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L'ordre des mots à la lecture des textes

2009

"Résumé : Qu'est-ce qui me retient de brouiller l'ordre des mots, d'attenter de cette manière à l'existence toute apparente des choses!" Cet appel de Breton formule un intérêt, partagé par de nombreux écrivains, pour les subtils effets énonciatifs, sémantiques et rythmiques liés aux variations de place dans l'énoncé. Historiquement ancrée dans les champs de la grammaire et de la rhétorique, la question de l'ordre des mots a été réinvestie par la linguistique selon différents paramètres : structuraux, topologiques, dynamiques. Les 27 articles qui constituent cet ouvrage proposent un éclairage nouveau en rapportant l'analyse syntaxique aux déterminations du texte littéraire, dans une perspective stylistique. Le critère traditionnel de l'écart à la norme laisse place au repérage d'agencements formels signifiants en contexte, dont la visée esthétique est étudiée dans un corpus diversifié. Sommaire : L'ordre des mots : fait de langue ou fait de style ? Histoire des genres et débats esthétiques Genèse textuelle : variantes et variations Points de vue et polyphonie (Dés)ordre(s) du discours contemporain"

Avant-propos MAÎTRE DE PHILOSOPHIE : On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour. MONSIEUR JOURDAIN : Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?— MAÎTRE DE PHILOSOPHIE : Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, IV Molière, Le Bourgeois Gentilhomme [1670] II, 4, Œuvres complètes, Gallimard, 1971, pp. 730-1. Cette scène fameuse est souvent reprise comme exemple de synchyse (voir notamment G. Molinié et J. Mazaleyrat, Vocabulaire de la stylistique, PUF, 1989, article « synchyse », et J.-C. Milner, Introduction à une science du langage, Éditions du Seuil, 1989). Rien ne sert de modifier les mots puisque, tels qu’ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. […] Qu’est-ce qui me retient de brouiller l’ordre des mots, d’attenter de cette manière à l’existence toute apparente des choses ! Le langage peut et doit être arraché à son servage. Plus de descriptions d’après nature, plus d’études de mœurs. Silence, afin qu’où nul n’a jamais passé je passe, silence ! — Après toi, mon beau langage. André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité André Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité », Point du jour [1934], Œuvres complètes II, Gallimard, 1992, pp. 275-6. L’ordre analogue : histoire des genres et débats esthétiques De Molière à Breton, ce qui perdure, c’est la reconnaissance d’un ordre logique de la pensée qui se traduirait dans le langage par une tyrannie de la syntaxe et de l’ordre des mots. Si l’homme mondain souhaite s’affranchir de cet arrangement naturel du discours pour plaire tandis que son maître de philosophie se fait le gardien d’une vérité logique immuable ou de l’usage, le révolutionnaire appelle de ses vœux une subversion généralisée des places et des rapports, seule capable de combattre l’ordre établi et l’aliénation de la raison. En dépit des différences évidentes des contextes culturels et idéologiques, l’ordre des mots, loué ou vilipendé, ne cesse de faire débat lorsqu’il est envisagé comme ordre analogue : soit que l’on établisse une corrélation logique entre l’ordre du discours et l’ordre de la pensée qui lui préexisterait et qui le produirait, soit que l’on considère l’ordre du discours comme instituant une réalité objective (la représentation) à quoi il préexisterait et qu’il produirait – « Après toi, mon beau langage ». Dans les deux cas, s’opère une symbolisation, la linéarisation du discours étant identifiée à une hiérarchie extérieure à lui, inscrite dans l’ordre du réel, et qui varie donc suivant que l’on découvre le réel en amont ou en aval du langage, selon qu’il est représenté ou configuré dans la pensée (Descartes), dans les passions (Lamy), la sensation (Condillac Voir les articles de Violaine Géraud et Jacques Dürrenmatt dans ce volume.), l’affectivité (Bally), l’inconscient. Il n’est pas jusqu’à l’ordre métaphysique que l’ordre du discours ne vise à imager : « jusqu’à l’ordre des mots est un Sacrement (mysterium) » Julien Green relève cette citation dans son Journal (t. 4, 1943-1946, Plon, 1946, p. 200). disait Saint-Jérôme à propos de l’Écriture Sainte. Ainsi en va-t-il encore de l’écriture sermonnaire de Bossuet où l’ordre est intimement associé à une fonction représentationnelle (N. Laurent, « Le nom divin et l’ordre de la phrase chez Bossuet : aspects d’une stylistique positionnelle », p. ???). Cette appréhension symbolique de l’ordre des mots en fait un lieu privilégié de l’inscription esthétique, du marquage de la littérarité. Ainsi, au XVIe siècle, au nom de l’harmonie, l’ordre dans le roman obéit à une logique narrative, à moins que des faits de focalisation ne viennent perturber la trame linéaire du récit et de la phrase (P. Mounier, « La chronologie des événements et son organisation syntaxique dans quelques romans de la Renaissance », p. ???). La pensée analogique détermine des pratiques d’écriture, souvent fondées sur l’homologie, sur les notions d’écart et d’harmonie, avant de codifier des lectures historiquement déterminées. Leurs supports ou cibles privilégiés sont l’ellipse, l’hyperbate Tmèse, anastrophe, synchyse, anacoluthe, parenthèse sont rattachées par Du Marsais à la figure de l’hyperbate, définie comme « confusion, mélange de mots » (voir I. Serça, p. ???). Sur la tradition rhétorique de l’hyperbate, voir C. Stolz, note 1, p. ???. – entendue généralement au sens classique de figure de déplacement de l’ordre des mots – qu’on a longtemps envisagés comme fautes grammaticales avant de les réévaluer comme figures de construction. Perçues comme plus subversives encore que les tropes Voir Claude Hagège, L’homme de paroles : contribution linguistique aux sciences humaines, Fayard, 1985., dénoncées comme synchyse (ou « subversion matérielle totale de l’ordre attendu des syntagmes » Georges Molinié, article « Synchyse », Dictionnaire de Rhétorique, Le Livre de poche, 1996.), elles furent de toutes les révolutions, suscitant de véritables batailles, tant littéraires, philosophiques qu’idéologiques. Celles-ci témoignent du déplacement des termes du débat d’une période à l’autre, allant de pair avec l’évolution du goût. Au XVIIe siècle, au nom de l’ordre naturel, on considérait comme hyperbates les tours, pourtant fréquents à l’époque, que sont les structures topicalisantes et les extractions. Il sera question dans ce volume de la querelle sur le style que déclencha l’ellipse dans la langue épurée et spirituelle de La Princesse de Clèves (D. Réguig-Naya, « Clartés de l’ellipse : ordre des mots, logique du texte dans La Princesse de Clèves, p. ???) ou encore du débat national sur les styles classique et romantique que souleva, à partir de 1821, la publication du roman Le Solitaire par D’Arlincourt (J. Dürrenmatt, « Haro sur le vicomte inversif ! – de l’inversion comme enjeu esthétique au début du XIXe siècle », p. ???). Si l’écriture alimente les débats sur l’ordre des mots, l’inverse est encore vrai. Dans leurs drames bourgeois, la langue de l’émotion de Diderot et Beaumarchais ne donne-t-elle pas écho aux théories de Condillac sur la langue naturelle (V. Géraud, « L’ordre des mots dans la crise pathétique du drame sérieux chez Diderot et Beaumarchais », p. ???) ? La querelle sur l’ordre des mots qui marqua le XVIIe siècle La stabilisation de la langue française au tournant des XVIe et XVIIe siècles avec l’adoption d’un nouvel ordre des mots dans la phrase (passage de X V S à S V O) d’une part, l’évaluation contrastive du français et du latin du point de vue de la langue comme du style – dont procède la célèbre querelle des Anciens et des Modernes – d’autre part, ont rendu particulièrement « sensible » la question de l’ordre des mots aux XVIIe et XVIIIe siècles., culminant au siècle suivant avec les traités sur l’inversion et les articles de l’ Encyclopédie consacrés à la question Voir C. Batteux (De la construction oratoire, Libraires Desaint & Saillant, 1763), les articles « Construction » (Du Marsais) et « Inversion » (Beauzée) de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Voir encore H. Weil, De l’ordre des mots dans les langues anciennes comparées aux langues modernes. Questions de grammaire générale [1844], 3e éd., Paris, Vieweg, 1879. , ne sera pas étrangère à l’avènement, au tournant des XIXe