EPR (Paradoxe d’Einstein, Podolsky, et
Rosen)
PHYSIQUE
Corrélation EPR. Au sens le plus fort,
pour une paire de particules séparées
par une distance arbitrairement
grande mais issues de la même source:
certitude conditionnelle d’obtenir un
résultat donné lors de la mesure d’une
variable sur la particule 2, étant donné
le résultat de la mesure de la même
variable sur la particule 1.
“ Paradoxe ” EPR. Il en existe deux
versions principales.
-La première, qui est aussi la plus
courante de nos jours, est inspirée par
la lecture que fit Schrödinger de
l’article d’EPR dès sa parution en
1935. Le trait paradoxal est ici que
l’état de la particule 2 puisse être
déterminé instantanément par une
mesure effectuée sur la particule 1,
quelle que soit la distance qui les
sépare.
-La seconde est directement issue de
l’article original d’EPR. Elle consiste
à mettre en évidence un conflit entre
deux composantes majeures de
l’interprétation orthodoxe de la
mécanique
quantique:
(a)
l’affirmation que la description
fournie par la fonction d’onde
caractérise complètement chaque objet
individuel, et (b) l’idée que c’est une
“ perturbation ” locale des propriétés
de l’objet par les appareils de mesure
qui explique l’impossibilité d’assigner
simultanément une valeur précise de
sa position et de sa vitesse.
La publication de l’article d’Einstein,
Podolsky, et Rosen au printemps de
1935, suivie des réactions de N. Bohr et
d’E. Schrödinger, est le point culminant
d’un débat qui prit son essor en 1927
lors du 5ème congrès Solvay. À cette
époque,
Einstein
proposa
une
1
interprétation restrictive de la mécanique
quantique à peine née, et s’en servit pour
critiquer
l’idée
d’une
limitation
insurpassable de la détermination des
couples de variables conjuguées
(position et vitesse), conformément aux
relations d’“ incertitude ” de Heisenberg.
Son interprétation restrictive était que
“ la
théorie
ne
donne
aucun
renseignement
sur
les processus
individuels ”, mais qu’elle fournit
seulement des indications statistiques sur
de grands nombres de processus
élémentaires. Il fallait dès lors admettre
selon lui que la théorie quantique est
incomplète.
Les
relations
d’“ incertitude ” de Heisenberg, loin de
constituer une limitation fondamentale,
ne devaient en particulier être
considérées que comme un trait
superficiellement statistique de cette
théorie incomplète. Afin de le prouver,
Einstein tenta de prendre en défaut les
démonstrations
des
relations
d’“ incertitude ” fondées sur l’idée que
les appareils de mesure perturbent de
façon incontrôlable l’état d’un objet
individuel. Sa stratégie consistait à
chaque fois à exhiber une méthode de
contrôle
(c’est-à-dire
d’évaluation
précise) de la perturbation. Mais à
chaque fois, y compris lors d’une nuit
célèbre du 6ème congrès Solvay de
1930, Bohr parvenait à lui montrer que
sa méthode de contrôle ne pouvait pas
opérer sans exercer à son tour une
perturbation incontrôlable, et que cette
perturbation de second ordre avait pour
conséquence
une
indétermination
exactement conforme à celle que
prévoient les relations de Heisenberg.
Restant dubitatif malgré les succès
remportés par Bohr dans la défense de sa
position, Einstein poursuivit sa réflexion.
Dès 1933, il décrivit oralement, à l’issue
d’une communication de L. Rosenfeld
près de Bruxelles, ce qui allait devenir
l’expérience de pensée EPR. Enfin, le 25
Mars 1935, la Physical Review reçut de
Princeton un article cosigné par Einstein
2
et par ses jeunes collaborateurs B.
Podolsky (1896-1966) et N. Rosen
(1909-1995). Ce texte ne visait plus,
comme les arguments antérieurs
d’Einstein, à contester simultanément:
(a) la complétude de la mécanique
quantique,
et
(b)
les
preuves
d’indétermination des couples de
variables conjuguées fondées sur
l’hypothèse d’une perturbation des
propriétés de chaque objet individuel. Il
prétendait
seulement
montrer
l’incompatibilité de (a) et de (b). Les
étapes du raisonnement utilisé pour cela
étaient les suivantes.
