IDEES POLITIQUES
Banqueroute occidentale en Syrie
Les Occidentaux se trouvent face à un dilemme : soit être
réduits à gérer les conséquences des agissements de Moscou,
soit s’engager dans une confrontation risquée avec Poutine.
Thomas Pierret
epuis la fin du mois de janvier 2016, l’alliance
constituée par le régime syrien, la Russie et
l’Iran a remporté une série de victoires militaires stratégiques qui ont radicalement changé le cours
du conflit, moins d’un an après un printemps 2015 qui
avait vu les troupes de Bachar al Assad reculer sur
presque tous les fronts. Dans le Sud, les loyalistes ont
repris la ville de Sheikh Maskin, élargissant et sécurisant de ce fait l’étroite ligne d’approvisionnement reliant Deraa à Damas. Dans la province côtière de Lattaquié, ces mêmes forces ont détruit les deux
principaux bastions rebelles de Salma et Rabia. Un
tournant encore plus dramatique s’est produit dans la
province d’Alep, où les loyalistes ont coupé la route
permettant d’approvisionner les quartiers rebelles de
la capitale provinciale depuis la Turquie via le postefrontière de Bab al Salama. Pour les rebelles combattant dans les campagnes septentrionales d’Alep, la situation est d’autant plus critique que, affrontant sur
leur flanc oriental les combattants du groupe État islamique (EI), ils font désormais face, à l’Ouest, à une
offensive des nationalistes kurdes du Parti de l'union
démocratique (PYD). Avançant avec l’aide de l’aviation russe, ces derniers ambitionnent de prendre la région frontalière d’Azaz afin, à terme, de réaliser la continuité territoriale entre les cantons d’Afrin et de Kobane.
À Alep-ville, des centaines de milliers de civils se préparent au siège qui pourrait résulter de la fermeture
du corridor donnant encore accès, à l’Ouest, au poste
frontalier de Bab al Hawa.
Les avancées loyalistes ont laissé le processus de
paix en ruines, la Russie ayant utilisé la conférence de
Genève 3, inaugurée début février puis rapidement
suspendue en raison de la dégradation de la situation
sur le terrain, comme une couverture pour préparer
l’offensive d’Alep. Le 11 février, une rencontre entre le
secrétaire d’État américain, John Kerry, et son homologue russe, Sergueï Lavrov, s’est soldée par l’annonce
d’une prochaine cessation des hostilités. Toutefois,
outre le problème de l’interprétation extensive que
risque de faire la Russie du droit à continuer le bom-
D
bardement des groupes « terroristes », il est plus que
jamais clair que le régime et ses alliés, forts de leurs récentes victoires, n’envisagent une éventuelle reprise
des négociations que comme une occasion de formaliser la reddition de l’opposition, plutôt que de s’engager dans le projet de transition supposé orienter le
processus de paix.
L’offensive pro-régime s’est révélée tout aussi dévastatrice sur le plan humanitaire. Tandis que des dizaines de milliers de civils ont fuit les bombardements
russes en direction de la frontière turque, l’existence
de millions d’individus est appelée à se dégrader encore davantage avec la destruction systématique des
infrastructures, en particulier médicales, par les avions
russes.
Décisions occidentales avec des effets sur le
terrain
ctuellement privés de toute capacité d’influence sur la stratégie russe, les Occidentaux sont
désormais face à un dilemme, devant soit d’accepter d’en être réduits à gérer les conséquences des
agissements de Moscou, c’est-à-dire faire face au flot
croissant de refugiés, soit de s’engager dans une confrontation risquée avec Vladimir Poutine. La décision, annoncée le 11 février par l’OTAN, d’entamer des patrouilles en mer Egée suggère que c’est la première
option qui sera retenue.
Le fiasco de la politique occidentale en Syrie est la
conséquence ultime d’une série de décisions prises depuis l’été 2014 et qui ont permis la stabilisation du régime d’Al Assad alors même qu’il était, et demeure, exsangüe d’un point de vue militaire. La première de ces
décisions est le choix, fait par Barack Obama en septembre 2014, d’engager son aviation contre l’EI en Syrie sans pour autant chercher à restreindre l’utilisation
de l’espace aérien syrien par les bombardiers d’Al
Assad. Une telle option sera rejetée une nouvelle fois en
août 2015, lorsque l’administration américaine fait la
A
Thomas Pierret, maître de conférences en Islam contemporain,
Université d’Édimbourg. Article remis le 15 février 2016.