et XXe siècles, d’une nouvelle discipline, qui trouve son terreau dans la syntaxe affective : la stylistique Voir C. Bally, Linguistique générale et linguistique française [1932], 4e éd., Berne, Éditions Francke, 1965. Il s’agissait pour Bally de repérer des fait de langue expressifs, d’analyser comment l’expression émotive, affective peut être grammaticalisée. Ces traces de subjectivité se mesurent à l’aune de paramètres grammaticaux tels que les modalités ou les dispositions syntaxiques.. Avec les écrivains « syntaxiers » Voir à ce sujet Gilles Philippe, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française, 1890-1940, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2002., pour paraphraser Mallarmé, la culture de l’harmonie rythmique et le rêve d’une phrase émancipée de son carcan syntaxique trouveront peut-être leur point d’aboutissement. L’ordre des mots : fait de langue ou fait de style ? Ces implications, philosophiques, idéologiques et esthétiques, de l’ordre des mots ne sauraient pourtant constituer le seul point de départ d’une investigation stylistique. Car l’agencement des mots gagne à être envisagé, ne fût-ce que dans un premier palier, comme un fait grammatical ou linguistique. En français, l’ordre des mots ne dépend-il pas avant tout des structures morpho-syntaxiques de la phrase ? L’ordre assigne une fonction aux mots, en indiquant leurs relations syntaxiques : d’où sa nécessaire stabilité en français contrairement aux langues casuelles comme le latin, réputées plus « libres » En témoigne le fameux exemple de la double construction possible de la phrase latine Alexander vicit Darium/Darium vicit Alexander à quoi répond en français une seule construction possible : Alexandre vainquit Darius. La polémique déjà évoquée opposant les partisans de l’ordre naturel et les partisans de l’inversion s’appuie en premier lieu sur la comparaison du français avec le latin. . Ce principe étant reconnu, on a parfois confondu stabilité et fixité de l’ordre des mots, fréquence et norme : ainsi les encyclopédistes (Du Marsais, Beauzée) rangèrent-ils les inversions hors du cadre de la grammaire en opposant « l’ordre naturel de la syntaxe des vues de l’esprit », unique, aux constructions rhétoriques, multiples. Mais force est de reconnaître que la langue est elle-même le lieu de variations. La somme de Blinkenberg A. Blinkenberg, L’Ordre des mots en français moderne, Copenhague, 2 tomes, Host & Son, 1928, Levin & Munksgaard, 1933. (1928-1933) sur l’ordre des mots a sans doute largement contribué à le montrer. Par sa visée typologique et la finesse de ses descriptions, elle aura permis de mieux identifier les postes syntaxiques bénéficiant d’une relative mobilité (c’est le cas de constituants secondaires comme les adjectifs qualificatifs épithètes, les appositions, les circonstants ou les insertions) et certains tours (dislocation, extraction) ou modalités de phrase favorisant des changements de position. Pourtant, encore tributaire d’une conception mentaliste de l’ordre Dans son introduction, Henri Weil (op. cit., p. 1) notait ainsi : « [les grammairiens] se sont beaucoup occupés des mots considérés isolément ; ils en ont étudié l’enchaînement syntaxique ; mais la plupart n’ont pas donné une grande attention à l’ordre dans lequel les mots peuvent se succéder. Pourtant l’étude de cette succession semblerait être une partie assez considérable de la grammaire : car la grammaire a pour objet d’expliquer comme la penser se traduit par la parole ; la pensée est dans un mouvement perpétuel ; la marche de la parole ne saurait donc être raisonnablement négligée »., Blinkenberg distingue l’ordre « impulsif ou émotif » L’antéposition de l’adjectif épithète obéirait ainsi à une « force psychologique primitive » (A. Blinkenberg, op. cit., t. 2, p. 99)., le plus naturel, qui suit la pensée, l’ordre emphatique, conscient et contrôlé, qui concerne des faits de mise en relief, et l’ordre stylistique, conscient et contrôlé, qui correspond à une volonté de recherche individuelle – sa mise en évidence croise le champ rhétorique des figures. Le clivage persistant entre ordre non marqué et ordre marqué a promu la notion d’« inversion stylistique » pour un gain interprétatif souvent assez faible. Au cours de ces dernières années, l’approche linguistique de l’ordre des mots a suscité un véritable intérêt, ce dont témoignent les numéros de revue « L’ordre des mots » (Travaux de linguistique, n° 14-15, 1987, J.