Histoire et sciences sociales
en se mesurant avec un émule (un « imitateur ») de son adversaire d’antan.
C’est à l’une de ces conséquences inattendues de la conduite humaine,
étrangères tant à la conception de l’histoire de Lacombe, axée sur l’idée
de l’exemple contagieux, qu’à celle de Durkheim, faisant appel à l’action
de lois inexorables, que Lacombe doit à Durkheim le fait de se trouver
parmi les pionniers méconnus de la théorie de la parenté par alliance,
après avoir été l’un des derniers tenants (oubliés) de l’anthropologie
évolutionniste.
CONCLUSION
Essai d’anthropologie de l’oubli
Le cas de Paul Lacombe
Nicolas Adell, Sylvie Sagnes
L’intention n’est pas, dans ce texte conclusif, de proposer une synthèse et
de ramasser, en un seul mouvement, la diversité du parcours et le foisonnement de la pensée de Lacombe. C’est ici moins le polygraphe, sa vie,
son œuvre, que son destin posthume, et partant l’oubli dont il fait l’objet
qui retiendront notre attention. Cet oubli surprend les lecteurs que nous
sommes et qui considérons que si « l’oubli est souvent justifié », « dans le
cas de Lacombe, il ne l’est pas ». En amont du colloque tenu à Lauzerte,
l’appel à communication auquel ces considérations sont empruntées
précise les raisons de cet étonnement et nous précède sur la voie de la
problématisation :
« On lui doit un des tout premiers ouvrages en langue française
où le mariage et la parenté sont analysés dans une perspective
anthropologique moderne, et Braudel le tenait pour l’inventeur du
concept d’histoire événementielle. Est-ce négligeable ? En tout cas,
pour ceux qui ont eu la chance de lire La Famille dans la société
romaine (1889) ou De l’Histoire considérée comme science (1894),
le doute n’est plus possible. Lacombe a été un des esprits les plus
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
pénétrants et les plus inventifs de son temps – voire du nôtre, dans
la mesure où certaines de ses idées prennent sens aujourd’hui. On
peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas parce qu’il était trop en
avance sur son temps que Lacombe est tombé dans l’oubli. Mais
si cette explication était la bonne, n’aurait-il pas été ignoré déjà de
son vivant ? Or il n’en a rien été, nous le savons par la biographie
que son ami Henri Berr lui a consacrée en 1921. Non, Lacombe
n’est tombé dans l’oubli qu’après sa mort, progressivement, et pour
un ensemble de raisons qui restent à identifier. »
la « systematic » et prônent une histoire qui n’oublie rien1, une histoire
non plus « présentiste », mais relevant d’un « historicisme méthodologique2 » ouvert à la contextualisation, aux auteurs marginaux, aux
controverses, aux frontières, aux phénomènes de transdisciplinarités, etc.
Histoire mémoire et histoire historienne, distinguée, voire opposée ici,
pour la clarté d’un propos nécessairement synthétique et par conséquent
caricatural, ne le sont cependant pas tant dans les faits. Le partage n’est
pas si tranché, l’histoire historienne, critique, pouvant fort bien trouver
sa justification dans un présent des disciplines en crise3. Quoi qu’il en
soit, toutes les façons de revenir au passé, des plus au moins intéressées,
peinent à accéder au statut d’objet, tout comme, du reste, il est difficile de
passer outre cette rationalité dont les disciplines sont fondamentalement
toutes occupées pour s’envisager elles-mêmes comme des « communautés
imaginées4 ». La notion de « tradition », plus digne d’intérêt dès lors
qu’on la ramène aux grands auteurs, aux œuvres et au-delà aux objets
de recherche, aux problématiques, théories, exemples-types, méthodes,
a plus aisément retenu l’attention5. Ce meilleur sort tient à l’évidence
à la proximité qu’entretient la « tradition » avec ces préoccupations par
ailleurs bien admises autour de l’épistémologie historique, notamment
dans un pays comme la France, marquée par la tradition bachelardienne6.
Cela étant, l’histoire historienne, aujourd’hui occupée à produire une
histoire des sciences resituée dans l’épaisseur de ses contextes et de ses
implications sociales, commence à entrevoir la question de la mémoire et
à l’aborder pour elle-même. L’on doit ainsi à Nathalie Richard, s’inspirant de la démarche de Pierre Nora et de ses collaborateurs des Lieux de
mémoire, une belle approche des « lieux de mémoire de l’anthropologie »,
diversement incarnés (textes, monuments, musées, rituels, reliques, etc.)
et investis au XIXe siècle. Nathalie Richard y accède à un « non-dit » de
la discipline où se jouent des conceptions divergentes de la science et se
C’est de cette entreprise que cette contribution souhaite rendre
compte.
Notons, avant de pénétrer les arcanes de cette mémoire défaillante,
que le cas Lacombe est loin d’être unique : l’oubli frappe bien d’autres
savants, petits et grands, qui n’ont laissé dans l’histoire des sciences que
de menues traces. Le caractère de banalité attaché à ces néants où tombent
ceux qui n’entrent pas dans le panthéon des sciences ne doit cependant
pas laisser présumer de la facilité à se saisir d’un objet aussi insaisissable
que l’est une postérité qui se dérobe. L’exercice présente même une double
difficulté. D’abord parce qu’il touche un objet, la mémoire savante, qui,
s’il n’est pas à inventer de toutes pièces, ne saurait pour autant se présenter comme un champ parfaitement constitué et étayé de travaux tous
plus fondamentaux les uns que les autres. Le rapport que les disciplines
entretiennent à leur passé suscite un intérêt balbutiant et dispersé que l’on
mettrait à tort sur le compte de son invisibilité. Nombreuses et diverses,
ses manifestations sont aussi récurrentes qu’immédiates : une discipline
(ou plus prosaïquement, une société, un laboratoire, une association
scientifique) n’est pas née qu’aussitôt, elle se dote d’une histoire, écrite
par les savants eux-mêmes. L’opacité est donc moins en cause ici que les
préjugés des chercheurs qui, au mieux, entendent les différentes façons
de dire et faire le passé disciplinaire comme l’expression gentille d’un
folklore savant, au pire, comme une trahison à l’endroit de l’histoire des
sciences. Indexée à différents impératifs, soit de fondation, soit de démarcation, soit de légitimation, cette histoire-mémoire, orientée, sélective et
partiale, est, depuis longtemps déjà, combattue par ceux qui condamnent
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1. R. K. Merton, 1967.
2. G. W. Stocking, 1968.
3. B. Matalon et B.-P. Lécuyer, 1988.
4. B. Anderson, 1996.
5. R. Collins, 1995 ; L. Mucchielli, 1995a ; B. Müller, 1997.
6. G. Bachelard, 1951.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
négocient des identités disciplinaires distinctes7. Parallèlement, l’ethnologie investit à son tour ce terrain, mais timidement, s’y essayant comme
elle le fait habituellement aux abords d’un continent neuf, c’est-à-dire par
les marges. Ce sont, à la lisière des sciences instituées, les sociétés savantes,
étudiées dans le présent de notre XXIe siècle, qui forment le terrain de cette
tentative8. L’exercice proposé ici, consistant à percer l’amnésie et à mettre
au jour l’engrenage dans lequel tombe le souvenir laissé par un excluded
ancestor 9 comme Lacombe, s’inscrit dans la continuité de ces approches
expérimentales de l’objet mémoire. Le vide ou le presque rien sur lequel
est bien obligée de s’appuyer l’analyse ajoute à l’inconfort que suppose
le manque de balises autour de cet objet émergeant qu’est la mémoire
savante. Reste à relever le défi et à rendre compte de cet effacement.
du progrès, notamment du point de vue des femmes. La proposition
paraît on ne peut plus déconcertante, y compris pour les lecteurs du XXIe
siècle. L’on pourrait de la même manière s’employer à pointer tout ce qui,
dans son œuvre, a pu choquer et, partant, contrarier le passage à la postérité : son positivisme, son matérialisme, la défense des droits individuels
contre l’intérêt public, ses manières de démystification, son style à tout le
moins direct, etc.