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AFKAR/IDEES, PRINTEMPS 2016
IDEES POLITIQUES
Syrie
Qamishli
0
100km
Hasaka
Alep
TURQUIE
Idlib
Raqqa
Lattaquié
Deir el Zor
Hama
Tartous
Homs
Palmyre
LIBAN
Zone contrôlée par le régime
Présence du Hezbollah
=RQHFRQWU{OpHSDUOH)URQWDO1RVUD
Damas
Zone rebelle
=RQHFRQWU{OpHSDUO·(,
Deraa
Zone contrôlée parO·(,)URQWDO1RVUD
rebelles
JORDANIE
Zone contrôlée par les Unités de
protection du peuple
Source : Institute for the Study of War, 27 février-7 mars 2016.
sourde oreille à la proposition turque d’établir une zone de sécurité couvrant la région frontalière d’Azaz, tenue par les rebelles et celle de Jerablus, aux mains de
l’EI.
Les choix opérés au cours des étés 2014 et 2015 ont
eu au moins trois conséquences fondamentales. Premièrement, n’eut été le refus américain de restreindre
la souveraineté aérienne du régime syrien, il aurait été
plus difficile pour les Russes d’intervenir en Syrie
puisque ce sont eux qui auraient dû prendre le risque
d’une confrontation potentielle avec Washington. Or,
l’arrivée, en septembre 2015, d’une cinquantaine d’appareils russes sur le théâtre syrien a constitué l’un des
principaux facteurs du renversement des équilibres
sur le champ de bataille. À cette époque-là, épuisée par
plus de trois années de guerre, la force aérienne syrienne ne pouvait offrir qu’un appui tactique limité
aux troupes terrestres, se consacrant pour l’essentiel
au largage de bombes-barils imprécises sur des agglomérations. Le contingent aérien russe, pour sa part, a
permis un accroissement considérable du nombre de
sorties. N’épargnant pas davantage les civils, du fait de
l’utilisation massive de bombes non-guidées et de sousmunitions, l’aviation russe est néanmoins capable de
frappes plus précises qui ont permis de détruire les infrastructures civiles, de cibler les bases des factions rebelles et, combinées à une meilleure collecte d’information, d’éliminer un grand nombre de leaders
insurgés tels que Zahran Allouche, chef de Jaish al Islam (l’Armée de l’Islam). Le niveau élevé de pertes humaines et matérielles infligé aux rebelles depuis octobre explique en partie les spectaculaires percées
loyalistes de janvier-février 2016.
Les renforts des combattants étrangers
chiites
n ne saurait cependant comprendre les dynamiques actuelles sans invoquer un autre facteur, trop souvent ignoré par les medias, mais
néanmoins essentiel. Il s’agit de l’injection massive de
combattants étrangers chiites recrutés par l’Iran parmi les pasdarans et des milices khomeynistes libanaises (Hezbollah), irakiennes (Badr, Bataillons Sayyid
al Shuhada, Hezbollah al Nujaba, etc.) et afghanes (Brigade des Fatimides). Cet apport de fantassins, qui dépasse sans doute les 10 000 hommes, s’est révélé cru-
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cial pour palier le cruel manque d’effectifs dont souffrent les troupes d’Al Assad. Ce sont en effet ces troupes
étrangères qui mènent, quasiment seules, l’offensive
sur les fronts sud et nord d’Alep. L’arrivée de ces renforts peut être interprétée comme une conséquence
involontaire de la campagne occidentale contre le
groupe État islamique. Lors de l’offensive-éclair de ce
dernier à travers l’Irak, en juin 2014, des combattants
chiites irakiens qui épaulaient déjà le régime syrien
depuis 2012, avaient été rapatriés au pays pour y contenir l’organisation jihadiste. Ce retrait n’était probablement pas sans lien avec les déboires militaires qu’allait rencontrer le régime dans les mois suivants. Or,
les pertes territoriales infligées à l’EI avec le concours
occidental ont considérablement atténué la menace
que l’organisation représente pour Bagdad et les régions chiites irakiennes, permettant la réaffectation
de ces milices pro-iraniennes à la défense du régime
syrien.
Le rejet par les États-Unis du plan turc de zone de sécurité a, quant à lui, structurellement vulnérabilisé les
rebelles dans le Nord d’Alep, là où ils mènent aujourd’hui un combat désespéré sur trois fronts. L’établissement d’une zone protégée par l’armée turque aurait, en
effet, permis de repousser vers l’Est la menace de l’EI et
de dissuader les tentations kurdes de connecter Kobane et Afrin en coupant ipso facto les lignes d’approvisionnement des rebelles vers Alep. Un tel scéenario aurait permis à l’opposition au régime de rassembler
davantage de ressources militaires pour empêcher l’encerclement d’Alep par les loyalistes.
