Le dernier Ophuls
Article pour la revue Perspectives, la revue francophone de l'Université hébraïque de
Jerusalem, novembre 2017
On trouve facilement en ligne la bande-annonce du film inachevé Des vérités
désagréables (2014), consacré au conflit israélo-palestinien et coréalisé par Marcel
Ophuls et Eyal Sivan (produit par Memento !, Zeugma Film et un théâtre indépendant,
engagé et fauché du quartier du Père-Lachaise, Confluences). La lune de miel entre le
documentariste franco-américain social-démocrate et le cinéaste israélien d’extrêmegauche s’est naturellement terminée devant les tribunaux (Marcel a perdu). De ce film
mort-né, il ne reste que ce trailer destiné à récolter des fonds sur les plates-formes de
financement participatif, avec le soutien du site indépendant d’Edwy Plenel Mediapart. Il
démarre par une scène tout à fait pénible, qui reprend un motif très présent dans le film
Hotel Terminus : le cinéaste vient troubler la tranquillité de paisibles retraités en allant
tirer leur sonnette et en les filmant de force - ce sont souvent d’anciens nazis… Cette fois,
Marcel se présente devant la maison de Jean-Luc Godard, en Suisse : « Jean-Luc ? JeanLuc Godard ? Jean-Luc, tu m’ouvres ? » JLG (depuis l’intérieur) : « Une seconde ! » MO
(gouailleur) : « Tu vas pas me laisser sous la flotte, quand même ! » JLG (toujours depuis
l’intérieur, en hurlant) : « Attends cinq minutes, bordel !!! » MO : « Pourquoi tu gueules ?
C’est le moment de le faire le film, on peut partir à Tel Aviv dans trois jours ! Ha le
voilà… » Godard apparaît, excédé : « Bon, fous-moi un peu la paix, Marcel ! » MO : « Ben
pourquoi ? » JLG : « Vas à Tel Aviv si tu veux et fous moi la paix… » Il referme la porte.
Malgré tout l’amour que l’on peut avoir pour le cinéma de Marcel Ophuls, cette séquence
constitue une mauvaise action, qui contrevient à de nombreux principes et frappe par
son absence de loyauté. Elle marque le crépuscule d’une carrière difficile et tourmentée,
que rien n’est jamais venu apaiser, à part l’alacrité féroce et l’ironie démystificatrice qui
ont fait du Chagrin et la Pitié, de The Memory of Justice et d’Hotel Terminus des chefs
d’œuvre absolus du cinéma mondial. Mais pour la vie de tous les jours, que ce fardeau a
dû être lourd à porter...
Je voudrais évoquer les dernières années de la carrière de Marcel Ophuls, avec qui je
suis en contact depuis ce jour de 1999 où la monteuse Sophie Brunet m’a donné ses
coordonnées parce que je commençais une recherche doctorale sur la Conférence de
Munich et que je voulais discuter avec lui de son film de 1967 Munich ou la paix pour
cent ans. Nous avons depuis cette date commencé une longue conversation ponctuée de
collaborations régulières, conversation qui a débouché sur deux ouvrages, sa
biographie 1 et un recueil d’entretiens croisés avec Jean-Luc Godard 2 … Entre
extravagance et coups de déprime, entre plans sur la comète et coups de gueule
ubuesques, il m’est très difficile de donner une forme à cette relation qui dure depuis
Vincent LOWY, Marcel Ophuls, 2008, collection Clair et net, Le Bord de l’eau éditions, Lormont
Marcel OPHULS et Jean-Luc GODARD, 2012, Dialogues sur le cinéma, collection Ciné-politique, Le Bord de
l’eau éditions, Lormont
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près de vingt ans. J’ai surtout l’impression d’avoir assisté (en spectateur pas forcément
captivé) à une série ininterrompue de brouilles - j’ai d’ailleurs dû parfois me mettre en
retrait car il entrait en conflit avec des amis communs. Je me souviens de la réaction
explosive de Bertrand Tavernier lorsque je lui ai parlé une fois de Marcel, dans la salle
de cinéma du Château Lumière à Lyon : « Non, je ne veux pas entendre parler de lui, il a
failli couler ma boîte lorsque j’ai produit son film sur la Bosnie, il a attaqué mes
collaborateurs, il a ultra-dépassé le budget. C’est un homme mort !!! » Je le savais, j’étais
prévenu mais malgré cela, j’ai été soufflé par la vigueur intacte de la colère de Tavernier,
quinze ans après Veillées d’armes.
