institutionnalisation repose sur un passage symbolique du terrain problématique de la contre-histoire (perception empêchée) vers le terrain de l’histoire officielle (perception favorisée). Ce passage est entériné dans l’espace public par la parole présidentielle comme nous l’avons vu, mais également par des démarches, des débats, des procès, tout un événementiel qui au final se constitue en environnement politique autour de la communauté des victimes (dont le film de Lanzmann se fait métaphoriquement et de façon sublime, l’interprète). Comme toute institution, cette communauté de mémoire ne peut exister que dans un large consensus. Le film d’Ophuls, tout en comportant une partie importante consacrée à l’antisémitisme et aux persécutions, ne s’intègre pas dans cette mythologie victimaire. Par ailleurs, en passant au niveau politique, cette vision de l’Occupation est augmentée d’une nouvelle strate mémorielle, celle des Justes, impulsée par les Etats-Unis et entretenue par Israël - avec comme ambassadeur de poids le film événement de Steven Spielberg Schindler’s List en 1993. On peut légitimement penser que cette nouvelle doxa a servi à réintroduire du consensus dans un moment de l’histoire qui en était désormais singulièrement dépourvu. Ainsi, la responsabilité de la France étant établie, l’honneur des Français reste sauf puisque nombre d’entre eux ont permis le sauvetage de Juifs. Là encore, rien de plus étranger à ce type de raisonnement que l’approche de Marcel Ophuls, qui entend explorer les répercussions du passé dans le présent, peindre l’histoire des mentalités. Peu reconnu par les historiens, le film s’est en revanche rapidement inscrit dans l’histoire du cinéma, à la faveur de son succès critique et public, notamment aux Etats-Unis, comme le 63 montre Woody Allen (spectateur inconditionnel d’Ophuls) dans Annie Hall (1977). En 1972, le film est nominé à Hollywood pour l’Oscar du meilleur film étranger, qui ira à The Hellstrom Chronicle (1971) de Wallon Green et Ed Spiegel ; mais il obtient le National Board of Review Award (meilleur film en langue étrangère) et une récompense spéciale de la National Society of Film Critics en 1972, le New York Film Critics Circle Award (meilleur film documentaire de l’année) en 1973 et des floppées d’autres prix… De leur côté, Harris et Sédouy restent inséparables et produisent, outre leur film Français si vous saviez, une série d’enquêtes journalistiques qui a beaucoup de succès. L’arrivée de la gauche au pouvoir leur permet d’obtenir des postes importants sur les chaînes publiques. André Harris meurt le 11 juin 1997, à son domicile parisien, à l’âge de 63 ans. Alain de Sédouy continue parfois de travailler pour la télévision française. Certains commentateurs vont accorder une importance démesurée à ces dissensions entre les trois hommes, qui auront des répercussions désastreuses aussi bien dans le champ professionnel que dans le champ critique.57 Tout cela a terni un succès éclatant : on a rapidement oublié la force du film, sa loyauté, sa qualité technique, narrative, pour ne retenir que les éléments problématiques, qui permettent de le stigmatiser. Le chagrin et la pitié fait cependant partie du patrimoine cinématographique mondial et continue d’être régulièrement diffusé, notamment à la télévision française. De nouvelles lectures apparaissent çà et là, souvent stimulantes. Prenons l’exemple des travaux de Sian Reynolds, qui est chercheuse en histoire française à l’université de Stirling (Ecosse). Sian Reynolds publie en 1990 dans la revue French Cultural Studies, puis en France en 1994 dans la revue Projets féministes un article intitulé « Pour une lecture féministe du Chagrin et la pitié ou Attention, un train peut en cacher un autre » 58. Partant du principe que ce film est un pur produit de la société de la fin des années 60, Sian Reynolds étudie les rapports de sexe à l’œuvre dans l’arrière-plan, ou le hors champ. Ce qui apparaît d’abord, « c'est un implicite qui suggère mais qui ne dit pas que la Résistance était le fait de l'homme et du masculin et le soutien inconditionnel de Vichy ou bien de la Collaboration celui de la femme et du féminin. » Elle démontre donc que seules quatre femmes prennent la parole dans le film, et que la seule 57 Prenons l’exemple d’Isabelle Veyrat-Masson, qui dans un ouvrage consacré à la représentation de l’histoire à la télévision a entrepris de démontrer qu’Ophuls n’est pas le seul auteur de Munich 1938 ou la paix pour cent ans… Cf. Isabelle VEYRAT-MASSON, op. cit., pp. 200-201. 58 Sian REYNOLDS, Pour une lecture féministe du Chagrin et la pitié ou Attention, un train peut en cacher un autre, Cinéma et genre - Droits, culture, pouvoirs, dans Projets féministes n° 3, Paris, octobre 1994, pp. 104-116 64 qui le fasse de façon soutenue et intelligible, Madame Solange, est une maréchaliste forcenée. En revanche, dans les archives et même dans les interviews, Sian Reynolds constate que sont représentées énormément de femmes, mais dans des rôles silencieux et des fonctions peu valorisantes : collaboratrice sexuelle ou politique, victime, danseuse… Elle analyse donc ce différentiel en concluant que : « …c'est précisément cette assimilation, non dite, des femmes au soutien inconditionnel de Vichy ou bien à la Collaboration dans Le Chagrin et la Pitié qui pousse à se demander pourquoi il est si difficile de s'attaquer ouvertement à une analyse des structures de la Collaboration en termes de rapports de sexes. (…) Il se peut que l'actuelle direction prise par la recherche sur la période de la guerre en France, et le fait qu'on ait dépassé le schéma qui oppose les héros/héroïnes aux "vichystes" ou aux collaborateurs, offre un espoir de pouvoir y répondre. Le Chagrin et la Pitié a imprimé dans notre conscience historique certaines images d'une grande force. C'est le travail de l'historien(ne) de poser des questions embarrassantes, lorsqu'il ou elle sort du cinéma. Le pouvoir acquis par le film n'est pas très différent de celui du train express filant avec fracas. J'ai avancé que cela avait pu au moins nous cacher un train roulant dans une autre direction. » Il y a tout de même dans Le chagrin et la pitié le passage sur la résistante d’Auvergne Marinette Menut mais, souligne Sian Reynolds, « nous n'entendons jamais parler de ses actions dans la Résistance, comme c'est le cas lorsqu'il s'agit des hommes. A la place, le spectateur entend le récit poignant des tortures que la Gestapo lui a fait endurer quand elle a été faite prisonnière ; les détails, ouvertement sexuels, blessures à la poitrine et au vagin sont racontés par des hommes, dont son mari. » Aujourd’hui, les études sur la Résistance ont fait apparaître le rôle déterminant des femmes dans la clandestinité, ce qui était peut-être moins connu en 1969. Par ailleurs, selon Marcel Ophuls, Lucie Aubrac et Germaine Tillion étaient hostiles au film avant même de l’avoir vu. Il poursuit 59: « La véritable patronne chez les frères Grave, c’était la femme de Louis. On la voit avec sa bru sur le seuil de sa cuisine. C’est elle qui cachait et nourrissait 59 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. 65 (plutôt mal) un petit tailleur juif pendant l’Occupation. Lorsqu’au bout de trois ou quatre jours de tournage, on lui a demandé par courtoisie mal placée, de s’asseoir à la table parmi ses hommes, personne n’a plus sorti une seule phrase. Ce n’est pas en 69 que la société française était patriarcale, mais en 39-45, pardi ! La regrettée Pauline Kael, reine de la critique américaine, avait fait remarquer au moment de la sortie du film qu’il posait expressément la question du choix, et que dans la société français de cette époque, ce choix ne se posait pas aux femmes, dont on admettait qu’elles pouvaient rester au foyer sans s’occuper de politique. C’est d’autant plus vrai qu’une majorité de maquisards, au Mont Mouchet comme au Vercors, étaient des réfractaires au STO et qu’il n’était pas question de recruter des mères de famille pour aller travailler en Allemagne. » Cette hypothèse d’un film misogyne est assez intéressante car elle montre bien que la richesse du matériau dépasse largement les questions de mémoire et concerne la société française dans son entier. L’hypothèse demande naturellement à être nuancée, mais il faut bien reconnaître que des films comparables et antérieurs, comme Le temps du ghetto ou Chronique d’un été donnaient la parole à de nombreuses femmes. Toutefois, il est important de relever que les femmes prendront beaucoup de place dans les films ultérieurs d’Ophuls, à commencer par Auf der Suche nach meinem Amerika (1971) et A sense of Loss (1972). Mais au-delà, ce que révèle cette dominante masculine, c’est l’extraordinaire force d’aimantation du film sur la société française de 1969 : Ophuls enterre d’une certaine façon le patriarcat, en faisant ressortir la veulerie ou l’incompétence masculine. Dans cette perspective, il faut revoir le difficile passage relatif à la tonte des femmes, à la Libération. Ces images sordides sont illustrées, ou plutôt sublimées, par la chanson de Georges Brassens La tondue (1964) : « La belle qui couchait avec le roi de Prusse Avec le roi de Prusse A qui l'on a tondu le crâne rasibus Le crâne rasibus Son penchant prononcé pour les " ich liebe dich ", Pour les " ich liebe dich " Lui valut de porter quelques cheveux postiches 66 Quelques cheveux postiches Les braves sans-culottes et les bonnets phrygiens Et les bonnets phrygiens Ont livré sa crinière à un tondeur de chiens A un tondeur de chiens J'aurais dû prendre un peu parti pour sa toison Parti pour sa toison J'aurais dû dire un mot pour sauver son chignon Pour sauver son chignon » Si en effet, les femmes sont peu présentes dans l’ensemble du récit, la conjonction de ces trois scènes (Marinette Menut/La tondue/Madame Solange) donne au passage sur la Libération un goût amer qui est probablement très proche de ce que devaient ressentir l’ensemble des Français – et des Françaises - à ce moment-là. Dix ans après Hiroshima mon amour (1959), Ophuls retrouve la justesse de ton du duo Duras/Resnais, pour évoquer ce déferlement de haine sexiste. Mais il le fait avec des moyens différents, sans métaphoriser, par la qualité des témoignages et des archives, par la force de l’illustration sonore, créant un moment de cinéma poignant, un des passages les plus injustement méconnus du film. A ce titre, l’interview de Madame Solange, coiffeuse à Clermont, a un statut à part : pour cette unique intervention féminine de l’oeuvre, la caméra semble d’un coup plus tranchante, montrant les mains qui tripotent nerveusement l’ourlet du tablier. Le ton d’Ophuls se fait inquisiteur. C’est le portrait d’une femme dominée depuis toujours, socialement écrasée et qui plonge le spectateur dans un ténébreux climat de soupçon. On peut s’interroger sur le plan qui montre Madame Solange se lever lorsqu’on frappe à la porte, pour revenir et perdre aussitôt le fil de son discours. Ce plan narrativement inutile concourt en réalité à nous projeter dans un lointain quotidien de délation et de haine, quotidien trotte-menu dont cette femme brisée, perdue à jamais dans sa rancune, semble le produit parfait. C’est bien pourquoi elle ignore totalement les encouragements d’Ophuls à comparer sa situation à ce qu’ont subi les victimes du régime qu’elle soutenait. Pour Madame Solange, la nauséabonde Libération de Clermont ne s’est jamais terminée. 67 Le travail d’Ophuls rentre en correspondance intime avec l’histoire des mentalités françaises, avec la place de la femme dans la société de 1944 mais également avec ce basculement de 1968-70 qui voit quasi-simultanément le départ et le décès du général de Gaulle, le commencement de la fin du communisme français, l’émancipation des femmes et la révolution sexuelle. Et la correspondance secrète entre le moment de la Libération (qui inaugure ces mythes) et le moment du film (qui les enterre) est parfaitement apparente. Car après tout, qu’est-ce que mai 68, sinon la grande déglingue du communisme et du gaullisme patriarcaux, c’est à dire précisément ce qui tenaille les personnages du film ? Le chagrin et la pitié enfonce un coin dans une réalité sociale mise à nu, la domination masculine, terriblement violente, qui par le simple fait d’être montrée brutalement est mise en perspective avec le présent. La question de l’image des femmes dans le film nous conduit à nous interroger sur l’ensemble des mécanismes de représentation du film. Dans l’environnement de l’époque et selon la logique du cinéaste (qui doit aussi à Harris et Sédouy, et aux années de Zoom), représenter l’idée, c’est en quelque sorte la neutraliser, la détruire. Le film Shoah reprend cet axiome et en fait même son principe directeur. Mais ce qui distingue Ophuls de Sédouy, Harris et surtout Lanzmann, c’est la force du regard cinéphilique, c’est à dire la capacité à valoriser cette pénétration de regard sur la société par le sens du spectacle. Ophuls restera fidèle à cette formule, qui atteindra sa plénitude dans le film Veillées d’armes (1992), qui est une réflexion intense sur la question du regard sur l’histoire. Ce mécanisme est à l’œuvre dans la séquence tirée de Jud Süss (1940), la grande fresque antisémite de Veit Harlan qui a adapté pour le cinéma nazi l’imaginaire des ligues pangermanistes du début du XXe siècle, qui prônaient la suprématie de la race nationale, le culte des grandes figures culturelles et le recyclage des mythes religieux nordiques. Ce passage se situe à la fin de la première partie du film d’Ophuls, dans la longue description de l’antisémitisme de l’époque : il est encadré en amont par Marius Klein, les rodomontades de Marcel Verdier au sujet des jeunes juives stagiaires en pharmacie et les archives très pénibles du procès de Bernard Nathan, et en aval par les commentaires du propriétaire du cinéma Le Paris à Clermont-Ferrand et les archives du départ en gare de l’Est des vedettes de 1942. Là encore, ces différentes séquences coulissent efficacement, créant un cadre parfait pour le film d’Harlan, dont la conclusion est montrée in extenso. Cette scène montre la pendaison de Joseph Süss Oppenheimer, elle a d’ailleurs inspiré à Robert Brasillach une critique élogieuse dans son Histoire du cinéma : « L’exécution du Juif, la frénésie vengeresse 68 de la foule, animent la fin de l’oeuvre dans un crescendo presque joyeux, auquel on ne saurait comparer que le crescendo des meilleurs films de la manière américaine. » Sans parler du futur cinéaste Michelangelo Antonioni, qui a loué en 1940 dans le Corriere Padano ce film incisif et particulièrement efficace : « Si c’est de la propagande, nous la recevons bien volontiers… »60 Aucun autre passage dans aucun autre film de grande distribution n’a jamais, à notre connaissance, contenu un appel à la haine raciale aussi explicite que celui qui figure dans cet extrait. Après l’exécution du personnage principal, la phrase glaçante : « Tous les Juifs devront avoir quitté le territoire du Wurtemberg sous trois jours. Ceci est valable dans le pays tout entier. Décret pris à Stuttgart le 4 février 1738! » joue le rôle d’une sinistre prophétie, à l’heure où dans le Gouvernement général de Pologne, on commence à dresser par des regroupements de population le cadre concret de l’extermination. Ce passage constitue une forme d’équivalent cinématographique du discours prononcé par Hitler devant le Reichstag le 30 janvier 1939, au cours duquel il prédit explicitement la destruction des Juifs d’Europe en cas de guerre mondiale. Toujours dans une logique de marginalisation du rôle de l’Allemagne dans la conduite des affaires de la France, Ophuls présente ce film dans sa version française, sous-entendant que le véritable scandale, ce n’est pas le film en soi mais le fait qu’il soit traduit 61, au terme d’une post-synchronisation réalisée par les Productions Alcyon à Neuilly (ville où habitaient les Ophuls avant-guerre), ce que montre longuement le générique de début du film, également incorporé à la séquence. Dans un ouvrage consacré au film d’Harlan 62, l’historien Claude Singer confirme ce qui est avancé par Pierre Mendès France au sujet des réactions hostiles des spectateurs français lors de la projection de ce film. Il faut souligner que le public français n’était pas forcément sensible à la pompe ou à la frivolité des productions allemandes qui ont envahi les écrans pendant l’Occupation. Mais la composante spécifiquement antisémite de ce film-ci a éveillé les consciences des spectateurs pro et anti-allemands, ce qui a occasionné du désordre dans les salles et devant les guichets63. C’est en cela que l’utilisation du film de Veit Harlan est importante : Ophuls dénonce la force malfaisante de ces images, mais en même temps, il 60 Cf. Shlomo SAND, Le XXe siècle à l’écran, 2004, Editions du Seuil, p. 287. Cet argument a d’ailleurs été explicitement tenu par Pierre Mendès France peu avant dans le film. 62 Voir Claude SINGER, Le Juif Süss et la propagande nazie, l’histoire confisquée, Paris, Les Belles Lettres, 2003, 348 p. 63 Retenons en particulier les protestations d’étudiants catholiques lyonnais qui perturbèrent en mai 1941 la projection au cri de : « Pas de films nazis : rendez-nous nos pommes de terre et gardez vos navets ! » 61 69 rappelle par la voix de Mendès France la résistance des spectateurs français à ce spectacle. C’est pourquoi il est si injuste et, au final, simpliste de dénigrer Le chagrin et la pitié sur le thème de la France de salauds. Car le film est parsemé d’actes de résistance de ce genre, comme dans le témoignage du Flight Sergent Evans de la R.A.F 64, actes de résistance qui ont certainement paru anodins en 1971, mais qui aujourd’hui, construisent l’image d’une France en réserve, France qui se perpétue par de petits gestes et derrière laquelle se lève l’autre France de la clandestinité. C’est cette idée du spectacle de la démocratie qui va structurer la période suivante de la carrière de Marcel Ophuls, la période la plus prolifique, sans doute la plus heureuse, et peut être la plus paradoxale, car Ophuls y produit un cinéma à la fois patriotique et contestataire. Dualité qui était déjà le ressort secret du Chagrin et la pitié… 64 « Je me souviens d’un M. Sauçay, qui m’a hébergé un bon moment. Je ne me rendais pas compte que les cigarettes étaient si rares en France. Chez nous, on pouvait en avoir tant qu’on voulait, alors M. Sauçay m’en donnait vingt par jour… des Gauloises. Et il m’est arrivé d’en redemander. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que je me suis aperçu qu’il passait tard le soir, pour vider les cendriers et récupérer les mégots qu’il fumait lui-même. » 70 Chapitre 2 C’était une autre génération… « Le cinéma, c’est le passage du général au particulieret du particulier au général. » François Truffaut 71 72 Pour Marcel Ophuls, les années qui accompagnent les combats du Chagrin et la pitié sont voyageuses. En 1970, deux films sont diffusés par la télévision allemande Norddeutscher Rundfunk : un court-métrage portant sur un épisode crucial de la guerre du Vietnam (Die Ernte von My Lai) et un long-métrage en deux parties consacré aux Etats-Unis (Auf der Suche nach meinem Amerika). Au même moment, le cinéaste réalise, toujours pour la NDR, deux adaptations tirées du répertoire dramatique : Zwei ganze Tage, d’après la pièce de Sacha Guitry Faisons un rêve et Clavigo, tiré du drame de Goethe. En 1972, une troisième enquête filmée explore les troubles de la guerre civile en Irlande du Nord (A Sense of Loss). Si la question du passé est toujours présente, Marcel Ophuls visite également les points chauds de la planète. La guerre du Vietnam et le conflit nord irlandais battent alors leur plein et lui permettent de retrouver les réflexes de Zoom : il se lance à la conquête de ces nouveaux sujets, qui l’éloignent des querelles franco-françaises mais également de la question des crimes nazis. Par ailleurs, son incursion dans la mise en scène d’œuvres du répertoire classique lui donne l’occasion, quinze ans après ses premières expériences à Baden-Baden, de retrouver l’art dramatique qui constitue un arrière-plan culturel et philosophique constamment refoulé par ses enquêtes sur l’Histoire, arrière-plan qui le renvoie aux expériences allemandes de son père et de Fritz Kortner, acteur et metteur en scène allemand, ami proche de la famille Ophuls. Ce début des années soixante-dix est marqué par les répercussions des mouvements de mai. Aussi, ces différents films baignent-ils dans un climat de contestation et même d’insurrection. Il faut souligner qu’Ophuls a été particulièrement marqué par l’expérience des 70 jours de grève de l’O.R.T.F, qui a été un moment majeur de la contestation en France. En tant que réalisateur de l’émission Zoom, il faisait partie des figures respectées par les contestataires de l’O.R.T.F. En 1971, il relate une anecdote significative65 : « Pendant les quelques semaines d’euphorie que nous avons vécues avec la grande grève, alors que tous les gens se réunissaient dans les bistrots pour inventer de nouvelles formes d’organisation, le mot à la mode était « unités de production ». Et dans un moment très chaleureux, en réunion de grève, un réalisateur très célèbre dans la maison a levé le bras dans un geste très 65 Marcel OPHULS, Libre cours, Téléciné, n° 171-172, juillet-septembre 1971, p. 30. 73 dramatique et s’est écrié : « Quand nous aurons gagné la grève, camarades, nous ferons tous du Zoom ! » Mais à la suppression des grandes émissions comme Panorama et Zoom au mois de mai succède en juin la répression policière de l’opération Jericho (manifestations permanentes autour de la Maison de la Radio), suivie par les compressions de personnels et le vidage des directeurs : les élections de juin 68 (dont on n’oublie jamais de dire à quel point elles furent triomphales pour le pouvoir gaulliste) se sont jouées sur un fond d’information et de censure quasi totalitaires. En Allemagne, par un contrecoup ironique de l’histoire, Ophuls peut travailler. Il retourne enfin explorer les Etats-Unis, où les mouvements d’opposition au Vietnam se multiplient sur les campus. Le pacifisme monte en puissance, consécutivement aux révélations de plusieurs soldats qui relatent les atrocités commises au nom du peuple américain. La principale de ces interviews date du 24 novembre 1969, elle a lieu sur la chaîne CBS. Le grand journaliste Walter Cronkite interroge le jeune Pat Meadlo, qui a participé au massacre de My Lai, en mars 1968. Die Ernte von My Lai, Auswirkungen eines massakers (1970) « Men women and children… - And babies ? - And babies ! » Répété de façon lancinante, cet extrait de l’interview de Meadlo sur CBS ouvre ce nouveau chapitre de l’œuvre d’Ophuls. Le jeune soldat y confirme qu’il a bien reçu l’ordre de liquider tout ce village nord-vietnamien, nourrissons compris. Immédiatement contredit par un étudiant belliciste du Maryland qui déclare douter de ces événements, ce témoignage est illustré par de violentes images des exactions américaines en Vietnam. En quelques secondes, Ophuls élargit le champ de son regard critique, circonscrit un nouveau territoire qui englobe le précédent mais s’étend bien au-delà : poser la question de la responsabilité individuelle en enquêtant à chaud sur des événements récents, à partir de témoignages directs et antagonistes, qui composent le portrait d’une société démocratique en pleine crise identitaire. Cette méthode ne diffère pas fondamentalement de la formule mise au point depuis 1967. Pourtant, 74 en quittant la France pour les Etats-Unis, Ophuls opère un changement d’échelle : le cinéaste se fait historien du temps présent. A ce passage vers l’actualité internationale correspond une délimitation géographique quasidéfinitive des activités du cinéaste. France, Allemagne, Etats-Unis : cette triangulation qui a depuis toujours marqué sa vie (expérience de l’exil qui correspond également à son trilinguisme) est désormais apparente dans son cinéma. A partir de là, Ophuls va tracer un autoportrait indirect, en montrant à travers ces trois sociétés comment dans le mélange de barbarie autoritaire et de transgression révolutionnaire qui est la marque même du XXe siècle, l’homme peut garder son libre-arbitre ou y renoncer. Die Ernte von My Lai est réalisé au printemps de l’année 1970, et diffusé le 7 août 1970 sur la chaîne NDR. D’une durée de 43 minutes, ce film comporte des interviews d’une quinzaine de témoins, dont une moitié d’étudiants d’origines variées et une seconde moitié d’adultes, parents ou enseignants de ceux-ci : la première chose qui frappe le spectateur est la confrontation intergénérationnelle. Esquissé dans Le chagrin et la pitié, cet aspect devient structurel dans les films de cette période, comme si les Etats-Unis permettaient ce qui avait été impossible en France : en prise directe avec les bouleversements de son époque, Ophuls enregistre les réactions du monde étudiant, mettant à nu les mécanismes de la contestation ambiante. La première partie du film comporte un certain nombre de prises de parole sur le thème de la responsabilité individuelle et sur la capacité des Américains à commettre des crimes de guerre. Mais évacuée par la porte, la dimension mémorielle revient à plusieurs reprises par la fenêtre, lorsque le cinéaste demande à ses témoins de mettre en perspective la situation présente avec la barbarie nazie. Ainsi, en discutant avec F. Lee Bailey, l’avocat du Capitaine Medina, qui est un des responsables du massacre : M.O. - « Quel rapport y a-t-il entre la loi et le code de la guerre ? Peut on légiférer la guerre ? F. L. B. - Non, elle n’a rien de juste non plus… Ce désordre de l’idéologie politique a jeté les Etats-Unis dans une situation très précaire. On a voulu mettre sur le même plan la guerre et la justice, appliquer le standard du meurtre aux lois de la guerre. Toutes les guerres sont des meurtres. Je peux tuer mon ennemi en toute impunité. Ai-je le droit de le faire s’il est attaché ou bien uniquement s’il est armé ou s’il tire le premier ? La règle est indéfinissable. En réalité, il n’y en a 75 pas. Quand on fait passer un soldat devant un juge, on se ridiculise. Notre pays se passe lui-même la corde au cou. M.O. - Cela vaut-il aussi pour le Maréchal Keitel ? F. L. B. - La déclaration d’Indépendance des Etats-Unis est soit un grand document car il garantit le droit des hommes à la Révolution, soit un appel à l’insurrection contre toute autorité. Cela dépend toujours du vainqueur. C’est ce qui s’est passé dans le cas que vous évoquez. » Ici, le défenseur de Médina refuse bien logiquement d’accorder au crime de My Lai un statut particulier autre que le statut ordinaire des dérapages du temps de guerre - il anticipe d’une certaine façon sur la ligne de défense que Jacques Vergès avancera lors du procès de Klaus Barbie. Ophuls établit quant à lui une correspondance directe avec la Seconde guerre mondiale, laissant affleurer le questionnement sur les Procès de Nuremberg, qu’il reprendra quelques années plus tard dans The Memory of Justice. On retrouve à plusieurs reprises cet effet de comparatisme qui n’est pas qu’un artifice rhétorique : bien avant les deux oeuvres maîtresses qui suivront (The Memory of Justice et Hotel Terminus), Ophuls témoigne de son incapacité à rompre vraiment avec l’histoire du national-socialisme et de ses répercussions. Comment le pourrait-il ? Il refuse cependant de comparer l’Amérique de Nixon avec l’Allemagne hitlérienne, comme le font ses interlocuteurs en reprenant un poncif de la contestation post-68. Il s’agit plutôt pour le cinéaste de replacer les citoyens américains qu’il rencontre dans l’héritage commun de la Seconde guerre mondiale, les renvoyer aux ambiguïtés du culte du monde libre et mettre en tension sa propre histoire avec celle de ses contemporains. Mais en immersion dans le camp pacifiste, le cinéaste se trouve contraint de réfuter cette comparaison, lorsqu’elle vient s’imposer dans le discours étudiant. Ainsi, lorsqu’un jeune garçon de la classe du Professeur Lyttleton évoque le fait que les bombardements de la Seconde guerre mondiale étaient au nombre des chefs d’accusation à Nuremberg et que la somme des bombardements américains sur le Vietnam dépasse largement celle des bombardements allemands sur l’Europe, Ophuls lui rappelle que son film va être diffusé en RFA : « L’ennui avec votre argumentation, c’est que parmi les Allemands qui vont voir ce documentaire, certains des plus âgés vont franchement se réjouir. Ils vont vous entendre dire que la guerre est comme elle est et que ces messieurs n’ont fait que leur devoir. » 76 Pour Ophuls, la réfutation de ce relativisme historique est un exercice constant dans la conduite des interviews, à une époque où le camp des vainqueurs assiste médusé à la mise en cause des valeurs de 1945. Cette transaction mémorielle est tout à fait évidente lors de l’interview de Ron Ridenhour, vétéran du Vietnam devenu une figure marquante du pacifisme américain en révélant le massacre de My Lai à la presse américaine. Le jeune homme s’exprime sur le campus de la Claremont Graduate University, disant peu ou prou qu’il n’aurait pas cru avant d’aller au Vietnam les Américains capables de commettre des crimes de guerre comparables à ceux des Allemands, alors qu’en arrière-plan des jeunes étudiants s’entraînent à manier le fusil dans le cadre de la formation des officiers de réserve. Comment ne pas rapprocher les plans de coupe insistants pratiqués par le cinéaste sur ces réservistes d’un des rares souvenirs qu’il conserve de la petite enfance ? L’enfant de cinq ans est posté à la fenêtre de sa maison de Berlin 66 : « Le toit de la villa voisine était plat. Des hommes en chemise brune y pratiquaient souvent le maniement des armes, avec des gourdins et des manches à balai. Il m’arrive encore quelquefois d’en rêver la nuit. Je crois que c’est surtout leurs chansons, pourtant fort belles, qui me faisaient peur. » Cette idée combattue par Ophuls mais qui parcourt ses films en profondeur exprime une des interrogations majeures de l’après-guerre : la question de la continuité de l’histoire. Le XXe siècle se construit dans la durée par une perception panoramique où se répondent des invariants, des schèmes récurrents. Là encore, l’apport de cette forme de polysémie du regard mise en œuvre par Ophuls pour construire une philosophie de l’histoire est déterminant. Ce questionnement se cristallise dans la séquence du film consacrée aux travaux du sociologue Stanley Milgram, qui enseigne alors à la prestigieuse université de Yale. Cette longue séquence se situe au coeur du film, de la vingt-cinquième à la quarantième minute. Elle est constituée d’une interview de Milgram et d’images décrivant en détail son expérience sur différents cas, archives datant du début des années soixante que Milgram a accepté de confier au cinéaste. Stanley Milgram est le premier sociologue a avoir mis au point un protocole permettant de tester à grande échelle la soumission des individus à l’autorité. Il a ainsi échafaudé une théorie 66 Voir Max OPHULS, op. cit., p. 170. 77 des manipulations autoritaires particulièrement convaincante, dont le film rend compte en détail. Ces expériences ont révolutionné la psychologie sociale dans les années soixante et certainement joué un rôle dans la critique radicale de la société qui a marqué le tournant des années soixante-dix et dont la question du conditionnement était un des motifs récurrents. Ce dispositif consiste à recruter par petites annonces des volontaires pour participer contre rémunération à des tests de mémoire. On présente chacun de ces volontaires à un partenaire, afin que l’un joue le rôle du professeur et l’autre celui de l’élève. Ce partenaire élève est en réalité complice de l’expérimentateur. Le professeur est chargé de lire une longue liste de couples de mots au faux élève, qui doit les mémoriser. Ensuite, le professeur l’interroge et doit envoyer une décharge électrique d’autant plus élevée que les erreurs sont nombreuses. L’élève, dérobé à la vue du professeur, pousse alors des cris factices, de plus en plus importants après chaque décharge. Le professeur hésite alors à continuer mais est vivement encouragé par l’instance scientifique en blouse blanche. L’élève multiplie les protestations et finit par se taire, comme s’il était victime d’un malaise. Le professeur propose généralement d’interrompre l’expérience, mais dans la majorité des cas, devant le refus ferme et définitif de l’autorité scientifique, continue d’envoyer des décharges à l’élève, en lançant à l’expérimentateur la phrase récurrente : « Vous prenez la responsabilité de ce qui arrivera ! » Tous les résultats concordent : près de deux individus sur trois continuent l’expérience sur la base de cet argument, les autres renonçant lorsque l’élève simule le coma. Tous les volontaires ont continué malgré les cris de douleur ! Par ce dispositif sophistiqué, Milgram cherchait à savoir jusqu’où celui qui joue le rôle du professeur va torturer un individu qui lui est totalement inconnu pour la seule raison qu’une autorité supérieure le lui ordonne 67. L’interview de Stanley Milgram par Marcel Ophuls est naturellement riche d’enseignements croisés : S.M. – « La question était de savoir jusqu’où ira un individu normal si une autorité légitime exige qu’il agisse contre sa propre conscience. M.O. - Y a-t-il un rapport entre cette expérience et par exemple le massacre de My Lai ? S. M. – Il y en a beaucoup, My Lai a été une aberration tragique. Pourtant l’assassinat routinier d’hommes et de femmes fait partie de notre politique au Vietnam. Les soldats ont pris part à de telles actions avançant les mêmes 67 Notons que si le taux d’obéissance moyen de 60 à 65 % reste le même avec des sujets exclusivement féminins, il tombe à 20 % en l’absence d’expérimentateur… 78 arguments que nos cobayes. Un pilote savait qu’il déversait du napalm sur des innocents, mais c’était son boulot. Il n’avait aucune part dans la décision politique. Ceux qui ont participé à l’expérience disent la même chose. M.O. – L’histoire du nazisme a-t-elle influencé votre expérience ? S. M. – Oui. M.O. – Y a t-il un rapport avec le fait que vous soyez juif ? S. M. – Oui, et de ce fait je suis beaucoup plus sensible aux événements de l’ère nazie, en Allemagne et dans toute l’Europe. J’ai eu une idée. Au départ, je voulais faire une expérience sur l’obéissance face à l’autorité aux Etats-Unis, pour savoir dans quelle mesure les Américains s’adapteraient. Puis je comptais répéter l’expérience en Allemagne et peut-être aurions nous constaté que les Allemands sont plus obéissants que les Américains. Il s’est avéré que la soumission à l’autorité était si élevée aux Etats-Unis que je n’ai pas jugé nécessaire d’aller en Allemagne. Je me demandais s’il serait possible aux Etats-Unis de poser un nombre suffisant de critères moraux permettant de recruter le personnel de surveillance de camps de concentration américains. Je suis désormais certain de pouvoir le trouver dans n’importe quelle ville américaine moyenne. Après l’expérience, beaucoup ont dit : Maintenant, je sais comment ça s’est passé dans la Wehrmacht quand on leur ordonnait de faire quelque chose de mal. M.O. – Vous ne vous êtes jamais demandé ce que vous auriez fait en tant que cobaye ? S.M. – Je peux répondre à cela par des chiffres : quand on demande à 100 personnes ce qu’elles auraient fait, les 100 affirment qu’elles auraient arrêté. En fait, 60 % sont allées jusqu’au bout et pourtant leur réponse était sincère. M.O. – Oui mais ma question ne s’adresse pas à 100 personnes mais à vous, qui avez eu le temps d’y réfléchir… S.M. – Oui, j’aimerais pouvoir dire que j’aurais tout arrêté… M.O. – Mais vous ne savez pas exactement. S.M. – C’est difficile de se placer dans une situation qu’on a jamais vécue. Quand la conscience entre en conflit avec l’autorité, je défends la conscience car même si par la suite, on passe pour inutilement excentrique ou têtu, le mal que l’on peut infliger est bien moins important que la violence massive et organisée qui résulte de l’obéissance totale…» 79 Cet entretien constitue le sommet du film, il le conclut presque puisque, après une dernière intervention plutôt anecdotique de Ron Ridenhour, le générique de fin se déroule sur le hors champ de l’interview du jeune pacifiste, ces réservistes qui s’entraînent à marcher au pas avec un simulacre de fusil. La bande-son des ordres aboyés par l’instructeur pendant ce générique marque la montée en généralité du motif de l’obéissance aveugle des Allemands aux dirigeants du parti national-socialiste. Il faut noter que la grande sobriété du style de ce reportage (absence de collages ou de montage parallèle, narration dénuée d’humour, aucune illustration musicale ou d’origine cinématographique, réalisation à la limite de l’anonymat) tranche avec les films précédents et marque une forme de gravité qui va s’intensifier avec les années. Par ailleurs, la mise au présent de la philosophie morale et politique d’Ophuls s’accompagne d’un questionnement identitaire, qui commence à se manifester dès ce film. Il y avait dans les films des années soixante une forme de distance (volontaire ou non) avec le sujet : comme s’il la percevait figée dans la veulerie gouailleuse des années trente, Ophuls exprimait un recul vis à vis de la France, le plus souvent par l’ironie. Ici, c’est l’inverse : la forme reportage oblige le cinéaste à adopter l’esprit de sérieux qu’il fuit ordinairement. Sans doute faut-il aussi relier cela à la nature particulièrement atroce du massacre commis à My Lai… Peut-être s’agit-il également d’une certaine forme de rapport à l’Amérique, dans la mesure où jusque là, Ophuls avait dépeint la France comme une démocratie en mode mineur, empêtrée dans des conflits de mémoire dépourvus de grandeur. Ici, point de démystification mais une interrogation incandescente sur le particularisme américain, comme si le cinéaste remontait la piste de ses propres traces. Il n’est pas anodin que le lieu où se déroule le séminaire universitaire reflétant l’esprit des campus soit justement l’Occidental College, où Marcel Ophuls a passé son adolescence, au nord-est de Los Angeles. C’est là que nous le retrouvons dans son film suivant, cette fois-ci dans le cadre d’une enquête sur l’Amérique en forme d’autoportrait : A la recherche de mon Amérique. Auf der Suche nach meinem Amerika, eine Reise nach 20 Jahren (1970) Nous pourrions voir dans l’austérité du film sur My Lai la trace des vicissitudes qui marquent l’année 1970 pour l’auteur du Chagrin et la pitié. Ce serait une illusion d’optique : la réalisation simultanée d’un autre film sur les Etats-Unis, restitue l’image d’un cinéaste 80 heureux qui n’a rien perdu de son alacrité et qui trace cette fois-ci avec enthousiasme le portrait d’une démocratie en mode majeur. On peut même supposer que cet éloge des EtatsUnis, bien que critique ou justement parce qu’il est fondé sur le principe du libre examen, est une façon pour le cinéaste de conjurer la lourdeur et les blocages de la société française ankylosée de 1970. Ce film de deux parties est diffusé en Allemagne les 20 et 23 octobre 1970 : Auf der Suche nach meinem Amerika, eine Reise nach 20 Jahren68 dure près de deux heures et demie (une partie de 77 minutes, une autre de 75 minutes) et est dédié à Max Ophuls. Il se présente comme un portrait des Etats-Unis vus à travers l’expérience d’un enfant d’immigrant qui y a vécu son adolescence et a servi dans son armée. Même si ce film est très éloigné du précédent par son ton et par certaines options de réalisation, il reste néanmoins très proche de Die Ernte von My Lai par sa méthode. Le cinéaste explique la différence entre ces deux films 69: « Die Ernte von My Lai était une commande de la direction de l’Information du NDR. J’ai donc fait de mon mieux pour faire objectif et austère (en noir et blanc). Auf der Suche nach meinem Amerika , ce sont les rushes subjectifs et personnels partant du même matériau…. Mais que personne bien entendu ne m’avait demandé ! » Les deux films ont été tournés au cours du même voyage, avec la même équipe, et certains passages s’y retrouvent à l’identique. Les deux projets sont d’ailleurs liés, comme en témoigne cette déclaration récente du cinéaste à Michel Ciment70 : « Est arrivé le massacre américain de My Lai au Vietnam, qui a contribué à la fin de cette sale guerre. Pour des raisons qu’on conçoit facilement, les journalistes et acteurs de la télévision allemande n’étaient pas très chauds pour aller mettre le doigt là-bas. Alors je suis allé voir le chef de l’information, juif lui aussi, et je lui ai dit que je n’avais pas de raisons d’avoir ces complexes. Je lui ai dit vouloir faire quelque chose de shockwave sur My Lai, c’est à dire la réaction des Américains à My Lai sur ce qui c’est passé, avec des extraits de la télévision américaine. Il m’a répondu que le correspondant à Washington serait 68 America revisited est le titre américain, A la recherche de mon Amérique le titre français. Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. 70 Voir Marcel OPHULS, Tout le monde n’a pas ses raisons, Entretien avec Michel Ciment, Positif, mars 2002, n° 493, p. 84. 69 81 extrêmement vexé de voir qu’on lui envoie quelqu’un faire son boulot. Je lui ai dit que j’avais vécu aux Etats-Unis, que j’avais des copains de régiment, de collège. Il m’a dit : « Voilà l’astuce, vous allez là-bas, et j’envoie un télégramme au correspondant disant que je vous envoie parce que vous avez fait Hollywood High School ! » J’ai pris ça très au sérieux et j’ai fait un film un film de deux fois soixante-quinze minutes, inconnu en France, que j’ai présenté à des universités américaines, et qui s’appelle America revisited/A la recherche de mon Amérique. Je redécouvrais une Amérique qui contrastait avec mes convictions rooseveltiennes que j’ai toujours gardées. » Ce deuxième montage se distingue immédiatement du premier par une séquence prégénérique de quelques minutes dans laquelle le cinéaste se livre à un autoportrait, synthétique mais émouvant, présentant son parcours avec une belle économie de moyens. Sur des images d’archives, photos d’adolescence et de la période militaire, agrémentées d’un extrait du film de Victor Fleming The Wizard of Oz (1939), Ophuls retrace son passage en Amérique et conclut son introduction par une lettre touchante écrite par Max Ophuls à son fils, GI au Japon en février 1947 : « Mein Lieber Zewen, « Dans une semaine ce sera le premier tour de manivelle et je suis à moitié mort de trac. D’une part, enthousiasmé par les possibilités techniques que m’offre un vrai studio à Hollywood. D’autre part, encore très intimidé, car je me rends compte à présent à quel point nous avions mal jugé tout ce système, simplement par amertume et par dépit de ne pas en faire partie. En fait, je n’en ferai jamais tout à fait partie, pour des tas de raisons, mais je suis enchanté d’avoir enfin l’occasion d’en apprendre tellement plus sur ce métier que j’aime. J’espère, même si c’est d’une tout autre façon, que ton américanisation à toi, en tant que GI chargé d’occuper le Japon, se poursuit de façon distrayante. Il ne faudrait jamais généraliser, bien sûr mais on le fait quand même : dans toute autre armée à mon avis, tu te serais retrouvé sans doute effroyablement seul à ton arrivée dans le port de Yokohama, lorsque tu as pu prendre conscience de la misère japonaise. De jeunes imbéciles capables de jeter des cigarettes, une par une, dan l’eau crasseuse du port, pour le plaisir de voir quelques représentants d’un peuple de vaincus plonger pour les récupérer, il doit y en avoir des masses, et sous 82 n’importe quel uniforme. Mais toi, parmi tes camarades, tu n’as pas été le seul à te révolter. Dans aucune armée que je connaisse, ni dans l’allemande, bien sûr, ni sans doute dans la française, tu n’aurais pu trouver aussi facilement un « Higgins » ou un « Todd » pour protester contre la cruauté de tels jeux. Ou alors c’eussent été fils d’écrivains, de chefs d’orchestre ou de metteurs en scène ; et ceux-là, comme tu le sais, n’ont aucun mérite à éprouver de nobles sentiments. Décidément, ce pays, cette Amérique, doit encore avoir bien des mystères pour nous, des qualités que nous ne percevons que peu à peu. Essaye de t’y raccrocher, à tes découvertes, au besoin de t’y cramponner. De toute façon, cela ne pourra pas te nuire. Et qui sait ? Un jour, cela pourra même finir par t’être utile. Affectueusement, dein Alter. » D’emblée, nous comprenons qu’il s’agit d’un acte de foi. D’ailleurs, le cinéaste, que nous voyons ensuite au volant de sa voiture de location, ajoute : « Cette année, j’ai pu retrouver mon Amérique avec une caméra. Ce pays avait-il changé ? Mon père avait-il raison à l’époque, aurait-il toujours raison, à vrai dire je n’en sais rien. Mais je me sens aujourd’hui encore lié au pays qui nous a jadis accueilli, à ses hommes, à ses femmes, à sa tradition intellectuelle. » …pendant que retentit la chanson de Bing Crosby Song of Freedom tirée du film Holiday Inn (1942)71. Le générique du film commence par la dédicace à Max Ophuls puis montre de jeunes Américains s’amuser sur une plage californienne (le réalisateur danse avec eux). Ce film à la première personne est une déclaration d’amour paradoxale car elle débute sous les auspices des victimes enchevêtrées de My Lai. Et au fil des interviews, le pays idyllique dans lequel Marcel Ophuls a trouvé refuge est en permanence comparé à l’Allemagne hitlérienne par ses interlocuteurs radicaux (en particulier les activistes de Blacks Panthers, Atheni Chekour et Bobby Seale, qui accusent à plusieurs reprises Nixon de dérive hitlérienne). La référence au national-socialisme atteint un tel degré qu’elle semble confirmer la tendance observée dans Le chagrin et la pitié, à savoir que la société occidentale est alors fortement ébranlée par le retour du refoulé de la période nazie – et que les mouvements post 68 en découlent directement. Cet arrière-plan ne s’agrège pas autour des crimes de guerre 71 Vingt ans après, cette chanson se retrouve au générique de fin de November Days (1990). 83 mais autour de la question raciale : le problème noir apparaît comme le principal enjeu des luttes en cours. Si ce thème apparaît progressivement dans la première demi-heure, il se constitue ensuite en ossature du récit, jusqu’à la très belle conclusion du film qui plaide pour la mixité totale dans l’éducation. Plusieurs passages ont à ce titre une valeur documentaire forte, comme la partie relative au travail et aux patientes de Janet Stafford, femme médecin noire dont le portrait termine le film. Notons au passage que l’ensemble du film apporte un démenti formel aux lectures misogynes qu’ont pu inspirer Le chagrin et la pitié et nous conduit à penser que c’est plutôt la France d’après-guerre qui ayant produit un certain nombre de standards, télévisés notamment, s’est ainsi retrouvée mise à jour par Ophuls dans ses deux films produits par Harris et Sédouy. Ici, les femmes ont la parole et semblent même se l’approprier au fur et à mesure que le film avance. La confession de Lisa, ancienne toxicomane de 13 ans, la rage et la présence d’Atheni Chekour, militante intransigeante des Blacks Panthers, le portrait de Lois Chartrand, ancienne lycéenne dont l’auteur avoue avoir été follement amoureux à vingt ans, autant de passages qui permettent au film de refléter le deuxième grand enjeu de cette période : la révolution féministe. La question raciale et le statut des femmes se confondent habilement dans une séquence de maquillage au cours de laquelle une jeune actrice se transforme pour ressembler à une femme noire. Cette forte présence des femmes correspond aussi à une perception subtile de l’air du temps, celle de la révolution sexuelle. Comme dans November Days (1990), Ophuls présente une société en train de se libérer, de briser ses résistances, et cela se matérialise par une forme de sensualité à l’écran : là encore marqué par l’esprit de 68, il présente les mouvements de libération comme des fêtes épicuriennes, où la sensualité prend toute sa part. Mais avec le film de 1990, il s’agit de la seule occurrence de ce genre dans la filmographie d’Ophuls, qui replonge ensuite dans les conflits de mémoire liés à la Seconde guerre mondiale. Cet indice est cependant suffisant pour comprendre qu’en bon fils de son père, Marcel Ophuls est aussi un grand portraitiste des femmes, vues comme libératrices de la société : dans A la recherche de mon Amérique, les femmes paraissent souvent plus engagées ou radicales que les hommes et elles semblent bouleverser la société américaine par leur mobilisation en faveur des droits sociaux des minorités, par leur humanité même. Pensons à Cathy dans Peau de banane ou même aux grands personnages féminins de Max Ophuls, à Lola Montes, héroïne féministe avant l’heure… Mais ce film comporte une autre rupture de style : Marcel Ophuls déboule à l’écran. En retrait dans ses films précédents, il quitte le prisme des miroirs et les angles morts de l’entretien pour 84 se mettre en avant et devenir le propre personnage de ses films, sans narcissisme mais avec un naturel complet et une jouissance manifeste. Ce changement de statut, passage symbolique de la position d’auteur à celle de sujet, marque une rupture avec toute l’école documentaire des années soixante, qui prône l’invisibilité du cinéaste, doxa qui n’a jamais eu beaucoup d’importance pour Ophuls mais dont il respectait les règles, parce qu’elles étaient celles du reportage télévisé. Certes, le cinéaste n’a jamais manifesté beaucoup d’intérêt pour le statut de filmeur, comme en témoignent les marques de désinvolture technique qui apparaissent çà et là dans ses films 72 . Ici, la caméra filme le cinéaste à contre-jour en train de conduire des interviews au téléphone depuis sa chambre de San Francisco ; on filme la télévision toutes lumières allumées – on pense subitement à les éteindre. Ophuls rejette d’une certaine façon toute servitude technique pour se concentrer sur son sujet, sur ses personnages, se positionnant à la fois en instance narrative et en passeur, réceptacle de la parole des autres. Cette inflexion fait de ce film un essai autobiographique autant qu’un portrait de l’Amérique. Affirmée dès le prologue, cette dimension se déploie au fil des interviews (la majorité des interlocuteurs d’Ophuls sont d’anciens condisciples – et certains de proches parents) et engage la sensibilité du cinéaste. Ainsi, Ophuls met volontiers en parallèle sa propre situation d’émigrant avec celle des Afro-américains, soulignant l’incompréhension de la majorité Wasp et sa difficulté à admettre la révolution que constitue le Civil Rights Act de 1964. Ainsi, lorsqu’il interroge un de ses anciens camarades de collège, Ed « Butch » Culbertson, père de famille patriote et individualiste qui a longuement démontré son hostilité à tout voisinage avec les Noirs : M.O. – « Dans quelle fraternity, dans quelle association d’étudiants étais-tu ? B. C - Alpha Tau Omega, ATO M.O. - Savais-tu qu’il y avait des clauses restrictives à l’admission, à l’égard des Juifs par exemple, pas seulement des Noirs, mais aussi des Juifs, je le sais car je suis moi-même juif. B. C - Le fait que les Juifs n’étaient pas admis ne relevait pas en soi d’un préjugé. Vous aviez et vous avez vos fraternités juives et j’y serais très déplacé et je ne m’en formaliserais pas. Je ne vois pas là de conflit, c’est la même chose que dans un syndicat : pourquoi mettre des électriciens dans le syndicat des plombiers ? Ce serait intéressant du point de vue de la communication, des échanges mais sur ce 72 Dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, l’interview de Daladier se fait au jugé, une partie de l’objectif ayant rendu l’âme, l’ancien Président du Conseil, déjà brumeux, en ressort à demi flou 85 plan, il y a de nombreuses organisations où nous pouvons nous retrouver comme individus et non comme juifs ou chrétiens. » Ce passage est significatif car il montre que le cinéaste a pu être lui aussi victime du type de ségrégation que son interlocuteur promeut. Ophuls se présente comme juif et instaure une correspondance entre ce dévoilement et la démarche du film, qui consiste à revisiter les liens de sociabilité qui le rattachent à l’Amérique à la lumière des événements présents. Survenant de façon anodine dans la conversation, cette identification d’Ophuls au monde juif a son importance : elle participe de l’affranchissement du cinéaste par rapport à un environnement qui le rejette (en 1970, la bataille pour empêcher la diffusion télévisée du Chagrin et la pitié est à son paroxysme), affranchissement qui correspond aussi à une modernisation du statut de cinéaste à cette époque. Revendiquer sa judéité, c’est à ce moment-là pour Ophuls s’inscrire dans la lignée de son père, dont la qualité de Juif est soulignée dès les premières minutes du film. Mais c’est aussi se poser en héritier d’une certaine histoire du cinéma hollywoodien, celle des exilés de Weimar, celle aussi de la gauche américaine, tout ce mouvement qui se constitue pour les besoins de la propagande de guerre après Pearl Harbour mais qui sera impitoyablement démantelé par le McCarthysme. Ce retour du cinéaste sur sa propre histoire prend une dimension supplémentaire lorsque dans la seconde partie du film, il se rend à Chicago à l’invitation d’une de ses anciennes camarades, qui participe aux manifestations liées au procès de sept militants, arrêtés parce qu’on les soupçonnait de vouloir perturber la convention nationale du parti démocrate en 1968 - épisode connu dans l’histoire comme le Chicago Conspiracy Seven Trial, qui se déroule entre 1969 et 1970. Le cinéaste Nicholas Ray vient soutenir les sept accusés et Marcel Ophuls le rencontre par hasard dans la foule - ils se filment réciproquement. Cette belle coïncidence débouche sur une interview de Ray, qui a lieu dans sa maison où s’agite toute une petite communauté radicale. A cette époque, Nicholas Ray n’a plus travaillé depuis la crise cardiaque qui a interrompu le tournage du film 55 Days at Peking (1962) et qui a marqué sa marginalisation définitive d’Hollywood. Ray enseigne au Harper College de la State University de New-York, produisant notamment avec ses étudiants le film testament We can’t go home again (1976), sans pour autant reprendre la moindre activité officielle. Ophuls commence par pointer avec un amusement complice cette déchéance : M.O. – « Comment se fait-il que vous vous retrouviez dans ce quartier plutôt pouilleux de Chicago ? On est loin d’Hollywood et de The King of Kings… 86 N.R.. - Etre loin d’Hollywood ce n’est pas encore assez loin. J’ai essayé pendant des années de m’en éloigner. Ici, je peux avoir un appartement avec ma propre salle de montage et mon propre matériel, loin du climat semi tropical et des gens imbibés, des lieux communs rebattus. Je n’aime pas la politesse, j’aime les bonnes manières mais pas la politesse, ni dans le climat, ni chez les gens, je trouve ça suspect. J’ai vécu trop longtemps à Hollywood, où politesse est synonyme de poignards dans le dos. Je me suis dis que c’était une merveilleuse occasion d’en savoir plus sur moi-même et de faire du cinéma comme je le veux. Je n’avais aucune intention de revenir refaire un autre film jusqu’à ce que les troubles que connaissent mon pays avec cette nouvelle génération, ces adolescents qui étaient déjà le thème de mon film Rebel Without a Cause, me conduisent à vouloir comprendre ce qui se passe ici. » Marcel Ophuls trouve en Nicholas Ray un génie du cinéma de la dimension de Max Ophuls. Il trouve aussi en lui un ancien ami de son père et au-delà, un frère en marginalité : le destin de perpétuel exilé auquel il semble déjà voué rejoint celui du cinéaste contestataire - ses allers-retours entre Allemagne, France et Etats-Unis ne cessent jamais pendant cette période... La situation de Ray le rattache aussi à son adolescence et aux années de vaches maigres de son père à Hollywood, lorsque sa mère l’envoyait goûter chez les Brecht quand les provisions manquaient. Dans ce passage du film, d’autres figures marquantes viennent rejoindre Ophuls et Ray, comme Allen Ginsberg ou Groucho Marx, sollicité en vain par les comités de soutien des Conspiracy Seven, mais bien présent pour nous dans un extrait de The big store (1941). Ophuls endosse cet héritage et cette identité, présents à l’état latent dans ses films français, mais qui deviennent soudainement assumés et revendiqués. Sa confrontation avec la société américaine en prend d’autant plus de relief, notamment lorsqu’il affronte ses éléments les plus réactionnaires, comme Lester G. Maddox, le gouverneur de l’Etat sudiste de Géorgie. Cette personnalité du Parti Démocrate avait tenu sur le campus de Georgia Tech la fameuse Pickrick Cafeteria, bastion conservateur où se retrouvaient tout ce qu’Atlanta comptait de ségrégationnistes à la fin des années soixante. Après l’avoir interrogé sur la mixité dans l’enseignement, Ophuls met allègrement les pieds dans le plat : 87 M.O. - « Monsieur le gouverneur, vous êtes devenu célèbre il y a quelques années pour avoir chassé à coups de hache des clients noirs de votre restaurant, c’est vrai, non ? L.G.M. - C’est plus compliqué, j’ai chassé beaucoup d’indésirables, noirs ou blancs, qui s’attaquaient à ma propriété privée, pas pour des raisons de ségrégation mais pour défendre mes droits constitutionnels. M.O. - Alors je dois être terriblement mal informé, vous n’avez pas tenté d’interdire l’entrée de votre restaurant aux noirs ? L.G.M. - J’en ai chassé, c’est vrai, mais aussi des blancs, j’ai fichu dehors plus de blancs que de noirs. M.O. - Mais ces blancs, que faisaient-ils ? L.G.M. - La même chose que les noirs, me forcer à servir des gens, que je le veuille ou non. M.O. - A l’époque, vous avez reçu beaucoup de lettres de félicitations. J’ai lu qu’une de ces lettres venaient de Patricia Nixon, c’est vrai ? L.G.M. - Je ne vous dirai pas de qui j’ai reçu des lettres, j’ai juste reçu des lettres de personnalités éminentes et de leur famille, des quatre coins du pays, 16 000 lettres et plus de 98 % de celles-ci m’approuvaient. M.O. - Auriez-vous accepté dans votre restaurant un vétéran rescapé et médaillé de la Corée ou du Vietnam, s’il était noir ? L.G.M. - J’ai reçu toutes sortes de gens dans mon bar. Si vous êtes venu pour me parler des problèmes raciaux, vous perdez votre temps et le mien. M.O. - Il n’y a pas de question raciale, alors ? L.G.M. - Pas de la manière dont vous en parlez, ce n’est pas le plus important. M.O. - Qu’est-ce qui est le plus important ? L.G.M. - C’est la criminalité à laquelle nous sommes confrontés, l’inflation, le penchant pour le socialisme et le communisme dont souffre notre pays. Et tout ce dont nous parlent les médias, c’est de race, de race, de race. Si c’est votre seul sujet, autant en rester là. M.O. - D’accord ! » (Ophuls se retourne vers la caméra et lève la main pour interrompre l’enregistrement) Ce type de confrontation tendue avec une personnalité ultra réactionnaire deviendra un rituel dans le reste de son œuvre. A l’O.R.T.F., le cinéaste avait parfois dû laisser la place à ses 88 collègues lors des interviews délicates : l’interview de Georges Bonnet dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans était conduite par Joseph Pasteur, même si Ophuls était présent ; et l’interview de Christian de la Mazière dans Le chagrin et la pitié était l’œuvre du seul André Harris, Marcel Ophuls étant relégué derrière la caméra (l’ancien Waffen SS en avait fait explicitement la demande, sans doute par crainte d’affronter l’hostilité d’un Israélite)… Le caractère abrupt d’Ophuls, sa judéité (pourtant discret jusque-là) et sans doute aussi son esprit contestataire étaient perçus par certains représentants de la France conservatrice comme impropres au bon déroulement de leur témoignage. Le climat engourdi de la France des années soixante permettait implicitement cela, aussi incroyable que cela puisse paraître aujourd’hui. Ophuls revendique une posture d’opposant au pouvoir en place. En 1971, peu de temps après la réalisation de Auf der Suche nach meinem Amerika, un passage d’une discussion avec André Harris révèle cette approche oppositionnelle 73 : A.H. - « Vous avez dit tout à l’heure : ça m’attirait de travailler avec ces gens-là parce qu’ils donnaient l’impression d’être de l’opposition. Si c’était relativement vrai sur le plan privé et civique, par contre, sur le plan professionnel, notre propos n’était pas de faire des émissions d’opposition, mais des émissions tout court qui sortaient du conformisme général (…). M.O. – Dans ce pays, André, l’un implique l’autre. Le fait de vouloir démythifier – l’exemple du Chagrin et la pitié l’a amplement démontré – vous met automatiquement dans l’opposition. (…) Je pense que le comportement d’un cinéaste informateur est un comportement politique sans qu’il ait nécessairement une étiquette. S’il a certaines idées générales non conformistes sur la façon de concevoir son job, il est amené à faire ce qui, vu de l’extérieur, semble être de l’opposition. A.H. – Quand on nous a fait des procès d’intention – et Dieu sait si on nous en a fait – si la Direction avait pu prouver qu’on était vraiment des gens de l’opposition adhérant à tel parti… M.O. – Oui mais ça c’est déjà scandaleux. Voilà pourquoi il ne faut pas trop nier ce genre de choses. A.H. – Nier quoi ? 73 Voir Téléciné, n° 171-172, juillet-septembre 1971, p. 31. 89 M.O. – Nier que nos positions nous aient amenés à faire de l’opposition. Quoi de plus normal ? On a quand même le droit ! A.H. – Moi, je dirais que c’étaient plutôt des émissions critiques qu’oppositionnelles. M.O. – Dans ce pays, c’est la même chose. Mais il est vrai que sur ce plan-là, je suis peut-être plus radical que vous. » Ici, c’est encore la culture anglo-saxonne d’Ophuls qui domine, par rapport à la révérence d’André Harris, élevé comme n’importe quel Français dans le culte du Roi Soleil. Et lorsqu’on sait qu’André Harris était une des personnalités les plus indépendantes et créatives de la télévision des années soixante, la lecture de ces lignes donne une idée du climat de soumission au pouvoir qui régnait alors dans l’audiovisuel. Mais dans l’Amérique de 1970, envoyé par la télévision de Hambourg, Marcel Ophuls n’a aucune raison de perpétuer cette tradition hexagonale. Il se libère donc en attaquant le gouverneur de Géorgie sans aucune inhibition. Ce moment à son importance car nous voyons que dans Auf der Suche nach meinem Amerika, en poussant ce gouverneur haineux dans ses retranchements ; en exécutant de beaux portraits de femme sans se limiter comme dans Le chagrin et la pitié à des interviews en famille où le père règne en seigneur et maître ; en se mêlant à la foule des manifestants qui affrontent dans un joyeux désordre l’inamovible pouvoir en place ; en mêlant à ses interviews des images et de chansons de Bing Crosby ou Groucho Marx qui renvoient à son éducation visuelle ; en faisant à travers Nicholas Ray un splendide portrait du cinéaste comme contre-pouvoir, en exil intérieur, il renoue avec son histoire et se projette dans l’avenir, dans ce qu’il sera lui aussi : un cinéaste du refus, de la marge et de portes claquées ; un cinéaste dont chaque film semble arraché au destin ; un cinéaste dont les images marqueront malgré toutes les résistances institutionnelles le regard de son temps. C’est en quelque sorte dans ce film au ton heureux que Marcel Ophuls est devenu Marcel Ophuls. A Sense of Loss (1972) Pendant tout le début des années soixante-dix, Ophuls peut travailler grâce au retentissement du Chagrin et la pitié dans la sphère anglo-saxonne. Ce sera le cas pour le grand film sur le procès de Nuremberg The Memory of Justice, mis en chantier en 1973. Mais c’est déjà le cas 90 en 1972 avec A Sense of Loss, un film de 135 minutes, produit par Cinema 5, qui avait distribué Le chagrin et la pitié aux Etats-Unis, avec la participation de la Télévision Suisse Romande mais sans la BBC, qui trouvait naturellement le projet tendancieux. La genèse du film nous est rapportée par le cinéaste 74: « La BBC m’avait commandé une version anglaise du Chagrin et la pitié, dans laquelle notamment un acteur shakespearien faisait la voice-over de Pierre Mendès France. Pour la sortie américaine à New York, il a fallu refaire en version de voice-over avec d’autres acteurs. Ce fut un triomphe. Donald Rugoff, alors très influent pour la distribution des films européens aux Etats-Unis, m’a dit sous les acclamations : « Marcel, je prends le film sans coupe, sans changement, venez à mon bureau demain, j’ai un autre film à vous proposer. » C’était un très brave type, un Juif new-yorkais, mais je ne sais pas pourquoi, entouré d’Irlandaises très sympathiques, très gentilles, et pour lesquelles les combattants de l’IRA de l’époque étaient équivalents aux résistants français. Elles avaient convaincu Rugoff qu’il fallait m’envoyer en Irlande pour montrer l’héroïsme des combattants de l’IRA. J’ai essayé d’expliquer qu’à mon avis, ce n’était pas la même chose. Et puis pour une somme de vingt-cinq mille dollars, qui n’était pas une somme considérable mais dont on avait bien besoin ma femme et moi, je suis allé faire ce film en Irlande. » Et ce film, intitulé en français A ceux qui perdent, est en effet un travail de circonstance, plutôt impersonnel. Il ne comporte aucune des marques stylistiques qui distinguent les films d’Ophuls depuis la période de Zoom : pas d’entretiens impertinents, pas d’images d’archives décalées, pas de chansons détournées. Le cinéaste repousse toute forme de folklore : alors que son assistante Ana Carrigan lui propose de la musique gaélique, il préfère baigner ses images dans la mélancolie de Fats Waller, qui interprète au piano la chanson d’Irving Berlin Waitin’ at the End of the Road. Il s’agit d’une enquête rigoureuse, approfondie et sincère sur un moment de tension extrême de cette guerre civile sans fin, moment marqué par la radicalisation de l’I.R.A. et des milices paramilitaires protestantes, sur fond de présence contestée de l’armée britannique. L’affrontement du 30 janvier 1972, communément appelé Bloody Sunday, qui s’est soldé par la mort de 14 militants républicains abattus par les troupes 74 Voir Marcel OPHULS, Tout le monde n’a pas ses raisons, Entretien avec Michel Ciment, Positif, mars 2002, n° 493, p. 85. 