-M. Willems, D. et M. Wilmet dir.) ; « L’ordre des mots » (Langue française, n° 111, 1996, H. Nølke et H. Korzen dir.) ; « L’ordre des mots » (Semen, n° 19, 2005, J.-F. Jeandillou et B. Magné dir., P. U. de Franche-Comté) ; « Ordre des mots et topologie de la phrase française (Lingvisticae Investigationes, n° 29 :1, 2006, K. Gerdes et C. Muller dir.). Voir aussi les nombreuses études sur l’ordre des mots dans Cahier Jean-Claude Milner, J.-M. Marandin dir., Verdier, 2001. Voir aussi les travaux d’Alain Berrendonner, Claire Blanche-Benveniste, Olivier Bonami, Michel Charolles, Bernard Combettes, Nathalie Fournier, Catherine Fuchs, Claude Guimier, Danielle Leeman, Christine Marchello-Nizia, Jean-Claude Milner, Franck Neveu, Roberto Pellerey. consacrés à la question. Pour surmonter ou déplacer le clivage langue/style, les linguistes ont renoncé progressivement au terme d’inversion au profit des termes neutres d’anté- ou de post-position. L’approche diachronique conduit à relativiser l’idée même de norme. À cet égard, la stabilisation syntaxique fin XVIe/début XVIIe ne revient pas seulement à opposer un ordre (Th V X) à un autre (S V O) mais rend compte fondamentalement d’une grammaticalisation de l’ordre des mots et d’une modification progressive du fonctionnement de la phrase : la phrase moderne présentant une structure hiérarchisée préalable fonctionne différemment de la phrase du français préclassique ou classique encore tributaire d’une construction par progression de proche en proche (N. Fournier, « Les insertions entre le sujet et le verbe dans la prose classique », p. ???. Voir aussi P. Mounier, p. ???). Mais cette relativisation de la norme s’opère encore au sein même d’un état de langue donné. La linéarisation du discours peut s’envisager à l’aune de multiples paramètres linguistiques : paramètres sémantiques, énonciatifs, informationnels, rythmiques, prosodiques ; à quoi il faut ajouter la distinction oral/écrit Voir Cl. Blanche-Benveniste, Approches de la langue parlée en français, Paris/Gap, Ophrys, 1997 et M-A Morel et L. Danon-Boileau, Grammaire de l’intonation. L’exemple du français oral, Paris/Gap, Ophrys, 1998. ainsi que la prise en compte de la topologie de l’énoncé Voir J.-C. Milner, op. cit. et P. Skårup, Les premières zones de la proposition en ancien français. Essai de syntaxe de position, Copenhague, Akademisk Forlag, « Études Romanes de l’Université de Copenhague 6 », 1975. , c’est-à-dire à l’échelle de la phrase de ses zones (pré- ou post- verbales) et, à l’échelle du texte, des places. La mise en œuvre de ces différents paramètres linguistiques permet de dégager, par un travail statistique, plusieurs configurations typiques (S V X / V S X / X V S /S X V ; Adj N / N Adj, etc.) ruinant par là même le préjugé selon lequel un ordre serait, plutôt qu’une autre, essentiellement stylistique. Quatre études portant respectivement sur la postposition du sujet (C. Fuchs, « La postposition du sujet nominal : paramètres linguistiques et effets stylistiques », p. ??? ; J. Gardes Tamine, « De la micro-grammaire au style : la postposition du sujet », p. ???), sur l’insertion entre le sujet et le verbe (N. Fournier, p. ???) et sur la position initiale du circonstant (S. Rémi-Giraud, « Les traîtrises de la position initiale du circonstant : le cas du complément de lieu », p. ???), rendront compte de l’asymétrie entre zone préverbale et zone postverbale qui conditionne le fonctionnement de la phrase A l’échelle du syntagme, il sera encore question de l’antéposition adjectivale (A.M. Paillet, p. ??? et J.M. Gouvard, p. ???).. Celui-ci, résulte encore, à l’échelle textuelle, de déterminations liées aux genres Voir aussi Joëlle Gardes Tamine, Pour une grammaire de l’écrit, Paris, Belin, Sup-Lettres, 2004.. Dans quelle mesure, par exemple, la structure formelle du mètre et de la strophe, qui se superpose à celle de la syntaxe, n’assemble-t-elle pas, ne hiérarchise-t-elle pas l’énoncé d’une nouvelle manière ? Cette perspective