À cet égard, différents parallèles s’esquissent entre le sort fait à
Lacombe et d’autres postérités savantes, validant cette hypothèse. L’on
songe plus spécialement ici à la fortune, à bien des égards similaire, qu’a
connue, pour les mêmes raisons, l’héritage laissé par certains de ses
contemporains, et non des moindres, tel Lewis H. Morgan. Plus exposées aux critiques adressées à l’évolutionnisme, plus prédisposées aux
mises à l’index que leur assimilation à la pensée marxiste n’a pas manqué
d’induire, les thèses de l’anthropologue américain procèdent également
d’une certaine audace de pensée et d’expression susceptible d’expliquer la
« conspiration du silence10 » dont il a été l’objet.
Et si, pour comprendre, il peut être utile de convoquer d’autres oubliés,
rapprocher les « souvenants » savants d’autres « souvenants » potentiels
peut aussi s’avérer éclairant. C’est auprès de la famille de Paul Lacombe
que l’on peut espérer trouver le contrepoint souhaité. Les arrière-petitsenfants de « notre » Lacombe redécouvrent en même temps que la communauté anthropologique un héros familial qu’a éclipsé jusqu’ici, dans
la geste familiale, son fils, Henri, que les dictionnaires biographiques
présentent comme un brillant chimiste, collaborateur de Pierre Curie et
de Georges Urbain, « Apé » pour ses petits-enfants qui se le remémorent
avec une tendresse mêlée d’admiration. De l’arrière-grand-père Paul,
l’on a surtout retenu toutes les bonnes raisons de tenir son souvenir en
respect, dans les limbes du presque-oubli : ses principes libéraux d’éducation et son anticonformisme notoire. D’une échelle l’autre, de la famille
de sang à la famille intellectuelle, force est donc de constater qu’un même
effacement s’est opéré, mêmement motivé.
De l’art d’être mal reçu
Inscrit à l’encre sympathique dans l’histoire mémoire des disciplines, le
nom de Paul Lacombe a cependant beaucoup gagné en lisibilité à l’issue
de l’aventure collective qui préside à la redécouverte de sa vie et de son
œuvre. Et de fait, les contributions qui précédent facilitent grandement
la tâche qui nous incombe ici. Certaines hypothèses ont en effet déjà été
esquissées touchant directement à l’œuvre de Lacombe et à sa réception,
à commencer par le caractère souvent iconoclaste de ses propositions. Si
l’on s’en tient à l’introduction de La Famille dans la société romaine, l’on
se rappellera que Lacombe y développe l’idée d’une promiscuité sexuelle
primitive, idée qui même si elle n’est pas foncièrement originale, étant
avancée par la plupart de ses contemporains évolutionnistes, n’en est pas
moins dérangeante. Il accorde par ailleurs à la question de la prostitution
une place, jusqu’à preuve du contraire, inégalée dans l’analyse anthropologique, non seulement quantitativement – l’argument est récurrent –
mais aussi qualitativement, Lacombe faisant de la prostitution un ressort
7. N. Richard, 2001.
8. S. Sagnes, 2002a.
9. R. Handler, 2000.
10. R. Makarius, 1971, p. IX.
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Conclusion
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Paul Lacombe ne se lasse pas de rappeler ses « maîtres » : ce sont Stuart
Mill, Spencer, Comte, Taine, Michelet, Fustel de Coulanges. Et l’hommage qu’il a l’habitude de leur rendre consiste en un examen critique
de leurs propositions dont il cherche à montrer les limites de façon
systématique. Cela le rend particulièrement difficile à classer puisqu’il
n’adhère entièrement à aucun des grands courants de son temps. Les
catégories habituelles de l’historiographie ne permettent pas de le cerner.
Cela n’avait pas échappé à Madeleine Rebérioux qui s’était résignée à le
qualifier d’« historien affranchi11 ».
Lacombe est-il évolutionniste ? Sans doute mais avec pondération, et
de façon non uniforme. Il admet à la rigueur une « évolution en spirale »
sur le modèle de Vico qu’il a lu12 ; et l’idée d’un progrès général ne lui est
pas étrangère13 (il a retenu de Comte et de Renan l’idée que la Raison
donne le sens de l’histoire) à condition d’y admettre la possibilité de
retours en arrière et d’en reconnaître le caractère hypothétique pour la
raison simple, mais ignorée d’une grande partie des évolutionnistes, que
le point de départ nous échappe à jamais : « Évidemment […], écrit-il
avec la lucidité que n’ont pas eue un Bachofen ou même un Morgan,
nous n’avons pas […] (par nos sauvages actuels) l’expérience de l’homme
primitif14. » C’était ruiner l’idée, répandue, des « survivances ». Mais,
en dépit de cette réserve, capitale cependant, Lacombe partage avec les
anthropologues de son temps cette idée « qu’en ce temps [le nôtre], il y a
des hommes de tous les temps15 ».
Il reste que son évolutionnisme mesuré lui fait prendre en horreur
toutes les hypothèses menant à un déterminisme naturel. De ce fait, il
s’oppose fermement à toute forme de darwinisme social, qui essentialise
et surdétermine les races, tel qu’il l’observe chez un Xenopol par exemple
dont il dénonce clairement le raisonnement circulaire16. Selon l’historien
roumain, le moteur de l’évolution c’est « la force évolutionniste », ce qui
est bien évidemment tautologique17.
Mais l’historiographie, quand elle s’est souvenue de lui, a surtout pris
l’habitude de classer Paul Lacombe dans les « scientistes » qui rêvent de
lois et de prédictions18. Sans doute Lacombe a-t-il cherché à dégager des
lois – mais l’on verra la place qu’il a réservée au hasard –, mais son souci
des « prédictions » doit être nuancé ; celui-ci ne s’appuie en réalité que
sur l’existence d’un chapitre intitulé « La prévision » dans De l’histoire
considérée comme science19. En outre, écrites en 1894, ces pages prennent
aujourd’hui une autre dimension : le surgissement inévitable de chefs
charismatiques et des dangers inédits auxquels ils vont mener y est
exprimé avec une logique qui laisse songeur.
On en parle également comme d’un « positiviste », toujours en prenant
acte du fait de ses « prévisions » qui est effectivement un geste classique
de l’historien du XIXe siècle20. Mais il ne l’est pas de stricte obédience, à la
manière des historiens dits « méthodistes » et de ceux qui croient en l’objectivité des faits bruts que délivreraient les documents (comme Renan ou
Fustel), même s’il retient que l’humanité tend à progresser vers la Raison
ce qui est un positivisme de conviction plus que de méthode, de principe
plus que d’application.
