XXVI 2014
SICANIA
university press
SB I 4424 ET LES ARCHIVES D’HÈRONINOS
Le lot de documents grecs acheté par Carl Wessely à Paris en 1904
et conservé pour l’essentiel à la Bibliothèque Nationale de Prague1 inclut un noyau important appartenant aux archives d’Hèroninos2. Dès
1906, Wessely révélait au public le contenu de l’un des papyrus tiré de
ce noyau, papyrus d’autant plus précieux qu’il permettait pour la première fois d’établir une date sûre pour un élément de l’ensemble archivistique3. La pièce en question – aujourd’hui P. Wessely Pragenses inv.
Gr. I 52 F 1 – porte en effet au verso une lettre adressée à Hèroninos le
1
Sur la collection réunie par Wessely, cfr. R. PINTAUDI, «Introduzione», P. Prag. I,
pp. 3-7 (avec renvoi à la bibliographie antérieure); pour une réévaluation du travail accompli
par Wessely sur sa collection, cfr. maintenant R. PINTAUDI, A Wessely quel che è di Wessely,
«An.Pap.» 25 (2013), pp. 279-306.
2
Sur les archives d’Hèroninos, cfr. D. RATHBONE, Economic Rationalism and Rural
Society in Third-Century A.D. Egypt. The Heroninos Archive and the Appianus Estate,
Cambridge 1991. Pour rappel, on désigne de cette manière l’ensemble des papiers relatifs au domaine dont un dénommé Appianos, vers le milieu du IIIp, est propriétaire dans
le Fayoum. Alypios administre les biens d’Appianos depuis Arsinoé; sous ses ordres, un
intendant (φροντιστής) supervise les activités dans chacun des secteurs (φροντίδες) que comporte le domaine: p. ex., Eirènaios, dans le secteur d’Évhéméria, ou Hèroninos, dans le
secteur de Théadelphie. L’épouse d’Appianos, Aurelia Dèmètria, est la fille d’un autre grand
propriétaire de la région, Posidônios; des éléments de l’ancien domaine de Posidônios sont
passés par héritage parmi les biens de son gendre.
3
C. WESSELY, Die Abfassungszeit der Korrespondenz des Heroninos, «Anzeiger
der Österreichischen Akademie der Wissenschaften in Wien. Philosophisch-historische
Klasse» 1906, pp. 36-42, part. pp. 41-42. D. RATHBONE, The First Acquisition: The Archive
of Heroninos, in G. BASTIANINI-A. CASANOVA (edd.), 100 anni di istituzioni fiorentine per la
papirologia. Atti del Convegno internazionale di studi. Firenze, 12-13 giugno 2008, (Studi
e Testi di Papirologia N.S. 11), Firenze 2009, pp. 17-29, part. pp. 28-29, attire l’attention
sur le fait que rien dans l’article de 1906 ne trahit la présence massive, dans la collection de
l’auteur, de documents appartenant aux archives d’Hèroninos; la lettre est éditée comme un
élément isolé.
224
ALAIN MARTIN
12 Choiak de l’an 1 de Macrien et de Quiétus, soit le 8 décembre 260p.
Le texte, auquel Wessely devait encore faire allusion en 19304, a immédiatement retenu l’attention des spécialistes. L’année même de sa publication, Girolamo Vitelli formulait de premières retouches, proposant
notamment d’identifier l’expéditeur de la lettre avec Hôriôn5, attesté
vers 260p comme φροντιστής en charge du secteur de Dionysias, dans le
domaine d’Appianos6. Le document fut réédité in extenso en 1910 sous
le sigle P. Flor. II 224*, à la suite de pièces du même genre. En 1946, Ladislav Varcl en reprit l’examen dans la première des contributions qu’il
consacra au fonds Wessely7. La copie établie par le savant tchèque fut
reproduite en 1958 comme SB VI 9063: c’est cet état du texte qui fait
encore autorité pour le verso.
1. Le texte du recto, selon l’édition de Wessely
Le recto du papyrus, pourtant divulgué par Wessely en même temps
que le verso, n’a pas suscité le même intérêt. Le texte édité en 1906 et répété
sans modification sous le sigle SB I 4424 se présente comme suit8.
