Questions à...
Dossier
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Habitants des quartiers
minorités
majoritaires
La politique de la ville n’a pas réussi à instaurer la mixité sociale
dans les quartiers. Un désenchantement qui interroge la société
sur sa capacité à intégrer les minorités.
© D.R.
L
thomas
Kirszbaum
Chercheur associé à l’ISP
(École normale supérieure
de Cachan, CNRS).
1. Éditions de l’Aube,
2015.
2. Il n’existe pas
d’évaluation sérieuse,
mais au regard des
autres budgets publics
qui concernent la vie des
habitants, incluant les
transferts sociaux, l’écart
va de 1 à 300 : pour un
euro dépensé dans la
politique de la ville,
299 euros le sont pour les
autres dépenses
publiques (dépenses
sociales, retraites,
allocations familiales,
éducation, infrastructures
de transport).
e livre que vous avez dirigé
s’intitule En finir avec les
banlieues ? Le désenchantement de la politique de la ville1.
trente ans de politique de la ville
ne sont pas parvenus à transformer les quartiers en diiculté. Un
échec ?
La rénovation urbaine a permis la
transformation physique de certains
quartiers, mais les « banlieues »
– cette métaphore qui désigne les
quartiers situés au bas de l’échelle
du prestige résidentiel en raison du
profil de leurs habitants – n’ont pas
disparu. On assigne en fait à la politique de la ville un objectif impossible : celui d’organiser la suppression du problème qui a justifié sa
création. Ce qu’on reproche avant
tout à cette politique, c’est de durer !
Un faisceau de représentations politiques et médiatiques suggère qu’on
aurait affaire à une crise d’essence
conjoncturelle et non à un problème
structurel. Une crise née de la dégradation d’une situation originelle
idéalisée, celle des grands ensembles
de l’après-guerre. Dès les années
1970, en effet, on a parlé de « dégradation » des quartiers HLM quand
une partie des premiers habitants les
a quittés, sous l’effet notamment de
l’accession à la propriété alors fortement promue par les pouvoirs
L’école des parents mars-avril 2015 N°613
publics. Les logements HLM n’avaient
pas été conçus pour loger des immigrés ni même des pauvres. Mais, pour
des raisons pragmatiques, on a souvent remplacé les ménages qui partaient par des familles immigrées,
délibérément écartées jusque-là du
logement social de droit commun.
En parallèle, le déclin de la société
salariale et de son socle industriel a
contribué à la paupérisation des
ménages accueillis dans ce parc.
Vous parlez de la nostalgie d’un
mythe originel.
Oui, c’est la nostalgie d’une époque
où les différents groupes sociaux
– ingénieurs, employés, ouvriers… –
auraient vécu en harmonie dans le
même espace résidentiel ; une nostalgie qui va de pair avec celle d’un
ordre social tout aussi mythifié,
incarné aujourd’hui par la figure de
l’instituteur des années 1950 qui
inspirait le respect.
Cette époque révolue se caractérisait
surtout par le fait que les blancs
étaient très largement majoritaires
dans les quartiers d’habitat social. La
déploration sans fin de quartiers où
les minorités sont devenues majoritaires reflète un malaise persistant de
la société française face à ses minorités. Parler d’échec de la politique
de la ville, c’est signifier que cette
politique n’est pas parvenue à mettre
fin à cette situation perçue comme
une anomalie. Ce procès en appelle
un autre, qui n’est plus l’apanage du
seul FN : on aurait dépensé beaucoup
d’argent en pure perte pour des
immigrés qui vivent de l’assistance
et provoquent des désordres.
selon vous, on fait l’erreur
d’évaluer cette politique, et les
moyens financiers qu’elle mobilise,
en considérant uniquement les
écarts persistants entre ces
quartiers et les autres, en matière
de scolarité, de santé, d’emploi…
Il convient de distinguer, en matière
d’évaluation, la politique de la ville,
définie comme l’ensemble des
actions orientées vers le soutien aux
associations et aux services publics
locaux, et la rénovation urbaine. Ces
deux volets ont toujours fonctionné
sur des rails séparés, avec des moyens
qui n’ont rien à voir2.
La rénovation urbaine, qui mobilise
des moyens propres très importants,
est en échec au regard de son objectif implicite : organiser le retour des
blancs dans les quartiers, gage d’une
« bonne » mixité sociale. Des quartiers ont été rénovés et l’offre neuve
– sociale ou privée – a permis à des
ménages un peu plus aisés de s’y
maintenir ou de s’y installer. Mais
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comme ils sont souvent issus de
minorités ethniques, on considère
que ce n’est pas une « vraie » mixité sociale.
