Phénoménologie ou ontologie ?
Jean-Luc Marion et Michel Henry
Claudio TARDITI (Université de Turin, Italie)
I. Ouverture : l’affaire Husserl-Heidegger
« Es gibt keine Ontologie neben einer Phänomenologie, sondern wissenschaftliche Ontologie ist nichts anderes
Phänomenologie »978, il n’y a pas une ontologie à côté d’une phénomènologie, mais, au contraire, l’ontologie
comme science n’est rien d’autre que la phénoménologie, écrit Heidegger en 1925, en totale divergence à l’égard
de ce que Husserl écrivait en 1912 : « Denn an sich, […] ist Ontologie nicht Phänomenologie »979, car en soi,
l’ontologie n’est pas la phénoménologie980. Pour la phénoménologie, il y a quelque chose d’inaugural dans la
question du rapport à l’ontologie : il suffit de rappeler cettes affirmations du « père » de la phénoménologie et de
son « élève hérétique » pour se rendre compte qu’il s’agit d’un leit-motiv qui l’accompagne dès ses origines
jusqu’à ses développements les plus récents ; en d’autres termes, il s’agit d’une tension originelle qui travaille la
phénoménologie à son intérieur et l’oblige constamment à réflechir sur ses gestes fondateurs, sur sa méthode et
sur ses possibilités futures.
Selon Husserl, il faut entendre la mise hors jeu de l’ontologie par la phénoménologie dans le cadre de la
détermination ultime de la phénoménologie elle-même en tant qu’idéalisme transcendental981 : « La
phénoménologie est ipso facto un idéalisme transcendental, bien que dans un sens fondamentalement
nouveau »982. Idéalisme universel signifie non-subjectif car non-empirique : en effet, l’idéalisme ne peut pas
aspirer à l’universalité que dans la mesure où il est capable de déterminer, en avance sur toute autre condition,
tout ce qui se présente en tant que vecu (Erlebnis). Husserl affirme : « Les recherches de cet ouvrage [les
Recherches Logiques], pour autant qu’elles n’ont pas des thèmes ontologiques, étaient purement
phénoménologiques »983. D’où la question : pourquoi la phénoménologie trouve-t-elle son point de départ dans la
destitution des questions fondamentales qui constituent l’enjeu de toute ontologie ? On pourrait chercher une
réponse dans le dernier paragraphe d’Ideen I :
« Il faut noter expressément que ces connexions entre les phénoménologies constitutives et les ontologies
formelles et matériales correspondantes n’impliquent aucunement que les premières se fondent sur les secondes.
Le phénoménologue ne porte pas des jugements d’ordre ontologique quand il recconnaît dans un concept ou une
proposition ontologique l’indice d’une connexion éidétique constitutive, quand il voit en eux un fil conducteur
qui l’oriente vers quelque légitimation d’ordre intuitif qui porte en soi-même son droit et sa validité ».984
La validité d’un concept ontologique peut sans doute être reconnue phénoménologiquement, mais la mesure
elle-même de la validité appartient à la phénoménologie : donc, chez Husserl, la rencontre entre ontologie et
phénoménologie se profile-t-elle comme un carrefour, non pas comme une alliance. En d’autres termes, « le
problème d’une ontologie apriorique du monde réel […] est néanmoins un problème unilatéral et, dans le sens le
plus profond du terme, n’est pas un problème philosophique »985, puisque le monde réel demeure un « fait
978
Martin Heidegger, Prolegomena zur Geshichte des Zeitbegriff, Gesamtausgabe, XX, Francfourt a.M., Klostermann 1975, p. 98. Les écrits
de Heidegger sont cités selon la Gesamtausgabe, Francfourt s.M., Klostermann, depuis 1975, sauf Sein und Zeit, cité suivant la traduction
française due à Emmanuel Martineau, Paris, Authentica, 1985. Pour les citations plus longues, on a omis le texte original allemand et on a
employé les traductions françaises contenues dans Jean-Luc Marion, Réduction et donation, Paris, Presses universitaires de France, 1989.