4
C. WESSELY, Quelques pièces récemment publiées de ma collection papyrologique,
«CdÉ» 6 (1931), pp. 367-369, part. p. 369, mentionne un «papyrus du règne de Macrin
et Quiète (251 après J.-C.) [sic] qui nous permet de dater exactement la correspondance
d’Héroninos». Un an avant son décès, Wessely lève enfin le voile sur sa collection personnelle devant une assemblée de papyrologues; je renvoie sur ce point à ma communication,
Charles Wessely à la «Semaine égyptologique» de Bruxelles, in: Actes du XXVIIe Congrès
International de Papyrologie, Warszawa 2013 (à paraître).
5
G. VITELLI, «Aggiunte e correzioni», P. Flor. I, pp. IX-X; l’identification n’a plus été
mise en doute dans les éditions ultérieures du texte.
6
Sur Hôriôn, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 73, n° 12, où il est renvoyé à notre document sous le sigle P. Prag. Varcl I 12 verso.
7
L. VARCL, Z Heroneinovy korespondence. (Předběžné vydání ze sbírky Papyri
Wessely Pragenses), «Listy Filologické» 70 (1946), pp. 273-286 [= P. Prag. Varcl I], part.
pp. 285-286, n° 12; cfr. les remarques de J. BINGEN, «CdÉ» 24 (1949), pp. 148-150, part.
p. 149.
8
Je dois à l’amitié de Rosario Pintaudi d’avoir pu examiner le papyrus à Prague, en
juin 2012; je remercie Mme Miroslava Hejnová de m’avoir autorisé à reproduire la photographie réalisée en cette occasion.
SB I 4424 et les archives d’Hèroninos
225
– – – – –
Αἰωνι [βο]υκόλ̣[ῳ
2 ἐμοὶ ἔρ[ι]α
/ πραγματικῷ [
4
κτη[
Φανινουθις [
6
φοίνικ-(ες) α[
εἰς στέγα[σμα
8
δ̣ο̣κ̣ιων [
ὄνοις καὶ ὀνελ[άταις
Wessely avait déjà compris
que le document offre les restes
d’un compte (en argent); à en juger
par l’alignement, cinq postes sont
distingués9. Dominic Rathbone
a défini le texte comme «a fragment of an account probably of
miscellaneous
expenditure»10.
L’interprétation ainsi esquissée
trouverait un parallèle formel approximatif dans les comptes dressés mensuellement par Eirènaios
et Hèroninos pour leurs φροντίδες
respectives, dans le domaine d’Appianos, en particulier dans le λόγος ἀργυρικός qui y est chaque fois inclus11.
9
WESSELY, Die Abfassungszeit, cit., p. 41: «Dieses Recto enthält folgende Posten
einer Rechnung…». Étant donné la nature des dépenses enregistrées aux ll. 6-8, on peut
préciser sans risque que le compte était établi en argent; des sommes exprimées en drachmes
figuraient sans doute dans les lacunes de droite.
10
RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 365. L’auteur inclut notre fragment,
désigné sous le sigle P. Prag. Varcl I 12 recto, dans un groupe défini comme suit: «Other
accounts of cash which come from the Appianus or a related estate and which may have
been drawn up by a phrontistes, though they may derive from the central administration»
(p. 365); cfr. p. 417.
11
En général, sur les comptes mensuels dans les archives d’Hèroninos, cfr. RATHBONE,
226
ALAIN MARTIN
Mais sur deux points au moins la typologie de notre compte s’écarte de ce
modèle: dans les pièces établies par Eirènaios et Hèroninos, les dépenses
«diverses», comme celles des ll. 6-8, ne sont pas associées aux salaires des
employés12; j’ajoute que l’intendant y est mentionné systématiquement en
premier lieu, avant les autres salariés, à la différence de ce qui s’observe aux
ll. 1-213.
Ces difficultés s’estompent si l’on considère une autre pièce comptable présente dans les archives d’Hèroninos, P. Laur. I 11 recto, col. II,
16-2014, qui affiche une typologie propre15. Il s’agit là d’un compte mensuel
en argent établi par le φροντιστής Euporos pour le secteur de l’ἐποίκιον de
Pset, dans le domaine de Posidônios, à un moment où celui-ci est déjà passé
entre les mains d’Aurelia Dèmètria16; au verso, en remploi, se lit un compte
rédigé par Hèroninos. Les lignes du recto que je reproduis ci-dessous appartiennent à la section relative aux salariés (ὀψωνιασταί).