Quant au volet social, il est évident
que le soutien aux associations ou
au service jeunesse d’une municipalité n’est pas de nature à transformer en profondeur la situation
sociale ou économique d’un quartier. Pour expliquer la persistance
des écarts avec les autres territoires,
il faut d’abord prendre en compte
les résultats insuffisants des autres
politiques publiques, lesquelles
pèsent infiniment plus lourd d’un
point de vue budgétaire que la politique de la ville. On doit aussi ajouter les effets du contexte socioéconomique : depuis 2008, comme
à chaque fois qu’une crise économique apparaît, les habitants des
quartiers populaires en sont les
premières victimes.
Un dernier facteur, et non des
moindres, est très négligé par les
discours médiatiques et politiques :
c’est la mobilité des habitants. Sur
une population adulte de 20 à
50 ans, la moitié a quitté leur quartier entre deux recensements (soit
une période de dix ans environ). Or,
ceux qui partent sont en meilleure
situation socio-économique que
ceux qui entrent dans ces quartiers,
et ces derniers ont un profil ethnique
plus marqué. Ce phénomène
explique pour une bonne part la
permanence des quartiers dits sensibles depuis plusieurs décennies.
Cependant, s’en tenir à ce simple
constat et se désespérer sur le fait
que le « problème des banlieues »
n’a pas été réglé une fois pour toutes
nous fait oublier que, pour les nouveaux habitants qui quittent généralement un habitat privé très dégradé, s’installer dans une « zone
urbaine sensible » représente une
réelle promotion résidentielle.
Qu’en est-il de la participation des
habitants, de ce qu’on nomme
démocratie participative ?
Le défaut principal de l’approche
française est que la participation se
résume à une offre institutionnelle,
placée sous le contrôle étroit des
élus locaux omniprésents dans ces
dispositifs. Ce qui est redouté, c’est
l’émergence de contre-pouvoirs.
Ce modèle de démocratie participative est très différent de celui
d’autres pays où les habitants et leurs
associations peuvent être majoritaires dans la gouvernance des dispositifs de la politique de la ville.
En France, la totalité du pouvoir est
aux mains des seuls acteurs publics.
La loi de programmation pour la
ville et la cohésion urbaine de
février 20143 prévoit certes une
petite ouverture, avec la création de
conseils citoyens dont des représentants pourront siéger au sein des
comités de pilotage des contrats de
ville. Mais on reste dans la logique
traditionnelle, celle d’une offre de
participation octroyée d’en haut par
les pouvoirs publics, selon des
modalités décidées par eux. On
n’encourage pas l’auto-organisation
des habitants. Des dynamiques collectives existent, mais elles bénéficient d’une très faible reconnaissance publique.
France stratégie3 met en lumière
la plus grande difficulté pour les
jeunes issus de l’immigration à
s’insérer, à trouver un emploi.
Cette étude a souligné l’impact des
discriminations qui sont un obstacle
réel à la promotion économique des
jeunes appartenant aux minorités
ethniques. Mais, aussi massives
soient-elles, les discriminations n’expliquent pas l’intégralité du surchômage de ces jeunes. Les catégories
sociales les plus vulnérables au chômage, ouvriers et employés, y sont
surreprésentées. Et l’école ne tient pas
ses promesses d’égalité des chances
en amont du marché du travail.
Si une minorité significative reste
sur le bord de la route, on ne doit
pas perdre de vue que l’insertion
professionnelle est une réalité pour
la majorité des descendants de
migrants. Il faut se méfier des lectures misérabilistes : dans leur majorité, ces jeunes étudient, trouvent
un boulot, s’incorporent à la société. Mais leur insertion se heurte à
une série de freins : les parcours
sont plus longs, en particulier à
cause des discriminations, et ces
jeunes ont tendance à occuper des
emplois plus précaires et dans le
secteur non-marchand.
Comme le montrent les analyses de
Patrick Simon, démographe à l’Ined,
la ségrégation la plus forte se situe
en réalité au niveau des élites, à la
différence par exemple des ÉtatsUnis où les minorités ont bénéficié
des mesures d’affirmative action
(discrimination positive). Qu’elles
Illustration - Images de soi
© Protection judiciaire de la jeunesse
(PJJ) - Musée de l’Image,
Épinal, 2014.
Suivez mon regard ! / Cyprien / Je me
souviens que j’ai une amoureuse.
La rénoVation
Urbaine
est en échec
aU regarD
De son objectiF
impLicite :
organiser
Le retoUr
Des bLancs
Dans
Les QUartiers
3. Organisme de réflexion,
auprès du Premier ministre,
note d’analyse : Jeunes
issus de l’immigration : quels
obstacles à leur insertion
économique ?, mars 2015.
N°613 mars-avril 2015 L’école des parents
Questions à...
Dossier
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La Laïcité,
se transForme
en Un
instrUment
De LUtte contre
Une catégorie
De croyants,
réeLs
oU sUpposés :
Les mUsULmans
soient politiques, médiatiques,
culturelles ou économiques, les
élites françaises s’ouvrent très peu
à la diversité. Alors que le mouvement de fond de ce qu’on pourrait
appeler la France d’en bas témoigne
d’une intégration plus poussée.
