LE CORPS QUI N’EN PEUT PLUS : NIETZSCHE ET DELEUZE 1
« À ce moment-là, dans l’impossibilité matérielle d’aller plus loin, j’aurais été sans
doute obligé de m’arrêter, quitte à la rigueur à repartir aussitôt en sens inverse, ou
beaucoup plus tard, en me dévissant en quelque sorte, après m’être serré à bloc. Ce
qui aurait constitué une expérience riche en intérêt et en nouveauté, s’il est vrai,
comme je me le suis laissé dire, ne pouvant faire autrement, que même le chemin le
plus terne a une tout autre allure, un tout autre terne, au retour qu’à l’aller, et
inversement. Inutile de biaiser, je sais un tas de choses ».
Beckett
De toute évidence, la question : que peut un corps ? porte non pas sur l’activité du corps, mais sur sa
puissance. C’est une question étrange en un sens puisque ce que peut un corps se mesure généralement à sa
plus ou moins grande activité, aux actes dont il se rend capable. Et pourtant la question vise autre chose,
semble-t-il : elle vise la puissance du corps en elle-même, indépendamment de l’acte par lequel elle s’exprime.
Mais peut-on interroger la puissance du corps sans invoquer l’acte qui exprimera cette puissance ? Comment
ne pas examiner la question à partir de la distinction aristotélicienne classique entre la puissance et l’acte ?
D’après cette conception, la puissance se conçoit comme un acte virtuel ou possible ; et l’acte à son tour se
conçoit comme une puissance actualisée, c'est-à-dire comme une forme déterminée. On le voit, cette première
distinction recoupe une autre distinction fondamentale d’Aristote : la distinction entre la matière et la forme, la
matière comme simple puissance et la forme comme acte pur. Mais cela veut dire que l’acte n’a aucune
efficience par lui-même puisqu’il n’est qu’une forme. Il faut donc un troisième terme qui agisse la forme dans
la matière : ce sera l’agent. C’est ce qu’illustre l’exemple classique de l’artisan, du potier qui agit la forme du vase
dans la matière de l’argile ou encore de l’athlète qui agit l’acte de la course dans un corps qui en a la puissance.
C’est par conséquent depuis l’acte, ou mieux, depuis l’agent que la puissance est révélée comme telle. En ce
sens la question sur la puissance du corps semble inséparable d’une réponse qui pose en droit la supériorité de
l’acte – et donc de l’agent – sur la puissance du corps
Pourtant, à l’opposé de cette conception, il est un Fait dont, « nous, modernes », devons faire le constat
et qui peut lui aussi tenir lieu de réponse. Ce fait, c’est que le corps n’en peut plus. Il ne s’agit pas d’un postulat ni
d’une thèse, mais bien d’un fait. Il suffit de considérer par exemple le domaine de l’art aujourd’hui où se
multiplient les postures élémentaires, assis, allongé, penché, immobilisé, les danseurs qui glissent, les corps qui
1 Ce texte reprend une conférence prononcée en 2001 dans le cadre du symposium « Nietzsche-Deleuze : que peut le
corps ? » et publiée une première fois en portugais in Gadelha, Lins (org.), Nietzsche e Deleuze, Que pode o corpo, Relume
Dumarà, 2002.
tombent ou se tordent, qui se mutilent, se font hurler, les corps ralentis, ensommeillés2. Nous sommes comme
des personnages de Beckett pour lesquels il est d’abord difficile de faire du vélo, puis difficile de marcher, puis
difficile de simplement se traîner, puis même de rester assis. Comment ne pas bouger, mais bouger un petit
peu tout de même pour ne plus avoir à bouger pendant longtemps, si possible ? C’est sans doute le problème
central des personnages de Beckett, une des grandes œuvres sur le mouvement des corps. Même dans des
situations de plus en plus élémentaires, de moins en moins soumises à l’effort, le corps n’en peut plus. Tout se
passe comme s’il ne pouvait plus agir, comme s’il ne pouvait plus répondre à l’acte de la forme, comme si
l’agent n’avait plus prise sur lui. Les corps ne se forment plus, mais cèdent à des déformations de toutes sortes.