16
18
20
Ὀψωνιαστῶν ὁμοίως·
Πτόλλις βουκόλ(ῳ) ὑπ(ὲρ) τοῦ μη(νὸς)
Πανεσάτις ταυρελ(άτῃ) ὁμοίως
ἐμοὶ Εὐπόρῳ ὁμοίως
τειμ(ῆς) (l. τιμῆς)17 ἐλαίου τοῖς καμηλ(άταις) …
(δραχμαὶ) ξδ
(δραχμαὶ) νβ
(δραχμαὶ) μ
Economic Rationalism, cit., pp. 335-359; C. FERRO, I rendiconti dell’archivio di Heroneinos,
«An.Pap.» 6 (1994), pp. 37-51. Pour se faire une idée de ces rouleaux comptables, on peut se
reporter au fragment reproduit dans un appendice du livre de RATHBONE (pp. 426-455) et réédité par R. PINTAUDI-D. RATHBONE, Brutta copia di un conto mensile di Heroneinos del giugno
253 d.C., «An.Pap.» 1 (1989), pp. 79-144 (= SB XX 14197).
12
Dans les comptes dressés par Eirènaios et Hèroninos, les salaires stricto sensu
sont réunis dans la section initiale des λόγοι ἀργυρικοί; les rémunérations des travailleurs
occasionnels et les dépenses diverses («other miscellaneous expenditure», dans la terminologie de RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 346), sont consignées plus loin, après les
sommes dépensées pour l’achat de papyrus et le paiement des taxes.
13
Cette observation anticipe sur ma lecture du passage, qui diffère de celle de Wessely: Ἐρε̣ῦ(τι) (?) au lieu de ἔρ[ι]α; cfr. infra, comm. à la l. 2.
14
Mon attention a été attirée sur cette référence par Naïm Vanthieghem, qui a formulé d’autres observations ingénieuses à la lecture des premières ébauches de ma contribution; je le remercie chaleureusement.
15
RATHBONE, Economic Rationalism, cit., pp. 355-357, met en évidence la typologie
particulière à laquelle répond P. Laur. I 11 recto et les divergences que celle-ci présente par
rapport aux comptes établis par Eirènaios ou Hèroninos.
16
Sur Euporos, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 75, n° 26; à propos du
domaine de Posidônios, beau-père d’Appianos, cfr. supra, n. 2.
17
Le génitif de l’editio princeps s’inspire, je suppose, de P. Laur. I 15, 12, mais le mot
SB I 4424 et les archives d’Hèroninos
227
Les points de convergence entre ces lignes et le compte édité jadis
par Wessely me paraissent cette fois suffisamment nombreux pour que
la même interprétation et la même provenance, ainsi qu’une chronologie
proche, puissent être adoptées pour les deux textes. Je suggère donc de
reconnaître dans P. Wessely Pragenses inv. Gr. I 52 F 1 recto un fragment
d’un λόγος ἀργυρικός enregistrant les salaires versés à différents employés
au cours d’un mois donné; il émanerait de l’un des secteurs du domaine de
Posidônios ou de sa fille et aurait été dressé vers 222p, 226p ou 242p, selon la
chronologie adoptée pour P. Laur. I 11 recto18.
D’après Rathbone, les comptes mensuels étaient dressés une fois par
an: les brouillons des comptes, écrits de manière cursive, avec des ratures,
étaient conservés dans les archives des φροντίδες; des copies mises au net,
dans une écriture plus soignée, étaient expédiées vers les bureaux centraux,
à Arsinoé19. L’écriture de notre recto, déliée et bien droite20, plaide, me
semble-t-il, en faveur de l’hypothèse d’un exemplaire mis au net. Un rapprochement supplémentaire se dessine ainsi avec P. Laur. I 11 recto, pour lequel Rathbone a admis qu’il s’agissait, selon toute vraisemblance, d’une copie finale adressée à l’administration centrale21, à la différence de la plupart
des comptes établis par Eirènaios et Hèroninos, qui sont des brouillons22.