Pour ma part, j’ai toujours échappé aux foudres du réalisateur de The Memory of Justice
(un des films les plus importants et les plus sous-évalués de l’histoire du cinéma). Nous
n’avons jamais eu de problèmes d’argent : comme je suis universitaire, il a tout de suite
compris qu’il ne pourrait rien obtenir de moi sur ce plan là ! Il a même accepté
gratuitement d’incarner Victor Basch dans un film que j’ai réalisé sur le Président de la
Ligue des Droits de l’Homme liquidé par la Milice en 1944 et je lui en ai toujours été
reconnaissant. Je crois qu’il garde de ses années américaines un respect pour
l’institution académique (il a bénéficié du GI Bill of Rights qui accordait des années
gratuites à l’Université à ceux qui avaient servi dans l’U.S. Army pendant la Seconde
Guerre mondiale, ce qui lui a permis de faire des études de philosophie). Et bien qu’il
l’ait brocardée dans son émission Zoom en mai 68, il conserve pour la corporation dont
je fais partie une estime toute germanique, liée à ce qui chez lui est tout à fait essentiel :
le respect des hiérarchies.
Je peux dire qu’il n’a eu qu’une seule fois avec moi un comportement clairement
manipulateur, en me forçant un jour au bar du Sofitel de la Tour Eiffel à écrire une carte
postale à Jean-Luc Godard, qui le fuyait (février 2014). « Cher Jean-Luc Godard, je suis
avec notre ami Marcel et je me demande vraiment pourquoi vous refusez de le voir… »
m’avait-il dicté, pendant que j’écrivais : « … Marcel se demande pourquoi vous refusez
de le voir… » Je lui en ai beaucoup voulu, bien que je sache que cet événement n’en était
pas un pour lui et qu’il l’a aujourd’hui probablement oublié. Je réalise que nous ne nous
sommes pas vus depuis... Mais nous nous parlons beaucoup au téléphone.
J’ai accompagné ce qu’il appelait son come-back dans les années 2010-2015, assistant à
la genèse douloureuse du film Un voyageur : grand admirateur de Marcel, le cinéaste
Vincent Jaglin commence vers 2010 un film documentaire sur lui et finit par trouver un
producteur, l’intrépide Frank Eskenazi, qui le vend à la chaîne franco-allemande Arte.
Dès que le sale boulot a été fait, Marcel a repris la réalisation du film et marginalisé
Vincent Jaglin qui est devenu son assistant ou plutôt son souffre-douleur, privilège qu’il
a naturellement partagé avec le producteur du film. Bien que tout à fait prévenus des
risques qu’ils prenaient, ces deux jeunes professionnels en sont ressortis laminés...
Arte a refusé le premier montage du film qui durait deux fois plus longtemps que ce qui
avait été prévu par contrat et une version courte a été élaborée par Sophie Brunet : tout
le monde a fini par se fâcher après la présentation du film à la Quinzaine des
Réalisateurs (Cannes 2012). Quant au film, il a laissé les admirateurs de Marcel plutôt
sceptiques...
Enfin, j’ai été témoin de sa brève entente puis de sa dispute avec Jean-Luc Godard. Pour
comprendre ce qui s’est joué, il faut revenir 15 ans en arrière : en 2002, pour le
centenaire de Max, le programmateur et responsable de la veille documentaire de Canal
Plus Francis Kandel avait organisé sur la chaîne Planète une rétrospective de ses films
(qui était couplée à une rétrospective de l’œuvre de son père sur les chaînes cinéma de
Canal Satellite). Téléspectateur assidu de cette rétrospective, Godard avait été
enthousiasmé par ses films (Hotel Terminus surtout), qu’il ne connaissait pas vraiment.