(1) On remarque qu’en mécanique
quantique, il est possible de préparer une
paire de particules (notées 1 et 2) de telle
sorte que leur distance (x1-x2), et la
somme de leurs quantités de mouvement
(p1+p2), soient déterminées en même
temps avec une précision arbitrairement
bonne.
(2) La mesure précise de la position x1
de la particule 1 permet par conséquent
de prédire avec certitude le résultat x2
que donnerait une mesure de la position
effectuée sur la particule 2. Une telle
prédiction
ne
suppose
aucune
perturbation (locale) de la particule 2.
La position x2 doit alors être qualifiée
d’élément de réalité attaché à la particule
2, conformément à la célèbre définition
donnée dans l’article EPR: “ Si, sans
perturber le système en aucune façon,
nous pouvons prédire avec certitude
(c’est-à-dire avec une probabilité égale à
1) la valeur d’une grandeur physique,
alors il existe un élément de réalité
physique attaché à cette grandeur
physique ”.
(3) On peut d’autre part mesurer
directement la quantité de mouvement p2
de la particule 2.
(4) La particule 2 peut “donc” se voir
attribuer à la fois: une valeur précise p2
de la quantité de mouvement (celle qui
est directement mesurée), et une valeur
3
précise x2 de la position (celle qui, étant
inférée avec certitude de la connaissance
préalable de la distance x1-x2 et de la
mesure de x1, constitue un “ élément de
réalité ” au sens spécifié).
(5) Mais la mécanique quantique ne
possède
aucune
“contrepartie”
symbolique de cette double attribution.
On doit en conclure, selon Einstein,
Podolsky, et Rosen, que cette théorie est
“incomplète”.
Bohr ne mit que quelques semaines pour
publier une réplique à ce raisonnement.
Sa réponse, dont la rédaction est souvent
qualifiée d’obscure, est cependant très
claire dans son principe. Elle s’appuie
sur deux idées essentielles. D’une part,
Bohr met à l’écart l’image douteuse de
propriétés préexistantes “ perturbées ”
par le dispositif expérimental, et insiste
au lieu de cela sur l’idée qu’une quantité
physique n’est définie que relativement à
l’ensemble de la procédure utilisée pour
la mesurer. D’autre part, il souligne que
la mécanique quantique peut être
considérée comme complète à condition
que l’on entende par là qu’elle fournit
des prédictions exhaustives pour les
résultats d’expériences effectivement
accomplies. L’absence de symboles
servant à décrire des “ éléments de
réalité ” qui ne sont au fond que des
prédictions
formelles
pour
des
expériences virtuelles, ne saurait donc
selon Bohr être reprochée à la
mécanique quantique. Ce qui fait à la
fois l’intérêt et la faiblesse de cette
argumentation est qu’au lieu de répondre
à Einstein sur le terrain qu’il s’était
choisi, Bohr cherche à le faire changer
de terrain. Ce sont les préjugés
d’Einstein concernant ce qu’est une
théorie physique (une description fidèle
d’“ éléments de réalité ” indépendants de
leur mise en évidence expérimentale) qui
l’ont fait conclure à l’incomplétude de la
mécanique quantique; et c’est donc
seulement dans le cadre d’une autre
conception, plus générale, de la théorie
4
physique (un symbolisme unifié
permettant de prédire les résultats de
n’importe quelle expérience effectuée)
que la mécanique quantique peut être
qualifiée de complète. Ne pouvant
emporter la conviction d’Einstein, Bohr
a cherché à obtenir sa conversion (à des
normes épistémologiques alternatives).
Mais cette tentative n’a pas abouti.
Einstein a campé sur sa position jusqu’à
sa mort; et la communauté des
physiciens n’a cessé de poursuivre le
rêve d’un retour à la conception
descriptive-représentationnaliste de la
théorie physique, même si elle a consenti
du bout des lèvres à la conception de
Bohr pendant quelques décennies du
milieu du vingtième siècle. Le travail
d’édification, et d’assimilation à notre
culture, d’une théorie de la connaissance
générale conforme à la conception de
Bohr, ne fait que commencer.
Ce qui est resté d’actualité dans
l’expérience de pensée d’EPR n’est
toutefois pas tant l’argument sur
l’“ incomplétude ” supposée de la
mécanique quantique, que le type de
corrélations qu’elle implique. Les deux
questions qu’on s’est posées à leur
propos sont: (1) comment les expliquer?
et (2) quelle utilisation pratique peut-on
en faire?