Quand le modèle dominant de la
société est celui de la consommation, valorisée et revendiquée, que
deviennent ceux qui partagent ces
mêmes modèles mais n’ont pas
accès à cette consommation ?
L’assimilation culturelle est
largement réalisée sur ce plan, car
les habitants des quartiers
populaires ont des aspirations très
semblables au reste de la population.
Mais quand ces aspirations sont
frustrées, faute de moyens de les
réaliser, cela peut bien sûr
engendrer de la déception et du
ressentiment – ce qui n’est pas une
spécificité des habitants de ces
quartiers. Comme le montrent les
travaux de la sociologue Yaël
Brinbaum, ce qui est spécifique à
certaines familles immigrées, c’est
une attente excessive vis-à-vis de
l’école au regard des possibilités
objectives de réussite scolaire de
leurs enfants. Les déceptions sont
d’autant plus fortes que le système
scolaire et universitaire français est
très ségrégatif.
on a vanté durant les années 90
la réussite des beurettes, plus
débrouillardes, plus dynamiques,
plus travailleuses. Qu’en est-il
aujourd’hui ?
4. Directeur de recherche
au CNRS, auteur, en autres,
de La laïcité face à l’islam,
Fayard, 2013.
Cette réussite est très largement une
illusion d’optique. Une plus grande
réussite à l’école n’est pas forcément
convertie par la suite en réussite
professionnelle. L’orientation scolaire des filles pèse sur leurs destins.
Puis elles doivent affronter une
L’école des parents mars-avril 2015 N°613
double voire une triple discrimination sur le marché de l’emploi, liée
au sexe, à l’origine ethnique et, pour
certaines, au critère religieux qui
les pénalise bien davantage que les
hommes.
revendications identitaires, islam,
qu’en est-il de l’intégration des
populations de ces quartiers ?
L’intégration peut être sociale, économique ou résidentielle, sans s’accompagner pour autant d’une assimilation culturelle totale. Et c’est là
un des points de tension de la société française. Que des descendants
d’immigrés souhaitent conserver ou
retrouver des traits identitaires de
leurs parents, en particulier autour
de la religion musulmane, apparaît
insupportable à une grande partie
de la société française. Ce que le
groupe majoritaire attend d’eux a
toujours été formulé en termes d’assimilation. Or une partie de cette
jeunesse entretient des rapports plus
ou moins imaginaires au pays d’origine, des relations plus ou moins
distantes mais réelles avec l’islam.
On y voit un échec de l’intégration.
C’est une vision pour le moins restrictive et excluante de l’intégration.
Elle témoigne surtout d’une difficulté du groupe majoritaire à composer avec l’altérité.
comment mieux accueillir la
diversité, les confessions, les
identités autres ?
Il faudrait déjà qu’un courant politique se fasse l’écho de cette préoccupation. Ce n’est pas le cas. L’idée
multiculturaliste ne pèse d’aucun
poids sur la scène politique. Au
contraire, ce qui est valorisé, c’est
la préservation d’un modèle dit
républicain qui n’est autre que le
modèle du groupe dominant, celui
de la France blanche et chrétienne.
La laïcité, qui au départ est un principe législatif visant à organiser le
respect des différentes croyances,
est soumise depuis vingt-cinq ans
à une reformulation qui la transforme en instrument de lutte contre
une catégorie particulière de
croyants, réels ou supposés : les
musulmans. Les travaux d’Olivier
Roy4 montrent à quel point cette
« communauté » qu’on décrit
comme homogène relève d’une
construction imaginaire.
Les attentats de janvier 2015 ont
ravivé le discours sur la radicalisation des banlieues.
Cette radicalisation n’est pas l’apanage des quartiers populaires. La
carte géographique des signalements
à la plate-forme téléphonique mise
en place par l’État le montre : tous
les départements, y compris les plus
ruraux, sont concernés, certes à des
degrés divers. On a affaire à des
logiques et des parcours individuels.
Les habitants des quartiers de la politique de la ville représentent environ
cinq millions d’habitants, alors que
ceux qui s’engagent dans le djihadisme sont quelques centaines.
Renvoyer cela à des logiques territoriales, c’est faire fausse route.
Il y a une utilisation politique des
banlieues qui renforce l’idée que
leurs habitants seraient des gens différents des autres, et n’adhéreraient
pas aux mêmes valeurs que la majorité des Français. On contribue ainsi à faire des habitants des banlieues
une sorte d’ennemi intérieur. Les
conséquences pourraient être redoutables demain. Car à pointer du doigt
ces catégories de population, on finit
par ancrer chez elles l’idée qu’elles
ne font pas partie de la société.
propos recueillis
par isabelle magos