979
Edmund Husserl, Ideen III, Beilage I, dans Husserliana, V, La Haye, M.Nijhoff, 1952, p. 129. Les écrits de Husserl sont cités d’après les
Husserliana. Edmund Husserl Gesammelte Werke, La Haye, Nijhoff, depuis 1987, sauf les Logische Untersuchungen, Tubingen, Niemeyer,
[1900] 1913. Pour les citations plus longues, on a omis le texte original allemand et on a employé les traductions françaises contenues dans
Jean-Luc Marion, Réduction et donation, op. cit.
980
Comme on sait, ces deux passages constituent le début du second chapitre de Jean-Luc Marion, Réduction et donation, op. cit., p. 65.
981
Edmund Husserl, Cartesianische Meditationen, dans Husserliana, I, op. cit., p. 118.
982
Edmund Husserl, Postface à Ideen I, dans Husserliana, V, op. cit., p. 152 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion, Réduction et donation,
op. cit., p. 66).
983
Edmund Husserl, Logische Untersuchungen, op. cit., III, p. 236 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion, Rédection et donation, op. cit.,
p. 66)
984
Edmund Husserl, Ideen I, dans Husserliana, op. cit., III, p. 379 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion, Réduction et donation, op. cit., p.
67).
985
Edmund Husserl, Cartesianische Meditationen, dans Husserliana, op. cit., I, p. 164 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion, Réduction et
donation, op. cit., p. 67).
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ontique » complètement dépourvu d’intelligibilité philosophique et transcendantale. L’ontologie cherche à
éclaircir l’a priori du monde ; toutefois, par principe, elle n’accomplit jamais sa tâche car elle ne peut pas
accéder à sa pleine intelligibilité phénoménologique. Bien que Husserl conçoit ici l’ontologie dans une
signification très étroite, celle-ci n’affaiblit pas son argumentation : premièrement, parce qu’il n’étendra plus sa
manière d’entendre l’ontologie – même lorsqu’il parlera d’ « ontologies régionales » ; deuxièmement, parce que
l’exigence d’une intelligibilité phénoménologique de ce que l’ontologie vise à expliquer aura toujours le dessus
sur n’importe quel projet de restauration de l’ontologie traditionnelle. Donc, la différence entre ontologie et
phénoménologie s’appuie sur la réflexion théorique qui engendre la séparation entre les sciences naturelles et la
philosophie : selon Husserl, il y a encore besoin d’une science « vom Seienden in absolutem Sinn », à savoir une
science de l’être au sens absolu986. Seulement l’epoché et la réduction phénoménologique permettent de saisir
l’étant en tant que tel, à savoir en tant qu’absolument donné à (et par) une intuition pure (transcendentale). Il faut
dépasser soit l’ontologie classique soit les sciences naturelles en vue du principe universel de la Gegebenheit
absolue d’un phénomène réduit, afin qu’on puisse accéder au sol originaire dont l’ontologie manque par
principe. Dans ce sens, la question de l’étant n’est qu’un cas particulier de la question générale de la
Gegebenheit absolue. Non seulement « toutes les ontologies […] tombent sous la réduction », mais « cette
epoché indique la mise hors de fonctionnement de la croyance en l’être en tout ce qui concerne le monde de
l’expérience »987. En régime de réduction, pas de foi théorique dans l’être : celui-ci, une fois accomplie la
réduction, n’est plus en question. Car l’être n’intervient jamais afin que la donation ait lieu : ou bien les étants
disparaient, ou bien ils se réduisent à la donation elle-même, à titre de vecu et d’essence. Par conséquent, le
monde se dévoile ainsi en tant que « monde de l’expérience » : les ontologies n’aboutissent pas à la
phénoménologie par la réduction, de même que les étants ne coïncident pas, dans la réduction elle-même, avec le
donné absolu immanent et noématique. À la lumière de leur évidence, les étants et la croyance dans l’être
perdent définitivement leur visibilité et leur validité. En dernière analyse, chez Husserl l’ontologie n’est pas en
soi phénoménologie et, réciproquement, la phénoménologie n’est pas, ne doit pas être et ne saurait jamais
devenir ontologie. Comme on sait, Heidegger critique la perspective husserlienne à propos du statut de la
phénoménologie et du rapport de celle-ci à l’ontologie. C’est pourquoi Heidegger, dès le début de Sein und Zeit,
pose la question de la relation problématique entre ontologie et phénoménologie. Si le paragraphe 7 de Sein und