Enfin, il a compté parmi les « matérialistes » et ce très tôt de son vivant,
à vrai dire dès la fin des années 1860 quand il participe avec André Lefèvre,
Louis Asseline et d’autres à La Libre-Pensée21. Lacombe a eu conscience
de cette étiquette et de l’impact qu’elle a pu avoir sur la réception de ses
travaux et l’interprétation de sa pensée. Il notait dans son Journal avec
une pointe de regret : « L’histoire comme science m’a fait classer parmi
les historiens matérialistes22. » Probablement a-t-il un attachement aux
techniques, à l’économie, aux conditions matérielles de subsistance ;
11. M. Rebérioux, 1983, p. 224.
12. P. Lacombe, 1901b, p. 163.
13. P. Lacombe, 1894, chap. XV et XVI.
14. P. Lacombe, 1912b, p. 375.
15. P. Lacombe, 1894, p. 279.
16. Cf. la contribution d’A. Burguière ici même.
17. P. Lacombe, 1901a.
18. J. Revel, 2007, p. 113.
19. P. Lacombe, 1894, p. 369-409.
20. A. Burguière, 2006, p. 50-51.
21. Lire ici la contribution de D. Foucault.
22. Cité dans H. Berr, 1923, p. 62.
En marge des héritages
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
mais, surtout, il refuse le fait que les idées pures, et en particulier les
croyances religieuses, puissent être le moteur initial de l’Histoire. De
fait, il rejette toutes les théories d’une origine et d’un fondement religieux
des institutions sociales – comme chez Fustel ou Saintyves ; ce dernier
le lui a d’ailleurs reproché23, signe que Lacombe était lu hors du cercle
des historiens – et, à plus forte raison, de la société en général comme
chez Durkheim. Ce faisant, il se met en marge des grandes théories
dominantes qui, en retour, ont aplati Lacombe dans un matérialisme
forcené. Sa proximité avec le groupe dit du « matérialisme scientifique24 »
– Charles Letourneau, André Lefèvre respectivement détruits par des
textes assassins de Durkheim et de Mauss25 – a sans doute contribué à
l’asseoir dans ce positionnement scientifique. De fait, il est engagé, on l’a
noté, dans La Libre-Pensée, puis La Pensée Nouvelle, revues matérialistes affichées ; il publie La Famille dans la société romaine (1889) dans la
collection de la « Bibliothèque anthropologique » ouvertement matérialiste26. Mais pour Paul Lacombe, dès 1867, le matérialiste est simplement
un « homme qui ne croit pas à l’existence de l’âme en tant que réalité
indépendante du corps27 ». Il s’agit donc d’un matérialisme plus fin qu’il
n’y paraît a priori : « L’homme n’a jamais été un utilitaire pur », écrit-il
dans De l’histoire considérée comme science28. Il projetait d’ailleurs, dans
la nouvelle préface qu’il envisageait pour ce livre, une mise au point sur
le rôle de « la technique et le prétendu matérialisme29 ». Probablement
voulait-il y développer l’idée, avancée déjà dans la correspondance qu’il
entretenait avec Henri Berr, qu’il faut, en histoire comme en sociologie,
partir de « l’individu en toute corporéité30 ». Est-on si éloigné de la « chair
humaine » dont Marc Bloch31 voulait qu’elle soit l’objet principal du désir
historien ? « Ne rougissons pas de n’être pas des dieux », lance encore
Paul Lacombe en août 1914, résumant, à notre sens, l’exact contour de
son « matérialisme », écho lointain à l’intérêt développé après les années
1970 en sciences humaines pour les propriétés sensibles de la vie sociale,
pour le corps et les sensations.
Paul Lacombe est donc un homme qui ne se laisse pas facilement
enfermer dans les « -ismes » habituellement utilisés par les historiens,
les traversant tous et ne correspondant totalement à aucun. C’est que,
à y regarder de près, des catégories puisées à l’histoire de la sociologie,
ou mieux, à celle de l’anthropologie, conviendraient peut-être davantage
pour cerner le personnage. Par exemple, un Lacombe fonctionnaliste
traduirait de manière assez fidèle le projet lacombien de détermination
des « besoins élémentaires » de l’homme auxquels celui-ci répond selon
« l’urgence » mais également selon son milieu (naturel et social), ses
compétences culturelles et, en dernier ressort, personnelles. Sa théorie
des besoins est assez proche de celle formulée trente ans plus tard par
Bronislaw Malinowski tout en étant, sur certains aspects, plus souple
que celle de l’auteur d’Une théorie scientifique de la culture. Néanmoins,
il existe une proximité tant de méthode que d’ambition scientifique
entre les deux personnages. Finalement, à lire Lacombe, le mot-clé qui
charpente son œuvre est bien davantage celui de « fonction » que celui
d’« évolution32 ».
Plus qu’insaisissable, Paul Lacombe était également un homme à
contre-courant. Il s’éloignait de Fustel de Coulanges, un de ses maîtres,
quand ce dernier représentait pour la génération des historiens des années
1880-1890 ce qui se faisait de mieux et de plus scientifique en matière
d’histoire. Pire, il revenait, de façon plus ou moins explicite, à Michelet ;
non avec la nostalgie du romantisme ou d’une forme littéraire de narration historique, mais parce qu’il voyait dans son discours de l’histoire
cette recherche incessante du principe d’identité entre les hommes, entre
les institutions, entre les moments historiques, cette constante attention
aux « similitudes » que Lacombe hissait au niveau du premier devoir de
23. G. Le Bras, 1977, p. 8.
24. Sur le matérialisme scientifique, cf. la mise au point dans P. Desmet, 1994, p. 181-222.
25. L. Muchielli, 2004, p. 173.
26. P. Desmet, 1994, p. 190.
27. Cité dans ibid., p. 198.
28. P. Lacombe, 1894, p. 179.
29. H. Berr, 1923, p. 56.
30. Lettre du 30 janvier 1915 (IMEC, fonds H. Berr). Toutes les lettres citées ci-après proviennent de
ce fonds.
31. M. Bloch, 1974, p. 4.
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32. À notre connaissance, seul L. Mucchielli (1995b, p. 73) a relevé, comme en passant toutefois, le
fonctionnalisme de Lacombe.
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Conclusion
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l’historien et que Michelet, ainsi que Roland Barthes l’a bien montré33,
a pratiqué le premier et de façon plus intransigeante que personne, anticipant ainsi sur la transition, lente, qui s’effectue au début de XXe siècle
et aboutit réellement dans les années 1950-1960, entre le souci du Fait
et la volonté du Sens. Paul Lacombe, tout en gardant quelque chose de
cet esprit, sera plus attentif aux identités intermédiaires (c’est ce qu’il
appelle « l’homme historique » ou « temporaire ») ne cherchant pas nécessairement à identifier en chaque geste ou chaque parole, comme le faisait
Michelet, le « Peuple ».
