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Le spectacle et son ombre

Référence explicite à l'imagerie stéréotypale du spectacle, le logo de la Place des Arts à Montréal se veut sans ambiguité. En plein coeur du quartier, une autre enseigne lunineuse ouvre cependant la polémique. On lit: "Le magasin de pailletttes n'est plus. Quartier des spectacles: l'invisible est spectaculaire". Ce slogan contre-publicitaire de Viviane Namaste montre combien la question du Spectacle, éminement actuelle, est sensible. L'élaboration d'une industrie de la culture se fait par un jeu de lumière qui dans sa mise en scène laisse des zones d'ombre. Quel rôle le discours sur l'art joue-t-il dans le tracé de ces visibilités et invsibilités du spectacle?

Le spectacle et son ombre Résumé Référence explicite à l'imagerie stéréotypale du spectacle, le logo de la Place des Arts à Montréal se veut sans ambiguité. En plein coeur du quartier, une autre enseigne lunineuse ouvre cependant la polémique. On lit: "Le magasin de pailletttes n'est plus. Quartier des spectacles: l'invisible est spectaculaire". Ce slogan contre‐publicitaire de Viviane Namaste montre combien la question du Spectacle, éminement actuelle, est sensible. L'élaboration d'une industrie de la culture se fait par un jeu de lumière qui dans sa mise en scéne laisse des zones d'ombre. Quel rôle le discours sur l'art joue‐t‐il dans le tracé de ces visibilités et invsibilités du spectacle? ‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐‐ Référence explicite à l'imagerie stéréotypale du monde du spectacle, le logo de la Place des Arts à Montréal se veut sans ambiguité. Les ampoules de néon qui en dessinent en pointillé les lettres posent le ton. Depuis sa fondation dans les années 1960, la Place des Arts se présente en effet comme "un véritable carrefour de la vie culturelle montréalaise et québécoise"1. Les six salles et autres espaces de diffusion qui structurent le quadrilatère souterrain brassent tout au long de l'année une multitude de spectacles, la plupart du temps des "grosses productions" principalement adressées à ce que l'on appelle le "grand public". Parsemé d'affiches et de vidéos promotionnelles, l'espace souterrain, agencé comme une vitrine largement éclairée, ne laisse aucun doute sur les efforts portés sur l'entreprise publicitaire et promotionnelle. Le consommateur de culture a ici toutes les chances de voir ses attentes satisfaites. Encore faut‐il s'entendre sur ce à quoi renvoie la dénomination de "vie culturelle". La mécanique de mise en scène du lieu semble si huilée qu'elle ne peut être que reliée à une définition bien spécifique de ce qu'on présuppose par culture. En plein coeur du Quartier des Spectacles, une autre enseigne brille d'un large écran jaune flashy surmonté d'une flèche d'un rouge tout aussi vif. Si l'objet s'accorde bien au decorum décrit précedemment, le message qu'il arbore est quant à lui largement dissonnant: "Le magasin de pailletttes n'est plus. Quartier des spectacles: l'invisible est spectaculaire". Par ce principe de détournement de l'objet publicitaire, l'auteure de l'oeuvre, Viviane Namaste, stigmatise les effets pervers de l'industrie du spectacle sur la vision de l'art et de la culture, alors enferrée par les rouages financiers du marketing2. Les feux de la rampe plongent dans l'ombre les laissés‐pour‐ compte de cette politique culturelle dictée par des enjeux économiques, de rentabilité et de performance. Comme l'explique l'auteure, "le chômage des artistes", "la fermeture de commerces locaux", "l'échange d'argent contre le plaisir" forment des "invisibilités"3 que l'écriture de ce slogan publicitaire aspire à remettre en lumière. En parade à cette perversion du système, Viviane Namaste nous invite à ré‐évaluer le statut du discours et le pouvoir de l'écriture qui remplit ici une double 1 http://placedesarts.com/a‐propos/historique.fr.html 2 Soutenue par "Dare Dare", centre de diffusion d'art multidisciplinaire de Montréal, l'installation portera dix énoncés différents du 26 mars au 3 juin 2014. L'auteur présente sa démarche: http://www.daredare.org/fr/evenements/viviane‐namaste 3 Ibid 1 fonction: celle de médiation pour nous "invite(r) à voir, et à revoir, autrement" et celle d'outil de subversion qui "interroge les conditions d'énonciation d'un site". L'écriture est donc largement active. Dans le contexte de l'art