Le cinéaste franco-suisse racontait alors à qui voulait l’entendre qu’il était à la recherche
d’un interlocuteur juif pour évoquer une question qui lui échappait et dont il souhaitait
sincèrement débattre : qu’est-ce que c’est qu’être juif… en insistant sur le mot « être ».
Dans cette quête qu’il n’est pas interdit de trouver saugrenue, Godard se heurtait à des
refus répétés. Il entreprend alors de rendre visite à Marcel Ophuls, dans le Béarn, pour
en parler. Le soir-même, ils animent le débat qui suit une projection du Plaisir de Max
Ophuls, au cinéma le Melies à Pau.
Godard propose à Marcel de coréaliser un film sur la question israélo-palestinienne. Ce
dernier refuse : « Quand je lui ai demandé un contrat et un accord sur le final cut, il a pris
des airs de grand bourgeois absent, qui ne s’intéresse pas aux histoires d’avocat et aux
problèmes d’argent. La première chose qu’il me dit en arrivant, c’est « Marcel, je ne sais
pas si tu sais mais je viens d’une famille de collabos… » Et je sais que dans la
correspondance de François Truffaut parue après sa mort, lorsqu’ils étaient très fâchés,
François lui a écrit une lettre où il lui rappelle qu’il avait traité Pierre Braunberger de
sale Juif… Ca n’a pas empêché Jean-Luc de faire une très belle préface à cette
correspondance. J’aurais été d’accord de faire son film, si lui avait filmé des reportages
sur Arafat, et moi, j’aurais fait des reportages avec la gauche israélienne. Et j’aurais voulu
ponctuer ça de conversations que nous aurions eu dans le Béarn, et au bord du lac
Léman, avec les petits canards du lac… Mais à un moment donné je lui aurais cité la
lettre de notre ami commun. « Jean-Luc, à quel titre te crois-tu compétent pour juger de
la guerre au Moyen-Orient, s’il est vrai, tu me démentiras, que tu as traité Pierre
Braunberger de sale Juif, et cela après l’Holocauste, pas avant ? Si tu as vraiment traité de
sale Juif un producteur éminent, qui a produit Vivre sa vie, ton plus beau film, qu’est-ce
que tu viens faire chez moi ? » Et si nous avions fait le film, il fallait que je lui pose la
question, et si je lui pose la question, il fallait que cela reste dans le film ! « Et qui aura le
final cut ? Toi ou moi ? »
Lorsqu’il me raconte cette anecdote, en 2007, Marcel Ophuls n’a plus de nouvelles de
Jean-Luc Godard depuis 2002. Mais lorsqu’André Gazut (le chef opérateur du Chagrin et
la pitié) l’invite pour une rétrospective au Théâtre Saint-Gervais à Genève en novembre
2009, Marcel lui suggère d’inviter Godard en voisin. Celui-ci accepte et les deux vétérans
débattent devant le public – devant la caméra de Frédéric Choffat3.