permet de réévaluer le préjugé selon lequel l’ordre des mots serait plus « libre » en poésie qu’en prose. La prise en compte simultanée de contraintes, éventuellement conflictuelles, liées à la syntaxe et à l’organisation textuelle, permet de dépasser l’étiquette d’« expressivité stylistique » pour rendre compte de certains faits de position comme l’antéposition adjectivale (J.M. Gouvard, « Remarques sur la syntaxe des épithètes dans les textes poétiques », p. ???) ou l’antéposition de groupes nominaux prépositionnels en poésie (J.F. Jeandillou, « Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ? Aspects de la métaposition dans l’alexandrin classique », p. ???). Si l’on admet que la variation se joue à l’intérieur même de la langue et que tout fait de position exploite une possibilité inscrite dans la langue, dès lors la notion d’« ordre stylistique » rattachée d’emblée au positionnement d’un élément (par exemple, l’épithète antéposée) perd de son sens. Pour recevoir un marquage stylistique, le fait de position doit sortir du cadre strict de la phrase et être rapporté à la dimension du texte (voir C. Fuchs, p. ??? et J. Gardes Tamine, p. ???). L’étude stylistique requalifiera la configuration linguistique (typique ou non) en fait de style de deux manières : 1) Le fait de style peut recouvrir une configuration linguistique typique. Ainsi les inversions locatives sont-elles un trait « marqué » chez Robbe-Grillet non parce qu’elles contreviennent aux régularités de la langue mais en raison de leur sur-représentativité dans un corpus littéraire donné (C. Fuchs, p. ???) ; de même, les insertions entre sujet et verbe dans la prose de la 1re moitié du XVIIe siècle caractérisent un type d’écriture à thématisation forte et aux enjeux littéraires spécifiques (N. Fournier, p. ???). 2) Le fait de style peut recouvrir certaine configuration linguistique non typique jouant d’effets de rupture et de surprise de sorte qu’elle sera peut-être davantage perçue comme « stylistique » et énonciativement marquée que la précédente – mais c’est une question de degré. À titre d’exemple, on rendra compte ici de la position initiale d’un circonstant locatif qui peut être qualifiée de « traître » parce qu’elle produit un effet de trompe-l’œil induisant des réflexes cognitifs et interprétatifs possiblement invalidés par la suite de la phrase (S. Rémi-Giraud, p. ???). Comme on voit, le marquage stylistique de l’ordre des mots est hétérogène et variable en grandeur : il peut porter sur une configuration relevant d’une littérarité générale, générique ou singulière. En prendre la mesure, c’est analyser une interaction de facteurs ressentis comme convergents ou divergents selon la compétence linguistique du lecteur mais aussi selon sa connaissance des genres littéraire, sa culture, son attention aux régularités internes du texte. Faire l’hypothèse d’un « marquage » stylistique dynamique, action plutôt que résultat, sentiment plutôt qu’état, conduit ainsi à ressaisir simultanément tous les paramètres de la réception : les déterminations historiquement marquées de la langue, celles du co-texte, du contexte de l’énonciation et de la réception (G. Molinié, « La question du marquage à réception », p. ???). Genèse textuelle : variantes et variations Offrant au lecteur l’image d’un ordre définitif et immuable, le texte littéraire ne justifie pas une description différentielle, fondée sur une stylistique de l’écart. Cette méthode que l’on a dénoncée pour la description linguistique n’a pas plus de raison d’être en littérature… sauf à pénétrer les secrets de sa fabrication littéraire, sauf à envisager l’ordre dans la dynamique de la progression textuelle. L’examen des variantes et variations met en évidence les contraintes génériques eu égard à la position, en même temps que ce « travail de singularisation » qui pourrait être une définition du style. L’analyse génétique fait appréhender le style comme un désordre savamment ordonné. Ainsi la réécriture des Maximes manifeste-t-elle encore des tendances stylistiques générales et génériques de l’ordre des mots – frappe rythmique, jeux de figures, échos phoniques, caractéristique de la maxime – en même temps qu’un mouvement, presque inverse, d’obscurcissement