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Hallucination et création

1994, HAL (Le Centre pour la Communication Scientifique Directe)

Réflexion sur les créations hallucinatoires et artistiques L'hallucination est, pour Freud (1924), la création d'une réalité appréhendée de façon perceptive, venant se substituer à la réalité externe intolérable. Nous explorerons, à partir du cas de Sarah, patiente psychotique, l'articulation des fonctions créatrices hallucinatoires et artistiques.

Hallucination et création Réflexion sur les créations hallucinatoires et artistiques Guy GIMENEZ Psychologue clinicien au CHS de Montpérrin à Aix en Provence, et maître de conférences associé à l'université de Provence à Aix L'hallucination est, pour Freud (1924), la création d'une réalité appréhendée de façon perceptive, venant se substituer à la réalité externe intolérable. Nous explorerons, à partir du cas de Sarah, patiente psychotique, l’articulation des fonctions créatrices hallucinatoires et artistiques. Sarah est une patiente de trente-huit ans, aux yeux clairs et profonds et au visage marqué. Elle consulte à la suite d'expériences hallucinatoires actuelles et passées qui l'ont amenée à être hospitalisée en psychiatrie. Elle s'adresse à moi en consultation externe, venant chercher un "homme spirituel" qui l'aiderait à appréhender son univers "surnaturel" peuplé de créatures bibliques, Dieu, Diable et démons. Elle se présente comme peintre et sculpteur : elle parvient en effet à vendre ses oeuvres, reconnue dans son statut d'artiste. Dans les entretiens préliminaires, elle semble perdue, en proie à des tensions insupportables, et dit être dépassée par ses expériences hallucinatoires qui ont inscrit en elle des "traces indélébiles". Pendant le premier temps de la thérapie, où elle est reçue deux fois par semaine, Sarah amène ses associations comme autant d'éléments éparpillés qu'il faudra rassembler et articuler patiemment. Je repère au niveau contretransférentiel un écho de ce mouvement morcelant renvoyant à la position paranoïde-schizoïde (M. Klein, 1946). GIMENEZ, G., 1994. Hallucination et création. Réflexion sur les créations hallucinatoires et artistiques. In La peinture au-devant de soi, Donner du corps à la matière. Art et thérapie, n° 50/51, juin 1994, 72-82. Mots clefs : Hallucination comme figuration d'un impensé. Mise en dépôt des affects sur l'hallucination (dépositaire instable) : liaison présymbolique comme proto-liaison instable ne pouvant empêcher le retour de projection. Le clinicien comme dépositaire de la reviviscence hallucinatoire traumatique (fonction phorique du clinicien) et comme contenant. Travail sur le morcellement. Hallucination et trauma. Hallucination construite à partir d'un signifiant formel. Mes notes en gardent la trace par leur aspect fragmenté, ou au contraire, parleur apparence très (trop)liée. Pendant les entretiens, elle commence une phrase, l'arrête, pour la poursuivre un peu plus tard, ou l'entretien suivant Elle se tait, de peur, expliquera-t-elle plus tard, de me détruire : elle se demande si je peux recevoir sa violence et sa destructivité. Après un temps où elle se protège, je me sens rapidement assigné à une position de dépositaire (immobile, immobilisé) de ses expériences morcelées et de ses tensions internes. Le travail clinique a consisté à garder en suspens puis à relier les fragments de ses associations, récits d'hallucinations, récits sur ses créations, hallucinations pendant les séances, puis à restituer ces liens dans la relation. Je faisais ainsi progressivement fonction de contenant, là où elle semblait me destiner à demeurer un dépositaire passif. Par ce travail de reprise et d'aprèscoup, nous tissions tous deux des liens et commencions à nous représenter les différentes étapes de ses hallucinations et créations. Je les présenterai