C’est pourquoi Paul Lacombe a semblé à contre-courant de la modernité scientifique de son temps, y compris celle dans laquelle il s’était le plus
engagé, l’histoire-science. Il a ainsi préfiguré plusieurs des points-cadres
de ce qui constituera une partie du programme des Annales : l’attention
portée à « l’économique » comme il le disait lui-même, et, de manière plus
originale encore, son souci des mentalités que ce mot ne servait pas encore
à exprimer et dont l’absence lexicale a fait oublier à notre historiographie
étrangement nominaliste que l’idée pouvait le précéder34. Or, n’est-ce pas
approcher les « mentalités » que vouloir « saisir le sentiment intérieur de
l’homme d’un temps35 » ? Il est parmi les premiers, avec Renan, Taine et
Ribot ainsi que le note Henri Berr dans la version publiée de sa thèse
à vouloir mettre en place une véritable « psychologie historique36 ». Il
faut déterminer « les procédés universels de l’esprit humain37 » comme
le dit exactement notre Lacombe – en qui l’on pourrait se plaire à lire
des textes postérieurs de Claude Lévi-Strauss – et comprendre comment,
de ce fonds commun dont il cherchera, dans les dernières années de sa
vie, à déterminer la « constitution38 », se réalisent des individualités distinctes qui ne sont finalement, chacune, qu’« une réfraction particulière
des rayons tombant communément sur tous les alentours39 ». Pourtant,
au moment où ce programme commençait à prendre une consistance
certaine dans les années 1910 avec la reconnaissance croissante d’une
histoire économique et sociale, même si celle-ci pouvait encore avoir un
caractère « historisant » comme le rappelle Robert Descimon40, et le développement de la psychologie sociale (Henri Wallon), Lacombe semble
opérer un retour à une histoire individuelle et événementielle, ce qui a
contribué à l’éloigner encore de la fondation d’une autre histoire telle que
l’ont voulue Lucien Febvre et Marc Bloch.
C’est ainsi que Paul Lacombe a souffert, non seulement de ceux
qui l’ignoraient et l’ignorent encore, mais également de ceux qui l’ont
reconnu pour un grand historien et dont on a, souvent, mal interprété
les propos. Charles-Victor Langlois aimait à dire qu’il voyait en lui « un
esprit lucide et vigoureux41 » ce qui a pu valoir à Lacombe d’être rangé
parmi les tenants de l’histoire « ancien style » avec lesquels il partageait le
fait d’être de la même génération, renforçant sans doute ainsi, et malgré
lui, l’idée d’une adhérence à un esprit qu’il n’avait pas. Surtout, l’on
oublie trop souvent que le fameux article de François Simiand « Méthode
historique et sciences sociales » (1903) qui dénonce les trois « idoles » des
historiens (politique, individuelle, chronologique) a pour soubassement
deux pré-textes, au sens exact du terme, à savoir deux textes qui fournissent les ressorts de son argumentation. Le premier, qui est le plus
abondamment cité parce qu’il nourrit la critique de Simiand, est celui
de Charles Seignobos, La méthode historique appliquée aux sciences
sociales (1901) ; le second, qui doit illustrer l’autre (et la bonne) façon de
faire de l’histoire, s’intitule… De l’histoire considérée comme science !
Or, consistant davantage en une critique vigoureuse de Seignobos qu’en
une défense et illustration de Lacombe, tout porte à croire que, progressivement, le nom de Lacombe a été associé à celui de Seignobos – comme il
l’était dans le sous-titre de l’article – en un même objet de rejet de la part
d’une histoire en quête de renouvellement par les sciences sociales. Bien
33. R. Barthes, 2002 [1951], p. 111-112.
34. Par ailleurs, le terme est chez Émile Durkheim (1898c, p. 300) avec une signification différente
cependant, en concurrence avec celui de « spiritualité » (p. 301-302) dont le contenu nous semble
rejoindre le « mentalité » des années 1960-1970.
35. P. Lacombe, 1894, p. 277.
36. H. Berr, 1898, p. 422-423.
37. P. Lacombe, 1900b, p. 48.
38. Cité dans H. Berr, 1923, p. 56.
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39. P. Lacombe, 1901b, p. 162.
40. R. Descimon, 2002, p. 1634.
41. C.-V. Langlois, 1902, p. 239.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
peu, aujourd’hui encore42, rappellent ce que Simiand doit à Lacombe.
Seuls véritablement les plus grands esprits du temps (Febvre, Bloch,
Braudel plus tard) ont aperçu la modernité de Lacombe, ne permettant
cependant pas que se réalise la prophétie de Lucien Febvre qui, en 1922
dans le Bulletin de la Société des professeurs d’histoire et de géographie,
rappelait l’importance de « ce vigoureux Paul Lacombe, dont le livre de
1894, De l’histoire considérée comme science, marque et marquera de plus
en plus une date dans l’historiographie contemporaine43 ».
Lacombe se pense à la croisée de ces chemins, se nourrissant également
des philosophes (Boutroux, Renouvier, Bergson) et des économistes.
L’on est ici tout à fait dans l’esprit de la « synthèse historique » chère à
Henri Berr, ce qui, en partie, ajoute encore aux difficultés qu’ont eues les
historiens à reconnaître la hauteur de son travail.
Il rencontra des rejets ou des oublis similaires, sans doute même plus
graves, du côté des sociologues pour une double raison : il se considérait
fondamentalement comme un historien d’une part ; d’autre part, il a
puisé, au sein de la sociologie française naissante, ses outils dans le camp
des « vaincus », celui de Gabriel Tarde et de Célestin Bouglé contre celui
de Durkheim à son goût trop fustélien et, surtout, trop holiste. Son souci
des similitudes rejoint en effet les travaux sur les phénomènes d’imitation
de Tarde. Il participe d’ailleurs à la fondation d’une éphémère Revue de
psychologie sociale avec plusieurs disciples de Gabriel Tarde en l’honneur
du maître47. Quant à Célestin Bouglé, il voit en Lacombe un véritable
« historien-sociologue » qui représenterait une histoire différente48, une
histoire qui prend réellement à bras-le-corps la question décisive du
hasard et de la nécessité comme le souhaitait celui que Tarde plaçait
loin devant Auguste Comte dans le panthéon de la sociologie, à savoir
Augustin Cournot.
Cette orientation de Lacombe vers Gabriel Tarde et Célestin Bouglé
s’explique sans doute par la faible place accordée aux ressorts de la volonté
en général et à ceux de l’action individuelle en particulier par Durkheim.
Il ne goûte pas, sur ce point, le primitivisme du père de la sociologie française tel qu’il le lit dans les articles que celui-ci a consacré aux rapports
entre totémisme et exogamie49. D’ailleurs, Paul Lacombe fait, au sujet de
la prétendue croyance des Aborigènes australiens en leur filiation directe
avec un totem, une remarque décisive : « J’ai peine à admettre, écrit-il en
1911, qu’un homme, si primitif soit-il, ait pu croire avoir été fait par un
objet inanimé tel qu’une pierre ou un morceau de bois50. » Vu l’évolution
qu’a connue l’analyse de Durkheim concernant le totémisme entre ses
■
À la croisée des disciplines
Il est tout à fait exact de dire, comme le fait Robert Leroux, que Lacombe
« refuse de se laisser classer dans les limites exactes des spécialisations44 ».