91 anglaises, est dans toutes les mémoires. Le tournage du film s’est déroulé en plein milieu de cette crise ouverte. Ophuls est particulièrement attentif dans ce film aux victimes de la guerre, dans les différents camps. Le film est placé sous le signe du deuil et du sacrifice, avec dès l’ouverture le passage d’une interview d’une mère pleurant un de ses fils, morts pour la cause catholique : « Il voulait mourir pour l’Irlande. Son vœu s’est réalisé, il est mort. » Plus loin, le témoignage des parents du petit Colin Nicholl, un bébé mort accidentellement à cause des troubles, est quasiment insoutenable : « Le soir dans l’appartement, c’est comme si nous allions l’entendre pleurer, mais il n’est pas là. L’appartement est vide, c’est très dur à décrire. Nous avons une maison, nous sommes ensemble, mais avant nous avions un foyer… » Le couple paraît au bord des larmes, mais témoigne ensuite avec dignité de la possibilité des deux communautés de vivre en paix. A Sense of Loss est un film consacré aux morts de la guerre, à leurs proches, à leur souvenir. On y voit à plusieurs reprises les obsèques des martyrs. La séquence finale évoque une jeune fille, Anne-Marie, morte de façon particulièrement odieuse et injuste. Sa famille nous ouvre les portes de sa chambre : ses meubles modestes, ses posters d’adolescente, son lit vide. C’est d’ailleurs la seule fois que le cinéaste dédie un de ses films à des victimes : In memoriam Anne-Marie Caldwell, écolière Gérald McDade, officier IRA Jack Lavery, industriel Colin Nicholl, 17 mois Comme plus tard avec Veillées d’armes, Ophuls ne travaille pas dans les cercles concentriques de la mémoire mais dans le périmètre réduit et dangereux de l’actualité chaude. Son approche tient compte de la complexité extrême d’une situation particulièrement dégradée, où l’exaspération est ressentie dans les deux camps et où des leaders charismatiques cristallisent la ferveur des uns et des autres. Du côté des unionistes, le révérend Ian Paisley fait figure de guide spirituel : un homme brutal, fanatisé par la foi, incapable du moindre compromis ; face à lui, la jeune militante pour les droits civiques Bernadette Devlin campe une Pasionaria digne de l’imaginaire révolutionnaire auquel elle se rattache. Paisley et Devlin se connaissent bien, s’affrontent régulièrement. Le cinéaste tisse autour de ces deux figures un 92 véritable maillage, donnant la parole à des représentants de toutes les tendances de l’opinion, accordant une préférence à ceux qui souffrent, aux endeuillés, mais aussi à ceux qui ont des convictions fortes. Comme à chaque fois, Ophuls pratique une sorte de coupe longitudinale de la société qu’il visite. Toutes les nuances des opinions nord irlandaises semblent représentées. Mais A Sense of Loss apporte aussi des figures nouvelles : Ophuls filme les lieux au présent, la ville de Belfast le soir de Noël 1971, la fête de la St Patrick, à New York en mars 1972. Il filme les marches de protestation, les ruelles lézardées par la terreur, les familles disloquées, mettant en évidence les rapports de force inégaux entre les différents camps. Belfast fait l’objet d’un portrait réaliste qui annonce les images de Sarajevo vingt ans plus tard dans Veillées d’armes : une ville en état de siège, où l’on tente de vivre malgré tout, et dont les murs sont recouverts d’appels croisés à l’émeute : Fuck the Pope ; No tea for Dads Army… Ces images des murs où s’exprime la colère nous transportent dans le Clermont-Ferrand de 1969, dont certains graffitis trahissaient les luttes sociales récentes. Mais souvenons-nous également d’un détail du documentaire sur Matisse Le talent du bonheur, lorsqu’un personnage passe devant un mur comportant le graffiti : Jaurès le boche au poteau . Ce détail a une première fonction qui est de renseigner le spectateur sur le moment décrit et lui indiquer que nous sommes à la veille de la Guerre mondiale. Mais à cette fonction d’origine se substitue pour nous un indice fondamental : chez lui ou à l’étranger, dans le passé ou le présent, la guerre est son terrain de prédilection. Il n’y a pas un seul de ses films documentaires qui ne soit étroitement lié à l’analyse des causes, des conséquences et des implications de la guerre. Guerre mondiale (Le chagrin et la pitié), guerre du Vietnam (Auf der Suche nach meinem Amerika), guerre coloniale (The Memory of Justice), crimes de guerre (Hotel Terminus), guerre civile (A Sense of Loss), guerre empêchée (Munich 1938), guerre terminée (November Days) ou guerre en cours (Veillées d’armes) : pour Ophuls, le XXe siècle se présente sous les apparences d’un monde en ruines. Le cinéaste discute avec des bourreaux, des familles éplorées, des activistes de tous poil, des planqués, des idéologues, des sansgrades ou des multi-médaillés. Et A Sense of Loss est sans doute avec Veillées d’armes le film le plus emblématique de cette tendance du cinéma d’Ophuls : les images sont zébrées de déflagrations (explosion de Shankill Road, Belfast, 11 décembre 1971 ; explosion de Springfield Road, Belfast, 19 décembre 1971…) et les chars surgissent entre les petites maisonnettes en brique. Brutalités policières, canons à eau, hurlements et explosions se multiplient à l’écran. 93 Face à la guerre, la souffrance des petites gens et le fanatisme coupable des élites. Ian Paisley est ainsi montré en train de prêcher, du haut de sa chaire. L’intransigeant leader entre littéralement en transe : « L’I.R.A. n’est ni finie ni vaincue. Elle frappera encore et durement. Ce soir je m’adresse à vous tous qui êtes ici mais qui ne serez peut-être plus là dimanche. C’est aussi grave que cela. Le jour viendra où cette planète tremblera sous le jugement du tout-puissant, ce sera alors le désert. Les choses auxquelles vous vous accrochez, auxquelles vous tenez, le jour du jugement, vous vous repentirez de cet attachement au plaisir et au bien. » On surnomme à cette époque Paisley Dr No, en référence à sa façon de mener des négociations75. Il est d’ailleurs rapidement assimilé à des figures bien connues d’Ophuls par un jeune catholique, Michael Farrell : « Je suis horrifié qu’il y ait chez nous comme à l’IRA des gens qui flirtent avec Paisley. C’est courtiser la mort. L’opinion de Paisley à propos des catholiques est très semblable à celle des nazis pour les juifs. Il les traite d’être inférieurs, de rebut infesté de poux, d’êtres mentalement, socialement et physiquement inférieurs. Les journaux d’extrême-droite les décrivent comme autrefois les Juifs. Cela pourrait conduire à des pogroms comme en ont connu les catholiques dans le passé. » Le lien avec l’histoire d’Ophuls est désormais établi (plus tard dans le film, c’est un enfant catholique qui dessine des croix gammées et qui déclare que les troupes britanniques agissent avec eux comme les nazis avec les Juifs, « ils nous ont mis dans un camp d’internement, au fond, c’est la même chose. »). Le cinéaste va donc se positionner plutôt contre les activistes de l’Ulster, tout en maintenant un équilibre délicat entre ses intervenants. Il mentionne à l’écran les paroles de chansons des extrémistes protestants : « Si les fusils sont faits pour tirer alors les crânes sont faits pour être fendus, vous n’avez jamais vu un meilleur TAIG (catholique) que celui qui a une balle dans le dos. » et demande à un membre d’une organisation paramilitaire s’il voit un rapport entre ces chansons et certains meurtres d’enfants qu’on leur 75 Il est alors difficile d’imaginer que cet énergumène deviendra vingt-cinq ans plus tard le chef du gouvernement d’Irlande du Nord, avec à ses côtés un vice Premier ministre issu du Sinn Fein… 94 reproche, s’attirant les mêmes dénégations que lorsqu’il interroge des nostalgiques du nazisme sur le même sujet, dans Hotel Terminus notamment. Au cœur du film se trouve le très beau portrait de Bernadette Devlin, qui au fil des interviews fait figure de jeune héroïne républicaine face aux vieilles badernes unionistes. En janvier 1969, un défilé contestataire auquel a participé la jeune femme a provoqué une onde de choc dans l’opinion unioniste et hâté la chute du Premier ministre d’Irlande du Nord. Devlin est ensuite devenue député au Parlement de Londres. Des archives la montrent en train de déclarer à la foule : « Nos enfants continueront la lutte jusqu’à ce que nous atteignons le but que nous nous sommes fixés : la liberté de notre peuple dans notre propre pays. » Ces images rentrent en correspondance avec les icônes républicaines Michael Collins et Eamon de Valera, qui apparaissent sur des images d’archives. Une séquence assez amusante, seule trace d’humour dans un film funèbre, montre une interview pacifique de Devlin au bord de la mer, dans le plus pur style hippie, en montage alterné avec des unionistes à gants de cuir, qui fulminent en la regardant à la télévision : Les unionistes – « Ne sous-estimez pas son habileté ! Elle a bénéficié de notre enseignement gratuit. Sans cela, elle serait une pauvre fille… BD – Mon père est mort quand j’avais neuf ans. On m’a souvent rappelé lors de campagnes électorales que nous avons été élevés par l’Etat, avec l’allocation des orphelins. Les unionistes - Elle veut des navires de guerre russes à Belfast, des bases de missiles sur la côte irlandaise, pour menacer les Etats-Unis et l’Angleterre. Elle est allée aux Etats-Unis acheter des armes, elle a été aidée par les travaillistes, pour eux, c’est Jeanne d’Arc… BD – La seule liberté qui nous intéresse, c’est celle de la classe ouvrière, car nous sommes la majorité. Les unionistes (complètement déchaînés) - J’y foutrais bien le feu !!! » 95 M.O. – « Bernadette, comment le rêve d’une Irlande socialiste peut-elle devenir la lumière au bout du tunnel alors que la tradition irlandaise, l’influence des églises, l’éducation, font qu’il y a si peu de socialistes, aussi bien au Nord qu’au Sud ? Comment pouvez-vous demander au peuple de lutter de souffrir et de mourir au milieu du tunnel quand la lumière est si éloignée ? BD – Une foule de gens diraient sans doute qu’ils préfèrent mourir au milieu du tunnel, sur le chemin de la lumière, plutôt que de vivre une mort permanente vers l’extrémité obscure du tunnel… » Ce passage est peut-être, dans sa force de conviction, dans sa rudesse et dans la délicatesse un peu désespérée du questionnement d’Ophuls, ce qui identifie le mieux ce film à son époque. Comme à Berlin, comme à Chicago ou Los Angeles, comme à Nanterre, la guerre générationnelle vient se loger clandestinement dans l’architecture vieillissante de la guerre froide. Une fois de plus, Ophuls est aux premières loges. Il se penche sans moralisme sur une situation inextricable, en l’inscrivant dans le cadre plus large des combats d’une génération qui n’est même pas tellement la sienne, mais qui à l’époque lui fournit les armes dont il a besoin pour mener ses propres combats contre l’absolutisme, l’abus de pouvoir, la bêtise et l’esprit de courtisanerie. Une autre guerre perdue d’avance ? L’amour des perdants d’Irlande du Nord annonçait pour le cinéaste d’autres occasions de se souvenir de sa propre histoire. 96 Chapitre 3 …qui n’avait pas connu cette époque. « Nouys comptions sur lui pour égayer les jours sombres… » Akira Kurosawa, Les sept samouraïs, 1954 97 98 La période suivante de la carrière de Marcel Ophuls est marquée par deux films consacrés au national-socialisme. Les jeux entre pacifistes sur les plages californiennes semblent déjà loin. C’est le grand retour du nazisme, qui avait marqué ses premiers documentaires et qu’il a maintenu à distance pendant quelques années, en apparence seulement comme nous l’avons vu. Le cinéaste l’investit totalement à deux reprises, comme s’il s’agissait à chaque fois d’en finir : The Memory of Justice en 1976 et Hotel Terminus en 1988 sont deux chefs-d’oeuvre monstrueux, deux énormes métastases dans l’œuvre d’Ophuls, qui vont le conduire de la situation d’isolement du milieu des années soixante-dix à une reconnaissance internationale. Entre ces deux sommets, le portrait du grand acteur allemand Fritz Kortner pour la télévision allemande (Kortnergeschichten, 1980) et l’essai historique en costumes Yorktown ou le sens d’une victoire (1982) pour la télévision française restent des œuvres en retrait. Alors que pendant des années, Le chagrin et la pitié était présenté au mieux comme une oeuvre d’Ophuls, Harris et Sédouy, Ophuls arrivant parfois en troisième position, ces différents films suivants confirment l’émergence d’un auteur majeur pour la compréhension des mécanismes de l’histoire contemporaine. Ce cheminement vers les sommets n’a rien d’exaltant pour le cinéaste, parce qu’il est étroitement lié au phénomène nazi, ce cauchemar de l’enfance toujours recommencé, qui connaît pendant ces années une publicisation sans équivalent : c’est la période de l’institutionnalisation de la Shoah, à laquelle Ophuls va participer à son corps défendant, dans la mesure où les films qu’on lui commande découlent tous du retentissement du Chagrin et la pitié et s’inscrivent eux-mêmes dans cette résurgence mémorielle. Ainsi, c’est le succès américain du film, coïncidant avec un moment de transition dans la perception de l’histoire de la période, qui détermine le registre que certains producteurs vont assigner au cinéaste. C’est peut-être ce qui explique que Marcel Ophuls connaisse dès cette époque une nouvelle série de conflits avec ces quelques producteurs : le tournant des années quatre-vingt accentue ce problème, qui devient récurrent. On peut dater du milieu des années soixante-dix le commencement d’une double dynamique pour Ophuls : une montée vers la notoriété, conséquence logique de la construction d’une œuvre de plus en plus maîtrisée, exigeante et imaginative, associée à une tendance grandissante à l’enfermement, à l’isolement volontaire, à l’autodestruction. Le cinéaste ne 99 sortira plus de cette double spirale, sauf à de rares exceptions (le film November Days en 1990). Retour en arrière : lorsqu’il est contraint de quitter l’Allemagne, Max Ophuls a atteint avec Liebelei un niveau de perfection absolue dans le récit cinématographique. La première période française du cinéaste n’est pas une grande réussite et le deuxième exil de 1941 projette la famille Ophuls à Hollywood, dans un contexte professionnel difficile. Le jeune Marcel est à coup sûr marqué par les longues années d’inactivité de son père. Il a décrit le climat douxamer de ces années, qui coïncident avec la guerre totale en Europe et qui sont pour lui celles de l’adolescence 76: « C’était à Hollywood, en 1945, à la fin de la guerre. Après trois ans sans travail, mon père venait enfin de signer un contrat comme réalisateur, pour la très modeste somme de 500 dollars par semaine, avec une nouvelle compagnie indépendante. Celle-ci venait d’être créée par le brillant et célèbre cinéaste Preston Sturges, et financée par le non moins célèbre Howard Hugues. (…) C’était une époque difficile dans mes propres rapports avec mon père. J’avais seize ans et pour la première fois de ma vie, j’observais le comportement de mon père avec quelques réticences. Lorsque je revois aujourd’hui les films de Preston Sturges, je comprends bien à quel point sa verve, son humour et son immense talent pouvaient séduire un homme comme Max Ophuls. Mais à l’époque, lorsque mon père rentrait le soir d’une séance de travail et se mettait, de plus en plus souvent, pour nous faire rire, à répéter assez platement les histoires que « Preston » lui avait racontées dans la journée, je ressentais fréquemment un brin d’irritation, presque de jalousie. Et je me disais à moi-même : « Les siennes, il n’y a pas si longtemps, étaient tellement plus drôles… » En vérité, malgré les années d’exil et de chômage, ce fut-là le seul moment de notre vie commune où j’ai eu le sentiment que mon père avait cessé d’être un homme libre. » Ce témoignage est déterminant pour comprendre les ressorts qui ont lié Marcel Ophuls, dans une adversité permanente, au destin de son père. Cette maussade période américaine de Max Ophuls a vraisemblablement orienté le rapport de Marcel Ophuls à sa profession et l’a conduit 76 Marcel OPHULS, Dear Steve, préface de l’ouvrage de Max OPHULS, Souvenirs, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Paris, Cinémathèque française, 2002, pp. 11-12. 100 à se dresser presque systématiquement contre ceux qui lui avaient accordé la possibilité de travailler. Pour connaître la suite des aventures du cinéaste avec l’ambivalent Preston Sturges, il faut relire la postface écrite par Hilde Wall-Ophuls aux Mémoires de son époux 77: « Les espoirs que Max fondait sur l’amitié de Preston Sturges devaient être déçus : le film qu’ils avaient préparé pendant toute une année embellie par cette amitié allait échouer dès le quatrième jour de tournage, et mettre fin à leur amitié. Il fallait s’y attendre. Les deux hommes tenaient trop à ce film, et le metteur en scène Sturges, devenu producteur, ne pouvait supporter l’idée qu’un autre en assurât la mise en scène. Max le comprenait fort bien : quoique Preston Sturges lui eût infligé la plus terrible humiliation de sa vie, il continuait à le considérer comme un être exceptionnel 78. A présent, nous allions découvrir un Hollywood insoupçonné jusqu’alors. La nouvelle s’était répandue comme une traînée de poudre : pendant quatre jours, un remarquable metteur en scène avait collaboré à la production Sturges. Ce que le bilan européen de Max n’avait pu obtenir en quatre ans d’Amérique, il l’obtint grâce à quatre journées de studio. Il n’eut même pas le temps de mesurer sa déception, d’atteindre le fond du désespoir ; déjà, le téléphone sonnait. » La famille Ophuls a donc eu sa revanche sur les miroirs aux alouettes tendus par Preston Sturges : dès 1948, Max Ophuls signe Letter from an Unknown Woman, adaptation de Zweig qui lui permet de renouer enfin avec l’œuvre sublime interrompue en 1933, et que viendront couronner les quatre chefs-d’œuvre de la seconde période française (1950-1955)79. Mais dans la torpeur de quatre longues années de chômage, il est possible que Marcel Ophuls ait développé une certaine forme de méfiance vis à vis de tout système de production organisé, méfiance confirmée ensuite par l’aventure désastreuse de Lola Montes, qui a brisé la santé de son père et précipité sa mort. Et les imbroglios juridiques qui ont jalonné la carrière du cinéaste n’ont rien arrangé, depuis le jour où Jeanne Moreau et Jean-Paul Belmondo ont dû 77 Hilde OPHULS, postface de Max OPHULS, ibid. p. 215. Le film Vendetta (1946), libre adaptation du Colomba de Prosper Mérimée, a finalement été signé par Mel Ferrer, après qu’Ophuls, Sturges, Stuart Heisler et Howard Hugues y eurent successivement travaillé. 79 C’est pendant cette glorieuse époque qu’un Preston Sturges en perte de vitesse vînt visiter les Ophuls à Chevreuse, accueilli à bras ouverts par Max au grand dam de son fils ! 78 101 signer un papier stipulant que le réalisateur de Peau de banane pouvait être révoqué sans protestation de leur part s’il prenait trois jours de retard. Autre élément important : pendant les années d’inactivité à Hollywood, la survie du petit clan n’était assurée que par l’aide apportée par les confrères juifs du cinéaste au chômage, autour notamment du United Jewish War Relief, où cotisaient bon nombre de réalisateurs émigrés de l’Allemagne de Weimar, qui eux non plus n’aimaient pas beaucoup les producteurs – selon Ophuls, « il ne fallait pas beaucoup pousser Lang ou Wilder pour qu’ils les comparent aux dignitaires parvenus du IIIe Reich 80. » Ainsi a pu également s’imprimer à ce moment-là une reconnaissance envers les milieux juifs, fréquemment exprimée par Marcel Ophuls encore aujourd’hui, et qui a contribué à le singulariser parmi ses collègues essayistes ou documentaristes. S’appuyant sur cet héritage mais aussi sur l’excellente réception du Chagrin et la pitié dans les milieux juifs américains (ce dont témoigne le soutien de Woody Allen à partir de cette époque), les producteurs d’Outre-Atlantique ont fort logiquement proposé à Marcel Ophuls de réaliser de nouveaux films sur la période nazie, considérant qu’il en était en quelque sorte devenu un spécialiste. Cet enfermement à moitié volontaire concerne aussi la forme documentaire, canon télévisuel qui insatisfait par principe le cinéaste, qui va d’ailleurs essayer de s’en affranchir de plus en plus, en particulier par la mise en scène distanciée de soi. Ces demi méprises peuvent expliquer les chicaneries et les caprices qu’ont eu à subir les différents producteurs qui ont financé par la suite les projets importants d’Ophuls. Comme si ce sentiment d’abandon et de tromperie des années de chômage de Max Ophuls, comme si le téléphone silencieux du petit bungalow californien, comme si la vision pathétique d’un père désoeuvré, tenaillé par le mal du pays et qui n’a aucune raison de penser qu’il va livrer encore une demi-douzaine de chefs d’œuvre absolus au patrimoine de son temps, comme si tout cela se cristallisait à nouveau et à chaque occasion, dès qu’un producteur le rend possible. Les Ophuls ont échappé par deux fois au national-socialisme. Mais ils ont comme beaucoup d’autres été brisés par lui. Pas seulement parce que sans avoir connu les persécutions ni la déportation, ils restaient sans nouvelles de leurs proches, oncles et tantes dont certains moururent dans les chambres à gaz. Mais aussi parce qu’après avoir été chassé de chez lui, 80 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur 102 Marcel Ophuls a vu à l’adolescence son père humilié et ignoré. C’est peut-être aussi ce qui explique cette recherche permanente du sens de cette tragédie allemande, recherche qui est la seule réponse qu’il peut apporter aux questions posées par une idéologie qu’il a trop bien connue. The Memory of Justice (1976) Pour l’historien européen, c’est la grande idée de la période 1975-1985 : l’historicisation du national-socialisme. Que faire du nazisme dans la société contemporaine ? Où classer ce phénomène hors catégorie et faut-il le faire ? Et quelles sont les traces de cette immense faute collective dans le présent ? Indissociable de l’institutionnalisation du génocide des Juifs, cette question de l’historicisation conduit directement à la querelle des historiens (Historikerstreit) qui se déroulera en 1987 en Allemagne. En France, aux Etats-Unis, des batailles rangées ont également lieu. Ce conflit de mémoire déterminant pour la fin du XXe siècle accompagne la chute de l’U.R.S.S. et le retour des nationalismes en Europe. Dans ce film en forme de philosophie de l’histoire, Ophuls apporte des éléments de réponse désordonnés mais cohérents entre eux. Il construit désormais ses films comme des essais ou des traités, des miroirs à facettes qui recomposent sa propre figure, son propre parcours, ses propres doutes identitaires. Et avec les années, son pessimisme grandissant. The Memory of Justice est donc un traité des causes et des conséquences, portant la réflexion sur l’histoire vers des sommets, là où Auf der Suche nach meinem Amerika atteignait rapidement ses limites, qui étaient celles de la contestation post-68. L’idée d’Ophuls est d’utiliser les procès de Nuremberg pour faire le lien entre différents questionnements liés à l’idée de soumission, de désobéissance, de responsabilité et d’usages de la mémoire. Il raconte l’origine de ce projet81 : « C’est Henri de Turenne qui m’a mis sur la voie en me racontant qu’au cours d’un de ses voyages à Washington, il avait trouvé une cinquantaine d’heures filmées en 35 mm pendant le procès de Nuremberg. J’ai proposé à la BBC de réaliser un film qui me permette d’aller en arrière et en avant, car il fallait aussi 81 Marcel OPHULS, Je ne suis pas un puritain, dans L’Humanité, 16 janvier 2002 103 traiter du principe de ce procès et de son champ d’application, au Vietnam, comme en Algérie.» Il s’agit certainement du film d’Ophuls qui bénéficie le plus de sa formation intellectuelle de philosophe, comme le montre d’ailleurs cette belle formule qui ouvre le film et justifie son titre : « Platon croyait qu’au cours de leur brève vie dans un monde imparfait, les êtres humains gardent en eux le vague souvenir d’une existence antérieure de l’âme, l’empreinte diffuse des vertus idéales, l’empreinte d’une justice idéale. » Dans l’esprit de la BBC, ce film devait se présenter comme une suite du Chagrin et la pitié d’une durée minimum de trois heures et demie. Les procès de Nuremberg permettent une écriture dramatique de l’histoire, sur la lancée critique amorcée dans ses films allemands précédents, à savoir le questionnement sur les crimes de guerre : dans l’esprit d’Ophuls, il s’agissait aussi de montrer que la question des responsabilités individuelles ou collectives se posait d’abord et avant tout aux Allemands. Le cinéaste s’appuie sur les travaux de Telford Taylor, ancien procureur américain au procès de Nuremberg, dans un ouvrage publié en 1970 et intitulé Nuremberg and Vietnam: An American Tragedy82. Taylor devient conseiller historique sur le film et correspond pour le cinéaste au héros emblématique de l’idéal démocratique83 : « J’avais pris l’habitude de l’appeler " Mr. Deeds goes to Nuremberg ", car pour moi, il représentait les Stewart et Cooper qui, dans les fictions de Capra, ont incarné l’homme de la rue avec toutes les vertus que l’on attribue à l’innocence américaine. » Ophuls pose à travers le personnage de Telford Taylor les questions qui le préoccupent à cette époque : que reste t-il en 1974 de la justice idéale ou voulue comme telle à Nuremberg par les Américains ? Et au-delà, que reste t-il de l’esprit rooseveltien dans les hélicoptères qui déversent du napalm sur les forêts vietnamiennes ? Le cinéaste précise ses intentions : 82 83 Cf. Telford TAYLOR, Nuremberg and Vietnam: An American Tragedy, New York, Times Book, 1970, 224 p. Marcel OPHULS, Je ne suis pas un puritain, dans L’Humanité, 16 janvier 2002 104 « Contrairement à ce que croient les Allemands, ou ce qu’on a essayé de leur faire croire, le procès de Nuremberg fut une tentative de montrer où sont les responsabilités individuelles par rapport aux crimes du XXe siècle. Et non pas une tentative, comme après la guerre de 1914, de condamner tout un peuple parce qu’il avait perdu une guerre inutile. Les Français et en premier lieu de Gaulle, ayant été sous la botte allemande, ont laissé l’initiative, les procédures et les conclusions aux Anglo-Saxons, car nombre d’entre eux, dont le plus grand d’entre eux, ne savaient pas très bien faire la différence entre « boches » et « nazis ». Sans doute éprouvais-je, malgré tous les efforts faits dans ce sens par tous ces gens interviewés dans Le chagrin et la pitié, que c’était encore très insuffisant, que l’idéologie meurtrière, la « bête immonde », ce n’est pas le « Boche » casqué, botté ou pas, The Memory of Justice est un film pro-allemand comme Le chagrin et la pitié est un film pro-français, dans la mesure où les gens portent des responsabilités plus ou moins lourdes, individuelles, et dont les décisions, qu’elles soient de cacher un Juif ou d’abattre quelqu’un dans un camp de concentration, sont des décisions qui se prennent en trente secondes. » The Memory of Justice est un film anglo-américain de quatre heures et demi qui comprends deux parties sensiblement équivalentes : Nuremberg et les Allemands (130 minutes) et Nuremberg et les autres (143 minutes). Il s’ouvre sur les images du procès des dignitaires nazis, qui plaident tous non coupables. Le grand violoniste Yehudi Menuhin en conclut que nous sommes tous coupables. Des archives de la guerre du Vietnam nous renvoient aussitôt aux crimes américains de My Lai et aux crimes de la guerre d’Algérie, au sujet desquels l’expara pacifiste Noël Favrelière émet l’hypothèse qu’il s’agit le plus souvent d’accidents. Il relate ainsi l’exécution d’une petite Algérienne par un soldat français. Sans transition, un Américain déserteur affirme ne pas vouloir visiter le musée de Dachau, où l’on se retrouve subitement : Ophuls y interroge un visiteur allemand. Puis Marie-Claude Vaillant Couturier évoque la déportation et le sentiment de deuil permanent qu’éprouvent les anciens déportés. Telford Taylor pose enfin la question de la responsabilité individuelle dans la sauvagerie de la guerre… Pris dans la bousculade, le spectateur croit assister à une nouvelle version des films de 1970. Mais après le générique, une séquence familiale le détrompe rapidement. Un anniversaire à Hambourg en 1973. Les 46 ans de Marcel Ophuls. Sa femme, ses filles, ses proches l’entourent, il ouvre ses cadeaux. Le différentiel soudain créé avec la mise en condition qui précède projette le spectateur dans une deuxième dimension documentaire, une 105 dimension réflexive où se structurent les différentes strates du regard d’Ophuls sur sa propre histoire. Il s’adresse à son épouse : M.O. - « Régine, que penses-tu du film que je suis en train de tourner ? R.O. - C’est un squelette que l’on a traîné dans le placard depuis le début de notre mariage. Et j’espère qu’on va s’en débarrasser. On porte la responsabilité de l’époque à laquelle on a vécu… M.O. - Y a t-il un rapport avec ton père, tu crois ? R.O. - Aussi. Peut-être… Mon père n’était pas un nazi pur et dur, il n’était pas inscrit au parti. Mais il ne faisait pas exception parmi les gens à cette époque. M.O. - Pourquoi les gens devraient-ils être des exceptions à ton avis ? R.O. - Quand la majorité des gens adopte une certaine ligne de conduite et de pensée, ceux qui pensent différemment deviennent des exceptions. M.O. - Te souviens tu des procès de Nuremberg ? R.O. - Je me souviens de la dénazification, des questionnaires à remplir, mais du procès pas vraiment… » (les actualités allemandes sur l’ouverture du procès prennent le relais) Comme celle du spectateur, la mémoire défaillante de Régine Ophuls est remise sur les rails par la dynamique des actualités de 1945. Et dans cette médiation de la mémoire privée à la mémoire collective, l’histoire intime du couple de Marcel Ophuls interfère avec le grand drame européen. Et ainsi placé sous cette double lumière, le film ne démarre vraiment qu’après ce passage très personnel, par une solide description des débuts du procès principal de Nuremberg, celui des dignitaires nazis, dont deux accusés survivants, Albert Speer et Karl Dönitz, nous rendent directement compte. Le contraste avec les films précédents est dès cette introduction éclatant : la maturité du cinéaste se traduit par le professionnalisme de l’enquête, de la construction, du questionnement. Il paraît évident qu’après plusieurs essais de circonstance, Ophuls affronte son plus grand sujet depuis Le chagrin et la pitié. Il limite d’ailleurs ses effets d’illustration habituels à quelques images d’actualité avec Hans Albers, quelques mesures des Comedian Harmonists (Das ist die Liebe der Matrosen sur des images d’archives du grand amiral Dönitz), la bande sonore du film de Vincente Minnelli The Band Wagon (1953), un des fleurons de la comédie musicale de la MGM. Si le contenu illustratif reste prégnant, il relève plutôt d’une forme de digression documentaire, qui nous mène à l’orchestre symphonique de Berlin, dirigé par Yehudi Menuhin (qui ouvre et conclut le film magnifiquement) ou sur la 106 scène d’un théâtre où des acteurs répètent une pièce de Carl Zuckmayer. Ophuls évoque longuement son mentor Fritz Kortner, et son retour sur la scène allemande après la guerre. Comme à son habitude, le cinéaste musarde et trouve toujours une façon pertinente d’inscrire son histoire personnelle dans la grande histoire. A ce titre, le passage le plus provocateur est sans doute celui où le spectateur se retrouve subitement dans un sauna, rempli de gens intégralement nus (le cinéaste apparaît furtivement sous la douche), au cours de laquelle des Allemands témoignent des vertus des bains de vapeur, mais aussi de l’image qu’ils ont des Juifs en général. La séquence se poursuit dans une piscine et un solarium, où des formes rebondies et dénudées bercent le spectateur au son des ritournelles de l’acteur viennois Willy Forst, qui chante Du hast glück bei denn Frau’n, Bel Ami…. Mais tout de même, Ophuls laisse le plus souvent la parole aux témoins directs du procès et à tout un spectre d’Américains et d’Allemands, des plus gauchistes aux plus conservateurs. Comme dans A Sense of Loss, beaucoup de ces témoins ont comme point commun l’absence d’un proche, tué à la guerre. Ici, nous passons de la veuve bigote d’un Marine aux parents d’une jeune recrue disparue, bouleversants par la dignité et la qualité de leur questionnement. Mais ceux qui marquent le spectateur contemporain paraissent surgir de la nuit des temps : ce sont les deux hautes personnalités hitlériennes condamnées à Nuremberg. L’un, Albert Speer, appartenait au premier cercle d’Adolf Hitler, l’autre, Karl Dönitz, était le chef de la Kriegsmarine - et l’éphémère chef du gouvernement provisoire du Troisième Reich, entre le 1er et le 8 mai 1945. Une vieille connaissance, Walter Warlimont (déjà présent dans Munich 1938), vient les rejoindre. La question des camps est rapidement évoquée et les archives de 1945, qui ont joué un si grand rôle dans le procès de Nuremberg, sont mises à contribution 84. Les dignitaires nazis sont confrontés à leurs discours passés : Dönitz à ses déclarations antisémites, Speer à des déclarations au sujet des ouvriers de l’armement qui ont refusé de venir travailler et qu’un « petit séjour dans les camps de concentration pourrait ramener à la raison. » Mais au bout d’une demi-heure, la famille Ophuls est de retour. Alors que son mari l’interroge au sujet de l’âge requis pour regarder des images des camps nazis, Régine Ophuls lâche cette fois : 84 Les images du sauna et du solarium de Hambourg créent d’ailleurs un rappel perturbant de ces images de l’ouverture des camps, qui scandent la première partie du film et qui sont comme imprimées dans l’œil du spectateur lorsque ces autres corps nus mais bien vivants, déboulent sous les douches… 107 R.O. - « Je ne suis pas toujours ravie que tu ne fasses QUE ce genre de films. J’aimerais bien que tu tournes autre chose. M.O. - Quel film voudrais-tu que je fasse pour mon anniversaire ? R.O. - Un film de Lubitsch ! M.O. - Un film que les enfants puissent voir ? R.O. - Ou bien My Fair Lady nouvelle version. » Une des filles du couple Ophuls met alors le disque de la musique du film The Band Wagon de Vincente Minnelli et la chanson New Sun in the Sky vient accompagner le départ du cinéaste vers les contrées hostiles où se terrent les anciens nazis - une figure de style qui reviendra dans Hotel Terminus et se retrouve sur la route de Sarajevo dans Veillées d’armes. Ces deux passages sont passionnants. Il s’agit de provoquer un croisement entre les deux dimensions mémorielles qu’implique ce couple : le rapport à la période nazie (la protestante poussée dans les jeunesses hitlériennes face au Juif poussé vers la sortie) et le rapport générationnel (le rôle du père de Régine Ophuls, un Allemand ordinaire qui a porté l’uniforme sans rechigner, en regard du père extraordinaire de Marcel Ophuls, cinéaste ultime de la littérature classique de langue allemande). A ce premier croisement s’ajoute la question des origines mixtes du cinéaste, dont la mère était également protestante et avait fait le même choix que Régine Ophuls. Ce tissage compliqué entre les origines des uns et des autres constitue la toile de fond de l’interrogation de Régine Ophuls : allons nous enfin affronter cette question des origines (le cadavre dans le placard) pour que le prochain film soit une comédie (Lubitsch, My Fair Lady) - et non une tragédie comme celui-là et tous les autres avant ? Ces interrogations anodines ne le sont qu’en apparence : c’est toute la question allemande qui est posée, d’autant plus qu’à ce moment-là, la famille Ophuls vit à Hambourg et que la génération suivante, celle des filles du couple, a également la parole. Plus tard dans le film, Régine Ophuls apparaît une troisième fois, filmée six mois plus tard en Amérique, avec les étudiants du Séminaire de cinéma de Princeton. On lui demande si elle connaissait des membres des jeunesses hitlériennes et elle déclare qu’elle en faisait partie. Puis Régine Ophuls quitte discrètement la scène du film, mais les enjeux décisifs qu’elle a posés persistent de façon subliminale dans le récit. Au milieu de la première partie du film, un échange vigoureux entre plusieurs personnes de la même famille vient répondre de façon complémentaire à ce portrait du couple Ophuls. Il s’agit du couple de Serge et Beate Klarsfeld, filmés à Paris avec Raïssa Klarsfeld, mère de Serge. Helen Künzel, mère de Beate est filmée à Berlin. A cette époque, Serge Klarsfeld était 108 surtout perçu comme un chasseur de nazis et il était d’ailleurs quasiment moins connu que son épouse, qui avait publiquement giflé le chancelier allemand Kurt Kiesinger en 1969, pour attirer l’attention des médias sur son implication comme co-rédacteur des lois de Nuremberg qui ont codifié en 1935 les dispositions raciales du IIIe Reich. Nous voyons alors que la relation générationnelle chez les Klarsfeld est plus conflictuelle que chez les Ophuls, d’autant que les grands-mères s’en mêlent : Beate Klarsfeld – « Je suis venue en 1960 en France, justement pour échapper un peu à ce milieu petit-bourgeois de mes parents, qui n’ont rien oublié, rien appris de la guerre, pour lesquels les événements se sont passés comme un film, ils n’ont pas pris position, ni pour, ni contre… (…) M.O. – Vous avez dit à Beate que votre mari n’était pas inscrit au parti ? Helen Künzel - Oui, et elle m’a répondu : tous les Allemands étaient au parti. Mon mari n’était plus là pour le voir, il était très fier d’elle, il voulait qu’elle réussisse, qu’elle passe son bac. Les professeurs nous ont dit qu’elle était la seule de sa classe à tout savoir. Mais elle ne l’a pas passé. Et il a été déçu. B.K. - J’ai commencé comme jeune fille au pair comme beaucoup d’Allemandes et puis c’est ici que j’ai pris conscience du mauvais côté du peuple allemand, du nazisme et des crimes nazis. Raïssa Klarsfeld - Au commencement vous savez, elle n’était pas au courant de toutes ces histoires de guerre et de Juifs. Mais quand elle est entrée dans notre famille, elle a compris ce qu’était la persécution des Juifs par Hitler. H.K. - J’ai plein d’amis ici. Quand on vit cinquante ans à Berlin, on connaît beaucoup de monde. Ils me disent que ce n’est pas elle, qu’elle obéit à son mari. Elle fait tout ce qu’il lui dit de faire. Jamais elle n’aurait fait tout ça sinon. M.O. – Vous le pensez aussi ? H.K. - Oui, je le pense. Elle le dit elle-même. Je lui ai dit : Si tu avais rencontré un autre homme, tu n’aurais pas fait de politique et elle le reconnaît. B.K. - Notre rencontre, c’est un hasard, j’ai rencontré Serge dans le métro, il est le fils d’un Juif mort en déportation, pendant que mon père combattait dans la Wehrmacht, son père à lui était tué par des hommes allemands qui avaient l’âge de mon père. (…) Ma mère me considère comme le mouton noir de la famille. Elle ne m’a jamais pardonné d’avoir giflé le chancelier Kurt Kiesinger. En Allemagne, 109 on a fait un transfert du sentiment de respect du pater familias sur la personne du Chancelier et le fait qu’il ait un passé chargé n’y change rien. H.K. - Qu’une femme fasse une chose pareille : gifler un homme… Et comment elle a pu rentrer ? Elle devait avoir de faux papiers. C’est Serge qui aurait dû le faire… M.O. – Mais Serge n’est pas allemand… » Ce passage traduit la violence extraordinaire du rapport entre Beate Klarsfeld et sa mère. Cette violence vient non seulement de la rupture générationnelle entre les deux femmes mais également d’une forme de divorce intellectuel. Cette séquence semble annoncer l’affrontement entre Rainer Werner Fassbinder et sa propre mère dans le film collectif Deutschland im Herbst (1978)85 et nous rappelle aussi Helmut Tausend dans Le chagrin et la pitié. Elle confirme cette tendance qu’a Ophuls à croquer sans indulgence cette Allemagne de mangeurs de choucroute et de buveurs de bière, que l’on peut dépister dès L’amour à vingt ans lors d’une petite scène de restaurant en plein air. Ces Allemands qui n’ont rien appris du procès de Nuremberg parcourent ses films, et notamment ici lorsque le cinéaste, parti sur les routes du Schleswig-Holstein à la recherche de Hertha Oberheuser, médecin condamnée à Nuremberg, se heurte à l’hostilité des autochtones. L’un d’entre eux, se décrivant comme un vieux nazi, se porte volontaire pour répondre au cinéaste, déplorant le climat de permissivité actuel et attendant le prochain Führer qui viendra remettre de l’ordre en Allemagne. Cette tendance de l’opinion allemande est facilement identifiée à la génération qui a connu le nazisme, dont certains représentants ne semblent rien renier (le professeur Gerhard Rose, l’Amiral Dönitz, l’ancien Waffen SS Werner Nixdorf, Hans Kerl…). Cela donne d’autant plus de relief au repentir qu’expriment certains responsables jugés à Nuremberg, comme le Maréchal Keitel, qui déclare devant le tribunal : « J’avais trois fils, qui ont servi tous les trois comme officiers sur le front. Le benjamin est tombé en Russie en 1941. Le deuxième était commandant, il a disparu en Russie. Le troisième est prisonnier de guerre. Je me suis trompé et je n’ai pas été en mesure d’empêcher ce qui aurait dû l’être. Telle est ma faute, il est tragique de devoir admettre que le meilleur de ce que j’ai offert en ma qualité de 85 On y voit lors le cinéaste allemand discuter vivement avec sa mère, Lilo Pempeit. Contre toute apparence, il ne s’agit pas d’une discussion prise sur le vif, mais d’une scène écrite et jouée. Face à Fassbinder, qui semble exaspéré par l’hypocrisie qui entoure les semaines sanglantes que la RFA traverse en septembre 1977, la vieille femme déclare souhaiter la venue d’une nouveau Führer, « doux et bienveillant » ! 110 soldat, ma loyauté et mon obéissance, a été exploité à des fins inadmissibles et que je n’ai pas su voir que le devoir d’un soldat a aussi ses limites. C’est mon destin. » Mais en la matière, le véritable événement du film est bien évidemment le témoignage d’Albert Speer, condamné à vingt ans de prison à Nuremberg. Cet entretien a profondément marqué le cinéaste, qui a été très sensible à la bonne éducation de l’ancien architecte du Reich hitlérien - Speer l’a reçu avec courtoisie à Heidelberg avec son équipe, invitant tout le monde au restaurant. Un des passages les plus marquants de cet entretien a été mis en scène autour de la projection des films de la collection privée de Speer dans le salon familial. On y voit les enfants de l’ex-Ministre de l’Armement jouer dans la neige à proximité du Berghof, le fameux nid d’aigle d’Adolf Hitler à Berchtesgaden. Speer comment ces images avec détachement : A.S. – « Non loin de là, c’est mon atelier sur l’Obersalzberg. On avait mis une maison à notre disposition. Ces films ont été tournés avec les toutes premières pellicules couleur et la qualité est vraiment excellente. M.O. - Qui est-ce ? A.S. - Ma plus jeune fille, notre quatrième. Elle a épousé un professeur d’archéologie. M.O. - Est-ce celle qui est très à gauche ? A.S. - Non, elle, c’est celle là. M.O. - C’est elle qui rejette l’autorité ? A.S. - C’est vrai, on était en contact tellement étroit avec l’entourage d’Hitler qu’en privé, mes enfants ont côtoyé des assassins. Moi-même, je m’occupais de l’armement, ce qui n’a rien de réjouissant mais il n’y avait pas d’interférences avec notre vie privée. Je me dis souvent que lorsque les membres de la Mafia se retrouvent le soir, ils discutent de cinéma et d’histoires de cœur et pas des événements de la journée meurtres, agressions et chantages. » Ce passage se poursuit par la projection d’autres films amateurs en noir et blanc et introduit la séquence consacrée au procès des industriels. La désinvolture apparente de Speer dans cette séquence est contrebalancée tout au long du film par des déclarations beaucoup plus responsables, qui montrent que pour l’ex-dignitaire nazi, ce film constitue également un enjeu personnel – et au-delà un enjeu testimonial. Dès sa première apparition, le ton est donné : 111 M.O. – «M. Speer, pourquoi témoignez-vous ? A.S. - Je témoigne pour dire aux gens ce qu’il s’est passé pour qu’ils en tirent des leçons. Ce n’est pas à moi de tirer ces leçons, c’est aux autres de le faire. » Et à la fin du film : M.O. – « M. Speer, que saviez vous ? A.S. - J’en savais assez sur ce qui se passait dans différents domaines. Ce qu’Hitler disait de la conquête du monde, des Juifs, du clergé, c’était des choses qui de toute évidence semblaient ne pas me concerner. » Et encore : A.S. – « En un certain sens, je n’arrive pas à me libérer de l’histoire et je crois que ça ne changera pas. C’est Hitler qui me retient prisonnier de ce que j’ai fait. M.O. – Et qui vous oblige à sans cesse à vous expliquer ? A.S. - C’est ça. » Ces confessions constituent certainement un des documents cinématographiques les plus importants concernant le Troisième Reich depuis la fin de la guerre. La clarté et la netteté de l’interview de Speer permettent au spectateur contemporain de comprendre le mélange insidieux de courtisanerie et d’aveuglement volontaire qui a permis au pouvoir hitlérien de perdurer malgré ses faillites et son irrationalité. Et Speer avoue à plusieurs reprises que cette dépendance servile au système hitlérien le hante toujours. Ainsi, au sujet de sa mission d’architecte de Germania, la capitale du Reich millénaire : A.S. – « Pour un jeune homme, obtenir des chantiers uniques dans l’histoire de l’humanité, par leur technique mais aussi par ce qu’ils représentent, c’est une tentation telle que je ne pouvais les refuser, je crois que je ne pourrais pas même si on me les proposait aujourd’hui. Et même si je savais que les commanditaires de ces chantiers sont mauvais. M.O. – Etiez vous un bon architecte ? A.S. - Ce n’est pas facile pour moi de le dire. Andy Warhol a dit qu’il estime 112 beaucoup mon travail mais mon propre avis est plus négatif. La violence, l’inhumanité, la démesure, tout cela était présent dans l’architecture bien avant que les Juifs soient assassinés. » Speer est ainsi le seul a évoquer sans faux-fuyant les pratiques génocidaires du pouvoir nazi, alors que d’autres condamnés n’hésitent pas à déclarer à Ophuls que la prison de Nuremberg était bien pire que les camps de concentration, où l’on pouvait au moins se promener librement le long des barbelés ! Certes, Speer prend malgré tout des précautions oratoires au sujet des camps, qui restent dans la droite ligne de ses dépositions lors du procès de 1946 : « J’ai visité Mauthausen une fois, comme on l’a dit à Nuremberg, on ne m’a montré que les baraquements en pierre qui existent encore aujourd’hui, le camp proprement dit en bois était de l’autre côté, on ne me l’a pas montré… » Ophuls a témoigné du charme et l’intelligence du personnage, surtout en comparaison de la brochette de vieux nazis qui l’entourent, absolument dépourvus de toute forme de sentiment de repentir ou même de conscience de ce qui a été commis. Et d’une certaine façon, Speer fait la même impression dans ce film que celle qu’il a pu faire à Nuremberg, où il était entouré du même type de faire-valoir. C’est d’ailleurs ce qui est sous-entendu par Telford Taylor lorsqu’il affirme : « Si le tribunal avait appliqué les mêmes critères à Speer qu’à Streicher, il aurait subi le même sort. En réalité, les preuves de complicité de crimes de guerre à une large échelle étaient beaucoup plus solides contre Speer que contre Streicher. Mais Speer était un homme séduisant, intelligent, je suis certain que ça a influencé la décision du juge. Il était de loin l’accusé le plus attachant de tous ceux qui se trouvaient dans le box. » Ce à quoi Speer a beau jeu de répondre : « Si cela explique mes vingt ans de captivité, alors je suis ravi d’avoir fait aussi bonne impression ! (rires) » Cette roublardise de Speer a énormément troublé Ophuls. Et il est vrai que la transfiguration 113 du favori d’Adolf Hitler en grand-père idéal prend un relief étrange à la lueur de ce rire. La question a souvent été posée au cinéaste. Dans les annexes de l’ouvrage comportant le découpage du Chagrin et la pitié, on peut trouver le texte rédigé par le cinéaste en réponse à une question d’un étudiant américain : Faut-il fusiller Albert Speer au lieu de le filmer ? 86 : « Un journaliste ne peut trouver aucune information s’il fusille ses sources ! (…) Si je manipule trop [les gens qui sont décrits dans mes films], si je les censure, si je fais un commentaire explicite de ce qu’ils cherchent à me communiquer, et à vous communiquer, je ne les laisse pas vivre leur propre vie sur l'écran, j'étouffe tout effet d'inquiétude ou de surprise qu'ils pourraient avoir sur moi, et, par extension, sur vous ; j'interviens sur ce que leur expérience pourrait nous apprendre, et je mets un point final à notre expérience éducative, la vôtre et la mienne. Fusiller les gens serait la forme extrême, irréversible et brutale d'une telle manipulation anti-créatrice. Sans compter que Speer a purgé sa peine de vingt ans à Spandau. Et qui suis-je pour remettre en question l'équité d'un tribunal international, civilisé et légitime, qui était censé représenter le consensus de la société à l'époque, et qui, tout bien considéré, a probablement rempli honnêtement et convenablement sa tâche ? En tout cas, mon film ne prétend jamais se substituer à un jugement légal. Et je ne suis pas procureur et moins encore exécuteur d'une justice expéditive. (…) Je ne suis pas sûr, à vrai dire, qu'Albert Speer soit aujourd'hui encore, en quelque sens que ce soit, mon ennemi. Mais il a été, il n'y a pas si longtemps, mon ennemi mortel, et il incarne encore, tout à fait consciemment et volontairement, l'ennemi accompli de notre époque et une menace pour l'avenir, par ce qu'il est devenu, par ce qu'il a cru bon de devenir dans le passé. Et c'est cela, si étonnant que cela puisse paraître, qu'il essaie de nous communiquer, de nous enseigner. Et il faudrait que nous allions tuer un tel professeur ? Cela ferait de nous des étudiants bien paresseux, des recalés bien pitoyables au collège de la vie. » Cette réflexion peut nous permettre de relier entre elles toutes les interviews qui figurent dans les films d’Ophuls depuis 1967 et de comprendre comment il construit, film après film et au gré des circonstances, une véritable pédagogie de l’histoire. Cette pédagogie s’appuie d’une 86 Marcel OPHULS, op. cit., pp. 269-273. 114 part sur l’utilisation des archives (qui sont nombreuses et spectaculaires au sujet des procès de Nuremberg et qui irriguent The Memory of Justice) mais surtout sur l’interview. L’entretien filmé est l’outil pédagogique d’Ophuls par excellence. Or il est important de noter qu’au tournant des années quatre-vingt, c’est précisément l’entretien filmé qui a permis l’émergence d’une communauté de mémoire relative aux crimes génocidaires nazis. La technique d’entretien que l’on trouve dans The Memory of Justice a d’ailleurs certainement influencé le cinéaste Claude Lanzmann, qui a commencé son film Shoah (1985) au même moment, en 1974. Et dans le prolongement de ce film de Lanzmann, une véritable dynamique testimoniale a été enclenchée, par l’enregistrement des témoignages de victimes principalement. L’émergence de cette priorité mémorielle a correspondu à une mise en images de l’histoire mais aussi à une volonté de ritualiser le rapport au passé. Les documents filmiques ainsi produits engendrent un nouveau type de prospective historiographique, tout entière vouée à l’écoute des témoins. L’entretien filmé des survivants de l’extermination repose sur une base contractuelle tacite que décrit très bien Régine Waintrater 87: « Le témoignage est une cocréation fondée sur un contrat entre le témoin et celui qui recueille son témoignage, désigné sous le terme de « témoignaire ». Ce contrat, que j'ai appelé le pacte testimonial, peut se lire ainsi : pendant une courte période déterminée à l'avance, le témoignaire va accompagner le témoin dans son voyage de mémoire, et faire tout ce qui est en son pouvoir pour le protéger. De quoi le témoignaire doit-il protéger le témoin ? De la peur de parler mais aussi de toute norme testimoniale qui risquerait de l'enfermer à nouveau dans une exigence étrangère à lui-même. Au silence parfois trop respectueux a succédé une explosion de parole où l'idéologie du « tout dire » et du « tout entendre » a remplacé l'indicible. Il semble que l'injonction de parler s'inscrit contre celle de faire silence, formation réactionnelle d'un groupe culpabilisé de n'avoir pas su accueillir la parole des survivants. La parole érigée en valeur suprême se voit parée de toutes les vertus réparatrices, sous couvert d'une idéologie cathartique souvent mal comprise. L'urgence de l'histoire, qui fait que les derniers témoins vont bientôt disparaître, ajoute encore à cette frénésie testimoniale. » 87 Régine WAINTRATER, Le pacte testimonial, dans Devoir de mémoire : entre passion et oubli, Revue française de psychanalyse, P.U.F., Tome LXIV, janvier-mars 2000, p. 206. 115 La conclusion du phénomène de latence collective qui a présidé à la mise en œuvre de ces travaux de compilation s’est exprimée dans les films d’Ophuls, puis ensuite dans celui de Claude Lanzmann, avant de parvenir à la surface du discours médiatique. En inscrivant instinctivement leurs œuvres dans le cadre testimonial décrit par Régine Weintrater, les deux cinéastes ont déterminé les nouvelles formes de la mise en récit du passé. Si l’on analyse le rapport victimes/témoins/exécuteurs, pour reprendre une tripartition établie par Raul Hilberg88, dans les témoignages des films d’Ophuls, on voit qu’il y a une prédilection pour les exécuteurs, ou ceux qui perpétuent leurs idées ou justifient leurs actes. Ceci est particulièrement flagrant dans The Memory of Justice, un film dans lequel les victimes du nazisme sont pratiquement absentes, à l’exception de Marie-Claude VaillantCouturier et de la famille Klarsfeld. En revanche, dans le film de Lanzmann, le rapport s’est totalement inversé : les nazis qui témoignent dans Shoah se comptent sur les doigts d’une main, et l’interview du principal d’entre eux, le SS Suchomel, se présente comme filmée à son insu. Cette inversion de tendance est symptomatique du renversement qui s’est opéré entre les années soixante-dix et quatre-vingt au sujet des crimes nazis : la problématique des années post-68 était bien celle des responsabilités et de la trahison des valeurs, alors qu’à partir des années quatre-vingt et du téléfilm Holocaust (1979), l’accent est mis sur l’expérience génocidaire et donc sur la question de la mémoire de ces événements. C’est pourquoi, plus qu’avec la dimension génocidaire des crimes nazis, le film d’Ophuls rentre en coïncidence avec la contestation globale avec laquelle sont aux prises les Etats-Unis (le film est tourné pendant la fin de la guerre du Vietnam), l’Allemagne (à travers le discours de Beate Klarsfeld) et même la France (les répercussions de la Guerre d’Algérie dans la conscience française sont évoquées à plusieurs reprises). Notons que pour incarner la contestation, les séquences filmées sur des campus ou dans des séminaires universitaires se multiplient à cette époque dans les films d’Ophuls (ici, un séminaire de cinéma à Princeton en 1974, un séminaire de sciences politiques à Duisbourg en 1973, Joan Collins chantant à l’Université de Kent State en 1974…), ce qui traduit bien le souci du cinéaste d’être à l’écoute du monde étudiant, héritage de 68 mais également d’une formation intellectuelle qui s’est faite sur les campus californiens à la fin des années quarante. 88 Raul HILBERG, Exécuteurs, victimes, témoins, La catastrophe juive 1933-1945, Paris, NRF Essais, Éditions Gallimard, 1994, 366 p. 116 Pour les Etats-Unis, nous retrouvons à l’identique le schéma des deux films de 1970, avec sans doute beaucoup plus de nuances, dans la mesure où la piste principale que poursuivait Ophuls dans ces deux films (la comparaison des crimes de guerre américains au Vietnam avec ceux des nazis) est cette fois remise en perspective par rapport à Nuremberg et infléchie par le témoignage du juriste Telford Taylor, figure de l’opposition à la guerre du Vietnam - on le voit dans des archives en visite à Hanoï aux côtés de la chanteuse pacifiste Joan Baez. Le parallélisme est néanmoins très présent, notamment dans les déclarations des contestataires, comme Tod Ensign, avocat d’un soldat déserteur, qui déclare : « A Nuremberg, les accusés allemands ont dit : « Nous avons suivi les ordres » et ils ont été condamnés pour cela et aujourd’hui, ces hommes disent « Nous refusons de suivre ces ordres » et ils sont condamnés pour cela. » Le sourcilleux Telford Taylor conteste vigoureusement la comparaison: « Tout l’argument selon lequel en vertu de Nuremberg, ce serait un crime d’aller se battre au Vietnam ne repose sur rien, rien dans les procès de Nuremberg ne spécifie cela. » Mais Alexander Mitscherlich, psychiatre allemand et auteur avec son épouse du fameux essai Die Unfähigkeit zu trauern 89, ajoute au sujet du tribunal de Nuremberg : « Après cette première tentative pour renoncer à une justice expéditive en collant les gens contre un mur et pour donner au monde l’idée d’une justice équitable fondée sur la responsabilité, voici que brusquement les Américains commettent des atrocités à My Lai et que dans le monde entier, des minorités font les frais d’une brutalité inhumaine… (M.O. Quel magnifique alibi pour vieux nazis, n’est-ce pas ?A.M. – N’est-ce pas…) » Plus loin, ce sont les crimes américains lors de la Seconde guerre mondiale qui sont évoqués. Bien évidemment, la question d’Hiroshima arrive sur le tapis, d’autant plus qu’elle avait déjà servi d’argument pour les défenseurs des criminels nazis à Nuremberg. Selon Telford Taylor : « Au cours du procès des Einsatzgruppen, la défense a évoqué le cas d’Hiroshima en disant « Si ça ce n’est pas criminel, qu’avons nous fait de pire en U.R.S.S. ? » Et là, ceux qui n’avaient pas commencé à se remettre en question ont bien été obligés de le faire. » Le bombardement de Dresde en février 1945 est également décrit en détail par E.J.B. Rose, un ancien membre du service de renseignements de l’armée de l’air britannique, qui nous révèle qu’un accord tacite entre les belligérants voulait que Paris et Dresde soient épargnés par leurs aviations respectives. Marie-Claude Vaillant-Couturier nous apprend quant à elle qu’en se rendant au procès, elle a constaté que les infrastructures industrielles autour de Nuremberg 89 Alexander et Margarete MITSCHERLICH, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, 1967, Piper Verlag, 381 p. 117 étaient intactes, alors que la ville avait été rasée. Et à l’appui de ces différents témoignages, une bande d’actualité accablante nous montre les images dantesques de Dresde pilonnée par les bombes incendiaires. Le commentaire est éloquent : « Les bombardiers de la RAF soutiennent le Maréchal Koniev. Leur cible : Dresde, utilisée pour envoyer des troupes allemandes contre-attaquer l’armée russe non loin sur le front est. Ces frappes vont y mettre fin. Des décharges d’électricité statique dues au froid intense brouillent ces magnifiques images des bombardements. Le lendemain de ce raid sur Dresde, des B-17 de la 8e Armée de l’Air des Etats-Unis offrent une deuxième représentation à la ville. » Ces critiques s’inscrivent dans la contestation globale de l’unilatéralisme du tribunal de Nuremberg, contesté à la fois par les anciens nazis mais aussi par des Américains radicaux qui ne voient là que l’expression de la justice des vainqueurs, ce que Telford Taylor s’efforce de réfuter, tout en reconnaissant qu’il est légitime que cette question soit posée. Cet argument est poussé assez loin puisque d’une part, la parole est donnée à un ancien Waffen SS qui va jusqu’à invoquer le génocide des Indiens d’Amérique du Nord pour relativiser la singularité des crimes nazis et flétrir les Etats-Unis, et à l’autre bord, des étudiants pacifistes de Princeton font des amalgames particulièrement malvenus : « D’après ce que j’ai lu, ça ne s’est pas passé très correctement, les vainqueurs étaient tellement scandalisés par ce qui s’était passé. Il s’agissait de soi-disant crimes de guerre. C’était injuste, un procès unilatéral, pas celui des Américains, qui avaient eux aussi commis de crimes de guerre. » Ophuls et Telford Taylor, qui sont sur la même ligne par rapport à cette comparaison, la considèrent comme hors de propos. Le cinéaste montre cependant très bien la défiance inspirée par le pouvoir américain à l’époque de la réalisation du film. Beaucoup plus qu’en 1970, la démocratie américaine paraît affaiblie, anémiée, doutant de ses principes et des valeurs de Nuremberg. Il est fondamental de rappeler que Marcel Ophuls réalise ce film entre 1973 et 1976. Il ausculte la société américaine au moment le plus critique de son histoire récente. La chute de Saigon en avril 1975 est évidemment un événement majeur. Mais surtout, entre 1972 et 1974, les Etats-Unis vivent au rythme du Watergate, de ses commissions d’enquête, de ses révélations fracassantes, de la faillite de l’administration fédérale dans son 118 ensemble. Remplacé en août 1974 par Gerald Ford (un vice-président nommé par lui peu avant en remplacement de Spiro Agnew, impliqué dans un autre scandale de corruption), Richard Nixon est immédiatement gracié par son successeur, ce qui lui permet d’échapper à toutes les poursuites qui l’ont poussé à la démission. Ce climat délétère explique en grande partie l’extraordinaire sentiment d’anti-américanisme qui parcourt le film. Telford Taylor est à ce titre l’emblème même de la résistance des principes démocratiques américains dans ce film - il tient à peu de choses près le même rôle symbolique que Pierre Mendès France dans Le chagrin et la pitié, à la fois témoin direct de la période analysée et fragile héraut républicain face au rouleau compresseur gaulliste, au moment de la réalisation du film. L’ancien procureur américain est certainement le témoin qui catalyse le sentiment rooseveltien si présent chez Ophuls et qui dans les films de 1970 semblait à la recherche d’un modèle. L’équilibre permanent et le questionnement sincère et intense dont fait preuve tout au long du film Telford Taylor parvient à endiguer la vague puissante d’anti-américanisme qui se manifeste de la part de nombreux témoins… américains. Dans le même esprit, la position de la France est remise en question, essentiellement autour de la question algérienne, le témoin institutionnel français étant cette fois Edgar Faure, procureur général adjoint à Nuremberg et Président de l’Assemblée nationale au moment de l’entretien. Les Français progressistes vivent les ternes années de présidence du Georges Pompidou dans un climat de malaise : en 1972 a lieu la sortie chahutée du film de René Vautier Avoir vingt ans dans les Aurès, d’après le témoignage du parachutiste déserteur Noël Favrelière. Appelé en Algérie, Favrelière a raconté son expérience dans un ouvrage intitulé Le désert à l’aube, publié aux Editions de Minuit en 1960 et immédiatement interdit - il a lui même été condamné à mort mais la sanction a été annulée par la suite. Puis c’est l’affaire LIP en 1973, sur fond d’agonie de Georges Pompidou... Au fond, la crise démocratique occidentale s’étend également à la France et le film en rend également compte, par le témoignage antimilitariste de Noël Favrelière notamment, qui décrit des crimes de guerre commis par les Français en Algérie comparables aux exactions américaines au Vietnam, et donc par ricochet aux massacres commis par l’armée allemande. Mais la question coloniale est aussi évoquée par Edgar Faure et Marcel Ophuls, lorsqu’ils évoquent l’esprit de Nuremberg : M.O. – « Est-ce que le gouvernement français aurait accepté une commission internationale basée sur les principes de Nuremberg pour enquêter sur la politique française en Algérie ou à Madagascar ? E.F. - De toutes façons, on ne peut pas comparer la situation d’un Etat ayant 119 acquis des colonies, même si on pense que c’était une erreur ou que les mœurs ont changé, et qui est chassé d’une façon ou d’une autre des terres qu’il occupait de façon internationalement régulière à celle d’un Etat qui sort de chez lui pour envahir les terres du voisin. L’origine de la violence n’est pas dans l’Etat qui était titulaire de la souveraineté juridique, fut-elle erronée, injuste. M.O. - Oui… Autrement dit : Non ! » Fidèle à sa méthode de contre-interrogatoire en images, Ophuls place immédiatement après cette déclaration une séquence filmée lors du procès de Nuremberg au cours de laquelle Edgar Faure tient les propos suivants : « L’application de ces méthodes par les Allemands avait pour objet principal de leur permettre la colonisation en installant dans le pays des sujets allemands qui s’emparaient des terres et des biens des habitants expulsés. » Libre au spectateur d’apprécier les correspondances possibles entre les agissements coloniaux de la France au XIXe siècle et les pratiques de la conquête nazie. La notion de crime de guerre ne se limite pas aux Américains, aux Allemands et aux Français puisque l’U.R.S.S. est également mentionnée, d’abord pour avoir réussi malgré les résistances des trois autres parties (Etats-Unis, Grande-Bretagne et France) à faire inclure les massacres de Katyn dans la liste des crimes susceptibles d’être reprochés aux accusés à Nuremberg, mais aussi pour les exactions commises par les troupes soviétiques à Berlin. La première partie du film se termine en effet sur le mur de Berlin, où des Berlinois scrutent le sinistre no man’s land qui sépare les deux parties de la ville en essayant de reconnaître les traces de l’ancienne et remuante Potsdamer Platz. Ophuls s’entretient avec une femme d’âge moyen : - « Vous êtes berlinoise ? - Oui. - Vous avez vu les Russes ? - Oui - Que vous est-il arrivé à vous ? - La même chose qu’aux autres, j’ai été violée… - Par les russes… - Oui, c’est évident, je ne pouvais pas me cacher. - C’a été très dur à vivre ? - Pas tant que ça… 120 - Il y a pire dans la vie ? - Oui absolument. » Cet entretien laconique attire notre attention sur un point important : si Ophuls décrit en permanence les faillites de la politique américaine ou française, il reste silencieux au sujet de l’U.R.S.S 90. A part November Days, où les dirigeants de la RDA sont stigmatisés, le bloc de l’Est reste une terra incognita dans l’œuvre du cinéaste. Mieux : dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans, les responsabilités de l’U.R.S.S. dans le démantèlement de la Tchécoslovaquie étaient tempérées (en particulier le remplacement à la tête de la diplomatie soviétique de Litvinov, favorable à l’entente avec les démocraties de l’Ouest, par Molotov, qui recherchait un rapprochement avec Berlin, qui aboutira d’ailleurs au pacte germano-soviétique). Jacques Duclos (numéro deux du PCF) était dans ce film un savoureux commentateur des turpitudes de Georges Bonnet. Il en aura autant au service de la bourgeoisie pétainiste dans Le chagrin et la pitié, la caméra d’Ophuls ne montrant pas qu’au même moment, il s’aligne sur Moscou lors de la répression du Printemps de Prague. Mais s’il a toujours eu un instinct infaillible pour attirer à lui des sujets épineux, Ophuls n’avait pas vocation à tous les assumer. Par ailleurs, il n’a jamais voulu écrire l’histoire mais en témoigner. C’est un peu ce que dit Telford Taylor devant le tribunal de Nuremberg, dans des images d’archives : « Nous ne pouvons pas réécrire l’histoire mais nous pouvons nous assurer de sa véracité… ». Enfin, il voue une haine toute particulière au nationalisme, surtout lorsqu’il se confond avec le totalitarisme : dans son reportage pour Zoom sur les soubresauts du nationalisme allemand en 1967, il a choisi de conclure par une déclaration superbe et roublarde de Konrad Adenauer : « Tout peuple qui s’estime développe un sentiment national. Mais le nationalisme est la surenchère permanente du sentiment national, surenchère qui peut nuire aussi bien à ceux qui l’exercent qu’à ceux qui la subissent. » Cette tâche aveugle nous invite aussi à constater que toute l’œuvre d’Ophuls (à l’exception du circonstanciel A Sense of Loss) se construit sur une triangulation Allemagne/France/EtatsUnis. The Memory of Justice et Hotel Terminus en sont les plus parfaits exemples. La référence commune à ces trois pays est bien évidemment de nature biographique, liée au vaet-vient ininterrompu qui a marqué sa vie pendant une cinquantaine d’années. Mais au-delà, 90 Son père s’y est rendu en avril 1934 à l’invitation des Soviétiques mais est en reparti dès que possible, horrifié. Georges Annenkov rapporte une anecdote racontée par Hilde Wall-Ophuls : « Notre fils qui avait sept ans, revenant une fois de promenade avec sa nounou, imposée par les pouvoirs moscovites et qui était en même temps un agent de leur police secrète, courut vers Max et s’écria : Papa, j’ai vu un agent qui souriait ! ». Cf. Georges ANNENKOV, Max Ophuls, Paris, Le Terrain vague, 1962, p. 76. 