maintenant afin de suivre le trajet des tensions, liées à une expérience traumatique qu'elle a essayé de déposer dans des hallucinations puis dans des oeuvres. Au fur et à mesure que les liaisons s'effectuaient, qu'elles étaient reliées, transformées en pensées, puis verbalisées, Sarah semblait se détendre. SARAH : DU TRAUMA AFFECTIF AUX PREMIERES HALLUCINATIONS Plusieurs mois après notre première rencontre, Sarah évoque quelques éléments de sa situation précédant ses premières hallucinations. Ces événements remontent à une quinzaine d'années, elle rapporte comment son frère, avec lequel elle partageait des moments affectifs intenses, a rencontré une femme, ce qu'elle n'a pas pu supporter. Sarah appréhende cet événement comme un véritable arrachement, elle se sent abandonnée, trahie, rejetée, elle commence à vivre des expériences angoissantes : elle a l'impression que de gros insectes envahissent sa chambre... elle peint alors deux tableaux qu'elle qualifiera après-coup de "toiles prémonitoires", préfigurantle décès de son frère. Le premier tableau représente celui-ci, le visage bandé. Dans le second, Sarah, ajoutant les dernières touches de couleur rouge, a "compris", dit-elle, que c'était le sang de son frère qui coulait La vue de ces tableaux devenant insupportable, elle les recouvre d'une autre couche puis les offre à son père. Quelques jours après ces événements, elle apprend le décès de son frère, ce qu'elle reçoit comme un choc extrêmement violent. C'est alors, dit-elle, que commencent ses premières hallucinations. LES AFFECTS HOSTILES DEPOSES SUCCESSIVEMENT DANS LES TOILES PREMONITOIRES ET DANS L.' HALLUCINATION Nous repérons l'hostilité de Sarah envers son frère dans la thématique des toiles dites "prémonitoires". Dans la première toile, le visage blessé du frère est caché sous un tableau "travaillé au couteau", expression qui, dans l'après-coup, en souligne la dimension destructive. Dans la seconde toile, le rouge est identifié imaginairement au sang du frère qui coule sur l’œuvre. Cette représentation de 1 ' objet reste ici encore proche de l'équation symbolique telle que la décrit H. Segal (1957). L'excitation liée aux tensions internes est ainsi seulement déposée sur les toiles, sans être "représentée" symboliquement dans le mouvement de figuration. Cette mise en dépôt a une fonction spécifique de contenance primitive, instable. Quand les "toiles prémonitoires" deviennent insupportables, Sarah essaie de s'en défendre par deux stratégies successives. Elle recouvre d'abord les toiles d'une seconde couche, essayant ainsi de se protéger de ce qu'elle y a déposé et figuré. Cette tentative pare-excitative échoue et l'hostilité réapparaît Elle les confie ensuite à un contenant humain idéalisé, son père. Mais celui-ci échoue également : au lieu d'avoir lui-même une fonction d'enveloppe pare-excitatrice, il devine, par transparence, la première couche excitatrice de l’œuvre. Ces deux tentatives se sont avérées inefficaces. Il semble que le décès du frère soit vécu comme un traumatisme parla "sommation" de l'hostilité qu'elle éprouvait envers lui (il l'abandonnait) et du décès réel, comme si le fantasme avait une incidence sur les événements, comme si la pensée pouvait détruire l'objet Ce trauma semble déclencher deux hallucinations qui marqueront la vie de Sarah. LA DEPRESSION PRIMAIRE ET LA CULPABILITE PRIMITIVE DEPOSEES DANS LES HALLUCINATIONS Sarah vit, après le décès de son frère, deux expériences hallucinatoires, visuelles et cénesthésiques, à thème religieux. Elle les nomme la "descente aux enfers" où son corps se consume, et "la première épreuve du feu", où une boule de feu brûle la peau de son dos pour la purifier. LA DEPRESSION PRIMAIRE DEPOSEE DANS L.'HALLUCINATION DE LA "DESCENTE AUX ENFERS" Lors du premier entretien, après de longs silences où elle semble ressentir de grandes