À l’issue de la rencontre de Genève, le projet de film sur le conflit israélo-palestinien
revient sur le tapis. Marcel Ophuls reçoit une lettre de Godard en date du 20 janvier
2011, dans laquelle il évoque ce film commun intitulé Adieu au langage et qu’il lit devant
la caméra de Vincent Jaglin : « Cher Marcel, pardonne mon retard mais le déménagement
a pris du temps, bien que de vingt mètres seulement... (commentaire de MO : Sans
blague ! Vingt mètres seulement il déménage, entre là où il habite à Rolle et ailleurs ?) En
ce qui concerne ta proposition dans mon souvenir est qu’il s’agissait « juste » de savoir
ce que faisait faire le verbe « être » de Descartes et d’Heidegger, dans l’établissement
d’un être ceci ou cela… Moi, juif, français etc. Pour ta demande, une fois que tu auras fait
ce que tu penses devoir faire, ce qui ferait une première partie, je peux sans doute en
faire une deuxième, qui mette à l’examen ta première partie. Et toi ensuite, tu fais la fin,
la troisième partie pour conclure. Amitiés constantes, Jean-Luc. »
Et montrant la dernière page de la lettre sur laquelle Godard a composé un collage
montrant un roi qui téléphone et une gravure représentant un usurier juif avec tous les
stéréotypes habituels, Marcel ajoute : « C’est magnifique mais c’est pas terminé parce
qu’à Genève, je lui avais dit : Mais toi Jean-Luc, tu as le bras long, tu peux prendre ton
téléphone quand tu veux (pour appeler le nouveau Ministre de la culture – Frédéric
Mitterrand – que tu tutoies) alors il a coloré le roi qui téléphone et dessous il y a cet
oiseau de mauvaise augure et il a mis c’est nous, celui qui a le bras long et l’oiseau de
mauvaise augure. C’est nous ! »
Voir La rencontre de Saint-Gervais, 2011, réalisé par Frédéric Choffat et Vincent Lowy, produit par Les
Films du Tigre et le Théâtre de Saint-Gervais
3
Cette lettre de Godard vaut moins par ce qu’elle révèle d’un projet qui ne se fera jamais
(bien que Godard ait conservé le titre Adieu au langage pour un film ultérieur) que par
ce collage où l’on retrouve l’esprit provocateur et polémique du cinéaste de la Nouvelle
Vague. A cette époque, Godard est mis en cause dans les médias par son ancien disciple
Alain Fleischer qui dénonce son antisémitisme obsessionnel, trait de caractère qu’il
aurait subitement découvert à l’occasion du tournage de Morceaux de conversation avec
Jean-Luc Godard, film sorti en 2007 dont le même Fleischer fait alors une promotion
aussi ambiguë que paradoxale, à l’occasion de sa sortie en DVD. Fleischer a pourtant
collaboré avec Godard depuis des années (collaboration dont il a tiré énormément de
profit, notamment à travers les interventions de Godard dans son école d’art Le
Fresnoy) et il ne peut ignorer que dès son film Ici et ailleurs (1976), des parallèles entre
le sort des Palestiniens et celui des Juifs d’Europe sous le joug nazi (le fameux collage
Golda Meir/Adolf Hitler) avaient posé la question du rapport problématique de Godard à
l’égard du monde juif. Il va de soi que même sous-couvert d’humour, la présence de cette
caricature antisémite en fin de lettre pourrait réactiver ce débat, même si Marcel Ophuls
fait mine de ne pas comprendre et ignore délibérément ce sous-texte, utilisant la
périphrase l’oiseau de mauvais augure pour désigner le Juif errant…
Réponse de Marcel : 27 janvier – « Cher Jean-Luc, excuse moi de répondre à ta lettre si
chaleureuse par traitement de texte. (…) Ton collage du roi qui téléphone avec le bras
long et de l’oiseau de mauvais augure, tous deux colorisés de ta main, est très
encourageant car il résume déjà tout ce qu’on peut savoir pour une future collaboration
cinématographique, mieux que dix ou quinze pages de fichus textes pour tel ou tel
producteur. Mais aussi ta proposition d’un premier acte ou discours ou plaidoirie puis
du deuxième puis du troisième pour conclure m’irait comme un gant. Car cela résoudrait
déjà les problèmes de final cut et de contrat, toutes ces choses que tu aimes si peu et
dont j’estime ne pas pouvoir me passer. Nous sommes si différents pour un tas de
raisons, y compris pour des raisons historiques ou politiques. Mais ce serait-là l’intérêt
même d’une telle collaboration entre nous – et facile à financer sur le champ, grâce à ta
renommée mondiale. C’est curieux, j’ai toujours eu besoin de protecteurs. D’abord
François, puis Jeanne, puis Tavernier … et maintenant toi. Ce serait formidable. Sautet
prétendait que l’amitié dans le cinéma, ça ne valait pas un clou. Mais je crois bien qu’il
avait tort. La preuve : pourquoi serais-tu venu à Genève si ce n’était pas par solidarité
entre survivants ? (…) Il me semble qu’entre les trois actes que tu envisages, il devrait y
avoir une première et une deuxième rencontre entre nous, à Rolle au bord du lac avec
ton chien et ici dans mon potager avec le mien, afin de garder la bonne distance, comme
dans Loin du Vietnam. Je pourrais venir te voir dès la fin février, avec ou sans caméra.