Les deux rouleaux comptables du domaine de Posidônios, P. Laur. I 11
recto et P. Wessely Pragenses inv. Gr. I 52 F 1 recto, auraient connu une destinée parallèle: mis au net dans leurs φροντίδες respectives, ils auraient séjourné quelque temps (quelques années, voire quelques décennies?) dans les bureaux centraux d’Arsinoé avant d’être renvoyés (en 260p ou peu avant, dans
le cas de notre fragment), en vue de leur remploi, vers les secrétariats de deux
φροντίδες (la φροντίς de Dionysias, dans notre cas, à en juger par l’identité
apparaît en général au nominatif dans les comptes d’Hèroninos: p. ex., P. Laur. I 11 verso, 2; 13.
18
Sur la date de P. Laur. I 11 recto, qui mentionne l’an 5 d’un empereur non nommé,
cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 49, n. 12; les années 248p et 258p étaient envisagées dans l’editio princeps.
19
Cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., pp. 336-338.
20
Je la comparerais notamment à la 1re main de P. Flor. II 141, une lettre d’Alypios à
Hèroninos, datée du 10 novembre 264p.
21
RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 357: «They [i.e. P. Laur. I 11 recto et un
autre document] seem to be fragments of the final fair copies submitted, subsequently torn
up and reused on the back».
22
C’est le cas notamment de SB XX 14197, déjà mentionné.
228
ALAIN MARTIN
de l’expéditeur de la lettre écrite au verso)23. À cette occasion, les rouleaux
auraient été débités en coupons indépendants, en vue de leur réutilisation.
2. Une suggestion (mal comprise) de Varcl
Avant d’aborder le commentaire ligne à ligne, je crois utile d’examiner de manière détaillée le seul point qui, jusqu’à ce jour, ait suscité une
discussion dans l’établissement du texte de notre compte. Dans l’introduction à sa réédition de P. Wessely Pragenses inv. Gr. I 52 F 1 verso, Varcl
s’est contenté de renvoyer, pour le recto, au texte fourni par Wessely. Il
formulait une seule remarque personnelle: «ř. 5. φανινουθ (= φαμενώθ) β’,
nikoli φανινουθις, jak čte Wessely», «l. 5. φανινουθ (= φαμενώθ) β’, et non
φανινουθις, comme lit Wessely»24. Varcl ne contestait donc, dans la copie
de Wessely, que la lecture d’un mot, plus exactement des deux dernières
lettres d’un mot: au lieu de Φανινουθις, interprété comme un nom propre
dans l’index de SB I25, il conviendrait de lire Φανινουθ β’, en voyant dans
Φανινουθ une faute pour Φαμενώθ: soit le 2 Phaménôth (25 ou 26 février).
La remarque de Varcl est passée inaperçue pendant plus de trois décennies, jusqu’à ce que Růžena Dostálová et Ladislav Vidman en donnent
un compte rendu – doublement erroné! – dans un bilan consacré à la collection de Prague: «Varcl, LF 70, 1946, 285 hat Φανινοῦθις in Z. 5 zu Φαμενὼθ
ιϛ korrigiert»26. En réalité, Varcl n’avait pas corrigé, mais seulement réinterprété la séquence Φανινουθ; il avait bien proposé, en revanche, de modifier en β’ la finale -ις. C’est malheureusement à la version de Dostálóva et
Vidman que la Berichtigungsliste a fait écho, «Φανινοῦθις → Φαμενὼθ ιϛ»:
soit le 16 Phaménôth (12 mars)27.
23
Sur les divers types de remploi dans les archives d’Hèroninos, cfr. RATHBONE,
Economic Rationalism, cit., pp. 10-13. L’auteur note que des papiers relatifs à la gestion du
domaine de Posidônios ont été réutilisés par l’administration du domaine de son gendre
Appianos (p. 13).
24
VARCL, Z Heroneinovy korespondence, cit., p. 285.
25
SB II, p. 309, d’où le nom est passé dans NB, col. 455. Telle était assurément déjà,
de manière tacite, l’interprétation de Wessely.