contemporain, ce questionnement sur l'écriture s'étend de manière plus large à celui des discours qui sont liées aux oeuvres par une dynamique relationnelle de co‐ dépendance. Le pluriel du mot discours est volontaire car, dans le contexte actuel de la mise en spectacle croissante de la culture, la couverture médiatique et critique semble jouer un rôle tout aussi prépondérant que la réflexion esthétique menée par les artistes et les théoriciens. L'émergence des nouvelles technologies et des nouvelles sensibilités subséquentes intensifient la diversité de la production artistique, des publics et des supports médiatiques, et impliquent dès lors que l'orchestration marketing et promotionnelle soit ralliée autour d'un discours dominant, et donc nécessairement consensuel. Les diverses fomes de discours s'accordent pour apporter leur contribution respective au tissage d'une logique culturelle commune. D'ici à ce que le tissage ne se resserre de trop, il n'y a qu'un pas et il nous semble opportun de nous interroger sur les possibilités critiques laissées à l'art et à ses commentateurs. Les codes de la mise en scène de la culture miment ceux du spectacle: ceux qui sont visibles, c'est‐à‐dire en pleine lumière, existent et prospèrent, les autres, pourtant non moins nécessaires, se tiennent dans le silence de l'ombre. L'art contemporain dans le domaine des arts visuels est certainement l'exemple le plus éloquent de cette nouvelle équation selon laquelle "visibilité = argent". Exemple parmis d'autres, l'artiste britannique Damien Hirst, membre éminent du groupe "Young British Artists", l'a bien compris et peut se targuer d'être l'un des artistes les plus riches au monde.4. Comme dans l'exemple introductif de l'enseigne pubicitaire de la Place des arts, le fait n'est cependant pas irréversible. Comme Damien Hisrt et son requin tigre, l'artiste canadien Brian Jungen, traite de la figure animale, dans son cas le squelette recomposée d'une baleine. Certes l'oeuvre "Shapeshiter" est spectaculaire parce que monumentale mais ce n'est pas là son seul intérêt. En recyclant des chaises de jardin en plastique, découpées et rivetées pour reconstituer le squelette de l'animal, Brian Jugen déploie une économie de moyens et de techniques qui sert un propos critique sur la société de consommation. La plupart de ses oeuvres reposent d'ailleurs sur le renversement de la dictature de la marque comme par exemple la transformation de baskets Nike en masques traditionnels aborigénes. Dans l'orchestration de la mise en scène de la culture, le discours sur l'art5 joue un rôle prédominant et la question qui nous occupe aujourd'hui est de savoir s'il est lui‐même inquiété par cette vague consensuelle. En dénonçant le contexte actuel comme un paradigme du pluralisme consensuel, Marc Jimenez, philosophe et professeur d'esthétique à l'université de la Sorbonne, ne laisse aucun doute possible sur ce point:6. "Ce nouveau paradigme esthétique et philosophique ne signifie rien d'autre que la dépolitisation de la sphère de l'art et l'épuration, ou la purification, d'une réflexion esthétique et philosophique débarrassée de toute trace d'éléments critiques à l'encontre 4 Dans un ouvrage récent, Don Thompson, professeur d'économie part de l'exemple de l'oeuvre de Damien Hirst "L'impossibilité physique de la mort dans un esprit vivant", pour décortiquer le mécanisme de marchandisation de l'art contemporain autour des critères d'hyper‐visbilité et d'image médiatique "L'affaire du requin qui valait 12 millions: l'étrange économie de l'art contemporain". Editions Le mot et le reste, 2012. 5 Le discours sur l'art fait ici référence aux écrits philosophiques et esthétiques étant entendu que la critique, par le seul fait que son support de publication privilégié soit les grands medias, est engagée dans une dialectique avec l'économie et le politique qui lui est spécifique. 