La mécanique quantique elle-même ne
fait que prévoir les corrélations EPR;
elle ne fournit apparemment rien qui
ressemble à une explication de leur
occurrence; du moins elle n’offre aucune
autre explication que la forme même de
ses lois et règles prédictives. Le débat a
donc opposé deux explications standard,
généralement
invoquées
lorsqu’on
constate que des propriétés d’objets sont
corrélées: l’explication par causes
communes et l’explication par influence
mutuelle à distance. L’explication par
causes communes consiste à affirmer
que
les
deux
particules
sont
prédéterminées
à
exhiber
des
corrélations, par une certaine propriété
5
qu’elles possèdent toutes les deux dès la
source, et qui reste localisée au point où
elles se trouvent. Cette explication est en
bon accord (même si elle ne s’y réduit
pas) avec l’accusation d’incomplétude
de la mécanique quantique lancée par
Einstein, ainsi qu’avec les préjugés
localistes de ce dernier. Ce qui
manquerait à la mécanique quantique et
la rendrait incomplète serait la capacité à
décrire la “ variable cachée ” locale .
Le problème est que l’hypothèse des
variables cachées locales a parmi ses
conséquences les inégalités de J.S. Bell
(1964),
qui
ont
été
réfutées
expérimentalement par A. Aspect (1982)
et par quelques autres auteurs. Il reste
alors l’explication par influence mutuelle
à distance; une influence qui doit de
surcroît se propager à une vitesse infinie.
Cette deuxième façon d’expliquer les
corrélations EPR a été systématisée par
les théories à variables cachées nonlocales, du type de celle de D. Bohm
(1952).
Les corrélations EPR à distance
semblent
par
ailleurs
riches
d’applications potentielles. L’une des
premières à avoir été proposées consiste
à les utiliser pour transmettre
l’information à des vitesses supérieures à
celle de la lumière. On a cependant vite
réalisé que cela est impossible. La raison
de cette impossibilité est que, pour
transmettre de l’information, il faut la
contrôler au départ. Or, tout ce qu’on
peut contrôler lors d’une préparation est
la probabilité (non-influençable à
distance) d’un résultat de mesure; ce
n’est pas chaque résultat individuel
(corrélable à distance). Il est cependant
permis de se servir des corrélations EPR,
pour réaliser ce qu’on a appelé la
“ téléportation quantique ”. Mais il faut
pour cela les associer impérativement à
des processus de transmission classique
d’information à vitesse inférieure ou
égale à celle de la lumière.
6
Au total, on doit reconnaître que les
“ influences supra-luminales ”, que l’on
associe couramment aux corrélations
EPR, ne sont pas tant leur
caractéristique propre que l’une de leurs
explications possibles (l’explication par
les variables cachées non-locales). Qui
plus est, ces “ influences ” ne peuvent
avoir aucune autre manifestation
expérimentale que les corrélations
mêmes qu’elles visent à expliquer. Elles
apparaissent donc purement ad hoc. Une
approche plus prometteuse, esquissée
par Bohm dans les années 1970 et
reprise par plusieurs auteurs depuis,
consiste à remettre en chantier le
concept même d’espace (qui conditionne
l’idée de séparation). Plutôt que de
poser d’avance l’espace, en s’étonnant
d’une corrélation à distance, on partirait
du système des corrélations observables,
pour se demander ensuite à quelles
conditions (et à quelle échelle) un réseau
de rapports spatiaux peut en être
(re)constitué. Michel Bitbol.
Bibliographie
A. Einstein, B. Podolsky & N. Rosen,
“ Peut-on considérer que la mécanique
quantique donne de la réalité physique
une description complète? ”, in: A.
Einstein, Oeuvres choisies 1, Quanta,
Seuil, 1989
B. d’Espagnat, À la recherche du réel,
Gauthier-Villars, 1979
A. Fine, The Shaky game, The
University of Chicago Press, 1986
M. Jammer, The philosophy of quantum
mechanics, Wiley, 1974
quantique, particule, probabilité
Grand dictionnaire de la philosophie (M.
Blay, ed.), Larousse-CNRS Editions,
2003
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