121 c’est la culture de la démocratie même qui fait coexister dans ses films la conviction républicaine avec l’expérience de l’exil vécu par lui dans ces trois pays, qui correspondent également à ses trois nationalités : la nationalité allemande obtenue par la naissance et les deux autres obtenues par la fuite. L’amour de ces trois patries ne se dément jamais dans ses films, y compris lorsque la question du national-socialisme vient dresser un mur en apparence infranchissable entre le cinéaste et l’Allemagne. C’est le sens de ce rappel très émouvant du personnage de Fritz Kortner, acteur allemand en exil et ami très proche des Ophuls. Le cinéaste s’entretient avec Johanna Hofer, la veuve de Fritz Kortner : J. K. – « Kortner n’a pas été aussi heureux après son retour en Allemagne qu’il l’aurait cru quand il était aux Etats-Unis. Tout était différent… M.O. - C’était quelqu’un qui avait l’esprit de contradiction quand même. Dans le milieu théâtral allemand, on lui reprochait souvent d’être un bouffeur d’Allemands, ein Deutschenfresser, qu’en était-il à Hollywood? J. K. - Lui, votre père et Kurt Götz, ce sont les seuls à avoir clamé leur amour de l’Allemagne. Ils l’ont proclamé contre toute la communauté des immigrés. Il a écrit dans un livre qu’il avait autant souffert de la destruction des villes allemandes que des victoires d’Hitler. M.O. - Quand ils voyaient les titres des journaux, Cologne, Dresde bombardées, quelles étaient les réactions des autres immigrés? J. K. - Ils jubilaient. Il fallait… M.O. – Leur taper dessus oui, comme Brecht… J. K. - Un jour, un certain nombre de membres de la communauté se sont réunis (il n’y avait pas votre père), ils devaient décider d’envoyer des colis aux enfants, mais tout le monde a refusé, il y a avait un tel degré de haine, tous ont refusé sauf Kortner, tout le monde voulait… M.O. - …qu’ils crèvent. J. K. - Oui. M. O. - Mais pas le bouffeur d’Allemands, pas le Deutschenfresser… » Amour de l’Allemagne, de la France, des Etats-Unis : amour de la démocratie, surtout si elle paraît perdue. Elle reviendra. Cette triangulation du destin est l’objet d’une mise en perspective critique, autour de la notion de crimes de guerre, dans la mesure où la faculté de témoigner de ces crimes et de diffuser ces 122 témoignages, de les questionner, est la définition exacte de l’exercice de la liberté pour Ophuls. D’où le désintérêt pour l’U.R.S.S. D’où surtout la force de conviction de ces films qui questionnent le sens de l’histoire en démocratie. Cette réflexion est admirablement décrite par le psychologue de Nuremberg Gilbert lorsqu’il rapporte un échange avec Göring : « Nuremberg a soulevé la question de l’existence d’une moralité internationale. Et bien sûr, Göring s’en est donné à cœur joie à ce sujet. Il m’a dit : Evidemment que le peuple ne veut pas de la guerre, mais que peut-il dire ? J’ai répondu que dans une démocratie, seul le peuple par le biais de ses élus est habilité à entrer en guerre, aucun dictateur par ambition personnelle n’a le droit de plonger son peuple dans la guerre, (je ne savais rien à propos du Vietnam à cette époque) mais je lui ai posé la question : il a dit peu importe que ce soit une dictature ou une démocratie, il suffit de dire au peuple qu’il est menacé, de jeter les pacifistes en prison et tous réclameront la guerre. Il faut reconnaître que ce cynique avait en partie raison. » The Memory of Justice trouve d’ailleurs sa conclusion dans l’image du garçon aux bras levés du Ghetto de Varsovie, qui est devenue avec les années une sorte d’icône de la période nazie. Sylvie Lindeperg a commenté le statut à part de cette image dans le film 91: « Le cliché original, publié pour la première fois dans le rapport du général allemand Jürgen Stroop, montre l’arrestation d’une quinzaine de personnes sortant d’une maison, les bras levés sous la contrainte des armes. Dans l’aprèsguerre, cette photographie fut très vite recadrée sur l’enfant, symbole anonyme de l’innocence meurtrie, figure universelle et appropriable pour tous les combats du présent. (…) Dans The Memory of Justice, la photo relève d’un geste dédicatoire et marque un point de convergence des récits. » Comment ne pas ajouter à cette analyse la dimension personnelle d’un tel cliché, point d’orgue d’un film biographique construit sur la représentation de soi, à travers la notion de Justice dans l’histoire moderne de trois pays. C’est aussi le sens de la bouleversante conclusion de Yehudi Menuhin, qui marque l’apogée du film : 91 Sylvie LINDEPERG, op. cit. , p. 64. 123 « Aujourd’hui, la torture est devenue internationale, les moyens et les méthodes sont fournies par les Etats-Unis et la Russie et elle est pratiquée au Brésil, au Chili… Nous devons combattre le mal universel qui dépasse les frontières et les systèmes. Quand je parle avec des Allemands, mon rôle n’est pas de juger, il faut qu’il y ait des juges, une loi et la loi doit être appliquée, mais je ne suis pas un juge. C’est toujours gênant si le juge n’a pas souffert lui-même des actes qu’il doit juger. Ou s’il a seulement gagné la bataille. Idéalement, le jugement devrait venir de celui-là même qui a commis le crime. » Avec cette déclaration finale, ce film synthétise la réflexion politique d’Ophuls à son niveau le plus élevé. Et ce film constitue peut-être le sommet de son œuvre dans la mesure où il additionne la réflexion sur les faillites de la démocratie, qui distingue les oeuvres de la période autour de 68 à la rigueur et au sens romanesque des enquêtes sur les différents visages de l’histoire, propres aux films des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. C’est la synthèse aussi d’une réflexion sur le nazisme qui est considéré comme un accident fatal de l’histoire par le cinéaste. Malgré ses comparaisons avec la France et les Etats-Unis, Ophuls choisit d’accorder au national-socialisme une singularité qui repose sur des traits spécifiques. C’est cette vision particulariste du nazisme, qui sous-tend également le film Shoah, qui va contribuer à l’institutionnalisation du génocide des Juifs. The Memory of Justice peut largement être considéré comme la première pierre de ce nouvel édifice mémoriel. Malheureusement, les producteurs du film n’ont pas perçu la qualité de cette œuvre charnière. Il faut revenir sur les conditions de production du film : en 1973, Ophuls a conclu un accord avec la BBC, un conglomérat de télévision privées Polytel International (Hambourg) agissant pour le compte de la ZDF et une société de production britannique Visual Programme Systems Ltd. (David Puttnam et Sanford Lieberson). Or David Puttnam a violemment récusé le montage d’Ophuls, déclarant selon Time magazine92 : « Nous avons acheté un concept, axé sur les entretiens et nous obtenons une interminable déclaration d’intentions décousue, qui équivaut à un suicide commercial pour nous. » A la fin de l’année 1974, le cinéaste finit par planter ses interlocuteurs au bar du Ritz de Londres, ce qui lui vaut d’être congédié. Son film est remonté par un documentariste spécialiste du Troisième Reich Lutz Becker, auteur 92 Cf. Jay COCKS, A Battle over Justice, Time magazine, 12 mai 1975 124 notamment de Swastika (1973) et Hitler – eine Karriere (1977). Becker a retiré tout ce qui faisait la marque du style d’Ophuls : les séquences familiales bien sûr, le long passage sur la dénazification conçu autour de la répétition de la pièce de Carl Zuckmayer Des Teufels General (1945), les questions du cinéaste lors des interviews ainsi que tout le passage dans le centre de thalassothérapie allemand, prétextant que des poils pubiens n’avaient rien à faire dans un film politique. La BBC et Polytel ont approuvé la version Becker, qui était centrée sur l’analyse du journaliste contestataire et ancien officiel du Département d’Etat Daniel Ellsberg, célèbre pour avoir révélé dans le New York Times des secrets militaires accablants en 1971 (affaire connue sous le nom de Pentagone papers), contribuant à dégrader l’image de la guerre du Vietnam dans l’opinion – et à flétrir définitivement la réputation de l’administration Nixon. Pour Ellsberg, les massacres commis par les Américains au Vietnam était assimilables en tous points aux crimes nazis. La version de Becker commençait d’ailleurs par des images de My Lai suivies par une déclaration de Telford Taylor, affirmant que « les GI’s au Vietnam étaient coupables des mêmes crimes et au même degré que les nazis que nous avons condamné à Nuremberg ». En réalité, Becker avait isolé un passage de l’interview. La phrase complète de Taylor disait : « La première édition de mon livre comportait une croix gammée incrustée dans le drapeau américain. J’ai demandé qu’on la retire car cela donnait l’impression que les GI’s au Vietnam étaient coupables des mêmes crimes et au même degré que les nazis que nous avons condamné à Nuremberg et je ne suis absolument pas d’accord avec ça. » Heureusement, Ana Carrigan, l’assistante d’Ophuls, a subtilisé une copie de doublage du film original dans la salle de montage, de sa propre initiative, en se cachant dans les toilettes jusqu’à trois heures du matin pendant que Puttnam visionnait la copie Becker. Pendant ce temps, des cinéastes et scénaristes anglais influents, comme Stanley Kubrick, Lindsay Anderson et Robert Bolt, se mobilisent pour soutenir Ophuls, alors qu’en France, le critique Michel Ciment part visionner le film à Londres (envoyé par Jean-François Revel, ami d’Ophuls… et adversaire d’Harris et de Sédouy) et lui consacre un long article dans L’Express 93, dans lequel il met en parallèle cette situation avec celle de Max Ophuls lors du remontage catastrophique de Lola Montes par ses producteurs. De son côté, le cinéaste a saisi la justice depuis le New Jersey, où il s’est installé entre-temps, et avec le soutien d’une campagne de presse menée par trois journalistes new-yorkais (David Denby, Jay Cocks et Frank Rich), il a pu récupérer ses droits sur le film et imposer sa version. Aux termes d’un 93 Cf. Michel CIMENT, La nouvelle bataille de Marcel Ophuls, L’Express, n° 1269, 3 novembre 1975 125 accord négocié âprement entre les différents producteurs et diffuseurs, il a été convenu que la version de Becker serait diffusée une fois en Allemagne par ZDF, puis détruite, celle d’Ophuls la remplaçant ensuite pour toutes les diffusions et exploitations qui suivraient. La version de Becker a donc bien été montrée une fois à la télévision allemande, avec la phrase tronquée de Telford Taylor ! Mais c’est donc la version d’Ophuls que nous connaissons et qui a été diffusée le 22 mai 1976 à Cannes puis le 5 octobre au Festival de New York. Et enfin sur la BBC le 7 novembre de la même année. Les réactions ont été enthousiastes et il a obtenu le prix spécial de la Los Angeles Film Critic Association (1976), ainsi qu’une nomination comme meilleur documentaire pour les Golden Globes (1977). Il a été diffusé à la télévision allemande en février 1978 (ARD) mais n’a été diffusé à la télévision française qu’en 2002, dans la cadre de la rétrospective consacrée au cinéaste sur la chaîne câblée Planète. Pour Marcel Ophuls, la période de réalisation de The Memory of Justice a correspondu à d’importants changements personnels : il a quitté Hambourg en 1974 pour s’installer aux Etats-Unis, à Princeton où il a reçu un poste honorifique comme Senior visiting Fellow of the Council of the Humanities (chaire occupée jadis par William Faulkner). Puis il a gagné sa vie comme conférencier dans les universités, enfin comme producer à la télévision américaine (CBS News puis ABC News). Là encore, ses méthodes de travail (pas de scénario, pas de devis, pas de visibilité pour les producteurs) lui ont joué des tours puisqu’on le retrouve de retour en France, en 1979, après un départ retentissant d’ABC News, avec de grosses indemnités de départ, mais sans projet à l’horizon. Ses contacts maintenus avec la télévision allemande lui permettent de réaliser un hommage à Fritz Kortner intitulé Kortnergeschichten en 1980 (il reprend son entretien avec Johanna Kortner-Hofer, mais interviewe aussi Helmut Lohner, Karl Paryla et Martin Held : la crème des metteurs en scène et des acteurs de la scène viennoise). Il en profite encore pour jouer dans le film d’Herbert Vesely Egon Schiele : Exzess und Bestrafung (1980), toujours pour la télévision allemande, aux côtés de Jane Birkin et Mathieu Carrière. Fin octobre 1981, Ophuls est en Virginie pour la chaîne Antenne 2 : avec son ami Pierre Miquel, il réalise un documentaire sur les cérémonies commémoratives de la bataille de Yorktown, auxquelles assiste François Mitterrand pour sa première visite officielle aux EtatsUnis. ` Quinze ans après son dernier film estampillé O.R.T.F., Marcel Ophuls retravaille enfin pour la télévision française. 126 Yorktown, le sens d’une victoire (1982) Brèves retrouvailles : à part Les tombes du Président, en 1985, Ophuls ne renouvellera jamais l’expérience de l’audiovisuel public, qu’il a si bien connu au temps du monopole et pour la libéralisation duquel il a milité pendant la grande grève de juin 68. Les premières années du mitterrandisme ne lui sont pas défavorables : la diffusion télévisée du Chagrin et la pitié fait partie des symboles du changement voulu par le nouveau régime. Pendant l’été 1981, les trois présidents de chaîne se disputent soudainement la primeur du film (c’est FR3 qui l’emporte). Le cinéaste trouve une légitimité nouvelle dans cette compétition, d’autant plus savoureuse pour lui que ces présidents n’ayant pas encore valsé, ce sont les mêmes que ceux qui, des années durant, ont refusé cette diffusion. La proximité d’André Harris avec François Mitterrand n’est évidemment pas étrangère à cet intérêt subit pour le film. Cette courte embellie explique peut-être que Yorktown ou le sens d’une victoire, produit par la chaîne Antenne 2 dès l’été 1981, soit une exception absolue dans l’œuvre d’Ophuls : il n’y fait à aucun moment référence au national-socialisme. Il ne s’agit pas d’un film d’entretiens : les intervenants y sont attrapés au vol, ils apparaissent et disparaissent dans un joyeux désordre. Ce film de 84 minutes a été diffusé par la deuxième chaîne le 4 juillet 1982. Il s’agit d’une analyse brillante, dynamisée par l’historien Pierre Miquel, des mécanismes à l’oeuvre dans le rapport des Américains à leur histoire, autour de la commémoration de l’épisode décisif de la bataille de Yorktown qui a marqué le triomphe final du général Washington dans la Guerre d’Indépendance américaine. Le nouveau président français se rend à Yorktown le 19 octobre 1981, à l’invitation de Ronald Reagan, pour assister à une reconstitution minutieuse de la bataille de 1781 et de la capitulation de l’Anglais Cornwallis face à Georges Washington et au comte de Rochambeau. François Mitterrand prononce à cette occasion un discours inspiré par la théorie des Révolutions atlantiques, qui domine à cette époque l’historiographie de la fin du XVIIIe siècle. C’est la conclusion de ce discours qui ouvre le film, sur des images de mouvements de troupes reconstitués pour l’occasion : (Quelque part en Virginie) 127 « Dans le sang l’effort et le courage, quelque chose d’immense a commencé ici et je forme le vœu que dans les luttes de notre temps, nous nous retrouvions comme à Yorktown, côte à côte. Amis américains, partout alentour, je suis venu ici pour vous le dire. » Le générique du film commence alors que des images des coulisses de cette grande parade, emblématique de la Living History anglo-saxonne, défilent au son d’Ella Fitzgerald. Pierre Miquel surgit alors, costumé en marquis du temps de Louis XVI. L’historien va parcourir le film en ludion facétieux, nouant avec le cinéaste un pacte inédit pour dynamiter l’esprit de sérieux trop souvent attaché à ce genre de films semi commémoratifs. Comme dix ans avant à l’époque du Vietnam, Ophuls interroge une famille d’Américains ordinaires dans sa cuisine (Barbara et Robert Ricard, et leurs trois enfants Kathy, Steve et Anne). Les parents partent à Yorktown pour rejouer la marche de Rochambeau et la prise de la Redoute 10, dans une voiture bourrée de bric-à-brac. Le jeune Steve, un adolescent posté sur la véranda, lance à ses parents : « Si vous perdez la bataille, inutile de revenir… » Cette plaisanterie en apparence anodine nous renvoie directement à des interviews familiales comme celle du pharmacien Verdier dans Le chagrin et la pitié ou plus encore celle des anciens condisciples d’Ophuls dans Auf der Suche nach meinem Amerika : dans leur disposition même, ces entretiens collectifs trahissaient la toute-puissance du père, les enfants disposés en cercle autour de lui semblaient pétrifiés et ne prenaient la parole que lorsqu’on la leur accordait. « Si vous perdez la bataille, inutile de revenir… » Ici, la société américaine semble décrispée, l’esprit contestataire des années soixante-dix a porté ses meilleurs fruits et obtenu la peau de l’écrasante domination paternelle. Puis nous faisons une incursion dans la bonne société de Virginie, au son de la chanson de Louis Armstrong High society Calypso. De cette bourgeoisie bien-pensante se détachent quelques portraits croqués sans tendresse, comme celui de Patricia Shelby, présidente des filles de la Révolution américaine, une des organisations les plus réactionnaires et ouvertement racistes des Etats-Unis, ou comme celui du Gouverneur de l’Etat de Rhode Island J. Joseph Garrahy, qui se présente comme un Démocrate rooseveltien mais qui croit sincèrement que Kennedy et Roosevelt font partie des Pères fondateurs - ce qui dénote une ignorance invraisemblable de l’histoire de son pays. Aux images de la cérémonie qui s’est tenue au cimetière de Providence le 10 octobre 1981 succède une série de descriptions et d’interviews d’Américains qui participent aux festivités. Et tandis que Mary Martin chante Embraceable you ou Ella Fitzgerald Of thee I sing, des vues 128 d’hélicoptère montrent l’organisation des défilés. Il flotte sur tout ces passages un air de fête, une fascination pour cette Amérique tolérante qui semble, après les errements de la période du Vietnam, régénérée par la vertu des commémorations du bicentenaire de l’Indépendance. Ophuls et Miquel interviennent régulièrement dans la continuité du récit en se parlant à distance, l’historien étant le plus souvent installé dans une sorte de petit cabinet d’époque. Les deux hommes, qui s’entendent visiblement comme larrons en foire, jouent de petites scènes divertissantes qui communiquent au spectateur une légère ivresse. Le passage le plus amusant intervient lorsqu’une jeune Américaine, Karen, vante le rôle des femmes dans la Guerre d’Indépendance, et particulièrement lors de la marche de Rochambeau. Elle imagine les femmes de soldats qui suivaient la troupe transies de froid au petit matin. Pierre Miquel lui coupe la parole, directement depuis la salle de montage d’Ophuls, mais néanmoins toujours en livrée XVIIIe : P.M. - « Qu’est-ce qu’elle dit la mignonne là, qui a l’air de vous plaire, Marcel ? M.O. - Elle dit que pour les femmes américaines, qui suivaient les armées, le froid de l’hiver était beaucoup plus préoccupant que les Anglais. P.M. – Oui mais ça, c’est une erreur, la marche de Rochambeau a eu lieu en plein été… (…) Mais la reconstitution a eu lieu en octobre et je crois que Karen qui au demeurant est tout à fait charmante fait un peu plus du camping que de l’histoire et que tous ces Américains s’intéressent plus au bouton de l’uniforme qu’à l’histoire de leur pays. Est-ce qu’ainsi, on n’esquive pas les problèmes d’histoire fondamentaux et que tout le monde devrait connaître dans un pays comme les Etats-Unis ou comme la France ? M.O. - Oui, Pierre, c’est vrai, et d’ailleurs, entre la pensée politique d’un homme de droite monarchiste républicain comme Hamilton et un libertaire comme Jefferson, il y avait de grandes différences et c’est eux qui ont créé la nation américaine... P.M. - Par exemple aussi, mon cher Marcel, les différences entre les Révolutions françaises et américaines. M.O. - C’est le professeur d’histoire qui parle ? P.M. - Sans doute… Claude Vajda, chef monteur : Et les enfants qui ont seize ans dans les lycées d’aujourd’hui, est-ce qu’ils connaissent vraiment mieux leur propre histoire ? 129 M.O. - D’ailleurs, ça me fait penser que quand j’étais enfant à Paris, il y avait une chanson de Ray Ventura et ses collégiens, ça s’appelait Le lycée papillon. » Tout le monde se met alors à chanter en chœur et en play-back : « Elève Langlois ? ... Présent ! Vous êtes premier en histoire de France ? Eh bien, parlez-moi d'Vercingétorix Quelle fut sa vie ? sa mort ? sa naissance ? Répondez-moi bien ... et vous aurez dix. Monsieur l'Inspecteur, Je sais tout ça par cœur. Vercingétorix né sous Louis-Philippe Battit les Chinois un soir à Roncevaux C'est lui qui lança la mode des slip...es Et mourut pour ça sur un échafaud. Le sujet est neuf, Bravo, vous aurez neuf. On n'est pas des imbéciles On a même de l'instruction Au lycée Pa-pa... Au lycée Pa-pil... Au lycée Papillon. » Cette chanson réapparaît plus loin dans le film lorsque Ronald Reagan et François Mitterrand se livrent à l’exercice des déclarations officielles et que le Président américain commet une bévue, attribuant à Rochambeau un mot du marquis de Grasse. Pierre Miquel a beau jeu d’accuser Reagan de connaître aussi mal l’histoire de son pays que la jeune Karen. Et le refrain du Lycée Papillon accompagne la sortie des deux imposants chefs d’état, qui semblent soudainement ramenés au rang de galopins : « On n'est pas des imbéciles On a même de l'instruction 130 Au lycée Pa-pa... Au lycée Pa-pil... Au lycée Papillon. » On sent presque chez Ophuls la tentation d’ajouter à l’adresse des deux Présidents : Si vous perdez la bataille, inutile de revenir… Autre admirable portrait : celui de Carl Becker, jeune participant qui s’est immergé dans l’époque de Washington et qui confie qu’il a l’impression de se sentir plus à l’aise au XVIIIe siècle que dans l’Amérique de son temps. Commentaire d’Ophuls : Il n’aimait pas qu’on filme les anachronismes, il vivait dans le passé… Comment ne pas penser au début de La ronde : « J’adore le passé, c’est tellement plus reposant que le présent et tellement plus sûr que l’avenir. » ? Conversation avec Monseigneur Walker, afro-américain, évêque anglican du District de Washington, qui évoque les évolutions si rapides qui ont permis à la société américaine de produire une bourgeoisie noire. « En faites-vous partie ? » demande ingénument le cinéaste, qui connaît la réponse positive qu’appelle sa question et qui se souvient de la lutte des activistes des Black Panthers dont témoignait Auf des Suche nach meinem Amerika, un film où le racisme anti-noir était abondamment décrit et paraissait insurmontable. Yorktown ou le sens d’une victoire comporte plusieurs croquis de ce genre, rapidement tracés, ou de simples esquisses, soulignées par des mentions écrites : On prépare l’arrivée des mass medias ; Quelques brebis égarées de la Bundeswehr se trompent de cérémonie ; Les Français nouveaux sont arrivés... Ophuls passe en quelque sorte de la forme très rhétorique de ses volumineux essais précédents à celle du carnet de notes, qui ne lui convient pas si mal. Ce cinéaste qui a dépeint dix années durant les déchirures de la société américaine et les fractures de l’identité française trouve à l’occasion de cette cérémonie d’amitié franco-américaine une sorte d’état de grâce : il semble évoluer comme en apesanteur dans cette Amérique des origines, entre Founding Fathers hiératiques et Shriners farfelus, Amérique provisoirement débarrassée de tout puritanisme, par la mise en scène de la transmission démocratique et de la ferveur républicaine. Ici, l’apport de l’ami historien n’a rien d’accessoire. Ophuls et Miquel réussissent à rendre vivante cette aristocratie de haute futaie, où l’on exhibe sabres rutilants, gants blancs et clef de la Bastille, au souvenir vibrant d’une dédicace de La Fayette à Georges Washington : « D’un fils adoptif à son père, d’un assistant à son commandant en chef et d’un amant de la liberté au père de toutes les libertés. » 131 Mais le goût du champagne se dissipe d’un coup : c’est l’heure de la conférence de presse de François Mitterrand. Sous l’oeil de sa propre caméra, notre cinéaste lance : « Marcel Ophuls, Antenne 2 : Monsieur le Président, je voudrais par rapport aux pères fondateurs que vous parliez un peu des divergences de l’évolution des deux démocraties actuellement. » …et la réponse du Président, inexplicablement agressive, fait l’effet d’une douche froide : « Vous voudriez que je vous en parle moi, ah bon, je croyais que vous commenciez un exposé, je vous écoutais avec intérêt, voyez, j’étais surpris que vous l’ayez interrompu… » Ophuls est ainsi brutalement ramené à sa condition de paria. La suite de la réponse de Mitterrand (une mise en garde concernant l’interventionnisme américain en Amérique du Sud) n’importe plus guère… Et les images de la fin de la conférence, illustrées par la chanson de Maurice Chevalier Fleurs de Paris, retrouvent les teintes de l’ironie douce-amère : provoqué par l’orgueilleux satrape, le saltimbanque retombe de façon quasi-mécanique dans une logique illustrative dépréciative, qui renvoie le spectateur à l’époque du Chagrin et la pitié. Quinze années de lutte pour rien. Mitterrand devient Pétain ou de Gaulle, c’est à dire la nouvelle incarnation de l’absolutisme français. Et l’on se dit que cette discipline masochiste qui consistait pour Ophuls à se confronter à la moindre occasion à un personnage détestable – discipline dont ce film semblait l’avoir libéré - le rattrape de façon humiliante. Ophuls conserve ainsi pour le Président socialiste une méfiance tenace, qui grandit encore au moment de la guerre en Ex-Yougoslavie puis lors des révélations liées au passé trouble de Mitterrand sous l’Occupation. Souvenons-nous qu’Ophuls a cité René Bousquet dans Le chagrin et la pitié, notamment dans les archives de mai 1942 montrant la visite en France du hiérarque SS Reinhard Heydrich. Cette mise en cause de l’ami indéfectible qui a financé sa carrière a t-elle déplu au Président Mitterrand ? Ou veut-il simplement rappeler à Ophuls que s’il est là, en train de s’amuser avec son ami Pierre Miquel en travaillant pour la télévision publique, c’est uniquement parce que lui, Mitterrand, l’a bien voulu – et qu’au fond, la volonté et le talent du cinéaste n’y sont pour rien ? 132 Si cette parenthèse jette une ombre au tableau, Yorktown ou le sens d’une victoire n’en reste pas moins un témoignage joyeux des premières années de la gauche au pouvoir. Le cinéaste franco-américain ne pouvait qu’être à l’aise avec un tel sujet : il retrouve le ton d’Auf des Suche nach meinem Amerika, mais semble en avoir terminé avec la contestation, avec l’introspection personnelle aussi. Il construit une œuvre réflexive, qui paraît entièrement réversible, où la mise en scène de l’histoire et celle du film se concurrencent à l’écran, avec une subtilité parfois pirandellienne. Les personnages de l’historien et du cinéaste se donnent la réplique et retrouvent les accents d’un dialogue philosophique semi parodique, comme si Diderot et Voltaire s’amusaient avec une caméra et une table de montage. Le ton est bien celui du XVIIIe siècle mais le style pince-sans-rire de l’ensemble, les jeux et les artifices employés renvoient surtout à l’excentricité d’un Lawrence Sterne ou d’un Jonathan Swift, c’est à dire aux usages anglo-saxons de l’histoire : Pierre Miquel en historien de cour rappelle un peu l’Oncle Tobie qui, dans Tristram Shandy, passe son temps à rejouer la campagne de Flandre autour d’une maquette - ou encore l’historien britannique du film de Peter Watkins Culloden (1964), retranché derrière son muret de pierre. Comme l’a dit très justement Alain Masson au sujet du film 94: « L’intrigue suit parallèlement l’enchaînement des faits historiques et le déroulement de la célébration, mais les discours de l’historien qui épousent le premier, inclus dans le second, restent aptes à le commenter, de sorte qu’aucun ordre narratif ne saurait être fixé. Film de son propre tournage, Yorktown publie aussi son montage ! (…) Si cet ouvrage, plus qu’aucun autre de son auteur, fait appel à une mise en scène qui inclut jusqu’à ses propres dispositifs, c’est précisément pour entrer en complicité avec une fraîcheur très américaine : en somme, ces gens-là se revêtent de leur histoire avec un zèle nonchalant, un patriotisme irréfléchi, une irrévérence gaie qui allient l’adhésion et l’insolence. Leurs discours bien-pensants respirent l’ignorance et la naïveté ? Bien souvent sans doute ! Mais la chance que la mise en œuvre de l’ironie leur laissait, s’ils ne l’ont pas saisie pour penser, quel parti leur bonne grâce n’en a-t-elle pas tiré ! » Ironie du sort : le premier film français du cinéaste depuis le milieu des années soixante est sans doute le moins français qui soit. Et c’est d’ailleurs aussi le moins allemand. Yorktown ou 94 Alain MASSON, Yorktown, une histoire ironique, dans Positif, mars 2002, n° 493, p. 102. 133 le sens d’une victoire est le grand film anglais d’Ophuls, un film sans colère, où l’on ne trouve aucune urgence, aucune contestation. Où il n’est pas important d’être juif ou pas. Un film sans ennemi. Les tombes du Président (1985) Il en va tout autrement du suivant, un reportage de quatorze minutes qui a été diffusé sur TF1, dans le cadre de l’émission Infovision du 16 mai 1985. L’émission est présentée par Alain Denvers : dans son introduction, le journaliste déclare avoir confié à « l’inoubliable auteur du Chagrin et la pitié » le soin d’aborder la visite hautement controversée du Président américain Ronald Reagan au cimetière militaire de Bitburg, où reposent parmi les soldats de la Wehrmacht 49 SS, dont certains membres de la sinistre division Das Reich. Marcel Ophuls réalise ce reportage alors qu’il est immergé dans la préparation de sa grande enquête sur Klaus Barbie. La colère est revenue, la tristesse aussi : en octobre 1984, François Truffaut a disparu prématurément, emportant avec lui le souvenir des dernières années françaises de Max Ophuls, des premiers films d’auteur du cinéaste, de l’amitié datant du début des années soixante et maintenue jusqu’au dernier moment. Les tombes du Président est un travail de circonstance, mais porté par la colère et qui reprend les questions sur l’histoire là où The Memory of Justice les avait laissées. Que faire de cet impossible partage de l’expérience nazie ? La RFA de 1985, sous l’influence néfaste des leaders de la CDU, n’a t-elle pas perdu le fil de sa reconstruction ? Et quel jeu joue Ronald Reagan à Bitburg, dans le contexte du déploiement des fusées Pershing ? Ophuls prend à témoin le spectateur, en commençant par montrer le chancelier Willy Brandt qui s’agenouille à Varsovie devant le monument du ghetto (1970). Sans transition, on retrouve Ronald Reagan et Helmut Kohl à Bitburg le 8 mai 1985. On assiste aux commentaires devant la télévision allemande de trois cinéastes en colère : Volker Schlöndorff, Egon Monk et Eberhard Fechner. Schlöndorff ouvre la discussion : « Moi, j’ai cru que c’était fini, ça. Qu’on n’avait plus à avoir cette honte mais quand je vois comment nos représentants, nos hommes politiques d’une façon éhontée justement, se comportent, moi, de nouveau, je ressens la honte d’en faire partie. Le cynisme de cette visite, c’est qu’elle n’a pas du tout lieu pour penser aux 134 morts mais pour faire passer les fusées Pershing à coté d’ici et obtenir le vote pour son programme de guerre des étoiles. » S’ensuivent des interviews d’Allemands ordinaires, filmés à Berlin, qui tiennent des propos variés, qui vont de « Les premières victimes, ce n’étaient pas les SS mais les Juifs ! » au classique « Je suis un peu vieux jeu mais je crois qu’il faut tourner la page… » Instance morale de la RFA pacifiste, l’écrivain Günter Grass s’exprime devant l’Académie des arts : « Mesdames, Messieurs, grâce à une blessure légère, mais suffisante, j’ai vécu la capitulation à l’hôpital militaire. Il est vrai que vers la fin, quelques doutes m’étaient venus. …mais de la résistance ? Pas question !! Il est trop tentant de se compter parmi les libérés, on oublie vite que la masse des allemands a tout fait pour empêcher cette libération. Dès ma quinzième année, je savais que tout près de chez moi, dans un paysage idyllique, se trouvait le camp de concentration de Stuthoff… » L’écrivain reprend en tête à tête avec le cinéaste : « Ma génération a été obligée d’apprendre la liberté. On m’a forcé à apprendre la liberté, c’est le national-socialisme qui m’a formé. En 1945, j’étais un vaincu libéré de la peur de l’adjudant mais il m’a fallu apprendre à assumer la liberté. Ce qui est humiliant et nous rejette dans le passé, ce que je reproche à ces deux messieurs, c’est de rabaisser toutes ces tombes, y compris celles des SS, qui eux aussi ont de la famille, au même niveau. On insulte l’intelligence des gens, tout ça pour du spectacle, de la gesticulation, sans aucune prise de conscience. Nous n’avons pas su profiter de notre défaite de même que les pays victorieux n’on pas su profiter de leur victoire. Il faut le dire, au moment où on nous montre du doigt, à juste titre d’ailleurs, il faudrait que les Français eux aussi affrontent leur passé. L’expérience allemande me prouve que le refus ne sert à rien, tout finit toujours par remonter à la surface. » 135 Ces différentes déclarations prennent un autre relief à la suite des révélations faites par Günter Grass en août 2006, relatives à son engagement à 17 ans dans le corps des Waffen SS. Nombreux sont ceux qui ont critiqué ces aveux tardifs, en reprochant notamment à l’écrivain de ne pas avoir saisi l’occasion de la visite de Reagan à Bitburg pour dévoiler ce passé compromettant. Ophuls nous emmène ensuite dans le village d’enfance de Klaus Barbie, à quelques kilomètres de Bitburg. Il discute avec des agriculteurs allemands qui n’ont rien à envier à ceux que l’on trouvait dans la première partie de The Memory of Justice. Puis c’est le traditionnel entretien avec la Némésis : il s’agit cette fois-ci d’Alfred Dregger, chef de la CDU au Bundestag, qui dans une lettre aux Sénateurs américains, a rappelé avoir défendu le Troisième Reich jusqu’au dernier jour contre les Russes. Ophuls ouvre les hostilités : M.O. – « Avez vous été témoin d’atrocités sur le front de l’Est ? A.D. - Non ! M.O. - Vous en avez entendu parler ? A.D. - L’armée allemande était l’une des plus disciplinées au monde, je n’ai jamais entendu parler d’Auschwitz. M.O. - Jusqu’à quand ? A.D. - Jusqu’à après. Ce n’était pas le genre de thèmes auquel Hitler confrontait la Bundeswehr. C’est vrai que j’ai défendu une ville de Silésie jusqu’au bout. J’ai eu un frère tué à 18 ans, mes fils ne veulent pas soutenir une alliance militaire qui diffamerait la mémoire de mon frère. M.O. - On dit que pour les besoins de la caméra, des gens de la télé américaine ont fleuri les tombes des SS à Bitburg, c’est vrai ? A.D. - Je ne peux pas l’exclure. Pourquoi pas, un professionnel comme vous ne devrait pas poser cette question… M.O. - Vous pensez que les gens de ma profession font ça ? A.D. - Oui… M.O. - En de telles occasions ? (le journaliste Pierre Salinger, d’ABC News, réfute catégoriquement cette hypothèse.) M.O. - On dit qu’à Bitburg, il y a des membres de la division SS Das Reich, qui a notamment commis le massacre d’Oradour-sur-Glane ? 136 A.D. - On ne peut juger que les vivants. Les morts se présenteront devant un autre tribunal. » La conclusion de ce reportage est assez émouvante. Marcel Ophuls et son collaborateur allemand Dieter Reifarth sont assis sur un banc du cimetière de Bitburg. Le cinéaste déclare : « Lorsqu’on a vu Kohl et Reagan fleurir ces tombes, le clairon militaire jouait la chanson J’avais un camarade, Ich hatte einen Kameraden. Cette chanson, Dieter, je sais que tu ne l’aimes pas mais moi, je l’aime beaucoup car en Allemagne, aux Etats-Unis, dans l’exil, ma mère allemande, mon père juif, mes parents la chantaient, nous la chantions souvent : J’avais un camarade, tu n’en trouveras pas de meilleur… Ich hatte einen Kameraden Einen bessern findst du nicht Die Trommel Schlug zum Streite Er ging an meiner Seite Im gleichem Schritt und Tritt. » Ce film court est une introduction au grand film sur Klaus Barbie, dont il comporte plusieurs fragments (le discours de Günter Grass, l’enquête dans le village de Barbie…). Il ouvre surtout deux perspectives nouvelles, qui vont hanter désormais la réflexion du cinéaste : le rôle des médias et leur pouvoir de manipulation sur les consciences ; la résurgence des nationalismes au cœur de l’Europe comme symptôme d’un échec de la génération de 68 et du cynisme des dirigeants occidentaux. En 1994, ce double questionnement structure Veillées d’armes. Mais en 1985, Ophuls doit en finir avec un projet morbide et tentaculaire, le plus difficile sans doute d’une carrière qui n’en manque pourtant pas. 137 138 Chapitre 4 Nous étions très partagés entre nous… Le capitaine Schultz : « Colonel, Professor Siletski's on the phone ! Le colonel Erhardt : Professor Siletski ? You didn't tell him he was dead ? » Ernst Lubitsch, To be or not to be, 1942 139 140 Les deux films suivants d’Ophuls sont des frères siamois. Mais si November Days est des deux le frère souriant et euphorique, Hotel Terminus est un frère désespéré. La genèse de ce film remonte aux premières semaines de 1983, lorsque Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon en fuite sous le nom de Klaus Altmann, fait l’objet d’une expulsion vers la France depuis la Bolivie. Traqué depuis dix ans par le chasseur de nazis Serge Klarsfeld, l’extortionnaire a pâti de l’arrivée au pouvoir de l’opposition démocratique bolivienne, qui l’a envoyé en prison pour des raisons fiscales et l’a déchu de sa nationalité bolivienne, facilitant d’un coup les demandes françaises orchestrées par les époux Klarsfeld. L’Etat français a naturellement contribué à cette expulsion, notamment par l’intermédiaire de Régis Debray, chargé de mission auprès du Président de la République pour les relations internationales et fin connaisseur des geôles boliviennes, où il a été détenu entre 1967 et 1971. L’actualité d’un procès programmé en France met à jour les complicités américaines qui ont permis à l’exgestapiste de gagner l’Amérique du Sud. Et c’est dans cette atmosphère que le journaliste indépendant Victor Navasky, qui dirige The Nation (un des nombreux organes de la gauche démocratique américaine), demande à Marcel Ophuls d’être son envoyé spécial au procès du criminel nazi. Le cinéaste obtient même par la suite un contrat pour la rédaction d’un ouvrage biographique intitulé Wanderlust – A guide to the criminal Career of Klaus Barbie. Mais en août 1984, Ophuls reçoit des propositions d’un certain John S. Friedman, qui cherche à se lancer comme producteur indépendant. Ce dernier voudrait qu’Ophuls réalise un portrait de Django Rheinhardt. Mais Ophuls n’a pas énormément d’admiration pour ce musicien et lui apprend qu’il est occupé par son ouvrage consacré à la vie de Klaus Barbie. Qu’à cela ne tienne : Friedman lui propose de réaliser un film à ce sujet. Il commence à réunir des fonds et se lance dans cette aventure périlleuse sans véritable professionnalisme, malgré les réticences d’Ophuls qui ne voit pas là un bon sujet de film. Pour les deux hommes, le premier écueil réside dans un impossible calendrier : il est impératif de tourner les images en Bolivie avant une nouvelle alternance, dont on pense qu’elle empêchera le déroulement de l’enquête du cinéaste ; il faut également filmer les images du procès de Barbie à Lyon, procès sans cesse repoussé, à tel point que Friedman envisage d’en tourner une version interprétée par des acteurs. Le procès de Klaus Barbie se déroule finalement du 11 mai au 4 juillet 1987, devant la Cour d'assises du Rhône, à Lyon. La partie sud-américaine était une priorité : Marcel Ophuls et John Friedman se lancent donc sur les traces des anciens associés de Barbie dans l’import-export et de ses divers protecteurs. 141 Entre la Bolivie et le Pérou, dans des conditions précaires et alors qu’ils ne sont pas encore certains de la viabilité du projet, Ophuls et Friedman parviennent malgré tout à retrouver les témoins nécessaires à leur enquête. Mais les embûches se succèdent : après une panne de caméra, le tournage est interrompu par un accident sérieux. Alors que Friedman et son opérateur rentrent aux Etats-Unis avec le sentiment que le projet en est bonne voie, Marcel Ophuls veut faire un crochet par Rio mais reçoit un choc à la tête qui lui vaut des semaines d’immobilisation à son retour en France et des pertes de mémoire importantes. Puis le tournage reprend en France (Paris, Lyon, Ain, Bourgogne) et en Allemagne (Bavière, Hambourg), dans des conditions toujours chaotiques. Selon John Friedman 95: « Beaucoup de témoins étaient âgés, nous craignions qu’ils ne meurent avant d’être interviewés. Nous trouvions assez d’argent pour tourner pendant dix jours aux Etats-Unis. Puis tout s’arrêtait. Nous en retrouvions pour filmer en France, puis tout s’arrêtait de nouveau. L’Allemagne puis la France à nouveau. Parfois nous filmions même sans argent. (…) Trois années durant, je fis la navette entre l’Amérique et la France. (…) Notre budget augmentait sans cesse. Les distributeurs furent successivement inquiets, furieux et déçus de voir que le film coûtait de plus en plus cher et qu’on n’en voyait pas la fin.(…) Et ce fut le krach boursier. J’étais à Paris à l’époque et nous n’avions pas payé nos factures depuis des mois. La salle de montage était sur le point de fermer. Je passais des coups de fil frénétiques aux Etats-Unis : Encore de l’argent ? me dit un investisseur. Mais vous plaisantez, les huissiers sont derrière ma porte ! » Alors que le montage du film semble inextricable (les intervenants sont plus nombreux que dans n’importe quel autre documentaire d’Ophuls), Claude Vajda, le monteur du Chagrin et la pitié, est appelé à la rescousse. Mais bien que ne parlant pas anglais, il déclare que tous les personnages disent à peu près la même chose, ce qui suffit à provoquer une rupture définitive entre les deux hommes. Le cinéaste commet ensuite une tentative de suicide, en absorbant des médicaments. Sauvé de justesse, il parvient à reprendre le contrôle de son film après un passage en maison de repos, à l’aide de deux monteurs d’exception, Albert Jurgenson et Catherine Zins, et de leur jeune assistante Sophie Brunet - qui a joué un grand rôle dans ce sauvetage et deviendra la monteuse attitrée du cinéaste. L’achèvement du film intervient au 95 Cf. John S. FRIEDMAN, Hotel Terminus : le point de vue d’un producteur, dans Images documentaires, N° 18-19, 3ème et 4ème trimestre 1994, pp. 38-39. 142 début de 1988, à temps pour le festival de Cannes, où il obtient le Prix de la critique internationale, après avoir été chaleureusement accueilli et applaudi par une salle comble. Hotel Terminus : The Life and Times of Klaus Barbie (1988) La France a changé. Fin avril 1985, la sortie du film Shoah de Claude Lanzmann a provoqué une sorte de séisme mémoriel, tout à fait comparable à ce qui a accompagné la sortie du Chagrin et la pitié en 1971 : une césure dans la perception majoritaire du national-socialisme et de ses répercussions, qui touche à l’écriture même de l’histoire contemporaine. Nous sommes passés en quelques mois d’une lecture causale de l’histoire, centrée sur l’impossible décomposition du mécanisme exterminateur et des responsabilités (la question des bourreaux et des complices) à une lecture testimoniale, vouée à l’écoute des témoignages et à la compilation des récits directs (le temps des victimes). Le film de Lanzmann, alors moins connu comme cinéaste que comme intellectuel et romancier, répercute dans le champ cinématographique les travaux d’archivage vidéo effectués à l’Université de Yale depuis 1979 (Fortunoff Video Archive for Holocaust Testimonies) et repose sur les recherches de Raul Hilberg, qui aboutiront à l’ouvrage de référence La destruction des Juifs d’Europe96. Commencé en 1974, ce travail documentaire est essentiellement fondé sur une collecte d’entretiens, recueillis dans quatorze pays : trois cent cinquante heures d’interviews dont il ne reste que neuf heures trente, après cinq ans de montage, lors de la sortie du film. Le choix opéré par le cinéaste est l’affirmation de la spécificité exterminatrice et antisémite des crimes nazis, en insistant sur le sort final des déportés juifs. Lanzmann définit son entreprise comme un combat contre l’abstraction, qu’il compare à l’édification d’une œuvre talmudique. Cela le conduit à rejeter toute forme de représentation : il refuse ainsi d’utiliser des images d’archives. Et le cinéaste choisit pour intituler son film un mot hébreu qui renvoie au livre des Psaumes et aux Prophéties d’Isaïe. Ce terme est aujourd’hui couramment admis dans le monde francophone à la place de l’expression impropre Holocauste, longtemps employée. Pour la première fois, c’est un film qui a permis de nommer un fait historique : Shoah est l’événement qui a déterminé l’institutionnalisation du génocide des Juifs européens, en orientant ses représentations vers l’indicible, l’intransmissible, l’interdit 97. 96 Raul HILBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Paris, Éditions Gallimard, 1991, 1437 p. Il faut souligner qu’Ophuls et Lanzmann font connaissance à ce moment-là et qu’ils s’entendent plutôt bien, comme en témoigne l’apparition de l’auteur de Shoah dans la partie d’Hotel Terminus relative à l’avocat Jacques 97 143 Et selon Friedman, le retentissement du film de Lanzmann aux Etats-Unis a permis de faciliter la collecte des fonds nécessaires à l’achèvement du film, en particulier dans les milieux juifs. Hotel Terminus est sans doute le seul film d’Ophuls dont le style se rapproche de celui de Shoah. Dans ce film enquête, la part des archives est sans aucun doute plus réduite que dans aucun autre long-métrage d’Ophuls – et avec cette raréfaction, c’est à la fois le ton et le style du film qui s’en trouvent infléchis. L’utilisation de l’interview elle-même se rapproche plus de ce qu’a pu faire Lanzmann dans Shoah que des premiers films du cinéaste ou même de Veillées d’armes. Et d’ailleurs, Hotel Terminus est de tous les films d’Ophuls qui évoquent le nazisme celui qui approche le plus frontalement le phénomène exterminateur. Ophuls raconte que le tournage de ce film et plus encore son interminable montage constituent le passage le plus éprouvant de sa vie professionnelle. Si des moments de déprime ou de colère ont fréquemment ponctué la réalisation de ses films précédents, le cinéaste affronte cette fois une grave dépression. Nul doute que la nature particulière de cette confrontation qu’impliquait cette recherche sur Klaus Barbie avec l’horreur, le cynisme criminel, la torture a sa part dans l’effondrement du cinéaste. La façon dont il s’est rétabli et a repris les rênes de son film jusqu’à obtenir l’Oscar du meilleur documentaire à Hollywood représente un spectaculaire témoignage de sa volonté d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette malédiction qui le poursuit depuis l’enfance. Hotel Terminus est un film de 4 heures 27 minutes, qui comporte des interventions de près de soixante-dix témoins, ce qui constitue une manière de record. A plusieurs reprises, la valse de ces témoins donne d’ailleurs le tournis au spectateur. Certains passages du film montrent des échanges de répliques tellement courts que les plans ne durent que quelques secondes. La hiérarchie des intervenants dans ce film pose d’ailleurs un certain nombre de questions, comme le souligne l’historienne Julie Maeck 98: « Si (une) relative mise en sourdine de la nature du témoin est déjà manifeste dans Le chagrin et la pitié, dans lequel Ophuls accorde aux « grands témoins » et « aux figures d’en bas », les anonymes, un pouvoir identique dans la Vergès (l’ancien anti-colonialiste commente le fait que le défenseur des Algériens du FLN soit devenu celui de Klaus Barbie). 98 Julie MAECK, Voir et entendre la destruction des Juifs d'Europe. Histoire parallèle des représentations documentaires à la télévision allemande et française (1960-2000), Thèse de Doctorat soutenue à l’Université Libre de Bruxelles, Faculté de Philosophie et Lettres, 2007 144 reconstitution historique, elle est ici poussée à son paroxysme puisque tous les personnages qui interviennent dans le récit, qu’ils aient été choisis par le réalisateur ou qu’ils se soient exprimés dans un cadre étranger au film, sont placés sur le même plan. De fait, dans le générique de fin d’Hotel Terminus, sous la bannière, vague à souhait, de « ceux que vous avez vus et entendus », Ophuls répertorie aussi bien les personnages centraux du film, tels « Simone Lagrange (ancienne déportée) » ou « Armand Zuchner (policier en retraite) », que « Gilbert Wolf et ses amis lyonnais » ou encore « les habitants de Marburg » ainsi que des protagonistes qui se sont exprimés dans des reportages utilisés par le réalisateur, comme « Jean-Marie Le Pen (FN) » et « Klaus Barbie (condamné) » lui-même. Considérée dans le générique comme une masse homogène, cette pléthore d’acteurs dépassant la centaine va se déstructurer au fur et à mesure de l’avancée du récit et permettre ainsi à certains d’entre eux de devenir des personnages du film à part entière. » Mais cette forme pléthorique du témoignage a son sens et sa logique interne : nous sommes dans le dévoilement extrêmement élaboré des complicités internationales qui ont permis à un criminel notoire d’échapper à la justice pendant quarante ans. C’est aussi cette réalité qui donne le vertige : comment l’Europe, les Etats-Unis et les pays latino-américains ont-ils pu permettre cette si longue impunité, principalement au nom de la lutte contre le communisme ? Toute la partie relative à l’enrôlement de Barbie par le C.I.C. repose sur cette nécessité d’une narration fine, qui semble se dilater, au fil d’une construction effroyablement complexe qui semble parfois échapper au cinéaste. Dans le New York Times, Vincent Canby explique très bien, lors de la sortie du film, la force paradoxale de ce désordre organisé 99: « Le rythme du croisement des témoins est tel qu’on en vient parfois à oublier l’identité de celui qui parle. A partir d’un certain stade, il semble que le cinéaste s’interviewe lui-même pour faire le point sur l’enquête et repartir avec les idées claires. A d’autres moments, on a l’impression qu’il n’arrivera jamais à tout saisir. Plus il creuse et plus il trouve. » Cette orchestration cacophonique a d’autant plus d’ampleur que le cinéaste construit son film 99 Vincent CANBY, Hotel Terminus : The Life and Times of Klaus Barbie, dans The New York Times, 06/10/1988 145 d’un seul tenant, sans l’habituel « entracte » qu’il ménage souvent aux spectateurs de ses documentaires longs. La construction en est complexifiée, même si paradoxalement elle paraît moins éclatée et poétique que dans The Memory of Justice : nous sommes dans une articulation documentaire classique, diachronique, qui traduit une dimension pédagogique relativement nouvelle dans l’œuvre du cinéaste. Signe de cette volonté de construction rectiligne : alors que la diversité des illustrations musicales a toujours marqué ses réalisations, Ophuls ponctue son film par des chansons populaires et cantates germaniques, interprétées par les Wiener Saengerknaben, chorale d’enfants viennois. C’est aussi un choix symbolique qui sert à relier sa propre enfance à celle de Barbie 100: « Mon père fredonnait ces chants sur les routes de France lorsqu’il nous emmenait en vacances sur la Côte d’Azur avant la guerre, au volant d’une petite Ford décapotable, avec laquelle nous avons également pris le chemin de l’exode. Ce sont des chansons folkloriques et sentimentales de soldats qui doivent quitter leur bien-aimée, leur Heimat (foyer) pour aller combattre. Je pensais qu’une grande partie des enfants d’Izieu, ceux issus de familles juives allemandes en tout cas, avaient certainement entendu les mêmes chansons, tout comme leur bourreau les avait apprises : les paroles se rapportent tout le temps au destin des uns et des autres. » Ophuls resserre le cadre sur les origines allemandes qu’il partage avec Barbie. Pas de glamour hollywoodien pour le tortionnaire de la Place Bellecour, l’avenue Berthelot n’est pas la quarante-deuxième rue. On distingue à peine une apparition subliminale du fidèle Fred Astaire… Autre parti pris : la clarté du plan. On distingue dans Hotel Terminus quatre grandes parties distinctes : la carrière du tortionnaire Barbie à la Gestapo de Lyon et l’arrestation de Jean Moulin ; l’enrôlement par la CIA et la fuite en Amérique du Sud ; la vie au Pérou et en Bolivie et les efforts des chasseurs de nazis ; le procès de Lyon et la déportation des enfants d’Izieu. Ce qui saute aux yeux dans ce plan schématique, c’est que le film commence avec les crimes 100 Marcel OPHULS, Je ne suis pas un puritain, dans L’Humanité, 16 janvier 2002 146 commis dans la lutte contre la Résistance, autour du cas de Jean Moulin notamment, et se termine avec l’arrestation des enfants d’Izieu. Cette question de la hiérarchie des crimes attribués à Barbie traduit un affrontement essentiel entre différentes communautés de mémoires. Il est ici nécessaire de revenir sur les nuances juridiques qui ont accompagné la comparution du tortionnaire. Barbie a été renvoyé devant la cour d’assises de Lyon pour trois crimes : l’enlèvement de 70 membres de l’Union générale des Israélites de France le 9 février 1943 (connu sous le nom de rafle de la rue Sainte-Catherine, à Lyon) ; la rafle et la déportation des 45 enfants d’Izieu le 6 avril 1944 ; la déportation de 300 Juifs et de 300 résistants le 11 août 1944. Or la chambre d’accusation de Lyon a opéré une distinction entre les deux convois d’août 1944. Le convoi des Juifs est qualifié de crime contre l’humanité, alors que le convoi des résistants est un fait relevant des crimes de guerre et, en tant que tel, bénéficie de la prescription. Mais le 20 décembre 1985, la Cour de cassation a rejeté cette distinction et donné une définition du crime contre l’humanité sensiblement nouvelle : « Constituent des crimes imprescriptibles contre l’humanité au sens du tribunal militaire international de Nuremberg (…), les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d’un Etat pratiquant une politique d’hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition. » Cet arrêt bat en brèche la distinction entre les crimes de guerre et les crimes génocidaires, qui faisait partie des enjeux pédagogiques du procès et a contribué naturellement à faire émerger la singularité des crimes antisémites nazis. Il faut se souvenir que tout comme la différence entre camps de concentration et camps d’exterminations, cette distinction n’était alors pas encore très claire pour la majorité des gens, ce qui a permis au défenseur de Barbie de développer de nombreux syllogismes. Ses déclarations après le verdict du 4 juillet 1987, qui reconnaît son client coupable de crimes contre l'humanité et le condamne à la réclusion à perpétuité, en témoignent dans le film d’Ophuls : « Je constate que le lieutenant Barbie est condamné à une peine de perpétuité alors qu’a Nuremberg, l’Amiral Dönitz, successeur de Hitler, n’a pas subi une peine de perpétuité. Manifestement, nous dépassons nos maîtres en la matière… » Ici, c’est la question de l’antagonisme entre déportation raciale et déportation politique qui est posée : la mémoire de Buchenwald opposée à la mémoire d’Auschwitz. L’historien Pierre Vidal-Naquet a synthétisé dans la presse de l’époque le difficile dilemme soulevé par cet 147 arrêt101 : « Mais qu’appelle-t-on crimes contre l’humanité ? On admet généralement que la torture est un crime de guerre, et ce genre de crime est prescrit. C’est bien pourquoi la mort de Jean Moulin ne peut être évoquée à ce procès. Mais l’arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 20 décembre 1985 a mis à la charge de Klaus Barbie un certain nombre de crimes commis contre des civils résistants, essentiellement la déportation vers les camps de l’Allemagne hitlérienne. L’arrêt avait une apparence logique : un même train a emporté des Juifs qui allaient à Auschwitz et des résistant(e)s qui allaient à Ravensbrück ou dans d’autres camps. Comment accuser Barbie pour les uns et non pour les autres ? Me Vergès s’était bruyamment réjoui de cet arrêt, et, de son point de vue, il a parfaitement raison. André Frossard l’a explicitement condamné, et, sur le fond, c’est lui qui a raison. (…) Aux juges et aux pouvoirs publics de choisir. Les crimes de guerre étant amnistiés, si l’on donne une définition large des crimes contre l’humanité, il faut juger non seulement Klaus Barbie, mais beaucoup d’autres, des chefs et de simples complices. Si, au contraire, on le juge pour sa complicité dans le grand massacre et dans lui seul, alors Me Vergès aura perdu la partie, mais il faudra songer aussi, à nouveau, aux complices français de ce crime et dont plusieurs ne sont pas encore jugés. Entreprise difficile, mais la noblesse de la justice, répétons-le, c’est d’être cohérente.» Une séquence entière est consacrée à cet arrêt de la Cour de Cassation vers la fin du film d’Ophuls. Les points de vue des uns et des autres se croisent sans se rencontrer : - Jacques Vergès - « Nous sommes trois ans après l’arrivée de Monsieur Barbie en France à discuter de savoir quel sera le champ exact sur le plan juridique de l’accusation et quels seront les faits qu’on va retenir. - Raymond Aubrac - Je tiens Barbie pour un ennemi de l’humanité, il n’a d’ailleurs jamais dit le contraire… - Lucie Aubrac - Je crois que vous avez tort tous de vouloir mêler les deux accusations. Je crois que c’est beaucoup plus important de laisser Barbie en 101 Pierre VIDAL-NAQUET, La noblesse de la justice, c’est d’être cohérente, dans Le Monde, 16/06/1987 148 face de cette chose affreuse qui est la destruction systématique de gens qui ne sont pas comme les choses. - Roger Maria - On nous dit que les crimes de guerre sont prescrits, je ne veux pas revenir sur cette question, n’en parlons plus. Mais du moment que les crimes contre l’humanité ne sont pas prescrits et qu’on a sous la main un responsable de crimes contre l’humanité aussi représentatif, aussi important que Barbie, il faut qu’à travers son cas, ce soit le procès de tout le régime nazi. - Marcel Ophuls - Il y a des gens qui peuvent être choqués que la torture à mort et la torture sadique soient oubliées… - Jacques Derogy - Mais il ne s’agit pas d’oublier, ça ce sont des crimes de guerre, ça existe la notion de crime de guerre, comme les crimes de terrorisme, ça a une prescription de vingt ans. Le seul crime qui soit exempté de cette prescription, c’est le crime contre l’humanité, ça a été parfaitement défini et à Nuremberg et ensuite dans la loi de 1964 en France, c’est un crime envers toute une population civile en raison de son origine. C’est à dire les crimes contre les Juifs. - Serge Klarsfeld - Aucun enfant de France n’a été déporté, sauf les enfants juifs et les enfants tziganes. - Daniel Cohn-Bendit - Je crois que la justice française et les Français s’énervent si on dit : les crimes nazis n’ont frappé que les Juifs. On pourrait ajouter contre les Gitans mais les français n’aiment pas les Gitans. Alors pourquoi le rappeler ? Alors il faut démontrer que les crimes ont frappé de bons Français. Et qu’est-ce qu’un bon Français ? Un résistant. Et on ramène la Résistance parce que tout le monde veut faire partie des victimes. » - Claude Lanzmann - Pourquoi un tel arrêt a-t-il été rendu ? Au nom de quoi ce caractère frileux, c’est parce que précisément ça devient une affaire politique. On n’évitera pas une espèce de généralisation et ça va être tout le système de défense de Barbie, est-ce qu’il ne fallait pas torturer pour obtenir des informations, on expliquera que les Français ont fait la même chose en Algérie etc. - Jacques Vergès - Massu dans ses livres avoue qu’il y a eu la torture, le colonel Argoud avoue dans ses livres que des parachutistes dans leur station de repos, pour tromper leur ennui, massacraient des femmes et des enfants. » 149 Ces différentes voix questionnent l’irruption du mémoriel, construction médiatisée fondée sur l’émotionnel, dans le champ du judiciaire. Or, faisant résonner l’écho de ces interrogations, Ophuls choisit de démarrer son film par l’épisode alors le plus connu de la sinistre carrière de Barbie : la décapitation de la Résistance intérieure, par la liquidation de Jean Moulin. Et il conclut sur la déportation de 44 enfants et 7 éducateurs, raflés le 6 avril 1944 sur ordre de Klaus Barbie, et pour la plupart gazés à Auschwitz. Cette construction en miroir est un authentique révélateur historiographique : nous passons en l’espace d’un seul film de l’histoire à la mémoire. Albert Jurgenson, le principal monteur du film et son assistante, Sophie Brunet, ont livré les secrets de cette structure croisée 102: « Le récit de l’arrestation de Jean Moulin par Barbie, ou sur les ordres de Barbie, était pour plusieurs raisons difficiles à mener. En premier lieu, il risquait de nous entraîner un peu trop loin de Barbie. L’exposé complet de tous les mystères qui entourent ce coup de filet historique nécessitait en effet d’entrer dans le détail de ses circonstances. En second lieu, aucun des survivants du drame ne retraçait celui-ci, dans les interviews, de façon suffisamment claire, rapide et directe. Pour ces raisons, il avait été tenté, un moment, de reporter la séquence « Caluire » à la fin du film, lorsque cet épisode était évoqué au procès. Ce déplacement permettait de mieux axer la première partie du film sur Barbie, qui était quand même notre personnage central. On ne pouvait s’en écarter dès le début. Mais retarder le récit de Caluire ne résolvait pas véritablement nos problèmes. D’une part, on avait l’impression lorsqu’il intervenait dans la dernière partie d’un retour en arrière trop important pour sembler une simple parenthèse. Après quelque trois heures de film, il était dangereux de sembler repartir du début et à ce stade, les circonstances de l’arrestation de Jean Moulin ne nous intéressaient plus. D’autre part, la façon dont cette arrestation était rapportée par les témoins n’était pas améliorée par ce simple déplacement. Nous avons finalement décidé de faire réintégrer à cette séquence la place qui lui avait été initialement dévolue. » 102 Albert JURGENSON et Sophie BRUNET, Pratique du montage, Paris, Femis, 1990, p. 113. 