Sa polygraphie l’a empêché d’être récupéré pleinement, si l’on peut dire,
par l’un ou l’autre des champs disciplinaires de son temps ce qui a probablement nui à son souvenir, outre l’image ambiguë qu’en a laissée Henri
Berr dans sa notice nécrologique. De plus, le processus d’institutionnalisation des disciplines au sein des sciences humaines et sociales à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle rendait le moment peu enclin à apprécier
les « baroudeurs transfrontaliers » tels que Paul Lacombe. Il reste que le
compartimentage disciplinaire ne laissait pas de l’ennuyer. Il y voyait,
comme d’autres avant lui (un Claude Bernard par exemple), un effet d’une
paresse d’esprit : « Ne soyons pas dupes des compartiments que nous
forgeons nous-mêmes pour la commodité de nos spéculations45 ». Cette
dynamique interdisciplinaire, résolument moderne, n’est pas seulement
le fait d’une extrême curiosité. C’est un point de méthode auquel il tient
et qu’il revendique : « Je suis allé constamment de l’histoire à la psychologie et de celle-ci à l’histoire46 ». Il projetait d’ailleurs de renommer son
grand œuvre L’histoire sociologique. Histoire, sociologie, psychologie :
42. À quelques exceptions près comme Robert Leroux (1998), Enrico Castelli Gattinara (1998), Jacques
Revel (2007) notamment. Pourtant, Madeleine Rebérioux (1983, p. 219) avait clairement exprimé le fait
que le débat de 1903 qu’inaugurait l’article de Simiand trouvait son origine dans le texte de Lacombe.
43. Cité dans S. Citron, 1977, p. 714.
44. R. Leroux, 1998, p. 66.
45. P. Lacombe, 1900b, p. 48.
46. P. Lacombe, 1906a, p. 338.
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47. I. Lubek, 1981, p. 384.
48. C. Bouglé, 1935, p. 54.
49. E. Durkheim, 1898b, 1902, 1905.
50. P. Lacombe, 1911c, p. 8.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
premiers articles et Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il
n’est pas déraisonnable de penser que la critique de Lacombe, directement
ou indirectement, a touché son but. Et, outre cette discussion, Lacombe
reconnaît, dans une lettre adressée à Berr, les difficultés plus générales
qu’il a avec la pensée durkheimienne : « [Durkheim est] un esprit retors
et capricieux qu’il est pénible de démêler », avoue-t-il51.
Mais, même au moment où, contre Durkheim, on le voudrait historien
et l’admettre enfin définitivement comme tel, Paul Lacombe fait un pas
de plus du côté de la sociologie. Dans un débat qui, en 1908, a réuni et
opposé Seignobos et Durkheim sur la question de la capacité explicative
de leurs disciplines respectives, Lacombe, qui intervient comme acteur
secondaire aux côtés de Marc Bloch, Célestin Bouglé et André Lalande
qui participent également à la discussion, se place résolument du côté du
sociologue52.
De plus, ce Lacombe transdisciplinaire rejoint un Lacombe encyclopédiste, ce qui, probablement, a également contribué à l’effacer des
fondations nouvelles des champs disciplinaires tant cette attitude pouvait
paraître passéiste si ce n’est ringarde, et en tout cas de parti pris : le néoencyclopédisme fin de siècle est le fait de libre-penseurs, d’anti-cléricaux,
et de matérialistes voltairiens. Il est vrai que Lacombe avait incontestablement le souci méthodologique du comparatisme, ce que l’on pouvait
interpréter comme une tentative d’épuisement d’un objet historique ou
sociologique, à la façon des Lumières et de la tradition de « l’Encyclopédie vivante53 », ou pire, pour l’époque, comme un reste de discours
sur l’histoire universelle, alors qu’il ne s’agissait que de faire surgir – et
essentiellement de vérifier – des « similitudes » supposées entre des états
historiques et/ou culturels. Mais la valeur et l’intérêt scientifique de ce
comparatisme mesuré pour l’histoire ne feront l’objet d’une reconnaissance par la nouvelle communauté historienne que de façon tardive54. De
même, la proximité entretenue avec un projet d’Encyclopédie générale
(1869-1871) qui succède à la publication de La Pensée Nouvelle55, projet
développé par les ardents défenseurs du matérialisme scientifique tels
Louis Asseline et André Lefèvre, en compagnie de Letourneau et de
Mortillet n’est certainement pas étrangère à sa disqualification.
Ainsi, tout portait à croire qu’un homme juché d’une manière si
systématique sur les frontières des champs disciplinaires, des méthodes
d’investigations, des courants de pensée, des domaines de l’expérience,
allait trouver une place méritée non dans les espaces prévus de la production scientifique et encore moins selon les contraintes de son époque,
mais dans les creux dévoilés par la « crise des fondements » qui, touchant
les sciences naturelles au début du XXe siècle, atteint très rapidement les
sciences humaines et sociales. Cette crise, qui a pour prophètes dans nos
champs d’études Augustin Cournot et Émile Boutroux selon Jacques
Revel56 , remet en question l’objectivité, la réalité, le partage de l’hypothèse
et du fait, tous les fondements des sciences faites « en style de positivité »
comme le dit Michel Foucault. Or, selon Jacques Revel, les historiens et
les sociologues, y compris les plus hardis comme François Simiand, ne
prennent pas la mesure de cette crise, voire l’ignorent superbement. C’est
que la question de la contingence, la place de l’interprétation ne trouvent
dans « l’esprit de système » comme le qualifie Lacombe – qu’il s’agisse
de celui de Taine ou de Durkheim – aucun espace où se déployer. Or,
Lacombe, qui a lu Boutroux, qui est, selon Bouglé, le continuateur de
Cournot, s’est toujours préoccupé des parts respectives du hasard et de la
nécessité, refusant de céder au « scientisme » radical qui ne lui aurait fait
apercevoir que des déterminations. L’histoire était pour lui quelque chose
de « trop complexe » pour se laisser totalement saisir par des lois57. Et c’est
sans doute, en fin de compte, parce que les historiens et les sociologues
n’ont pas cerné la « crise des fondements », les « inquiétudes de la raison »
comme les nomme très bien Enrico Castelli Gattinara58, qu’ils ont ignoré
la portée véritable de l’œuvre inquiète de Paul Lacombe.
51. Lettre du 22 novembre 1912.
52. Une retranscription de ce débat a paru dans l’édition des œuvres de Durkheim par Victor Karady :
E. Durkheim, 1975 [1908]. Pour les interventions de Lacombe, cf. p. 208, 210, 213, 214, 215.
53. J.-L. Chappey, 2002.
54. À part l’article-combat de Simiand (1903), il faudra attendre les années 1920 et les textes d’Henri
Pirenne (1923), Henri Sée (1923) et, surtout, Marc Bloch (1928).
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55. P. Desmet, 1994, p. 182-183.
56. J. Revel, 2007, p. 116.
57. P. Lacombe, 1894, p. 368.
58. E. Castelli Gattinara, 1998.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
Son anticonformisme, les flottements de ses positionnements théoriques, sa polygraphie disciplinaire qui fait osciller son œuvre entre histoire, anthropologie et sociologie, philosophie et psychologie, pourraient
largement rendre compte de l’exclusion de Paul Lacombe des mémoires
savantes. Mais son cas s’aggrave encore, à considérer l’abondante production militante et littéraire dans laquelle il s’est par ailleurs engagé. Il en
ressort une œuvre touffue, relevant de différents genres et procédant de
plus d’une posture d’écrivant. Ajoutons à cela la variété des objets que
Lacombe se donne (le Te igitur, le mariage, la propriété, l’éducation, la
guerre, le sac de Béziers, les théories de l’histoire, etc.) et l’on prendra
la pleine mesure de la dispersion lacombienne. Certes, il est toujours
possible, derrière les apparences d’hétéroclisme et d’incohérence d’une
œuvre de polygraphe, de surprendre l’unité derrière la multiplicité.