Ils n’arrivent plus à se tenir droits, à se faire athlétiques. Ils rampent, se traînent. Ils crient, gémissent ; ils
s’agitent dans tous les sens mais ne sont plus agis par des actes ou des formes. C’est comme si on touchait à la
définition même du corps : le corps est ce qui n’en peut plus et qui ne s’en relève pas.
Mais bien que ce que, faute de mieux, on désigne sous le nom de Fait semble « moderne », il est évident
que c’est depuis toujours que le corps n’en peut plus. C’est comme un hommage à la formule de Heidegger :
« ce qui donne le plus à penser, c’est que nous ne pensons pas encore », pour dire que c’est depuis toujours et,
pour toujours, que nous ne pensons pas encore3. Il y voyait une des conditions même de la pensée. De la
même manière, au moment où l’on découvre qu’on n’en peut plus, on découvre en même temps que c’est
depuis toujours et pour toujours. En parodiant Heidegger, il faudrait dire ici : ce qui, dans le corps, donne le
plus à sentir, c’est que nous n’en pouvons plus. C’est la condition même du corps. On ne s’en relèvera pas.
Autrement dit, le corps ne peut pas se relever de sa condition d’être corps. Dans ces circonstances, poser la question :
« que peut un corps ? » quand on sait depuis toujours qu’on n’en peut plus, semble un peu déplacé. Cette
affinité entre le « Je n’en peux plus » du corps et le « Nous ne pensons pas encore » de la pensée, Deleuze la
souligne implicitement lorsqu’il dit par exemple que « penser, c’est apprendre ce que peut un corps nonpensant, sa capacité, ses attitudes ou postures ». Et il ajoute : « Le corps n’est jamais au présent, il contient
l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente, même le désespoir sont les attitudes du corps4 ».
L’impouvoir de la pensée est comme le revers de l’impotence du corps. Ce serait comme les deux formules où
se mêlent Spinoza et une inspiration heideggérienne : « on ne sait pas ce que peut un corps » et « le corps n’en
peut plus ».
Car le champ philosophique n’est évidemment pas épargné par cet effondrement du corps : voyez les
descriptions de Foucault, les corps malades et disséqués de Naissance de la clinique ou la description du corps
supplicié de Damiens qui ouvre Surveiller et punir. Voyez les descriptions du corps masochiste ou les corps
déformés des peintures de Bacon tels que les décrit Deleuze : « les déformations de Bacon sont rarement
2 Voir les descriptions de Chantal Jacquet dans Le corps, Paris, PUF, 2001, notamment les descriptions du travail de
performance corporelle d’Abramovic.
3 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. fr. G. Granel, Paris, PUF, coll. « Quadrige », rééd. 1996, p. 22.
4 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, chapitre. 8, p. 246.
contraintes ou forcées, ce ne sont pas des tortures quoi qu’on dise : au contraire, ce sont les postures les plus
naturelles d’un corps qui se regroupe en fonction de la force simple qui s’exerce sur lui, envie de dormir, de
vomir, de se retourner, de tenir assis le plus longtemps possible5 ». Même dans ses fonctions les plus
élémentaires, il semble que désormais le corps ne peut plus apparaître que diminué, déformé, à la limite de
l’impotence. Tout se passe comme si le corps n’avait plus d’agent pour le faire tenir droit, organisé ou actif. On ne
peut pas ici parler de la puissance du corps puisque justement le corps n’en peut plus. À moins qu’il ne s’agisse
d’autre chose : peut-être faut-il proposer une autre définition de la puissance ? Car il est évident que tous ces
corps sont animés d’une étrange puissance, même dans l’épuisement, une puissance sans doute supérieure à
celle de l’activité de l’agent. Peut-être alors faut-il concevoir une puissance qui ne se définit plus en fonction de
l’acte final qui l’exprime, une conception non-aristotélicienne de la puissance ? Et cela veut dire trouver une
puissance propre au corps, une puissance libérée de l’acte.
« Ils m’ont même tué, en me laissant entendre que, n’en pouvant plus, je n’avais pas
d’autre ressource que de disparaître. N’en pouvant plus ! C’est une seconde qu’il
fallait me faire supporter, après ça j’aurais tenu pour toute l’éternité, les doigts dans
le nez. Qu’est-ce qu’ils sont allés chercher comme coups durs ».