et d’atténuation de ces procédés, infléchissant profondément l’énonciation et le point de vue (C. Costentin, « L’ordre des mots dans la genèse des Maximes de La Rochefoucauld. Y a-t-il une téléologie possible des variations du corpus ?, p. ???). Sans doute Flaubert méritait-il une place de choix dans un volume consacré à l’ordre des mots, par l’attention exceptionnelle qu’il accorde à la syntaxe plutôt qu’aux choix lexicaux, aux figures de phrase plutôt qu’aux tropes, et en raison de l’influence considérable qu’il a eue sur la représentation du style. Une étude importante sera consacrée à la généalogie de son style. S’appuyant sur des relevés, sur la comparaison des manuscrits, la correspondance de l’auteur et l’étude des sources, elle mettra en évidence une cellule de base, susceptible de fournir à l’énoncé sa mesure : la tournure à arête verbale. Ce canevas stylistique, résultant d’un retournement dans l’ordre des mots, offre à la prose sa coupe caractéristique mais aussi un module répétitif façonnant tout à la fois le mouvement et la prosodie du roman (N. Dazord, « La phrase à arête verbale dans Madame Bovary », p. ???). La comparaison des manuscrits fait apparaître l’ordre définitif comme le point d’aboutissement d’une dynamique de l’écriture, ce vers quoi tend l’effort de l’écrivain. S’y révèle le travail de spatialisation de l’écriture qui déroge à l’ordre linéaire (temporel) pour inscrire l’énoncé dans l’espace graphique organisé selon des zones de phrases et des places textuelles (plus ou moins fortes). On y découvre alors l’étroite articulation des axes paradigmatiques et syntagmatiques : ainsi la variante paradigmatique peut être redistribuée, dans l’état final, dans la successivité de l’énoncé (en autant de variations) (J. Ouzounova- Maspéro, « Genèse et ordre des mots. De la phrase au texte, d’après quelques écrits de P. Valéry et R. Barthes », p. ???) ou l’ordre syntagmatique peut être rompu par un étagement paradigmatique (insertion de parenthèses) instaurant une écriture bidimensionnelle (I. Serça, « Ponctuation et ordre des mots », p. ???). L’organisation textuelle, enfin, par le jeu des reprises anaphoriques fait appréhender, au-delà du cadre phrastique, des rythmes sémantiques, dans le processus orienté de l’interprétation (C. Gérard et R. Missire, « Textualité et linéarisation du sens », p. ???). Points de vue et polyphonie Que les changements dans l’ordre des mots affectent le point de vue et l’énonciation, cela constitua un point important de l’argumentation de l’Abbé Batteux attentif à « la visée locutoire » de l’énoncé. La linguistique, par sa prise en compte de la dimension référentielle et pragmatique du discours, permet aujourd’hui de mieux décrire ces faits de focalisation. Ainsi sera évoquée dans ce volume la façon dont la succession des temps dans l’énoncé conditionne la construction du point de vue (A. Rabatel, « Effets sémantico-pragmatiques de l’antéposition ou de la postposition des énoncés statifs dans les suites passé simple + imparfait ou imparfait + passé simple », p. ???). Le jeu sur les points de vue, que l’on peut approcher dans une configuration locale, prend tout son sens à l’échelle textuelle, comme en témoigne la question stylistique de l’ironie romanesque posée par l’antéposition de l’adjectif (A.-M. Paillet, « Adjectif et ordre des mots dans l’ironie littéraire », p. ???). Devenu au XXe siècle champ d’expérimentation de la voix, le roman accroît la plasticité de la phrase et explore plusieurs structures polyphoniques. Proust, Duras ou Cohen recherchent ainsi, parmi d’autres, un étagement de la phrase qui soit à même d’imager et de faire sentir des niveaux énonciatifs différents – quoique, souvent, imparfaitement différenciés. Ce faisant, ils portent atteinte à ce qui marque ordinairement dans le discours l’unité énonciative : la courbe mélodique de la phrase. Par un fait d’hyperbate, la chute ou retombée « naturelle » de la phrase se voit comme annulée ou interrompue après coup au moyen d’incidentes (C. Stolz, « Ordre des mots et polyphonie : l’hyperbate chez Albert Cohen et Marguerite Duras », p. ???), à moins que, au contraire, la ligne mélodique ne soit différée par l’expansion de compléments périphériques