S’agissant de Lacombe, les défrichements en cours pourraient permettre
des rapprochements et la mobilisation d’hypothèses forgées ailleurs59,
telle la foi en la science, justifiant la quête de la vérité et son exercice en
manière d’apostolat60. Mais il nous importe moins ici de chercher à saisir
et à décrypter le sens de l’œuvre de Lacombe que de mesurer les incidences d’une diversité a priori incompressible. Cette irréductibilité présumée contrarie, sinon empêche, le processus de réception : inclassables,
Lacombe et son œuvre débordent des cadres qui se mettent alors en
place. L’œuvre d’abord : dans son foisonnement et son déploiement apparemment incontrôlés, elle contrevient au mouvement toujours plus grand
d’autonomisation des sphères d’écritures (celles du publiciste, de l’écrivain, du savant, etc.) et, au sein du champ scientifique, à la dynamique de
scission qui, à force de constructions théoriques, d’élaborations méthodologiques et de tâtonnements empiriques, aboutit à la spécialisation des
savoirs, à la définition des territoires et au tracé des frontières disciplinaires. L’homme ensuite : autant que ses productions, Lacombe échappe
à tout effort d’identification et d’étiquetage. Intellectuellement apatride,
il l’est aussi socialement. Il doit cette illisibilité à son statut de savant « de
vocation », et non « de métier », pour reprendre la distinction que fait
Henri Berr (cf. infra). À l’heure où s’institutionnalisent les disciplines
avec des organismes bien à elles (sociétés, congrès, revues, éditions), et où
les savants se professionnalisent, se taillant une place, identifiée comme
telle, dans le champ social, concrétisée par des positions, des chaires universitaires, des postes, Lacombe fait carrière ailleurs, autrement. Certes
il contribue activement à la Revue de synthèse historique, mais il n’est pas
un savant professionnel : journaliste, exploitant agricole, sous-préfet de
Figeac, secrétaire général du Loiret, inspecteur des bibliothèques et des
archives, il se situe dans une certaine marginalité, au regard du monde
savant. Pour formuler les choses autrement, disons, en empruntant aux
Lieux de savoir les belles métaphores de Christian Jacob, qu’il n’appartient pleinement ni au « cercle », ni à la « lignée61 ». Pas tout à fait un pair, il
n’est pas non plus exactement un maître pour quelque disciple que ce soit
et ce défaut d’inscription dans une généalogie savante est, on le devine,
on ne peut plus préjudiciable à l’entretien d’une mémoire62.
Qu’en est-il exactement de cette mémoire ? Elle commence avec la
longue notice qu’Henri Berr consacre à Lacombe et qu’il fait paraître
en 1920 dans sa Revue de synthèse historique63, texte qu’il reprend
ensuite dans L’histoire traditionnelle et la synthèse historique, publié
en 193564. Cette reprise s’assortit d’ajouts, en particulier dans la partie
plus proprement biographique. Berr l’augmente de six bonnes pages
à propos de la période qui va de 1865 (correspondant au mariage de
Lacombe) à l’avènement de la troisième République, et d’autant au sujet
de ses premières publications (dont La Famille dans la société romaine).
Ces quelques suppléments n’ajoutent pas tant au texte que le voisinage
qu’on lui ménage. Le chapitre concernant Lacombe représente une bonne
moitié de l’ouvrage et succède à trois autres chapitres, pour former avec
61. C. Jacob, 2007.
62. F. Waquet, 2008.
63. H. Berr, 1920.
64. Ibid., 1935.
59. Cf. ici S.Sagnes.
60. M. A. Kaeser, 2003.
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La notice biographique : passeport pour l’oubli
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
eux un ensemble relativement hétérogène : le premier est une notice
biographique portant sur Philippe Tamizey de Larroque ; les deux autres
portent sur la manière dont Henri Berr conçoit l’histoire scientifique en
comparaison, sinon en contradiction, avec les théories développées par
deux de ses contemporains, Louis Halphen et Alexandre Xenopol. « Il y
a peut-être dans ces pages quelque chose d’un peu déconcertant65 », écrit
Berr, bien conscient de proposer là un curieux copier/coller. Il ramène
l’ensemble à un projet de « psychologie d’historiens »66 , dont l’ambition
est de « montrer les formes du travail historique67 », et l’ordonne selon
une gradation dont il s’explique en introduction. L’on progresse au fil de
l’ouvrage du pré-scientifique au plus scientifique, de la polygraphie à la
monographie, du culte du détail et de l’inédit au souci de généralisation,
de l’érudition à « la synthèse plénière68 », de Philippe Tamizey de Laroque
jusqu’à Lacombe. L’on voudrait ici montrer comment ce texte, censé
établir et lancer le souvenir de Lacombe, en fin de compte l’empêche et
l’oriente unilatéralement.
importe quoi] non seulement nivelle, en quelque sorte, les degrés divers
de généralisation, mais confond des causes de natures diverses » ; « sa
psychologie est massive ; elle n’est pas suffisamment analytique. Elle ne
distingue pas71 ». L’on s’en tiendra aux deux pages inaugurales du chapitre ;
les suivantes sont à l’avenant. « Les œuvres diverses72 », qui forment la troisième partie, renvoient aux différents engagements de Lacombe. Dans ces
pages, se déploie un autre Lacombe que le théoricien en sciences humaines,
à savoir le militant, défenseur de causes diverses et variées. Si Berr use
d’un ton moins réprobateur à l’égard de la pensée de Lacombe, il n’en
souligne pas moins, implicitement, l’hétéroclisme de l’œuvre, et du point
de vue des objets, et du point de vue des postures. Les pages qui ferment le
chapitre et l’ouvrage, sous l’intitulé « Les dernières années. L’évolution du
théoricien de l’histoire. L’essor du penseur73 », s’attardent sur les dernières
années de Paul Lacombe, après le décès de son épouse en 1904. Berr les
décrit à l’appui de la correspondance soutenue qu’il a entretenue pendant
toute cette période avec Lacombe et que l’on devine bien plus fournie que
le maigre lot de photocopies fournies à Nicolas Adell et à Danielle Rives
par l’IMEC. Multipliant les citations tirées des lettres de Lacombe, Henri
Berr nous fait entrer dans l’intimité du savant-militant sur ses vieux jours
et nous raconte son quotidien parisien aux premières années de la Synthèse
historique, puis sa vie, au rythme des saisons, dans sa « chartreuse » de
Saint-Fort, avant de nous emmener, au fil de plus en plus ténu de sa santé
et des « crises de fatigue » successives. Vivantes, sensibles, ces pages « attachent » le lecteur, comme pour mieux le « détacher » au final, tandis qu’elles
lui font pénétrer les profondeurs d’une pensée toujours active et féconde,
excessivement active et féconde, s’il l’on veut bien aller au bout de la pensée
de Berr. Ainsi, à nouveau, voit-on, sous la plume de Berr, poindre les
reproches, pour les « retour74 » et « revirement75 » de Lacombe tout d’abord.