150 Si les arguments des monteurs sont indéniables, les raisons de construction n’expliquent pas tout : l’enquête sur Caluire a été entravée par la dérobade des derniers témoins allemands et l’impossibilité d’interviewer René Hardy, qui est mort quelques jours avant l’ouverture du procès. Ophuls comptait beaucoup sur celui qui de l’avis général détenait la clef du mystère de la livraison de Moulin et qui vivait grabataire dans un hospice de Poitiers. Ophuls a son idée sur ce rendez-vous manqué 103: « Après ses années de prison et son acquittement, René Hardy, devenu écrivain, était venu à Hollywood où notre ami Nicholas Ray avait adapté son roman Amère victoire104. Je suis convaincu que par le biais d’amis communs, j’aurais réussi à le faire parler franchement, même sur son grabat. Pourquoi n’ai-je pas pu le faire ? Il faudrait sans doute poser la question à John Friedman, qui avait des contacts et des sympathies mitterrandiennes à Paris. Personnellement, je suis convaincu que René Hardy a bel et bien trahi Jean Moulin et conduit la Gestapo à Caluire. Mais je pense surtout que c’est le général Pierre Guillain de Bénouville, son supérieur dans le réseau Combat, qui lui a donné l’ordre de la faire (sans doute motivé par ses rapports avec Allen Dulles à Berne, où le futur fondateur de la C.I.A. préparait la Guerre froide - Moulin passait pour un agent communiste auprès de ces gens-là). Or Bénouville était un personnage très important dans la France des années quatre-vingt, député RPR et grand ami de Mitterrand. Quant à Barbie, il n’ignorait rien des contacts de Bénouville avec Allen Dulles. Ajoutez à cela qu’Hotel Terminus est un film américain et que les complicités pour protéger Barbie de la justice française montaient probablement jusqu’au Haut-Commissaire américain John J. McCloy, grand copain d’Allen Dulles. Alors si l’enquête sur Caluire et le recrutement de Barbie par la C.I.A. peut paraître confuse, c’est qu’elle est inaboutie ! Le rapport entre la carrière de Barbie et les débuts souterrains de la guerre froide valaient la peine d’être démontrés. Ai-je réussi, malgré mes moyens limités ? C’est une autre question et ce n’est pas à moi d’y répondre. Mais je n’étais pas de taille à affronter tant de pouvoirs réunis ! » 103 104 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. Bitter Victory (1957) de Nicholas Ray, avec Richard Burton et Curd Jürgens 151 C’est pourquoi le sous-titre du film The Life and Times of Klaus Barbie a son importance… En remontant la filière des rats, créée par Allen Dulles avec l’aide du Vatican pour sauver la mise des Barbie, Eichmann et autres Mengele, Ophuls pouvait mettre en évidence toute la logique interne des jeux extraordinairement pervers menés au nom de l’anticommunisme par John J. McCloy dans l’Amérique d’après-guerre, depuis le recrutement des ingénieurs nazis comme Werner von Braun aux écrans de fumée de la commission Warren chargée d’effacer les zones d’ombre de l’assassinat de Kennedy à Dallas. Pour comprendre le lien plus que probable qui existe entre Barbie, la trahison de Moulin par Bénouville, les dollars du réseau Combat et le début de la Guerre froide, il suffit d’écouter le journaliste Claude Bal qui intervient dans Hotel Terminus et qui était lui-même auteur d’importantes recherches sur cette question : « Premier procès 1947 : Bénouville témoigne : Je n’étais pas au courant qu’Hardy allait à Caluire… Deuxième procès, le 4 mai 1950 : Je reconnais que René Hardy a commis une très grave faute d’imprudence en se rendant à Caluire. 1956 : Henry Aubry dépose aux Archives nationales, Henry Aubry dit : Le général de Bénouville m’a donné l’ordre d’emmener Hardy à Caluire. 15 novembre 1983 : dans la presse, Bénouville dit : Oui effectivement, j’ai donné l’ordre à Hardy d’aller à Caluire. C’est à dire qu’il lui a fallu quarante-trois ans pour reconnaître ce qu’il avait nié. (…) Mais il y a plus grave pour Bénouville. J’ai retrouvé aux Archives nationales une lettre datée du 17 juin 43, quatre jours avant Caluire, où il écrit : Dido, c’est à dire Hardy a été arrêté, en toutes lettres. » Et Ophuls d’ajouter aujourd’hui à cela 105: « Claude Bal était l’auteur d’un film là-dessus, qui a été censuré par les avocats de Bénouville. Jacques Vergès est au courant de tout cela, il on a même eu tort de ne pas vouloir l’écouter, son client a bien dû lui faire des confidences à ce sujet, pendant ses années de détention. On peut être à la fois un abominable tortionnaire et un témoin de grande valeur. Je me souviens que lorsque Barbie s’est retiré de son procès, Henri Noguères, patron de la LDH et avocat de grands résistants (Bénouville, Bourdet, Aubrac…) a lancé à la cantonade : Tant mieux, 105 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur. 152 on n’aura pas à écouter ses mensonges ! Soupir de soulagement ? Et n’est-il pas curieux que dès les premières audiences, le Président André Cerdini ait décrété qu’il ne serait pas question de l’Affaire Moulin, sans rencontrer la moindre opposition de la part de Vergès ni des parties civiles, alors que le fameux arrêt de la Cour de Cassation aurait permis de mettre les tortures et la mort de Jean Moulin au cœur des débats. Pressions de l’Elysée ? Pour ma part, je n’en doute pas. » En tout état de cause, la construction d’Hotel Terminus reflète cette mise à l’écart de l’énigme de Caluire : située dans la dernière partie du film, la séquence sur Izieu domine largement les impressions que le spectateur retire du film - même si elle n’est pas elle aussi dépourvue de zones d’ombre. Et il est vrai qu’un déséquilibre symbolique aurait également marqué la dernière partie du film si la question de l’arrestation de Jean Moulin avait côtoyé, sur le même plan, le récit de la déportation des enfants d’Izieu, crime d’une toute autre portée. Cette asymétrie serait venue d’un rapport différent à la nature des meurtres commis, par le parallélisme d’une intrigue quasiment policière (même si elle est cruciale dans l’histoire de la Résistance et de l’après-guerre) avec des crimes génocidaires qui engagent une dimension métaphysique. Les explications des Aubrac, de Bourdet, de Bal (et de René Hardy, qui apparaît tout de même sur des images d’archives) sont ainsi renvoyées au magasin d’antiquités par la lecture bouleversante, à la fin du film, de la lettre d’une petite déportée. Alice Jacqueline Luzgart, âgée de 10 ans, écrivait à sa mère 26 février 1944 : « Très chère maman, je te remercie d’avoir cherché pour moi des sabots, j’aurai bien chaud, n’est-ce pas maman ? Ici, la neige fond et le soleil se fait voir, nous voyons bien que le printemps va bientôt venir, quelle chance, c’est si joli, le printemps, avec ses arbres en fleurs, aussi ses bourgeons. Je pense que tu as reçu la lettre dans laquelle je te demande de prendre des photos de là-bas, car je ne me rappelle plus comment est le pays. Il ne faut pas oublier que j’étais bien petite lorsque j’y étais. Je vais recevoir un colis de Fanny avec la jupe à carreaux bleus. Comme je ne vois plus rien à te dire, je te quitte en t’embrassant de toutes mes forces, ta petite fille qui pense à toi, Jacqueline. » 153 Lue par Jeanne Moreau, cette lettre occasionne un moment d’émotion douloureuse : le fait que cette pratique soit aujourd’hui devenu un poncif médiatique ne doit pas dissimuler la nouveauté du procédé à l’époque, y compris dans le cinéma de Marcel Ophuls, qui a toujours évité de mettre en scène l’émotion de façon aussi directe. Toutefois, dans ce film sur Klaus Barbie et après avoir enduré les rodomontades du tortionnaire et de ses défenseurs, le spectateur trouve dans cette lecture une remise en perspective assez précise de la barbarie nazie et de la nature exacte d’un homme qui se présente comme un vieillard plutôt débonnaire lors de l’ouverture de son procès. Hotel Terminus entérine cette nouvelle façon émotionnelle de considérer la période, qui a pris depuis une vingtaine d’années une place dominante dans les constructions de mémoire106. Le film participe ainsi à l’institutionnalisation de la Shoah, en concluant (c’est à dire en insistant) sur les événements d’Izieu et le témoignage de l’ancienne déportée Simone Lagrange, qui a perdu ses parents dans les chambres à gaz. Dès le passage sur Jean Moulin, Ophuls a d’ailleurs posé cette hypothèse en interviewant Daniel Cordier, l’ancien secrétaire du chef de la Résistance. Mais la question d’Ophuls n’est pas entendue par Cordier, qui répond sur un tout autre plan : M.O. – « Est-ce que l’affaire Jean Moulin n’a pas occulté d’autres tortures, l’Holocauste, les déportations, les camps de la mort… ? D.C. – C’est mon opinion. Je pense que Barbie doit sa gloire, entre guillemets, à Jean Moulin et que pour le reste, c’est un bourreau très ordinaire. » Cette impression est accentuée par la réussite formelle et l’équilibre de la dernière partie du film, alors que la première partie est poussive, souvent confuse et semble tourner en rond. Certains passages présentent même un montage très médiocre, télévisuel, dont les artifices deviennent envahissants, dans les séquences lyonnaises par exemple (plans de coupe répétitifs et voyants, fausses synchros systématiques pendant les interviews, illustrations choisies sans inspiration). La fin du film est en revanche admirablement construite, comme si le cinéaste retrouvait son génie minute après minute : à partir du moment où Barbie arrive à Lyon, les interviews sont 106 Les historiens gardent un œil circonspect et vigilant sur ces pratiques, comme en témoigne le débat qui a accompagné en 2007 les différentes initiatives de Nicolas Sarkozy relatives à la lettre écrite par le jeune résistant communiste Guy Môquet avant son exécution. 154 menées avec beaucoup de soin et d’imagination, les illustrations redeviennent savoureuses, le rythme et la tension des séquences entre elles s’accordent magnifiquement. De très belles oppositions sont tracées par le cinéaste : le procureur général Pierre Truche et l’ouvrier agricole d’Izieu dont il a réfuté le témoignage ; le défenseur de Barbie Jacques Vergès à qui Serge Klarsfeld semble répondre du tac au tac… L’aide du journaliste de TF1 Ladislas de Hoyos a été déterminante : il a fourni à Ophuls des entretiens avec Barbie, avec sa fille et sa belle-fille. Ces entretiens permettent de saisir la complexité de la question posée par le procès du tortionnaire, si bien résumée par Pierre Truche : « Nous jugeons des crimes contre l’humanité mas Barbie est un homme… ». Cette réflexion nous renvoie aux propos liminaires de Menuhin dans The Memory of Justice, qui répondait aux dignitaires nazis qu’en effet, s’il ne sont pas coupables, c’est que nous le sommes tous... La conclusion d’Hotel Terminus sur le témoignage de Simone Lagrange est bouleversante : revenue sur les lieux de son arrestation, l’ancienne déportée nous fait visiter la maison de son enfance. Une dame âgée surgit par la fenêtre et la reconnaît. Elle se souvient même de son arrestation et s’apitoie sur le destin de ses anciens voisins, morts en déportation. Lorsque nous sommes à nouveau entre nous, Simone Lagrange raconte que sur le palier d’en face, une autre voisine, Madame Bontout, a tenté de l’arracher des griffes des SS. Sans succès. Pendant que l’autre se terrait chez elle. Ophuls conclut alors le film soudainement, par cette simple phrase, lue par Jeanne Moreau : Ce film est dédié à la mémoire de Madame Bontout, une bonne voisine. Séquence intéressante : après le brouhaha du verdict et des commentaires sur la perpétuité de Barbie, Ophuls semble jouer la carte du consensus, par une conclusion tournée vers le souvenir et l’émotion. Mais chassée par la porte, la férocité de l’histoire revient par la fenêtre, en la personne de cette voisine grinçante, lointaine cousine de Marius Klein, qui donne au cinéaste l’occasion de terminer son film par l’évocation d’une autre voisine, absente ce jour-là mais présente quand il le fallait, contrairement à la première. Ce passage a également pour particularité de réfuter une bonne fois pour toutes l’indifférence supposée d’Ophuls envers les Français courageux qui ont tenté de sauver des Juifs. En 1988, l’heure des Justes n’avait pas encore sonné, dans les milieux officiels de la mémoire des génocides et des crimes nazis : il y en avait pourtant déjà dans Hotel Terminus. C’est un marqueur mémoriel important, car il inscrit le film dans l’environnement symbolique qui conduit à l’émergence d’une mémoire victimaire des crimes nazis, associée au militantisme juif qui se développe dans les années quatre-vingt. 155 Cet activisme est perceptible dans le film, à travers les époux Klarsfeld, qui sont à l’origine de la traduction de Barbie devant la Cour d’Assises de Lyon, à travers quelques figures militantes comme Daniel Cohn-Bendit, Claude Lanzmann ou Alain Finkielkraut, mais également à travers la réponse d’Elizabeth Holtzman, procureur de Brooklyn, à qui le cinéaste demande : M.O. – « Avez-vous l’impression que seuls les Juifs et les vieux nazis s’intéressent aux Juifs et aux vieux nazis ? E.H. - Non, en fait le problème des criminels de guerre acheminés en Amérique m’a été révélé par un non Juif, qui était horrifié, en tant qu’être humain, de voir notre gouvernement protéger des criminels nazis et les laisser vivre ici. » Ce court passage donne une idée de la force d’entraînement que constitue l’activisme judiciaire pour débusquer et juger les derniers criminels nazis dans les années quatre-vingt. Le film reproduit ce mouvement de fond, y compris dans sa structure comme nous l’avons vu. Et de 1983 à 1988, la médiatisation des crimes nazis a considérablement évolué, sous la pression des communautés juives et des juristes qui les soutiennent. C’est d’ailleurs ce qu’indique le journaliste Ladislas de Hoyos : « Ce qui nous intéressait, nous, c’était Jean Moulin, pas du tout les enfants d’Izieu. On ne connaissait pas cette histoire d’Izieu, curieusement. » Cette dynamique mémorielle, qui marque la fin du XXe siècle, est étroitement associée au cinéma. Elle commence avec le téléfilm de Marvin Chomsky Holocaust (1979) et culmine avec Schindler’s List (1993) de Steven Spielberg. En France, son prolongement ultime sera en 2001 le film de Claude Lanzmann Sobibòr, 14 octobre 1943, 16 heures, qui est présenté par son auteur, alors que la deuxième Intifada fait rage dans les territoires occupés, comme une allégorie de « la réappropriation de la force et de la violence par les Juifs. » Parachevant l’engagement constant qui a marqué vingt années de réalisation documentaire, Marcel Ophuls reprend cet activisme à son compte. Hotel Terminus est sans aucun doute le film où le cinéaste s’engage le plus dans le champ du militantisme juif, ce qu’il ne fait pas sans contrarier un peu sa nature. Il en résulte dans sa posture d’enquêteur une agressivité fréquente qui transparaît avec de nombreux témoins douteux malmenés par le cinéaste, 156 comme l’Alsacien Armand Zuchner ou la Lyonnaise Françoise Hemmerle. L’échange le plus symptomatique de cet investissement du cinéaste se situe au milieu du film, lorsque, épuisé par l’altitude, Ophuls reçoit en peignoir Alvaro de Castro, l’ancien garde du corps de Barbie à La Paz : M.O. – « On m’a dit que Don Roberto Suarez, le roi de la drogue en Bolivie, reçoit des armes par une firme autrichienne dont vous êtes le représentant en Bolivie. Est-ce correct ? A.d. C. - On a beaucoup dit qu’Altmann, moi, la firme autrichienne, nous étions mêlés à des livraisons d’armes à ce personnage. M.O. - Ce n’est pas vrai ? A.d. C. - Non, ce n’est pas exact, je vais vous raconter… M.O. - Répondez à ma question. Travaillez-vous pour eux ou non ? A.d. C. - La vérité… M.O. - Non, répondez à la question. Oui ou non ? A.d. C. - J’ai travaillé pour eux mais c’est fini. M.O. - C’est ce que je voulais savoir. Allez-y. A.d. C. - Je dois vous dire que Barbie n’a jamais été mêlé à des trafics de drogue, jamais. M.O. - Avez-vous renseigné l’ambassade américaine ? A.d. C. - Non, j’avais des amis là-bas mais… M.O. - Réfléchissez car je vais aller là-bas et leur demander… A.d. C. - Non, je participais simplement à leurs activités sociales… ( ...) M.O. - Barbie vous a t-il parlé du cas Mengele ? A.d. C. - Oui, nous en parlions. De son travail à l’université de Buenos Aires, de sa chaire à l’Université. M.O. - Tenait-il Mengele pour un criminel ? A.d. C. - Non, pas exactement. Il m’expliquait que c’était des exagérations orchestrées par la presse internationale, pour le faire passer pour un assassin. M.O. - Si nous avons exagéré le rôle de Mengele, et celui de Barbie, nous avons aussi exagéré celui d’Eichmann. Alors que n’a t-on pas exagéré ? A.d. C. - Je ne peux pas dire, je n’ai pas fait la guerre. Ce que je sais, je l’ai lu dans des livres d’histoire, qui varient beaucoup selon l’auteur… M.O. - Vous savez que je suis juif ? 157 A.d. C. - C’est possible... M.O. : Savez-vous reconnaître un Juif ? Barbie vous a-t-il appris à reconnaître les Juifs ? A.d. C. - Non, pas nécessairement lui… M.O. - Barbie n’aimait pas les Juifs ? A.d. C. : Non, ce n’est pas exact. La preuve, il avait des amis juifs ici. Il m’a fait remarquer que parmi ces gens, les Juifs, il y en a qui sont sans rancune. M.O. - Pas vindicatifs, les Juifs, pas en colère ? A.d. C. - C’est ce que Barbie pensait, il me l’a dit. » Cette colère sourde marque de nombreux passages du film et traduit bien les conditions psychologiques critiques qui ont accompagné sa réalisation pour Ophuls. Dans le même registre, toute la séquence bavaroise d’Hotel Terminus est scandée par la recherche d’anciens nazis ou collègues de Barbie qui ne veulent pas apparaître devant les caméras et qui s’enfuient littéralement lorsque le cinéaste apparaît : ainsi Harry Steingritt, ancien lieutenant de Barbie et témoin potentiel d’une très haute importance dans les mystères de Caluire (c’est vraisemblablement lui qui a laissé René Hardy s’échapper). Steingritt repousse Ophuls, le fuit en se cachant le visage et lui demande même d’arrêter sa caméra, au nom des Droits de l’Homme… Pour tourner en dérision cette vaste dérobade de nazis, Ophuls se met en scène dans le jardinet de l’un d’entre eux, en le cherchant sous les pots de fleurs. Il se fait rapidement interpeller par une personne à la fenêtre : M.O. - « Herr Bartelmus ? (Ophuls soulève une bâche qui recouvre le sol) - Que cherchez vous dans le jardin ? M.O. - Herr Bartelmus ! Et vous savez où il est ? - Veuillez quitter les lieux. C’est une propriété privée, vous n’avez rien à y faire. M.O. - Nous voulons filmer M. Bartelmus. - Ca ne me regarde pas. Mais pas sur notre propriété. M.O. - Ce serait en rapport avec la teneur de l’interview ? - Non, je n’en sais rien. M.O. - Son passé ne vous intéresse pas ? - Non, ça ne m’intéresse pas. Vous traquez le sensationnel. Moi je crois qu’on devrait laisser les vieillards mourir en paix, sans les traquer partout. Vous 158 voulez vendre de l’image. M.O. - Et les enfants qui n’ont pas pu grandir ? - Et vous pensez qu’en lui gâchant ses dernières années, ça va aider les enfants maintenant ? » Cette façon de se représenter en journaliste qui fait chou blanc et qui est repoussé à la moindre occasion est une des images qui restent de ce film et qui collent ensuite à la peau d’Ophuls. Ici, selon l’historien allemand Thomas Elsaesser 107 : « Ophuls passe du statut d’interviewer à celui de personnage, faisant parfois le clown, n’ayant pas peur de se faire claquer la porte au nez comme un voyageur de commerce, déployant toute une gamme de sentiments inappropriés, de la comédie au plaisir sadique, de la farce à la luxure. Dissimulant ses propres émotions et opinions pour engager des protagonistes (parfois mineurs) de l’Histoire à parler, Ophuls non seulement assume cette présence pointue à l’écran mais se compare lui-même à l’inspecteur Columbo, le personnage de détective maladroit incarné par Peter Falk, à qui il reste toujours une question à poser. Ophuls a compris qu’il faut créer pour le spectateur un point de vue complexe sur le sujet, même si cela l’oblige à se positionner lui-même en tant que personnage à part entière. » Tous ceux qui ont réalisé des documentaires d’investigation savent de leur côté que ce personnage est aussi un reflet du quotidien souvent déprimant, infructueux et nécessairement opiniâtre du travail d’enquêteur. Mais Elsaesser a raison : Ophuls a simplement choisi de se mettre en scène parce que cela a du sens dans la logique de représentation qui est la sienne au sujet de la recherche des vieux nazis qui coulent des jours tranquilles dans des banlieues proprettes aux quatre coins de la RFA. A un autre moment, le cinéaste attaque bille en tête un nazi récalcitrant, Karl-Heinz Muller, ancien chef de la Gestapo de Toulouse qui bénéficie d’une pension de haut-fonctionnaire après avoir dirigé la police de la ville de Celle, au nord de Hanovre. Muller lui entrouvre sa porte : 107 Cf. Thomas ELSAESSER, Subject positions, speaking positions, from Holocaust, our Hitler, and Heimat to Shoah ans Schindler’s List, dans The persistence of History, cinema, television and the modern event, sous la direction de Vivian SOBCHACK, AFI Films Readers, 1995, p. 173. 159 M.O - « En quoi consistait l’activité hostile au Reich d’une fillette de deux ans ? K.H.M. - La petite fille… Je n’ai pas vérifié.. A signé qui se trouvait être là… Et si j’avais pu séparer la fillette… A quoi bon ? (il claque la porte) M.O - Joyeux Noël ! » Ce passage nous renvoie à un moment tout à fait singulier de Shoah, un film dans lequel le refus de témoigner ne fait pourtant pas partie de l’édifice définitif. C’est le passage dans une brasserie de Munich, où travaille un des anciens bourreaux de Belzec, Joseph Oberhauser. L’ayant aperçu, Lanzmann tente une interview mais se fait rapidement éconduire. Il insiste et finit par agresser l’ancien SS : « Monsieur Oberhauser ! Vous vous rappelez Belzec ? Vous avez des souvenirs de Belzec ? Non ? Et les fosses qui débordaient ? Vous n’avez pas de souvenirs ? » Pour Lanzmann, l’idée semble surtout de démasquer l’ancien bourreau reconverti, alors qu’Ophuls est plutôt dans la recherche d’informations. Et même dans cette quête-là, les deux cinéastes s’opposent malgré tout. Rien de plus étranger aux conceptions d’Ophuls que certaines méthodes employées par Claude Lanzmann 108: « Mon admiration pour Shoah est pleine et entière, je pense même que Claude a eu raison de filmer le garde de Treblinka Suchomel en caméra cachée, puisqu’il n’aurait pas pu recueillir son témoignage autrement. En revanche, je me demande si les mises en scène, comme celle du coiffeur, sont toujours justifiées. Car cela nécessite des répétitions et une grande complicité avec le témoin. C’est ce que je n’ai jamais voulu faire car une telle complicité nuit à l’authenticité du témoignage. » Poussons la comparaison un peu plus loin. Si Lanzmann affronte tout comme Ophuls les vieux démons nazis, c’est avec une intentionnalité particulière : Lanzmann est dans une démarche de conjuration, qui repose sur l’accumulation de détails les plus précis et nombreux relatifs aux méthodes employées pour la destruction des Juifs par les nazis. Les informations que recherche Ophuls dans Hotel Terminus ne sont pas d’ordre technique ou méthodologique mais conservent un caractère purement informatif : il cherche à relier l’histoire personnelle de Barbie à des réseaux d’entraide et à des liens de sociabilité dont il pense, dans une démarche 108 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur 160 journalistique, qu’ils éclaireront le spectateur. Lanzmann se situe au contraire dans un rapport de violence absolue, dans un rapport au sacré. Il déclare ainsi à propos du SS Suchomel 109 : « J’ai voulu le filmer. Pour qu’il parle. Le tuer avec la caméra. La haine ne suffit pas. Ce qui est important, c’est la précision, les détails. La haine, elle est dans la précision. » L’expression tuer avec la camera démontre la proximité qui existe dans le discours lanzmannien entre la mort et l’image : les témoignages enregistrés deviennent des armes brandies par le cinéaste, pour attester de la réalité concrète du mécanisme exterminateur. Il y a dans la pensée lanzmannienne une force de projection dans une intemporalité fondée sur le langage, qui repose sur la volonté d’accompagner les morts. En découle une volonté de fanatiser le récit, pour toucher à l’incandescence du crime génocidaire, qui empêche toute mise à distance du sujet 110. Dès lors, les archives et la musique sont proscrites, de même que toute forme d’humour : tout ce qui aide Ophuls à affronter l’histoire de son temps. Et en effet, on imagine mal Claude Lanzmann se livrer à des facéties comme sait le faire Marcel Ophuls, souvent pour rendre dérisoire une situation difficile ou désespérée. Tous les spectateurs d’Hotel Terminus se souviennent de la séquence de mise en boîte minimaliste orchestrée par Ophuls lorsque la recherche des témoins bavarois tourne au fiasco. Le cinéaste organise un petit sketch avec son assistant allemand (qui semble toutefois moins réceptif à cette fantaisie que le Pierre Miquel de Yorktown) : M.O. (face caméra) - « Nous sommes en février, je ne sais plus trop quand… en 1986, je représente Memory Pictures, et je vais faire une déclaration - et on est toujours en Bavière ! Dans cette maison, Barbie a été recruté par les Américains, par le C.I.C. après la guerre, en 1947, c’est à dire comme tant de gens nous le rappellent, il y a 39 ans, presque 40 ans. Pensez donc, 40 ans ! Ce qu’on appelait le bureau Petersen était en fait une liste de 50 noms de personnes recrutées par Barbie et son ami Merk pour les services secrets américains. Les Américains ont 109 Cf. Claude LANZMANN, Télérama, 28/02/1998. Les nombreux et épineux débats occasionnés, au sein de la revue Les Temps Modernes notamment, par Claude Lanzmann et ses proches au sujet de la représentation du génocide des Juifs d’Europe ont été admirablement mis en perspective par le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, qui revendique pour sa part une capacité à contempler en assumant. Cf. Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2004, p. 11. 110 161 des dossiers sur chacun d’eux. Et maintenant, voici Dieter Reifarth, qui depuis des semaines téléphone à ces gens, dont nous avons retrouvé les adresses tant bien que mal. Certains ont déménagé, d’autres sont morts. Disons que tu es à l’aéroport de Munich, tu appelles une dame au Schliersee. Comment ça se passe ? D.R. - J’appelle et je dis bonjour, je m’appelle Reifarth de Memory Pictures. M.O. (parlant alors comme une Allemande âgée au téléphone) - Oui allo, comment vous appelez-vous ? D.R. - Je m’appelle Reifarth de Memory Pictures. M.O. - Memory comment ? D.R. - Nous tournons un documentaire… M.O. - Ah comme c’est intéressant, un documentaire… c’est très bien… de quoi s’agit-il ? D.R. - De l’après-guerre en Allemagne. Et des relations entre vainqueurs et vaincus. M.O. - Comment avez-vous retrouvé mon nom ? Je n’ai rien à voir avec tout ça, moi… Je ne fais pas de politique. Ca fait quarante ans. Ils ont tué mon mari. J’ai même été convoquée par les Américains pour un interrogatoire. D.R. - Ah, ils ont tué votre mari ? M.O. - Je n’ai rien à voir avec tout ça, moi… de quoi s’agit-il ? Arrive le moment où Reifarth prononce le nom de Barbie. Barbie, comment dites-vous ? Non, je ne le connais pas du tout, celui-là… Non, je ne sais rien de lui, je regrette. Je n’ai rien à dire à la caméra, au revoir M. Reifarth. » (les deux hommes s’éloignent en se faisant des courbettes) Face à l’horreur et la honte incarnées par Klaus Barbie, l’humour ravageur du cinéaste ne désarme pas. Alors que ses films des années soixante-dix en étaient plutôt dépourvus, le cinéaste retrouve dans les années quatre-vingt son alacrité de la fin des années soixante. Mais comme plus tard dans Veillées d’armes, et alors que des films positifs comme Yorktown ou November Days montrent que le cinéaste peut s’amuser sans noirceur, c’est le désespoir qui nourrit ici la dérision. A plusieurs reprises, Hotel Terminus tourne à la danse macabre, fait voir des visages grimaçants dignes des personnages de Goya. Ainsi, celui de la mère Vettard, grande restauratrice lyonnaise, lorsqu’elle évoque ses années de privation : « Une fois, Monsieur Vettard avait trouvé une langouste, on l’avait caché en se 162 disant, on la mangera le soir. C’était tout fermé, on a mangé la langouste là dans notre coin, comme d’habitude. Arrive un officier allemand qui était rentré par l’allée, qu’on n’avait pas entendu. Il s’est assis avec nous, on a été obligés de lui donner un bout de langouste…Haaaa !!! Y’a des choses qui vous reviennent, c’est épouvantable. » Autre passage surréaliste, lorsqu’un ancien SS, Wolfgang Gustmann, entreprend de décrire à Ophuls l’humanisme de Barbie : W.G. - « Herr Olsen… M.O. - Ophuls… W.G. - Herr Ophuls, j’ai connu Barbie en 1945 et il m’a immédiatement fait l’impression d’un type formidable. Mes chiens par exemple, ça peut sembler simpliste, mais ils l’adoraient. Et les bêtes sont sensibles. Elles savent distinguer entre le bien et le mal. M.O. - Quelle race de chiens ? W.G. - Des teckels… » Le cinéaste admet avoir failli perdre la raison pendant le tournage de ce film : enfermé depuis vingt ans dans un système presque masochiste d’interviews de nazis, Ophuls voit s’épanouir autour de lui toute la haine que Le chagrin et la pitié contenait en germe. Amnésie des uns, amnistie des autres, cynisme invraisemblable des anciens nazis, rancœur franco-française, sentiment d’impunité généralisé, médiocrité ambiante : alors que The Memory of Justice était porté par le souffle de la démocratie américaine, ce nouveau roman noir de l’Occupation est marqué par la figure démoniaque de Barbie, irréductible. Le gestapiste projette son ombre sur l’ensemble du film et Ophuls semble tétanisé, comme en permanence sur la défensive. L’horreur est partout. Ses ruses illustratives ne fonctionnent plus (laborieuse séquence avec les Keystone Cops de Mack Sennett), son inspiration musicale s’est envolée (les petits chanteurs viennois reviennent de façon lancinante), et pour les entretiens, il ne reste bien souvent de sa formidable répartie qu’une forme de méchanceté brutale. Nous sommes dans la zone grise, décrite par Primo Levi dans Les naufragés et les rescapés111. En témoigne le passage au cours duquel Armand Zuchner, auxiliaire de police en retraite, tente d’expliquer 111 Cf. Primo LEVI, Les naufragés et les rescapés, Turin, Editions Giulio Einaudi, 1986, 202 p. 163 qu’il a sauvé beaucoup de monde des griffes de la Gestapo, en général des notables ou des personnages importants comme le patron des fromageries Bel : Ophuls a beau jeu d’insérer l’image familière de la Vache qui rit, fleuron de la marque, vache rouge hilare désormais indissociable de la figure du jovial Alsacien112. A un autre moment, Ophuls interviewe Françoise Hemmerle, personnage trouble qui a été accusé à la Libération d’intelligence avec un agent de l’ennemi : M.O. - « C’est exagéré, les histoires de déportés ? F.H. - Oh oui, vous savez… Quand une guerre est déclarée, il s’en passe de toutes les couleurs. Je suis étonnée que quarante et quelques années après, on revienne sur l’histoire Barbie… » Ici, c’est le fantôme de Madame Solange qui ressurgit : Françoise Hemmerle tombe facilement dans les pièges d’Ophuls et lâche les énormités que d’une certaine façon, nous attendons d’elle. Mépris. Le mot est lâché dans la même séquence par l’éditeur lyonnais René Tavernier, interrogé par son fils Bertrand : B.T. - « A la fin de la guerre, tu as fait partie d’un comité d’épuration ? R.T. - Oui, j’ai été nommé membre d’un tribunal… mais je n’ai pas eu de cas pendables. Si j’avais eu des cas de gens ayant dénoncé des résistants, Juifs ou n’importe quoi, je n’aurais certainement pas agi avec la même… mais les gens que j’ai eu… M.O. - …avec la même quoi ? B.T. - …avec la même quoi ? R.T. - Tolérance. Indulgence… mépris... Mépris. » Le mépris est la force essentielle qui traverse Hotel Terminus, d’une époque à l’autre, d’un témoin à l’autre, d’un pays à l’autre. L’émiettement du film est à coup sûr la conséquence de ce sentiment diffus, que Klaus Barbie incarne le mieux au moment où il se retire de son procès. 112 Il n’est pas anodin que dans une émission de radio de la série Le cinéma retrouvé (diffusée sur France Culture le 02/09/1994) consacrée à 12 projets rêvés par 12 cinéastes, Ophuls ait évoqué, outre Le retour de Casanova d’après Stefan Zweig (projet mort-né de la période Truffaut), Uranus de Marcel Aymé comme un des livres qu’il aurait aimé adapter. 164 Comment représenter Klaus Barbie ? Son portrait est le pivot du film ; c’est une figure abstraite, dont l’image ne laisse pas la moindre trace sur la conscience du spectateur. Si l’on replace à travers son procès la figure du bourreau de Lyon dans la pensée politique d’Ophuls, il est évident qu’elle recouvre trois aspects fondamentaux : la question de la haine raciale et du nationalisme ; la responsabilité individuelle face à la barbarie ; le sens d’une justice pour l’histoire. Rien moins que les trois questions fondamentales du XXe siècle… Mais à l’approche constructive, ascendante, de The Memory of Justice, film où le nazisme pouvait prendre les traits avenants d’Albert Speer, capable intellectuellement et psychologiquement de prononcer une phrase comme : « La violence, l’inhumanité, la démesure, tout cela était présent dans l’architecture bien avant que les Juifs soient assassinés » succède le portrait d’un soudard, qui a toujours fui la justice et qui dans ses rares interviews multiplie les dénégations : « Le mot nazi n’existe pas, on l’utilise à tort et à travers. Pouvez-vous me dire ce qu’il signifie ? La guerre, il faut la gagner. Si on perd la guerre, on perd tout. Moi j’ai tout oublié. Si eux n’ont pas oublié, c’est leur affaire. » Le destin d’un tel homme sert cette fois-ci d’idée portemanteau mais entraîne le cinéaste dans son nihilisme destructeur. Face au déni, Ophuls essaie de s’appuyer sur l’appareil judiciaire. Le procureur général Pierre Truche déclare superbement au cinéaste : « C’est la victoire de la démocratie sur le totalitarisme qu’il y ait partout un avocat qui choisisse son système de défense, qui dise ce qu’il veut. » Mais la victoire n’est belle qu’en apparence, car très vite, les doutes se diffusent par le haut : les témoins récusés ; l’arrêt de la cour de Cassation ; la médiatisation du procès ; la tribune offerte à Vergès… Dans l’affaire d’Izieu également, qui semblait limpide mais dont il apparaît qu’on a voulu écarter tel ou tel dénonciateur. Ophuls semble éprouver un scepticisme persistant devant les méthodes employées par les uns et les autres dans ce conflit de mémoire qui tourne au cirque médiatique. L’atmosphère de curiosité malsaine autour de Barbie et l’émergence d’une nouvelle pensée officielle au sujet des crimes nazis (qui s’articule autour de la notion de devoir de mémoire) provoquent une prise de distance philosophique du cinéaste. Qui préfère conclure son film, là où d’autres auraient se seraient arrêté au triomphe de la justice sur la barbarie, sur les derniers mystères de l’affaire d’Izieu. 165 Julien Favet, jardinier près de la petite colonie d’Izieu, affirme lors d’une conversation avec le cinéaste : J.F. - « Ce matin-là, c’était le jeudi 6 avril 1944, et ce jour-là, mon patron m’avait dit, il faudra faire un fossé pour planter des asperges. (…) J’ai vu des enfants de 8 à 10 ans qui essayaient de sauter du camion. Et j’ai vu de mes propres yeux, ça je peux l’assurer, j’ai vu un soldat allemand leur envoyer de grands coups de pied dans le ventre. (…) Ils les auraient peut-être bien retrouvés un jour, ces petits gamins-là, mais ce qui a précipité les choses, c’est qu’ils ont été vendus, quoi… M.O. - Ils ont été vendus… J.F. - C’est des miliciens français qui les ont dénoncés… M.O. - Et vous savez qui les a dénoncés ? Vous avez vu le dénonciateur ? J.F. - Oui. Tout au moins un des dénonciateurs… M.O. - Quand et comment ? J.F. - Monsieur Bourdon. Barbie, monsieur Bourdon et un milicien habillé exactement comme lui, ils étaient appuyés contre les grands bacs en pierre. Il sont restés trois ou quatre minutes en face de moi. » Cité à comparaître par l’avocat des parties civiles Roland Rappaport, Julien Favet a été récusé par le procureur Truche qui explique que son témoignage n’était pas fiable. Il faut souligner que Favet est dans un triste état, suite à un accident à la tête, qui lui donne un aspect difforme. Son fort accent paysan n’arrange évidemment rien. Récuser son témoignage, c’est en quelque sorte rester entre gens de bonne compagnie, c’est également, heureux hasard, écarter une responsabilité française dans la déportation des enfants d’Izieu. Repousser à nouveau dans les limbes la participation de certains Français aux crimes génocidaires. Et pour Marcel Ophuls, revenir à la case départ. Ce témoignage de Julien Favet dans Hotel Terminus a été souligné lors de la sortie du film comme un de ses moments forts. Il marque en effet de sa dignité tout le reste d’une oeuvre inégale, chaotique, nauséeuse. Et justifie les interviews scabreuses de ces gens veules, carrément malfaisants ou simples perdants de l’histoire, qui émaillent l’enquête lyonnaise, bavaroise et sud-américaine. Julien Favet enfonce par sa modestie et son humanité toutes les ruses des truqueurs. Par sa parole nette et précise, il renvoie à leurs chères études les grands dignitaires du procès, et d’un coup, sa petite cuisine paraît infiniment plus noble que 166 l’immense bureau de Jacques Vergès ou les marbres à pendulette du Procureur Truche. Nous retrouvons après quatre heures de film la force de révélation d’Ophuls, qui repose justement sur le fait d’écouter tout le monde et de donner la parole à tout le monde. Et nous retrouvons aussi son amour de la France profonde, modeste. Lors de cette séquence, le patriotisme du cinéaste ose timidement s’exprimer, lorsque Sabine Zlatin évoque Julien Favet en disant : « Julien Favet, c’est la terre ! », Ophuls ajoute : « C’est la France… » L’ombre des frères Grave passe un instant sur le film. A posteriori, Hotel Terminus semble se recomposer autour des témoignages conclusifs de Julien Favet et de Simone Lagrange. Alors que Le chagrin et la pitié et The Memory of Justice (ajoutons Veillées d’armes) procèdent par digressions, comme d’un mouvement tournant autour d’un axe, Hotel Terminus est un voyage abyssal, rectiligne mais descendant, marqué par le désespoir. Le film est asséché par l’absence de musique et de chansons, d’extraits de films, illustrations qu’une production précaire ne permettait pas d’acquérir. Ajoutons que d’une certaine façon, le personnage de Barbie n’était pas prêt à les accueillir. Comment faire se rencontrer Fred Astaire et Lise Lesèvre racontant : « Dans les caves, il y avait des gens couchés à plat ventre par terre, ils n’auraient pas tenu sur des chaises, Barbie du bout de sa botte relevait la tête, et s’il croyait reconnaître un Juif, il lui écrasait le visage avec sa botte. » ? Une rengaine de Maurice Chevalier peut faire merveille sur des images du Maréchal Pétain levant le bras droit devant une foule compacte à l’unisson. Mais lorsque Simone Lagrange raconte son arrestation : « Nous avons été dénoncés par la belle-fille de notre concierge. En tant que Juifs. (…) Le jour de notre arrestation, justement, elle était venue nous voir dans l’après-midi, pour nous demander de lui prêter une écharpe. Et le soir à cinq heures, après que mon père soit rentré de son travail, elle est arrivée en disant qu’elle sortait de Montluc et qu’elle avait vu son mari avec les mains complètement écrasées. Maman l’a gardée pour lui offrir une tasse de café et à ce moment-là, on a frappé à notre porte et le SS était là, il a demandé la famille Kadoshe et nous avons eu la surprise de voir cette femme se lever, lui sauter au cou et lui dire : Mais rentre chéri, c’est ici. » Entre les archives de Pétain et ce témoignage, l’écart ne semble pas si grand. Il est en réalité immense. C’est l’irruption du langage dans la connaissance de l’histoire. Le témoignage remplace les archives, le traumatisme des victimes détrône l’exploration indicielle des mentalités, qui a prévalu pendant quarante ans. Le style d’Ophuls ne peut plus se justifier dans cette nouvelle perspective de récit émotionnel. Cela explique que ses deux derniers films n’ont (presque) plus de rapport avec la Seconde guerre mondiale et qu’Ophuls débarque avec 167 tant de jouissance visible dans le présent de la réunification allemande et du siège de Sarajevo. Après vingt ans d’enquête quasiment ininterrompue, son rapport au nazisme est épuisé. L’a épuisé. Et puis rappelons-le, Shoah a tout emporté sur son passage. Lorsque Hotel Terminus est projeté à Cannes le 17 mai 1988, le film de Lanzmann est déjà une institution. Et la comparaison s’impose : tout montre alors que pour la critique et le public, c’est au détriment du film d’Ophuls. Les raisons tiennent justement au fait que malgré la lecture de la lettre de la fillette déportée, Ophuls refuse de voir l’histoire sous un angle uniquement émotionnel, qui ferait l’impasse sur la question des responsabilités. Or c’est cette vision qui s’impose avec le film de Lanzmann. Par ailleurs, l’enfant de la balle qui a grandi à Hollywood ne pèse pas le même poids dans l’intelligentsia parisienne que Claude Lanzmann, intellectuel officiel qui a été formé par Jean-Paul Sartre et qui a depuis trente ans alterné activité de clerc et carrière de romancier, succédant à Simone de Beauvoir à la direction de la revue Les temps modernes. Lanzmann devient à ce moment-là le dépositaire de la mémoire des crimes génocidaires nazis au cinéma. Soulignons le fait que ses films ont toujours évoqué le problème juif, dans une perspective résolument sioniste, comme Pourquoi Israël (1972). Or, l’institutionnalisation de la Shoah se construit autour du monde juif et d’Israël. Dans cette perspective, l’existence et la survie d’Israël font partie de la même histoire que celle du génocide. Et cette question d’Israël n’a jamais été abordée par Ophuls, plus proche par son athéisme grinçant et son humanisme désenchanté des bundistes d’Europe centrale. Mais il y aussi une volonté de la part de Lanzmann de se projeter dans une radicalité narrative qui exclut toute référence à l’événementiel extra-génocidaire qui fonde en réalité l’œuvre d’Ophuls. Alors que les films d’Ophuls posent le problème en termes politiques et civils, celui de Lanzmann ouvre le champ du filmable sur la dimension métaphysique du crime nazi. Autre clivage : Ophuls refuse l’approche esthétisante de la déportation que Lanzmann privilégie et qui va ensuite déferler sur les petits et grands écrans 113 : « Les lents travellings et les rails qui reviennent, c’est très beau, très répétitif aussi, mais ce n’est pas là la grandeur du film. En matière esthétique, il n’y a pas de beauté sans vérité. » 113 Marcel OPHULS, Mémoire et loyauté dans Les nouveaux cahiers, Paris, n° 84, printemps 1986, p. 59. 168 Mais ces longues séquences contemplatives dans Shoah attirent notre attention sur une dernière différence, qui explique la maîtrise technique dont Lanzmann peut fait preuve et avec laquelle Hotel Terminus ne peut rivaliser : Ophuls souffre du financement hautement aléatoire de son film, alors que Shoah a été largement subventionné par le Ministère français de la Culture et selon l’historien Shlomo Sand, par le Ministère des Affaires étrangères israélien114. Heureusement, il y a un Dieu pour les saltimbanques et il habite en Californie : lors de la 61e cérémonie des Oscars, Ophuls obtient une statuette dans la catégorie du meilleur film documentaire de 1988, décernée par la fameuse Academy of Motion Picture Arts and Science. C’est la reconnaissance suprême, accompagnée du Prix de la Paix du festival international du film de Berlin ; d’un prix spécial au festival international du film documentaire d’Amsterdam ; du prix de la Los Angeles Film Critics Association et d’une récompense à Cannes (Prix de la critique internationale), partagé avec Krzysztof Kieslowski pour Tu ne tueras point (1988). Et notons que cette fois, les critiques sont unanimes, en France et à l’étranger : ce film est un chef d’œuvre. Ces récompenses et la concurrence tacite que supposent la qualité et la thématique des films de Lanzmann et Ophuls ont-elles joué un rôle dans la brouille qui a ensuite opposé les deux hommes ? Toujours est-il que les deux cinéastes que l’on peut voir complices dans Hotel Terminus, ont par la suite échangé de vigoureuses prises de bec dans la presse spécialisée. En 1993, lorsque Lanzmann s’en prend au film de Steven Spielberg Schindler’s List, Ophuls soutient le cinéaste américain, et décrit dans la revue Positif les différences fondamentales qui le séparent de son ex-ami115: « Comment résister à la tentation d’écrire tout le mal que je pense de l’article de Claude L. dans Le Monde au sujet de La liste de Schindler, film que je ne suis d’ailleurs nullement pressé de voir, mais dont les extraits vus à la télé et les photos semblent annoncer un film follement talentueux et intelligent. Je suis un fervent admirateur de Shoah, mais cette façon pudibonde, élitiste et tristement rive-gaucharde de vouloir interdire l’Holocauste au cinéma de fiction pour toute l’éternité me semble suspecte, entachée de provincialisme littéraire. J’ai eu envie de téléphoner sur-le-champ à L. pour lui dire ceci : « On voit bien que tu n’y 114 115 Shlomo SAND, op. cit., pp. 330-331. Marcel OPHULS, Le dernier des « Good Guys » dans Positif, n° 400, juin 1994, p. 94. 169 connais rien au cinéma. Tu commences par écrire que tu trouves les autres films de Spielberg formidables, pour expliquer ensuite pourquoi celui-ci te semble mauvais, alors que tout porte à croire que c’est justement le contraire. » Finalement, on a les maîtres que les hasards de la vie placent sur notre chemin. Lorsque j’expliquais autrefois que les différences entre Shoah et Hotel Terminus étaient celles de Sartre et celles de Capra-Lubitsch, il s’agissait d’une boutade à l’usage des attachés de presse. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est une différence fondamentale, tout à fait sérieuse, dont on n’a pas à rougir. » Ne le cachons pas : Marcel Ophuls est sorti brisé de son enquête sur Barbie. Physiquement et psychologiquement, cette plongée dans le bain du diable l’a profondément changé. Isolé dans la France mitterrandienne comme il l’avait été dans la France gaulliste, Ophuls ne parvient toujours pas à travailler avec les producteurs hexagonaux 116. Le faible succès public d’Hotel Terminus, malgré un accueil enthousiaste de la critique européenne et américaine, déçoit John S. Friedman, qui ne produira plus d’autres films. Quant au cinéaste, il voit s’éloigner les chances de se remettre en selle, après un projet qui lui a pris cinq ans de sa vie et a renforcé sa réputation de mauvais coucheur. Ses liens exécrables avec la gauche du moment, dont sont issus les différents acteurs de la culture et du cinéma parisiens, font de lui un éternel marginal. Il ne regarde pas pour autant passer les trains de l’histoire : en 1990, la BBC lui propose de réaliser un film pour commémorer le premier anniversaire de la chute du mur de Berlin, qui s’est déroulée dans la liesse le 9 novembre 1989. C’est une aubaine : retrouver l’Allemagne réunie après tant années, ou tout au moins en voie de réunification, pour montrer autre chose que des portes qui se referment sur de vieux nazis. Le souffle de la liberté berlinoise peut redonner des couleurs à un auteur qui s’est élevé vers les plus hautes récompenses mais dont le style s’est un peu dilué. Surtout, cette commande peut faire le lien avec l’histoire personnelle d’un homme qui a connu cette ville dans la petite enfance. Le triste passage berlinois qui termine la première partie de The Memory of Justice montre en détail la zone de No Man’s Land qui sépare les deux parties de l’ancienne capitale. Mais c’est pour mieux dire au spectateur l’absence de cette ville disparue, comme ensablée par l’Histoire, où l’on guette depuis les échafauds les traces subliminales de l’ancienne Potsdamer Platz. 116 Cf. Michel BOUJUT, « Pourquoi l'audiovisuel boycotte-t-il Marcel Ophuls ? », dans L'Evenement, 29/09/1988 170 Ce projet peut aussi permettre au cinéaste de rendre hommage au pays qui a si paradoxalement été un refuge pour sa famille dans les années soixante et soixante-dix. S’il a passé son temps à y rechercher d’anciens criminels de guerre, c’est aussi là qu’il est venu à plusieurs reprises lorsque le travail manquait en France. Les moments de grâce de l’hiver 1989 donnent à Ophuls l’opportunité réparatrice de redécouvrir son pays d’origine, dans un climat de joie unanime qui, tout bien pesé, est le premier que l’Allemagne puisse se permettre depuis un certain mois de juillet 1914. November Days (1990) Contrairement à l’enquête sur Barbie, les augures étaient favorables : une production confortable, répartie entre l’Allemande Regina Ziegler et la vénérable BBC, avec un excellent producteur exécutif en la personne de Paul Hamann. Si l’effondrement du mur était un sujet en or, la réussite du film tient sans doute également au fait qu’Ophuls retrouve au centuple tout ce dont la production erratique d’Hotel Terminus l’avait privé : une liberté de moyens, une indépendance totale et une maîtrise absolue de son art. Ce film de 2 heures 12 minutes a été diffusé sur la chaîne FR3 le 11 février 1991. L’amorce du film est d’une grande simplicité de construction et marque la dimension commémorative du projet : il s’agit de reprendre l’édition du BBC Nine O’Clock News du 10 novembre 1989 et de pratiquer des arrêts sur image sur des Berlinois en liesse, puis de les interviewer trois mois plus tard, en confrontant la joie d’un soir aux impressions rétrospectives des uns et des autres. Les douze premières minutes du film sont ainsi fortement ancrées dans la mémoire d’un passé proche, et pourtant déjà lointain, presque irréel, ce dont les archives rendent compte. Le début du film montre l’atterrissage de l’avion du Secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique Gorbatchev lors de sa visite en RDA, quelques jours avant la chute du mur. Erich Honecker plaisante avec des journalistes. On le retrouve quelques semaines plus tard, en résidence surveillée, se promenant dans un parc avec ses geôliers. La voix d’une petite fille, suivie de celle du cinéaste : « Humpty-Dumpty est sur un mur Humpty-Dumpty s’est cassé la figure Ni les chevaux du roi, ni les soldats du roi 171 N’ont pu relever Humpty-Dumpty et le remettre droit M.O. - Alors Humpty-Dumpty dit à Alice : En hiver, quand les prés sont blancs, Je chante cette chanson pour votre amusement ; Au printemps, quand les bois verdissent, J’essaie que le sens pour vous s’en éclaircisse ; En été quand les jours sont longs, Peut-être comprendrez vous ma chanson ; En automne quand les feuilles sont brunes, Afin de la noter, prenez donc encre et plume. » Lewis Carroll conduit en douceur le spectateur vers le centre de détention où Erich Honecker, l’ancien leader de la RDA trahi par les siens, a été brièvement envoyé avant sa fuite à Moscou. Les archives montrent un vieillard reclus, se promenant sous surveillance au son de September Song (dans l’admirable Knickerbocker Holiday, de Kurt Weill et Maxwell Anderson). Ophuls retrouve l’imaginaire de l’Allemagne de Weimar, là où son père l’avait quitté : le ton grinçant, la voix de Lotte Lenya, l’esthétique du collage, l’élan vital de l’amour, la joie et l’amertume intimement mêlées. Mais dans ce Berlin des grands soirs, nous ne sommes pas perdus. Nous avons le meilleur guide qui soit : un cinéaste qui revit, après une aventure morbide de cinq années – ou qui semble sortir d’un cauchemar ininterrompu de plusieurs décennies. Comme l’Allemagne elle-même. Les images de libération sont bien évidemment mélangées à celles de 1944 : les soldats américains embrassent les belles Normandes. Partageant l’ivresse de la liberté retrouvée, l’interviewer emmène ses témoins, qui ont tous entre vingt et quarante ans, sur le terrain de l’amour. Il demande à l’un d’entre eux : « Les libérations sont des moments érotiques, non ? ». Marlene Dietrich apparaît en Lola-Lola : c’est l’immortel Ich bin von Kopf bis Fuß auf Liebe eingestellt, tiré de Der Blaue Engel (1930) de Josef von Sternberg. Weimar toujours. Les témoins se succèdent, autant de portraits, autant de croquis rapides et émouvants. Ce sont pour la plupart des Berlinois de l’Est, dont certains semblent encore sous le charme de cette nuit de folie. C’est le cas d’un jeune serveur de restaurant de Magdebourg, danseur passionné, qui a découvert les boîtes de nuit de l’Ouest et esquisse quelques pas de danse devant nos 172 yeux attendris. Berlin se libère, Ophuls se libère : Mario Kählke, c’est un peu l’étudiant de Lola Montes, personnage du père propulsé dans le cinéma du fils. Puis la séquence BBC Nine O’Clock News se termine – et nous devons affronter, comme beaucoup d’Allemands de l’Est, la nouvelle menace que constitue le libéralisme sans frein. Cette sensation de gueule de bois est d’autant plus forte que c’est Margaret Thatcher qui s’exprime devant des journalistes au matin de la nuit historique : « J’ai regardé les informations cette nuit et encore ce matin car ce n’est rien de le savoir, il faut le voir, on voit la joie sur le visage des gens, ce que la liberté représente pour eux, on comprend qu’on ne peut pas étouffer le désir de liberté. » L’enjeu pour le pouvoir de transition à Berlin-Est dans les jours qui suivent l’ouverture des frontières a été de se positionner par rapport aux appétits de l’Europe de l’Ouest, avec la réunification allemande en ligne de mire, tout en gardant la main sur les réformistes qui voulaient conserver la RDA comme Etat distinct – et un œil sur Moscou d’où Gorbatchev, brièvement aperçu dans le film, orchestrait ces querelles byzantines. Cet effort voué à l’échec porte un visage : celui d’Egon Krenz, éphémère dernier président de la RDA et secrétaire général du SED. Apparatchik modèle, Krenz est un homme affable, ouvert, qui reçoit Ophuls sur la petite terrasse de son domicile. Rapidement décrié puis destitué fin 1989, Krenz n’a plus de fonction officielle lorsqu’il accorde l’entretien. Ophuls évoque les conditions d’une réunion publique décisive, qui s’est déroulée au Lustgarten le 10 novembre 1989. Cette réunion a montré tout à la fois le manque de charisme de Krenz et l’indifférence de la foule berlinoise à son égard, tandis que le régime en sursis orchestrait tant bien que mal des huées lorsque le réformiste Thomas Montag lisait son discours et des acclamations tout aussi factices lorsque Manfred Ludwig, employé dans une laiterie et cadre du Parti, lisait le sien. Accusé par beaucoup d’être l’auteur du discours de Ludwig, Egon Krenz reconnaît avoir donné des conseils à son camarade. Un perroquet s’exclame alors (par la voix d’Ophuls, bien évidemment) : « Ratgegeben ! Ratgegeben ! » A partir de ce moment, le montage du film, déjà fantasque, devient indocile et aussi joyeusement indiscipliné que celui de Yorktown. Intervient alors une autre figure importante de ces événements : Gunther Schabowski, membre du bureau politique du SED qui a annoncé à la radio l’ouverture des frontières au soir du 9 novembre (et accessoirement propriétaire du perroquet). Schabowski et Krenz ont 173 orchestré la destitution d’Honecker, chef de la RDA et leader du Parti Communiste estAllemand (SED), pour l’évocation de laquelle Ophuls convoque la séquence de Julius Caesar (1953) de Mankiewicz au cours de laquelle les conjurés poignardent le dictateur. Cette séquence est absolument capitale car elle joue là un rôle de révélateur de l’histoire immédiate, avec la même intentionnalité démystificatrice qui avait été mis en évidence dans Munich 1938 ou la paix pour cent ans au sujet de la conférence de Munich. L’historien Christian Delage suggère au sujet de l’enquête d’Ophuls 117: « Leurs récits montrent que l’équipe qui avait succédé à Erich Honecker se contredit sur la responsabilité de discours officiels prononcés, des paroles adressées aux militants comme à la population, des prises de décision politiques. Ceux qui, jusqu’à la chute du Mur, avaient constamment masqué ou tenté de légitimer leur action par une propagande totalitaire perdent soudain leurs marques. Marcel Ophuls n’éprouve guère de difficulté à révéler la vacuité des formules, des mots d’ordre, des slogans et des assertions qui forment la structure de leur langage. » Le montage alterné entre l’interview des conspirateurs et les images de l’assassinat de César dans le film de Mankiewicz est un modèle du genre : Krenz et Schabowski prennent fugitivement les traits de Cassius et Brutus. Krenz ne manque pas de vanter la résistance d’Honecker au national-socialisme, faits d’armes aussi lointains dans sa bouche que la guerre des Gaules. Mais l’analogie est superbe et merveilleusement articulée. Ophuls reprendra avec brio cette formule du commentaire shakespearien dans Veillées d’armes, cette fois avec l’aide de Laurence Olivier. Sophie Brunet, monteuse de November Days, déclare avoir vu le cinéaste revivre grâce aux nombreux extraits de films dont le film est truffé. Comme pour conjurer les années de disette d’Hotel Terminus, Ophuls a multiplié les emprunts de prestige : les films de Sternberg et Mankiewicz mais aussi Stagecoach (1939) de John Ford (pour illustrer la fascination d’un Berlinois pour Karl May et les indiens d’Amérique), Menschen am Sonntag (1929) de Robert Siodmak (pour évoquer l’Allemagne de Weimar), To be or not to be (1942) d’Ernst Lubitsch (la bureaucratie délirante des pays totalitaires) et Cabaret (1972) de Bob Fosse (la chanson Money makes the world go round était la façon la plus berlinoise de fêter le veau d’or). Cette 117 Christian DELAGE, November Days de Marcel Ophuls, Vingtième Siècle, revue d’histoire, 1992, volume 34, numéro 34, p. 195. 174 richesse illustrative fait de November Days un vrai moment de bonheur narratif, d’autant que la durée du film est raisonnable – et une fois n’est pas coutume, conforme aux attentes de la production. Dans ce film consolateur, la plupart des témoins eux-mêmes semblent délivrés d’un sortilège. Pourtant, le système de terreur qui régnait en RDA est décrit dans ses moindres détails, le plus souvent par ceux-là mêmes qui en bénéficiaient, avec lucidité ou ambiguïté. Ainsi, lorsque Stefan Hermlin, écrivain officiel du régime, déclare avoir toujours vu en Honecker « un homme bon et généreux qui m’a aidé bien des fois, lorsqu’il a fallu défendre la liberté des gens ou la liberté des livres », le dramaturge Heiner Müller raconte cette anecdote glaçante : « Un jour, j’ai été voir Honecker lorsqu’il était encore deuxième secrétaire du Parti, responsable de la sécurité et j’avais une copine bulgare expulsée de RDA et Honecker était là, devant moi, et il m’a lu des extraits entiers de son dossier. Il est passé au tutoiement assez vite et le ton de la conversation n’était plus du tout le même. Et il m’a dit cette chose touchante : « Enfin, si tu ne peux pas vivre sans elle… » Après, ça a encore duré mais elle a fini par revenir. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que Paul Dessau m’a raconté que Honecker lui avait dit en plaisantant : « Ce Müller, des femmes, il peut en avoir des douzaines, pourquoi faut-il que ce soit justement celle là ? » Et ça me rappelle une anecdote sur Staline, ce n’est pas du tout une plaisanterie, ils ont découvert cela récemment. Gorbatchev a présenté à une assemblée de militants du Parti un très vieil homme et une femme un peu moins âgée et il lui a demandé de raconter son histoire. C’était l’un des secrétaires de Staline (quelques-uns sont encore vivants). Une de ses tâches consistait à présenter chaque matin après le petit-déjeuner la liste des condamnés à mort du jour. Il y avait un tapis rouge de cinquante mètres qui menait au bureau de Staline et un matin, en quatrième position sur la liste, il voit le nom de sa femme. Et ça le trouble. Se souvenant d’Ivan le terrible, il s’est mis à quatre pattes, et a rampé vers Staline en tenant la liste comme ça, à bouts de bras. Staline regarde la liste, comprend le problème, il la signe et lui dit : « Levez-vous camarade, il n’y a pas qu’une femme pour vous en Union soviétique. » Après le travail, l’homme rentre chez lui grimpe les étages et une très belle jeune femme lui ouvre la porte et lui dit : « Camarade, je suis votre femme … » C’était la nouvelle ! » 175 Et alors que Egon Krenz assène : « On ne peut pas dire que quarante ans de RDA ont été quarante ans de saloperie... », Thomas Montag réfute : « Une des pires techniques de la Stasi, nous le savions depuis des années, consistait à faire irruption la nuit chez les dissidents ou prétendus dissidents, emmener les parents et mettre les enfants dans des foyers en séparant souvent les enfants les uns des autres, en les mettant dans des foyers différents… » Marcel Ophuls ajoute alors : « …comme sous le Troisième Reich ! » Montag : « C’est tout à fait comparable. Sans protection de la loi, sans légalité et sans possibilité pour les citoyens de ce pays de se défendre par des moyens légaux. » Le rapprochement avec la période hitlérienne revient un peu plus tard avec l’apparition du chef du Parti nazi clandestin de RFA, Michael Kühnen, dont l’entretien est monté en alternance avec des images d’une représentation de L’Auberge du cheval blanc (Im weissen Rössl), opérette de Ralph Benatzky et Robert Stolz. Le rapprochement entre le nostalgique du grand Reich et cette opérette ne doit rien au hasard : c’est un des grands succès de l’Allemagne de Weimar, sa première représentation a eu lieu triomphalement à Berlin le 8 novembre 1930. Curt Jung, acteur du personnage de Sigismund, discute avec Ophuls et chante Was kann der Sigismund Dafür, avec Sylvia Wintergruen, alors que le nazi se révèle être un faux dur : MO - « Soutenez vous aussi le Führer, sans parler d’Auschwitz, approuvez-vous par exemple la Nuit de Cristal et l’antisémitisme déclaré, en êtes-vous partisan ? MK - Je ne suis pas partisan de l’antisémitisme racial, si j’ai quelqu’un devant moi qui me dit qu’il est juif, c’est pour moi un homme comme les autres… MO - Monsieur Kühnen, je suis assis ici et je suis juif. MK - Je m’en doutais, vous avez le type juif, vous correspondez aux stéréotypes, le multilinguisme, la courtoisie… MO - L’amabilité ? MK - L’amabilité… MO - L’amabilité un peu visqueuse… MK - Non, je n’irai pas jusque là, personnellement, vous ne m’êtes pas antipathique, je peux vous le dire. » Mais c’est son opinion sur la réunification qui nous importe. Ophuls n’est pas déçu : « La réunification entre la RFA et la RDA n’est qu’un premier pas. Le deuxième, c’est le retour des territoires de l’Est. Et en troisième lieu, on s’occupera du retour de l’Autriche. » 176 La contiguïté entre l’opérette décadente et la rigidité de ce nazi - auprès de qui Ophuls devient une sorte de Sigismund transplanté dans le présent - donne à cette séquence un ton intemporel et curieusement apaisé. Alors que pendant plus de vingt ans, l’ombre du nazisme a pesé sur le cinéma d’Ophuls, devenant dans Hotel Terminus l’objet d’un vertige existentiel, il ne s’agit plus désormais que d’une forme de scoutisme excentrique, plutôt ridicule – et assez inoffensif. Dans November Days, l’idée d’une menace du néonazisme sur l’Allemagne, avancée par beaucoup avec la chute du mur, ne semble pas sérieuse. Elle semble même écartée : la Némésis est en culottes courtes. Pour le moyen terme tout au moins, saluons cette clairvoyance. La même acuité est à l’oeuvre dans la longue interview que le cinéaste obtient de Markus Wolf, général de la Stasi à la retraite, espion numéro un de la RDA pendant une trentaine d’années – et qui a, entre autres, inspiré à John Le Carré le personnage de Karla, ennemi juré de Smiley dans plusieurs livres des années soixante-dix et quatre-vingt. Là encore, la comparaison avec le national-socialisme est incontournable : M.O. - « Quand vous me dites, nous ne faisions que de la défense et nous n’avions rien à voir avec la répression, ça me rappelle un peu le système de défense de Barbie à Lyon, excusez-moi ! M.W. - Non, non, ne vous excusez pas, je dois pouvoir faire face à des questions de ce genre. Mais dans le cas de Barbie, on a prouvé qu’il était lié à l’arrestation et au destin de personnes qui ont trouvé la mort. Quant à moi, je peux dire que ni moi, ni mon service n’avons causé la mort de qui que ce soit. » Après l’entrée en matière que nous venons de citer, Ophuls file le rapprochement avec la période nazie, en utilisant notamment des extraits savoureux du film de Lubitsch To be or not to be, qui montrent des nazis incompétents et bureaucratiques. Le tissage entre les images de Lubitsch et le portrait de Wolf se resserre et atteint la même densité que le passage consacré à la trahison d’Honecker illustré avec les images de Julius Caesar. Ainsi, lorsque Wolf confesse : « Je dirais sans doute que j’ai une certaine naïveté, ce qui vous fera sans doute rire… », Ophuls insère trois plans très brefs des rires de Schabowski, Krenz et du colonel Erhardt, un personnage de nazi désopilant du film de Lubitsch. Les tyrans d’opérette se donnent soudain la main, entre rêve hollywoodien et triste réalité allemande. Comme dans la 177 séance avec le jeune néonazi et la chanson de Sigismund, la circularité entre les références employées fonctionne parfaitement. Notons toutefois que l’Allemagne de l’Est n’est pas assimilée sérieusement à la tyrannie nazie : Ophuls ne sera pas un adepte de la vision totalitariste de l’histoire et du comparatisme libéral qui a émergé dans les années quatre-vingt-dix et qui a, peu ou prou, abouti à la conclusion que les crimes commis au nom du Socialisme dans la sphère d’influence soviétique ont excédé les crimes raciaux et politiques perpétrés, dans la paix et dans la guerre, par les nazis… On peut apprécier cette nuance d’appréciation lorsque Thomas Montag ajoute un commentaire déterminant à l’entretien d’Ophuls avec Krenz : M.O. - « Y a t-il eu un seul moment où ce n’était pas un Etat policier ? E.K. - Ce qui était mauvais pour les gens… M.O. - Y a t-il eu un seul moment où ce n’était pas un Etat policier ? E.K. - Cet Etat n’a pas été fondé comme un Etat policier. Cet Etat a été fondé comme une tentative de réponse à la société bourgeoise. Et cette tentative a échoué entre autres parce que la Stasi est devenue un Etat dans l’Etat. T.M. - En RDA, il n’aurait pas pu arriver ce qui arrivait souvent sous le Troisième Reich, que trois jours après votre arrestation, vos cendres arrivaient chez vous. » Ainsi, cette relation suggérée à plusieurs reprises par Ophuls entre les méthodes coercitives de la Stasi et les usages nazis n’est pas seulement de nature idéologique ou symbolique : tout cela s’est passé au même endroit et les clandestins d’hier sont devenus les maîtres d’aujourd’hui. Wolf s’est forgé dans la lutte anti-nazie, et cela vaut aussi pour Honecker comme le rappelle justement Egon Krenz. Cette double relation de la RDA au Reich hitlérien cristallise à travers ces quelques portraits l’histoire de l’Allemagne même. Et par extension, l’histoire du cinéaste. Cette dimension supérieure nous est révélée par une magnifique brèche dans le récit documentaire, qui permet à Ophuls de revenir d’un coup comme personnage au centre de l’échiquier. Le portrait de Wolf comme rouage essentiel d’un système tyrannique est d’abord renforcé par des témoignages complémentaires. Celui d’Heiner Müller, à qui le cinéaste demande ingénument : « Comment peut-on croire avec le moindre bon sens ce qu’il nous raconte là ? » L’écrivain rétorque : « Je ne crois pas que quiconque ayant le moindre bon sens puisse faire un travail dans ce domaine pendant des années, sinon on ne tient pas le 178 coup. ». Autre témoignage, celui de Werner Fischer, membre du comité civique contre la Stasi : « Markus Wolf est un agent secret de classe mondiale. Ce que je sais de ces gens, c’est qu’ils savent parfaitement rompre avec leur passé dès que ça leur convient. Mais ça, un homme de la carrure de Markus Wolf ne sera jamais capable de le faire. » Puis, graduellement, Wolf se révèle lui-même, notamment par des anecdotes qui rentrent en correspondance étroite avec le témoignage de Müller sur l’utilisation des femmes dans le système de contrôle des individus : « Un jeune homme qui nous intéressait beaucoup était passé de l’autre côté. Et nous lui avons envoyé une femme très séduisante, il s’est amusé avec elle et ce sont eux qui nous ont apporté les photos compromettantes que nous étions censés faire, pour nous montrer comme ça avait été bien. » Et soudain, nous revenons au présent. Ophuls demande à l’ancien espion en faisant référence aux inculpations dont il a été l’objet dans les semaines qui ont suivi la chute du mur : M.O. - « Allez-vous vous livrer ? C’est une question assez urgente car ce sont peut-être les derniers jours que vous passez ici au soleil… M.W. - Ou les derniers mois… Je ne me livrerai pas. Je n’irai pas à Karlsruhe dès le premier jour pour dire : Me voilà ! mais je serai ici ou dans notre appartement à Berlin. Depuis notre enfance, je me suis toujours senti allemand et mon père aussi, je crois. M.O. - Tout à coup en vous écoutant, je me dis : « Bon Dieu, Marcel, quelle chance tu as eu, car je crois bien que dans les années vingt ou trente nos pères avaient les mêmes opinions à peu près, qui n’était pas de gauche sous Weimar ? Qui n’était pas communiste ? Et je me dis : Bon Dieu, quelle chance tu as eu que le cinéaste Max Ophuls émigre avec sa famille vers l’ouest et non vers l’est. Quelle chance qu’il ait choisi l’Occident… M.W. - Oui sûrement… » Cet échange est illustré par un cliché du dramaturge Friedrich Wolf et des images du jeune Max Ophuls sous Weimar puis des photographies de tournage montrant le cinéaste à Hollywood. Ces images sont elles-mêmes accompagnées par la musique écrite par Victor Schertzinger pour The Love Parade, d’Ernst Lubitsch, qui fait d’un coup gonfler 179 émotionnellement la séquence. Il s’agit d’un moment de pure grâce, de magie hollywoodienne, d’un geste de mise en scène à la fois audacieux et simplissime. Tout le génie d’Ophuls se retrouve dans l’hétérogénéité de cette petite brèche qui dénature d’un coup le portrait de Wolf et transforme ce paisible fonctionnaire en cynique bureaucrate du crime, par le renvoi à la singularité des destins et des clivages qui ont fondé l’Allemagne d’après 1933. Subitement, le rapport entre les deux hommes, dont les pères se sont en effet fréquentés, devient limpide : deux fils d’intellectuels de Weimar, Juifs Allemands et nés à quelques années d’écart, l’un est devenu cinéaste et l’autre a dirigé de 1956 à 1986, le service des renseignements extérieurs de la Stasi. Ophuls rencontre un double de l’ombre. Derrière ces deux hommes apparaît la silhouette de leurs deux pères, l’un esthète communisant ayant rapidement perdu ses illusions sur le modèle soviétique, l’autre, marxiste convaincu, parti lutter en Espagne, arrêté par les fascistes, interné dans un camp français mais qui a réussi à regagner Moscou, pour devenir après-guerre un gardien de l’orthodoxie communiste et le premier ambassadeur de RDA en Pologne. Ces destins croisés montrent s’il en était besoin l’exceptionnelle légitimité d’Ophuls pour conduire cette enquête et, notons le au passage, le flair extraordinaire de la BBC. Une fois de plus, la petite histoire des Ophuls entre en correspondance avec la grande histoire du XXe siècle. C’est également ce que montre l’interview de la fille de Bertold Brecht, Barbara BrechtSchall, que le cinéaste a connu pendant son adolescence, lorsque ses parents fréquentaient la colonie allemande d’Hollywood. Dès le début de l’entretien, Ophuls rappelle à son interlocutrice les rapports ambivalents, parfois haineux, entretenus par Bertold Brecht avec l’Allemagne (évoqués par la veuve de Fritz Kortner dans The Memory of Justice), rapports qui avaient valu à Hilde Wall-Ophuls d’être mise à la porte par Brecht lors d’une soirée. Egérie du pouvoir central est-allemand en tant que fille de son père, Barbara Brecht n’est donc pas une inconnue pour Ophuls, qui se fait un malin plaisir de la piéger en lui demandant, avec son habituel air de ne pas y toucher : « Il n’y avait pas de soirées au Berliner Ensemble, de dîners, des buffets, ce genre de choses… » Et l’Apparatchik de répondre sans ciller : « Non, non… », alors que défilent sous les yeux du spectateur des images d’archives la montrant aux côtés d’Honecker et d’autres huiles du régime dans de grands galas officiels… Plus significative est la question posée par la dernière partie du film : quel chemin doit prendre le nouvel ensemble ? La ruée des Allemands originaires de l’Est vers les banques ouest-allemandes répond aux images de la foule du 9 novembre. De même que dans une séquence précédente, les Berlinois se sont rendus dans les postes douaniers au rythme des 180 coups de tampon du film Der Hauptmann von Köpenick de Richard Oswald (1931), Ophuls les montre maintenant dans les antichambres du capitalisme, au son de la ritournelle acide du film Cabaret Money makes the world go round chanté par Liza Minnelli et Joel Grey : la réunification se fera sous le signe du Deutsch Mark. Le roi Dollar veille sur l’expansion mondiale de la démocratie. Cette idée d’une résistance nécessaire au capitalisme débridé (qui deviendra une des préoccupations d’Ophuls dans les années qui suivent, au point qu’il envisagera à la fin des années quatre-vingt-dix d’adapter l’ouvrage de Viviane Forrester L’horreur économique118) n’est pas tout à fait celle du cinéaste lorsqu’il commence son film. Pourtant, la dernière partie du récit lui est consacrée : November Days commence dans la liesse de la chute du mur et finit avec un couple un peu esseulé de Berlinois qui déclare avoir plutôt peur de l’avenir. Et même si (c’est la conclusion qu’ils donnent au film), « on se sent plus libre, on peut dire ce qu’on veut au café, au restaurant, on n’est pas obligé de se demander s’il n’y a pas quelqu’un derrière vous qui vous écoute… », la question de la survie matérielle de ces fragiles nouveaux Allemands est posée. Trois entretiens suggèrent cette critique : le premier avec Walter Monper, maire de Berlin, qui a accordé à la firme Mercedes le réaménagement de la Potsdamer Platz et à qui Ophuls chante une rengaine du vieux Berlin. François Niney déclare au sujet de ce passage119 : « Marcel se met à lui chanter une romance populaire des vieux cafés disparus, dont la convivialité ne semble guère au programme du nouveau plan d’urbanisme. Intempestive, la chanson berlinoise fait l’effet d’une étincelle entre deux mondes (l’entre-deux-guerres et l’après-guerre-froide), d’un court-circuit dans les conventions de l’homme d’affaires à l’écran et dans l’imagination du spectateur. » Deuxième étape : l’interview de Kurt Masur, le célèbre chef d’orchestre est-allemand, qui a longtemps travaillé à Dresde dont il dirigeait le prestigieux orchestre symphonique. Cet entretien a marqué les esprits lors de la diffusion du film car le grand musicien s’est mis tout d’un coup à houspiller Ophuls. Alors que celui-ci lui demande s’il ne regrette pas d’avoir signé l’appel de Christa Wolf, intellectuelle est-allemande féministe et réformatrice qui fin 118 Cf. Viviane FORRESTER, L’horreur économique, Paris, Fayard, 1996 François NINEY, L’histoire peut-elle se répéter ?, dans Images documentaires, N° 18-19, 3ème et 4ème trimestre 1994, p 58. 