Beckett
Mais avant de déterminer cette nouvelle puissance, une première question s’impose : de quoi le corps
n’en peut-il plus ? Quelle est cette impotence quasi-immémoriale qui semble se confondre avec sa condition
même ? La réponse est double. D’abord, il n’en peut plus de ce qu’on lui fait subir du dehors, des formes
qu’on lui fait agir du dehors. Ces formes sont bien évidemment celles du dressage ou de la discipline. Les
pages essentielles de Nietzsche dans La Généalogie de la morale ou les descriptions de Foucault dans Surveiller et
punir sont décisives à cet égard : il s’agit de former des corps et d’engendrer un agent qui soumette le corps à
une autodiscipline. Chez Nietzsche, c’est un corps animal (qu’il faut dresser) ; chez Foucault, c’est un corps
anomal (qu’il faut discipliner). Et à travers les pages splendides de Nietzsche et de Foucault, c’est tout un
système de la cruauté qui s’impose aux corps. La cruauté ne se confond pas avec l’abomination de la torture,
bien que toutes deux interrogent un aspect profond du corps : sa puissance de résister, son endurance. Toutes
deux, elles demandent : que peut supporter un corps ? Et si les pages consacrées à la souffrance des corps
semblent traversées d’une force comique, c’est peut-être parce qu’elles font sentir la discrète joie d’un corps
qui a au moins cette puissance de résister. Peut-être retrouve-t-on cet aspect dans la description que Deleuze
donne de la honte : « L’idée que l’horreur a quand même un bout vient de ce que la fange moléculaire est le
dernier état du corps, et que l’esprit la contemple avec une certaine attirance, parce qu’il y trouve la sécurité
5 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, La Différence, coll. « La vue, le texte », 1981, p. 41.
d’un dernier niveau qu’on ne peut pas dépasser6 ». On se dira peut-être que si on n’en peut plus, c’est le signe
qu’on ne va plus résister bien longtemps. Au contraire, si comme nous le disons, c’est depuis toujours et pour
toujours qu’on n’en peut plus, depuis toujours qu’on résiste et pour toujours, alors cette résistance est une
profonde endurance, la constance d’un seuil ou d’un « dernier niveau ».
Mais il est non moins évident que le corps n’en peut plus de ce qu’il se fait subir du dedans. Car ces
mêmes formes passent au-dedans, s’imposent au-dedans dès lors que se crée un agent pour les agir. Alors le
rapport change de nature ; il cesse de mettre à l’épreuve la résistance du corps dans le dressage, il le transforme
dans un assujettissement. Comme le dit Nietzsche, il lui crée une âme : « Tous les instincts qui ne se libèrent
pas vers l’extérieur, se retournent vers le dedans – c’est ce que j’appelle l’intériorisation de l’homme : voilà l’origine de
ce qu’on appellera plus tard son ‘‘âme’’. Tout ce monde du dedans, si mince à l’origine, et comme tendu entre
deux peaux, s’est développé, amplifié, acquérant profondeur, largeur, hauteur à mesure qu’on empêchait
l’homme de se libérer vers l’extérieur7 ». On voit précisément ce qui se passe : c’est en entravant la puissance
des instincts, en les retournant contre eux-mêmes qu’on peut créer une âme qui deviendra l’agent de cette
intériorisation. Si Nietzsche montre comment on crée une âme pour le corps, inversement Deleuze et Guattari
montrent comment on crée un corps pour cette âme. Suivant une inspiration d’Artaud, ils soulignent justement que
l’agent construit, dans le corps, un organisme qu’il peut se subordonner : « Le Jugement de Dieu, le système du
jugement de Dieu, le système théologique, c’est précisément l’opération de Celui qui fait un organisme, une
organisation d’organes qu’on appelle organisme […]. Tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras
ton corps – sinon tu ne seras qu’un dépravé […]. Tu seras sujet, et fixé comme tel, sujet d’énonciation rabattu
sur un sujet d’énoncé – sinon tu ne seras qu’un vagabond8 ». On retrouve ici deux domaines dans lesquels la
puissance du corps est soumise aux actes de l’agent qui se forme en lui : organisation et subjectivation. Là où
le corps exprime une puissance propre, c’est dans sa résistance à ces formes venues du dehors et qui
s’imposent au-dedans pour l’organiser et lui imposer une « âme ». Le corps souffre d’un « sujet » qui l’agit –
qui l’organise et le subjective. En d’autres termes, il s’agit non seulement de rendre malade notre corps, mais
de nous rendre malade de cette maladie, comme si la maladie devait se redoubler en nous. Tel est le système
du jugement de Dieu, suivant la formule que Deleuze et Guattari empruntent à Artaud. Car la véritable
maladie, ce n’est pas d’être malade, c’est d’avoir, pour en sortir, des remèdes qui appartiennent encore à la
maladie9.