Lacombe serait revenu sur ce qui a fait la force et l’originalité de son apport
d’historien à la réflexion théorique : « Il se reproche de n’avoir pas fait la
Premier mouvement donc, l’arraisonnement. Y procède le gros chapitre IV consacré à Lacombe qui se divise lui-même en quatre parties. La
première déroule la biographie et commente l’œuvre, de manière relativement neutre. La deuxième, intitulée « Discussion des idées théoriques.
Les tendances positivistes69 », surprend bien davantage. Berr y expose
différents positionnements théoriques de Lacombe qu’il accompagne de
commentaires dont on retiendra, non le détail qu’il ne nous appartient
pas d’évaluer, mais le ton récurremment critique : « Cette notion […] est,
chez lui, beaucoup trop lâche et indéterminée » ; « il a abusé […] du mot
[peu importe lequel] » ; « il en vient à ne pas faire de différence entre70 » ;
« bien qu’il fût dans la bonne voie, il n’a su débrouiller d’une manière
satisfaisante la complexité des éléments dont est tissée l’histoire. Son [peu
65. H. Berr, 1935, p. VIII.
66. Ibid.
67. Ibid.
68. Ibid., p. VII.
69. Ibid., p. 84.
70. Ibid.
71. H. Berr, 1935, p. 85.
72. Ibid., p. 105.
73. Ibid., p. 119.
74. Ibid., p. 127.
75. Ibid., p. 128.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
part assez large à l’histoire artistique, ou événementielle, ou “historisante“
[…]. Il en est venu à penser que Xenopol et Bernheim n’avaient pas tout
à fait tort de réclamer pour leur histoire le titre de science76. » Et Berr
d’accuser davantage encore le trait. Comme il peut faire marche arrière,
Lacombe peut tout aussi bien faire marche avant, balançant d’un extrême
à l’autre, d’un parti pris théorique à l’autre : « Peu à peu l’événement va
reperdre à ses yeux tout prestige […]. Bientôt […] il concevra l’inutilité
de l’histoire des événements. […] La préoccupation de synthèse […] se
réveillera chez lui pleinement77. » Outre un Lacombe versatile, Henri
Berr nous laisse entrevoir un Lacombe se laissant facilement séduire par
les futilités, et par exemple, succomber à un mot (comme « valeur78 »), ou
un concept (« l’appétence de l’homme79 ») à la mode. Enfin, Henri Berr
nous donne à découvrir un Lacombe qui « élargit son horizon80 » toujours
davantage. La théorie des besoins, la mémoire, les rapports entre matière
et pensée s’ajoutent à ses centres d’intérêt déjà multiples, l’entraînant sur
la pente glissante de la philosophie, et dans un même mouvement, aux
antipodes de la spécialisation qui fait la modernité de la science.
Au final, force est de constater que le portrait brossé est loin de ressortir à l’apologie. Il se situe dans un entre-deux, répondant à la fois aux
exigences du genre et s’y soustrayant. Il obéit en effet aux ambitions dont
relève habituellement la biographie savante (révéler une figure en passe
d’être oubliée, lui rendre justice, la panthéoniser), mais il s’y soumet
partiellement et comme pour la forme, s’avérant tout compte fait plus
porté à enfreindre qu’à suivre ces principes non écrits. Et si, comme dans
toute biographie savante qui se respecte, l’on peut repérer une certaine
propension à l’identification chez le biographe, propension qui apparente
l’exercice biographique à une autobiographie par procuration, cette propension n’est qu’à moitié opérante dans celle que Berr consacre à son ami
Lacombe. Le texte n’en est pas moins, totalement, une autobiographie
déguisée. L’ouvrage fonctionne comme un négatif qui donne à imaginer,
en positif, cet historien abouti qu’est Berr lui-même, un Berr qui, en
filigrane, forme le cinquième chapitre, rédigé à l’encre sympathique, de
ce livre. À l’issue de cette lecture, si la postérité doit retenir le nom d’un
historien, il s’agit bien de celui de Berr, seule véritable incarnation de
l’histoire-science. Non celui de Lacombe.
76. H. Berr, 1935, p. 126-127.
77. Ibid., p. 128-129.
78. Ibid., p. 130.
79. Ibid., p. 132.
80. Ibid.
81. Sur ce point, voir les éléments bibliographiques que donnent N. Adell et A. Fine dans l’introduction
de l’ouvrage.
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Arraisonné comme pour laisser plus de latitude au déploiement de
la mémoire de Berr, le souvenir de Lacombe, instrumentalisé, s’avère
également dirigé. L’on doit, pour bien prendre la mesure de cet infléchissement, revenir aux conditions, aux préoccupations, aux enjeux qui
président à la publication de la notice augmentée que Berr consacre à
Lacombe. Si ce texte peut être appréhendé pour lui-même, il peut et doit
l’être aussi, dans l’esprit de son auteur, comme le quatrième et dernier
moment de l’argumentation qui forme L’histoire traditionnelle et la
synthèse historique. Or, de ce point de vue, c’est avant tout en vertu de
De l’histoire considérée comme science que Lacombe a droit de cité dans
l’ouvrage. Il participe, post-mortem, du plaidoyer de Berr en faveur de la
synthèse en histoire. Sans doute Lacombe aurait-il autorisé cette invocation. Ce faisant, en mettant plus particulièrement l’accent sur cet aspect
de son œuvre, en juxtaposant son nom à ceux des Tamizey de Larroque,
Halphen et Xenopol, Berr d’une certaine manière « spécialise » Lacombe,
malgré lui, l’enfermant dans une discipline, l’histoire, le cantonnant
à une posture, celle du savant. Tout le reste, c’est-à-dire les travaux
anthropologiques, les combats du militant, les réflexions du pédagogue,
les œuvres littéraires, se voit implicitement relégué au second plan, une
fois rapporté à l’économie générale de l’ouvrage de Berr. Ainsi s’opère
la mutilation du polygraphe, insidieusement converti en « monographe ».
Les ouvrages et articles qui, depuis la notice de 1935, citent Lacombe81,
entérinent et aggravent toujours davantage la spécialisation opérée par
Berr. Tous occupés d’historiographie et d’épistémologie, ces textes perpétuent l’endiguement du souvenir, et son corollaire, l’enlisement de la
majeure partie de la mémoire de Lacombe.
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Conclusion
Les archivistes seraient-ils les plus mal archivés ?
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
À vouloir passer à la postérité, sans doute n’est-on jamais mieux servi
que par soi-même. Berr s’y emploie d’une manière que l’on peut a priori
juger retorse, mais qui ne lui est pas propre. L’on en trouve l’écho sur le
terrain des sociétés savantes bordelaises82. Là, les enquêtes menées sur les
écritures biographiques et autobiographiques nous apprennent d’abord
que peu d’occasions sont données à chacun d’écrire à la première personne du singulier au cours de sa vie savante. Le « remerciement » que le
nouvel académicien prononce, après l’éloge de son prédécesseur, le jour
de sa réception à l’Académie est l’un des rares exercices qui impose le
« je ». Significativement, au long des textes produits dans ce cadre rituel,
le savant semble se fuir pour aborder d’autres sujets que lui, comme son
métier ou ses sujets d’études. L’on peut reconnaître dans cette esquive les
résistances de tous ordres, sociales, ethico-psychologiques que rencontre
le projet biographique et qu’identifie Philippe Lejeune83. En clair-obscur,
le « je » n’a pas à proprement parler de légitimité dans l’écriture de l’érudit,
la bonne écriture sur soi ne pouvant de toute évidence être commise que
par autrui. En d’autres termes, l’identité savante ne se construit bien que
dans le regard de l’autre. Non par autopromotion.