au commencement (S. Thonnerieux, « Détachements syntaxiques, déchaînements romanesques : le portrait dans Belle du Seigneur d’Albert Cohen », p. ???). Chez Proust, Sarraute ou Simon, les parenthèses, radicalisant cette mise en tension, menacent d’éclatement la cohésion syntaxique et la linéarité phrastique en creusant dans la phrase un nouvel espace proliférant, à même de rivaliser par sa taille avec la structure enchâssante (voir I. Serça, p. ???). Enfin, ces phénomènes ne manquent pas d’avoir des retombées sur les modes d’intégration et le statut du dialogue : sans ancrage, le discours direct dans le récit contemporain d’Annie Ernaux, par exemple, favorise la perception d’une phrase hôte plutôt que matrice (G. Salvan, « Ordre des mots et discours rapportés : les DD "sans ancrage" dans Journal du dehors d’Annie Ernaux », p. ???). Ainsi se met en scène dans une architecture polyphonique affichant son artifice et sa littérarité la subjectivité même de l’instance narratoriale du roman avec des effets fluctuants selon qu’un surplomb ironique vient renforcer la portée idéologique du texte ou qu’au contraire le narrateur s’efface devant la parole, de plus en plus prégnante, de ses personnages (C. Stolz, p. ???). (Dés)ordre(s) du discours contemporain Dans le discours contemporain, le (dés)ordre de la phrase inaugure un monde non dissocié de la voix qui le fait naître. L’ordre des mots, au prix parfois d’un certain maniérisme langagier, fait de la phrase un drame où se joue et se renverse l’ordre de la représentation. La pensée y est rendue comme dans le temps de son déploiement, en une « prise directe aussi saisissante qu’une main posée sur l’épaule » Julien Gracq, André Breton, José Corti, 1948, p. 145.. C’est alors, autre avatar de l’ordre analogique, la singularité même du sujet qui s’image dans l’ordre inattendu des syntagmes chez certains romanciers comme Proust, Carco, Cocteau ou Genet (E. Bordas, « Les inversions des invertis ? », p. ??? ; A. Fontvieille-Cordani, « Ordre des mots et utopie grammaticale chez Jean Genet », p. ???). Un rythme neuf, « poétique », suggérant une voix, naît d’une dialectique subtile entre détachement et intégration jouant au niveau phrastique comme interphrastique. La phrase déconstruite, chez Cendras, déborde de ses cadres pour recourir à une organisation textuelle périodique (M. Frédéric, « Ordre des mots, désordre de la phrase, perméabilité générique chez Blaise Cendrars », p. ???). Les présentatifs (c’est…, il y a…), les dislocations (x, il…), les extractions (c’est… que…) accentuent la porosité de ses frontières. La délinéarisation que ces tours de phrase font subir à l’énoncé est encore renforcée dès lors que l’anaphore du pronom de rappel est ambivalente : soit que le pronom tende non pas vers un seul mais vers plusieurs points de résolutions, soit qu’il appelle un point de résolution situé hors du prédicat principal, voire hors des frontières de la phrase. De ces véritables charnières répondant à des agencements harmoniques de niveau supérieur résulte une phrase nouvelle caractéristique du roman français des années 1950, phrase dont les frontières typographiques ne coïncident plus avec les mouvements prédicatifs (J. Piat, « Détachements, ordre des syntagmes et construction du texte : de quelques problèmes syntactico-pragmatiques chez Beckett, Pinget et Simon », p. ???). Chez Duras, le retour de c’est associe vocalité et visée persuasive pour surdéterminer la représentation de la phrase comme « drame » dans une écriture marquée par le ressassement et l’exploration langagière (P. Wahl, « Emphase chez Duras : configurations discursives et variations contextuelles », p. ???). Cet ouvrage propose d’aborder la question de l’ordre des mots en ouvrant de nombreux chantiers de recherche. Nous avons voulu privilégier un objet dont la problématique soit nettement circonscrite mais envisagée dans une perspective large : investigations couvrant différents genres, siècles, auteurs, abordés selon diverses perspectives linguistiques. Avec la ferme conviction que la collaboration entre grammairiens et stylisticiens est indispensable tant leurs travaux procèdent d’une justification réciproque. Agnès Fontvieille et Stéphanie Thonnerieux 10 1