119 181 1989 lance un appel à ses compatriotes pour conserver le régime de la RDA au nom de la survie des utopies socialistes, Masur se met à hésiter, pour finalement lancer qu’il n’a pas signé cet appel. Puis, alors qu’Ophuls évoque l’amélioration à venir des conditions de vie des Allemands de l’Est, il se drape dans sa dignité en tonnant avec grandiloquence : « Mais les gens ont aussi une âme ! » La suite de l’interview tourne au vinaigre, vinaigre agrémenté d’un lapsus : - M.O. - « Ce que j’aimerais savoir, c’est si vous vous sentez trahi par les hommes bananes, ces gens qui se sont précipités vers l’Ouest et qui ont voté pour une Allemagne unie, qu’en pensez vous ? - K.M. - Je ne vous le dirai pas, c’est clair ? Parce que vous n’avez pas le droit de répondre à ce genre de question ! - M.O. - De poser ce genre de question… - K.M. - De poser ce genre de question ! Vous n’étiez pas là, vous cherchez un scoop et puis c’est tout ! » Marcel Ophuls croit connaître les raisons de cette soudaine agressivité 120: « Au moment de l’interview, Masur avait déjà signé un contrat avec l’Orchestre philarmonique de New York ! C’est pourquoi ses déclarations sur la préservation des âmes des Allemands de l’Est me semblent quelque peu suspectes, voire ridicules… » Dernier témoignage : celui de Bärbel Bohley, opposante et activiste pacifiste, consacrée mère de la Révolution fin 1989 et porte-parole des idéalistes qui regrettent que quarante ans de socialisme soient passés par pertes et profits. C’est pratiquement elle qui conclut le film, à l’occasion d’un échange intense et amical avec le réalisateur : - B.B. - « Brusquement, l’argent est devenu synonyme de liberté. Et si c’est ça, les habitants de la RDA s’en sortent avec trop peu de liberté. Ils gagneront beaucoup moins, ils devront beaucoup plus travailler. En fin de compte, ils devront payer la reconstruction de la RDA, personne ne le fera à leur place. 120 Marcel OPHULS, conversation avec l’auteur 182 Et il faudra changer toute notre manière de penser. Et vous, qu’est-ce que vous pensez de ce qui se passe ici ? - M.O. - Vous voulez vraiment le savoir ? Je pense que les Allemands ont le même droit à l’autodétermination que les autres peuples. Et je n’en reviens pas que le mur soit tombé, je trouve ça tellement formidable que je ne comprends pas toutes ces autres inquiétudes, y compris la vôtre. - B.B. - Le mur a été un peu repoussé mais il n’a pas disparu… - M.O. - Que voulez-vous dire ? - B.B. - Ce qui était propriété d’Etat a disparu et c’est l’homme de la rue qui reste les mains vides. Ca m’attriste parce que pendant quarante ans, il s’est donné du mal pour s’en sortir. » L’incapacité des deux interlocuteurs à envisager l’avenir de ce pays à l’unisson remonte là encore à l’américanisation de Marcel Ophuls : sa foi dans la démocratie ne lui permet pas de douter de l’extraordinaire chance que constitue cette évolution pour l’Allemagne, un pays dont il sait trop bien qu’il n’a jamais connu, dans sa forme moderne et dans ses frontières de 1919, qu’une dizaine d’années de paix civile. Il ne peut admettre l’idée que ces quarante années de dictature lugubre et de surveillance policière puissent correspondre à une expérience positive, même pour une poignée d’intellectuels courageux mais aveuglés. Cet ennemi de tous les dogmatismes ne peut comprendre ni les inquiétudes matérielles des uns, ni la nostalgie cauteleuse des autres. Dans son assentiment au modèle en voie de domination, le cinéaste a posé de nouveaux jalons critiques. Il pointe notamment les inégalités consubstantielles au néo-libéralisme qui se profile à l’horizon, en montrant l’état de délabrement spirituel qu’il peut impliquer. Il montre également la défiance qu’inspire le changement de régime aux Allemands de l’Est, défiance qui jalonne les Révolutions des années 1989-90 à l’Est et qui culminent avec le cas de la Roumanie. C’est ce que remarque certains critiques lors de la diffusion du film à la télévision 121: «En combinant ce qu’il décrit lui-même comme son « sarcasme investigateur » à sa compassion sincère, il passe en revue la chute de l’Allemagne de l’Est, de 121 Cf. Kevin THOMAS, November Days, Los Angeles Times, 15/06/1992 183 l’euphorie provoquée par l’écroulement du Mur de Berlin au climat d’incertitude qui en a découlé. Ce que Ophuls révèle est la profondeur de l’amertume ressentie par le citoyen moyen d’Allemagne de l’Est qui se sent trahi par l’élite intellectuelle et politique, la classe privilégiée du pays.» Un autre jalon critique apparaît en début de film, lors d’une brève introduction montrant les journalistes qui attendent l’avion de Gorbatchev - puis dans la séquence construite sur les archives de la BBC. Les marques de connivence des journalistes avec Erich Honecker, puis les mécanismes du reportage anglais dans la ferveur de l’ouverture des frontières orientent notre regard en direction des productions médiatiques. Et si, dans ce monde désormais libre, dans cette Europe réunifiée, la question des médias n’était pas une des plus urgentes ? Ophuls semble déjà pressentir que la nature de ce nouveau monde sera déterminée par la forme de ses actualités, la servilité ou non de ses journalistes envers les pouvoirs et ceux qui les incarnent, leur résistance ou non envers les nouvelles formes d’absolutisme. Les faux charniers de Timisoara et les prémisses de la guerre du Golfe ont montré, alors même que November Days était en chantier, que la paix globalisée reposerait sur la maîtrise des conditions de production et de diffusion de l’information. La belle nuit de novembre 1989 paraît bien loin lorsqu’un an plus tard, l'ONU vote une résolution historique : le Conseil de sécurité adresse un ultimatum à l'Irak, stipulant que Saddam Hussein doit rappeler ses troupes du Koweït avant le 15 janvier 1991 minuit... Dès lors, le regard d’Ophuls se tourne vers Riyad, où les correspondants de guerre attendent patiemment, dans de grands hôtels, l’explosion d’un conflit imminent et programmé, tellement inégal qu’il ne présente aucune incertitude. Il imagine qu’un film montrant ces professionnels de l’information au repos dans des chaises longues illustrerait assez bien les contradictions de la société contemporaine. Il ne sait pas encore que c’est dans la neige et dans la boue des Balkans que sa recherche de vérité et son oeuvre cinématographique trouveront un épilogue commun. 184 Chapitre 5 La télévision ce sera mieux… « Or, Messieurs la comédie Que l’on juge en cet instant, Sauf erreur, nous peint la vie Du bon peuple qui l’entend. Qu’on l’opprime, il peste, il crie, Il s’agite en cent façons, Tout finit par des chansons... » Beaumarchais, La folle journée ou le Mariage de Figaro, 1778 185 186 Pour la première fois depuis The Memory of Justice, l’idée est de lui : un film sur les correspondants de guerre, qui montrerait les paradoxes d’une information de terrain, à l’heure du journalisme de courtisanerie, du politiquement correct et de l’hyperpuissance américaine. Ce sera Veillées d’armes, un témoignage qui, même avec un faible recul apparaît déjà comme le document de référence sur les processus de communication à la fin du XXe siècle, juste avant l’émergence des technologies numériques. Grandeur et servitude du journalisme de guerre avant la globalisation. Au début des années quatre-vingt-dix, Marcel Ophuls est très proche du cinéaste Bertrand Tavernier. Il partage avec lui un amour sans limites du cinéma hollywoodien, un ancrage dans la gauche non communiste qui n’est pas remis en question par une franche détestation du pouvoir mitterrandien de l’époque, une conception singulière de leur rôle de cinéaste, qu’ils considèrent tous deux comme celui d’un intellectuel engagé mais obéissant avant tout au principe de plaisir. Tant de points communs consacrent une amitié née à la fin des années soixante-dix : Tavernier a activement soutenu Ophuls contre Harris et Sédouy au nom du respect du droit des auteurs, cause suprême pour laquelle ils ont vaillamment milité. Leur relation passe également par l’enquête sur Klaus Barbie via René Tavernier et se prolonge au début des années quatre-vingt-dix par un activisme commun au service de différentes causes, dont la lutte contre la crétinisation massive du public par la télévision n’est pas la moindre122. C’est le livre de Phillip Knightley The First Casualty : The War Correspondent as Hero, Propagandist and Myth-Maker 123, paru en 1975, qui entraîne Ophuls vers cette problématique. Ce livre joue le même rôle dans le déclenchement de cette aventure que celui de Telford Taylor Nuremberg and Vietnam : An American Tragedy dans The Memory of Justice. La guerre du Golfe, solution programmée d’une crise déclenchée par Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes le 2 août 1990, ne laisse aucune chance au cinéaste : le déséquilibre des forces entraîne un règlement rapide du conflit, qui se termine au printemps 1991. Mais aux confins de l’Europe, dans les Balkans, se déroule une terrible guerre civile, en Croatie (1991) puis en Bosnie-Herzégovine (1992). Très vite, devant la cruauté des crimes 122 Cette proximité avec Bertrand Tavernier se traduit en mai 1992 par une rétrospective des films d’Ophuls à l’Institut Lumière de Lyon, institution présidée par le cinéaste d’origine lyonnaise. 123 Phillip KNIGHTLEY, The First Casualty : The War Correspondent as Hero, Propagandist and Myth-Maker from the Crimea to Vietnam, Andre Deutch Ltd.,1975 187 raciaux provoqués par les ultra-nationalistes serbes du Président Milosevic à l’encontre des Musulmans de Bosnie, de nombreux intellectuels français se mobilisent, sous la houlette d’Alain Finkielkraut et de Bernard-Henri Levy. Pour nombre d’entre eux, la référence principale est naturellement celle des camps et de la barbarie nazie : André Glucksmann dénonce un Pearl Harbour moral124, Pascal Bruckner lance : Plus jamais ça ! Finkielkraut évoque tout à la fois l’injonction de Buchenwald 126 e 125 et 127 et l’inutilité du XX siècle . La référence s’étend au combat antifasciste des Républicains espagnols : Annie Lebrun déclare que Guernica s’appelle aujourd’hui Vukovar128 et Finkielkraut accuse le Président François Mitterrand, qui louvoie pour éviter de condamner les Serbes, « de renouer avec la glorieuse non-intervention pratiquée par Léon Blum qui ouvrit Madrid à Franco et précipita les catastrophes en chaîne. 129» Ces rapprochements résonnent également dans l’oreille avertie de Marcel Ophuls, qui vit à cette époque une période de relative intégration dans l’intelligentsia parisienne. Il vient d’obtenir avec la diffusion de November Days dans l’émission Océaniques un beau succès d’estime. Par ailleurs, le crépuscule du mitterrandisme a commencé : il n’est pas encore question de René Bousquet et de Vichy mais le climat de corruption et de cynisme des années Tapie confirme les convictions déjà anciennes d’Ophuls sur le Président socialiste. Le cinéaste accompagne donc Alain Finkielkraut dans son combat contre l’indifférence et le relativisme coupables des élites européennes. Ophuls admire beaucoup l’œuvre critique de Finkielkraut depuis la lecture de son ouvrage La défaite de la pensée, parue en 1987 (Finkielkraut intervient d’ailleurs brièvement dans Hotel Terminus). Il influence aussi Ophuls avec son ouvrage paru en 1992 Comment peut-on être Croate ?, dans lequel il défend le droit à l’autodétermination de la petite Croatie face à la Grande Serbie du Président Milosevic. Il s’en prend également au cinéaste Emir Kusturica lorsque celui-ci reçoit la Palme d’or au Festival de Cannes en 1995 pour son film Underground 130 (Finkielkraut doit admettre peu après avoir critiqué le film sans l’avoir vu131). 124 Cf. André GLUCKSMANN, Un Pearl Harbour moral, dans Le Monde 12/12/1991 Cf. Pascal BRUCKNER, Survivrons-nous à la Yougoslavie ? dans Le Monde 28/05/1992 126 CF. Alain FINKIELKRAUT, L’injonction de Buchenwald, dans Le Monde 15/12/1993 127 CF. Alain FINKIELKRAUT, L’inutilité du XXe siècle, dans Le Monde 18/03/1993 128 Cf. Annie LE BRUN, Guernica s’appelle aujourd’hui Vukovar, dans Libération, 13/11/1991 129 Cf. André GLUCKSMANN, Un Pearl Harbour moral, dans Le Monde 12/12/1991 130 Cf. Alain FINKIELKRAUT, L'imposture Kusturica dans Le Monde, 02/06/1995 131 Cf. Alain FINKIELKRAUT, La propagande onirique d'Emir Kusturica dans Libération, 30/10/1995 125 188 Ophuls n’estime pas beaucoup non plus les films du réalisateur serbe, qu’il qualifie de kitsch tout feu tout flammes, mâtiné de fanfares stupides et d’orgies sexuelles132. Il s’oppose violemment aux complaisances entretenues par les intellectuels proserbes, à commencer par le dramaturge et écrivain autrichien Peter Handke. Il publie ainsi, en France et en Allemagne, de nombreux articles dénonciateurs, qui montrent bien qu’il a repris une place importante comme figure de cinéaste engagé à cette époque. Veillées d’armes, histoire du journalisme en temps de guerre (1994) Le cinéaste veut donner une équivalence cinématographique à cette analyse critique de la modernité, en apportant à son projet initial sur les correspondants de guerre l’éclairage cru de la compromission occidentale face à la politique d’épuration ethnique133. Tavernier accepte d’aider Ophuls à trouver des financements pour la réalisation de ce projet il n’est alors pas question que sa société de production Little Bear y participe. Bertrand Tavernier a déjà beaucoup œuvré pour promouvoir les films de son ami, reprenant un peu les efforts de François Truffaut au début des années soixante – mais avec aussi peu de succès. Et d’ailleurs, lorsque les possibles producteurs et diffuseurs se défilent les uns après les autres et que le projet échoit à Little Bear, Tavernier tire une certaine fierté d’être le premier producteur français à faire travailler Ophuls depuis plus de vingt ans, comme le montre cette lettre adressée au cinéaste, que ce dernier a voulu afficher lors de la sortie du film : « Cher Marcel, je sors de la projection de Veillées d’armes et j’ai tout de suite eu envie de t’écrire. Pour te dire mon émotion, mon admiration, mon enthousiasme. Ma fierté aussi d’avoir avec Fred Bourboulon produit ce film. Produit ton premier film français depuis Le chagrin et la pitié. Je trouvais honteux qu’un cinéaste français de ton envergure soit marginalisé dans son propre pays et ne trouve un financement qu’à l’étranger, après des dizaines de prix, un Oscar et une nomination. Cela faisait des années que je me battais en essayant de vendre sans succès l’admirable Memory of Justice au service public, en organisant une rétrospective à l’Institut Lumière. Là, j’ai fait un pas de plus. » 132 Marcel OPHULS, Die Wut, Basler Zeitung, 20/06/1996 Les intentions d’Ophuls à ce sujet figurent dans le cinquième et dernier volet de l’importante série d’entretiens conduite par Antoine Spire dans son émission A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui diffusée sur France Culture, entre le 26 et le 30 avril 1993. 133 189 Malheureusement, cette idylle ne résiste pas à l’épreuve du feu. L’état de révolte et de colère que la situation de l’Ex-Yougoslavie inspire à Ophuls, son expérience d’un tournage tout de même assez difficile et dangereux (six voyages à Sarajevo)134, les incompréhensions répétées avec ses partenaires finissent par s’amalgamer et retombent sur Tavernier comme une averse de grêle : pendant le montage du film et surtout pendant sa distribution, les deux hommes vivent un enfer, largement dû aux caprices du cinéaste, qui multiplie en particulier les altercations avec Frédéric Bourboulon, cheville ouvrière de Little Bear, qui devient son souffre-douleur. Les algarades entre le cinéaste et son producteur montente encore d’un cran lorsque Bertrand Tavernier part tourner Capitaine Conan (1996) en Roumanie. Lorsqu’Ophuls essaie d’attirer l’attention de son ami sur les problèmes qu’il rencontre avec Bourboulon, il est accusé de vouloir dresser les deux associés l’un contre l’autre. Jean-Claude Raspiengeas, biographe de Bertrand Tavernier, a donné une vision particulièrement apocalyptique de cette période 135 : « Au fil des mois, leur collaboration devient un cauchemar, nourri des humeurs du documentariste qui « n’aime pas les producteurs », persuadé qu’ils ont causé la perte de son père et s’acharne depuis toujours à leur rendre la vie impossible. Cela, Tavernier ne pouvait l’ignorer mais le projet le séduisait et la cause valait bien de passer outre quelques désagréments prévisibles. Pourtant prévenue, mise en garde par d’anciens associés du réalisateur, l’équipe de Little Bear ne s’est pas assez méfiée. En effet, qui pouvait imaginer le pilonnage délirant auquel le documentariste allait soumettre ses bailleurs de fonds ? Frédéric Bourboulon sombre dans une dépression. On le surprend un soir, pleurant dans son bureau, terrassé par son adversaire de l’ombre. « Ophuls est arrivé à la fin de la période où on faisait tout par passion, sans excès de rigueur, explique-t-il. On était fragilisé et lui enfonçait le coin. » Lorsqu’en décembre 1994, Veillée d’armes – film fleuve de quatre heures en deux parties – sort en salles, les relations s’enveniment. Les dépassements et les exigences de Marcel Ophuls menacent l’existence de Little Bear qui sort de cette aventure exsangue, avec une trésorerie dramatiquement à sec. Pour éviter la faillite, Tavernier gèle ses droits d’auteur sur L.627, se trouve à deux doigts de vendre le stock de Little Bear et de céder les 134 135 Cf. Marcel OPHULS, De Neuilly à Sarajevo, dans Positif, n° 386, avril 1993 Cf. Jean-Claude RASPIENGEAS, Bertrand Tavernier, Paris, 2001, Flammarion, p. 436. 190 droits de ses films. Marcel Ophuls, lui, ne veut rien savoir. Il inonde de fax orduriers ses deux coproducteurs. Insultes, injures, diatribes, anathèmes, menaces de procès constituent l’arsenal ordinaire de cet artilleur paranoïaque qui tire à boulets rouges et sans discernement sur son propre quartier général. Sous ce feu nourri, Bertrand Tavernier persiste à vanter l’œuvre et à trouver des circonstances atténuantes à son « protégé ». Il pense qu’il a besoin de ce type d’excès pour accoucher. « Seuls comptent la beauté de ses films, leur passion, leur force, leur engagement. » Sa mansuétude ne le préserve d’aucune attaque, car, vibrant, Marcel Ophuls l’est au point de tout confondre. » Lors de la publication de ces lignes au printemps 2001, Ophuls a envoyé à Jean-Claude Raspiengeas un de ses fameux fax, qu’il a également adressé à plusieurs membres éminents de la critique parisienne. Tout comme la biographie de Tavernier, ce texte montre bien que la violence et l’incompréhension qui ont marqué les rapports entre le cinéaste et la maison de production n’ont pas été entamées par le passage des années 136: « Je trouve que Jean-Claude Raspiengeas a tout à fait raison de mettre l’accent sur la très grande générosité de Bertrand à mon égard bien sûr, mais à bien d’autres égards aussi. En fait, toute l’œuvre de fiction de Tavernier, pour laquelle je continue d’éprouver une immense estime, est fondée sur cette très grande qualité humaine. La critique que fait Raspiengeas de mon film Veillées d’armes est non seulement élogieuse mais fort bien écrite. Par contre, il est évident qu’un véritable biographe doit faire en partie un travail de journaliste. Un journaliste est-il autorisé à ne s’adresser qu’à une seule partie lorsqu’il rend compte d’un litige resté jusque-là confidentiel ? Ordurier, artilleur paranoïaque ? D’où me viennent ces injures ? Ou bien le biographe a eu accès à la totalité de ma correspondance avec Little Bear et cela sans mon autorisation. Ce serait de la part de Bertrand une indiscrétion coupable. Ou bien ce journaliste ne se fonde que sur les opinions de Bertrand et de son factotum, auquel cas il ne s’agit que de très mauvais journalisme voire de complicité avec les pouvoirs (du cinéma) en place. Pouah ! Il paraît que je n’aime pas les producteurs et que je m’acharne depuis toujours à leur rendre la vie impossible. Là encore, il s’agit de ragots 136 Marcel OPHULS, fax daté du 24 juillet 2001, envoyé à l’auteur 191 colportés, glanés un peu n’importe où. S’il avait écrit que je n’aime pas les producteurs français, là certes, je ne l’aurais pas contredit. En effet, je les méprise tous, ces mondains-mendiants assistés, retourneurs de veste professionnels, ces lèche-bottes de n’importe quel pouvoir en place, ces dilettantes courtisans, paresseux, opportunistes, aujourd’hui comme sous l’Occupation, qui refusaient depuis trente ans de me laisser travailler par crainte d’offenser Simone Veil ou le regretté Président Mitterrand ou les nombreux amis d’Harris et de Sédouy. Les exceptions à ce mépris fondamental sont comme par hasard des Juifs – et handicap supplémentaire, ils sont tous morts : Pierre Braunberger, Anatole Dauman, Henry Deutschmeister… Mais qu’est-ce qui peut faire croire à notre cher biographe que j’aurais dédaigné travailler avec le merveilleux Arthur Freed ou le formidable John Houseman ou même avec l’affreux Harry Cohn ? Foutaises minables, nombrilisme sinistrement franchouillard que tout cela ! En France, malheureusement, les capitaines d’industrie, au cinéma comme à la télé, sont des nullités parasitaires. Pourtant prévenue par d’anciens associés du réalisateur ? Ah bon, Raspiengeas aurait peutêtre pu avoir l’honnêteté de nous informer sur l’identité de ces anciens associés... S’agirait-il par hasard d’Harris et de Sédouy, contre lesquels pendant vingt ans, j’ai été obligé de défendre ma peau pour récupérer la paternité de mon film ? Ou alors Lord David Puttnam, responsable de m’avoir viré de mon film sur les procès de Nuremberg à la veille des mixages pour pouvoir mettre sur le même pied le génocide nazi avec les crimes commis au Vietnam ? Des noms, bon sang de merde, des noms ! Au fait, Veillées d’armes s’écrit au pluriel. C’est inscrit sur le générique, dans la presse, sur les affiches de l’époque, oh, biographe journaliste de mes fesses ! M. Raspiengeas sait-il qu’une fois le film sorti, Little Bear a refusé d’investir un seul centime dans sa publicité, même pas pour financer une page dans Pariscope, citant des critiques élogieuses de Frodon, de Remy ou de Lefort ? Il est vrai que Bertrand déteste au moins deux de ces critiques là, fallait que mon film en pâtisse ? Générosité de Bertrand ? Oui, je n’en disconviens pas et ma reconnaissance lui est totalement acquise. MANSUETUDE ? Ce mot me donne envie de dégueuler ! » L’échec public du film, qui n’a tenu que quelques semaines en salles malgré des critiques en effet dithyrambiques, a porté cet affrontement à son paroxysme. Ophuls avait déjà annulé au 192 dernier moment sa participation à la projection organisée le 23 mai 1994 au Festival de Cannes. Il reproche ensuite à l’équipe de Little Bear de n’avoir tiré que quatre copies du film. Il conteste également l’idée de le sortir au Max Linder et fulmine lorsqu’on le retire de l’affiche prématurément, sans lui laisser la chance de gagner progressivement son public. Surtout, il se heurte au refus définitif de Tavernier de produire une troisième partie du film, pour laquelle il prétend avoir conservé de très bons passages. Il se répand dans la presse pour accabler ses producteurs, à qui il reproche à la fois leurs mauvaises intentions et de l’avoir abandonné. Ces imprécations finissent par constituer une critique globale du système audiovisuel français 137: « Si la censure est l’honneur maximal, je suis gâté puisque je n’arrive pas encore à terminer mon film, je n’arrive pas à faire passer la troisième partie ! Canal Plus – qui est quand même commanditaire du film – considère que deux soirées pour Ophuls, ça suffit. Ils ne se préoccupent pas le moins du monde du contenu. Alors que Moati et d’autres font autant de suites à leurs émissions qu’ils le désirent. Moi, comme le diraient Tavernier ou Philippe Noiret, « j’ai pas la carte ». J’ai dû repartir à Sarajevo à mes frais et il faudrait que j’investisse plus encore. En France, on ne considère pas que Marcel Ophuls doive avoir la possibilité, s’il le juge utile, de faire une troisième partie de son documentaire et d’avoir droit à un certain temps sur les antennes nationales. » Pendant les mois qui suivent, Marcel Ophuls espère toujours trouver le financement de cette troisième partie, mais le souvenir de ses démêlés avec Tavernier fait naturellement fuir tous les investisseurs possibles – et fait de Veillées d’armes, ce film à la fois très abouti et inachevé, la conclusion de son oeuvre. Peu à peu, ses relais dans le monde du cinéma français et de la critique parisienne se raréfient, même s'il continue à publier régulièrement des articles dans la presse, en France comme en Allemagne 138. Son installation dans le sud-ouest à la fin des années quatre-vingt-dix finit par matérialiser cet éloignement du monde professionnel. En 2000, un projet consacré aux nouvelles formes de fascisme en Europe fait long feu, suite aux réticences de Canal Plus de s’engager sur un format inhabituel de plusieurs heures, ce que 137 Marcel OPHULS, entretien avec Antoine SPIRE, Après les grands soirs, intellectuels et artistes face au politique, Collection Mutations, n° 165-166, Paris, Éditions Autrement, 1996, pp. 160-161. 138 En 1997, la majeure partie de ces articles est publiée en Allemagne sous le titre Widerreden und andere Liebeserklärungen (texte zu Kino und Politik), Editions Vorwerk 8, Berlin, 1997, 268 p. 193 réclame le cinéaste. Grâce à Francis Kandel, responsable éditorial de la chaîne Planète et admirateur passionné de son oeuvre, une rétrospective complète est organisée sur la télévision câblée au début de l’année 2002 (chaîne Planète pour l’œuvre documentaire, chaîne Ciné Classics pour l’œuvre de fiction). En mars et avril de la même année, c’est la Cinémathèque française qui programme une rétrospective Ophuls père et fils, à l’occasion du centenaire de la naissance du père. En 2005, un documentaire intitulé Marcel Ophuls : paroles et musique, réalisé par François Niney et Bernard Bloch, a été diffusé par la chaîne Ciné Classics139. Mais depuis la réalisation de Veillées d’armes, Marcel Ophuls n’a plus trouvé de travail. Il est aujourd’hui âgé de 80 ans et vit dans le Béarn. On peut donc considérer ce film comme son dernier. Il se compose de deux parties (premier voyage : 90 minutes, deuxième voyage : 135 minutes environ). Il est sorti en France le 23 novembre 1994. On peut schématiquement diviser Veillées d’armes en trois grands segments : la première est plutôt descriptive et traduit les sentiments du cinéaste face à la guerre (c’est le premier voyage) ; la deuxième partie est consacrée aux paradoxes du journalisme en temps de guerre et à la déontologie des professionnels de l’information ; la troisième partie revient sur les conditions de travail des reporters à Sarajevo et questionne le journalisme comme expression même du fonctionnement démocratique (le deuxième voyage). Ces trois parties s’interpénètrent et le film opère un harmonieux compromis entre la forme éclatée et vagabonde de The Memory of Justice et l’analyse rectiligne et méthodique d’Hotel Terminus. Mais plus que dans toutes les œuvres précédentes d’Ophuls, c’est le tissage entre lieux, temporalités, films de fiction et archives qui est remarquable. L’intertextualité, tentation stylistique d’Ophuls depuis la fin des années soixante, atteint ici son plus haut degré d’expression cinématographique. Cette intertextualité repose bien évidemment sur l’héritage des grandes œuvres de la littérature et du cinéma qui constituent l’arrière-plan culturel du cinéaste. L’ouverture du film est sur ce plan tout à fait magistrale : en moins de vingt minutes, Ophuls multiplie les références dans une construction à tiroirs placée sous l’éclairage d’une citation de Goethe tirée du Faust (Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de combats, tandis qu’au loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux…), version moderne de l’antique Suave, mari magno de Lucrèce. Après cette citation, Ophuls construit sans doute sa 139 Ce film a été diffusé en DVD en complément de Veillées d’armes (2006 - Arte Video). 194 plus forte scène d’exposition, comme si son imaginaire se déversait en désordre aux pieds du spectateur. Là encore, le chaos n’est qu’apparent et les citations s’entrecroisent. Woody Allen est convoqué à plusieurs reprises, dans un plaisant chassé-croisé avec les citations du Chagrin et la pitié dans Annie Hall. La reprise de l’ouverture de ce film de 1977 est intégrée dans l’ouverture gigogne de Veillées d’armes : M.O. (en plan serré) - « Je vais essayer de commencer ce film, comme il y a des années, mon bon ami Woody Allen a commencé Annie Hall, vous voyez, gros plan comme ça et on va essayer d’expliquer de quoi il va être question. » Woody Allen (plan d’ouverture de Annie Hall) - « C’est une vieille blague. Deux dames âgées sont dans une pension et l’une dit : La nourriture est infecte ici. L’autre dit : Oui et il y en a si peu. C’est comme ça que je vois la vie : pleine de solitude, de misère et de souffrance, de malheur et tellement trop courte. » Au début du second voyage, Ophuls reprend plus allusivement cette référence à Woody Allen, en se montrant sur fond de Grand canal vénitien en train d’improviser un commentaire d’ouverture, à l’image du cinéaste new-yorkais au début de Manhattan (1980), qui évoque la splendeur de New York en s’y reprenant à plusieurs reprises. Mais les considérations plutôt anecdotiques entrecoupées de banalités finissent par déboucher sur une profession de foi intellectuelle, par un de ces changements à vue très caractéristiques qui mélangent gravité et frivolité : « On est à Venise. On est sorti hier soir à la tombée de la nuit de l’exYougoslavie. On avait décidé, Pierre… Michel… de passer par Venise. Venise qui est aussi et d’une autre façon une ville mourante, d’une civilisation qui est peutêtre aussi mourante. Je recommence c’est très mauvais. On est le mardi 16 février et je fais ce qui en termes du métier s’appelle un plateau. C’est pas encore le printemps. Il fait froid de nouveau et hier soir à la télévision, on a vu que à Sarajevo, de nouveau, il neige. Je crois qu’on est ici pour des raisons pas très sérieuses, enfin en ce qui me concerne. Je voulais passer par Venise pour retrouver la vie. On est arrivé dans un taxi, là, dans un canal à côté. Nos affaires, on les a montées dans nos merveilleuses chambres, puis la place, il faisait froid sur la place, il y avait un orchestre. On a vu des gens comme ça, il faisait déjà nuit. Et puis après avoir 195 bien mangé, très bien mangé, formidablement bien mangé, je crois que nous avons tous pris des somnifères, comme nous avons fait quand nous étions à Sarajevo, on vient de se l’avouer dans le bar tout à l’heure. Alors le matin, on se retrouve à l’hôtel et on découvre qu’il y a eu, combien ? 300 morts, c’est ça. Morts de faim. On découvre la mort et on découvre que la vie est belle. Que cette ville est belle et qu’il faut lutter, je crois, pour préserver tout ça, pour essayer de tenir ce coup, avec nos amis, avec nos familles, avec ce monde. » Autre citation et non des moindres : Max Ophuls. Citation lointaine avec le tournage du Roi de Paris (1995) de Dominique Maillet, film marqué par l’influence de Max Ophuls et interprété par Philippe Noiret, avec lequel Ophuls évoque la triste actualité des Balkans et pose le parallélisme fondamental avec la situation de l’Europe des années trente : P.N. - J’ai lu énormément de choses sur la montée du nazisme, sur Vichy, sur tout ça, et j’en avais gardé un sentiment de nausée, de dégoût sur ce qui s’était passé, ce qu’on avait laissé faire. Donc, cette période que j’ai bien étudiée, pour essayer de comprendre ce qui nous était arrivé, à ma grande honte, je suis en train de vivre exactement la même chose avec la Yougoslavie... M.O. - On est tous déshonorés, non ? P.N. - Oui, absolument. Que ce qu’ont vécu nos parents, ce qu’ont vécu tous les gouvernants de l’époque... Et on dit, et on fait la même chose. Si on pousse un peu les choses, je crois qu’on aurait pu montrer les arrivées à Auschwitz ou ailleurs et on serait arrivé au même résultat. Je crois qu’on dit toujours que Si on avait vu, ça aurait changé quelque chose… P.N. et M.O. (à l’unisson) - Alors que maintenant on voit et ça ne change rien. Puis une citation directe de Max Ophuls, avec l’évocation du tournage de la séquence de l’assassinat de l’Archiduc François-Ferdinand dans De Mayerling à Sarajevo (1940), illustrée par l’extrait140. Dans le train qui le conduit de Paris à Munich, le cinéaste s’entretient avec le contrôleur : Le contrôleur - Vous vous appelez Ophuls. Ah mais c’est un nom connu ! 140 Dans la deuxième partie de Veillées d’armes, Lola Montes est également cité, pour illustrer la dimension spectaculaire et voyeuriste de l’information de guerre. 196 MO - C’était surtout mon père… Le contrôleur - Des films avec Brigitte Bardot… MO - Non, non… Le contrôleur - Attendez, Max Ophuls, c’était Max Ophuls ! M.O. - Oui, c’était mon papa, oui…ben, il faisait….Y’a eu un festival de lui sur FR3 récemment et il a fait un film qui s’appelle De Mayerling à Sarajevo. Justement, nous on va à Sarajevo… Le contrôleur - Ben dites donc, vous prenez des risques. » Cette intervention spontanée du contrôleur permet au cinéaste d’ajouter la mémoire vivante de Max Ophuls aux citations de ses films. Ce croisement resserré entre Woody Allen et Max Ophuls est fondamental car il condense la dimension testamentaire de ce film. Le double héritage du drame viennois et de l’humour juif new-yorkais se précipitent dans l’évocation du nazisme dont nous avons vu qu’elle était omniprésente dans les critiques relatives à la passivité des grandes démocraties face au nationalisme serbe : en passant fugitivement sur l’Europe post-guerre froide, l’ombre du compromis de Munich permet à Ophuls de boucler la boucle de son oeuvre. Car de Sarajevo à Sarajevo, le lien reste inexorablement le nationalisme. La haine d’Ophuls pour sa variante serbe découle directement de son expérience du nazisme. Si la presse anglo-saxonne de l’époque a volontiers tracé des parallèles avec les crimes génocidaires nazis141, les médias français s’en gardaient plutôt, dans la ligne du Quai d’Orsay. Ophuls souligne en permanence cette parenté par des remarques plus ou moins heureuses (C’est quand même plus confortable en wagon-lit qu’en wagon à bestiaux !) ou par de subtils renvois : Adolf Hitler dans son nid d’aigle annonce les Serbes positionnés sur les hauteurs de Pale, les Lebensborn142 longés par l’autoroute en Bavière rappellent la purification ethnique. Assis sur sa couchette, le cinéaste se lamente : «Nettoyage ethnique, ça rappelle bien des souvenirs. La gare de l’Est aussi. » Et revoilà la séquence, déjà présente dans Le chagrin et la pitié du voyage en Allemagne des vedettes du cinéma français de 1943. « L’histoire ne s’arrête jamais. » conclut Marcel Ophuls. 141 On se souvient par exemple des images de Trnopolje, camp serbe situé en Bosnie-Herzégovine, qui ont fait sensation en août 1992 car on y voyait des réfugiés amaigris apparemment emprisonnés, debout derrière des fils de fer barbelés, images reprises à la une du tabloïd anglais Daily Mirror, accompagné de gros titres à sensation : BELSEN ‘92 – The picture that shames the world – Horror of the new Holocaust… 142 Indissociables de la politique nazie de promotion des naissances et de purification du sang allemand, les Lebensborn (Source de vie) sont des centres de procréation et d’élevage humains fondés en décembre 1935 à l'initiative de Heinrich Himmler. 197 L’importance de cette partie introductive a été pointée par la critique lors de la sortie du film. Vincent Rémy indique ainsi dans Télérama 143: « Le sujet du film ? Il est là, dans cette séquence du train, justement, en apparence anecdotique et d’une richesse inouïe. Un vrai discours de la méthode. Que dit-elle, cette séquence ? Que la vie est dans l’art. Et réciproquement. En clair : on est en route pour Sarajevo, avec cette caméra qui tourne, pour y traquer « la vérité ». Voilà le sujet. Et la vérité, c’est aussi que moi, Marcel Ophuls, cinéaste, je suis un être de chair et de sang, avec mon passé, avec un papa que j’admire, un immense artiste qui m’a communiqué l’amour de la vie à travers le spectacle de l’image. » Ophuls fait ensuite référence au livre « The first Casualty of War», qui est illustré par un extrait du film de Michael Curtiz The charge of the Light Brigade (1938), montrant la fameuse charge qui a fait l’objet de récits douteux, comme le montre un film anglais contemporain de celui de Curtiz, The Four Feathers (1939) de Zoltan Korda – et comme le montrent justement les premières pages de l’ouvrage de Phillip Knightley. Ophuls enchaîne en livrant spontanément la problématique de son film, résumée en quelques mots : « C’est vraiment le boulot d’un journaliste de montrer contre la censure, contre le patriotisme, contre le chauvinisme, ce que la guerre est vraiment. » Des extraits de Duck Soup (1933) de Leo McCarey (grand film anti-fasciste des Marx Brothers) et de Patton (1970) de Franklin J. Schaffner, viennent conclure ce préambule. Notons au passage qu’il y a énormément d’extraits de film dans Veillées d’armes, plus que dans aucun autre film d’Ophuls, et les difficultés de financement rencontrées par Little Bear leur doivent beaucoup. Et tous les extraits ne sont pas aussi bien utilisés que Yankee Doodle Dandy dans la séquence de l’acteur cul-de-jatte : Witness for the Prosecution (1951) de Billy Wilder ou This Spanish Earth (1937) de Joris Ivens passent presque inaperçus. Plus loin, l’articulation entre Only Angels have Wings (1939) et His Girl Friday (1940) au sujet des femmes journalistes ne fonctionne pas formidablement, même si le machisme hawksien garde toute son actualité dans cette profession. 143 Vincent REMY, Veillées d’armes, dans Télérama, N° 2341, 23/11/1994 198 Poursuivant cette introduction parlée, Ophuls évoque les tirs de snipers qui visent les journalistes à Sarajevo et parle d’une « nouvelle forme de censure, peut-être la plus radicale, lorsque les journalistes qui veulent montrer la purification ethnique sont abattus dans la rue ». Puis, il utilise comme dans November Days la référence à Shakespeare, dont les idéaux élevés installent le film dès l’introduction dans la double dimension du drame historique et de la théâtralité : les problématiques de récit sont comme toujours au centre du débat. Le locuteur par lequel Ophuls communique à ses spectateurs le sentiment du drame imminent prend cette fois le visage de l’acteur britannique Leslie Banks, qui interprète le chœur dans Henry V (1944) de Laurence Olivier144. Dans un décor de théâtre, Leslie Banks accueille les spectateurs : « Stimulez vos imaginations, supposez que dans ces murs sont enclos deux royaumes puissants, leurs fronts altiers et menaçants séparés par l’océan périlleux. Imaginez que vous voyez les chevaux imprimer leurs sabots dans la terre. Car c’est à vos pensées de parer nos rois. Portez-les, çà et là, resserrez les actions de plusieurs années dans une heure de sablier. Entretenez votre patience, nous abrègerons l’excès de distance. C’est là qu’est le théâtre maintenant, c’est là qu’il faut s’asseoir. De là, nous vous porterons en France sans encombre, puis vous ramènerons, charmant les mers étroites pour vous donner facile traversée.» Nous voyons Ophuls et son équipe prendre un avion militaire, de Zagreb à Sarajevo, pendant que résonnent ces phrases amples et majestueuses. Retour sur les images de Laurence Olivier. Ce sont des soldats qui autour d’un feu de camp devisent sur le sens de leur combat : « Si sa cause est juste, notre obéissance au Roi nous lave de tout crime. Mais si elle est mauvaise, le Roi lui-même aura un terrible compte à rendre, quand tous ces bras, ces jambes, ces têtes, tranchés dans la bataille, se rassembleront au jugement dernier et s’écrieront : Nous sommes morts à tel endroit, les uns jurant, les autres appelant un chirurgien, d’autres leur femme, laissée dans le besoin, d’autres leurs dettes, d’autres leurs enfants laissés nus. Peu meurent d’une bonne mort qui meurent au combat. Comment préparer pieusement sa fin quand on ne 144 Le titre complet du film est The Chronicle History of King Henry the Fift with His Battell Fought at Agincourt in France. 199 pense qu’au carnage ? Mais si ces hommes n’ont pas une bonne mort, le roi qui les y a menés aura des comptes à rendre. » Des images d’actualité douloureuses de la guerre en Ex-Yougoslavie illustrent les phrases les autres appelant un chirurgien, d’autres leur femme, laissée dans le besoin, créant un bouleversant rapprochement avec le film d’Olivier, et diffusant un puissant malaise en actualisant soudainement la barbarie de la guerre, qui devient palpable. Le chœur reprend : « Les coqs chantent, les cloches sonnent, annonçant la troisième heure du matin somnolent. Les pauvres Anglais condamnés, comme des victimes, près de leurs feux, attendent patiemment, ruminant les dangers du matin, autant de spectres affreux. Et leur grave attitude, transfigurant des joues creuses, des habits usés par la guerre, leur donne l’air sous le regard de la lune, d’autant de spectres affreux. Celui qui verra le royal capitaine de cette troupe délabrée aller de poste en poste, de tente en tente, qu’il s’écrie : Louange et gloire sur sa tête ! » Bill Clinton en train de faire son jogging, puis François Mitterrand, Helmut Kohl et John Major apparaissent rapidement. Ce sont les souverains indifférents qui ont trahi les valeurs de 1945 en abandonnant les Bosniaques aux nationalistes serbes, dirigés par les deux sbires de Milosevic en Bosnie-Herzégovine : Nikola Koljevic, exégète de Shakespeare et Radovan Karadzic, psychiatre reconverti dans l’épuration ethnique. « Car il s’avance et visite tous ses soldats, les salue avec un sourire modeste, les appelle frères, amis, et compatriotes. Largesse universelle comme le soleil, son œil généreux donne à chacun, fait fondre la peur glacée pour que tous, manants et nobles, contemplent, autant que notre indignité peut la décrire, le passage fugitif de Harry dans la nuit. » Cette introduction, qui dure près de vingt-cinq minutes, s’achève ensuite lorsqu’à Sarajevo, au milieu des correspondants de guerre, la grande question du film est posée : le journalisme comme activité critique et indépendante est-il encore possible ? Il est intéressant de noter qu’ici, Ophuls se rattache à la tradition intellectuelle des reporters de guerre et part à la rencontre des héritiers d’Albert Londres, Blaise Cendrars, Robert Capa ou Joseph Kessel. Il 200 suit le parcours des journalistes accrédités en se positionnant, presque sur le ton de la plaisanterie, comme l’un d’entre eux (à Zagreb, il fait des facéties lorsqu’on le prend en photo pour sa carte de presse). La grande figure du journalisme de guerre Martha Gellhorn145 donne la clé de cette attitude en évoquant le cas du merveilleux photographe de guerre Robert Capa : M.G. – « Les gens courageux ont de l’humour, j’ai vu ça pendant la guerre. Les plus courageux ont de l’humour. Ils ne se vantent pas, ils ne sont pas pompeux. Ce sont des blagueurs. On reconnaît presque le courage d’un homme, d’une femme ou d’un enfant… M.O. - Au sens de l’humour ? M.G. - Oui. A l’ironie, au rire. » Bel autoportrait indirect : il ne s’agit pas pour le cinéaste de se comparer au grand Capa mais de se situer dans cet héritage, dans cet engagement journalistique qui peut finalement donner un sens à des travaux cinématographiques disparates, un peu décalés à l’heure de l’institutionnalisation de la Shoah et du journalisme de salon - et dont le rattachement au genre élitiste du documentaire ne satisfait pas leur auteur. Dans Veillées d’armes, il ne reste pas grand chose de l’enquêteur d’Hotel Terminus : graduellement, Ophuls s’est rapproché du présent, de l’actualité chaude. Et s’est remis dans les traces de ces grandes figures totémiques du XXe siècle, héros de la glorieuse période de l’immédiat après-guerre qui a marqué son entrée dans l’âge adulte – et qu’il admire profondément. Le libre exercice du métier de journaliste est la condition même de l’émancipation démocratique. Ophuls réaffirme ce principe face à Slobodan Milosevic au sujet du journal indépendant Oslobodonje, dont plusieurs correspondants ont guidé le cinéaste dans Sarajevo et qui fait bien évidemment l’objet d’attaques permanentes : M.O. – « Vous êtes un président élu librement, vous comprenez sûrement que la liberté de la presse, des journalistes qui ne sont ni menacés, ni enlevés, ni tués, ni bombardés, c’est une part intégrante de la démocratie, même en guerre. S.M. – Qui dit le contraire ? M.O. - Je pose la question. 145 Martha Gellhorn avait été une des nombreuses épouses trompées d’Ernest Hemingway, dont elle a refusé de prononcer le nom jusqu’à sa mort, comme le montre bien son interview avec Ophuls… 201 S.M. – En Serbie, la presse est complètement libre. Et vous ne trouverez nulle part dans l’ex-Yougoslavie une liberté de la presse telle qu’en Serbie. Vérifiez, ne me croyez pas sur parole. M.O. - Pas de danger. S.M. - Vous pouvez vérifier. Vous pouvez voir tout ce vous voulez ici. Il n’y a ni livres interdits, ni journaux interdits. » Dans Veillées d’armes, c’est le journaliste du New York Times John F. Burns qui incarne cette tradition de résistance à la tyrannie : lauréat du Prix Pulitzer en 1993 pour ses travaux sur le siège de Sarajevo (il en obtient un second en 1997 pour sa couverture de la prise du pouvoir par les Talibans à Kaboul), Burns est un peu le guide d’Ophuls dans Sarajevo, il l’accompagne dans ses différents voyages et lui fait découvrir d’autres personnages comme à la toute fin du film le chirurgien chanteur Mufid Lazovic. Le spectateur sent toute la connivence et l’admiration qui ont lié Ophuls à Burns, héros superlatif d’une œuvre qui au final n’en compte pas tant 146: « J'ai gardé pour moi une interview où il raconte qu'il a un cancer terminal et qu'il a fait 150 kilomètres dans la neige pour voir les premiers parachutages américains sur Gorazde, tout seul, en passant à travers les barrages serbes. Deux ans auparavant, il ne pouvait même pas traverser les bureaux du New York Times. Il n'avait plus de cheveux, à cause de la thérapie. Ils sont comme ça, ces types-là. Et il a fait 150 kilomètres à pied, dans la neige, en pleine guerre. J'ai encore beaucoup d'images avec lui. Peut-être pour une troisième partie... Burns incarne pour Ophuls cette force démocratique indissociable du monde anglo-saxon, comme Telford Taylor dans The Memory of Justice, et qui fonde son rapport à l’histoire. Il l’oppose à la médiocrité des journalistes de cour, qui en France répercutent la frilosité du Quai d’Orsay dans l’affaire des Balkans. Ophuls en profite pour régler quelques vieux comptes (une tendance déjà observée dans November Days). Car si, dans Veillées d’armes, Ophuls ne parvient pas à entamer l’épaisse langue de bois de Milosevic ou Karadzic 147, il préfère s’en prendre à différentes figures du monde médiatico-politique, pointant les relations semi 146 Cf. Antoine PERRAUD, L'Ophuls invisible, dans Télérama, N° 2719, 20/02/2002, p. 133. La seule véritable épreuve de force d’Ophuls avec Slobodan Milosevic s’est déroulée à l’écart des caméras, et a consisté à le contraindre à « témoigner » en anglais et non en serbo-croate. 147 202 incestueuses qui lient la presse et le pouvoir dans la France des années Mitterrand et multipliant les estocades au fil de ses rencontres. Premières victimes : l’intelligentsia parisienne et le journalisme de cour. Anne Sinclair et Christine Ockrent font d’abord les frais de cette critique, à la fois parce qu’elles sont associées au vedettariat clinquant des journalistes surpayés qui ne prennent jamais aucun risque mais surtout parce qu’elles poussent la courtisanerie jusqu’à interroger le Président François Mitterrand alors que leurs deux époux figurent dans son gouvernement148. Ophuls associe Philippe Noiret à cette charge contre le star-system, recyclant un passage de l’émission Sept sur Sept datant de 1987 au cours duquel le comédien lance à la journaliste Anne Sinclair, qui lui demande s’il n’a pas peur de s’user en tournant film après film : « J’ai plus l’impression de m’user en participant à des émissions de télévision. Je crois que les journalistes sont en train d’inverser les rôles, qu’ils se prennent pour des vedettes alors que les vedettes, c’est nous. ». Philippe Noiret ajoute ensuite, face au cinéaste : « Une des caractéristiques de ces journalistes là aussi, c’est qu’on ne peut pas dire que ce soit le courage qui les étouffe généralement quand ils sont en face du pouvoir. Tout ça est très imbriqué je pense, donc on peut pas dire qu’ils soient très agressifs ou même très titilleurs. Ils caressent plutôt dans le sens du poil… ». Pour illustrer la servilité ambiante, Ophuls montre bien évidemment des extraits du fameux entretien présidentiel d’avril 1992, une déclaration attentiste du Président de l’Assemblée Nationale Philippe Séguin dans l’émission Sept sur Sept mais également une interview de Simone Veil, alors ministre des Affaires sociales. Cette interview est dirigée par Anne Sinclair, toujours dans l’émission Sept sur Sept, au cours de laquelle Simone Veil débite toutes les généralités lénifiantes qui justifient la passivité des grandes puissances face à la guerre en Ex-Yougoslavie : « Ils sont aujourd’hui en situation de conflit et de haine, ce qui fait que si on bombarde, ça ne changera rien du tout. Mais c’est affreux, c’est épouvantable, mais en même temps, je crois qu’on ne peut pas non plus avancer n’importe quelle solution sans savoir. Maintenant, on ne sait plus parce que les risques sont énormes. Et moi, je suis incapable de dire : Il faut armer les Bosniaques, il faut 148 Entretien du 12 avril 1992 relatif à la réforme constitutionnelle nécessitée par le traité de Maastricht, la situation politique après les élections régionales et la suspension des essais nucléaires. Bernard Kouchner, époux de Christine Ockrent, est alors ministre de la santé et de l'action humanitaire et Dominique Strauss-Kahn, époux d’Anne Sinclair, Ministre de l’Industrie et du Commerce Extérieur dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy (du 2 avril 1992 au 28 mars 1993). 203 bombarder… parce que je crois que ce sont des problèmes militaires et diplomatiques tellement compliqués... » L’occasion était trop belle : Simone Veil, vieille connaissance des années O.R.T.F. menant le type même de faux-débat que le film condamne, au nom de la résistance au conformisme ambiant, résistance à l’état d’esprit munichois que le cinéaste traque sans relâche depuis un quart de siècle ! Ophuls trouve un allié de poids dans son combat , en la personne d’Alain Finkielkraut, qui est immédiatement réquisitionné pour démonter le discours de la Ministre : A.F. – « Quand des hommes politiques journalistes ou des intellectuels tiennent des propos aussi effrayants, il ne leur en est jamais véritablement demandé compte. (nouvel extrait de l’entretien de Simone Veil par Anne Sinclair) : A.S. – Toutes les voix qui s’élèvent, pour vous, c’est quoi ? C’est des généreux irresponsables ? S.V. - Je comprends très bien, on a envie, on a tous la tentation de dire ça, on se sent humilié, on se sent désespéré, mais je crois que s’il n’y a pas une solution politique, ça ne sert à rien. (retour à l’entretien Ophuls-Finkielkraut) M.O. - Elle dit aussi : Les comparaisons avec Munich sont un non-sens. A.F. - Le problème, c’est qu’elle combat très précisément toutes ces comparaisons, elle donne ainsi la permission à ceux qui veulent ne rien faire, de perpétuer les comportements qu’auraient dû faire disparaître la Deuxième guerre mondiale, ils ont cette permission et cette permission leur est donnée par une survivante des camps. M.O. - Vous dites qu’on ne leur demande pas de rendre des comptes alors que Monsieur Séguin et Madame Veil sont devant des millions de téléspectateurs français, est-ce que ce n’est pas aussi le boulot de TF1 et d’Anne Sinclair de dire : « Ben, écoutez, vous déconnez, Monsieur Séguin… » A.F. - Oui mais d’abord le boulot, elle devrait d’abord le faire pour elle même. Moi je me souviens d’un Sept sur sept où Anne Sinclair recevait Bernard Kouchner de retour de Dubrovnik. Et Kouchner était dans une position un peu délicate vis à vis de son propre gouvernement, c’est à dire que d’une part, il défendait les actions humanitaires jusque dans ses aspects les plus indécents (en organisant un concert dans une ville assiégée, la jet set se pose à Dubrovnik pour 204 y fêter le nouvel an de façon particulièrement excitante, avec Barbara Hendricks), mais d’autre part, l’action humanitaire conduite par Kouchner sur le terrain, il a été très vite amené à constater le décalage qui existait entre la réalité de l’agression et le discours tenu par son gouvernement sur la guerre. Et à Sept sur sept, ce décalage se voyait, il a été amené à en dire un peu plus que son Président, et à prendre ses distances avec un Président proserbe. Il a été rappelé à l’ordre, à l’ordre de la doxa, de l’opinion dominante par Anne Sinclair, qui lui a dit : « Vous n’allez pas dire qu’il y a des bons et des méchants dans cette guerre... » Kouchner prenant quelques libertés par rapport à son propre gouvernement, se faisait taper sur les doigts par la journaliste, qui trouvait justement qu’il allait trop loin. » Tout de suite après, nous voyons Finkielkraut et Ophuls discuter au téléphone ce dernier en salle de montage avec la monteuse Sophie Brunet en arrière-plan, visiblement en train de visionner l’émission d’Anne Sinclair en question et demandant des précisions à son interlocuteur « Moi, ce que je cherchais, c’est le moment où elle lui tape sur les doigts. Et ce moment, il n’est pas vraiment là. Mais attendez, c’est très intéressant parce que ensuite, en étudiant le dialogue et en étudiant l’interview, on voit que vous avez cent mille fois raison. » Nouvelle mise en forme du dispositif, qui cette fois montre au spectateur les suites du débat sur le débat : la construction à tiroirs s’étend dans ce film aux discussions qui poursuivent les entretiens et orientent le travail de documentation. Ophuls ne montre pas seulement les archives, il montre en quelque sorte la recherche des archives elle-même, ce qui le conduit à demander à son interlocuteur de préciser sa pensée : au delà du cas Kouchner, Finkielkraut explicite les liens entre les élites mitterrandiennes et les propagandistes serbes qui relaient l’idée que les Croates sont les héritiers des féroces Oustachis de la Seconde guerre mondiale, qui permet de justifier des agressions contre une Croatie historiquement disqualifiée. Victime suivante : le journaliste Paul-Marie de la Gorce, ancien conseiller de Pierre Messmer et figure de la presse gaulliste ultra révérencieuse qui voyage depuis vingt ans dans les valises 205 du ministère de la Défense (il confie d’ailleurs être arrivé à Sarajevo en se débrouillant comme d’habitude, par transport officiel)… Ophuls lui demande tout à trac : M.O. – « Quand on s’est rencontré la première fois vous m’avez traité de maoïste, pourquoi ? Ca vient d’où, ça ? P.M.G. – C’est une manière d’ajouter à la confusion… M.O. - C’est effectivement très confus, je suis au maximum social-démocrate mendésiste, et anti-marxiste convaincu. Alors comment… P.M.G. – Vous voyez, j’ai réussi à semer la confusion… M.O. - Mais est-ce que ça veut dire que BHL, Finkielkraut, Marcel Ophuls, même combat ? P.M.G. – Ah ben je ne sais pas, ça c’est leur affaire… M.O. - Ben non, je vous le demande à vous. P.M.G. – Non, c’est à eux de le dire, je ne sais pas pour quelle raison… M.O. - Pourquoi vous m’avez traité de maoïste ? P.M.G. – Pour m’amuser… » Ophuls aurait aisément pu supprimer ce passage qui n’apporte rien à la compréhension du rapport des journalistes à la question yougoslave – mais comme avec la sortie de Mitterrand dans Yorktown, le sens d’une victoire, il choisit de faire partager au spectateur ses règlements de compte et ses querelles 149 . Paul-Marie de la Gorce a peut-être repris maladroitement une des idées reçues relatives à la production et au succès du Chagrin et la pitié, film assurément anti-gaulliste, réalisé dans le contexte de mai 68, mais sans rapport avec l’idéologie d’extrême gauche de l’époque. Ophuls n’est pas maoïste et veut avoir la peau de cette méprise tenace qui l’associe à des mouvements dont il ne partage aucunement la philosophie et qui provoquent même chez lui un violent rejet. Il n’est d’ailleurs pas exclu que le même type de malentendu soit à l’œuvre dans les attaques récurrentes de Simone Veil contre le cinéaste, dont elle ne connaît visiblement ni les origines, ni les intentions. Préférant mettre les rieurs de son côté, Ophuls finit par déclarer : « Comme on disait en 68, je suis marxiste tendance Groucho… » Il y a également dans cette séquence une volonté certaine d’opposer une forme d’élite journalistique haut placée aux soutiers de l’information, que sont les reporters de guerre et les photographes (incarnés dans le film par Patrick Chauvel et Patrice du Tertre) et à qui Ophuls 149 L’autre raison qui explique l’agressivité d’Ophuls est que l’assimilation faite par ce journaliste avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Levy lui est apparue, à tort ou à raison, comme teintée d’antisémitisme. 