6 Gilles Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 1993, p. 154.
7 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, II, § 16, in Œuvres Philosophiques complètes, t. VII, trad. fr. de I. Hildenbrand et
J. Gratien, Paris, Gallimard, 1971, p. 275-276 (en italique dans le texte).
8 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 196197. Deleuze et Guattari invoquent une troisième forme d’assujettissement du corps : l’interprétation.
9 C’est déjà ce que disait Nietzsche lorsqu’il analysait le cas Socrate dans Le Crépuscule des Idoles, « Le problème Socrate », §
11 : « De la part de philosophes et de moralistes, c’est s’abuser que croire échapper à la décadence du seul fait qu’on
prend parti contre elle. Il n’est pas en leur pouvoir d’y échapper : ce qu’ils choisissent comme moyen, comme planche de
salut, n’est en fin de compte également qu’une manifestation de décadence ».
Que le corps s’organise et se subjective sous l’autorité du système du Jugement, Nietzsche le montre
quand il décrit la manière dont le prête juif, puis le prêtre chrétien, transforment la douleur en maladie et la
maladie en mal. Transformer la maladie en mal, c’est leur remède, mais un remède qui appartient encore à la
maladie, qui la renforce pour la rendre coextensive à la vie même. La religion a pour fonction essentielle de
faire de la maladie la condition même de la vie. Comme le souligne Barbara Stiegler dans une profonde étude sur
Nietzsche et la biologie, la religion « interprète la douleur comme mal et nous rend malade de notre
souffrance. À celui qui souffre, le prête répond : tu souffres parce que tu es coupable (tu as mal parce que le
mal est en toi) et tu dois continuer à souffrir pour te punir toi-même (d’avoir ce mal en toi)10 ». L’invention de
la culpabilité chez les Chrétiens a pour but de rendre le malade encore plus malade. Tout est pensé dans le
christianisme à partir d’un corps martyr qui prend sur lui les souffrances sans aucune réaction, ni
extériorisation, même différée. Dès lors, la souffrance devient sacerdoce, mission, fardeau. Le Christ est bien
l’homme malade, entouré de malades compatissants11. C’est la révélation tardive que connaît le Christ de D.H.
Lawrence devant la prêtresse égyptienne : « Je leur ai demandé à tous de me servir avec leur chair morte à
l’amour, et, en fin de compte, je ne leur ai donné qu’un amour de cadavre. Voici, ceci est mon corps. Prenez et
mangez mon cadavre. J’ai été mis à mort, mais je me suis prêté au meurtre12 ». De la croix comme table de
dissection. Tout se passe comme si ce n’était ni Judas ni Rome qui avaient tué Jésus, mais bien ses premiers
fidèles, c'est-à-dire en somme le christianisme à venir. Jésus est comme la première victime du système du
jugement chrétien. Tout culmine donc, suivant l’expression de Lawrence, dans une « maladie de la mort ».
« Mais à l’époque dont je parle c’en est fini de cette vie active, je ne bouge ni ne bougerai
jamais plus, à moins que ce ne soit sous l’impulsion d’un tiers. En effet, du grand
voyageur que j’avais été, à genoux les derniers temps, puis en rampant et en roulant, il ne
reste plus que le tronc (en piteux état), surmonté de la tête que l’on sait, voilà la partie de
moi dont j’ai le mieux saisi et retenu la description. Quoique je ne sois pas exactement en
règle, la police me tolère ».
Beckett
Il semble donc que le corps, loin du système de la cruauté propre au dressage, n’ait plus le choix
qu’entre une maladie (qui prend la forme du ressentiment13) et une anesthésie qui est en est le revers, la
« narcose » dont parle Nietzsche au sujet du christianisme. La vie comme interminable neurasthénie, quand le
bonheur devient « essentiellement narcose, engourdissement, repos, paix, ‘‘sabbat’’, détente de l’âme et
10 Cf. Barbara Stiegler, Nietzsche et la biologie, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2001, p. 117. Les analyses que nous faisons
de Nietzsche, ainsi que certaines des citations que nous utilisons, doivent beaucoup à ce remarquable ouvrage.