Zeit affirme que « Ontologie ist nur als Phänomenologie möglich », la phénoménologie n’absorbe pas
l’ontologie comme une parmi ses propres régions, puisque « Sachlich genommen ist die Phänomenologie die
Wissenschaft vom Sein des Seienden »988. Toujours au cours du Sommersemester 1927, Heidegger montre
clairement l’équivalence suivante :
« Les éléments fondamentaux qui appartiennent à la connaissance à priori, dégagent ce que nous entendons par
phénoménologie. Phénoménologie est un intitulé pour la méthode de l’ontologie, c’est-à-dire de la philosophie
scientifique. La phénoménologie, lorsqu’elle se comprend correctement, est le concept d’une méthode. »989
En d’autres termes, l’ontologie n’est pas accessible pour la philosophie que celle-ci ne dispose d’une méthode
d’accès, c’est-à-dire la méthode phénoménologique. Sein und Zeit suppose ce rapport en l’indiquant par
l’expression « ontologie phénoménologique universelle »990. Bref, la phénoménologie est la seule méthode
capable de déployer la vocation radicalement ontologique de la philosophie. Elle n’a pas comme but de s’autoconstruire en tant que discipline, peut-être en absorbant la philosophie elle-même, mais de mener celle-ci jusqu’à
son accomplissement ultime, à savoir l’ontologie. En dernière analyse, chez Heidegger la phénoménologie ne
perd pas seulement son statut de science autonome en faveur de l’ontologie, mais il faut surtout penser cette
régression au rang d’ancilla philosophiae essentiellement méthodologique en fonction de la nouvelle proposition
d’une ontologie. Cependant, on pourrait poser la question suivante : comment et pourquoi Heidegger parvient-il
986
Edmund Husserl, Die Idee der Phänomenologie, dans Husserliana, II, op. cit., p. 22-23 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion,
Réduction et donation, op. cit., p. 68).
987
Edmund Husserl, Ideen III, dans Husserliana, op. cit., V, p. 76 et p. 145 (trad. de la citation par Jean-Luc Marion, Réduction et donation,
op. cit., p. 69).
988
« L’ontologie n’est possible que comme phénoménologie « et « Le concept phénoménologique de phénomène désigne, au titre de ce qui
se montre, l’être de l’étant « (Martin Heidegger, L’être et le temps, op. cit., p. 37).
989
Martin Heidegger, Grundprobleme der Phänomenologie, dans Gesamtausgabe, op. cit., XXIV, p. 16 (trad. de la citation par Jean-Luc
Marion, Réduction et donation, op. cit., p. 71).
990
Martin Heidegger, L’être et le temps, op. cit., p. 38.
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à reconnaître dans la Seinsfrage la « question phénoménologique fondamentale ? »991. Il faut rechercher une
possible réponse dans les Prolegomena zur Geschichte der Zeitbegriffs de 1925, où il affirme :
« La recherche phénoménologique est interprétation de l’étant en direction de son être. C’est-à-dire qu’est établi
comme dessein pour cette interprétation ce qu’elle a par avance comme thème : un étant ou une région d’être
déterminée. Cet étant est questionné en direction de son être, à savoir en direction de ce en vue de quoi est
questionné ce qu’on a établi dans le dessein – la considération-même-du-rapport ; ce en direction de quoi il est et
doit être vu, c’est l’être. »992
Déjà, en 1925, Heidegger dessine ce que deux années après, dans Sein und Zeit, il affirmera clairement : « La
phénoménologie est la science de l’être de l’étant ». La Sache selbst que la phénoménologie vise comme son
propre objectif n’est pas l’étant tout court, mais l’étant en vue de l’être. La phénoménologie se fait jour en tant
que méthode puisqu’elle renvoie l’étant à l’être : donc, dans cette perspective, l’ontologie indique le déplacement
du regard phénoménologique de l’étant à l’être. Tandis que, chez Husserl, la phénoménologie déstitue
l’ontologie en focalisant son attention purement sur l’étant, chez Heidegger elle s’accomplit dans l’ontologie, en
dépassant l’étant en vue de l’être. La question du rapport entre phénoménologie et ontologie creuse ainsi celle du
statut propre de l’ontologie : est-ce qu’elle concerne seulement l’étant (Husserl) ou bien l’être de l’étant
(Heidegger) ? Bref, l’enjeu de la rupture entre Husserl et Heidegger est bien représenté par la différence entre
l’étant et l’être, ou, en d’autres termes, la possibilité d’élargir le domaine de la donation à l’inapparence :
comment la phénoménologie peut-elle viser son regard au-delà de sa propre évidence et réconduire la visibilité à
ce que de prime abord ne se manifeste pas, à savoir l’être ?