Ensuite il faudra bien que quelqu’un se farcisse l’abominable nain à Téhéran4. En ton
nom mais si possible, avec mes questions. Un bon journaliste peut-être de la BBC ou nos
amis de la Suisse-Romande ou Charles Enderlin… Il faudrait que nous fassions ensemble,
au moins, le Mur des Lamentations, Jérusalem et Bethléem, à Pâques, dès que nous
serons financés par la ville de Strasbourg ou le duché du Luxembourg ou le grand-duché
du Liechtenstein ou par Arte, HBO, PBS ou les glorieux successeurs de l’ORTF, peu
importe. Trois ou quatre jours sur le lieux des crimes, quinze jours de tournage en tout,
ton montage plus mon montage et allez donc, c’est parti. Il est trop tard pour Cannes
mais pour Venise, les doigts dans le nez ! Pour moi, ce serait le grand come-back et pour
toi, uniquement un incident de parcours. (…) Adieu au langage est parfait puisque cela
comprend le cinéma que nous avons tant aimé. Mais il n’y a pas que Descartes et
Heidegger, la différence entre Sein et Da Sein. Ha mon Dieu, nazi ou pas, quelle barbe,
Heidegger ! La différence entre être et exister… Il y a surtout Ludwig Wittgenstein, qui
4
Marcel désigne le Président iranien de l’époque, l’antisémite virulent Mahmoud Ahmadinejad
pensait que pour la philosophie et la religion, il urge de redéfinir chaque mot.
Wittgenstein dont Sartre, ce terroriste franchouillard écrivait dans Les Mots qu’il
préférait lire un livre de la Série noire que lire Wittgenstein. Bullshit ! La seule phrase de
Wittgenstein que j’ai un tant soit peu comprise, c’est : Ordinary Conversation il alright…
Une amie dans le cinéma (beaucoup plus jeune que nous) me disait récemment : « Ah
qu’est-ce qu’on en a marre des mecs qui disent tout le temps que le cinéma est mort
parce qu’ils n’en font plus. » A méditer, je crois… Et puis comme tu le disais à Genève, si
ce n’est plus ça, ce sera autre chose : Twitter ? Google ? Facebook ? une bombe atomique
sur Tel Aviv ? Amitiés, je t’embrasse, Marcel »
Cette réponse avait de quoi refroidir Godard puisque tout en faisant mine de
s’enthousiasmer pour le modèle en trois parties qu’il lui propose, Marcel s’empresse d’y
entrelarder des ponctuations qui relèvent de son système de représentation à lui (des
interviews en mode journalistique) et qui ne s’intègrent absolument pas à la logique
d’équilibre dialectique et d’étanchéité artistique que souhaite son interlocuteur.
D’autant qu’en prônant d’emblée une asymétrie en sa défaveur (deux parties pour
Marcel, une seule pour lui-même), Godard pouvait légitimement s’attendre à ne pas
rencontrer davantage de propositions ou de revendications sur la forme du film.