11 D. H. Lawrence, L’Homme qui était mort, trad. fr. J. Dalsace et D. La Rochelle, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire »,
1970. Les paroles de Christ de Lawrence à propos de ses disciples : « J’ai essayé de les contraindre à vivre, alors ils m’ont
contraint à mourir. Il en est toujours ainsi là où il y a contrainte » (Ibid., p. 90-91).
12 Ibid., p. 166-168.
13 Cf. L’importante phrase de Nietzsche dans Ecce homo, § 6 : « Être malade, c’est déjà une sorte de ressentiment »
relâchement du corps en un mot, passivité14 ». Conserver et redoubler la souffrance dans la maladie ou se
rendre insensible, « anesthésique ». Rendre la vie malade ou la dévitaliser, telle est l’alternative, qui, dans les
deux cas, ôte toute sa puissance au corps et la transfère à l’agent, à une « âme » qui n’est rien d’autre
finalement que le symptôme de cette maladie durable. Et souvent les deux s’associent, c’est en même temps
qu’on est malade de la vie et insensible à ses propres souffrances. Bien plus, on se rend malade parce qu’on
n’accède plus à ses propres souffrances. Et c’est justement tout le paradoxe : rendre la vie malade pour la
séparer de sa souffrance. Tout le problème consiste alors à trouver une santé dans la souffrance : être sensible
à la souffrance du corps sans se rendre malade. Il me semble que c’est la même question chez Nietzsche et
Deleuze : que la souffrance ne soit plus une maladie, qu’elle devienne un moyen vers la santé (non-médicale)
et vers un salut (non-théologique). Pour cela, il faut repartir de la question de la souffrance et redemander :
que peut un corps ? Qu’est-ce qu’un corps qui souffre ?
La première chose, c’est que la souffrance n’est pas un état particulier du corps. Souffrir est la condition
première du corps. Souffrir est la condition d’être exposé au-dehors. Un corps souffre de son exposition à la
nouveauté du dehors ; autrement dit, il souffre d’être affecté. Comme le dit Deleuze, un corps ne cesse d’être
soumis à l’irruption continuelle de rencontres, rencontre avec la lumière, avec l’oxygène, avec les aliments,
avec les sons, les mots coupants, etc. Un corps est d’abord rencontre avec d’autres corps. On comprend
pourquoi Deleuze définit la sensation comme une synthèse passive par laquelle le corps rencontre des forces
agissant sur lui. C’est la différence elle-même, l’Inégal ou le déséquilibre de la différence elle-même, la
répartition des singularités au sein d’un corps qui les supporte à peine, qui crée son équilibre à partir de cet
Inégal. Pour reprendre les termes de Nietzsche, on peut dire aussi bien que le corps est « originairement la
souffrance de l’impression et la reconnaissance d’une puissance étrangère15 ». Et, comme le rappelle Barbara
Stiegler, Nietzsche étudiera de près les biologistes de son époque qui définissent le vivant comme irritation ou
excitation, c'est-à-dire non pas comme spontanément actif, mais originairement passif. On peut bien dire que
les philosophies de Nietzsche et de Deleuze sont des philosophies de la joie, de l’affirmation, mais cela est
inséparable d’une pathologie du corps, de l’affrontement d’un dehors que nous assimilons et dont on se rend
maître (Nietzsche) ou que nous tentons d’égaler en l’enveloppant (Deleuze). Il y a une pathologie originaire,
une passivité première et fondamentale du corps.