206 veut aussi rendre hommage. Patrice du Tertre résume abruptement cette fracture entre journalistes de salon et journalistes de terrain : « Les Bourges150 et compagnies, ils appartiennent pas à notre race, nous cameramen et photographes, notre race c’est la race des cancres. Y’a pas un mec qu’a son bac, donc on est obligé de s’exprimer nous avec autre chose que les mecs qui ont la grammaire, le dictionnaire… (…) Le vedettariat, on en crève. Nous on a un narcissisme indirect, c’est à travers les autres qu’on essaie de se réfléchir. Eux, ils ont un narcissisme complètement primaire.» La problématique du vedettariat a des implications morales et salariales (la question est évoquée en détail), mais aussi professionnelles, car le choix des sujets et la hiérarchie de l’information souffrent également de cette autre forme de censure qui frappe les sujets qui ne constituent pas des priorités pour le pouvoir et nécessitent plutôt une forme d’installation dans le paysage quotidien de l’actualité, qui en relativise la portée. Là encore, c’est Alain Finkielkraut qui se fait le porte-parole des convictions du cinéaste (La Yougoslavie, ça passe toujours après le sport, c’est à dire les exploits sportifs des Français parce que le sport n’intéresse que quand nous gagnons…) alors qu’un extrait court mais accablant d’une émission151 présentée par François-Henri de Virieu ayant pour invité Alain Lamassoure montre la terrible indifférence des leaders d’opinion face au drame de la guerre civile : A.L. – « On dira peut-être un mot de ce qui se passe en Bosnie ? F.H.D.V. – Non. Non, on ne le dira pas. » Enfin, le coup de grâce est porté au journalisme de cour par un entretien avec Patrick Poivre d’Arvor, inamovible présentateur du journal de 20 heures de TF1, première source d’informations pour des dizaines de millions de personnes chaque jour. La partie n’était pas difficile pour un interviewer comme Ophuls qui arrive rapidement à mettre le présentateur en difficulté : P.P.D.A. – « Regardez nos journaux télévisés, donnez-moi un exemple de quelque chose qui vous paraisse être un reality-show, c’est à dire quelque chose qui soit 150 151 Hervé Bourges était à l’époque le président de France Télévision. L’heure de vérité, diffusée le 8 mai 1994 sur la chaîne France 2 207 une reconstitution d’une réalité qui n’a pas eu lieu, je crois que tous les journaux sont faits par des journalistes qui sont à mon sens très honnêtes. M.O. - Parlons-en : l’interview bidonnée de Castro ? 152 P.P.D.A. – Non mais vous me dites qu’on parle de la guerre, là… On est assez loin de la guerre… M.O. - Oh, pas tellement, non… P.P.D.A. – Sarajevo, c’est la guerre. » Passage croustillant s’il en est. Cette anecdote a le mérite de viser le média le plus puissant d’Europe et n’est pas forcément inutile pour comprendre les conditions de production de l’information quotidienne. En confondant Poivre d’Arvor, Ophuls met en lumière les fréquentes manipulations qui fabriquent l’opinion majoritaire et qui se sont démultipliées depuis l’arrivée des techniques numériques. Il est important de noter que si la critique des méthodes journalistiques est née avec la fin des années quatre-vingt (la chaîne de Robert Hersant et Silvio Berlusconi La Cinq est alors la plus souvent visée), c’est au milieu des années quatre-vingt dix que cette critique va se développer, notamment dans les milieux d’extrême gauche qui se constituent alors en mouvement dit altermondialiste. Le coup d’envoi de cette critique systématique est donné par le documentaire intitulé Manufacturing Consent : Noam Chomsky and the Media (1992), réalisé au Canada par Peter Wintonick, Mark Achbar et Francis Miquet. Puis en 1997, Serge Halimi, professeur à l’université Paris VIII et fils de l’avocate féministe Gisèle Halimi, publie Les nouveaux chiens de garde153, pamphlet radical qui stigmatise le journalisme de connivence en s’inscrivant dans la critique des médias impulsée par le sociologue Pierre Bourdieu à l’occasion des grandes grèves de décembre 1995. Il est tout à fait nécessaire de relier le film d’Ophuls à cette nouvelle pensée critique, même si une fois encore, cette relation n’implique pas de correspondance supplémentaire entre le cinéaste et les groupes en question. Comme en mai 68, le questionnement d’Ophuls est en phase avec les minorités contestataires de son époque. Or, l’influence du travail de démystification systématique conduit par Marcel Ophuls par rapport au système médiatico-politique n’est pas étrangère à cette nouvelle dynamique contestataire, ne serait-ce que parce que le documentariste le plus engagé dans cette 152 L’interview de Fidel Castro par Patrick Poivre d’Arvor avait été diffusée dans le journal de 20 heures de TF1 le 16 décembre 1991. Il s’agissait en réalité d’une conférence de presse à Cuba qui avait été filmée et remontée par le journaliste Régis Faucon, pour faire accroire que Castro avait accordé son entretien au seul Poivre d’Arvor. La supercherie avait été mise en lumière par Pierre Carles et l’hebdomadaire Télérama un mois plus tard. Faut-il préciser que le célèbre présentateur s’est défaussé sur l’obscur Régis Faucon ? 153 Cf. Serge HALIMI, Les nouveaux chiens de garde, Paris, Raisons d’agir 1997 208 mouvance antilibérale, Michael Moore, se réclame ouvertement de lui, aussi bien par son style illustratif que par ses intentions directes et son engagement physique à l’écran. Michael Moore est depuis son premier coup de maître Roger and me (1989) un véritable épigone d’Ophuls, y compris dans sa manière de bousculer les conventions du film d’opinion et du genre documentaire. Or dans Veillées d’armes, Ophuls entend régler un dernier contentieux : après avoir étrillé les nouveaux Munichois de la classe politique, après avoir brocardé les journalistes de cour, il veut faire leur fête aux dogmes du film documentaire. La question n’a jamais été posée directement dans son œuvre. Il faut dire qu’entre les années d’après-guerre et la fin des années quatre-vingt, le genre documentaire s’était en quelque sorte déclassé : ce n’était plus un exercice esthétique mais plutôt un sous-genre télévisuel pas spécifiquement identifié, qui tardait à reconquérir ses lettres de noblesse. Mais à l’heure de Veillées d’armes, les festivals de film documentaire se multiplient comme des champignons. Tout ce que les années quatre-vingt ont graduellement évacué du film romanesque de grande distribution renaît dans ce genre régénéré par les techniques légères de l’audiovisuel numérique : la critique et le film d’opinion, la question du travail et des luttes sociales, le portrait identitaire, communautaire ou familial, le nomadisme globalisé s’épanouissent comme jamais. Surtout, de grands noms qui paraissaient depuis des années voués à un culte quasiconfidentiel se mettent à briller de mille feux : Fred Wiseman, Chris Marker, Johan Van Der Keuken, Jean Rouch, Raymond Depardon… Marcel Ophuls est un de ces noms. A son corps défendant. Genre méprisé par son père et vers lequel il s’est dirigé faute de mieux, le documentaire le laisse indifférent. Il se décrit comme condamné aux galères de ce sous-genre télévisuel, cinéma sans acteurs comme un repas sans vin et sans soleil…154 Depuis les années soixante, ses films crient leur désir de s’en échapper, par leurs ruptures de style, par leur forme mixte, par leur esprit de contradiction. Dans Veillées d’armes, la fin de la première partie est bâtie sur cette volonté de destruction du spectacle documentaire : on y voit le cinéaste dans une chambre d’hôtel à Vienne, en train de se raser dans sa salle de bain. « J’ai une barbe de trois jours, j’ai passé trois jours là-bas. » Il 154 Marcel OPHULS, Le dernier des « Good Guys » dans Positif, n° 400, juin 1994, p. 92. 209 s’adresse à une jeune femme brune qui au second plan est en train de se dévêtir… Le son d’une télévision bourdonne des annonces pour la chaîne d’information CNN (le secrétaire général de l’ONU Boutros Boutros Ghali, dont le rôle a été notoirement catastrophique dans les conflits des Balkans, vante les mérites de la chaîne d’information continue américaine). La jeune femme assise sur le lit : « J’ai rencontré un journaliste italien qui m’a dit, peut-être que j’y retourne après-demain. Après-demain, je pourrais être mort. J’ai trouvé ça exagéré. Je pense que c’était exagéré…. » Ophuls semble confirmer. Le bourdonnement de la télévision continue. La femme est maintenant nue, à plat ventre sur le lit, et boit une coupe de champagne. L’archevêque sud-africain Desmond Tutu a pris le relais : « CNN a amené le monde dans tous les foyers, pour tout le monde, partout. » Ophuls est cette fois au téléphone, en peignoir, avec son chapeau, avec lequel il joue… Il téléphone à son producteur. « Oui, bonsoir Bertrand, excuse-moi de téléphoner un peu tard. On est à Vienne, en Autriche. Finalement, on a décidé Pierre et moi de partir à Sarajevo parce qu’on en avait marre d’attendre que le décideurs qui ne décident jamais rien se décident. Ils sont partis faire du ski, ils sont revenus des sports d’hiver, on n’entendait rien alors voilà. Le porno du samedi soir et le ghetto culturel, hein… tous les larbins de la planète Mitterrand, quoi. Tiens, y’a encore un vice-ministre ou quelque chose, bosniaque qui s’est fait zigouiller, ben il doit avoir pris la navette juste après nous, en rentrant de l’aéroport. La Forpronu du général Morillon était censée le protéger. Et puis, si j’ai bien compris, au check point serbe, on l’a descendu... » Les dernières images de cette petite séquence de transition montrent l’entrée de l’hôtel où une affiche annonce l’opérette de Johann Strauss Die Fledermaus dont on entend la musique en fond sonore : Oh Jemine, wie stört mich das… Nous sommes à Vienne. A quelques heures de Sarajevo. Sans entrer dans des considérations freudiennes 155 , disons qu’il s’agit d’une représentation transgressive qui revendique sur un ton grinçant son hétérogénéité. Ophuls y fait bien évidemment référence au Mépris (1963) de Jean-Luc Godard : tous les spectateurs de ce film emblématique de la modernité du milieu des années soixante se souviennent des lentes et répétitives volutes décrites par la caméra de Raoul Coutard autour du corps nu et alangui de 155 Marcel Ophuls a été conçu à Vienne, dans un hôtel que son père ne manquait jamais de lui désigner à chaque occasion… 210 Brigitte Bardot, au son des dialogues atones d’Alberto Moravia (Tu aimes mes seins ? - Oui. Tu aimes mes fesses ? - Oui. - Donc tu m'aimes totalement ? - Oui je t'aime totalement, tendrement, tragiquement…). Mais la prostituée viennoise, les gros plans sur les fesses et la coupe de champagne dépassent le cadre de la simple citation : il s’agit de s’inscrire dans l’imaginaire de la cinéphilie mais du même coup d’enfoncer les codes du film documentaire, de s’échapper par une mise en scène inattendue des carcans du regard documenté. Cette séquence a d’autres motivations : l’idée de départ était de signifier que les journalistes peuvent à tout moment quitter le terrain de la guerre pour aller s’amuser, ce qui est suggéré un peu avant cette séquence par le départ de quelques-uns d’entre eux pour des vacances en Thaïlande. On peut également interpréter ce passage comme une incursion dans le monde fantasmé des grands reporters de guerre du XXe siècle, comme une façon d’illustrer la virilité souvent associée à ces grandes figures mythiques qui étaient également de grands séducteurs (ce que confirment les différentes interventions de Martha Gellhorn). Il y a surtout une forme de défi à l’esprit de sérieux, une volonté de subvertir les usages par la mise en scène de soi, non plus seulement comme instance de réalisation du film mais également comme personnage fantasmé, représenté à part entière comme reporter de guerre dans un film sur les reporters de guerre, séducteur dans un film sur les séducteurs, homme-orchestre mégalomane et dispendieux dans un film fait par un homme-orchestre mégalomane et dispendieux. Ophuls endosse simultanément ces identités multiples, qui renvoient à son imaginaire personnel, au cinéma d’Howard Hawks et de Billy Wilder… à son grand séducteur de père. Ce passage montre également que le principe de plaisir et de frivolité est nécessaire pour comprendre le rapport à la guerre qui anime les grands journalistes, indissociable des risques physiques qu’ils prennent en permanence. Observons au passage qu’au début des années quatre-vingt-dix, le métier de journaliste est devenu d’un coup beaucoup plus dangereux, avec la multiplication des petits conflits consécutifs à l’effondrement de l’empire soviétique. L’année 1994 détient d’ailleurs un triste record en la matière avec 103 journalistes tués, dont une dizaine en Ex-Yougoslavie156. Cette dangerosité constitue un véritable enjeu dans la mesure où la nécessaire protection des journalistes engage pour eux une pression supplémentaire, ce qui aboutira à la désinformation constatée lors de la guerre en Irak de 2003, où les journalistes étaient intégrés à la logique de communication des armées de la coalition américano-britannique et véhiculés par elle. L’idée de produire une information indépendante dans ces conditions est désormais quasiment utopique. 156 Triste record à l’époque, mais signalons qu’il y a eu 177 journalistes tués à travers le monde en 2006 - et encore 171 en 2007. 211 Le film d’Ophuls est réalisé à un moment où ces questions peuvent encore être posées dans un esprit de résistance. Le journaliste indépendant Paul Marchand, figure iconoclaste qui revendique le fait de circuler sans protection dans Sarajevo, témoigne de cet état d’esprit : « On est ici pour le fun, pour le rock n’ roll, pour l’argent et accessoirement pour raconter ce qui se passe, voilà. » Et Ophuls d’insérer la mention Grièvement blessé à Dobrinja le 29 octobre 1993 au volant de sa voiture non blindée.157 ». Plus loin, Martine Laroche-Joubert confirme : « Je pense pour être tout à fait honnête qu’il y a un côté drogue. Les poussées d’adrénaline sont extrêmement violentes : la peur, le soulagement, y aller, ne pas y aller… Je pense que c’est une drogue et je pense que pour certains, c’est une vraie thérapie. Pour les reporters qui sont souvent des gens très angoissés et très inquiets, les conflits sont une thérapie parce qu’ils apaisent leurs propres conflits intérieurs. » Ophuls met en tension cette dimension thérapeutique du métier de journaliste (le cancer surmonté par John F. Burns l’y invite aussi) avec l’imaginaire professionnel véhiculé par les mythologies du XXe siècle : la seule intelligence de l’histoire ne viendrait-elle pas, après tout, de ceux qui en sont les témoins directs et qui la transforment en récits médiatisés. Pas les vaincus, pas les vainqueurs non plus, ni ceux qui se sont protégés en mettant des annonces dans les journaux… Les journalistes, et dans l’esprit d’Ophuls, la démarche des cinéastes d’intervention est proche de celle des journalistes, sont les seuls qui puissent accéder à l’intériorité des grands drames historiques, parce qu’ils témoignent directement de la souffrance humaine et de la dignité détruite des peuples. C’est ce que suggère une autre séquence de liberté prise avec la vulgate du film documentaire, qui se trouve à la fin du premier voyage et qui s’inscrit dans une construction réflexive montrant, comme dans Yorktown, le sens d’une victoire, le film en train de se faire. Explication : le premier tournage à Sarajevo s’est déroulé dans des conditions techniques précaires (le projet était à peine financé fin 1992), et Ophuls est revenu avec des rushes de très mauvaise qualité sonore. Il était donc nécessaire de post-synchroniser l’ensemble de cette partie : les spectateurs attentifs s’en rendent compte dès la séquence du contrôleur de train cinéphile, qui manque de naturel et semble jouée. Pour rendre cette contrainte apparente, Ophuls a eu l’idée de construire une séquence entière autour de cette post-synchronisation, grâce à la complicité du journaliste Stéphane Manier. Nous voyons d’abord Manier attablé dans le salon de l’Holiday Inn à Sarajevo. Il décrit ses sentiments contrastés par rapport au conflit en cours : 157 Paul Marchand est devenu célèbre quelques années plus tard en racontant ses aventures en Bosnie dans un ouvrage à succès Sympathie pour le diable, paru chez Florent Massot en 1997. 212 « Cette guerre n’est pas une guerre ethnique, ce sont les Serbes nationalistes qui ont dit cela parce que ça les arrangeait au niveau de la propagande, parce que chez nous, ça soulève l’inquiétude du Musulman. C’est l’inquiétude de l’Islam, de l’intégrisme religieux. Les Serbes insistent sans arrêt sur cet aspect des choses. Mais je suis convaincu que ce sont des anciens communistes nationalistes qui sont en train de se bâtir un territoire, rien d’autre. Mais ils se moquent totalement que les autres Serbes, qui ne partagent pas leur avis, soient chez eux, ils ne cherchent pas à rassembler les Serbes. Ils cherchent à conquérir un territoire dans lequel ils feront ce qu’ils veulent. Et quand on est en train, à Genève, de leur donner satisfaction, on est en train de faire le lit du ver dans notre pomme. » Ces derniers mots sont à peine audibles. On voit maintenant Stéphane Manier en train de se post-synchroniser en studio, avec un casque sur les oreilles. Un spécialiste du son explique à la monteuse Sophie Brunet : « Là tu vois, c’est le son original qui a une fréquence un peu gênante, mais… la synchro me semble bien... (on entend, cette fois correctement : …de faire le lit du ver dans notre pomme). On enchaîne directement sur une interview du journaliste à son pupitre, en studio : « Je trouve ça terrible parce que rien n’a changé, en un an. J’aurais pu dire ça il y une semaine, on a l’impression qu’il s’est passé un an, qu’il y a eu des milliers de morts pour rien, absolument rien. (retour à la table de mixage) J’envoie le son ? » Extrait d’un reportage du mois de janvier 1992 consacré aux commémorations de la Libération du camp d’Auschwitz en 1945. Stéphane Manier est devant la porte monumentale du camp de Birkenau : « Que ce soit ici, à Auschwitz, ou à Varsovie, pour l’anniversaire du ghetto, l’émotion a paru un peu atténuée comparée à d’autres commémorations. Peutêtre parce que tout simplement, il y a de moins en moins de témoins survivants de cette tragédie mais peut-être aussi parce qu’en s’éloignant dans le temps, ce drame perd de sa force d’exemplarité. Et ce n’est pas un hasard si pendant ces 213 cérémonies, beaucoup de gens ont fait un parallèle entre la deuxième guerre mondiale et la Yougoslavie. » Et l’on retrouve Manier en studio : « C’est ce qui m’a frappé, c’est la mémoire, l’importance de la conservation de la mémoire, c’est que au fond, on oubliait déjà ce qui s’était passé pendant la deuxième guerre mondiale et on l’oubliait parce qu’on a besoin de se réconcilier avec tout le monde. Les Allemands, ils savaient très bien ce qui se passait, comme les Serbes savent pertinemment bien ce qui se fait en leur nom en BosnieHerzégovine, simplement, ils ne veulent pas voir. (…) L’Allemagne a dû réagir de la même façon face au nazisme à cette époque. » Ce dispositif astucieux sert à rendre sensible la durée de l’information et la permanence de l’inaction des grandes démocraties – tout en reliant intelligemment cette inaction à la situation de l’Europe ravagée par le nazisme. Cette analogie est d’autant plutôt forte que c’est Stéphane Manier qui le met en place, à partir de son expérience de journaliste de terrain et d’envoyé spécial aux commémorations de la Libération des camps : Manier ne peut pas ne pas relier entre eux ces différents événements et tout comme Ophuls, il apporte sa conviction personnelle à ce constat. C’est précisément dans cet effort quotidien de translation de l’histoire que les journalistes sont les témoins privilégiés de leur temps. A ce titre, la conclusion du film est incroyablement émouvante : Burns et Ophuls débarquent à l’Hôpital Kosevo 158 , où convergeaient les victimes de tous bords pendant le siège de Sarajevo et que les chirurgiens ont opérées sans discontinuer pendant des mois, jour et nuit, dans des conditions de dénuement et d’insalubrité épouvantables, avec un taux de sauvetage miraculeux. Mufid Lazovic est un de ces chirurgiens, héros du temps présent. Il discute avec Burns et Ophuls, lors d’une courte séquence qui termine la deuxième partie du film : J.B. – « Pourrais-tu nous dire, toi qui a vu tant de choses, ce que tu as vu ici ? Qu’est-ce que ça représente d’un point de vue personnel ? 158 C’est également dans cet hôpital qu’exerçait Radovan Karadzic avant la guerre, comme psychiatre. 214 M.F. - Il y a beaucoup d’impressions dans ma tête pendant cette guerre… Je crois que je pourrai en parler peut-être, mais après la guerre. C’est très difficile… M.O. - Vous êtes baryton. Pouvez-vous l’exprimer en chansons ? J.B. - Tu te rappelles ce que tu m’as chanté une fois ? M.F. - Nobody knows the troubles I’ve seen, Nobody knows my sorrow… »(il chante) Les images qui suivent montrent des comédiens en costume de carnaval vénitien sur la place San Marco : parmi eux, on retrouve Marcel Ophuls sous un masque de Commedia dell’Arte, reconnaissable à ses lunettes 159. Cette conclusion n’est pas seulement émouvante par le portrait des héros modernes qu’elle trace, ou parce qu’Ophuls fait à nouveau chanter un témoin, comme il l’a fait si souvent depuis Yorktown, le sens d’une victoire… Elle l’est surtout parce qu’elle consacre l’appartenance du cinéaste à cette famille de grands reporters dont la mission est de sauvegarder à n’importe quel prix la dignité des individus qu’ils rencontrent, avec la plus grande humilité possible160. Ce souci humaniste, partagé ô combien par Bertrand Tavernier, comme le montrent des films comme De l’autre côté du périph (1997) ou Histoire de vies brisées : les double-peine de Lyon (2001), éclate dans une autre séquence, plus développée et particulièrement commenté lors de la sortie du film : c’est, lors du deuxième voyage, la visite à Nermin Tulic, acteur et directeur du Théâtre de la Jeunesse, dont les jambes ont été amputées à la suite de l’explosion d’un tir de mortier. Cette séquence est construite autour d’un extrait du film de Michael Curtiz Yankee Doodle Dandy (1942), qui montre le compositeur George M. Cohan, interprété par James Cagney, en train de faire sur scène un numéro de claquettes endiablé, après avoir entonné la chanson Give my regards to Broadway. Ophuls est cette fois guidé par le journaliste bosniaque Vlado Mrkic : V.M. - On a comparé Monsieur Tulic à un oiseau sans ailes, parce qu’il a perdu ses jambes. Il pouvait tout faire avec ses jambes… M.O. - Vous étiez un acteur qui bougeait beaucoup. 159 Un peu comme Woody Allen dans Sleeper (1974), qui a gardé ses lunettes sur l’emballage en aluminium qui lui a servi de cryogénisation... 160 Il faut aussi retenir de cette séquence de conclusion qu’elle constitue la fin involontaire de l’œuvre d’Ophuls. Or, c’est une séquence trop courte, comme tronquée, qui trahit l’inachèvement du film. Elle trahit aussi l’inachèvement de l’œuvre. 215 N.T. - Ubu roi… M.O. - Ubu roi, de Jarry. N.T. - Je jouais le Capitaine Bordir, c’est un rôle qu’on oublie pas. M.O. – Lorsque c’est arrivé, vous arriviez du théâtre. Vous étiez en répétition, à ce moment-là, on jouait encore? N.T. – Un peu M.O. - Et le théâtre fonctionne toujours ? N.T. – Non, il ne travaille pas… M.O. - Comment envisagez-vous l’avenir ? N.T. – Je suis optimiste. M.O. - Mais encore ? N.T. – Je travaillerai. M.O. - Comme acteur ? N.T. – Oui, oui comme acteur. (1er extrait de Yankee Doodle Dandy) M.O. - Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Comment est-ce qu’on peut vivre comme acteur avec une prothèse ? V.M. – Il y a huit mois qu’il attend… M.O. - Disons que vous avez obtenu votre prothèse et que vous êtes sur une scène de théâtre, en train de jouer Ubu roi ou… N.T. – Shakespeare… M.O. - Avec une prothèse. Puisque vous êtes optimiste. En supposant que le siège soit levé, que la paix revienne à Sarajevo, il y aura des Serbes dans la salle. Il y aura ceux qui sont responsables de ce qui vous est arrivé. Comment envisagezvous cela ? N.T. – Ma femme est serbe ! (il embrasse sa femme) M.O. - Est-ce que c’est la réponse, ce n’est pas elle qui a fait ça. N.T. – Oui, tous les Serbes ne sont pas pareils. M.O. - Oui mais ceux qui ont fait ça, ils seront ans la salle ! N.T. – Non, ces Serbes, ne vivront jamais à Sarajevo. M.O. - Ah excusez-moi, alors là, excusez-moi. Le professeur, le psychiatre qui est à New York en ce moment… N.T. – Le professeur ? C’était mon professeur : Nikola Koljevic ! M.O. - C’était votre professeur ? 216 N.T. – Oui… M.O. - Alors je repose ma question : qu’est-ce qui se passera quand il sera dans la salle ? N.T. – Je le tuerai ! M.O. - Merci beaucoup N.T. – Y’a pas de quoi. » La force considérable de cette séquence vient de la qualité des différents intervenants mais également de la juxtaposition avec l’extrait du film de Curtiz, qui montre un Cagney survolté, qui traduit la vitalité, la force de caractère et le rayonnement intérieur de Tulic. L’idée de culture est au centre de la séquence : comme dans l’Allemagne réunifiée de November Days ou dans l’Allemagne convalescente de The Memory of Justice, le théâtre est opposé à la guerre et au nationalisme, la scène est le lieu de la dignité humaine. Il n’y a pas, pour le fils de Max Ophuls, de plus haut degré de civilisation que celui qui s’exerce sur les planches : la barbarie commence quand les acteurs ne peuvent plus faire leur travail. La monteuse Sophie Brunet a magnifiquement décrit le montage de cette séquence et le tissage minutieux avec les extraits de Yankee Doodle Dandy 161: « Marcel Ophuls avait prévu trois interventions de Yankee Doodle Dandy : la première était uniquement sonore (…) La deuxième intervention devait s’insérer juste après que Tulic ait affirmé sa confiance dans son métier d’acteur. (…) Cagney intervenait une dernière fois et se mettait à danser dès que Tulic avait proféré sa menace de mort à l’égard de Kolievic. Je le tuerai, disait Tulic, et la fusée explosait dans un ciel de théâtre, au milieu des étoiles peintes. Cette juxtaposition très risquée est à mon sens une grande idée de mise en scène. Sans qu’il ait besoin d’ajouter un seul mot de commentaire, Ophuls nous livre ainsi toute son émotion. Le jugement qu’il porte sur son personnage, en un geste de sympathie au sens fort du terme. Il nous dit : Voyez, la parole de Tulic est une parole de vie encore plus qu’une parole de mort. Elle est l’expression d’une vitalité qui refuse de se laisser abattre. Il est pris dans ce paradoxe que nous ressentons si fort en ce moment : qu’il est triste d’être cul-de-jatte lorsque d’autres hommes dansent des claquettes, mais qu’il est gai et réconfortant de 161 217 sentir que le désir des claquettes est toujours en moi. Cependant ainsi montée, la séquence était encore trop lourde et trop longue. Elle se terminait sur un moment d’émotion qui me coupait le souffle, mais ce qui précédait ne me paraissait pas à la hauteur. J’ai donc travaillé seule un moment et fait à Marcel Ophuls des propositions. (…) Il se montra ravi de mes deux principales innovations, qui concernaient l’une le plan de mitrailleuse et l’autre la marche silencieuse de Cagney sur la parole de Vlado. En revanche, il remarqua que le début de la séquence était trop abrupt. Sans un petit temps pour faire connaissance avec Tulic, pour commencer à l’aimer, l’identification avec Cagney ne s’établissait pas. Il fallait d’abord que ce personnage existe en tant que tel, avant que nous puissions le passer au niveau supérieur, celui de héros. Nous avons donc remis l’histoire du chauffage qui nous permettait de voir toute la famille Tulic et de surprendre des gestes de tendresse de l’acteur vis-à-vis de ses enfants. En ce qui concernait la fin, Marcel Ophuls se déclara satisfait de la coupe musique et proposa de remettre un court plan de l’acteur à l’image pour éviter le raccord défectueux. Ce qui aurait pu n’être qu’un mauvais bricolage ou tout au moins, un palliatif sans intérêt, s’est révélé une amélioration considérable. En effet, Marcel Ophuls proposa de se servir du moment où il remerciait Monsieur Tulic à la fin de l’interview. « Y’a pas de quoi répondait celui-ci avec un grand sourire et un grand geste des bras. Sur ce geste, je plaçai la reprise musicale due à la coupe, qui précédait de quelques images le retour à un Cagney plus triomphal que jamais. Cette dernière intervention de Tulic adoucissait la précédente (Je le tuerai) mais aussi faisait comprendre à quel point le rapport de force était dérisoire. Le cinéaste remerciait l’acteur d’avoir eu la complaisance mais surtout le courage de répondre à ses questions. Et l’on mesurait tout d’un coup à quel point le fait de menacer un puissant chef ennemi alors que l’on est soi-même immobilisé, sans jambes, dans une ville assiégée, est la dernière expression de la dignité humaine par-delà le désespoir. » Cette description est très intéressante parce qu’elle apporte des éléments sur la fabrication de ce passage particulièrement brillant, que l’on peut sans grand risque qualifier de quintessence du style documentaire de Marcel Ophuls : acuité du regard sur l’actualité, chance dans le choix des témoins, férocité et opiniâtreté du questionnement, pertinence des transactions symboliques qui relient le présent de l’entretien aux documents qui l’illustrent. Sophie Brunet 218 donne à voir le travail de co-création qui explique la splendeur de cette séquence. Elle montre que le montage, par l’utilisation des continuités dialoguées puis par l’insertion d’extraits de films est pour Ophuls le moment de création pure, de liberté artistique qui transfigure le matériau de l’histoire. Ce glissement vers des interprétations dans le champ romanesque est au cœur de la problématique que soulèvent pour Ophuls les questions posées par la guerre. Il montre que leur force dépasse largement le cadre de l’actualité et travaille en profondeur à conscientiser le regard collectif. Cette forme de valeur absolue du motif nous renvoie directement à une hypothèse du sociologue Luc Boltanski, qui dans son ouvrage La souffrance à distance 162, distingue trois registres – ou topiques - définissant la position du spectateur face à une souffrance médiatisée. Le premier registre consiste à éprouver de la compassion pour la victime mais à accabler son bourreau : c’est la topique de l’accusation. Le deuxième consiste à ignorer le persécuteur pour sympathiser avec la victimes et ceux qui la soutiennent, c’est la topique du sentiment. Mais ces deux topiques ne suffisent pas à affronter des représentations comme celle de Tulic, qui échappent à toute considération de morale ou de justice. Seule une dimension supérieure au cœur et à la raison peut accueillir ce type de représentations 163 : « Il reste une possibilité, qui est l’esthétisation. Tout ce qu’on peut faire pour le malheureux, c’est de montrer la généralité de sa souffrance en en faisant un objet esthétique. J’ai essayé de décrire cette troisième topique - que j’ai appelée la topique esthétique. » Seule une conversion esthétique permet d’affronter la descente aux enfers du regard que nous imposent ces témoignages. C’est le rôle du film de Curtiz qui déclenche une transfiguration du sujet et le réinscrit dans l’histoire des formes. Et Boltanski continue, en nous donnant une clé importante pour comprendre la problématique de Veillées d’armes et au-delà, un certain nombre d’enjeux liés au régime des images dans le monde contemporain : « On voit alors que de nombreuses positions adoptées face aux médias, et les impasses politiques auxquelles elles conduisent, tiennent au fait que les trois 162 Luc BOLTANSKI, La souffrance à distance, Paris, Editions Métailié, 1993, 288 p. Luc BOLTANSKI, Une sociologie toujours mise à l’épreuve, sur le site de Ethnographiques.org, numéro 5, avril 2004. 163 219 topiques dont j’ai parlé sont aujourd’hui en crise, en sorte que l’adoption d’une position morale acceptable face à la souffrance à distance et même l’identification des victimes, font l’objet de conflits insolubles. » Le film d’Ophuls repose tout entier sur cette crise de la représentation et de la production d’information : c’est ce qui fait de Veillées d’armes le véritable testament du cinéaste, le testament d’un homme qui voit en permanence l’histoire se rejouer devant ses yeux. Et en effet, la réussite que constitue le choix de Yankee Doodle Dandy ne se limite pas au cas de l’acteur qui brûle de remonter sur les planches : il s’agit d’un hymne patriotique et rooseveltien, un salut à l’engagement des forces américaines en Europe (celui de 1917 dans le monde interne du film, celui de 1942 dans le contexte de production du film et celui, souhaité, au moment de l’interview). Tout comme les séquences articulées autour de To be or not to be et Julius Caesar dans November Days, ce passage de Yankee Doodle Dandy constitue à la fois un somptueux hommage à l’âge d’or hollywoodien, à sa force d’intégration et de conviction démocratique, au talent de ses acteurs, de ses techniciens et de ses musiciens, - et aussi un hommage à l’intelligence de l’histoire, à ses raccourcis dramatiques, à sa faculté à se répéter sans faillir. De même que le film de Lubitsch permettait de boucler la boucle de l’histoire de l’Allemagne dans November Days, celui de Curtiz relie le drame de Sarajevo à la grande cassure de 1914 (la guerre mondiale joue un rôle pivot dans la carrière de Cohan vue par Curtiz). D’une guerre balkanique à l’autre, souvenons-nous également de cette folle coïncidence du tournage de l’assassinat de François-Ferdinand dans De Mayerling à Sarajevo le 3 septembre 1939, racontée par Ophuls au début du premier voyage. Voici les quelques phrases que Max Ophuls communiquait à la presse de l’époque pour évoquer ce moment invraisemblable 164: « La fiction rejoignait la réalité. (…) Je voudrais que De Mayerling à Sarajevo soit projeté comme un fragment de film et qu’un speaker avant que commence le drame annonce : Si l’histoire que vous allez voir comporte des trous, si ces personnages ne disent pas et n’accomplissent pas tout ce qu’ils devraient dire et accomplir, c’est parce que les mêmes événements que ceux qui vous sont contés l’ont empêché. Ce film retrace les derniers jours de paix de 1914 et il a été réalisé pendant les derniers jours de paix de 1939. Il devait s’achever par l’embrasement 164 Max OPHULS, cité par Roger REGENT, Pour vous n°567, 27/09/1939, p. 6. 220 de l’Europe et l’embrasement de l’Europe ne nous a pas permis d’aller jusqu’au bout de notre tâche… » En 1993, l’ironie de l’histoire est encore au rendez-vous : de Sarajevo à Sarajevo, Ophuls cherche en quelque sorte à repenser les grandes ruptures de l’histoire, à les concilier, à les construire en récit. La culture hollywoodienne est pour lui le meilleur des viatiques, par le principe de spectacle et d’efficacité narrative que le cinéma américain a toujours mis en avant. L’utilisation des films de Curtiz ou Lubitsch est à ses yeux le plus ravageur des antidotes pour comprendre le chaos post-guerre froide. Bertrand Tavernier ne s’y est pas trompé lorsqu’il écrit à la sortie du film : « Truffaut disait à propos de Welles je crois, que dans tout film de fiction réussi, il y avait un documentaire. L’inverse est aussi vrai et j’ai souvent pensé durant Veillées d’armes à Lubitsch pour certains raccourcis fulgurants, à John Ford pour la conviction démocratique – la tienne et celle de John Simpson ou John Burns – à Billy Wilder – celui de Foreign Affair, d’Arise, my Love, de Stalag 17, pour l’ironie corrosive engagée, les brusques changements de ton, où l’émotion tout à coup vous submerge. Je me suis totalement identifié à ta démarche esthétique et morale, à ton regard décapant qui traque les clichés, les fauxsemblants, les idées générales. A partir de tes portraits chaleureux de correspondants de guerre souvent formidables, lucides, ce sont tous les compromis politiques de l’Occident, toutes les hypocrisies politiciennes, que tu dénonces, tout ce qui encourage la paresse et la lâcheté. En partant d’individus avec qui on est souvent d’accord, c’est tout le système que tu démontes. Toute une corruption. Ton regard sur l’histoire retrouve la fonction que lui donnait Michelet (désapprendre le respect) et Paul-Louis Courier (Le mal de notre siècle, c’est l’indifférence.) Notre respect et notre indifférence. Il faudrait montrer Veillées d’armes dans toutes les écoles, parce qu’on y apprend à lire les images, alors que j’ai l’impression que tellement de gens en sont devenus les esclaves. » Une école du regard : c’est en effet ce qu’ont été pour plusieurs générations les films de Marcel Ophuls. Et cet effort permanent pour surligner par l’intelligence des images la faillite passée et présente des démocraties trouve son couronnement dans cette scène miraculeuse de 221 l’acteur bosniaque, à qui James Cagney redonne, soudainement et pour toujours, une dignité absolue. 222 Epilogue C’était en octobre ou novembre 2004. Nous nous étions retrouvés avec Marcel Ophuls dans une chambre du Terrass Hôtel à Paris, pour enregistrer sa voix, que je souhaitais utiliser dans un film. Par la fenêtre, le regard plonge par-dessus la rue Caulaincourt, et se noie parmi les tombes mêlées du cimetière Montmartre, où reposent François Truffaut, Emile Zola, Heinrich Heine et Sacha Guitry. Panthéon de poche, à peine bousculé par la colline, détrempé par les pluies d’automne. Pendant des heures, la belle voix familière est au travail, parfois brisée par l’émotion. Les prises sont naturellement entrecoupées de commentaires sardoniques, ponctuées par un rire sifflant et communicatif. Quarante ans de bagarre active avec les milieux du cinéma n’ont pas laissé cette voix intacte. Mais c’est l’outil d’un professionnel : elle se lézarde à volonté, prenant des intonations caverneuses pour aussitôt cingler dans les aigus. L’évidence s’imposait : ce réalisateur est surtout un acteur. Pour la rédaction de ce livre, cette voix a répondu à la plupart de mes questions. Au moment de conclure, il m’en reste pourtant quelques-unes, qui n’appellent pas forcément de réponse : pourquoi avez-vous fait des films, Marcel Ophuls ? Pourquoi avoir tenu mordicus à cette carrière qui se refusait à vous ? Et puisqu’il fallait à tout prix faire ces films, pourquoi êtesvous resté en France où vous déchaîniez les passions, alors qu’en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis, vous pouviez travailler normalement ? Vous êtes né Hans Marcel Oppenheimer dans l’Allemagne de Weimar. Marcel était le prénom du médecin suisse qui a permis l’heureux dénouement d’un accouchement particulièrement difficile - et Hans le nom du canari de vos parents. Alors voilà : vous arrivez sous le double signe de la reconnaissance et de la dérision et vous vous y êtes tenu. L’explication suffira aux cinéphiles. Vous avez vu flamber le Reichstag ; vous avez entendu les clameurs du Front populaire ; vous avez croisé les gardes rouges à l’heure des purges ; vous avez vu Frank Capra donner une 223 forme visuelle au monde nouveau ; vous avez chanté les chansons de Maurice Chevalier au Japon quelques mois après Hiroshima ; vous avez connu Nicholas Ray lorsqu’il inventait l’adolescence ; vous avez vu Max Ophuls refermer délicatement la porte du XIXe siècle et les grévistes de la Maison de la Radio ouvrir bruyamment celle du XXIe en rêvant d’une information libre ; vous avez lutté pied à pied pour que les cinéastes soient légalement considérés comme les auteurs de leurs œuvres en France, pas seulement parce que vous aviez vous-même été spolié mais aussi à cause de ça ; vous avez trinqué sans optimisme à la chute du mur de Berlin et arpenté sans pessimisme les avenues glaciales de Sarajevo assiégée. Et il reste des gens pour dire que vous ne savez pas de quoi vous parlez… Pendant les difficiles premières années californiennes, votre père refusait les conseils bien intentionnés de certains amis et membres de votre famille, qui l’engageaient à embrasser la carrière de chauffeur de taxi, momentanément bien sûr, comme le faisaient tant d’autres immigrés à cette époque pour nourrir leur famille. Il faut beaucoup d’imagination pour se représenter Max Ophuls en train de sillonner Los Angeles à la recherche de clients, au lieu de tourner Letter from an Unknown Woman… Il en faudrait également pas mal pour deviner ce qu’aurait été la France sans vos films. Les historiens français auraient-ils suivi les thèses de Paxton si le terrain n’avait été si bien préparé par Le chagrin et la pitié ? Parions que les années soixante-dix et quatre-vingt auraient été plus fades encore sans vous : on vous doit à la fois la férocité astucieuse de Monsieur Klein, le lyrisme désuet du Dernier Métro, ainsi qu’une grande part de la force de révélation de Shoah. Sans vous, le communautarisme larmoyant d’Holocaust aurait eu le champ libre… Et pour le siècle à venir, vous avez posé les bases d’une critique des médias et de l’information spectacle, critique dont nous voyons bien qu’elle nous est désormais aussi vitale que l’oxygène. Vous êtes avec Peter Watkins le seul cinéaste qui ait su ménager un accès direct au sentiment de l’histoire. Et comme lui, d’un même mouvement, vous avez consacré les dernières années de votre carrière à dénoncer l’effondrement du regard critique dans nos sociétés. Votre marginalisation en a peut-être résulté, d’autres considéreront que c’est Le chagrin et la pitié qui a impulsé cette mutation. Il fallait bien que quelque chose remplace les mythes de l’après-guerre. Question de point de vue. Mais au moins, la discussion est ouverte. 224 Car vous êtes un clivage à vous tout seul. Cette identité non résolue fait de vous la figure absente de l’écriture de l’histoire au cinéma. Pourtant, votre héritage est immense : une grande partie de ce que le cinéma international compte aujourd’hui de contestation et de remise en cause vous est due. Paradoxalement, si vos films ont été conçus dans le refus des formes documentaires, votre influence s’exerce surtout dans ce registre : on peut citer dans la sphère anglo-saxonne, outre les films de Michael Moore, ceux de Morgan Spurlock ou Jonathan Nossiter. Mais on peut évoquer également Avi Mograbi en Israël, Harun Farocki en Allemagne, Claudio Pazienza en Belgique ou Sabina Guzzanti en Italie. Et Denis Robert et Pierre Carles en France. Connaissez-vous leurs films ? Les points d’appuis ne sont pas si nombreux dans votre œuvre mais en voilà au moins un : vos films ont été réalisés dans le regret de ce qu’ils ne sont pas. C’est ce qui explique qu’ils portent en eux cette conviction sans faille, cette intransigeance forgée dans l’adversité. Votre cinéma a été démystificateur comme une personne vertueuse malgré elle. Le sarcasme investigateur dont vous avez souvent revendiqué l’usage ne vous a que trop servi. Comme vous auriez aimé mystifier votre public ! Peau de banane et Feu à volonté le montrent assez bien. C’est pourquoi vos films n’ont jamais été compris que dans leur dimension polémique ou purement historienne. Il fallait y déceler les formes d’une pensée en repli, drapée dans un refus de principe, découragée par elle-même, mais qui garde l’empreinte diffuse des vertus idéales, aussi lointaine mais profonde que la justice rêvée de Platon. Je me souviens qu’une fois, je vous avais montré la maquette du film auquel vous aviez participé. Deux historiennes se succédaient à l’écran : la première était Madeleine Rebérioux mais je préfère taire le nom de la deuxième, pour d’évidentes raisons. Car vous vous êtes exclamé avec enthousiasme : « Madeleine Rebérioux, elle est formidable ! Mais alors l’autre, elle m’emmerde !! » Et vous avez ajouté, parlant de la première : « Il n’y a dans ce qu’elle dit pas la moindre trace de banalité, pas l’ombre d’un lieu commun… » On a la même impression en regardant vos films. Certaines des figures que vous avez utilisées sont devenues des lieux communs, comme la lecture de la lettre de la petite fille d’Izieu dans Hotel Terminus. Mais vous n’y êtes pas pour grand chose. Je veux simplement dire qu’il y a 225 des approches de l’histoire qui passent par le refus du conformisme, par la truculence et l’irrespect. Comme celui du génie du Voleur de Bagdad ou des deux fripouilles du film maçonnique de Huston, votre rire a déclenché des séismes et des avalanches. Aujourd’hui, l’alacrité ravageuse de votre œuvre est plus que jamais nécessaire. A l’heure où en France, les principes élémentaires de la morale et du droit républicains sont menacés par un absolutisme effroyablement pervers, qui prend les atours populistes du bon sens pour défaire tout idéal collectif et laïque en s’appuyant sur le seul zapping émotionnel, il faut voir, revoir et faire voir vos films. Tout de même : qu’Hans le canari ait si bien continué de chanter à travers vous, quelle intuition de la part de vos parents ! 226 Rencontres 227 228 Assurance contre l’histoire Rencontre avec Marc Ferro Paris, décembre 2007 (nous avons maintenu le style oral de cet entretien) Vincent Lowy - Vous êtes un des seuls historiens à avoir immédiatement compris dès la sortie du Chagrin et la pitié quels étaient les grands enjeux d’écriture et de méthode du cinéma de Marcel Ophuls. Parce que finalement, quand Rousso le fait, c’est quinze ans après vous. Marc Ferro – Oui, et Rousso conserve une approche purement historienne, pas du tout filmique. Ce qu’il aurait dû faire, et qu’il n’a jamais fait, alors que je l’y ai amicalement poussé, eut été de confronter connaissance de l’histoire et analyse juridique, c’est le seul qui aurait pu le faire, parce qu’il avait un peu travaillé là-dessus… Moi, j’avais la flemme de me plonger dans le droit. Alors je lui ai dit, vas-y, tu es le seul à pouvoir décortiquer cette réalité que le droit institue. Lui qui avait assisté au procès Barbie, il aurait pu le faire. Il a fait un ou deux bons articles, sans aller plus loin, il est resté dans « le passé qui ne passe pas ». V.L. - Avez-vous un souvenir précis de votre découverte du cinéma d’Ophuls ? M.F. – Comme beaucoup, j’ai vu Le chagrin et la pitié à sa sortie en 1971. Je faisais moimême des films de montage depuis un certain temps, pour lesquels au début, je ne me posais que des questions de véracité historienne et n’avais pas évalué le statut des différents éléments d’un film. Pour mon premier film, en 1964, qui portait sur la Première guerre mondiale, j’avais remarqué qu’en mettant deux voix pour le commentaire, on donnait des fonctions différentes à des regards sur les images. Mais ce n’était pas très clair. C’était plutôt un dialogue entre deux voix de tonalité différente, mais il n’y avait pas de différence de statut entre elles, pas une voix pacifiste et une voix belliciste par exemple. Ou une voix de gauche et une voix de droite. Non, c’était plutôt des voix qui donnaient des réactions différentes face à la guerre. Ca a été ma première observation : le commentaire unique à la Rossif avait un gros défaut, il vous prenait par la main et il ne vous lâchait plus. Il vous empêchait de réfléchir et de percevoir la duperie éventuelle du discours historique. Par exemple, quand on voit Mourir à Madrid, c’est très émouvant, pathétique, très beau mais à la fin, on s’aperçoit qu’il ne parle pas des anarchistes à Barcelone. Tel un récit, le commentaire est donc forcément arbitraire, du 229 point de vue de l’analyse historique. Après ce premier film sur la Guerre de 14, j’ai eu à faire un autre film, beaucoup plus difficile, sur Lénine, avec Pierre Samson (c’était en 1970, donc après mai 68). Et on s’est demandé comment on allait faire pour ne pas tomber dans le travers d’un commentaire subjectif. On ne voulait pas faire un film conformiste, soviétique, parce que nous n’étions pas communistes ; on ne voulait pas faire un film anti-léninien après les mouvements de 68, auxquels nous avions participé. C’est-là qu’on a eu cette idée, l’un et l’autre, de confier le commentaire sur Lénine à Lénine. Que des phrases de Lénine. D’où le titre donné au film Lénine par Lénine. Il y aurait donc une homogénéité de parcours et on saurait ce que pensait Lénine des grèves en France, de la Révolution allemande etc. Le défaut principal de ce choix, alors assez novateur, était qu’on ne pouvait pas faire parler Lénine quand il ne disait rien ! De sorte qu’on a inséré de petites phrases de jonction, telles que « La victoire de la Révolution ne sera complète que lorsque l’Allemagne l’aura accomplie - jugeait Lénine »… Rustines qui tendaient à corriger le gros défaut qu’aurait été un vrai commentaire. Et puis quand j’ai vu Le chagrin et la pitié, j’ai vu qu’il y avait là une rupture. Parce qu’il n’y a pas de commentaire. Je m’en suis aperçu tout de suite et j’ai compris comment Ophuls avait fait : c’était ses questions qui en quelque sorte suscitaient des réponses, un commentaire. Et les films d’archives servaient de contrepoint. C’était totalement nouveau. Ce que je n’ai pas dit avec assez de force à l’époque, c’est que l’utilisation des témoins pour tramer le « récit » présente une faiblesse majeure, c’est le choix de ces témoins. On pouvait juger qu’il n’y avait pas d’ouvriers ou de cheminots résistants et que le collabo avait une stature intellectuelle qui donnait trop de poids à son argumentaire. Cela jouait dans le film, beaucoup l’ont dit, mais ça ne me semblait pas équitable d’avancer ce genre de critiques, compte tenu de la nouveauté révolutionnaire de la construction de ce film, qui donnait un supplément de vérité à ce qui pouvait être encore plus faux que le faux, puisqu’Ophuls choisissait les témoins qu’il voulait. Alors qu’un commentaire ne peut pas se permettre de type de dérives, on les voit tout de suite. Toute la puissance du film était là. Et depuis, je n’ai plus voulu faire de films de montage. Et j’ai fait l’émission Histoire parallèle, il n’y avait pas de commentaire, c’était mes interlocuteurs qui tiraient des analyses des documents, le spectateur pouvait juger de la légitimité des commentaires ou pas… C’était une nouvelle approche. Après le film d’Ophuls, on ne pouvait plus faire comme avant, un film avec commentaire, c’était old style ! V.L. - Donc Histoire parallèle, par le questionnement des documents et la perspective comparée des commentaires, découlerait de l’expérience des films d’Ophuls ? 230 M.F. – Absolument, mais il faut rendre à César ce qui lui appartient, l’idée de l’émission revient à Louisette Nel, qui pensait surtout à une expérimentation par confrontation de propagandes, alors que je l’ai élargie en fonction de tout ce que j’avais pu imaginer auparavant. Il y avait donc avec le film d’Ophuls une rupture, mais surtout une rupture dont il était à l’origine. V.L. - Comment expliquez-vous le fait que Le chagrin et la pitié soit aujourd’hui un peu décrié ? M.F. – Après l’époque d’une glorification gaullo-communiste de la Résistance, il y avait dans ce film une tentation à disqualifier la société française. Cette tentation est toujours restée en Ophuls, comme une marque des souffrances qu’il a dû connaître… qu’ont connu les Juifs, et ça, il ne l’a pas pardonné. Je pense que le ressentiment d’Ophuls par rapport à ce qui s’est produit sous l’Occupation reste comme la dominante du film, alors qu’avec les années s’est imposée l’idée que c’est la société française qui a le plus sauvé de Juifs. V.L. - C’est donc une double injustice. M.F. – Oui. On parle toujours du haut clergé rallié à Vichy, mais le bas clergé a quand même joué un rôle très actif. Je vous dis ça parce qu’on le retrouve dans d’autres circonstances, pendant la guerre d’Algérie, c’est le bas clergé qui a le mieux compris les nationalistes, alors que le haut clergé ne pense qu’à l’évangélisation… Et c’est vrai qu’Ophuls n’a sans doute pas mis assez en valeur le rôle des petites gens, qui ont pris des risques… V.L. - Il y a pourtant, à plusieurs reprises dans le film, des figures et des récits qui correspondent à cette résistance invisible des petites gens. Je crois simplement que ça n’a pas été perçu en 1971 car le regard dominant relevait du résistancialisme et que par conséquent, c’est le caractère transgressif des récits liés à la Collaboration qui a marqué les esprits, au détriment de tout le reste. M.F. – C’était aussi l’enjeu de cette oeuvre. Mais il y a autre chose qu’on n’a pas assez dit, c’est cette observation qu’au fond, la plupart des gens ne vivent pas l’Histoire, ils vivent leur propre vie. Et Ophuls le montre chaque fois. Dans Hotel Terminus, il perpétue ce trait des gens dans leurs activités du moment, il les fait jouer au billard, comme s’il y avait équivalence 231 entre les graves questions qu’il veut aborder et la puérilité de cette partie de billard. C’était déjà le cas dans Le chagrin et la pitié : sous prétexte de remettre les gens dans leur contexte, finalement on les filme dans leur quotidien, et ce quotidien, ce n’est pas l’Histoire. Ca les éloigne des tragédies et ça les rend plus salauds qu’ils ne sont. Et au fond, c’est ça le problème d’Ophuls, non pas celui de l’engagement comme Sartre l’avait énoncé, mais la participation à la société, le civisme. Il les filme dans une situation qui les rend imperméables à l’histoire. V.L. – Inactifs à l’histoire ? M.F. – Si vous voulez. Et cela ajoute au procès de la société. Il a atteint sans le vouloir à un approfondissement analytique supplémentaire, mais qu’il n’a pas dégagé lui-même : c’est de vouloir absolument que les gens assument leurs actions non quotidiennes, alors que les gens vivent leur vie. Ils sont assurés contre l’incendie, ils sont assurés contre la maladie, ils sont assurés contre la mort, mais ils ne sont pas assurés contre l’histoire. Et Ophuls les met hors de l’histoire et il nous dit : Vous voyez, ce sont des salauds ! V.L. – C’est ce qui arrive à Marius Klein, dont l’interview est totalement due au hasard mais qu’il construit ensuite en méthode, dans Hotel Terminus notamment. M.F. – Oui parce que chaque fois qu’il arrive à obtenir ces aveux de culpabilité ou à simplement montrer qu’il ne les obtient pas, il jouit. Dans Hotel Terminus ou Memory of Justice, c’est même une technique. Il jouit, cet épisode avec Marius Klein l’a marqué. C’est le grand succès du film, ce moment-là. Ophuls aime coincer ses témoins, il arrive même à coincer Vergès dans Hotel Terminus, ce qui n’est facile. Mais quelquefois, il tombe à côté. Par exemple, dans le même film, au sujet du vraix-faux dénonciateur de Jean Moulin, René Hardy, il ne met pas assez en évidence les affrontements qui existaient à l’intérieur des groupes, y compris entre Lucie et Raymond Aubrac. Hardy, réputé de droite, était forcément suspect à leurs yeux. Il y a une hargne contre Hardy, de la part de Lucie : elle parle en doctrinaire. Elle n’a pas plus de preuves que les autres. Voilà quelque chose qui sort totalement du cadre de l’intérêt qu’a Ophuls pour le comportement humain. Les idéologies, il les met de côté. Alors qu’à cette époque, elles jouaient considérablement. V.L. - Dans Le chagrin et la pitié aussi ? 232 M.F. – Oui, mais ça se voit moins parce que c’est pris par en dessous. La force du film, c’est de construire une histoire anonyme. Certes, les paysans socialistes ou l’ancien Waffen SS parlent ouvertement de façon idéologique, cela structure les comportements, ils s’équilibrent mais le véritable événement du film, c’est l’irruption de l’anonymat dans l’histoire. V.L. - Et que pensez-vous des films qui ont suivi, notamment Hotel Terminus ? M.F. – C’est très honnête mais c’est sans commune mesure avec la bombe qu’a été Le chagrin et la pitié. Dans ses films plus récents, la démarche d’Ophuls est affaiblie par ce besoin qu’il a de faire semblant d’aller à la source, qui au fond n’aboutit qu’à des impasses. Il accomplit une œuvre de démystification qu’on peut qualifier de salut public, mais il y a un niveau de profondeur qui lui échappe, en longue durée. Il ne dit pas toujours ce qu’il a réellement à dire. Il culpabilise en permanence, comme avec Albert Speer, parce que le plaisir que lui procure son travail passe par-delà ses exigences morales. Cela désigne les limites de la fonction de cinéaste. Pour lui, le plaisir et la mauvaise conscience sont indissociables – c’est peut-être aussi l’origine de son irritabilité. V.L. - Une dernière question, Marc Ferro. Avez-vous déjà rencontré Marcel Ophuls ? M.F. – Mais oui ! Au début des années quatre-vingt, il est venu me voir, ici, à Saint-Germainen-Laye, parce qu’il voulait adapter à l’écran mon livre Comment on raconte l’histoire aux enfants. Il l’avait aimé et voulait discuter avec moi des possibilités d’en faire un film, avec des personnages incarnés par des acteurs, Guillaume II par exemple, en train de déjeuner, beaucoup de très bonnes idées… Mais, me dit-il alors, tout se passe très bien entre nous, c’est formidable parce que j’aurais plutôt dû vous faire un procès. Un procès, comment ça ? Et bien oui, vous avez écrit un article qui s’appelle L’interview chez Ophuls, Harris et Sédouy, et je pourrais vous faire un procès pour ça… Je suis de plus en plus interloqué et je m’explique : Mais c’est parce que je parle de Français si vous saviez et puis j’ai dit que vous incarniez la Révolution d’Octobre du film documentaire… Oui, mais vous mettez nos noms ensemble, dans le même sac, alors que je suis encore en procès avec eux. Ah ? Oui d’ailleurs, me dit-il, il faut que je rentre à Paris pour ça. Et demain je pars à New York parce que je suis aussi en procès avec mes anciens employeurs américains… Ah bon. Oui et ensuite je reviens à Paris pour un autre procès, termine-t-il. Revenons à notre projet, ça va être formidable, 233 quand est-ce que nous pouvons commencer ? Et alors là, je lui ai répondu : Lorsque vous n’aurez plus de procès !.. 234 Brave Men are funny ! Rencontre avec Sophie Brunet Paris, novembre 2007 Vincent Lowy - Sophie Brunet, vous tenez une place à part parmi les collaborateurs de Marcel Ophuls. Vous avez été associée à ses trois derniers films, qui ont ponctué votre propre apprentissage : stagiaire, assistante puis monteuse à part entière. Vous avez donc « grandi » professionnellement avec Marcel Ophuls, entre 1985 et 1995. Et puis surtout vous avez écrit deux textes importants en rapport à cette expérience, le premier avec Albert Jurgenson, sur Hotel Terminus dans votre ouvrage commun La pratique du montage, le second pour la revue Images documentaires, centré sur Veillées d’armes. Vous souvenez-vous de votre première rencontre ? Sophie Brunet - Non, pas du tout. Il faut dire que suis arrivée sur Hotel Terminus comme jeune stagiaire, tout juste sortie de l’IDHEC, je connaissais à peine son travail, je n’avais vu que des extraits du Chagrin et la pitié… On m’avait prévenue que c’était un sacré personnage, et j’ai été immédiatement fascinée. Même si je n’intervenais pas réellement sur le montage, je déjeunais avec lui, nous prenions le café, et il racontait toutes ces anecdotes merveilleuses… et puis il était très généreux dans le travail. Il m’a immédiatement adoptée, parce que j’avais fait une liste de thèmes qui lui avait beaucoup plu. V.L. - Commencer sa carrière professionnelle sur Hotel Terminus, c’est un sacré baptême du feu. C’était très mouvementé, d’autant plus qu’il y a eu plusieurs changements d’équipe. Finalement, c’est Albert Jurgenson et Catherine Zins qui ont monté le film. S.B. - J’ai tout suivi depuis le début. Le montage a commencé alors que la partie sur le procès de Barbie n’était pas encore tournée. Marcel voulait en faire son « portemanteau », c'est-à-dire structurer son film autour du procès. Comme celui-ci était toujours retardé, le film était impossible à monter. Deux équipes se sont succédées avant qu’Albert et Catherine interviennent. A ce moment là, on avait le procès, on a partagé le film en deux, Catherine avait les parties américaine et latino-américaine, le milieu du film. Albert montait avec moi la période allemande et les deux périodes françaises (il y en a deux, puisque Barbie est revenu à Lyon pour y être jugé), le début et la fin du film. Albert Jurgenson a eu un rôle déterminant. 235 C’était un très grand monteur, mon professeur à l’IDHEC, il avait une véritable vision des choses, Marcel disait de lui que c’était un grand artiste. Il a complètement repris le film en mains, aux côtés de Catherine, il insistait vraiment pour lui donner une forme, pour que les interviews ne soient pas trop ping-pong. C’était exactement ce dont Marcel avait besoin à ce moment-là. V.L. - Quel était votre rôle ? S.B. - Ca a évolué au fil des années. J’ai été la seule - avec Marcel – à assister à tout le montage. Ca a duré presque trois ans ! Je me souviens surtout de la dernière partie parce que c’est là que j’ai pu vraiment intervenir. Marcel m’envoyait voir les uns et les autres, Ladislas de Hoyos par exemple, pour obtenir des extraits de ses entretiens avec Barbie et ses proches. Hoyos était très coopératif d’ailleurs, il nous a tout donné avec beaucoup de générosité et de gentillesse et il n’avait pas été très content parce que Marcel avait montré dans le film qu’il s’était un peu laissé attendrir par la fille de Barbie… V.L. - Les tournages de Marcel Ophuls paraissent vraiment improvisés et techniquement désinvoltes. Mais le montage est peut-être le moment où il devient technicien, non ? S.B. - Peut-être. Marcel a tendance à travailler sur le contenu, sur ce qui l’intéresse et à négliger la forme, il revenait toujours après ses interviews avec des plans de dos, de loin, pour faire ses fausses synchros, il faisait tout le temps des plans avec sa main devant la bouche pour les fausses synchros, pour un monteur, c’est absolument impossible, il y en a déjà dans Le chagrin et la pitié, c’est affreux. Il voulait passer d’un bout à l’autre de l’interview en collant un plan de coupe d’un objet dans la pièce, et on était obligé de lui dire « Non, Marcel, on ne peut pas mettre un plan qui ne veut rien dire. » Et ce qui le libère, justement, c’est le fait d’amener des extraits de films. C’est à la fois sa subjectivité, sa culture, son amour du cinéma… et c’est aussi un truc pour résoudre des situations insolubles au montage, car sinon, bien souvent, on était coincé ! V.L. - C’est ce que vous décrivez pour la séquence de l’acteur shakespearien dans Veillées d’armes, dont l’interview est construite sur des extraits de Yankee Doodle Dandy. 236 S.B. - Oui. Et puis c’est vrai que petit à petit, Marcel a fait des efforts au tournage. Mais j’ai encore eu des plans de lui avec la main devant la bouche dans Veillées d’armes… V.L. - Oui mais cette impression qu’on a, qu’il part un peu tourner le nez au vent, n’est-ce pas ce qui rend ses films si fertiles ? S.B. - Tout à fait. Non, l’étape décisive, ce n’est pas tant le montage que celle de la continuité écrite. Après le tournage, il rédige une sorte de scénario comportant toutes les indications, avec les interviews reconstruites, les extraits de films, les illustrations musicales, quand elles commencent, quand elles s’arrêtent… comme les vieux numéros de l’Avant-scène, vous savez. Je lui faisais des listes de thèmes, des listes avec tous les éléments nécessaires, tous les plans de coupe, il pouvait réfléchir à partir de ça. Il les intégrait déjà, nous dérushions ensemble, et après, il faisait ces continuités qui étaient extrêmement élaborées. Tout était écrit à la main très précisément. Il rajoutait (évidemment) plein de petites notes et plaisanteries pour l’équipe de montage, des petits dessins, des petits cœurs… Sur Veillées d’armes, il était très content car nous avions une liste à double entrée, une pour les personnages et une pour les thèmes. C’était une trame sur laquelle on se basait et ça a bien fonctionné. Sur Hotel Terminus, il n’ y a pas eu de continuité jusqu’au bout, c’est Albert Jurgenson qui s’est presque retrouvé dans la position du réalisateur à la fin du film. Et d’ailleurs, Marcel nous a toujours dit qu’Albert, Catherine et moi devions toucher une partie des droits d’auteur, qu’il nous considérait comme co-auteurs, et je lui ai toujours répondu que je considérais que c’était mon métier et que c’était la fierté de mon métier de participer au récit du film. V.L. - Et avec le recul ? S.B. - Avec le recul, je crois que j’ai été dix fois plus auteur sur certains films dont le réalisateur ne faisait pas tout ce travail de construction. V.L. - Utilisez-vous encore des choses apprises avec Marcel Ophuls ? S.B. - Oui, forcément. J’ai été formée par Ophuls et Jurgenson… Ce que Marcel m’a le plus appris, c’est le sens de la construction. Et aussi son honnêteté intellectuelle : il se méfie du monument, du procès, il nous rappelle toujours qu’un film n’est pas une thèse. Et parfois, je me retrouve avec un cinéaste qui a cette tentation et je lui dis : Attention… Ou alors, ce que 237 Marcel m’a appris, c’est que quand il y a un problème il faut le mettre devant. Par exemple, dans Veillées d’armes : sur les rushes du premier voyage, le son était impossible. Aujourd’hui, avec le progrès des outils, on aurait peut-être pu en tirer quelque chose, mais à l’époque, il avait fait le choix pour le confort du spectateur de post-synchroniser les gens par eux mêmes. Alors bien sûr, ce n’étaient pas des professionnels… J’ai revu le film et il y a des tas de moments pas du tout synchrones… Mais il a voulu filmer cette post-synchronisation pour la rendre apparente dans le récit du film. Voilà, quand il y a un problème, la solution est de le montrer, pas de le cacher sous le tapis. V.L. – Pour que le problème enrichisse le film au lieu de le desservir… Je pense que les gens qui ne connaissent pas bien ses films pensent qu’ils sont très désordonnées alors qu’en fait et depuis toujours, il y a une rigueur, un équilibre et une recherche d’objectivité. S.B. - Oui, il partait en tournage en se disant que son honneur de réalisateur, c’était précisément de ne pas décider à l’avance ce qu’il allait montrer, de refuser de montrer les choses à travers le prisme de ses opinions préconçues. Lui, il avait un sujet en ligne de mire, qu’en général, il maîtrisait très bien, mais il partait vers l’inconnu en restant ouvert, en laissant venir le réel à lui. Il va à la rencontre du sujet, en donnant au spectateur le sentiment qu’il est convié à une aventure et non à un exposé. V.L. - C’est aussi le rôle des extraits de films, d’éclairer ou d’équilibrer cette confrontation avec le réel, à l’aide d’autres rencontres, qui sont celles du cinéma et de l’imaginaire. S.B. - Moi, j’ai eu l’impression que ça s’amplifiait à partir de November Days. Hotel Terminus comporte peu d’extraits de film, il y en a beaucoup plus dans November Days et c’était déjà beaucoup plus tissé avec les extraits, il y avait surtout la grande question de Veillée d’Armes, c’est celle de l’objectivité et de la subjectivité journalistiques. Il l’a abordée avec lui comme personnage principal, et il débarquait dans ce pays en guerre avec tout qu’il aimait, tout ce qu’il était, tout ce avec quoi il avait été formé, et c’est ce personnage qui porte avec lui d’une certaine façon les extraits de film, les comédies musicales, les Marx Brothers… Alors que dans Hotel Terminus, c’était beaucoup plus limité. Et dans November Days, c’était plutôt une façon d’enrichir les personnages, de prolonger leurs émotions ou leurs réflexions, de porter sur eux un regard tendre et parfois un peu ironique. Comme pour ce couple d’Allemands de l’Est, qui adoraient les Indiens d’Amérique, alors il a mis un extrait de 238 Stagecoach, où tous les Indiens se faisaient zigouiller… Mais tout d’un coup dans Veillées d’armes, c’était lui. Il rencontrait des gens qui éveillaient en lui telle ou telle association d’idées et les extraits surgissaient. C’était son imaginaire. Et c’est ce qui a rendu le film aussi compliqué, il voulait tellement d’extraits, tellement de chansons… V.L. - C’est aussi ce qui en fait son film testamentaire… S.B. – C’est vrai, il y a des parties moins réussies, comme la partie franco-française sur la télé, tout le monde l’a dit, c’est très daté aujourd’hui, il est rentré un peu trop dans son environnement immédiat, c’était moins intéressant. Mais toutes les autres parties, c’est un cinéma documentaire absolument incroyable. Quand on voit aujourd’hui ce que fait Michael Moore, c’est un héritage direct du travail de Marcel. V.L. - Oui, la partie avec TF1 est plus anecdotique. Il s’est un peu installé dans une position de mouche du coche, alors que sa force est de révéler les points de contradiction de la société en montrant leur universalisme. S.B. - Oui mais il a toujours avancé cette idée qu’il faut filmer des deux côtés, qu’il faut écouter tout le monde, qu’il faut se confronter à ses ennemis. Il a fait des films très dialectiques, il s’est tenu à l’écart du film militant, il n’a pas fait des pamphlets comme que ce que fait Michael Moore. Il part sans scénario, il rencontre les gens qu’il rencontre, il les interroge parce qu’il les a rencontrées. C’est ce qui donne à ses films cette dimension originale de récit, ce que je rapproche du roman d’apprentissage. Il y avait sans doute des journalistes plus intéressants que certains de ceux que l’on voit dans Veillées d’armes, mais ce sont ceux-là qu’il a rencontrés à Sarajevo, et c’est ceux qu’il rencontre qui l’intéressent. Et je dois dire que malgré Simone Lagrange, malgré tous ces gens admirables dans Hotel Terminus ou November Days, il n’y a que dans Veillées d’armes que ça fonctionne si bien, que sa générosité et son amour des autres éclatent. Je voudrais ajouter que cette attitude se poursuivait au montage. Confronter, résumer, monter des entretiens s’apparente toujours à une forme de manipulation, de « bidouillage ». Jusqu’où a-t-on le droit de « bidouiller » ? C’est la question qui est posée dans Veillées d’armes à propos de la fameuse photo de Robert Capa. La seule garantie de l’honnêteté du montage réside dans l’honnêteté du cinéaste et de ses collaborateurs. Il faut tracer soi-même la ligne qu’on ne veut pas franchir, et s’y tenir avec détermination et lucidité. 