26
R. DOSTÁLOVÁ-L. VIDMAN, Der heutige Stand der Sammlung Papyri Wessely
Pragenses, «Eirene» 20 (1983), pp. 101-109, part. p. 109, n. 21.
27
BL VIII 309. Le texte ainsi corrigé a pris place, comme il est normal, dans la Duke
Databank.
SB I 4424 et les archives d’Hèroninos
229
Un retour à l’original s’impose. La lecture Φανινουθ- paraît assurée.
Ensuite, une hésitation est légitime, en particulier en ce qui concerne la
dernière lettre: -ις, proposé par Wessely, est tentant, mais il faut admettre
que l’on ne voit rien du sommet du ς (ou du ϛ, s’il fallait oser ιϛ); -ιο (avec
un petit ο, exécuté sous la forme d’une boucle suspendue) peut être envisagé, ainsi que -ιω (il ne resterait que la partie gauche de ω); β’, suggéré
par Varcl, ne peut être exclu du point de vue paléographique. Dans l’incertitude, je maintiens, en pointant la dernière lettre, la lecture de Wessely,
Φανινοῦθις̣. Bien qu’elle soit isolée dans les documents grecs d’Égypte,
cette forme peut être interprétée sans difficulté comme une variante du
nom Πανινοῦτις (-θις, -θης), bien attesté à l’époque romaine, y compris
dans le Fayoum28. Il n’y a pas lieu de chercher à transformer l’anthroponyme en un nom de mois. Une date précise, comme le 2 Phaménôth (ou le
16 Phaménôth, d’après Dostálóva et Vidman), ne serait d’ailleurs pas à sa
place dans le λόγος ἀργυρικός d’un compte mensuel: en effet, les dépenses
y sont calculées mois par mois, et non détaillées quotidiennement, comme
ce serait le cas dans un journal.
3. Notes critiques
Le point soulevé par Varcl étant réglé, je me propose de passer en revue les lectures de Wessely, ligne par ligne, et de commenter le texte, tâche
que l’éditeur n’avait pas entreprise29.
1. Αἰωνι [βο]υκόλ̣[ῳ: au-dessus de la lettre ω de Αἰῶνι (et touchant cette lettre), je
vois la chute verticale d’un ι ou un ρ (φ descendrait sans doute encore plus bas), appartenant à la ligne précédente; il faudra donc ajouter une ligne à la numérotation de Wessely.
La trace qui se voit en haut à gauche sur le papyrus appartient, à mon avis, plutôt à l’α
initial de Αἰῶνι qu’à une lettre de la ligne précédente. — Αἰών est un nom banal (davantage
aux IV-VIp qu’au IIIp, il est vrai)30. La chronologie n’interdit pas un rapprochement avec le
28
Trismegistos People <www.trismegistos.org/name/7287> recense 13 occurrences
du nom, toutes variantes confondues, pour l’ensemble de l’Égypte. Celles-ci se concentraient sur le Ip et le IIp; le IIIp peut maintenant y être ajouté. Sur les hésitations entre φ et π
dans la translittération grecque des noms égyptiens (de personnes et de mois), cfr. MAYSER,
Gramm., I 12, pp. 146; 149-150.
29
Sauf indication contraire, toutes les références citées ci-dessous se rapportent à des
comptes mensuels appartenant aux archives d’Hèroninos.
30
Trismegistos People <www.trismegistos.org/name/1730> recense 275 occurrences
pour les variantes grecques du nom.
230
ALAIN MARTIN
βουκόλος homonyme cité dans BGU II 618, col. II, 7 (nome Arsinoïte, 213/4p), en particulier si l’on retient une date haute, vers 222p, pour notre document31. — Wessely lisait
[βο]υκόλ̣[ῳ. Je vois sur le papyrus un élément du β initial, ainsi que la moitié supérieure du
petit ο qui suit, bien reconnaissable. À la fin de la ligne, λ est suspendu; le mot est donc
abrégé. J’édite β̣ουκόλ(ῳ). — Des bouviers figurent souvent en bonne place dans les
comptes établis, dans le cadre du domaine d’Appianos, par Eirènaios et Hèroninos, mais,
à ma connaissance, ils ne sont jamais mentionnés avant le φροντιστής (et ses proches collaborateurs), quels que soient leurs salaires respectifs: p. ex., SB XX 14197, col. II, 16-20.