tensions, Sarah essaie de mettre en mots l'expérience qu'elle nomme la "descente aux enfers" : "J'ai vécu l'Apocalypse en moi-même. Cela remonte àplus de 15 ans...". Ce récit est rapporté avec une grande montée de tension repérable en écho contretransférentieL Sarah est tendue; son visage est crispé. Elle dit retrouver dans l'entretien des tensions et des impressions corporelles de cette expérience qui l'avaient submergée. Elle parle de façon morcelée, les yeux hagards et grands ouverts. Elle semble perdue. Ses phrases, très chargées d'affects, sont ponctuées de longs silences. Invitée à traduire en mots les sensations corporelles qu'elle retrouve pendant l'entretien, elle dit : "Je tombais. Je descendais. Ma peau était comme la peau d'un tambour ; je frappais très fort sur la peau du tambour (ma poitrine), mes mains étaient animées par des esprits, [...] des forces mauvaises". Sarah évoque cette hallucination de la "descente aux enfers" à la lumière d'un texte biblique attestant que Jésus est descendu trois jours dans le séjour des morts entre la crucifixion et la résurrection, et elle conclut qu'elle a été "christallisée", qu'elle a vécu le Christ". Pour évoquer sa première expérience hallucinatoire, Sarah semble ainsi trouver, après-coup, un support dans le texte biblique lui permettant de nommer son expérience intérieure, la "descente aux enfers". Elle utilise la thématique d'un texte renvoyant à la descente, pour figurer une impression corporelle d'effondrement Ce matériel culturel lui permet de donner une forme à son expérience archaïque. Sarah emprunte, en la prenant au pied de la lettre, la métaphore culturelle "descente aux enfers" comme contenant potentiel pour amorcer l'élaboration d'une expérience hallucinatoire kinesthésique de "descente". Celle-ci pourrait s'énoncer par un signifiant formel : "un corps descend" ou "un corps tombe" (Anzieu, 1987) (1). Ce mouvement nous évoque la question du 'lâché" (son frère qui l'a lâchée, laissée tomber) et de la dépression primaire que Sarah évoquera plus tard dans la thérapie. LA CULPABILITE PRIMITIVE DEPOSEE DANS L'HALLUCINATION PURIFICATRICE DE LA "PREMIERE EPREUVE DU FEU" La "descente aux enfers" est suivie par une autre hallucination, qu'elle qualifie de "purificatrice", et qu'elle nomme 'la première épreuve du feu". Sarah en parle ainsi, bouleversée : "Une boule de feu m'a brûlée le long de la colonne vertébrale. Elle montait et descendait sur la peau du dos" ; "dans l'épaisseur de la surface du dos". Elle revit de façon quasi-hallucinatoire mais supportable ce vécu, quand elle l'évoque pour la première fois dans la thérapie, elle sent à nouveau la brûlure sur son corps. Dans une reprise culturelle, après-coup, elle nomme également cette expérience très douloureuse "le premier baptême de feu spirituel" ou 'le vécu de l'alpha et l'oméga". Le thème delà purification par le feu se retrouvera dans de nombreuses hallucinations et constructions délirantes de Sarah. Nous remarquons, du point de vue de la mise en représentation, que l'hallucination de la descente aux enfers offre une première figuration au mouvement interne de tomber (laisser tomber, abandonner), celle de la première épreuve du feu (purification de la faute, du mal, par le feu) constitue une figuration à la culpabilité archaïque. Sarah utilise, après-coup, des représentations culturelles religieuses (idéologiques) appareillées à ses impressions corporelles hallucinatoires : le mouvement de descente que l'on peut relier au scénario de la "descente aux enfers de Jésus", la sensation corporelle de brûlure interprétée du point de vue de la purification divine. Du point de vue économique, nous notons que l'évocation des deux premières hallucinations de Sarah provoquent une quasi-reviviscence de celle-ci, et font émerger des affects intolérables pour la patiente. Les hallucinations