Dans les dernières semaines de 2015, les rebelles ont
également souffert de la réduction du soutien logistique
dont ils bénéficiaient depuis les pays voisins. Si cette réduction des approvisionnements résulte, sur le front
sud, de la frilosité induite, en Jordanie, par la présence
menaçante de la Russie en Syrie, elle doit aussi beaucoup à la volonté américaine de contraindre les factions
rebelles à se rallier aux négociations de Genève. Ce choix
de la désescalade illustre l’une des contradictions de
l’approche américaine du processus de paix : on suggère à Washington que la Russie aurait un intérêt à la solution négociée au conflit en raison des coûts potentiels
d’une prolongation dudit conflit ; or, la désescalade américaine réduit ces coûts et accroît les bénéfices potentiels d’une escalade loyaliste, comme l’illustre amplement l’offensive au Nord d’Alep.
Perspectives pour l’avenir
ans ce contexte de banqueroute de la stratégie
occidentale en Syrie, on peut envisager deux
scenarios pour l’avenir. Dans le premier, les insurgés parviennent à limiter les dégâts, bénéficiant de
l’incapacité de l’Iran à déployer davantage de troupes
en Syrie et donc à accroître significativement et durablement les zones sous contrôle du régime. Bien qu’af-
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faiblis, les insurgés reprendraient alors leur guerre
d’usure contre le régime, attendant un regain de soutien de leurs parrains internationaux et l’érosion de la
détermination de Moscou et de Téhéran. Dans le second scénario, les loyalistes remportent de nouvelles
victoires stratégiques, par exemple en isolant les rebelles de la Turquie via la prise du poste-frontière de
Bab al Hawa, et provoquant une réaction en chaîne
conduisant à l’effondrement de l’essentiel de la rébellion. Le régime et ses alliés réaliseraient alors un objectif de longue date, à savoir transformer le conflit en
face-à-face entre eux-mêmes et le groupe État islamique. Privés d’alternatives, les acteurs internationaux
n’auraient d’autre choix que de se ranger derrière la
coalition syro-irano-russe pour contrer l’épouvantail
jihadiste.
S’il se trouve des observateurs occidentaux pour
considérer un tel scenario rassurant, sa matérialisation
serait toutefois une excellente nouvelle pour l’EI luimême. Au niveau idéologique, l’organisation aurait
beau jeu d’affirmer que les faits ont confirmé l’idée
d’une conspiration globale contre les sunnites. Sur le
terrain, elle continuerait d’affronter des ennemis militairement et/ou politiquement dysfonctionnels, dont
un régime syrien dont les problèmes d’effectifs sont
probablement insolubles, des milices chiites pro-iraniennes aussi efficaces au combat que détestées par les
populations sunnites, et la coalition des Forces syriennes
démocratiques au sein de laquelle les YPG kurdes, largement dominants, entendent maintenir les factions
arabes dans une position de subordonnés. À l’Ouest,
un effondrement de l’insurrection donnerait également
à l’EI l’occasion de récupérer des milliers de combattants en déroute voire de coopter des factions entières.
Pour avancer ses pions en direction de la côte méditerranéenne, le groupe jihadiste n’a pas besoin d’un
soutien populaire massif parmi les sunnites syriens, fatigués de la guerre. Il lui suffirait, comme il l’a fait en
Irak avant 2014, de pouvoir opérer dans une population qui ne se reconnaît pas dans le pouvoir en place et
qui, sans forcement s’y opposer activement, n’est pas
davantage disposée à participer à l’effort de contre-insurrection que requiert l’éradication de l’organisation
jihadiste. Or, un régime syrien qui sortirait vainqueur
de la confrontation actuelle ferait passer le gouvernement de l’ancien premier ministre irakien, Nouri al Maliki, pour un modèle de pluralisme et d’inclusion. En
effet, le système établi par Hafez al Assad n’a jamais manifesté la moindre disposition à la réforme, un trait qui
ne peut que se renforcer au sortir d’une guerre qui a vu
le régime se maintenir en mettant le pays à feu et à sang
tout en prenant appui sur une base confessionnelle
alaouite sans cesse plus étroite. En conclusion, les développements militaires récents ont temporairement
consolidé le pouvoir de Damas, mais ils auront vraisemblablement pour effet de perpétuer indéfiniment
le chaos syrien. ■
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