II. Destitution de l’ontologie ?
Sur cette base, il sera peut-être plus facile de profiler la question du rapport entre phénoménologie et ontologie
dans le contexte de la phénoménologie française, et notamment chez Marion et Michel Henry. Dans Réduction et
donation, Marion remarque que, malgré tout, chez Husserl il se fait jour une ontologie, particulièrement visible
dans ses Cartesianische Meditationen, Ideen III, Erste Philosophie et dans sa Formale und transzendentale
Logik. Selon Marion, Husserl a caché une véritable ontologie derrière les concepts de Gegeständlichkeit, traduit
habituellement par objectité : elle indique l’effort par lequel les objets sont tels, en renvoyant à une région
première et indéterminée, une ontologie formelle a priori, authentique « science éidétique de l’objet en
générale »993. En d’autres termes, Husserl affirme que la Gegeständlichkeit est une essence complètement vide,
une pure forme capable de s’adapter à toute essence possible et qui, dans sa vide universalité, englobe toutes les
autres disciplines qui constituent la mathesis universalis formelle. Quoique l’ontologie tombe sous les coups de
la réduction, elle demeure pour ainsi dire « vis-à-vis » de la phénoménologie, en perdant certes sa primauté mais
en poursuivant à s’y entralacer sans cesse. Malgré la destitution de l’ontologie, la permanence de la
Gegeständlichkeit demeure ininterrogée et, justement lorsqu’il s’agit de questionner la donation ultime des
objets, il se fait jour chez Husserl l’aporie qui relève de la rélation problématique entre Gegebenheit et
Gegeständlichkeit : en dernière analyse, cela signifie que le fond ultime par lequel les phénomènes sont tels –
pour vide, indéterminé et purement formel qu’il soit – est l’objectité. C’est exactement ce point-ci que Marion
critique dès Réduction et donation : il faut destituer la Gegeständlichkeit, encore gardée par Husserl, afin que la
Gegebenheit originaire puisse libérer toutes ses possibilités. Selon Marion, la donation du phénomène ne doit pas
être précédée que par soi-même, et surtout on ne peut pas l’entendre à la lumière d’une ontologie ayant à son
centre la figure de l’objectité. Sans doute, la destitution de l’« ontologie husserlienne cachée » constitue la
première grande contribution marionienne à la phénoménologie. Comme l’affirme très bien Carla Canullo,
cet enjeu bouleverse phénoménologiquement la phénoménologie elle-même : que la possibilité, en
phénoménologie, dépasse l’effectivité (selon l’heritage malgré tout heideggérien de Réduction et donation), cela
signifie ouvrir le Moi à toute possibilité. Et cela est possible en destituant toute ontologie par la réduction, le seul
parcours capable de s’entrelacer avec la donation994.
991
Martin Heidegger, Prolegomena zur Geschichte der Zeitbegriffs, dans Gesamtausgabe, op. cit., XX, p. 423 (trad. de la citation par JeanLuc Marion, Réduction et donation, op. cit., p. 72).
992
Ibidem.
993
Edmund Husserl, Ideen I, dans Husserliana, op. cit., III, § 10.
994
Carla Canullo, La fenomenologia rovesciata, Turin, Rosemberg & Sellier, 2004, pp. 50-51 (notre traduction).