Autrement dit, la question : que peut un corps ? n’est possible et n’a de sens que sur fond de cette
souffrance première. Le christianisme le sait bien, qui nous rend malades de ne pas agir cette souffrance. Car
la question est : que peut le corps face à cette souffrance qui est sa condition même ? Ou si l’on préfère :
comment un corps devient-il actif ? La première condition, on l’a vu, consiste à sentir cette souffrance, le « Je
sens » qui est un « Je n’en peux plus » puisque cette exposition au-dehors est insupportable. Le corps doit
d’abord supporter l’insupportable, vivre l’invivable. C’est le sens du « Corps sans Organes » chez Deleuze :
14 Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, I, § 10, op. cit.
que le corps passe par des états non-viables pour lui-même, comme l’embryon qui passe par des états de
torsion, de plissement qu’un organisme développé ne supporterait pas16. Tous les textes sur le Corps sans
organes sont, au fond, des textes d’embryologie. Il y a chez Deleuze une véritable embryologie transcendantale : le
corps comme œuf17. Alors comment supporter l’insupportable ? Comment vivre l’invivable (c’est-à-dire
comment se faire un Corps sans organes ?) – ce qui est, bien évidemment une autre manière de demander :
que peut un corps ?
La réponse est double.
Tout d’abord, il est évident que le corps doit monter des mécanismes de défense. C’est la naissance de
la douleur, chez Nietzsche18. Nous interprétons défensivement ces expositions comme autant de douleurs :
« L’excitation la plus violente n’est pas en elle-même une douleur : mais dans cet ébranlement que nous
ressentons, le centre nerveux projette la douleur à l’endroit de l’excitation. Cette projection est une mesure
défensive et de protection ». Notre corps se protège contre les blessures qu’il subit, tantôt par fuite, tantôt par
insensibilisation, tantôt par immobilisation (faire le mort), bref par des processus de fermeture, de clôture. Le
corps ne peut plus supporter certaines expositions (se rendre imperceptible, chez Deleuze, participe de ces
mécanismes de défense). D’une certaine manière, on retrouve ici la résistance ou l’endurance que manifestait
le corps contre les mécanismes de dressage. Mais ces indispensables processus de défense contre la souffrance
doivent être inséparables d’une exposition à la souffrance, qui augmente la puissance d’agir des corps.
Nietzsche dit que nous subissons des excitations. Mais, comme le dit Barbara Stiegler, « les excitations dont il
parle ne sont pas des objets que l’on maîtrise, qui nous laissent indemne. Ce sont des blessures qui nous
affectent au plus profond de nous-mêmes et qui nous donnent notre puissance d’assimilation ». Elle cite
ensuite un texte très important de Nietzsche : « Accroissement de la puissance là où a lieu une abondance de
blessures les plus subtiles par lesquelles augmente le besoin d’appropriation19 ». L’appropriation vient du fait que
le corps ne supporte pas la blessure, qu’il n’en peut plus. La puissance du corps (ce qu’il peut) se mesure à son
exposition aux souffrances ou aux blessures. Mais Nietzsche dit bien : les blessures les plus subtiles. Cela veut dire
que l’exposition du corps se fait à l’intérieur des mécanismes de défense qu’il a bâti d’abord et qui protègent
des blessures les plus grossières. Subtil ne veut pas dire ici léger ou bénin, au contraire. Cela veut dire que les
défenses opèrent suffisamment pour que j’ai accès à la profondeur et à la violence d’une blessure subtile — ou
inversement, que j’ai accès à la subtilité que recèle une blessure grossière. « Vous êtes trop grossiers à mes
15 Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 36.
16 Cf. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1968, chap. IV, p. 277 : « Les prouesses et le
destin de l’embryon, c’est de vivre l’invivable comme tel, et l’ampleur de mouvements forcés qui briserait tout squelette
ou rompraient les ligaments ».
17 En ce sens, la découverte du « Corps sans Organes » est déjà présente à travers les textes sur l’embryon dans Différence
et répétition, notamment p. 283-284.
18 Sur ce point, voir Barbara Stiegler, op. cit., p. 35-36. Et Didier Franck, l’importante analyse du chatouillement chez
Nietzsche, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1998, p. 202-207.
yeux : vous ne savez pas être anéantis en vivant de petites expériences20 ». Celui qui voit dans la blessure
subtile quelque chose sans importance est précisément celui qui ne sent déjà plus rien, « qui a érigé un système
de défense qui l’empêche de saisir la variété des affections en les réduisant à une réponse uniforme21 ». C’est
lui qui nous renvoie toujours vers les blessures les plus grossières, en ironisant sur la subtilité de nos blessures,
sur notre trop grande sensibilité ou délicatesse, en disant que ce n’est pas grand-chose, qu’il y a des choses plus
graves dans la vie. C’est là que s’exerce justement la force des faibles, ceux qui sentent le moins possible parce
qu’ils se sont déjà séparés de leur sensibilité, encore pieux.