239 V.L. - Quel a été votre rôle sur November Days ? S.B. - J’étais assistante. Catherine Zins avait commencé mais elle ne pouvait pas le terminer. Jurgenson l’avait repris mais avec beaucoup de difficultés, d’abord parce qu’il faisait autre chose et qu’en plus il ne parlait pas allemand et à peine anglais. Alors je me suis retrouvée à un moment donné à travailler avec Marcel le matin et Albert l’après midi, l’un me faisant toujours défaire ce que l’autre m’avait fait faire avant. Nous avions Dominik Moll comme assistant. Et puis j’ai terminé le film. V.L. - Il donne l’impression, plutôt rare dans son œuvre, d’avoir été fait dans un climat serein, dans un climat de paix intérieure. C’est naturellement dû au sujet… S.B. - C’est un film sur la liberté et la réconciliation. Il n’y a eu aucun problème sur November Days, il a eu tous les extraits qu’il voulait, il a respecté la durée prévue au départ. Paul Hamann était un producteur formidable et la BBC était une structure de production que Marcel n’était pas susceptible de faire exploser. V.L. - …contrairement à la production dès le départ défaillante d’Hotel Terminus ou à la société de Bertrand Tavernier Little Bear qui a été fragilisée par Veillées d’armes. S.B. - Oui, mais sur Veillées d’armes, il faut quand même dire que les choses se sont bien déroulées, il y a bien eu des fâcheries pendant le montage mais rien de grave. Bertrand Tavernier est venu à une projection, une seule fois et a félicité Marcel qui était aux anges… Mais au bout de deux ou trois jours chez lui, en y repensant, il se mettait à se plaindre, à dire que Bertrand avait une attitude censurielle etc. Dès qu’il n’était pas en salle de montage, il déprimait. Il nous envoyait des lettres interminables, souvent pleines d’injures pour des tas de gens, qui se déversaient au pied du fax et qu’on trouvait en longs rubans le lundi matin, on n’arrivait plus à ouvrir la porte. Mais ça, ce n’était rien. Les véritables difficultés ont commencé après, quand la troisième partie, sur laquelle il comptait beaucoup et qui comportait des séquences magnifiques, comme ce dîner aux chandelles à l’Holiday Inn, parce que l’électricité était coupée – quand cette troisième partie a été escamotée. Il faudrait vraiment arriver à retrouver tout ça et à le monter. Pendant longtemps, Marcel en a fait un préalable à tout autre projet – et ça l’a empêché de travailler car lorsqu’un producteur 240 l’approchait pour lui proposer quelque chose, il s’entendait immédiatement dire qu’il voulait d’abord terminer la troisième partie de Veillées d’armes ! Il faut se rappeler que quand le film est sorti au Max Linder, tout le monde y croyait, y compris Frédéric Bourboulon, qui avait pourtant été en conflit avec Marcel. Les gens de Little Bear étaient très fiers d’avoir produit ce film. Mais il n’a pas marché, il aurait dû sortir dans une petite salle et rester longtemps au programme… Le Max Linder était un mauvais choix. V.L. - Que pensez-vous de Veillées d’armes aujourd’hui ? S.B. - Je l’ai revu il n’y a pas longtemps à la Femis, et j’ai été frappée par cette audace, cette liberté absolue, la beauté du tissage de Shakespeare et du cinéma hollywoodien avec la matière documentaire, par ce souffle qui parcourt le film, qui le fait décoller. Ces images dans la neige, les rencontres avec les journalistes avec lesquels on s’attarde, tous ces gens qui vivent la guerre au quotidien et dont on sent que Marcel tombe amoureux. Cette disponibilité de Marcel, cette générosité envers tous ceux qu’il croise. V.L. - Saviez-vous dès le départ qu’il y aurait deux voyages ? S.B. - Non, d’ailleurs, je crois que le tournage a commencé sans véritable certitude sur ce que serait le film… V.L. - Comme Hotel Terminus… S.B. - Oui. A Sarajevo, ils tournaient avec une petite caméra vidéo (c’est pour ça que le son était si mauvais et qu’il a fallu tout post-synchroniser) et ici, à Paris, nous faisions un kinéscopage avec de la pellicule inversible, je crois. Ce kinéscopage a été refait ensuite dans un vrai labo, une fois le montage terminé, pour transférer les images en 16 millimètres. Pendant le montage, Marcel m’envoyait sa continuité, où je trouvais les grandes lignes générales du film et je travaillais parfois avec lui, ou sans lui, notamment lorsqu’ils étaient en tournage à Sarajevo. Après, je lui montrais mon travail. V.L. - Vous souvenez-vous de votre réaction lorsque vous avez reçu les rushes de la séquence viennoise avec la prostituée ? 241 S.B. - Oui, je comprenais parfaitement ce qu’il voulait faire, même si je ne trouvais pas ça indispensable. En fait, il voyait les journalistes qui quittaient Sarajevo pour se reposer en Thaïlande, et il voulait assumer avec eux cette injustice que les journalistes peuvent à tout moment sortir de cet enfer, tandis que la population est condamnée à vivre sous les tirs des snipers. Il voulait illustrer ça. Je n’étais pas trop d’accord, parce que la séquence était assez hétérogène au reste du film. V.L. - Oui, ce passage ne fonctionne que parce qu’il termine la première partie, s’il avait été pris dans la continuité du récit, ça aurait été vraiment étrange. S.B. - Ca fait quand même partie de ces moments où il rejoint le terrain de la fiction. Marcel a envie de s’échapper parfois du documentaire, d’ailleurs il est très fier de ses deux assistants de Veillées d’armes. Il a beaucoup aimé Ressources humaines de Laurent Cantet et m’a téléphoné pour me demander son numéro. Laurent avait été assez contrarié par l’attitude de Marcel, qui l’avait très mal traité. Marcel s’entendait sans doute mieux avec Dominik Moll, son assistant précédent, dont il a aussi énormément aimé Harry, un ami qui vous veut du bien… Je lui ai dit « Tu vois Marcel, pendant des années tu as mangé tous les jours avec Dominik Moll, et tu t’étonnes tout d’un coup qu’il soit devenu un grand cinéaste… » V.L. - Parmi les assistants sur Veillées d’armes, il aime aussi beaucoup Ariane Doublet, qui est la seule à avoir repris la veine documentaire…. S.B. - Oui, il faut dire qu’avec Marcel, ça marche en général beaucoup mieux avec les femmes qu’avec les hommes. Ariane Doublet a fait la liste des thèmes sur Veillées d’armes. Et il y avait aussi Cécile Chagnaud qui maintenant est monteuse son, qui a travaillé sur ce film, qui était stagiaire et qui l’a aidé à faire des lettres filmées, pour prendre contact avec des décideurs qui ne décident pas, pour dire son indignation d’honnête homme, déguisé en courtisan de Louis XIV. Je sais qu’elle est allée le retrouver en Suisse pour faire ça mais je crois que ça n’a pas débouché sur grand chose. V.L. - Si vous ne deviez garder qu’une seule image de Marcel Ophuls, vous qui avez collaboré pendant plus de dix ans avec lui, ce serait laquelle ? 242 S.B. - A Londres, sur le mixage de November Days, nous étions tous les trois avec Dominik Moll. Et Marcel nous emmène au restaurant du Savoy, où il allait avec son père. Et Dominik n’avait pas de cravate et donc, on n’a jamais voulu nous laisser rentrer et Marcel essayait de convaincre le serveur, en disant : « Mais c’est mon fils ! » et j’ai trouvé ça merveilleux. C’est ça, la tendresse, la merveilleuse politesse de l’humour, qu’il avait toujours en réserve. Dès qu’il était avec des gens avec qui il se sentait bien, il nous racontait des tas d’anecdotes. Plein de choses comme ça qui me restent. Comme dit Martha Gellhorn dans Veillées d’armes, les gens vraiment courageux ont de l’humour. On peut reconnaître un homme une femme ou un enfant courageux à son humour. Je crois que c’est une des raisons de son intérêt constant pour les situations de guerre, c’est que si évidemment ça nous concerne tous, c’est que lui s’est toujours interrogé sur la façon dont il aurait résisté, dont il aurait combattu. Et je crois que son arme au fond, c’est l’humour. 243 244 Je n’ai rien contre le pilote… Rencontre avec Marcel Ophuls Lyon, octobre 2005 Vincent Lowy - Marcel Ophuls, au sujet de la religion, vous m’avez écrit une fois sur un petit bout de papier : « Je n’ai rien contre le pilote mais ce que je n’aime pas, c’est le personnel au sol. » Marcel Ophuls - (rires) C’est un aphorisme de Fritz Kortner, le meilleur ami de la famille, le partenaire de Louise Brooks dans Loulou de Pabst… Très grand acteur, en exil à Hollywood comme nous, et un de mes pères spirituels… Il est revenu très tôt en Allemagne après la guerre parce que c’était son pays… Comme mon père, il adorait les grands hôtels… V.L. - Comme vous aussi… M.O. - Oui, c’est vrai, cela fait sans doute partie d’un héritage. Les Juifs allemands de cette génération, c’est peut-être lié au sentiment de déracinement, ils adoraient tous les hôtels de luxe. Et Kortner, qui fumait le cigare comme mon père, le grand cigare patriarcal, traînait toujours dans les halls des grands hôtels, à Francfort, à Hambourg, à Munich, les villes où il montait des pièces de théâtre… Toujours dans le meilleur fauteuil, avec son cigare, regardant passer les belles femmes, les gens qui s’interrogeaient à son sujet… Un jour, je l’ai rencontré dans un hall d’hôtel à Hambourg et je lui ai demandé « Monsieur Kortner (lui, il m’appelait Marcel, moi, je l’appelais Herr Kortner), comment se fait-il que les directeurs de théâtre vous donnent quatre fois plus de temps de répétition que les autres, que vous puissiez faire tout ce que vous voulez ? » Il me regarde et me dit en souriant : « Wiedergutmachung, Marcel ! » Ce sont les réparations ! « Seine unzufriedenheit mit der Welt... » M.O. - Après sa mort, j’ai fait un film en hommage à sa mémoire pour la télévision allemande, c’était en 1980, Kortnergeschichten. Et j’ai demandé à Madame Kortner pourquoi elle, qui avait été une grande et belle actrice allemande, qu’est-ce qui avait pu la séduire chez 245 Fritz Kortner, qui lui était plutôt moche, un acteur avec une présence extraordinaire, mais moche, un peu comme Raimu ou Gabin. Elle m’a répondu : Seine unzufriedenheit mit der Welt, son mécontentement avec le monde. Voilà, je suis moi aussi dans cette idée-là, l’idée qu’il faut faire de la résistance, contre l’occupant ou contre les patrons de chaînes de télé ou contre la classe politique… Comme si c’était la même chose ! Alors on se fourvoie souvent, on se rend inutilement la vie difficile, non seulement à soi-même mais aussi à sa famille. Et la seule bouée de sauvetage, pour soi-même et pour les autres, c’est l’humour. C’est en essayant de voir le côté drôle des choses, pas forcément de façon positive. D’ailleurs tous mes cinéastes préférés sont pessimistes : Ernst Lubitsch, Billy Wilder, Woody Allen… Ils ne passent pas du tout à côté des horreurs de la vie et de la mort, mais ils savent en rire. V.L. - Alors comment vous définir ? Un humaniste pessimiste ? M.O. - Oui, je crois qu’humanisme n’est pas synonyme d’optimisme ou d’un amour généralisé pour son prochain. Je veux bien lire la Bible et le nouveau testament, l’amour du prochain, l’histoire d’un prophète juif né de mère vierge ou cette histoire horriblement misogyne d’Adam et Eve. Mais ça ne m’apporte rien. Positiver est un mot très à la mode, pseudo thérapeutique. Je ne vois pas comment on peut positiver, avoir des family values, en passant sur l’actualité du jour, les crimes du passé et les menaces pour l’avenir. C’est ce que dit Anton Walbrook au début de La Ronde, dans un décor viennois de carton-pâte : « J’adore le passé, c’est tellement plus reposant que le présent et tellement plus sûr que l’avenir. » Ce sont des paroles de mon père, ce n’est pas dans la pièce de Schnitzler… Donc, je suis un pessimiste. Avec André Harris, du temps de notre amitié, nous avions fait un pari au moment de je ne sais plus quelle élection. J’avais parié sur Pompidou. Alors le lundi matin, lorsque j’arrive dans le bureau d’André, à la Maison de la Radio, il me balance l’argent sur la table en disant : « Marcel ! On n’a pas de mérite à avoir toujours raison quand on est toujours pessimiste !! » V.L. - Pessimiste mais avec une énergie et un dynamisme qu’on ne rencontre pas souvent dans le documentaire, genre volontiers sentencieux, surtout dans les années 70 et 80. Aujourd’hui, il y a quand même Michael Moore… M.O. - Dont j’aime beaucoup le travail, contrairement à mon ami Fred Wiseman, qui le trouve trop agressif. J’étais une fois au Festival de Berlin, avant une projection, lorsque j’ai 246 croisé ce gros type avec sa casquette de baseball sur le trottoir. Il s’est arrêté le temps de me serrer la main et de m’assurer qu’il se considérait comme mon « disciple ». Je ne savais pas qui il était et je ne l’ai jamais revu… V.L. - Il y a beaucoup de points communs entre vous, le sens du spectacle, l’impertinence, l’engagement physique, la volonté instinctive de résister à l’ordre dominant. M.O. - Oui, sans doute, c’est vrai. Je relisais il y a peu un essai d’Alain Finkielkraut, dont je partage beaucoup d’idées concernant l’identité juive, le devoir de mémoire. Et justement, il explique qu’à son avis, il n’y a pas de devoir de mémoire. A ce sujet, il cite René Char, grand poète, grand amoureux de la vie, grand résistant qui dès 1942 savait déjà tout sur les nazis et prévoyait la destruction des Juifs. Et à ce moment de son histoire et de l’histoire de son pays, Char se met en rogne et écrit à un ami qu’être militant, c’est se mettre en danger de mort, c’est passer à côté de toutes les jouissances de la vie, c’est surtout abandonner les liaisons amoureuses, abandonner la famille, le passage des saisons, pour partir au maquis et se cacher dans un trou coupé du monde. Je trouve ça formidable, d’une part la lucidité, d’autre part la colère, parce que devenir résistant, c’est forcément réduire son champ de vision, toute la force poétique de la vie quotidienne. V.L. - Selon Georges Annenkov, le costumier de La ronde et du Plaisir, vous vous intéressiez au journalisme dès votre retour en France lors de la sortie de La Ronde. M.O. - Non, pas du tout, je ne me rappelle pas avoir fait la moindre démarche pour travailler pour un journal. C’est vrai que je suis rentré en France en 1950, mon père finissait le montage de La ronde, j’ai rencontré Annenkov à ce moment-là. C’était un des collaborateurs de mon père qui avait des rapports étroits avec nous. Son livre est devenu une référence, mais il était un peu fantasque et mégalo, le brave Georges, follement talentueux mais mégalo. Non, je n’étais pas attiré par le journalisme, j’avais commencé des études de philosophie, jamais terminées d’ailleurs… Mon père me disait : « La philosophie, c’est comme les cours de danse, si tu n’es pas fichu de faire ça tout seul, ce n’est pas la peine d’aller écouter les professeurs… » Ma mère avait voulu que je fasse ces études, par nostalgie de la bonne bourgeoisie, par soif de respectabilité. Il y avait à cette époque ce grand programme lancé par Roosevelt avant sa mort, le GI Bill of Rights : tous ceux qui avaient servi sous le drapeau américain avaient le droit d’étudier à l’œil, ce qui a beaucoup démocratisé les études aux 247 Etats-Unis. Moi, je n’ai pas fait la guerre mais on m’avait envoyé comme GI au Japon, et je bénéficiais de quatre ans d’études. J’ai donc une équivalence de Licence de Lettres à mon palmarès. De retour en France, j’ai continué mais dès que j’en ai eu marre de la Sorbonne, je suis parti sur les Champs-Élysées. V.L. - Vous dites vous intéresser beaucoup moins au nazisme qu’à la Metro Goldwyn Mayer, où vous auriez aimé rentrer si votre mère ne vous avait pas engagé à faire des études de philosophie… M.O. - Quand on était aux Etats-Unis, il y avait un collègue de mon père, Curtis Bernhardt, un homme très gentil, bon metteur en scène, qui passait de la Warner à la MGM et qui m’avait dit : « Marcel, ne va pas faire des études, viens avec moi comme assistant à la Metro. » Et c’est vrai que ma mère s’est opposée à ça, mon père s’en fichait plutôt, il disait pourquoi pas… Et j’ai donc eu une discussion assez ferme avec mes parents, dois-je aller avec Curtis ? Et en grande partie, lorsque je parle de la MGM, c’est parce que je regrette de ne pas avoir suivi son offre. V.L. - Vous avez tout de même été assistant pendant plusieurs années. Avec Litvak sur Un acte d’amour (1953)… M.O. - Non, je n’étais pas assistant. Je m’occupais du montage, je courais d’une salle à l’autre, entre deux grands monteurs, Léonid Azar et William Hornbeck. Je faisais des collures qui d’ailleurs avaient tendance à claquer. Ca a duré comme ça pendant huit mois, ça m’a permis d’apprendre tout un tas de choses car Litvak qui était très indécis passait une fois chez Hornbeck puis ensuite chez Azar, sans savoir quoi décider. Il utilisait la méthode américaine : à partir d’une même scène et avec plusieurs caméras, il filmait le plan général, le plan rapproché etc. V.L. - Avec John Huston, sur Moulin Rouge (1952), vous étiez vraiment assistant. M.O. - Oui, mais c’était particulier. Huston avait beaucoup d’humour et avait sur chaque tournage une tête de turc, il passait son temps à lui faire des blagues cruelles et humiliantes et moi, j’étais chargé d’organiser ces blagues, aux dépens d’un homme qu’il avait rencontré dans un bar à New York, Eliot Elisofon, qui était à l’époque pour Life magazine entre autres, le 248 plus grand consultant pour la photographie en couleurs. Mais sur le tournage, Eliot ne servait pas à grand chose et avait tendance à rester à l’hôtel. Huston me mobilisait pour être sûr qu’Eliot tomberait dans le panneau à chaque coup. Huston était un type formidable, il m’envoyait chez Schiaparelli, pour faire les essais de costumes avec Zsa Zsa Gabor… Non, c’est avec Duvivier que j’étais vraiment assistant, parce qu’il avait viré tous les autres. Marianne de ma jeunesse (1955) se tournait en Allemagne, Duvivier était odieux car sa femme était gravement malade, il virait les opérateurs, dont le grand Eugen Schüfftan, qui a eu l’oscar l’année d’après à Hollywood. Mais il avait besoin de moi pour tout traduire. Il ne m’avait pris que pour cela, pour traduire. Le réalisateur Yves Ciampi m’avait dit, un soir où nous prenions l’apéritif : « Marcel, est-ce que tu sais pourquoi tu travailles si peu comme assistant ? » « Sans doute parce que je ne suis pas très bon, ai-je répondu. « Non, non, tu n’es pas plus mal qu’un autre. Mais on a tous peur que le soir, tu ailles raconter les conneries de la journée à ton père. » « Ils ne vous louperont pas… » Mon père habitait Chevreuse et moi, une chambre meublée rue Caulaincourt à Montmartre. Et le téléphone était chez la concierge, et il fallait descendre quatre étages quand le téléphone sonnait. Alors un matin, Madame Akermann (c’était son nom) hurle dans l’escalier : « Monsieur Marcel, votre père vous appelle !! » Et je descendais en courant l’escalier. Mon père et moi nous brouillions souvent, nous sommes des gens de caractère violent… Nous étions brouillés mais il me dit au téléphone : « Zewen, tu n’es pas rancunier j’espère ? parce que j’ai besoin de toi. Tu sais pour la sortie de Madame de..., je dois voir des journalistes, il y a deux jeunes qui n’arrêtent pas de me téléphoner. Ils travaillent pour une petite revue, ils veulent s’entretenir avec moi, mais ce sont des intellectuels, je ne comprends pas ce qu’ils me racontent… » Il était à Chevreuse avec Ulla, son assistante. Il poursuit : « Comment s’appellent-ils, Ulla, ces deux types ? » Et j’entends la voix d’Ulla qui dit « Rivette et Truffaut… » « Tu sais qui c’est ? » Bien sûr ! Ils étaient déjà connus comme critiques, les Cahiers étaient déjà importants. Alors il me dit « Sois gentil, viens traduire samedi matin… » Il ne voulait pas que je traduise du français en allemand, évidemment, mais que je traduise la langue obscure et cinéphilique qu’il ne comprenait pas. J’y suis allé. C’était au sixième étage, ils sont arrivés, avec un énorme magnétophone Grundig. Alors mon père et Truffaut sont pratiquement tombés dans les bras l’un de l’autre, ils étaient sur la même longueur d’onde. 249 Alors par la suite, Rivette et moi avons en somme assisté au spectacle d’un père qui retrouve un fils qui lui était inconnu. Puis ils se sont aperçus que le Grundig n’avait pas marché et ils ont du revenir une deuxième fois. Ensuite, je suis allé travailler à Baden-Baden pour la télé allemande pendant trois ans, puis je suis revenu à Paris sans boulot. Et en traînant sur les Champs-Élysées, au coin de la rue Lincoln, j’ai revu François, il venait de faire Les 400 coups, il était très courtisé et il y avait toujours un petit groupe autour de lui. Moi, chaque fois que je le croisais, je rentrais et je disais à Régine, mon épouse qui savait qu’on n’avait plus de fric : « J’ai encore vu Truffaut ». Et elle : « Tu lui as parlé ? » « Non, j’ai pas osé, je suis timide… » Je n’osais pas aller me mélanger aux courtisans, sur la base de cette brève rencontre qui datait de plusieurs années, ça me gênait. Mais nous avions tellement besoin d’argent... Et j’y suis allé. Et il m’a immédiatement pris comme ami, jusqu’à sa mort. V.L. - Grâce à lui, vous avez pu faire le sketch allemand de L’amour à vingt ans. M.O. - Oui et surtout en 1963, j’ai pu faire une comédie à l’américaine Peau de banane, avec Jeanne Moreau et Jean-Paul Belmondo, une belle distribution pour l’époque mais pas assez de fric et un producteur infect, mais c’était quand même la quatrième place au box office cette année-là : 450 000 entrées. Alors avec l’accord de Jeanne et Jean-Paul, je me lance dans une deuxième comédie de ce genre (pas tellement dans l’esprit de la Nouvelle vague d’ailleurs ! A l’époque, il fallait plutôt faire son petit film personnel pas cher et sans vedettes…). Je me disais : « Non, puisque nous admirons tous le cinéma américain, puisque je suis à moitié américain, que j’ai grandi là-bas, je suis mieux qualifié que d’autres pour faire des comédies avec des vedettes ! » Alors je continue…et un beau matin, l’un des deux producteurs pour qui je préparais ce deuxième film, Serge Silberman, me raconte qu’ils sont très embêtés parce qu’ils ont un contrat avec Eddie Constantine (dont les films faisaient comme ils disaient « tourner le bureau », parce qu’ils étaient pré-vendus en Espagne et au Japon), un film en cours complètement écrit, mais dont Henri Decoin qui venait de tomber gravement malade, ne pouvait plus assurer la réalisation. Alors comme j’étais complètement fauché et que Jeanne et Jean-Paul tournaient ailleurs, je leur propose de le reprendre. Et Serge me dit : « Marcel, vous n’êtes plus à Hollywood, là. Vous venez d’avoir un succès, mais si en tant que fils Ophuls, vous faites un film de série B, ils ne vous louperont pas, hein ! Etant donné le peu d’amis qu’il y a sur les Champs-Elysées pour le nom d’Ophuls, surtout depuis Lola Montes, ils ne vous louperont pas. » Je n’ai pas écouté ses conseils parce que j’avais vraiment besoin de pognon, 250 je me disais, « je vais réécrire le scénario en huit jours comme un grand, etc. » Or le film Feu à volonté a été très mauvais, Eddie lui-même, qui était un très brave type, était profondément malheureux parce qu’il pensait que, tournant avec un « jeune », ami de la Nouvelle vague, il allait pouvoir se renouveler, ce qu’il a fait un peu plus tard avec Godard dans Alphaville. Avec moi, ce n’était pas possible parce que si on me dit de faire un sous James Bond, je fais un sous James Bond… Mais c’était vraiment très mauvais. V.L. - Nous sommes en 1965 et vous entrez à l’O.R.T.F. M.O. - Eh oui, il fallait bien vivre, même si je n’aimais pas le monopole quasi-franquiste, autoritaire et censuriel de cette télévision gaulliste. Mais il y avait un duo de producteurs animateurs un peu contestataires sur la deuxième chaîne, qui s’appelaient André Harris et Alain de Sédouy et avec qui je pensais pouvoir travailler. Ils présentaient un magazine de reportage hebdomadaire intitulé Zoom. Alors une amie cinéaste, Yannick Bellon, leur a passé un coup de fil. On a déjeuné et nous avons travaillé ensemble pendant trois ans. C’étaient de très bons journalistes. Dans leur équipe, nous étions toujours de bonne humeur, même si on gagnait très peu. Nous n’étions même pas homologués O.R.T.F.. Ils avaient leur petit système de production quasi-clandestin. Je gagnais 500 000 anciens francs par mois et je partais faire des reportages de vingt minutes, aux Etats-Unis ou ailleurs, dont ils étaient les commanditaires…Je m’amusais beaucoup. Et puis de fil en aiguille, nous avons fait deux films ensemble dont je suis l’auteur : Munich 1938 ou la paix pour cent ans et Le chagrin et la pitié. C’était prévu au départ pour être diffusé en deux parties et remplir chaque fois deux soirées. V.L. - Quelle était la répartition des rôles entre vous trois ? M.O. - S’ils étaient des producteurs très actifs, qui ont énormément apporté à ces deux films, ils étaient producteurs et moi réalisateur. C’est le texte des deux lois françaises sur le droit d’auteur, qui disent que ni les rédacteurs, ni les journalistes, ni surtout les producteurs ne sont considérés comme auteurs, c’est absolument formel ! Bon, André Harris est mort, on a été copains et complices à un moment de notre vie, sa contribution au Chagrin et la pitié est considérable. Il a participé à un quart des interviews, à certains repérages etc. Mais j’ai tout filmé, tout scénarisé au montage, avec Claude Vajda, qui était à la fois mon assistant et mon monteur. André et Alain n’ont vu le Chagrin à Hambourg qu’une fois terminé. Pareil avant 251 pour Munich 1938 ou la paix pour cent ans. Après la sortie du Chagrin, je suis convaincu que Harris et Sédouy ont essayé, par l’intermédiaire de leurs copains de la gauche mitterrandienne d’usurper mon travail. J’ai dû faire des procès, que j’ai tous gagnés naturellement. Pendant des années, je bouclais mes fins de mois en faisant des procès, à Libération, au Monde, à L’Humanité etc. Mon avocat n’avait pas beaucoup de travail à faire, c’était toujours la même assignation. On gagnait trente mille francs à chaque coup. Harris avait même essayé de saisir le livre du film paru chez Alain-Moreau, parce qu’il n’y avait pas son nom en couverture. L’éditeur et moi sommes passés en référé devant le tribunal de Grande instance de Paris, ça a duré un quart d’heure et Harris a été débouté. C’est à cette occasion que j’ai demandé à Bertrand Tavernier (qui était Président de la Société des Réalisateurs de Films et que je ne connaissais pas parce que je venais de rentrer des Etats-Unis, c’était en 1980) de faire un papier pour le tribunal rappelant quelles sont les accréditations des cinéastes au générique, quels sont leurs droits etc. Il m’a envoyé ça tout de suite. Sa prise de position dans le privé, à Tavernier, était beaucoup plus courte et cassante, il disait au sujet de Harris et Sédouy : « Y’a qu’à voir ce qu’ils ont fait après et ce que toi, tu as fait après ! » Mais je tiens à dire quand même qu’André Harris était un personnage considérable et un grand ami. Ce n’est pas de ma faute s’il n’a pas fait Le chagrin et la pitié… Une fois, pendant les premiers jours de tournage du film, alors que nous rentrions à Paris dans la voiture conduite par Claude Vajda, extenués et déçus, car nos témoins avaient tous été mauvais, des résistants de la dernière heure qui se tiraient dans les pattes – ils ne sont pas dans le film – André me dit en gardant les yeux fermés : « Marcel, la prochaine fois que je casse du sucre sur le dos des Allemands, rappellemoi cette journée ! » (rires) V.L. - C’est depuis cette période que vous traînez une fâcheuse réputation de procédurier… M.O. - Ce sont des ragots malveillants, une vraie mythologie dont je n’arrive pas à me débarrasser… D’abord, remarquez que les producteurs, qui se font des procès à longueur d’année, ne se traitent jamais de procéduriers entre eux ! Ils savent bien que les gens qui font des affaires ne peuvent pas se passer d’avocats, qui brandissent des menaces de procès pour aboutir autant que possible à des accords à l’amiable. D’ailleurs aux Etats-Unis, personne ne m’a jamais traité de procédurier… C’est un truc de bourgeois parisianiste qui est dû au fait qu’en dehors de Truffaut, qui était un autodidacte d’origine modeste, le cinéma français est fait par des gosses de riche. Ou alors, excusez-moi, par des gens qui ont des positions universitaires et qui donc peuvent être mal payés ou sous payés. Mon père avait cette idée, 252 maintenant hélas démodée, que le cinéma était un métier, que les producteurs et les réalisateurs ne devaient pas être la même personne et qu’entre les gens d’argent et les saltimbanques, il fallait des contrats précis. La question ne se poserait même pas si la France versaillaise, dont la Nouvelle vague, n’avait transformé le métier de cinéaste en refuge intellectuel pour des gauchistes qui ont la retraite assurée, c’est aussi terre à terre que ça. Or toute liberté d’expression doit être conquise au cinéma par le jeu des rapports de force… C’est le capitalisme sauvage qui veut ça. Et face à la force de l’argent, il n’y a que la force de la loi. Je ne parle même pas du renouvellement des droits des auteurs… Les renouvellements de droits résultent d’accords à l’amiable obtenus par des menaces épistolaires, c’est la négociation normale entre avocats. C’est comme ça qu’on procède, on ne va pas voir les gens en leur disant « Soyez gentil, payez-moi mes droits ! ». On vous rirait au nez. J’ai mis quinze ans à être payé pour la première fois sur Le chagrin et la pitié, alors quand j’entends Simone Veil dire que je voulais toucher le jackpot en passant le film à la télé ! Si j’étais vraiment procédurier, il y aurait longtemps que je l’aurais attaquée en diffamation, pour ça et pour m’accuser en permanence d’avoir craché sur la France. Et croyez-moi, même son grand avocat de fils n’aurait rien pu faire pour elle. V.L. - Le film sort en 1971 mais n’est pas diffusé à la télévision. Mais vous contestez le fait qu’il ait été censuré. M.O. - Non, le film n’a pas été censuré, il n’a pas été programmé, c’est différent. L’idée de censure, c’était la propagande harris-sédouyenne. Ils se faisaient passer pour des victimes du gaullisme, essayaient de se raccrocher à ça pour retrouver du boulot. Harris lui-même était proche de Mitterrand, c’était un de ses hommes de main dans l’audiovisuel, avant comme après 1981. Non, le film n’a jamais été censuré puisqu’il n’a pas été produit par l’O.R.T.F. Il a été tourné et monté à Hambourg avec des capitaux étrangers. Il a été interdit d’antenne, alors que toute la presse française demandait sa diffusion. L’ancien directeur général de l’Office, Jean-Jacques de Bresson aurait selon Jean Daniel rendu visite au général à Colombey, peu de temps avant sa mort. De Gaulle lui ayant demandé ce que racontait ce film : « Des vérités désagréables sur les années noires, mon Général… » aurait répondu de Bresson. Toujours d’après Jean Daniel, de Gaulle lui aurait fait cette réponse magnifique : « Les Français n’ont pas besoin de vérité, ils ont besoin d’espoir ! » Arrivé en 1972, Arthur Conte, successeur de de Bresson, était d’accord pour diffuser le film, il avait promis qu’il le ferait. Mais Simone Veil était dans le conseil d’administration de l’O.R.T.F. et elle avait décidé que le film 253 « crachait sur la France ». Alors tous les vieux pétainistes à Légion d’honneur pouvaient se cacher derrière Simone Veil, ancienne déportée et juive officielle de France et de Navarre. Madame Veil qui était alors une jeune magistrate ambitieuse ayant choisi de faire carrière à droite, dans le camp gaulliste, n’avait aucune raison de se mettre le système à dos. Il faut dire qu’elle n’était pas encore la Ministre de la Santé qui a légalisé l’IVG, ce qui exigeait d’elle beaucoup de courage et de volonté. N’empêche qu’elle est restée l’adversaire la plus redoutable de mon film. Avec les années, elle se comporte comme si c’était moi l’agresseur et elle l’agressée ! Mais ce qui est bien pire, c’est le fait qu’elle instrumentalise les Justes, pour défendre sa censure, qui était partisane et opportuniste. Elle en vient presque à justifier Vichy et Pétain ! C’est un comble ! « Un film ticket chic ticket choc » M.O. - Quelques semaines avant l’élection de Mitterrand, inattendue pour moi et sans doute inattendue pour elle, j’ai rendu à Simone Veil une visite d’une heure, pour lui dire : « Est-ce qu’après les élections, on ne pourrait pas faire un numéro des Dossiers de l’écran, et vous pourrez dire tout le mal que vous pensez du film ; et moi, j’essaierais de le défendre, est-ce que vous accepteriez ce débat ? » Elle m’a répondu : « Ecoutez, non, vous tracez un portrait négatif de la France, c’est très désagréable. D’ailleurs le seul personnage à peu près sympathique du film, c’est Christian de la Mazière !! » Alors je lui dis : « Pierre Mendès France, non ? » Elle a répondu, je la cite, « Bof ! » Alors il y a eu un silence… Je lui dis : « Ecoutez, Madame Veil, c’est peut-être parce que vous êtes une femme et que De la Mazière est un très bel homme, un formidable séducteur… » V.L. - Comment l’a-t-elle pris ? M.O. - Elle l’a très bien pris, ça l’a fait rire. Elle n’était pas antipathique, et très courtoise… A la fin de notre entretien, elle m’a raccompagné jusqu’à l’ascenseur. N’empêche qu’elle a menti et a diffamé, non seulement le film mais m’a diffamé personnellement, laissant entendre que je voulais m’enrichir, alors qu’à l’époque, je ne touchais pas un centime de droits d’auteur. Cette grande cinéphile ne semble pas vouloir distinguer entre producteur, distributeur et auteur-réalisateur. Elle affirme avoir vu le film en projection privée chez Bleustein-Blanchet. Mais les fauteuils devaient être très confortables car elle a dû roupiller 254 lors du passage où l’on voit René Bousquet serrer la louche de Reinhard Heydrich, pour avoir pu prétendre n’avoir découvert son rôle qu’en 1978, puisque Bousquet était encore au Conseil d’administration d’UAT (Union des Transports aériens), dont le PDG était un certain Antoine Veil… son mari ! Ca explique peut-être qu’elle ait pu dire lors de la sortie de Shoah : « Heureusement qu’il y a le film de Claude Lanzmann pour nous renseigner sur la déportation, parce que ce n’est pas un film ticket chic ticket choc comme Le chagrin et la pitié qui aurait pu nous apprendre quoi que ce soit là-dessus ». Elle ne savait pas que je l’écoutais parce que je préparais une interview pour Hotel Terminus dans une salle à côté de celle où se tenait un colloque dans le cadre duquel elle s’exprimait. C’était au Centre Rachi, devant un public de jeunes Juifs. Personne n’a osé lui faire remarquer que dans le film de mon ami Claude Lanzmann Shoah, il est beaucoup question de l’antisémitisme polonais, mais jamais des Français, de René Bousquet ou de la rafle du Vel d’Hiv’. Or, ticket chic ou ticket choc, c’est bien dans le Chagrin que tout cela a été évoqué pour la première fois. Et qui était assis à côté d’elle ? Henry Rousso ! Alors qu’il a souvent déclaré que mon film avait été à l’origine de sa vocation d’historien... C’est pourquoi j’ai attendu avant d’aller à côté terminer les interviews d’Hotel Terminus, je voulais voir s’il allait intervenir. Il n’a pas pipé. C’est la trouille de Louis XIV, la trouille française… V.L. - Comment expliquez-vous le succès du film dans les salles parisiennes à partir d’avril 1971 ? M.O. - Le succès du film s’inscrit dans les mouvements post-soixante-huitards. C’est aujourd’hui un reproche qu’on peut lui faire, mais ce succès en France et dans le monde entier, c’était avant tout auprès des jeunes que je l’ai obtenu et, il faut bien le dire, auprès des Juifs. Mais avec le recul, je pense que ce qui est important dans Le chagrin et la pitié, ce n’est pas le contenu, c’est la forme. Je pense que c’était une nouvelle façon de concevoir le cinéma. J’ai orienté (avec quelques autres sans doute, on n’est jamais tout seul dans ces cas-là…) le cinéma de non-fiction vers une voie nouvelle. Superficiellement, le mélange entre interviews et archives n’avait rien de nouveau. Déjà dans mon film sur Munich, j’avais essayé de trouver une forme de spectacle, de dramatiser l’histoire contemporaine, d’avoir des priorités qui n’étaient pas des priorités pédagogiques. Surtout, surtout, j’assumais ma propre subjectivité, contrairement aux conventions de l’époque qui voulaient que le mérite du documentaire, comme du journalisme, c’était d’être « objectif » ! 255 V.L. - Que se passe-t-il à partir du moment où Valery Giscard d’Estaing est élu ? M.O. - Très sincèrement, je crois qu’il s’en fichait. Dès sa première conférence de presse, Danielle Heymann lui a posé la question. Il lui a répondu : « Mais pas du tout, la programmation des films à la télévision, ce n’est pas mon affaire… » V.L. - Pourtant Pierre Mendès-France évoque son père, Edmond Giscard d’Estaing, conseiller d’Etat maréchaliste… M.O. - Dans cette histoire que raconte Pierre Mendès France au sujet de son père, celui-ci s’en sort plutôt bien puisqu’il dit que ce procès est un scandale, et dans un deuxième temps, qu’il va en parler au Maréchal. Evidemment, en racontant cette histoire, Mendès s’en amuse un peu et qu’est-ce qui vous dit qu’en voyant cela, Giscard n’a pas ri lui aussi ? D’ailleurs, il a participé à la campagne d’Allemagne dans les armées de Libération. Il n’a donc pas de problème avec tout ça. Comme Jacques Chaban-Delmas, qui était Premier ministre lorsque le film est sorti et qui le montrait volontiers autour de lui (il l’a montré à l’ambassadeur de Grande-Bretagne, c’est comme ça que le film a été vendu à la BBC). En règle générale, les véritables résistants n’ont pas de problème avec Le chagrin et la pitié. V.L. - Et au moment de l’alternance ? M.O. - Je n’aimais pas Mitterrand, d’instinct et sans rien savoir de ses histoires avec Bousquet. Jack Lang, directeur de la campagne socialiste, présidait un machin qui s’appelait Ici et maintenant et il avait fait paraître un encadré dans Le monde annonçant que ce groupe allait diffuser pendant la campagne tous les films interdits par la droite, avec en premier lieu Le chagrin et la pitié. Alors, je prends mon téléphone, j’appelle la rue de Solferino, et je dis à une nana : « Mon film n’est pas un film à utiliser à des fins politiques et je vous interdis de le diffuser dans le cadre d’une campagne électorale. » La fille m’a dit qu’elle allait transmettre et m’a demandé si j’accepterais que mon nom figure sur la liste de soutien à François Mitterrand. Je lui ai répondu : « Puisque vous me le demandez, oui. » Alors ça a fait que je me suis retrouvé à la Garden Party du 14 juillet suivant. Tous les membres du comité de soutien étant invités. Moi, ça m’intéresse, ce genre de ballade dans les allées du pouvoir… Alors je vais faire la queue avec mon carton dans la poche, à l’entrée principale de l’Elysée. Le garde républicain regarde mon invitation. « Ah non, Monsieur, vous, c’est la porte de derrière. » Et 256 là, je regrette d’avoir obtempéré. J’aurais dû faire un scandale, dire : « Je refuse votre protocole ! » Mais je me suis écrasé, j’ai fait tout le tour de l’Elysée et je suis passé par la petite porte du jardin, par faiblesse, par curiosité peut-être aussi. Mitterrand m’a ensuite serré la main, en passant… Je n’ai pas eu ce jour-là, un comportement de résistant, et je le regrette encore aujourd’hui. Mais pas au point de ne pas en dormir la nuit. V.L. - Et le film passe en novembre 81 sur la troisième chaîne… M.O. - Oui, mais c’est un pur malentendu. Claude Nedjar, Louis Malle et son frère Vincent essayaient depuis des années de vendre Le chagrin et la pitié à la télé. Ca aurait coûté 500 000 francs à l’O.R.T.F. pour deux soirées d’antenne. Aujourd’hui, il arrive à Simone Veil de dire qu’elle a interdit le film d’antenne non seulement parce qu’il ridiculisait les résistants et crachait sur la France mais parce qu’il était trop cher ! 500 000 francs, ce n’était pas énorme mais c’est ce que ça valait. Donc après 1981, pendant toute une journée, les trois directeurs de chaîne, qui étaient tous encore giscardiens, ont fait de la surenchère pour acheter et diffuser le film en premier. Si bien que les frères Malle et Claude Nedjar ont pu vendre le film pour 1 500 000 francs, trois fois plus. Alors dans l’excitation du moment, personne ne pouvait se douter que Mitterrand avait de fortes raisons de détester le film (les mêmes, en gros, que Pompidou). Donc il y a eu un malentendu, un des nombreux malentendus qui ont jalonné l’histoire de ce film. Mon père disait que les grands succès sont toujours fondés sur des malentendus. « Marcel tu vois, quand tu seras grand, tu pourras t’amuser comme moi ! » V.L. - Puisque nous sommes dans les malentendus, vous me faites penser à ce personnage du film de Preston Sturges Hail the Conquering Hero, qui à la suite d’un quiproquo est pris pour un héros revenant de Guadalcanal alors qu’il était réformé pour rhume des foins et a vécu la guerre planqué en Californie - et qui passe son temps à expliquer que c’est une erreur, veut retrouver l’anonymat, une vie simple. Mais personne ne le croit. M.O. - Oui, Eddie Bracken... 257 V.L. - Comme lui, vous semblez avoir été pris par erreur dans le tourbillon de la barbarie du XXe siècle, dans ce que votre temps a comporté de plus effroyable (guerres, lâcheté, crimes collectifs…) alors que votre œuvre est dominée par l’amour du cinéma, du spectacle, la représentation des choses plaisantes… M.O. - Le fils Ophuls… V.L. - Alors comment expliquez vous qu’avec ces dispositions de départ, votre travail soit finalement imprégné par ces thèmes difficiles, notamment celui des crimes nazis, alors que dès 1968, vous n’aviez pas envie de refaire un film sur cette période, parce que vous veniez de faire Munich 1938 ou la paix pour cent ans. Et ensuite, après Le chagrin et la pitié que vous avez réalisé malgré cela, vous faites encore The Memory of Justice, Hotel Terminus… M.O. - Je crois que c’est aussi un point commun avec mon génie de papa, nous n’avons que très rarement été maîtres des projets que nous réalisions. Nous n’avons jamais été assez enracinés, assez en vue ou assez puissants au box office et donc, en général, nous devions travailler sur commande, des assignments, comme on dit en anglais… Mon père par exemple, n’a fait Le plaisir que parce que La ronde avait très bien marché et que les producteurs lui ont demandé de faire un autre « film grivois » à sketches ! C’est typiquement un truc de producteur, ça… Ce serait impertinent de me comparer aux grands génies du cinéma mais Orson Welles disait souvent en avoir marre qu’on ne lui parle QUE de Citizen Kane !! J’ai le même problème avec Le chagrin et la pitié. On me considère comme ayant ouvert la porte à la mode rétro. Mais j’ai horreur de la mode rétro qui relève du relativisme moral, avec des films épouvantables comme Portier de nuit ! On m’a souvent reproché Portier de Nuit… Alors toute ma vie, j’ai été enfermé dans cette forme assez aride et étriquée du cinéma documentaire, sauf en Amérique où avec le soutien de producteurs et d’amis comme Woody Allen, j’ai failli pouvoir revenir à la fiction. Tous ces Juifs hollywoodiens savent reconnaître quelqu’un qui a le sens du spectacle. Faire des documentaires, ce n’est pas une façon facile de gagner sa vie : vous passez des années dans l’incertitude, dans l’angoisse, dans les cauchemars… V.L. - D’autant plus qu’à partir de la fin des années 60, vous ne cessez de changer de pays, vous vous installez successivement en Allemagne, puis aux Etats-Unis. 258 M.O. - Oui, mais je rentre en France en 1979, parce qu’en Amérique, j’étais Staff Producer à CBS News, puis à ABC News. Ils avaient pour moi et ma façon de travailler sans scénario un respect tout à fait théorique. Avec ABC News, on s’est retrouvé en rupture de contrat parce qu’ils sont venus un week-end en cachette dans ma salle de montage pour regarder mes rushes sous prétexte que « ça n’avançait pas ! » Ils m’ont versé 50 000 dollars, qu’ils me devaient sur mon contrat. C’est pourquoi j’ai quitté Princeton et regagné la France. Grâce à cet argent, nous avons pu vivre pendant un an. V.L. - Quinze ans après l’O.R.T.F., vous retravaillez pour la télévision française. M.O. - Oui, une fois pour Antenne 2, grâce à mon amitié avec Pierre Miquel, amitié qui datait de 1967 lorsqu’il m’avait aidé à convaincre Daladier de témoigner dans mon film sur Munich (on a mis trois mois à y parvenir…), j’ai réalisé un film sur Yorktown, pour le bicentenaire de la Révolution américaine. Il y avait Mitterrand et Reagan. Alors avec mon badge et contre la volonté des conseillers officiels de Mitterrand, notamment Claude Manceron, je filmais toute la reconstitution historique et le défilé en costumes sur des musiques de Gershwin interprétées par Ella Fitzgerald. Lors d’une conférence de presse où je m’étais faufilé en fraude, Mitterrand s’en est pris directement à moi. Lorsque lui ayant posé une question que je trouvais bonne, sur les relations possibles entre un président de droite américain et un président socialiste français, il m’a répondu sèchement après un long silence et après avoir regardé les mouches voler pendant que je posais ma question : « Ah, c’est une question ? Je croyais que vous vouliez nous faire un exposé. Je vous écoutais d’ailleurs avec beaucoup d’intérêt… » C’est dans le film ! D’ailleurs, je me suis un peu vengé, parce que dans le film, je l’ai fait sortir de sa conférence de presse au son de Fleur de Paris de Maurice Chevalier. Le film a été diffusé, le chef de l’Information était encore Pierre Desgraupes, qui n’était pas du genre censuriel. J’avais filmé les deux discours de Reagan et de Mitterrand. Celui de Reagan évoquait la beauté du site, les feuilles d’automne, le bleu du ciel et je le trouvais très beau. Ce n’est qu’au montage que je me suis aperçu qu’il n’avait strictement rien dit. Par contre, notre président soi-disant socialiste, en quelques phrases formidables, avait défini le sens de la guerre d’Indépendance et la Révolution américaine. Il terminait sur ces paroles : « Amis américains, partout alentour, je suis venu ici pour vous le dire ! » Du coup, c’est sur ces quelques phrases magnifiques que j’ai commencé le film. Un discours extraordinaire, de 259 même que l’éloge qu’il a fait de Shoah, qualifié par lui de film « tendre et cruel », lorsque Lanzmann a reçu l’Ordre du mérite… V.L. - Comment expliquez-vous cette détestation, constante et réciproque, avec la classe politique et au fond, avec une grande partie de l’intelligentsia française ? M.O. - Et bien tout ça nous renvoie aux années trente, à la xénophobie, aux pétitions qui circulaient en sous-mains pour que les métèques foutent le camp… Je n’ai pas voulu régler de comptes. Je ne suis pas déporté, je suis un privilégié de l’exil, mais je reconnais maintenant, à la fin de ma vie, que ces comptes-là ne seront jamais réglés. Ce qui me fout en rogne, c’est de retrouver toujours les mêmes erreurs, comme le tréma sur le « u » d’Ophuls. V.L. - C’est souvent par erreur, sans malveillance… M.O. - Oui, aujourd’hui, c’est souvent sans malveillance mais avant et après la guerre, mon père piquait des colères, y compris en revenant des Etats-Unis. On fait ressentir aux gens leur étrangeté. Comme par hasard, même des ophulsiens professionnels insistent pour que nous ayons fui la France en 40 (André Harris, lui, disait au moment où l’on ne s’aimait plus « La famille Ophuls a foutu le camp ! » mais lui, je peux l’excuser, son père a été fusillé…). Faisant partie des cinq pour cent de Sarrois qui refusaient le rattachement au Reich, mon père, fraîchement naturalisé, a été faire le troufion en septembre 39 en toute lucidité, alors que Louis B. Mayer lui proposait un contrat type de sept ans à Hollywood. On est parti en JUILLET 1941, pas en 40. C’est Renoir, René Clair et Duvivier qui sont partis en 1940. La Gestapo cherchait mon père parce qu’il avait fait des émissions de propagande pendant la Drôle de guerre, avec Jean Giraudoux, Françoise Rosay et autres. Il avait notamment fait un disque qui souhaitait une bonne nuit au Chancelier et lui conseillait pour s’endormir de ne pas compter les moutons mais de compter les victimes. Le porte-parole de Goebbels avait annoncé à la radio, « Juif Oppenheimer, on sait très bien qui vous êtes, on vous fera la peau quand on sera en France ». Max Ophuls était un homme courageux, profondément intègre. N’empêche que le chasseur du Fouquet’s a été obligé de lui refuser l’entrée, en disant « Ah ben non, Monsieur Ophuls, désolé ! Maintenant, nous n’avons plus le droit de laisser entrer de simples soldats… ». Il faut dire qu’en uniforme de tirailleur algérien, mon pauvre père ne payait pas de mine ! On ne peut pas être ophulsien et passer tout ça sous silence. Vous ne croyez pas ? 260 V.L. - Absolument. Votre père était-il politisé ? M.O. - Oui, il faisait d’admirables films d’amour mais c’était un homme politisé. A Hollywood, il était contre la liste noire, où figuraient la plupart de ses amis. Lui était anticommuniste depuis notre séjour à Moscou vers 1936. Communisant dans sa jeunesse, il avait été invité à Moscou par d’anciens amis pour réaliser des films d’amour. Du moins, c’est ce qu’on lui avait promis à Paris. Une fois à Moscou, on lui a proposé des films de tracteurs. Et comme en plus, l’appartement qu’on avait mis à notre disposition était en sous-sol, dans un style assez éloigné du Carlton de Cannes, je crois qu’à partir de là, il a cessé d’être marxiste. Ce qui ne l’a pas empêché d’être l’ami de Bert Brecht à Hollywood. Howard Koch était un de ses meilleurs amis, un type formidable, onzième sur la fameuse liste noire… La ligne de conduite de mon père, professionnelle et privée, était d’une grande intégrité. Ce n’était pas un casse-pieds comme moi, il avait au contraire beaucoup de charme. « Le cinéaste le plus méprisé par ceux qui ne le connaissaient pas et le plus aimé par ceux qui le connaissaient » a écrit Truffaut à sa mort. Anecdote : mon père à la fin de l’année 1938, après Munich, était en train d’écrire avec André-Paul Antoine le scénario de Sans Lendemain, il était dans un petit coin des Alpes qui s’appelle Notre-Dame de Bellecombe. Moi qui étais au Lycée Pasteur, je résidais dans un dortoir pour colonies de vacances qui était dans un village qui s’appelait Flumet, 500 mètres plus bas. Et un jour, entre les fêtes, mon père m’appelle et me dit : « Zewen, il y a beaucoup de neige, et si tu veux, on va fêter le jour de l’an ensemble. Je vais venir te prendre en traîneau. » Et il est en effet descendu sur la piste de ski quelques heures avant minuit le 31 décembre 1938, dans un traîneau, avec un cocher et un cheval avec des clochettes. Il était emmitouflé dans des peaux de bête. C’était une nuit très étoilée. Mise en scène superbe… Avant que les cloches sonnent, il me dit : « Tu sais que ta mère est protestante et que je suis juif. Toi, tu arrives à l’âge de pouvoir choisir. Alors, tu pourrais prendre des cours avec un rabbin ou un pasteur, ou peut-être avec un abbé. Il y a par exemple un aumônier au lycée Pasteur, il paraît qu’il n’est pas mal. Tu pourrais y aller. » Juste ça, comme ça en passant, comme par hasard, je suis déjà trop long en le racontant. Donc je suis allé voir cet aumônier qui était vraiment un homme exceptionnel, l’abbé Lelièvre, un grand blessé de 14 avec une main en cuir… J’ai été baptisé peu après à Neuilly, j’ai passé ma communion un mois plus tard et je suis donc devenu catholique pendant la Drôle de guerre. Et c’est des années après, « c’est la faute Voltaire, c’est la faute à Rousseau », que je me suis retrouvé nez à nez avec un curé de la communauté française d’Hollywood, qui voulait 261 censurer mes lectures. Alors très vite, j’ai cessé d’être pratiquant. Bien plus tard encore, mon père a avoué, cela m’a été confirmé par ma mère, qu’il avait manigancé tout à ça à la suite de l’accord de Munich, pensant que j’aurais sans doute à brève échéance besoin d’être caché dans un monastère… et qu’il avait déjà rencontré cet aumônier à mon sujet, fait des repérages et que toute l’histoire du traîneau avec des clochettes, c’était de la mise en scène. V.L. - Avez-vous d’autres souvenirs marquants de votre enfance, enfance que l’on suppose peu ordinaire, avec un tel père ? M.O. - Vers l’âge de 6 ou 7 ans, j’ai accompagné ma mère en Italie. Mon père filait là-bas une grande histoire d’amour avec la vedette de la Signora di Tutti, qu’il avait découverte dans un magasin de chaussures. On était dans une petite pension de famille à Anzio et ma mère a pris un amant, sans doute pour se venger. Elle était très jalouse. Il s’appelait Alfredo, il était beau et il avait de bien belles moustaches. Alfredo a conseillé à ma mère de m’emmener au large en barque, afin de me jeter dans l’eau pour que j’apprenne à nager. Et j’ai coulé aussi sec, jusqu’à ce que ma mère plonge pour me repêcher. J’en ai fait des cauchemars pendant des années, ce n’étais pas tellement la peur de l’eau qui revenait dans mes rêves mais le fait que ma mère semblait vouloir me tuer… V.L. - Quels sont vos premiers souvenirs de tournage ? Alliez vous sur les tournages des films de votre père ? M.O. - Oui. Je me souviens par exemple de Yoshiwara en 1937, quand la « Mer de Chine » a été tournée sur les bords de la Seine, à côté du pont de Puteaux. C’était une japonaiserie, une Madame Butterfly du pauvre ! On habitait juste à côté. J’ai été invité à assister au tournage des images de l’ouragan sur la mer de Chine, avec Pierre Richard-Willm dans une barque. L’assistant de mon père Ralph Baum était chargé de jeter des seaux d’eau à la tête de Pierre Richard-Willm, qui était alors une grande vedette, un homme très beau et formidablement gentil. Et Ralph se débrouillait pour lui envoyer de l’eau en pleine figure. Et à un moment donné, il s’est tourné vers moi en disant ; « Marcel tu vois, quand tu seras grand, tu pourras t’amuser comme moi ! » C’est la seule époque de ma vie où je ne me suis pas senti étranger (et aussi quand j’étais GI au Japon). Jusqu’à l’exode. Mon père (qui était dans les tirailleurs algériens) a eu grâce à un certain Capitaine Carton un ordre de mission et des bons d’essence pour un film bidon qui 262 devait se situer dans les Pyrénées, le plus loin de l’invasion. Nous avons passé quelques mois à Aix en Provence. Au moment de l’armistice, mon père avait été voir en éclaireur à Bayonne, il y avait un bateau qui partait pour Londres. On lui a proposé de rejoindre Londres, mais il ne voulait pas nous abandonner. Il a préféré rester pour s’occuper de sa petite famille. Mon père allait souvent à Vichy où la femme de Georges Bidault, Jacqueline Borel, dite Crapotte, qui était haut fonctionnaire, nous a fourni notre visa de sortie. C’est pourquoi, je ne suis pas un revanchard, l’idée que je veuille régler des comptes avec la France dans le Chagrin et la pitié, c’est archi-faux. Le capitaine Carton, Louis Jouvet, Crapotte : nous aussi, nous avions nos Justes ! V.L. - Et après, à Hollywood ? M.O. - Alors là, on n’avait pas de pognon, et certains des exilés plus anciens, comme Michael Curtiz et Anatole Litvak, essayaient de nous aider, nous, les réfugiés Mitteleuropa. Nous étions parmi les derniers arrivés, parmi les réfugiés juifs. Alors, il y avait une caisse d’entraide, le United Jewish War Relief, Billy Wilder, Fritz Lang, Lubitsch et les autres versaient chaque semaine une partie de leur salaire pour leurs collègues au chômage, il y avait vraiment une grande solidarité. Alors je me retrouve à faire des essais, pas dans les bras de Bogart, hélas, mais de ceux de sa doublure pour un film avec un rôle de garçon… V.L. - Passage to Marseille ? Il y a là-dedans un garçon qui meurt dans les bras de Bogart. M.O. - Oui, c’est ça, il meurt en chantant La Marseillaise. Je n’ai pas été retenu. J’ai été pris en revanche sur Why we fight. Un des premiers épisodes, dirigés par Litvak et Capra. Et j’étais habillé en garçon des jeunesses hitlériennes. On était dans une salle de classe et il fallait chanter un hymne pseudo hitlérien en tendant le bras, ils m’avaient mis dans le fond parce que j’étais déjà trop grand par rapport aux autres mini nazis. V.L. - C’est extraordinaire que votre première apparition au cinéma, ce soit dans cette série de propagande anti-hitlérienne qui est une véritable mine d’or, une matrice pour la toute la propagande de guerre américaine jusqu’à aujourd’hui. Et aussi un sommet du cinéma d’intervention. 263 M.O. - Oui, et c’était réalisé par les plus grands maîtres d’Hollywood, sous la supervision du sublime Frank Capra. A ce sujet, j’ai dit une fois à Richard Leacock, un type que j’aime bien : « Mais comment tu expliques que Huston et Stevens pendant la guerre ont été bombardés colonels en faisant des documentaires, c’est à dire en faisant de la main gauche ce que nous nous faisons toute notre vie en suant sang et eau ? » Leacock ne croit qu’au documentaire… Je lui ai même demandé un jour : « Et Orson Welles, quand il tourne un documentaire sur luimême qui s’appelle Filming Othello ? » Et Ricky me répond : « Tu crois vraiment qu’Orson Welles est un bon cinéaste ? » Il y a vraiment de quoi se flinguer, non ? Bon, il faut parler de cette question du film documentaire : mon seul ami dans la profession des documentaristes, Fred Wiseman, qui est l’un des meilleurs d’entre eux, Fred est tout à fait d’accord avec moi sur le fait qu’il faut tourner beaucoup, avec un ratio de 20 ou 30 pour un, sans jamais préparer à l’avance avec les témoins la moindre interview ou le moindre tournage, pour que tout soit spontané. Donc, il nous faut six mois de montage au minimum, pour choisir dans des dizaines et des dizaines d’heures de rushes. Et surtout sans scénario préconçu. Sinon, ça ne vaut pas le coup. V.L. - Aujourd’hui, on nous demande de faire le contraire, tourner peu en préparant bien, avec un bon scénario, comportant quasiment à l’avance le contenu des interviews. Pour revenir à la mémoire des crimes nazis, quelle relation entretenez-vous avec le judaïsme ? M.O. - Les gens qui pensent qu’il y a un rapport entre Le chagrin et le fait que je sois juif, ou moitié-juif, voilà ce que j’en pense : s’il n’y avait pas quinze minutes sur les crimes nazis et l’extermination des Juifs sur un film de quatre heures et demie, celui qui aurait fait un tel film, Juif ou non, serait un effroyable salaud. V.L. - C’est évident aujourd’hui, ça ne l’était pas en 1970. Et par rapport à Israël ? M.O. - Même si mon père avait une cousine dans les premiers kibboutz, son attitude à l’égard d’Israël était très simple : pourquoi ils vont se mettre dans un désert entouré de 200 millions d’Arabes ? Il disait même : « Pourquoi est ce qu’on irait se transformer en Albanais ! » (ce n’était pas très aimable pour les Albanais, surtout depuis qu’ils ont subi la purification ethnique). Je ne fais pas partie des survivants de la Shoah. Faut-il s’identifier aux victimes du nazisme et faut-il les revendiquer pour des raisons politiques ? Par exemple la droite israélienne ou autrefois le parti communiste ? En dehors des guerres et des génocides, il y a 264 toujours des victimes, des victimes dans le civil si je peux m’exprimer ainsi. Alors moi, je ne fais pas partie des Mozart assassinés. J’ai un passeport américain dans une poche et un passeport français dans l’autre. Je suis un fils à papa, l’exil a été pour moi plus un enrichissement qu’autre chose, je ne suis surtout pas un survivant. Polanski est un survivant, lui ! Je pense qu’il est malsain de s’identifier aux victimes, qu’il faut essayer à titre individuel de ne pas tomber là-dedans. Avec les années, je suis devenu de plus en plus athée. Peu à peu, je me suis aperçu que dans la famille de mon père, ils étaient tous plus ou moins laïques, et mon père a quand même épousé une shiksa et en plus une shiksa allemande. Tout cela aide à fixer l’identité parce que je suis laïque, républicain et social-démocrate, j’ai eu un père qui était un génie du cinéma, je n’éprouve aucun besoin de chercher mon identité dans une quelconque collectivité. Alors il y a toujours des accidents, des contradictions. Je me suis fâché lorsque quelqu’un de ma famille a traité ma fille de sioniste parce qu’elle avait déclaré ne pas aimer Leni Riefenstahl ! C’est ce genre d’antisémitisme tellement bourgeois que je redoute le plus. Alors est-ce cohérent et normal de ne pas tolérer cela dans la vie privée alors que sur le plan professionnel, j’ai passé quatre jours avec Albert Speer, méfiant certes mais sous le charme, avec connivence et complicité, allant après le tournage et à son invitation dans le meilleur restaurant de Heidelberg avec toute notre petite équipe ? Eprouver de la reconnaissance pour un grand criminel nazi qui vous a montré ses home-movies, ce qu’il n’a pas dû montrer à tout le monde, c’est véritablement une déformation professionnelle. Ce n’est pas une vertu. V.L. - Vous revenez souvent sur cette rencontre ambiguë avec Speer… Vous semblez être gêné d’avoir été séduit ? M.O. - Je suis gêné de ne pas avoir pu le coincer. Au téléphone, au moment de le contacter, je l’appelais « Herr Professor » et presque tout de suite, il me dit « Ne m’appelez pas Professor, appelez-moi Herr Speer ! » Mais pourquoi pas Professor ? » « Mais Professor, c’est un titre bidon, c’est un titre nazi. A la fin du tournage, lorsque nous sommes allés ensemble dans le meilleur restaurant de la ville, le maître d’hôtel et les serveuses s’inclinaient profondément devant lui : Guten Abend, Herr Professor ! Guten Abend, Herr Professor ! J’ai trouvé cela drôle mais en même temps gênant. V.L. - C’est une partie du travail de documentariste (ou de journaliste) d’aller serrer la main des criminels et des bourreaux pour les faire parler, non ? 265 M.O. - Oui mais il y a autre chose et ce n’est pas tellement glorieux. Après la sortie du film, j’étais encore à Princeton, on faisait bouillir la marmite en faisant des conférences. Mon agent négociait le tarif de mon intervention et m’envoyait là où on me demandait. C’était très bien payé et je n’avais pas grand chose à faire, comme à l’université du Texas, où il n’y avait personne, sauf un étudiant hindou, perdu dans une immense salle de réception pour milliardaires comme le personnage de Peter Sellers dans The Party. La dame qui m’avait invité s’est excusée mais je lui ai dit : « Non, non, je vais passer une heure avec cet étudiant. », une heure qui leur a coûté 5000 dollars. Et j’arrive un jour à l’Université du Vermont, en pleine forêt à la frontière canadienne. Je montre The Memory of Justice devant une salle un peu sombre et pleine d’étudiants et de professeurs. Après la projection, dans la pénombre, une personne se lève et me demande pourquoi je n’ai pas demandé à Speer d’explications sur sa connaissance de la Solution finale. Alors je lui réponds « Pardon, mais je lui ai demandé ces explications et il m’a répondu ce qu’il a répondu devant le tribunal de Nuremberg, qu’on ne lui avait pas montré à Mauthausen les camps de la mort. » « Est-ce que vous avez fait des recherches avant d’aller le voir ? » me demande ce monsieur du fond de la salle. « Naturellement ! » « Avez-vous lu La destruction des Juifs d’Europe ? » Je m’exclame : « Bien sûr, comment voulez-vous faire un tel film sans avoir lu La destruction des Juifs d’Europe ! » et croyant paraître bien informé, je rajoute « …de Raul Hilberg ! » « Mais alors, me répond-il, vous n’avez pas lu page 334 de ce livre le fait que les rapports sur le Zyklon B et l’opération Todt sont passés sur son bureau et qu’il y a des documents pour le prouver ? » « Excusez-moi, Monsieur, mais je ne crois pas que ce soit dans le livre… » « Si si, c’est bien dans ce livre… » Je commence à m’impatienter : « Excusez-moi, Monsieur, mais comment en êtes-vous si sûr ? » « Mais je suis le Professeur Hilberg ! » Ben, j’en menais pas large ! V.L. - C’est un peu mandarinal comme attitude. Le boulot de Raul Hilberg est d’écrire La destruction des Juifs d’Europe, alors que celui de Marcel Ophuls est de réaliser The Memory of Justice. Ce n’est pas forcément plus facile. M.O. - N’empêche que j’ai l’impression de m’être fait piéger par Speer. Il a menti à Nuremberg, il a menti dans ses mémoires, il m’a menti à moi. Ca ne change rien, parce qu’il est très bon dans le film, très utile surtout à son récit et à sa structure. 