6 Marc Jimenez, "Sur quelques défis de la phiosophie et de l'esthétique contemporaine à l'ère de la mondialisation" , Inter: art actuel, n 102, 2009, p4‐7 2 du social, du politique et de l'idéologie (...) Au stade actuel du capitalisme et à l'ère du libéralisme démocratique, la postmodernité est devenue une dominante culturelle qui absorbe et donc désamorce toute velléité subversive de la pensée critique. " Le discours sur l'art a donc lui aussi la responsabilité de veiller à son intégrité. Si l'art est un acte de résistance, la pensée sur l'art se doit elle aussi de rester vigilante face à la tentation d'embrasser la logique culturelle dans son ensemble. Parce que c'est collectivement que nous construisons la logique culturelle qui est la nôtre aujourd'hui, chaque acteur du monde de l'art, à son échelle, doit se prémunir de lui‐même, de ses apriori, attentes et déformations multiples. La thématique du spectacle proposée pour ce dossier me semble l'occasion idéale de nous rappeler combien la manipulation des mots requièrent grande délicatesse et c'est ici que je glisse vers une écriture à la première personne En tant que chercheuse et théoricienne, mon humble contribution, aussi infime soit‐elle, serait alors d'adopter moi‐même une posture réflexive sur ma discipline et ce que j'en fais. Prendre le temps de nous questionner sur nos propres choix de sujets, de perspectives, d'oeuvres, d'artistes sur lesquels nous allons écrire. Nous questionner aussi sur nos ommissions, nos silences, nos propres ombres. En soi, la démarche elle‐même de soumission d'article nous confronte. Notre discours est‐il conduit par une pensée intègre? Ou d'une certaine manière, sommes nous portés, malgré nous, à assouplir notre discours par quelques courbes démagogiques? En complément à la notion d'"économie d'écriture" de Viviane Namaste, je songe aujourd'hui à la nécessité d'une "éthique d'écriture". Poser les termes d'une éthique pourrait pousser dans les travers contre lesquels il est justement question de lutter, à savoir définir des critères comme autant de jugements de valeur. Mais la définition de l'esthétique est la recherche d'une écoute sensible des oeuvres, l'exploration de la subjectivité du champ de l'expérience pour prolonger les intuitions et les émotions en des concepts et des écritures. Comme le rappelle Gilles Deleuze dans "Qu'est‐ce que l'acte de création?"7, les concepts naissent d'une nécessité. Dans le contexte de l'esthétique, cette nécessité est entièrement liée à l'expérience des oeuvres qui se définissent avant tout comme des mises en mouvement de la sensibilité. La seule éthique envisageable est celle du regard, du regard ouvert, flottant et surtout périphérique, celui qui embrasse aussi les marges et ses ombres. La présente réflexion m'a précisément été inspirée par une artiste qui, par la radicalité de sa démarche, m'a rappelé à l'essence de mon propre travail. Vendredi 28 Mars 2014, au centre culturel George Emile Lapalme, en plein coeur de l'apparatus publicitaire évoqué au début de ce texte, me regard s'accroche à une figure fort solitaire. Assise sur les marches encadrées des escalators, sa présence rayonne une singularité étrange. Sa présence est poétique, elle semble ailleurs mais de cet ailleurs où l'on aimerait être parce que le temps semble si étirer pour ouvrir l'espace en creux d'une vérité sensible. L'artiste performeuse Martine Viale est là, en train de perforer les marges de longs rouleaux de papier blancs. Répétitif et minutieux, son geste est autant méditatif que radical. Cela fait une semaine que Martine Viale propose des "actions infiltrantes" dans différents endroits de la Place des Arts. 8 L'intention de l'artiste est de faire l'épreuve de la persévérance par celle du temps et du vide et renouer avec le corps qu'elle pense comme un refuge. Pour qui prend la peine de s'arrêter et de faire l'expérience avec elle de la suspension et d'une qualité de présence autre, la fonction de l'art retrouve tout son sens. Les propositions de l'artiste sont accessibles gratuitement, on ne peut que souligner la générosité de ses gestes artistiques. Martine Viale réalise parfois même ses actions hors du champ de vision des passants, elle choisit délibérement l'ombre, on ne peut alors que s'incliner devant sa brillante radicalité . Sur 7 Conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis ‐ 17/05/1987. http://www.webdeleuze.com/ 8 http://dare‐dare.org/fr/evenements/martine‐viale‐ma‐intervalle 3 la Place des Arts, ces quelques minutes passées à la contempler m'ont inspiré un retour à ma propre faculté de résistance. Les marges sont sans nul doute l'espace des sensibilités exacerbées. Quelles que soient les modalités du spectacle, l'ombre sera toujours nécessaire à la lumière et plus celle‐ci s'intensifiera, plus la radicalité s'imposera comme son corrolaire implaccable et salvateur. ‐‐‐‐‐‐‐‐‐ 4