215
Pour Marion, il s’agit ici de profiler une nouvelle ouverture phénoménologique ultérieure à celle husserlienne
et heideggérienne, à savoir de parvenir à un lieu philosophique plus originaire encore par rapport a l’Ego
transcendental et à l’Anspruch des seins par lequel l’être – dans sa figure de l’Ereignis - revendique et appelle le
Dasein (telle est la forme du projet ontologique heideggérien après l’aboutissement aporétique de Sein und Zeit).
En effet, l’injonction au Dasein « écoute ! » ne se pose-t-elle pas en tant qu’un appel parmi beaucoup d’autres,
au nom ou en vue d’une présumée autorité originaire, mais elle constitue l’appel en tant que tel – l’ordre à
comparaître devant l’appel lui-même, avec la seule intention de s’y conformer et s’y exposer. L’appel advient en
tant que tel, sans prévenir, avec le seul but de surprendre celui qui ne l’attendait pas : le modèle de l’appel est
donc à l’œuvre bien avant que la revendication de l’être ait lieu, et de façon beaucoup plus ample et profonde.
Bien avant que l’être ait révendiqué le Dasein, la pure forme de l’appel l’a déjà interpellé.
« La percée husserlienne comme le nouveau commencement heideggérien procèdent suivant la réduction, en
deux figures, certes différentes mais également phénoménologiques. Or la recondution de la revendication de
l’être à la forme pure de l’appel, qui d’ailleurs la rend seule possible, répète encore la réduction : plus essentielle
que la réduction des objets à la conscience d’un Je, intervenait leur réduction au rang d’étants, donc la réduction
des étants au Dasein comme seul étant ontologique ; plus essentielle encore s’affirmait la réduction de tous les
étants à l’être, revendiquant la mise en jeu du Dasein ; plus essentielle enfin que cette réduction par
revendication apparaît finalement la réduction de toute revendication à la forme pure de l’appel. Après la
réduction transcendentale et la réduction existentiale, intervient la réduction à et de l’appel. »995
De toute autre façon semble-t-il se profiler le rapport entre phénoménologie et ontologie chez Michel Henry, et
notamment dans son chef d’œuvre L’essence de la manifestation. Dès le début de l’ouvrage, il écrit : « La
recherche qui se donne pour thème le sens de l’être en général (est) l’ontologie phénoménologique
universelle »996. Voici à nouveau – semble-t-il – la phénoménologie et l’ontologie aller ensemble.
« Avec la manifestation de l’horizon, l’être se montre. Le problème est celui de la possibilité de la manifestation
de l’horizon. Cette possibilité réside dans l’essence de la manifestation. L’immanence du devenir phénoménal à
l’essence originaire et pure de la phénoménalité a un fondement. Ce fondement, c’est l’essence elle-même. Le
problème du devenir phénoménal de l’essence de la phénoménalité est justement le problème de la structure
interne de celle-ci. »997
Manifestation de l’horizon en tant que manifestation de l’être : de prime abord, cette affirmation semble-t-elle
se poser en ouvert contraste avec le modèle phénoménologique proposé par Marion. Bien plus radicalement, il
semble se faire jour à nouveau l’opposition qui avait mené Husserl et Heidegger à la rupture : si pour Marion
l’ontologie doit être destituée afin que la donation se déploie complètement, pour Michel Henry, héritier de
l’impostation heideggérienne, la tâche propre de la phénoménologie est « l’élucidation ontologique de l’essence
du phénomène »998. Il faut quand même remarquer que, chez Marion, la destitution de l’ontologie n’implique
aucunement une destruction de l’être ; tout simplement, il ne constitue pas le lieu de la manifestation. Donc, pour
tous les deux « tout ce qui se montre, premièrement se donne » : seulement, tandis que pour Marion la donation
advient au-dehors de la sphère ontologique, pour Michel Henry l’être doit-pouvoir se manifester et la conscience
doit-pouvoir accéder à l’être, et ce devoir-pouvoir se manifester de l’être constitue la condition de possibilité de
sa manifestation. En d’autres termes, non pas l’être en tant qu’horizon des phénomènes, mais l’être en tant que
possibilité de la manifestation de l’horizon des phénomènes, c’est-à-dire en tant que structure phénoménologique
capable de fonder la possibilité originaire de la manifestation de l’horizon. Dans la perspective Michel
Henryenne, il n’y a pas aucune différence entre « manifestation » et « être » parce que, si la manifestation
s’ajoutait à l’être comme l’accomplissement d’un procès d’éclaircissement, elle n’en serait qu’un caractère
contingent.