266 V.L. - Le film Shoah est probablement un des seuls films avec Le chagrin et la pitié à avoir véritablement changé la perception collective de l’histoire contemporaine, tout au moins dans la sphère occidentale. Comment vous situez-vous par rapport à ce film, dont on peut dire qu’il fonctionne sur une certaine forme d’identification aux victimes, et selon des modalités partiellement religieuses, ou tout au moins en relation avec le sacré… M.O. - Lanzmann a un côté autoritaire et totalitaire. Et puis l’idée de sacralisation de l’Holocauste est une mauvaise idée, même si Shoah est un film superbe. Avec Lanzmann, nous avons eu des difficultés personnelles quoique amicales, bien avant une polémique désagréable dans Les cahiers du cinéma. J’avais rappelé que Shoah avait commencé à avoir du succès aux Etats-Unis notamment parce que j’avais écrit tout exprès pour être cité dans les panneaux publicitaires (ce qu’on appelle là-bas les « blurbs ») qu’il s’agissait du plus grand film d’histoire contemporaine de l’histoire du cinéma. Et j’avais fait remarquer aux rédacteurs des Cahiers qui m’interrogeaient un peu perfidement sur mes rapports avec Claude, que ce n’était qu’après le triomphe aux Etats-Unis, que TF1 avait décidé de programmer Shoah à une heure de grande écoute. Alors il a demandé un droit de réponse dans le numéro suivant des Cahiers du cinéma : tout en y citant, comble de mesquinerie, de larges extraits de mon texte élogieux, il affirmait que nous ne boxions pas dans la même catégorie ! J’ai à mon tour répondu que je lui laissais volontiers le titre de champion de boxe s’il y tenait mais que ce n’était pas une raison pour se conduire avec la muflerie de Mike Tyson ! Trêve de plaisanterie : sur le fond, je trouve que Lanzmann a tout à fait raison de dire qu’il n’y a pas d’explication pour la Shoah et que d’en chercher une ou de chercher à consoler le public d’une façon ou d’une autre, ce sont des obscénités ! Ce n’est pas une raison pour censurer les autres et vouloir établir un monopole. V.L. - Vous n’aimez décidément pas les formes institutionnelles de la mémoire, les cultes obligés, le cérémoniel à tous crins qui est devenu envahissant dans l’espace médiatique. M.O. - Oui, par exemple la réconciliation franco-allemande symbolisée par la poignée de main Mitterrand-Kohl à Verdun, ça ne veut rien dire puisqu’il n’y a plus de contemporains qui pensent que cette guerre avait un sens. Par contre, lorsque d’une façon plus ou moins spontanée, Willy Brandt tombe à genoux devant le monument du Ghetto de Varsovie, c’est un moment de l’histoire. Il représentait alors la conscience de la RFA. Ce n’est pas comparable avec le côté guignolesque des cérémonies fabriquées comme celle de Verdun. 267 V.L. - Dans le film très intéressant que François Niney vous a consacré (Marcel Ophuls, paroles et musique), il vous emmène à Gurs, camp de regroupement d’immigrés espagnols devenu camp de transit sous l’Occupation, qui se situe à quelques kilomètres de chez vous. M.O. - Oui et ça me gêne. Il voulait que nous allions près de ces rails qui se trouvent à l’entrée du camp, or je sais que ces rails-là sont bidons. Pas les tombes des républicains espagnols ou des Juifs, seulement les rails. Il se trouve que je fais partie de l’association des amis du camp, je reçois leur bulletin, j’aime bien ces Béarnais qui essaient d’entretenir ce « lieu de mémoire ». Mais par réflexe, je me méfie, parce je sais qu’on a mis ces rails à cet endroit pour faire penser à Auschwitz. Ca me rappelle cet étudiant négationniste dans The Memory of Justice, qui me dit de but en blanc que les fours crématoires ont été construits par les Américains à Dachau, ce qui est vrai, pour faire « musée ». Alors je lui dis : « …et les chambres à gaz à Auschwitz, ce sont aussi les Américains qui les ont construites ? » Il me dit : « Je n’ai jamais entendu parler de la moindre chambre à gaz à Auschwitz. » C’est dans le film… Alors ma réaction devant des trucs reconstruits pour des raisons de commémoration officielle, c’est de cet ordre : cela peut servir d’alibi aux sales petits cons négationnistes. J’ai réagi de façon agacée face à Niney et par la suite, je lui ai demandé de couper ce passage où je donnais l’impression d’être agressif. V.L. - Il vous emmène sur un terrain qui n’est pas le vôtre. M.O. - Sans doute ! Même si ces faux rails ont été placés là avec les meilleures intentions du monde. V.L. - Oui mais tout votre travail est construit sur l’idée de démystification, en opposition à ce type de constructions symboliques. C’est malheureusement le modèle qui domine à nouveau aujourd’hui, comme le montre le succès de la reprise de De Nuremberg à Nuremberg en DVD. M.O. - De Nuremberg à Nuremberg, c’est de la fausse pédagogie, c’est détestable, ça s’adresse vraiment à un public ignorant, du genre « Hitler, connais pas… » 268 V.L. - La principale différence avec vos films, c’est que Rossif, dont le film Le temps du Ghetto a quand même une importance décisive, Rossif a une approche essentiellement évènementielle et formatée de l’histoire. Il ne pratique aucune mise en perspective. Et par ailleurs, il se repose sur des images d’archives qu’il utilise au premier degré… Alors que vos films évitent tous ces pièges. M.O. - Oui, notamment Le chagrin et la pitié, qui est un film patriotique qui fait confiance à l’intelligence de nos compatriotes. V.L. - Oui, je crois que c’est un film profondément républicain. Un film républicain sur l’absence de la République. Vous avez souvent évoqué le cas du petit commerçant de Clermont-Ferrand, que vous avez confondu sur le pas de sa boutique… M.O. - Cette interview a été faite en 5 minutes. L’évêque de Clermont-Ferrand venait de nous fermer la porte, il faut dire qu’on me reproche souvent de ne pas avoir montré le clergé clermontois ou le monde ouvrier dans Le chagrin, mais c’est que les gens d’église et la famille Michelin nous claquaient la porte au nez. Et nous n’avons eu ni les usines Michelin, ni l’évêque de Clermont-Ferrand pour cette raison-là. Ce sont des réponses insuffisantes parce qu’on aurait toujours pu trouver le pétainisme clérical et la lutte des classes ailleurs mais c’est comme ça. Donc, ce jour-là, en fin d’après-midi, on descend la rue très abrupte en contrebas de la cathédrale. Je vois tout à coup écrit « Chez Marius ». J’avais lu les numéros du Moniteur, le journal de Pierre Laval, dans les archives de la Montagne et j’avais vu cette annonce par laquelle, au moment de la publications des décrets juifs, en octobre 40, il avait averti « son aimable clientèle » qu’il était de vieille souche française. Je me dis immédiatement que c’est peut-être lui. Et nous l’interviewons, sans coupes. C’est totalement impromptu et improvisé, sauf qu’il y avait eu quelques semaines de recherche dans les petites annonces du Moniteur avant. V.L. - Vous en faites un vrai personnage de cinéma, il endosse une responsabilité formidable, celle d’incarner d’un coup, à visage découvert la veulerie, la lâcheté, la petitesse de la France pétainiste. 269 M.O. - Oui, c’est trop pour lui. Comme vous le savez, je me sentais assez mal pendant et après cette interview, si bien que je lui ai acheté des chaussettes dont je n’avais aucun besoin. Toute l’équipe lui a acheté des chaussettes. V.L. - Alors il n’a pas tout perdu… (rires) M.O. - Non. Des années plus tard, je me retrouve en avion à côté de Joseph Losey. Alors je lui demande : « Joe, dites-moi, est-ce qu’il y un rapport entre votre film Monsieur Klein et le petit commerçant de Clermont-Ferrand que l’on voit dans Le chagrin et la pitié ? » « Marcel enfin, ça n’a rien à voir ! » me répond Losey. Mais plus tard encore, en discutant avec mon ami Costa Gavras, j’ai appris que le sujet avait fait l’objet d’une première version, avant que Losey ne le réalise. Costa et Jorge Semprun étaient en réalité les premiers auteurs pressentis pour Monsieur Klein – et Costa m’a confirmé que Semprun et lui avaient évidemment pensé à Marius Klein en écrivant cette histoire. Ils ont donc repris son nom, ce que Joe, lui, ignorait. « Bretzel sequences » M.O. - Ce serait assassiner les victimes une deuxième fois et compromettre l’avenir de nos enfants de ne pas regarder le journal télévisé fréquemment. Et attentivement. Il ne s’agit pas de le regarder en permanence mais au moins tous les jours. Ne pas le regarder est une position politique nocive. Cette neutralité antipolitique, je la retrouve chez telle ou telle de mes filles et ça me fout en rogne. L’autre soir, j’ai vu Nicolas Sarkozy qui pour différentes raisons propose le droit de vote des immigrés pour certaines élections. Alors qu’en 2002, il déclarait y être farouchement opposé. Et à la télévision, ils ont repris ses déclarations de 2002, en les confrontant à ses déclarations actuelles. V.L. - Oui, mais c’est vous qui leur avez appris à faire ça. Mettre en évidence l’hypocrisie d’un ministre par la confrontation de ses déclarations successives ou de ses contradictions. Dès Munich 1938 ou la paix pour cent ans, avec les mensonges de Georges Bonnet. M.O. - Oui, peut-être… V.L. - Ils n’ont pas trouvé ça chez Frédéric Rossif… 270 M.O. - Je n’y avais pas pensé. V.L. - Plusieurs de vos films décrivent des événements très récents (November Days) et quasiment à chaud (Veillées d’Armes)… M.O. - Veillées d’armes a été produit par Bertrand Tavernier, le seul producteur français à m’avoir fait travailler depuis des années. Ses fictions sont admirables, j’admire beaucoup La vie et rien d’autre. Mais ses documentaires sont fauchés et il croyait que j’allais faire la même chose, un documentaire fauché. Bref, nous nous sommes brouillés et Bertrand en est arrivé à m’écrire qu’à partir d’un certain moment, après la sortie de notre film, j’étais « un homme mort pour lui ». V.L. - C’est extraordinairement violent… M.O. - Oui, mais j’ai abusé, abusé des extraits de films, des musiques, comme mon père abusait de ses privilèges dans Lola Montes. Ce n’est pas de la mégalomanie, plutôt une panique de fin de parcours. Mais ma principale différence avec Bertrand, c’est que je ne pense pas qu’on puisse être sincèrement de gauche et être reconnaissant envers les producteurs parce qu’ils vous font travailler. Ca aussi, c’est mon père qui me l’a appris. V.L. - Reste un film magnifique sur la guerre, le journalisme, l’engagement, qui résume bien votre philosophie morale et politique. Avec des moments bouleversants, comme lorsque vous illustrez l’interview de cet acteur cul-de-jatte par des images de Yankee Doodle Dandy. M.O. - Sophie Brunet a très bien décrit la méthode que nous avons adoptée pour cette séquence. Fred Astaire n’aurait pas fait l’affaire. Il s’agissait de montrer la vitalité et la joie d’un personnage qui jouit à fond de l’usage de ses jambes. Fred Astaire, c’est la grâce. James Cagney c’est autre chose, il représentait le petit mec qui veut s’affirmer, cette vitalité extraordinaire des Irlandais américains. V.L. - Seul un excellent connaisseur du cinéma hollywoodien pouvait construire ce passage. Parce qu’il faut aimer cette magie hollywoodienne des films de Curtiz et Cagney, avec ce côté patriotard et en même temps profondément rooseveltien. 271 M.O. - Oui, je suis social-démocrate ! Ca veut dire Mendès et ça veut dire aussi Roosevelt. V.L. - Et il y a l’amour de ces cinéastes merveilleux… M.O. - Je pense que les grands cinéastes de la génération de mon père, comme Lubitsch ou Wilder, Hawks ou Hitchcock, ils ont un côté prophétique. Ils sont en avance sur les autres, parce que ce sont de grands artistes. V.L. - Et en même temps Cagney joue George M. Cohan, ce compositeur immigré irlandais bourré de talent pour qui la consécration suprême est d’être reçu à la Maison Blanche. Tout en restant en correspondance subtile avec cette interview d’un acteur brisé par la guerre civile, vous réintroduisez les thèmes du républicanisme et de la vie saltimbanque. Deux thèmes fondamentaux pour vous. M.O. - Dans le spectacle en général, on recrute surtout parmi les cancres et les bohémiens. C’est toute la question des intermittents du spectacle : dans la bonne mouvance de gauche on part du principe qu’il faut les soutenir, ce qui est peut-être vrai parce qu’il n’ont pas à vivre dans la misère, mais nous sommes des bohémiens, là-dessus mon père et Kortner étaient d’accord. Et une grande partie de notre vie est passée à lutter contre l’amateurisme et le manque de talent. Il faut soutenir les intermittents du spectacle parce que Sophie Brunet, monteuse sur plusieurs de mes films, ne peut pas se passer des ASSEDIC, comme beaucoup de gens hautement qualifiés et hautement talentueux, ce qu’elle est. Mais enfin, il ne suffit pas de défiler dans les rues d’Avignon avec un nez rouge pour être un clown. Mon éducation et mon background font que j’ai des idées un peu élitistes là-dessus. V.L. - Il me reste une question à vous poser : comment filmer l’histoire ? M.O. - Les films sur l’Histoire et notamment les films sur l’Holocauste sont comme les films sur l’amour, il y faut de l’intelligence, du talent et du tact. Billy Wilder appelait les séquences de baise maintenant obligatoires dans les films les « Bretzel sequences ». Je préfère pour ma part que lors des scènes d’amour, le spectateur reste devant une porte fermée, comme à l’époque de Lubitsch. Et bien c’est la même chose pour les films sur l’Holocauste : il n’y a pas de raison de rentrer avec les ouvrières de Schindler dans la chambre à gaz. Il vaut mieux faire comme Costa Gavras qui a fait Music Box, qui se passe à Chicago, avec une fille qui 272 défend son père parce qu’elle le croit innocent. Alors qu’il est coupable. Quand on utilise la Shoah pour justifier l’envoi de missiles sur la bande de Gaza, je ne marche pas du tout ! Mais ça ne veut pas dire que je suis prêt à faire un film propalestinien avec Jean-Luc Godard, en coréalisation, comme il est venu me demander de le faire. Je crois que le côté fanatiquement propalestinien de Jean-Luc est éminemment suspect. Et si on faisait un film ensemble à ce sujet, il faudrait que je me remette en cause. Et le final cut, il serait pour qui ? C’est comme quand un coproducteur belge d’Arte m’a demandé de faire un portrait filmé pour les quatrevingt-dix ans de Leni Riefenstahl, c’est impossible ! J’ai répondu : « Si vous avez besoin d’une feuille de vigne juive pour raconter la vie de Madame Riefenstahl, demandez carrément à Lanzmann ! » Si j’avais accepté de faire ce film sur cette abominable imbécile nazie, je comprendrais tout à fait qu’elle me demande de regarder mon montage et de couper tout ce qui lui déplairait, ce serait son droit le plus strict en tant que modèle d’un portrait filmé, mais je ne l’accepterais jamais. Donc c’est impossible ! Quand Jean-Luc est venu depuis les bords du Lac Léman jusqu’ici au fin fond du Béarn, avec d’excellentes intentions, pour me parler de ce projet et que je lui ai demandé un contrat et un accord sur le final cut, il a pris des airs de grand bourgeois absent, qui ne s’intéresse pas aux histoires d’avocat et aux problèmes d’argent. La première chose qu’il me dit en arrivant, c’est « Marcel, je ne sais pas si tu sais mais je viens d’une famille de collabos… » Et je sais que dans la correspondance de François Truffaut parue après sa mort, lorsqu’ils étaient très fâchés, François lui a écrit une lettre où il lui rappelle qu’il avait traité Pierre Braunberger de sale Juif… Ca n’a pas empêché Jean-Luc de faire une très belle préface à cette correspondance. J’aurais été d’accord de faire son film, si lui avait filmé des reportages sur Arafat, et moi, j’aurais fait des reportages avec la gauche israélienne. Et j’aurais voulu ponctuer ça de conversations que nous aurions eu dans le Béarn, et au bord du lac Léman, avec les petits canards du lac… Mais à un moment donné je lui aurais cité la lettre de notre ami commun. « Jean-Luc, à quel titre te crois-tu compétent pour juger de la guerre au Moyen-Orient, s’il est vrai, tu me démentiras, que tu as traité Pierre Braunberger de sale Juif, et cela après l’Holocauste, pas avant ? Si tu as vraiment traité de sale Juif un producteur éminent, qui a produit Vivre sa vie, ton plus beau film, qu’est-ce que tu viens faire chez moi ? » Et si nous avions fait le film, il fallait que je lui pose la question, et si je lui pose la question, il fallait que cela reste dans le film ! « Et qui aura le final cut ? Toi ou moi ? » V.L. - Donc, vous ne réaliserez pas ce film… 273 M.O. - Non. Jean-Luc est un « ami adversaire », d’abord parce que je n’aime pas ses films. Il est formidablement intelligent mais ses idées faussement révolutionnaires, totalitaires, élitistes, ont fait beaucoup de mal au cinéma. Il m’a quand même dit que Hotel Terminus est le meilleur documentaire qu’il ait vu. Et c’est un grand admirateur du Plaisir, il est venu avec moi présenter le film dans un cinéma de Pau lors de sa visite mais il a commencé par engueuler le public qui n’applaudissait pas assez le film… c’était pour Max Ophuls qu’il était en colère, pas pour lui. Jean-Luc, c’est le cinéphile qui a la nostalgie des grands soirs de la Cinémathèque et des débats enflammés d’autrefois. C’est un homme à la fois violent et capable d’une grande tendresse, de beaucoup de générosité. 274 Remerciements Marcel Ophuls m’a accordé sa confiance, à travers de longs entretiens. Inutile de dire ma reconnaissance, qui est immense. Elle va naturellement aussi à Régine Ophuls, qui a souvent été une précieuse intermédiaire. Je tiens à remercier très spécialement Julie Maeck pour avoir permis cette publication. J’exprime ici ma gratitude à Michel Ciment qui a été dès le départ impliqué dans ce projet et dont la confiance a été une renfort irremplaçable ; à Sophie Brunet et Marc Ferro, pour leur témoignage et leur accueil. Remerciements particuliers à Robert Badinter, pour m’avoir indiqué la citation de Léon-Maurice Nordmann qui m’a permis d’entrer dans cette enquête – et à Bertrand Tavernier, pour sa franchise, qui d’une certain façon m’a permis d’en sortir. Remerciements non moins appuyés aux indispensables Yvette Bacry, Francis Kandel, Jean-Jacques Bernard, Ariel Cypel, Ariane Doublet, Françoise Basch, Pierre-André Boutang, Alice et Bernard Chardère, Jacques Walter, Freddy Buache, Laurence Braunberger, Germain Roesz, Hugues Paris, Yannis Thanassekos, Geneviève Van Cauwenberge, Thomas Elsaesser, Jacques Frankael, Eva Bodinet, Claude Nosal, Bruno Thévenon, Christian Guinchard, Kristian Feigelson, Georges Heck et Robert Bober. Je n’oublie pas Antoine Spire, Jean-Luc Veyssy et toute l’équipe des éditions Le bord de l’eau. Une pensée pour le regretté Pierre Miquel. 275 276 Bibliographie Tous les articles de presse (quotidiens, hebdomadaires, mensuels et revues…) ayant servi de sources ne sont pas repris ici. Les références sont fournies dans les notes de bas de page au fil du texte. Livres de Marcel Ophuls Le chagrin et la Pitié, Paris, Éditions Alain Moreau, 1980 Widerreden und andere Liebeserklärungen (texte zu Kino und Politik), Éditions Vorwerk 8, Berlin, 1997 Dossiers sur Marcel Ophuls Marcel Ophuls, Söldner des Dokumentarfilms, dans la revue CICIM, n° 29, mars 1990 Marcel Ophuls, dans la revue Images documentaires, n° 18/19, 3ème et 4ème trimestre 1994 Marcel Ophuls, dans la revue Positif, n° 493, mars 2002 Cinéma, télévision et médias L. BOLTANSKI, La souffrance à distance, Éditions Métailié, 1993 G. DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2004 M. FERRO, Cinéma et Histoire, Éditions Denoël/Gonthier, 1977 G. GAUTHIER, Le documentaire, un autre cinéma, Éditions Nathan, 1995 S. HALIMI, Les nouveaux chiens de garde, Éditions Raisons d’agir, 1997 A. JURGENSON et S. BRUNET, Pratique du montage, Éditions Femis, 1990 P. KNIGHTLEY, The First Casualty : The War Correspondent as Hero, Propagandist and Myth-Maker from the Crimea to Vietnam, Andre Deutch Ltd.,1975 S. LINDEPERG, Nuit et brouillard, un film dans l’histoire, Éditions Odile Jacob, 2007 P. MESNARD, Consciences de la Shoah, Éditions Kimé, 2000 J.-C. RASPIENGEAS, Bertrand Tavernier, Éditions Flammarion, 2001 S. SAND, Le XXe siècle à l’écran, Éditions du Seuil, 2004 C. SINGER, Le Juif Süss et la propagande nazie, l’histoire confisquée, Éditions Les Belles Lettres, 2003 F. TRUFFAUT, Correspondance, Éditions Hatier, 1988 I. VEYRAT-MASSON, Quand la télévision explore le temps, l’histoire au petit écran, Éditions Fayard, 2000 J. WALTER, La Shoah à l’épreuve de l’image, Presses universitaires de France, 2005 Ouvrages collectifs Au sujet de Shoah, Éditions Belin, 1990 (comportant le texte de M. OPHULS Les trains, paru en 1985 dans American Film) Tendres ennemis – Cent ans de cinéma entre la France et l’Allemagne, sous la direction de H. HURST et H. GASSE, Éditions L’Harmattan, 1991 Cinéma et Histoire, autour de Marc FERRO, sous la direction de F. GARCON, Cinémaction, n° 65, 1992 L’histoire de France au cinéma, sous la direction de P. GUIBBERT et M. OMS, Cinémaction Hors-série, 1993 The persistence of History, cinema, television and the modern event, sous la direction de V. SOBCHACK, AFI Films Readers, 1995 Le cinéma face à l’histoire, sous la direction de C. DELAGE, Vertigo, Éditions Jean-Michel Place, n°16, 1997 L’image empêchée – Du côté de la censure, sous la direction de B. FLEURY-VILATTE, collection Champs Visuels, L’Harmattan, n°11, 1998 Le cinéma et la Shoah, un art à l’épreuve de la tragédie du XXe siècle, sous la direction de J.-M. FRODON, Éditions Cahiers du Cinéma, 2007 Témoignages G. ANNENKOV, Max Ophuls, Paris, Le Terrain vague, 1962 C. PINOTEAU, Merci la vie ! aventures cinématographiques, Le Cherche Midi, 2005 277 M. OPHULS, Souvenirs, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, Cinémathèque française, 2002 Nazisme, Allemagne et Seconde guerre mondiale R. BADINTER, Un antisémitisme ordinaire, Éditions Fayard, 1997 J. DELARUE, Histoire de la Gestapo, Éditions Fayard, 1962 R. HILBERG, Exécuteurs, victimes, témoins, La catastrophe juive 1933-1945, Éditions Gallimard, 1994 R. HILBERG, La destruction des Juifs d'Europe, Éditions Gallimard, 1991 E. JAECKEL, Frankreich in Hitlers Europa : die deutsche Frankreichpolitik im Zweiten Weltkrieg, Éditions Deutsche Verlags-Anstalt, 1966 H. ROUSSO, Le syndrome de Vichy, Éditions du Seuil, 1987 A. et M. MITSCHERLICH, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens, Éditions Piper Verlag,1967 M. SCHNEIDER, Den Kopf verkehrt aufgesetzt oder die melancolische Linke. Aspekte der Kulturzerfalls in den Siebziger Jahren, Éditions Luchterhand, 1981 Témoignages P. LEVI, Les naufragés et les rescapés, Éditions Giulio Einaudi, 1986 T. TAYLOR, Nuremberg and Vietnam: An American Tragedy, Éditions Times Book, 1970 S. VEIL, Une vie, Éditions Stock, 2007 278 Filmographie Travaux radiophoniques A partir de 1957, Marcel Ophuls travaille à Baden-Baden pour la station de radiotélévision Südwestfunk et adapte plusieurs œuvres sous le nom de Marcel Wall : - Der Fall (1957) d’après le récit d’Albert Camus La chute Fahrerflucht (1957) d’après Alfred Andersch Der Mann, die Frau un der Todt (1957) d’après la comédie d’André Roussin Le mari, la femme et la mort Jakobowski und der Oberst (1958) d’après la pièce de Franz Werfel Die Schwarze Wolke (1958) d’après F. Hoyle et J. Aschenheimer Die Aussenseiter (1958) d’après Hermann Noers Alice im Wunderland (1959) d’après Lewis Carroll Alice in Wonderland Kurzer Prozess (1959) d’après Waletr Van Stillburg-Clark Eine Kündigung (1959) d’après Rolf Gaska Die Eroberung (1962), d’après Hermann Thieme et Dieter Waldmann Courts et longs-métrages Der Punkt auf dem i. RFA - 43 min - 1957 Réalisation et scénario : Marcel Ophuls (sous le nom de Marcel Wall), Diffusion à la télévision : 11 février 1957 Südwestfunk (Baden-Baden) Die Ballade vom Groschen RFA - 20 min - 1957 Réalisation et scénario : Marcel Ophuls (sous le nom de Marcel Wall) Diffusion à la télévision : le 12 juillet 1957 Südwestfunk (Baden-Baden) Standpunkte RFA - 8 min - 1958 Réalisation et scénario : Marcel Ophuls (sous le nom de Marcel Wall) D’après un essai d’Alfred Polgar Diffusion à la télévision en direct : 8 janvier 1958 Südwestfunk (Baden-Baden) Das Pflichmandat RFA - 50 min - 1958 Réalisation : Marcel Ophuls (sous le nom de Marcel Wall) D’après le livre de John C. Mortimer The Dock Brief Diffusion à la télévision en direct : 24 juillet 1958 Südwestfunk (Baden-Baden) Le talent du bonheur France - 20 minutes – 1960 16 mm – Couleurs Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Texte de Max-Pol Fouchet Directeur de production : Raymond Alexandre Franco-London Film Avec les voix de Jeanne Moreau, Claude Dauphin, Henri Serre Images : Andreas Winding Cameraman : Henri Martin, Assistant caméraman : Claude Souef Montage : Hélène Plemianikoff Reproductions des tableaux de Matisse par les éditions Braun et la revue Verve Musique : Joseph Kosma L’amour à vingt ans France/Italie/Pologne/RFA/Japon - 126 min (épisode allemand : 19 min) – 1962 35 mm – Noir et blanc 279 Avec dans l’épisode allemand München, réalisé par Marcel Ophuls : - Christian Doermer (Tonio Reicher) Barbara Frey (Ursula) Vera Tschechowa (Vera) Werner Fink (le médecin) Réalisation et scénario de l’épisode allemand : Marcel Ophuls (les autres réalisateurs sont François Truffaut, Renzo Rossellini, Shintaro Ishiara et Andrzej Wajda) Caméra : Wolf Wirth Production : Pierre Roustang Ulysse Production Sortie en salles : le 22 juin 1962 Peau de banane France - 105 min - 1963 35 mm – Noir et blanc Avec : Jeanne Moreau (Cathy) Jean-Paul Belmondo (Michel Pollard) Claude Brasseur (Charlie beau sourire) Jean-Pierre Marielle (Reynaldo) Alain Cuny (Bontemps 1) Gert Fröbe (Lachard) Paulette Dubost (Mme Bontemps) Charles Regnier (Bontemps 2) Cathy Baieff Bob Morel Henri Poirier Dominique Zardi Pierre Mirat Maurice Auzel Réalisation : Marcel Ophuls Assistants : Claude Pinoteau, Costa Gavras Adaptation et dialogues : Marcel Ophuls et Claude Sautet Dialogues additionnels de Daniel Boulanger D’après le roman de Charles Williams Nothing in her way Directeur de la photographie : Jean Rabier Architecte décorateur : Georges Wakhevitch Chef monteuse : Monique Kirsanoff Musique de Ward Swingle Chanson de Cyrus Bassiak Producteur-délégué : Paul-Edmond Decharme Caméraman : Alain Levent Assistants opérateur : Claude Zidi, Jean-Michel Humeau Photographie : Raymond Cauchetier Script-girl : Annie Maurel Ingénieur du son : André Hervée Perchman : Gérard Manneveau Assistante monteuse : Monique Rizzon Maquilleur : Jean-Paul Ulysse Coiffeuse : Simone Knapp Robes de Jeanne Moreau : Pierre Cardin Assistant décorateur : René Calviera, Ensemblier : Robert Christidès Accessoiristes : Michel Sunet, Jean Brunet Régisseur général : Alain Darbon Régisseurs adjoints : Alain Belmondo, Clo d’Olban Administrateur : Camille Lefrançois Une co-production franco-italienne Sud Pacifique Films/Capitole Films/C.C.M. Sortie en salles le 16 octobre 1963 Feu à volonté Premier titre : Faites vos jeux, Mesdames France-Espagne - 86 min – 1965 35 mm – Noir et blanc 280 Avec : - Eddie Constantine (Mike Warner) Nelly Benedetti (Soledad) Laura Valenzuela (Isabelle) Daniel Ceccaldi (Stéphane) Luis Davila Réalisation : Marcel Ophuls Directeur de production : Henri Baum Scénario : Jacques Robert, Marcel Ophuls Photographie : Jean Tournier Musique : Ward Swingle Son : Antoine PetitJean Assistant réalisateur : Jésus Franco Montage : Louisette Hautecoeur Speva Films/Ciné Alliance/Hesperia Films sortie en salles le 23 avril 1965 Munich ou la paix pour cent ans France - 172 min - 1967 16 mm – Noir et blanc Avec : Édouard Daladier, ancien Président du Conseil André François-Poncet, ancien ambassadeur de France à Berlin Pierre Cot, ancien ministre du Front populaire Jacques Duclos, président du groupe parlementaire communiste en 1938 Paul Stehlin, ancien attaché de l’Air français à Berlin Georges Bonnet, ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Beuve-Méry, ancien correspondant du Temps à Prague Paul-Louis Bret, directeur de l’Agence Havas à Londres en 1938 Sir Anthony Eden, ancien ministre britannique des Affaires étrangères Lady Asquith, ancienne dirigeante du parti libéral anglais, amie intime de Winston Churchill Leonard Plugge, ancien député conservateur britannique Randolph Churchill, fils et biographe de Winston Churchill Erich Kordt, ancien chef de cabinet du ministre des Affaires étrangères allemand Joachim von Ribbentrop Walter Brand, ancien adjoint de Konrad Henlein, dirigeant du Parti des Réfugiés en HauteBavière Paul Schmidt, chef interprète d’Adolf Hitler Le général Walter Warlimont, ancien adjoint du maréchal Keitel à l’État-major allemand Dr Neuwith, ancien juriste du SDP, dirigeant du parti Sudète Dr W. Brand, dirigeant du parti Sudète Dr Wehle, témoin tchèque de Karlovy Vary H. Masarik, ancien ministre plénipotentiaire de la République tchèque en 1938 Monsieur May, ancien chef des Corps francs sudètes en 1938 Images : Jacques Dürr Montage : Gilberte Hirsch Ingénieur du son : J.N. Mevil-Blanche Assistant à la prise de vue : Alain Montrobert Assistant monteur Nina Ratz Banc-titre : Roland Darnois Documents : Arlette Javelle Mixage : Jacques Pietrobelli Journalistes : Joseph Pasteur, Jacques-Olivier Chatard Conseiller historique : Pierre Miquel Réalisation : Marcel Ophuls Production : André Harris et Alain de Sédouy Diffusion à la télévision : 2 septembre (première partie) et 16 septembre 1967 (deuxième partie) sur la deuxième chaîne (O.R.T.F.) Extraits musicaux : A fine romance, paroles de Dorothy Fields et musique de Jerome Kern, chantée par Fred Astaire dans le film Swing Time (1936) de George Stevens. I can’t be bothered now, paroles d’Ira Gershwin et musique de George Gershwin, chanté par Fred Astaire dans le film A Damsel in Distress (1937) de George Stevens Nice work if you can get it, paroles d’Ira Gershwin et musique de George Gershwin, dans le film A Damsel in Distress (1937) de George Stevens 281 La vie qui va, interprétation, paroles et musique de Charles Trenet (1939) Extraits de film : A Damsel in Distress (1937) de George Stevens Le chagrin et la pitié – chronique d’une ville française sous l’Occupation Suisse/RFA - 270 min - 1969 16 mm – Noir et blanc Avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, animateur du réseau de Résistance Libération Georges Bideault, président du Conseil National de la R.ésistance Charles Braun, restaurateur à Clermont-Ferrand Pierre le Calvez, exploitant de cinéma à Clermont-Ferrand René de Chambrun, gendre de Pierre Laval Emile Coulaudon, dit Colonel Gaspar, ancien chef des maquis d’Auvergne MM. Danton et Dionnet, enseignants à Clermont-Ferrand Jacques Duclos, ancien chef du PCF clandestin Marcel Fouché-Degliame, ancien chef des groups d’action de Combat Raphaël Geminiani, champion cycliste à Clermont-Ferrand Alexis et Louis Grave, agriculteurs, anciens résistants R. du Jonchay, ancien résistant Marius Klein, commerçant à Clermont-Ferrand Georges Lamirand, ancien secrétaire d’Etat à la jeunesse (1941-43), maire de La Bourboule M. Leiris, ancien maire de Combronde Dr Claude Lévy, écrivain et biologiste, résistant F.T.P. Christian de la Mazière, ancien Waffen SS français Pierre Mendès France, ancien Président du conseil, résistant Commandant Menu, résistant à Clermont-Ferrand M. Mioche, hôtelier à Royat Henri Rochat, avocat à Clermont-Ferrand Mme Solange, coiffeuse Roger Tounze, rédacteur à la Montagne Marcel Verdier, pharmacien à Clermont-Ferrand Sir Anthony Eden, ancien Premier Ministre Sir Edward Spears, délégué personnel de Winston Churchill Maurice Buckmaster, chef des réseaux d’espionnage britanniques Flight Sergent Evans, ancien pilote de la R.A.F. Denis Rake, ancien agent de liaison de l’Intelligence Service Matheus Bleibinger, soldat de la Wehrmacht à Clermont-Ferrand Elmar Michel, conseiller économique auprès du commandement militaire allemand en France Paul Schmidt, interprète du chancelier Hitler Helmut Tausend, ancien capitaine de la Wehrmacht Walter Warlimont, ancien adjoint du maréchal Keitel à l’État-major allemand Réalisation : Marcel Ophuls Production : André Harris, Alain de Sédouy (T.V. Rencontre) Scénario et interviews : Marcel Ophuls, André Harris Images : André Gazut, Jürgen Thieme Montage : Claude Vajda Son : Bernard Migy Assistant réalisateur : Claude Vajda Assistantes au montage : Heidi Endruweit, Wiebke Vogler Assistant opérateur : Alain Demartines Documentalistes : Eliane Filippi, Christoph Derschau, Suzy Benghiat Directeur de production : Wolfgang Thiele Mixage : Wolfgang Schröter Sortie en salles : 5 avril 1971 (France) Diffusion à la télévision : 18 septembre 1969 (première partie) et 21 septembre 1969 (deuxième partie) en RFA (ARD) ; 11 mai 1969 (première partie) et 12 mai 1970 (deuxième partie) en Suisse (TVR Télévision Suisse Romande) ; 28 octobre 1981 (première partie) et 29 octobre 1981 (deuxième partie) en France (FR3), accompagné d’une soirée de débats le 30 octobre 1981 Extraits musicaux : Ca sent si bon la France, paroles de Jacques Larue et musique de Louiguy (1941), chanté par Maurice Chevalier Ca fait d’excellents français, paroles de Jean Boyer et musique de Georges Van Parys (1939), chanté par Maurice Chevalier La tondue, paroles, musique et interprétation de Georges Brassens (1964) 282 Up On Top Of A Rainbow Sweepin' The Clouds Away chanté par Maurice Chevalier Extraits de film : Jud Süss (1940) de Veit Harlan Clavigo RFA - 28 min - 1970 Vidéo – Couleurs Avec : Thomas Holtzmann (Clavigo) Rolf Boysen (Carlos) Friedhelm Ptok (Beaumarchais) Krista Keller (Marie Beaumarchais) Mise en scène : Fritz Kortner Adaptation télévisuelle de Marcel Ophuls Chargé de programmes : Dieter Meischner D’après la pièce de Johann Wolfgang von Goethe (1744) Caméra : Karlheinz Wüst NDR (Hambourg) Die Ernte von My Lai – Auswirkungen eines Massakers RFA - 42 min - 1970 16 mm – Noir et blanc Avec : Tim Culbertson, étudiant dans le Maryland James Penney, avocat, vétéran de la Deuxième guerre mondiale Lester Maddox, gouverneur de l’Etat de Géorgie John Bamberger, fils d’un immigrant allemand Mark Bamberger, frère cadet de John Bamberger Daniel Schorr, présentateur sur CBS Ronald Ridenhour, vétéran du Vietnam Général William Westmoreland, membre de l’Etat-major américain F. Lee Bailey, avocat du capitaine Medina Etudiants autour du Pr Lyttleton, Occidental College, Californie Madame Penney Madame Culbertson F. Coe Culbertson Pr Stanley Milgram, sociologue à l’Université de Yale Caméraman : Nils-Peter Mahlau Ingénieurs du son : Christian Schmidt, Jürgen Meissner Montage : Karin Baumhöfner Mixage : Goetz Kozuszek Photos de My Lai : STERN Chargé de production : Helmut Beck Rédacteur : Ludwig Schubert Diffusion à la télévision : 7 août 1970 NDR (Hambourg) Auf des Suche nach meinem Amerika – Eine Reise nach 20 Jachen RFA - 147 min - 1970 16 mm – Noir et blanc/Couleurs Avec : Ron Ridenhour, étudiant californien Eric Severeid, journaliste de CBS Stanley Milgram, sociologue Tom Goldstick, professeur William Kunstler, avocat de manifestants politiques Atheni Chekour, membre des Blacks Panthers James Penney, père de famille Charles Garry, avocat des Black Panthers Max Rafferty, responsable de l’éducation de l’Etat de Californie Philip Jones, étudiant Henry Bamberger, cousin de Marcel Ophuls, son épouse, son fils et ses parents Des étudiants de la Hollywood High School et de l’Occidental College 283 Dick Galbraith, administrateur de l’Occidental College Cyril Gloyn, professeur de philosophie à Occidental College Raymond McKelvey, professeur de sciences politiques à Occidental College, Janet Stafford, première étudiante noire à l’Occidental College, médecin, et plusieurs de ses patientes Jim Penney et Nancy May, couple conservateur, anciens étudiants, Lois Chartrand et D.D. Harvey, couple libéral qui travaille à Synanon, centre de désintoxication Lisa, pensionnaire de Synanon Eloise, ancienne étudiante Un pasteur militant protestataire Bobby Seale, prisonnier politique Le chef de la police de San Francisco Agent Wilkie, policier à San Francisco Jimmy White, ancien étudiant Ed Butch Culbertson, ancien étudiant, son épouse et ses enfants Corrine Lane, ancienne étudiante vivant à Chicago Nicholas Ray, cinéaste Lester G. Maddox, gouverneur de l’Etat de Géorgie Daniel et Li Schorr, cousins de Marcel Ophuls, Washington, CBS News Marvin Kalb, journaliste à CBS News Eliott Erwitt, photographie et ami d’enfance, New-York Jules Feiffer, caricaturiste Molly Haskell, critique de cinéma Harold Hayes, rédacteur en chef d’Esquire Andrew Sarris, critique Don Hewitt, producteur de Sixty Minutes sur CBS (le vice-président américain Spyro T. Agnew apparaît lors d’un entretien télévisé) Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Producteur exécutif : Ludwig Schubert Caméra : Nils Peter Mahlau, Udo Franz Montage Karin Baumhöfner, Marguerite Obussier Ingénieur du son : Christian Schmidt Traduction allemande : Götz Kozuszek Chargé de production : Otto Leibnig Assistante réalisateur : Judith Dancoff Photographie : Hans-Ulrich Kaulbarsch Diffusion à la télévision : 20 octobre 1970 (première partie) et 23 octobre 1970 (deuxième partie) NDR (Hambourg) Extraits musicaux : Song of Freedom, tiré de Holiday Inn, de Irving Berlin, chanté par Bing Crosby Extraits de film : The Wizard of Oz (1939) de Victor Fleming The big store (1941) de Charles Reisner Rebel without a Cause (1955) de Nicholas Ray Mississipi (1935) de A. Edward Sutherland Zwei Ganze Tage RFA - 73 min - 1970 Vidéo/16 mm – Couleurs Avec : Sabine Sinjen (elle) Ulli Lommel (lui) Ernst Stankowski (l’époux) Rolf-Dieter Zacher (le serviteur) Mise en scène : Marcel Ophuls D’après la pièce de Sacha Guitry Faisons un rêve (1916), traduite par Beate V. Molo Caméra : Karlheinz Wüst Montage vidéo : Helga Stumpf Montage film : Karin Baumhöfner Décors : Georges Makhévitch, assisté de Renucci Makhévitch Directeur des programmes : Dieter Meischner NDR (Hambourg) 284 A Sense of Loss Etats-Unis/Suisse - 135 min - 1972 16 mm – Noir et blanc/Couleurs Avec : Une famille protestante de Shankill Road (Belfast) Patrick McCardle, concierge dans une école catholique Patrick Riddell, journaliste protestant Gerry O’Hare, catholique de gauche Rita O’Hare, son épouse William Craig, protestant, membre de Vanguard Père Desmond Wilson, prêtre Les parents du petit Colin Nicholl Jack Lynch, premier ministre d’Irlande du Nord Malachy McGurran, Commandant de l’IRA officielle Conor Cruise O’Brien, écrivain travailliste à Dublin Noel Browne, membre du parlement de Dublin, protestant Michael Farrell , catholique militant John McKeague, protestant chef des volontaires de l’Ulster Margo Collins, Association des Droits civiques Bernadette Devlin, chef de l’association des droits civiques, députée aux Communes Terence O’Neill of the Maine, ex-premier Ministre, Irlande du Nord William Craig, protestant unioniste, ex-ministre de l’Intérieur John Taylor, unioniste Gerry Fitt, catholique membre du parlement anglais. Bridget Bond, Association des Droits civiques, Derry Major Brian Hollingsworth, Queen’s Lancashire Regiment Alfred Thornton, professeur d’anglais dans une école catholique Martin Meehan, branche provisoire de l’IRA Harry Tuzo, commandant en chef des armées britanniques en Irlande du Nord Père Denis Faul, prêtre irlandais Ann Grant, catholique Bill Hull, syndicaliste protestant Alfonsus McGuinness, directeur d’école Arthur Roth, journaliste américain d’origine irlandaise Sean Cronin, vétéran de l’IRA Reginald Maudling, ministre de l’Intérieur britannique Réalisation : Marcel Ophuls Production Max Palevsky Directeur de la photographie : Simon Edelstein Montage : Marion Kraft Assistants de réalisation : Ana Carrigan, Edouard Fenwick Tournage de la parade de la Saint-Patrick : Elliot Erwitt Directeur de production : William Stitt Assistante au montage : Anne Lewis Assistant caméraman : Claude Paccaud Ingénieur du son : Claude Pellaud Chef électricien : Alain Borga Chauffeur et guide : Robert Moon Assistante recherche : Kathy Keville Mixage : Richard Vorisek Diffusion à la télévision : 18 décembre 1973 Extraits musicaux : Brand New Key Melanie Waitin’at the end of the road paroles et musique d’Irving Berlin pour le film de King Vidor Hallelujah !(1929), interprétée par Fats Waller Chants patriotiques irlandais Chant gaëlique Anne Carroll The Memory of Justice Etats-Unis/Allemagne/Grande-Bretagne - 278 min - 1976 16 mm (gonflé en 35 mm) – Noir et blanc/Couleurs Avec : Yehudi Menuhin, violoniste Noël Favrelière, ex-parachutiste en Algérie Anthony Herbert, soldat américain le plus décoré 285 - Eddie Sowder, déserteur Telford Taylor, procureur américain à Nuremberg Marie-Claude Vaillant-Couturier, ancienne déportée Robert M.W. Kempner, procureur suppléant pour les Etats-Unis G.M. Gilbert, psychologue auprès des accusés du procès de Nuremberg Karl Dönitz, Grand Amiral, condamné à Nuremberg Albert Speer, condamné à Nuremberg Daniel Ellsberg, journaliste Walter Warlimont, Haut-Commandement de la Wehrmacht Eugen Kogon, historien, ancien déporté Walter Bauer, un fermier Alexander Mitscherlich, psychanalyste Margarethe Mitscherlich, son épouse, psychanalyste Gerhard Rose, médecin, condamné à Nuremberg Serge Klarsfeld, juriste, fils de déporté Beate Klarsfeld, son épouse Werner Nixdorf, ancien membre de la Waffen SS Helene Kunzel, mère de Beate Klarsfeld Raissa Klarsfeld, mère de Serge Klarsfeld Hartley Shawcross, procureur britannique à Nuremberg Wolfgang Ratje, négationniste allemand Alfred Spiess, procureur général Joan Baez, chanteuse Otto Kranzbühler, avocat de l’Amiral Dönitz Edgar Faure, Président de l’assemblée nationale française, procureur adjoint pour la France à Nuremberg Henry Alter, ancien officier de dénazification Hans Joachim Kuhlenkampff, acteur Johanna Hofer, épouse de Fritz Kortner, actrice Clara Lüben, veuve d’un officier allemand Claus Lüben, son fils Horst Schick, acteur Benjamin B. Ferencz, procureur américain au procès des Industriels Hans Kehrl, collaborateur d’Albert Speer Robert Jay Lifton, psychiatre Betty Lifton, son épouse Barbara Keating, veuve d’un soldat tombé au Vietnam Louise Ransom, mère d’un soldat tombé au Vietnam Robert Ransom, père d’un soldat tombé au Vietnam E.J.B. Rose, service de renseignements de la R.A.F., éditeur de Penguin Books Bernard O'Hare, ancien prisonnier de guerre à Dresde Richard Falk, université de Princeton John Kenneth Galbraith, université de Harvard Tod Ensign, avocat d’un déserteur Howard Levy, ancien capitaine dans les Green Berets Abe Simon, typographe, père d’un déserteur emprisonné Henri Alleg, auteur du livre La question Jacques De Bollardière, général de l’armée française George Casalis, aumônier de la prison de Spandau, ancien résistant Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Image : Mike Davis Ingénieur du son : Anthony Jackson Montage : Inge Behrens Conseiller historique : Telford Taylor Producteur associé : Ana Carrigan Producteurs exécutifs : Max Palevsky, Hamilton Fish Projection au Festival de Cannes : 22 juin 1976 Diffusion à la télévision : 2 décembre 1978 (première partie) et 4 décembre 1978 (deuxième partie) Extraits musicaux : New Sun in the Sky, musique d’Arthur Schwartz et paroles d’Howard Dietz, chantée par Cyd Charisse dans The Band Wagon (1953) de Vincente Minnelli (Charisse est doublée par Julia Adams). Das ist die Liebe der Matrosen, de Werner Richard Heymann, interprété par les Comedian harmonists Bel ami de Theo Mackeben chanté par Willy Forst, tiré de son film Bel ami (1939) 286 Kortnergeschichten RFA - 45 min – 1980 – 16 mm – Noir et blanc 16 mm – Couleurs Avec : Karl Paryla, metteur en scène et acteur autrichien Johanna Kortner-Hofer, actrice, veuve de Fritz Kortner Walter Richter, acteur allemand Martin Held, acteur de théâtre et de cinéma allemand Helmut Lohner, metteur en scène et acteur autrichien Hans-Christian Blech, acteur allemand Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Caméra : Nils-Peter Mahlau, Sven Kirsten Montage : Inge Behrens Ingénieur du son : Wolfgang Schmeiss Chargé de programmes : Hans Brecht NDR (Hambourg) Yorktown, le sens d’une victoire France - 86 min - 1982 16 mm - Couleurs Avec : Robert Ricard, agent d’assurances et sa famille Robert Lynch, homme d’affaires, et ses invités Major Général Leonard Holland, commandant de la Garde Nationale du Rhode-Island Le révérend père Delon, dominicain Crossy Millman, dans le rôle de Rochambeau Le général Gilbert A. Hempel, Commandant de la marche de Rochambeau, U.S. Army The Right honorable J. Joseph Garrahy, gouverneur du Rhode-Island Carl Becker, commandant le Régiment Deux-Ponts Karen Wallin, une lycéenne Mme Linda Miller, « indésirable » Mme Mary Hurley, une femme Joe Steiner, opérateur radio de la police du New Jersey La marquise de Chambrun, à une soirée de Mount-Vernon Mrs. Patricia Shelby, présidente des Filles de la Révolution américaine Monseigneur Walker, evêque anglican de Washington D.C. Dr Jacques Boissière, attaché culturel Tom, un étudiant Trois strip-teaseuses Capitaine Scott, U.S. Navy Hilary Brown, A.B.C. News Un caméraman, N.B.C. News Une camérawoman, C.B.S. News Richard Hanson Bob Edwards Plusieurs descendants de Lafayette et Rochambeau François Mitterrand, Président de la République et Madame Ronald Reagan, Président des Etats-Unis, et Nancy Reagan Quelques habitants de Williamsburg et de Newport 4000 citoyens américains en costumes et uniformes du XVIIIe siècle Suivent au générique quelques facéties : - Louis-Alexandre Berthier, capitaine d’infanterie Le comte Jean-François-Louis de Clermont Crevecoeur, lieutenant d’artillerie Le comte Axel de Fersen, officier d’Etat-Major Louis Armand, duc de Lauzun Scénario et réalisation : Marcel Ophuls Montage : Michel Plat, Dominique Grosset Caméra : Adrien Ballester, Georges Orset, Imre Nagy, Roger Wrona, Marc Baltel Prises de son : René Magnol, Jean-Paul Gevaert Chauffeurs-électriciens : Jean-Claude Mareschal, Dominique Dejean Etalonnage : Chantal Steffgen Chefs d’Atelier : Michel Courset, Marie-Louise Morf 287 Assistante de production : Sara Alexander Chef de l’information : Pierre Desgraupes Mixage : Marcel Roger Réalisateur 2ème équipe : Claude Vajda Narrateur et producteur délégué : Pierre Miquel Diffusion à la télévision : 4 juillet 1982 Extraits musicaux : Strike Up the Band de George et Ira Gershwin (1930), par Ella Fitzgerald High Society Calypso de Cole Porter, interprété par Louis Armstrong et son orchestre, et tiré du film High Society (1956) de Charles Walters Embraceable You de George et Ira Gershwin (1930) par Mary Martin Puttin on the Ritz d’Irving Berlin (1929), interprétée par Fred Astaire et tirée du film Blue Skies (1946) de Stuart Heisler Le lycée Papillon de Georgius et Juel (1936), interprétée par Ray Ventura et ses collégiens Of thee I sing, de George et Ira Gershwin (1931), interprétée par Ella Fitzgerald Fleur de Paris, paroles de Maurice Vandair et musique d’Henri Bourtayre (1944), interprété par Maurice Chevalier Festspiele RFA - 86 min - 1982 Vidéo – Couleurs Avec : Marlis Engel (Carlotta) Karl Heinz Vosgerau (Wellenstein) Wolfgang Höper (le ministre de l’Intérieur) Christian Ebel (Diener) Marcel Ophuls (le clown) Inge Wittel (la secrétaire) Ursula Ulrich (la standardiste) Franz Alt (le modérateur) Mise en scène : Marcel Ophuls Assistantes mise en scène : Anita Kolberg, Christina Esterle-Woywode Scénario : Marcel Ophuls, d’après Ladislav Mnacko Caméra : Jochen Hubrich, Willi Reisser, Bodo Weber Montage : Ulrike Schuler, Peter Hüttner Ingénieur du son : Erwin Metzger Décors : Wolfgang Sesselberg Masques : Erika Elfert, Evelyn Dürr, Arthur Brether Producteur exécutif : Susan Schulte Production : Peter Schulze-Rohr Chargé de production : Werner Rollauer Südwestfunk (Baden-Baden) Les tombes du Président France - 15 min – 1985 16 mm - Couleurs Avec : Volker Schlöndorff, cinéaste Eberhard Fechner, cinéaste Egon Monk, cinéaste Günter Grass, romancier Alfred Dregger, homme politique (CDU) Pierre Salinger, journaliste ABC News Serge Klarsfeld, avocat Réalisation : Marcel Ophuls Assistant : Dieter Reifarth Caméra : Wilhelm Rösing Montage : Marie-Louise Derrien Assistante montage : Soazig Chappedelaine Diffusion à la télévision : 16 mai 1985 sur TF1 Hotel Terminus – The Life and Times of Klaus Barbie Etats-Unis - 267 min – 1988 35 mm - Couleurs Avec : Johannes Schneider-Merck, import-export, voisin de Barbie à Lima 288 - Henri Varlot, joueur de billard lyonnais Raymond Levy, joueur de billard lyonnais Marcel Cruat, joueur de billard lyonnais Pierre Mérindol, journaliste Johann Otten, cultivateur Peter Minn, officier de carrière en retraite, ami de jeunesse de Barbie Claude Bourdet, journaliste, ancien dirigeant du réseau Combat Eugene Kolb, agent secret en retraite, patron de Barbie en RFA Lise Lesevre, ancienne résistante Lucie et Raymond Aubrac, Compagnons de la Libération Simone Lagrange, ancienne déportée Daniel Cordier, ancien secrétaire particulier de Jean Moulin Dr Frédéric Dugoujon, résistant chez qui Jean Moulin a été arrêté Fernand Bucchanieri, maire de Solutré Claude Bal, journaliste et réalisateur René Tavernier, fondateur de la revue Confluences, résistant Bertrand Tavernier, cinéaste Karl-Heinz Muller, ancien chef de la Gestapo de Toulouse Harry Steingritt, gestapiste Serge Klarsfeld, avocat et historien Albert Rosset, dirigeant lyonnais du Front National Gilbert Wolf, Lyonnais Roger Maria, ancien résistant Armand Zuchner, ancien secrétaire de Police Nicole Gompel, partie civile Françoise Hemmerle, Lyonnaise condamnée pour intelligence avec un agent de l’ennemi Léon Landini, ancien résistant FTP-MOI Colonel Earl Browning, ancien officier des services secrets U.S. Erhard Dabringhaus, agent secret en retraite Michel Thomas, Professeur de langues Daniel Cohn-Bendit, journaliste Gunter Grass, écrivain Wolfgang Gustmann, ancien officier SS de la division Das Reich Dr Knittel, porte-parole du ministère de la Justice de Bavière Karl Polke, ancien collaborateur des services secrets U.S. Robert Taylor, ancien sergent du CIC Léni Taylor, son épouse Allan A. Ryan Jr, avocat Colonel Paul Paillole, ancien chef des services secrets français Jacques Delarue, écrivain Benjamin Shute, ancien adjoint juridique de John J. McCloy en Allemagne Ivo Omrcanin, ancien responsable de la filière des rats Elizabeth Holtzman, procureur, Brooklyn Georges Neagoy, ancien agent de la C.I.A. Gustavo Sanchez Salazar, ministre de l’intérieur de Bolivie Gaston Velasco, homme d’affaires Mirna Murillo, journaliste Alvaro de Castro, compagnon de Barbie en Bolivie Peter Mac Farren, journaliste du New York Times Joachim Fiebelkorn, ancien chef des « Fiancés de la mort » José Antonio Santos Chichizola, ancien juge d’instruction à Lima Albert Brun, correspondant de l’A.F.P. à Lima Beate Klarsfeld, épouse de Serge Klarsfeld Ita Halaunbrenner, partie civile au procès Barbie Alexandre Halaunbrenner, partie civile au procès Barbie Monique Halaunbrenner, partie civile au procès Barbie Ladislas de Hoyos, rédacteur du journal télévisé TF1 Régis Debray, conseiller à l’Elysée Werner Guttentag, éditeur à La Paz Guido Vildoso, ancien Président Paul Schmitt, gardien-chef de la prison de Montluc Jacques Vergès, avocat Claude Lanzmann, cinéaste Jacques Derogy, journaliste Roger Roucou, restaurateur lyonnais Christian Bourillot, restaurateur lyonnais Marie-Louise Vettard, restauratrice lyonnaise 289 - Chantal Vettard, restauratrice lyonnaise Françoise Stoll, étudiante française Isabel Hilton, The Independant, Londres Richard Bernstein, journaliste Milton Dank, journaliste Lluis Bassets, journaliste Alfred Streim, procureur de RFA pour les crimes nazis Pierre Truche, procureur général de la République Sorj Chalandon, journaliste à Libération Julien Favet, ouvrier agricole Me Roland Rappaport, avocat Sabine Zlatin, ancienne directrice de la maison d’Izieu Alain Finkielkraut, écrivain Me Alain Jakubowicz, avocat André Castelnau, journaliste au Progrès (Klaus Barbie, sa fille Ute Messner et sa belle-fille Françoise Croizier apparaissent dans des interviews prises au début des années quatre-vingt par le journaliste Ladislas de Hoyos ; René Hardy et Jean-Marie Le Pen apparaissent dans des images d’archives) Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Producteurs exécutifs : John S. Friedman, Hamilton Fish, Peter Kovler Chefs-monteurs : Albert Jurgenson et Catherine Zins Monteurs-son : Anne Weil, Michel Trouillard Assistants monteurs : Sophie Brunet, Anne Weil, Brigitte Benard, Thérèse Giraud Monteuse 1ère équipe : Brigitte Grymblat Chefs opérateurs : Michael Davis, Pierre Boffety, Reuben Aaronson, Wilhelm Rösing, Lionel Legros, Daniel Chabert, Paul Gonon, Hans Haber Assistants opérateurs : Madelyn Most, Béatrice Misrahi, Laurent Machuel Ingénieurs du son : Michael Busch, Judy Karp, Bernard Bats, Yves Zlotnicka, Francisco Adrienzen, Alain Champolevier Mixeur : Paul Bertault Directeur de production : Bernard Farrel Documentaliste et assistant réalisateur (E.U.) : Christopher Simpson Assistants réalisateur : Sophie Brunet (France), Dieter Reifharth (Allemagne) Sous-titres : Bernard Eisenschitz Projection au Festival de Cannes : 17 mai 1988 Sortie en salles : 6 octobre 1988 aux Etats-Unis, 9 novembre 1988 en France, 6 avril 1989 en RFA Extraits musicaux : Das Wandern ist des Müllers Lust ; Nun ade, du mein lieb Heimatland ; Muss ich denn… ; Wenn ich ein Vöglein wär’ ; Joy to the World interprétés par les Wiener Saengerknaben - supervision d’Helmut Froschauer Pick Yourself up de Robert Russell Bennett, Hal Borne et Jerome Kern, tiré du film Swing Time, interprété par Fred Astaire Smash Thirds, par Fats Waller Die Internationale, interprétée par Hannes Wader Poncho Color Viento de Ricardo Monroy, interprété par Savia Andina Pianiste : Charles Bouisset Avec la voix de Jeanne Moreau November Days Allemagne/Grande-Bretagne - 129 min - 1991 35 mm - Couleurs Avec : Susi Fischer, Berlinoise de l’Ouest Herbert et Karin Radunski, couple de Berlinois de l’Est Werner Schäfer, Berlinois de l’Est Mario Kählke, Allemand de l’Est Birgit Möller, Berlinoise de l’Est Steffi Rühmann, Berlinoise de l’Est Klaus Dieter Kubat, Berlinois de l’Est Anne Blaurock, Berlinoise de l’Est La famille Felgner, Berlinois de l’Est Egon Krenz, ex-secrétaire général du Parti Communiste Gunther Schabowski, ex membre du bureau politique du Parti Communiste Manfred Ludwig, chef des transports dans une laiterie Thomas Montag, militant réformiste, biologiste Stefan Hermlin, écrivain Heiner Müller, écrivain 290 - Uwe Hollmer, Pasteur Berd Kleneberg, Vopo Klaus Schröter, Berlinois de l’Est Markus Wolf, général de la Stasi à la retraite Werner Fischer, Comité Civique contre la Stasi Barbara Brecht-Schall, fille de Bertolt Brecht Michael Kühnen, jeune national-socialiste allemand Curt Jung et Sylvia Wintergruen, acteurs Walter Monper, maire de Berlin Kurt Masur, chef d’orchestre Bärbel Bohley, mère de la Révolution Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Production : BBC-TV, avec Regina Ziegler et Arthur Cohn Image : Peter Boultwood, Pierre Boffety, Anette Metzger Son : Micheal Busch Mixage : Colin Martin Montage vidéo : Jan Deas, Nial Brown Documentation : Dieter Reifarth, Matias Remmert, Elisabeth Publig-Schuder Montage film : Sophie Brunet, Catherine Zins, Albert Jurgenson Assistants montage : Dominik Moll, Sylvian Phan Van Assistante producteur : Sara Fletcher Producteur exécutif : Paul Hamann Version française supervisée par Pierre-André Boutang, avec les voix d’Elisabeth Commelin, Anne-Flore Damien, Philippe Nahoun, Pierre-André Boutang, Nicolas Fournier, Bernard Eisenschitz Traduction : Bernard Eisenschitz, Dominik Moll Enregistrement : Philippe Timmerman Mixage : Paul Bertault Montage de la post-synchro : Sophie Brunet, Thomas Bardinet Projection au Berlin International Film Festival : 16 février 1991 Extraits musicaux : September Song, tiré de Knickerbocker Holiday, de Kurt Weill et Maxwell Anderson, chanté par Lotte Lenya ; ‘S Wonderful, de George et Ira Gershwin, chanté par Fred Astaire ; Ich bin von Kopf bis Fuss, tiré de Der Blaue Engel, de Frederick Holländer, chanté par Marlene Dietrich ; Never Gonna Dance, tiré de Swing Time, de Dorothy Field et Jerome Kern, chanté par Fred Astaire ; ‘S ist einmal im Leben so, tiré de Im weissen Rössl de Ralph Benatzky et Robert Stolz, chanté par Paul Hörbiger ; Was Kann der Sigismund Dafür, tiré de Im weissen Rössl de Ralph Benatzky et Robert Stolz, chanté par Curt Jung et Sylvia Wintergruen ; Rêve d’amour, tiré de The Love Parade, de Victor Schertzinger, interprété par le Grand Orchestre de Paris ; Song of Freedom, tiré de Holiday Inn, de Irving Berlin, chanté par Bing Crosby ; Die Bildnis ist bezaubernd Schön, tiré de Die Zauberflöte, de Wolfgang Amadeus Mozart, chanté par Peter Schreier ; Das ist der schönste Tag in meinem Leben, de May et Neubach, chanté par Josef Schmidt ; Neuvième Symphonie de Ludwig van Beethoven, interprétée par l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, dirigé par Kurt Masur ; Money Money, tiré de Cabaret, de F. Ebb et J. Kander, chanté par Liza Minnelli et Joel Grey. Extraits de film : Der Blaue Engel (1930) de Josef Von Sternberg ; Stagecoach (1953) de John Ford ; Julius Caesar (1953) de Joseph L. Mankiewicz ; Menschen am Sonntag (1929) de Robert Siodmak ; Der Hauptmann von Köpenick (1931) de Richard Oswald ; To be or not to be (1942) d’Ernst Lubitsch ; Cabaret (1972) de Bob Fosse Veillées d’armes – Histoire du journalisme en temps de guerre France/Allemagne/Grande-Bretagne - 224 min – 1994 35 mm - Couleurs Avec : Philippe Noiret, comédien Jon Duncanson, journaliste de CBS Sergio Apollonio, bureau de presse de la Forpronu Colonel Hans Heckner, Luftwaffe Ursula Meissner, photographe Ron Ross, technicien sattelite, centre EBU Nigel Bateson, caméraman de la BBC Eddy Stephens, preneur de son de la BBC John Simpson, journaliste de la BBC John F. Burns, journaliste du New York Times, Prix Pulitzer Martha Gellhorn, écrivain Professeur Nikola Koljevic, vice-président de la République Serbe autoproclamée de Bosnie (shakespearien serbe) Radovan Karadzic, président de la République Serbe autoproclamée de Bosnie (psychiatre) 291 - Vera Kordic, interprète Stéphane Manier, correspondant France 2 La famille Thomas Martin Bell, journaliste BBC Pierre Peyrot, directeur du centre de transmissions EBU Patrice Du Tertre, reporter caméraman Jean-Jacques Le Garrec, France 2, caméraman Mira Bogdanovic, fille de colonel en retraite Lidia Zulumovic, interprète bosniaque Jose Maria Mendulice, Haut-Commissariat aux Réfugiés Zrinka Bralo, adjoint du directeur (EBU) Fouad Bouzadjic, chanteur Heinz Metlitzki, correspondant ZDF Remy Ourdan, journaliste à RTL Antoine Gyori, reporter photographe Eric Bouvet, photographe Martine Laroche-Joubert, reporter à France 2 Paul Marchand, reporter radio freelance Isabelle Baillancourt, reporter à TF1 Alain Finkielkraut, écrivain Phillip Knightley, historien Edwy Plenel, journaliste au journal Le Monde Patrick Poivre d’Arvor, présentateur à TF1 Jacques Merlino, journaliste, rédacteur du journal sur France 2 Hilary Brown, ABC News Paul-Marie de la Gorce, journaliste Romain Goupil, cinéaste Gordana Knezevic, rédactrice au journal Oslobodonje Christiane Amanpour, journaliste à CNN Vlado Mrkic, journaliste Slobodan Milosevic, président de Serbie Nermin Tulic, comédien, directeur du Théâtre de la Jeunesse à Sarajevo Mohamed Kisliakovic, maire de Sarajevo Général Philippe Morillon, commandant des forces armées de l’ONU en Bosnie-Herzégovine Kemal Muratovic, passant à Sarajevo Dino Dislar, passant à Sarajevo Andrew Reid, photographe Patrick Chauvel, photographe Jean-François Deniau, ancien ministre Gérard de Villiers, écrivain Michel Touron, Forces françaises en Somalie Stéphane Manier, journaliste France 2 Hervé Chabalier, producteur CAPA Georges Kiejman, ancien ministre délégué aux Affaires étrangères Mufid Lazovic, chirurgien Hôpital Kosevo Paul Amar, journaliste France 2 Alija Izetbegovic, président de la Bosnie-Herzégovine Philippe Séguin, Simone Veil, Anne Sinclair, Norman Schwarzkopf, Michèle Cotta, Walter Cronkite, Bernard Pivot, Bernard Kouchner, Maurice Olivari, Bernard-Henri Levy, Erik Gilbert, Alain Lamassoure et François-Henri de Virieu apparaissent dans des archives télévisées. Réalisation et scénario : Marcel Ophuls Production : Bertrand Tavernier et Frédéric Bourboulon Montage : Sophie Brunet Image : Pierre Boffety, Pierre Milon Son : Michel Faure, Eric Devulder Assistants réalisateurs : Dominik Moll, Laurent Cantet Direction de production : Patrick Lancelot, Véronique Bourboulon, Erin Cramer Administration : Agnès Le Pont, Florence Dard, Martine Billonnet Montage Son : Ariane Doublet Mixage : Pierre Bertault Assistantes montage : Ariane Doublet, Laurence Hugues Stagiaires montage : Cécile Chagnaud, Véronique Giai Effets sonores : Nicolas Becker, Jean-Noël Yven Assistante caméra : Catherine Pujol Projection au festival de Cannes : 23 mai 1994 292 Projection au New York Film Festival : 6 octobre 1994 Sortie en salles : 23 novembre 1994 Extraits musicaux : Premier rendez-vous de René Sylviano et Louis Poterat, par Danielle Darrieux ; Freedonian Hymn de Harry Ruby, par les Marx Brothers ; White Christmas et Happy Holiday d’Irving Berlin par Bing Crosby et Marjorie Reynolds ; Some of these Days de Shelton Brooks ; La valse grise de Maurice Jaubert, Léon Agel et Michel Brega ; Give my Regards to Broadway de Georges M. Cohan ; Nobody knows the Troubles I’ve Seen, par Mahalia Jackson Extraits de films : Premier rendez-vous d’Henri Decoin ; De Mayerling à Sarajevo de Max Ophuls ; Annie Hall de Woody Allen ; Duck Soup de Leo MacCarey ; The Charge of the Light Brigade de Michael Curtiz ; Patton de Franklin J. Schaffner ; Henry V de Laurence Olivier ; Holiday Inn de Mark Sandrich ; Witness for the Prosecution de Billy Wilder ; Only angels have Wings de Howard Hawks ; His Girl Friday de Howard Hawks ; Lola Montes de Max Ophuls ; Mourir à 30 ans de Romain Goupil ; Terre d’Espagne de Joris Ivens ; Yankee Doodle Dandy de Michael Curtiz Assistanat et collaborations diverses sous le nom de Marcel Wall - Monsieur Fabre (1951) d’Henri Diamant-Berger (France) : Marcel Ophuls travaille comme dialogue coach auprès de Pierre Fresnay pour la version américaine du film intitulée Amazing Monsieur Fabre (1952) ; Un grand patron (1951) d’Yves Ciampi (France) : Marcel Ophuls est assistant ; Nuits de Paris (1951) de Ralph Baum (France) : Marcel Ophuls est stagiaire ; La fille au fouet (1952) de Jean Dréville (France/Suisse) : Marcel Ophuls est assistant réalisateur ; - Plaisirs de Paris (1952) de Ralph Baum (France) : Marcel Ophuls est stagiaire - Moulin Rouge (1952) de John Huston (Grande-Bretagne) : Marcel Ophuls est assistant réalisateur pour la partie française ; - Act of Love/Un acte d’amour (1953) d’Anatole Litvak (France) : Marcel Ophuls est assistant réalisateur ; Marianne de ma jeunesse (1955) de Julien Duvivier (RFA/France) : Marcel Ophuls est assistant réalisateur et dirige le doublage en allemand ; Captain Gallant of the Foreign Legion (1955) de Sam Newfield (Etats-Unis/France/Maroc) : Marcel Ophuls est assistant réalisateur sur le premier épisode de cette série télévisée qui en compte 65 ; Lola Montes (1955) de Max Ophuls : Marcel Ophuls est l’assistant de son père et apparaît également dans le dernier plan du film, déguisé en agent de la circulation. Participations et apparitions diverses Prelude to War (Premier film de la série Why we fight) Etats-Unis – 53 minutes – 1942 Sous la direction du Major Frank Capra Marcel Ophuls fait partie des écoliers membres des Jeunesses hitlériennes qui chantent une chanson nazie en classe avec leur maîtresse. Ce film a obtenu l’Oscar du meilleur film documentaire pour 1942, décerné à l’United States Army Special Services. Max Ophuls ou le plaisir de tourner France – 50 minutes - 1965 Réalisation : Michel Mitrani Dans ce film télévisé consacré à son père, Marcel Ophuls témoigne au sujet de son père. Till Eulenspiegel RFA - 1967 Première partie : Wie man ein Narr wird in schweren Zeiten Deuxième partie : Wie man ein Narr bleibt in schweren Zeiten Réalisation : Martin Fric (Marcel Ophuls : non mentionné) Cette adaptation du conte populaire germanique Till l’Espiègle a été conduite et dirigée pour la ZDF par Marcel Ophuls, qui a été remplacé par le vétéran tchèque Martin Fric en cours de tournage. Egon Schiele – Exzess und Bestrafung RFA – 88 minutes - 1979 Réalisation : Herbert Vesely Dans ce film biographique consacré au peintre autrichien Egon Schiele (incarné par Mathieu Carrière), Marcel Ophuls interprète le rôle du docteur Stowel. Liberty Belle France - 112 minutes - 1983 Réalisation : Pascal Kané 293 Dans ce film qui raconte l’histoire d’un lycéen contestataire dans la France de la Guerre d’Algérie, Marcel Ophuls joue le rôle du Professeur d’Allemand. Das schöne irre Judenmädchen RFA - 103 minutes - 1984 Réalisation : Götz Fischer Dans ce film tiré de l’oeuvre de Christian Heinrich Spiess, Marcel Ophuls interprète le rôle de Medardus. François Truffaut : portraits volés France – 88 minutes – 1993 Réalisation : Michel Pascal et Serge Toubiana Dans cet hommage consacré à François Truffaut, Marcel Ophuls raconte sa rencontre avec François Truffaut. Marcel Ophuls, Paroles et musique France - 52 minutes - 2005 Réalisation : François Niney et Bernard Bloch Avec Marcel Ophuls et François Niney Image : Bernard Bloch, Benoît Rambourg Son : Mikhaïl Frontere, Sarah Lelu Commentaire : François Niney Musique : Sébastien Buchholz Montage : Michelle Flamand Mixage : Jean-François Holuigue Producteur exécutif : Frédéric Feraud Directeur de production Marcel Lecaudey pour France 3 production/Lille Portrait documentaire consacré à Marcel Ophuls, qui commente avec l’historien François Niney des extraits de quatre de ses films dans le salon de sa maison du Béarn. Victor Basch, dreyfusard de combat France - 55 min – 2006 Réalisation : Vincent Lowy Producteur exécutif : Georges-Marc Benamou (Siècle Productions) Directrice de production : Mireille Thibaut pour Public Sénat Dans ce film consacré à l’ancien Président de la Ligue des Droits de l’Homme, Marcel Ophuls lit les textes de Victor Basch. 294