Il faut suivre ici ce que dit Barbara Stiegler sur le paradoxe de la faiblesse du fort. Ce qui fait la faiblesse
du fort, c’est qu’il s’efforce de préserver et même d’augmenter sa vulnérabilité en contrôlant son degré
d’exposition aux blessures du dehors ; tout en se protégeant des agressions les plus grossières, il peut s’ouvrir
aux blessures les plus subtiles : « Se défendre de ce qui est étranger, ne pas laisser agir l’excitation comme une
force formatrice, lui opposer une peau dure, un sentiment hostile : pour la plupart, c’est une nécessité vitale
pour leur conservation. Mais en matière de morale, la libre largeur de vue atteint sa limite là où l’on ne ressent
plus l’excitation de l’étranger comme une irritation stimulante, mais seulement comme un préjudice22 ». Et ce
mouvement se retrouve chez Deleuze, encore accru peut-être : son stoïcisme réclame de se montrer à la
hauteur de l’événement. Il faut égaler l’inégal de la différence (ce qui ne veut pas dire l’égaliser), égaler ce qui
nous arrive. C’est toute la question : comment être à la hauteur du plus subtil ou du plus bas, à la hauteur du
protoplasme ou de l’embryon, être à la hauteur de sa fatigue au lieu de la surmonter dans un durcissement
volontariste, bref être à la hauteur du Corps sans organes, embryon ou larve. Etre fort consiste d’abord à être
à la hauteur de sa faiblesse. « On ne creuse des espaces, on ne précipite ou ne ralentit des temps qu’au prix de
torsions et de déplacements qui mobilisent, compromettent tout le corps. […] Il y a donc bien des acteurs et
des sujets, mais ce sont des larves, parce qu’elles seules sont capables de supporter les tracés, les glissements et
rotations. […] Et il est vrai que toute Idée fait de nous des larves. […] Les larves portent les Idées dans leur
chair23 ». Il n’est donc plus question de se faire sujet ou « agent », mais au contraire de re-devenir « larve »
suivant une étrange involution créatrice dont se réclame Deleuze. On se trouve bien là en présence d’un corps
sans agent à la limite.
Nous ne sommes pas sortis du paradoxe de départ : d’un côté, un « Je n’en peux plus » (de tout ce dont
je dois me défendre, de ce que mon corps subit et me fait subir), de l’autre un « Je sens » (au sens où l’on
s’ouvre à tout ce qui advient sous le régime du subtil). Se fermer pour s’ouvrir est le paradoxe de la prudence,
énoncé par Nietzsche et par Deleuze. Mais ce paradoxe est d’abord celui du rapport entre notre réceptivité et
19 Barbara Stiegler, op. cit., p. 72. Il s’agit des Fragments posthumes, 1883, 7 [95].
20 Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes, vol. IX, 1882-1884, 5 [1] 253.
21 Barbara Stiegler, op. cit., p. 75.
22 Cité par Barbara Stiegler, op. cit., p. 40. Il s’agit de Fragments Posthumes, 1883 7 [195].
23 Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., chap. IV, p. 283.
notre spontanéité qui, toutes deux ensembles et inséparablement, témoignent de ce que peut un corps. C’est le
propre de ceux que Nietzsche appelle les hommes supérieurs : « Les hommes supérieurs souffrent le plus de
l’existence – mais ils ont aussi les plus grandes forces de résistance24 ». Le « je n’en peux plus » n’est donc pas le
signe d’une faiblesse de la puissance, mais exprime au contraire la puissance de résister du corps. Tomber, rester
couché, boiter, ramper sont des actes de résistance. C’est même pourquoi toute maladie du corps est en même
temps la maladie d’être agi, la maladie d’avoir une âme-sujet, pas forcément la nôtre, qui agit notre corps et le
soumet à ses formes.
« Tiens, c’est une idée, encore une, j’arriverai presque peut-être, à coups de mutilations,
d’ici une quinzaine de générations d’homme, à faire figure de moi, parmi les passants ».
Beckett
24 Friedrich Nietzsche, Fragments Posthumes printemps-automne 1884, in Œuvres philosophiques complètes, vol. X, p. 67.