Dans le parallèle invoqué à l’appui de l’interprétation générale, P. Laur. I 11 recto, col. II,
17-19, qui émane du domaine de Posidônios, un βουκόλος et un ταυρελάτης sont mentionnés avant le φροντιστής, apparemment dans l’ordre décroissant des salaires perçus. Sur ce
point, les typologies des λόγοι ἀργυρικοί dressés dans les deux domaines diffèrent de manière visible. — Avant la somme exprimée en drachmes, peut-être ὑπ(ὲρ) τοῦ μη(νός),
comme dans le parallèle, ou, si cette précision a déjà été fournie plus haut, dans la partie
perdue de la colonne, simplement ὁμοίως.
2. ἐμοὶ ἔρ[ι]α: Wessely reconnaissait ici une dépense, relative à une quantité de laine,
«pour moi», c.-à-d. au bénéfice du φροντιστής lui-même32. En fait, immédiatement après
ἐμοί, plutôt que le motif de la dépense, on attend le nom du φροντιστής, accordé au pronom:
p. ex., SB XX 14197, col. II, 16 ἐμοὶ Ἡρωνείνῳ (δραχμαὶ) μ. Paléographiquement, la lecture
ἔρ[ι]α fait d’ailleurs difficulté. Les deux premières lettres paraissent sûres, ερ-; puis, après un
caractère mutilé, je crois reconnaître υ; la lettre se termine par une petite boucle, dont
manque la moitié supérieure, prolongée par un trait horizontal, signe que le nom est abrégé
(ce qui n’est pas la règle dans nos archives, il est vrai, lorsqu’il est question d’un φροντιστής):
soit Ερυ( ). Aucun nom commençant par Ερ- ne figure pour le moment dans la liste des
intendants33. La prosopographie des archives d’Hèroninos offre toutefois une forme globalement compatible avec les restes que porte le papyrus: Ἐρεῦς34. J’édite donc, non sans hésitation: Ἐρε̣ῦ(τι). — À la fin de la ligne, une trace plutôt ronde, d’interprétation malaisée,
négligée par Wessely. Je propose ὁ̣[μοίως, sur le modèle à nouveau de P. Laur. I 11 recto, col.
II, 19 ἐμοὶ Εὐπόρῳ ὁμοίως (δραχμαὶ) μ. Après ὁ̣[μοίως, je restitue (δραχμαὶ) μ, soit 40
drachmes, cette somme paraissant stable dans les archives comme salaire mensuel de l’intendant, quelle que soit l’identité de ce dernier35.
3-4. / πραγματικῷ [ | κτη[: en éditant avec une minuscule le mot πραγματικῷ, dont la
lecture est assurée, Wessely indiquait qu’il reconnaissait le substantif désignant de façon
générique un fonctionnaire public dans une série de papyrus de l’époque romaine (surtout
des II-IIIp)36. Il est étonnant que le titre ne soit pas précédé du nom du fonctionnaire (il est
vrai que, plus loin, les âniers aussi resteront apparemment anonymes). — On peut imaginer
31
Sur la chronologie de notre document, qui dépend de celle du parallèle mis en
évidence, cfr. supra, n. 18.
32
RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 209, n. 45, fait écho à cette interprétation.
33
Pour une liste des φροντισταί, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., pp. 72-77.
34
Sur Ereus, enregistré comme oἰκέτης, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 94.
35
Sur le salaire des intendants, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 81.
36
Cfr. déjà PREISIGKE, Fachwörter, p. 144: «Staatsdiener, Beamter (im allgemeinen
Sinne)». Le mot est discuté dans P. Vet. Aelii 14, 31 comm. (222-250p), qui renvoie à la bi-
SB I 4424 et les archives d’Hèroninos
231
plusieurs restitutions autour de la séquence κτη[. Le mot le plus banal dans nos archives qui
commence de la sorte est sans doute κτῆμα, qui désigne une parcelle de terre clôturée, en
particulier un vignoble37. Une dépense aurait donc été engagée au profit d’un fonctionnaire
chargé d’une mission en rapport avec un κτῆμα. — La barre oblique en regard de la l. 3
pourrait être une marque de contrôle, sur le modèle des registres fiscaux. Deux traces
confuses à gauche du vacat initial de la l. 4, presque effacées, appartiennent sans doute à la
colonne précédente du compte.