Cette règle implicite admet néanmoins une échappatoire. Cette
voie est celle qu’ouvre, pour le savant, la transmission de ses archives.
L’affirmation pourra sembler bien audacieuse et catégorique aux habitués
de la série J, où sont réunis la plupart des fonds de ce type. Les lecteurs
des archives privées savent bien que l’on n’est pas toujours renseigné
sur l’identité du dépositaire, qui peut être l’érudit lui-même, l’un de ses
héritiers ou encore un autre érudit entre les mains de qui les papiers ont
pu transiter. De même peut-on tout ignorer, parfois, du moment et des
circonstances du dépôt. Cependant, lorsque ces détails sont connus et
qu’il s’avère que l’érudit lui-même est à l’initiative du versement, il apparaît que rien n’est laissé au hasard, que le dépôt advienne du vivant ou
après la mort du savant. Dans tous les cas, y compris lorsque l’intéressé
reste jusqu’à son dernier souffle en possession de ses papiers, le devenir
des manuscrits, notes, correspondances, journal est rigoureusement
organisé. Par dispositions testamentaires, le savant non seulement
désigne exécuteurs testamentaires et légataires, mais aussi s’assure de
la pérennisation du fonds dans son intégrité, soumettant son legs à un
certain nombre de conditions, comme l’interdiction de vendre partie ou
totalité de la collection. Ce souci de maîtriser le devenir des papiers, de
les préserver de la dispersion conduit parfois l’érudit à réaliser lui-même
le tri, le classement et l’inventaire rigoureux de ses archives. En constituant celles-ci en un tout organique, dès lors plus à même de résister
contre les éventuelles tentatives de dislocation, cette mise en ordre fait
du fonds une œuvre en soi, à sa façon autobiographique. Car ainsi mis
en série, les documents ne parlent plus d’archéologie, de numismatique,
ou de folklore, mais de l’archéologue, du numismate, du folkloriste
ou du polygraphe qui a noirci ces pages sa vie durant. Avec son fonds,
l’érudit livre en quelque façon une écriture de soi par soi, brute encore,
à trier, digérer, accommoder certes, mais qui n’en demeure pas moins
une intention autobiographique. Parfois, l’explicitent les légendes que
l’auto-archiviste prend la peine d’ajouter : mentions de dates, de lieux, de
noms, au dos des photographies notamment. Force alors est de constater,
comme le fait Yann Potin, qu’« en éclairant leur contexte de production et
de réception, ces légendes accomplissent un dédoublement des traces, qui
dessine des linéaments fragmentaires d’une autobiographie qui ne s’est
jamais écrite84 ». Il ne reste plus qu’à la découvrir, l’heureux inventeur, s’il
s’en trouve, n’ayant plus qu’à s’en saisir et à l’aboutir. Non sans s’interroger, car, comme le fait remarquer avec justesse Yann Potin, lui-même
confronté à ce genre d’héritage, il est difficile de ne pas soupçonner,
derrière cette intention implicite, un désir masqué d’autocélébration et
avec lui, les « ferments d’un narcissisme de papier85 ». Et le biographe est
d’autant plus enclin à la vigilance, sinon à la méfiance, que le tri effectué
en amont par l’érudit peut s’apparenter à une manière de tricherie et de
contrôle, en aval, de l’œuvre biographique. C’est ainsi qu’en abordant les
82. S. Sagnes, 2002a et b.
83. P. Lejeune, 1998.
84. Y. Potin, 2008, p. 16.
85. Ibid., p. 17.
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Conclusion
Essai d’anthropologie de l’oubli. Le cas de Paul Lacombe
pleins et les vides du fonds Lacassagne légué à la bibliothèque municipale
de Lyon, Muriel Salle en vient à se demander : « Alexandre Lacassagne
serait-il un manipulateur86 ? » L’absence de documents se référant à la
vie familiale, aux relations amicales, à l’intimité de celui qui fut l’un des
principaux fondateurs de l’anthropologie criminelle, inciterait en effet à
le penser. Quoi qu’en la matière, les apparences peuvent s’avérer trompeuses et l’archive plus fidèle à la vérité de leurs producteurs qu’on ne peut
le supposer a priori. Daniel Fabre analyse en ce sens l’auto-archivistique
de Georges Hérelle, « pratique à la fois rétrospective et introspective87 » et
étonnamment disjonctive. Dans ce cas, le biographe pourrait se contenter
de rendre compte des correspondances logiques qui s’esquissent entre
les différentes localisations de son fonds, volontairement éparpillé aux
quatre coins de la France (Troyes, Paris, Bayonne, Bordeaux), et ses
centres d’intérêt (l’histoire du protestantisme en Champagne, le roman
italien, les pastorales basques, l’histoire de l’homosexualité, etc.) sciemment cloisonnés. Mais Daniel Fabre montre que, plus essentiellement,
ce démembrement procède du souci d’inscrire, dans la lettre, un moi
morcelé, une existence divisée88. Il n’est donc qu’à être attentif aux formes
qu’il emprunte (la dislocation chez Hérelle, les lacunes chez Lacassagne),
aux objets dont il s’empare, pour rendre loquace le silence et faire des
doutes, non une limite, mais une nourriture du travail biographique.
Quoi qu’il en soit de ces difficultés et du parti pris de les voir ou de les
ignorer, de les dépasser ou de s’y refuser, reste, au cœur des préoccupations du savant persuadé du « pouvoir signifiant des traces différées89 »,
l’impérative nécessité de s’archiver lui-même pour, plus tard, « laisser
parler ses archives à sa place90 ».
Paul Lacombe, chartiste, était tout particulièrement prédisposé
à pareille transmission et à la mise en œuvre d’un dessein de ce genre.
Certes, les cordonniers sont les plus mal chaussés. Cela étant, au-delà
des spéculations sur les intentions, le fait est que les archives de Lacombe
sont introuvables. La dévolution de la « Chartreuse » à l’aîné des fils,
puis à la femme de ce dernier qui l’a vendue en viager, explique peutêtre leur disparition. Mais l’on sait aussi que Berr a eu entre les mains
nombre de papiers Lacombe, fournis par l’aîné des fils, Jean-Paul, et le
beau-fils, le Colonel Cros. Qui sait ? Ceci corrobore peut-être cela ? À
lire L’histoire traditionnelle et la Synthèse historique, l’élimination des
papiers Lacombe par Berr n’est peut-être pas une hypothèse si incongrue
que cela. Quoi qu’il en soit, les archives manquent pour l’heure à l’appel
et leur absence hypothèque lourdement le projet de revenir à Lacombe et
de le ressaisir intégralement.
86. M. Salle, 2009, p 14.
87. F. Galli-Dupis, 2007.
88. Communication « Georges Hérelle », Les polygraphes, journée d’études 22 mars 2006, Paris,
LAHIC.
89. Y. Potin, 2008, p. 19.
90. Ibid.
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