Cherchons donc à clarifier les points de contact et les différences entre les modèles phénoménologiques de
Marion et Michel Henry. Selon ce dernier, l’être n’a rien à voire avec la Gegeständlichkeit husserlienne ou avec
les autres déterminations de l’objet selon la phénoménologie « classique » (chose, propriété, rélation, etc…) :
l’être est manifestation originaire, il est essence coïncidente avec sa manifestation et qui se montre uniquement
995
Jean-Luc Marion, Réduction et donation, op. cit., p. 296.
Michel Henry, EM, p. 13.
997
Michel Henry, EM, p. 163.
998
Michel Henry, EM, p. 164.
996
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en lui. Manifestation et être, voici le noyeau dans lequel a lieu la manifestation, à savoir l’horizon où ce qui est
va se montrer et, réciproquement, ce qui se montre déploie son être.
« Que l’être doive pouvoir se montrer signifie donc finalement qu’il se montre, et cela non pas au terme d’un
processus ou d’une histoire, mais originairement. La manifestation originaire de l’être rend seule possible la
manifestation de l’étant et cela parce qu’elle constitue l’essence même de celle-ci. »999
Cela revient à dire que le caractère ontologique appartient à l’origine puisqu’il « doit pouvoir » être, se
manifester : donc, l’origine est ontologique précisément en tant que phénoménologique, car seulement ce qui est
peut se manifester. Une manifestation advient toujours à l’intérieur d’un horizon, qui en constitue la condition.
Un tel horizon advient avec la manifestation, c’est pourquoi il est ontologique : il constitue l’horizon
transcendental de l’être qui réalise la phénoménalité ; ou mieux, l’horizon transcendental qui réalise non pas le
devenir des phénomènes, mais le devenir effectif de la phénoménalité elle-même, à savoir de ce par lequel les
phénomènes sont tels. Il faut remarquer ici que l’adjectif « effectif » n’a rien à faire avec wirklich (ni l’effectivité
avec wirklichkeit), car il se borne à indiquer la possibilité d’être en se manifestant, c’est-à-dire la possibilité de la
phénoménalité.
« Ce qui se réalise dans l’essence et par elle n’est sans doute pas le phénomène au sens de quelque chose qui se
manifeste, c’est la phénoménalité pure et pourtant effective. La phénoménalité effective surgit dans le sein même
de l’essence parce que celle-ci s’objective sous la forme d’un horizon qui se montre. Pour cette raison, parce que
l’essence de la phénoménalité comprend en soi le devenir phénoménal, elle est autonome. »1000
Il faut donc souligner fortement cette différence entre le niveau du devenir phénoménal et celui de la
manifestation1001 : sur cette base, Michel Henry affirmera – dans ses œuvres suivantes – la scission entre la
sphère immanente de la Vie et le monde, à savoir la scission entre la manifestation « de droit » et l’apparition
effective. Scission qui trouve ici son enracinement, dans ce lieu phénoménologique privilégié représenté par
l’ontologie. En conclusion, une nouvelle question presque paradoxale surgit : comment peut-on considérer
l’ontologie comme « lieu phénoménologique privilégié », si chaque fois qu’elle est en jeu on se démande
légitimement si est-elle réellement affaire phénoménologique ? Soit indirectement dans sa destitution – qui
toutefois, comme on a vu, n’implique pas une destruction de l’être -, soit directement dans la figure
phénoménologique de l’horizon, l’ontologie renvoie à l’origine de la manifestation, c’est-à-dire à la donation,
laquelle en quelque sorte implique toujours la question de l’ontologie. Ou mieux : elle renvoie à la donation afin
de « devoir pouvoir » penser la possibilité de la phénoménalité. De ce point de vue, Marion et Michel Henry –
au-delà des différences d’impostation – parviennent au même résultat : l’élargissement de la possibilité de la
phénoménalité (non pas de l’effectivité) des phénomènes. Cependant, tandis que Marion y parvient en destituant
la primauté de l’être pour penser la donation la plus pure, Michel Henry se pose toujours à l’intérieur de
l’ontologie. De prime abord, leur mouvement semble-t-il se développer selon deux directions opposées ;
néanmoins, il faut encore bien mésurer cette divergence. La perspective henrienne nous mène auprès de
l’apparaître de la manifestation, tout au long d’un parcours en même temps phénoménologique et ontologique ;
la conscience ne vise plus l’étant mais elle-même surgit de et par la manifestation, se découvrant seulement dans
un tel apparaître : ainsi, la représentation ne peut pas se donner qu’ensemble à la manifestation pure.