5-8. Φανινουθις [ | φοίνικ-(ες) α[ | εἰς στέγα[σμα | δ̣ο̣κ̣ιων [: j’ai exposé plus haut les
motifs qui me conduisent à retenir la lecture Φανινοῦθις̣. L’emploi du nominatif ne gêne pas:
dans les comptes mensuels, les noms propres sont déclinés (indifféremment, semble-t-il) au
datif, comme il est normal pour le bénéficiaire d’un versement38, ou simplement au nominatif d’énonciation; le génitif n’est possible qu’en dépendance de la préposition ὑπέρ39. —
La rubrique introduite par le nom Φανινοῦθις̣ se développe sur trois lignes placées en εἴσθεσις. Ce dispositif invite à penser que trois dépenses distinctes sont ici enregistrées sous le
même poste, mais sans continuité syntaxique (dans la rubrique précédente, où il y a sans
doute continuité syntaxique, l’εἴσθεσις repousse κτη[ plus loin à droite). Il se peut que ces
dépenses soient sans rapport les unes avec les autres, en dehors du fait qu’elles font toutes
trois intervenir le dénommé Phaninouthis. Je ferais plutôt le pari d’un scénario unique, dont
je chercherais la clé dans l’expression εἰς στέγα[σμα, bien restaurée par Wessely. Le mot appartient à la famille de στέγη, «toiture, plafond, étage (d’une maison)»40. Le verbe στεγάζω
signifiant «couvrir», στέγασμα doit désigner tout type de «couverture». Le substantif ne se
rencontre que deux fois en Égypte, dans des lettres. Dans P. Cair. Zen. I 59053, 6-7 (257a), il
est utilisé à propos de bateaux dont l’équipement doit être complété; l’éditeur traduit στεγάσματα par «awnings», c.-à-d. «tentes, auvents»41. Le contexte est moins clair dans O. Bodl.
II 2467, 3-4 (IIp). La mention de δόκια, «(petites) poutres», confirme qu’il s’agit bien, dans
notre texte, d’une structure en bois. Geneviève Husson a déjà relevé l’association entre δόκια et στέγη dans Stud. Pal. XX 230, 10 (après 351p) τιμὴ δοκίων εἰς στέγην, «prix des poutres
pour le toit»42. Le papyrus nous renseigne d’ailleurs sur le matériau à utiliser: les poutres
seront réalisées en bois de palmier (φοῖνιξ). Wessely a bien vu que le mot était abrégé: après
κ, je distingue une petite boucle suspendue (plutôt qu’un petit ο) suivi d’un trait horizontal,
bliographie antérieure. À ma connaissance, le substantif n’est pas attesté dans les archives
d’Hèroninos.
37
Sur le sens de κτῆμα, cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 33.
38
La lecture Φανινουθίῳ, paléographiquement possible, pourrait être interprétée
comme un datif, doublon de Φανινούθει; en tout cas, je ne crois pas qu’il faille couper après
Φανινούθι pour mettre en évidence à tout prix un datif (-θι = -θει).
39
La préposition faisant défaut, la lecture Φανινούθιο[ς, envisageable du point de vue
paléographique, ne se recommande pas.
40
Cfr. G. HUSSON, Οἰκία. Le vocabulaire de la maison privée en Égypte d’après les
papyrus grecs, Paris 1983, pp. 257-267.
41
Cfr. WB, II, col. 483: «Bedachung, Dach, Sonnendach des Schiffes». Le mot avait
été restitué aussi dans PSI V 497, 5 (257/6a), mais cette hypothèse a été abandonnée entretemps; cfr. Pap. Lugd.-Bat. XXIA, p. 147.
42
HUSSON, Οἰκία, cit., p. 257.