Après cet échange de lettres, Marcel ne parviendra plus à renouer le contact. Godard lui
posera même un lapin au Train Bleu à Paris, ce qui mettra un terme à leur amitié
précaire - mais reconnaissons que la gestion de l’agenda de Marcel est suffisamment
chaotique et la communication entre les deux ermites si compliquée qu’il est tout à fait
possible que ce lapin n’en soit pas un ou même que Godard soit venu inutilement au
Train Bleu de son côté à un autre moment. Quoi qu’il en soit, je retrouve Marcel en
septembre 2011 à Strasbourg pour un débat organisé au Centre Culturel André Malraux
par Antoine Spire avec notre ami commun Michel Ciment. Et là, nous posons la question
de l’antisémitisme de Godard (que Ciment tient pour certain). Marcel défend Godard bec
et ongles, reprenant les mots de Truffaut : « C’est le meilleur d’entre nous… »
Il le dit souvent : « La véritable amitié entre Jean-Luc et moi, elle passe par François… »
Dans les années 60, Truffaut a énormément soutenu les vaines tentatives de Marcel de
devenir réalisateur de fiction standard, moins par franche camaraderie (les deux
hommes se sont vouvoyés jusqu’au bout) que par fidélité au grand Max, dont Marcel
avait été le dernier assistant (sur Lola Montès) et dont la disparition précoce à 55 ans a
désemparé de nombreux admirateurs, dont Truffaut. Marcel Ophuls a décrit comment la
première rencontre entre Max et Truffaut à laquelle il avait assisté lui avait donné
l’impression que son père rencontrait soudain son fils spirituel. Par ailleurs, la question
des origines renforce ce croisement symbolique entre Truffaut et Marcel (dix ans après
la mort de Max, Truffaut découvre que son père naturel est juif). Godard occupe donc
dans l’imaginaire de Marcel Ophuls une position focale : frère ennemi de Truffaut, venu
de la Nouvelle Vague et du Groupe des Cahiers qui contrairement à Positif encensait les
films de Max Ophuls au milieu des années cinquante, Godard est aussi l’objet d’un culte
cinéphilique international, ce qui pour Marcel est loin d’être anodin. Il est prêt pour cela
à minimiser tout ce qu’il déteste bruyamment chez les autres : des positions marxistes
malgré des origines grand-bourgeoises, l’élitisme et la sophistication d’un cinéma qu’il
qualifie de pseudo-révolutionnaire, les sous-entendus antisémites et le lyrisme propalestinien... Ce qui les rapproche malgré tout : un refus de la notabilité, une position
d’éloignement de Paris et de ses faux-semblants, un caractère paranoïaque associé à un
goût de la provocation sans limites. Ca ne pouvait suffire : la triste algarade finale entre
celui qui a le bras long et l’oiseau de mauvaise augure (Bon, fous-moi un peu la paix,
Marcel) constitue l’épilogue navrant et online de cette amitié éphémère marquée par
l’incompréhension... Claude Sautet devait avoir raison…
Et notre amitié à nous ? Je ne sais pas si elle existe… Peut-être… Malgré tout et au-delà
de l’admiration pour ses films, j’aime cet homme pour mille raisons : sa dévotion pour le
cinéma et l’œuvre de son père, sa conversation scintillante et son rire grinçant, son
autodérision et son anticonformisme, son absence de gratitude tellement exorbitante
qu’elle en devient l’art du don même… Il y a quelques semaines, Marcel m’a proposé que
l’on se tutoie et que je devienne son agent, en échange de 20 % des gains que je pourrais
lui apporter. J’espère organiser une projection d’un de ses films à Harvard, avec le
merveilleux Tom Conley qui tous les mardis soirs organise sur le campus des projections
en 35 mm pour ses étudiants. (réaction de MO : Tom Conley, c’est le Dean de Harvard ???
The Dean of the Faculty ??? Sans blague !) Et puis je l’ai mis en relation avec une amie
éditrice, Cynthia Liebow, l’éditrice en France du maître de l’espionnage Robert Little
(Baker Street) : et voilà que Marcel se lance, à près de 90 ans, dans une carrière
d’écrivain de romans policiers. Il a déjà prévu de publier quatre volumes des aventures
de Mark Sandwich, un documentariste détective qui se trouve être dans la fiction un
lointain descendant du Earl of Sandwich (l’inventeur du précieux en-cas) et dans l’esprit
de Marcel un mélange de lui-même et du cinéaste Mark Sandrich, auteur des comédies
musicales de la grande époque de la RKO. Boulimique de projets virtuels, l’infatigable
MO junior annonce déjà les quatre titres de ces improbables best-sellers : Crime on
Sniper Alley, Murder on the Queen Mary 2, Mystery in the Booby Hatch et A Crime at
Paramount Pictures… Il en a envoyé quelques feuillets à Cynthia mais ça ne correspond
pas du tout à un roman policier, ce sont plutôt ses mémoires… Il faudrait que je l’aide,
peut-être…