« Dans un tel renversement la conscience se dirige vers l’apparaître de l’apparaissant, elle se représente
l’apparaissant comme apparaissant. Se dirigeant sur l’apparaissant comme tel, la conscience saisit ce qui règne
dans l’apparaissant, c’est-à-dire son apparaître. Le renversement est l’acte par lequel la conscience se représente
l’acte d’apparaître lui-même, la manifestation pure comme telle. Dans le renversement l’apparaître de
l’apparaissant parvient à la représentation. Parvenant à la représentation, l’acte d’apparaître apparaît. La
représentation de la manifestation dans le renversement de la conscience est la manifestation de la manifestation
pure comme telle. »1002
999
Michel Henry, EM, p. 169.
Michel Henry, EM, p. 161.
1001
Sans aucun doute, il faut reconnaître à l’ouvrage de Carla Canullo, La fenomenologia rovesciata, op. cit., le mérite d’avoir mis en lumière
ce point, du moins dans le contexte des études henriennes italiennes.
1002
Michel Henry, EM, p. 171.
1000
217
Donc, si la destitution de l’ontologie dont parle Marion n’implique pas – comme on a vu – une destruction ou
un abandon de l’être, mais seulement la critique de sa primauté, la divergence entre les perspectives de Marion et
Michel Henry semble-t-elle moins abyssale. Chez Michel Henry, l’être est déplacé sur l’apparaître, qui est ainsi
donné en tant qu’essence de la manifestation, dans un entrelacement inextricable de phénoménologie et
ontologie. L’être doit pouvoir se manifester afin que la phénoménologie ait lieu ; toutefois, qu’il « doit pouvoir
se manifester » n’implique pas que la manifestation puisse s’ajouter à l’essence de l’être ; bien au contraire,
celle-ci est manifestation de soi-même et, réciproquement, sa manifestation constitue l’essence de l’être. Cela
signifie que la phénoménologie peut destituer l’ontologie justement grâce à sa réciprocité avec cette dernière :
bien entendu – il faut le répéter -, la phénoménologie destitue seulement la primauté de l’ontologie, elle n’aboutit
jamais à une destruction tout court de l’être. En dernière analyse, la phénoménologie renverse l’être dans la
manifestation - manifestation parfaitement cohérente à celle auto-affirmation de la Vie dont Michel Henry
parlera dans ses œuvres suivantes. Pour Marion et Michel Henry, la phénoménologie ne destitue pas l’ontologie
pour la détruire, ce que Marion appelle constamment donation n’est pas très loin de ce qu’Michel Henry conçoit
comme essence ; quoique selon deux parcours différents, leurs entreprises philosophiques poursuivent une seule
et identique tâche : penser la manifestation – dans la forme strictement phénoménologique de la donation, ou
phénoménologique-ontologique de l’essence – en tant que pur apparaître absolu et possibilité de toute
phénoménalité. Deux figures de la destitution de l’ontologie, donc, pour mener jusqu’à ses extrêmes
conséquences le principe selon lequel « tout ce qui se montre, premièrement se donne ».
Abstract
The question of the possible relationship between Phenomenology and Ontology is a basic problem for all the
phenomenological models of thought wich has tried to carry on the husserlian works. In particular, this
problematic theme constitues the breacking point of the collaboration between Husserl and Heidegger : could
Phenomenology become the method of Ontology, as Heidegger affirms in his Being and Time ? This question
seems to arise again in the relationship between the Jean-Luc Marion’s and Michel Henry’s perspectives. The
task of this essay is to clarify the relation between the destitution of Ontology by Marion and the ontological
horizon of Manifestation by Michel Henry.
218