232
ALAIN MARTIN
comme dans le nom Ἐρε̣ῦ(τι). Si le substantif était attesté suffisamment tôt, je proposerais
φοινικ(οδόκια), mais ses occurrences (une douzaine au total) se placent toutes au VIIIp. —
Les archives d’Hèroninos font plusieurs fois mention de travaux confiés à des charpentiers43; différentes essences de bois y figurent, dont le palmier44: p. ex., SB VI 9409, 5, col. II,
33-35 Κανώπῳ τέκ(τονι) κόψ[αντι … | κόπτων φοί(νικας) β [ … || τέκτων ποιῶν θύ[ραν. Le nom
de Phaninouthis était peut-être suivi aussi du mot τέκτων.
9. ὄνοις καὶ ὀνελ[άταις: ὀνελ[άταις, lu par Wessely, serait une faute pour ὀνηλ[άταις,
d’après la Duke Databank45. En réalité, les deux graphies sont attestées dans les papyrus46.
Sur l’original, je lis sans hésitation ὀνη[λάταις. — Comme les bouviers, les âniers sont souvent mentionnés dans les comptes mensuels: p. ex., SB XX 14197, col. II, 21-23. — La surface du papyrus étant abrasée dans ce secteur, il n’est pas impossible qu’une ligne entière
soit perdue. Les traces qui se voient à ce niveau à gauche appartiennent sans doute à la colonne précédente. La marge inférieure est conservée sur une hauteur de 2 cm au moins.
4. Réédition et traduction
En résumé, je propose de lire et de comprendre comme suit le fragment de λόγος ἀργυρικός présenté par Wessely. J’ajoute une ligne en tête du
document pour rendre compte d’une trace qui avait échappé à son attention; on notera en même temps que des restes infimes témoignent de la présence d’une colonne à gauche, précédant celle que Wessely avait transcrite.
P. Wessely Pragenses inv. Gr. I 52 F 1 recto (= SB I 4424)
(11,7 × 4,6 cm)
Prov.: Théadelphie (archives d’Hèroninos)
Or.: domaine de Posidônios, φροντίς d’Ereus (?)
Col. I
– – –
2
43
ca. 222p, 226p ou 242p
Fig. 1
Col. II
– – – – –
[][ - - Αἰῶνι β̣ουκόλ(ῳ) [ - - ἐμοὶ Ἐρε̣ῦ(τι) (?) ὁ̣[μοίως
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) μ]
Cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., pp. 168-169.
Cfr. RATHBONE, Economic Rationalism, cit., p. 217, n. 12.
45
Consultée en ligne le 8 août 2014: «9. l. ὀνηλ[άταις]».
46
Cfr. GIGNAC, Gramm., I, p. 243. Les deux orthographes, ὀνελάτης et ὀνηλάτης,
sont admises dans LSJ. Notons les formes ταυρελ(άτῃ) et καμηλ(άταις) dans P. Laur. I 11
recto, col. II, 18 et 20, cité plus haut.
44
SB I 4424 et les archives d’Hèroninos
4
6
8
10
2. ουκολ pap.
2
4
…
6
8
10
…
/ πραγματικῷ [ - - κτη[ - - Φανινοῦθις̣ [τέκτων (?) - - φοινικ( ) α[ - - εἰς στέγα[σμα - - δ̣ο̣κ̣ίων [ - - ὄνοις καὶ ὀνη[λάταις - - (une ligne perdue?)
marge
3. ερυ– pap.
233
]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
(δραχμαὶ) - - - ]
7. φοινικ– pap.
…
Pour Aiôn, bouvier …
Pour moi, Ereus (?), de même
/ Pour le fonctionnaire …
…
Phaninouthis, charpentier (?) …
palmier …
en vue de la couverture …
poutres …
Pour les ânes et les âniers …
(une ligne perdue?)
Bruxelles
… drachmes
… drachmes
40 drachmes
… drachmes
… drachmes
… drachmes
… drachmes
… drachmes
Alain Martin (
[email protected])
ABSTRACT
Re-edition with notes and translation of P. Wessely Pragenses inv. Gr.
I 52 F 1 recto (= SB I 4424), a fragment of a λόγος ἀργυρικός from the
‘Heroninos archive’ of the same type (and date?: ca. 222P, 226P or 242P) as
P. Laur. I 11 recto, in part. col. II, 16-20. The roll probably contained
monthly records of cash submitted to the central administration by a
ϕροντιστής of Posidonios’ estate.