sont restées très angoissantes, voire traumatiques pour Sarah. Les affects relatifs à ces figurations hallucinatoires n'ont pas été liés par une mise en pensée contenante. C'est ce qui nous amené à appréhender ces phénomènes du point de vue de la mise en dépôt des affects dans l'hallucination. LA CREATION COMME DEPOSITAIRE DES AFFECTS NON CONTENUS PAR L'HALLUCINATION Sarah commence alors à créer, et transcrit ses vécus intérieurs, tensions et émotions, dans des sculptures et des toiles. Elle essaie de figurer ses premières hallucinations par une série de trois sculptures qu'elle casse en reprenant la thématique, légèrement évoluée, dans la sculpture suivante. Le thème de la troisième est repris dans une toile que Sarah nomme "L'alpha et l'oméga". Ne supportant pas plus cette peinture qu'elle ne tolérait les sculptures, Sarah la recouvre d'une seconde, puis d'une troisième couche, répétant le procédé de recouvrement déjà utilisé avec les "toiles prémonitoires". Quand elle termine la troisième couche de la toile, Sarah est très angoissée ; elle sent une tension provenant de celle-ci. Elle veut offrir ce tableau au Pape tout comme elle l'avait fait avec les toiles prémonitoires en les donnant à son père. Très angoissée, Sarah retourne la toile contre le mur et place d'autres toiles devant, puis couvre l’œuvre d'un drap, mais cela ne suffit pas. C'est alors, selon elle, que commencent des visions à partir de la toile, et en particulier une hallucination étrangement similaire à celle de la "première épreuve du feu" : une boule de feu sort de la toile et brûle l'intérieur de sa colonne vertébrale ; elle la nomme la "seconde épreuve du feu". Suivent, le lendemain, une série d'hallucinations qui bouleversent Sarah : elle sent le Diable dans son ventre et le voit tirer sa langue par son vagin, elle se bat avec une "bête à cinq têtes" de l'Apocalypse, elle a l'impression de faire l'amour avec Dieu, et d'être enceinte de lui, qu'on la viole. Une thématique sexualisée apparaît ainsi dans ces hallucinations : la boule de feu qui entre par le bas de sa colonne vertébrale, la pollution, le viol, faire l'amour avec Dieu. C'est dans ce contexte émotionnel qu'elle vient consulter. Nous essayons de relier, dans un premier temps de la thérapie, les éléments épars concernant ces expériences et créations. Cela semble la calmer, la désangoisser. Elle se sent plus détendue, moins morcelée. LES SCULPTURES ET LES TOILES Dans son activité créatrice, Sarah reprend la thématique de l’œuvre précédente dans un léger mouvement évolutif. C'est ainsi que la thématique des trois sculptures, qu'elle détruit à tour de rôle pour "reprendre" chacune dans la suivante, évolue pour devenir de plus en plus fusionnelle (2). Peut-être se rapproche-t-elle ainsi de la "forme" recherchée, apte à devenir le dépositaire de ce qu'elle tente d'y déposer : un vécu fusionnel primitif. Le thème est ensuite repris, successivement, dans les trois couches de la toile "l'alpha et l'oméga". La troisième couche, médiatisée parle texte de l'Apocalypse réinterprété par Sarah, demeure également insupportable (3). Ce cercle répétitif création-destruction puis créationrecouvrement, ne parvient pas à endiguer la tension accumulée dans l’œuvre. Une fois le tableau terminé, Sarah revit, en regardant celui-ci, une expérience hallucinatoire : ce qui n'a pu se représenter dans l’œuvre fait retour par l'hallucination. L'hallucination réapparaît ainsi là où la création a échoué à demeurer un dépositaire stable. Quand l’œuvre (sculpture ou peinture) est terminée, la tension qu 'elle renfermait se localise sur sa surface et fait retour de façon angoissante si Sarah ne parvient pas à s'en protéger. Cette excitation lui revient sous forme de "retour de projection" qu'elle décharge d'abord dans les passages à l'acte, c'est-à-dire dans la décharge motrice. C'est ainsi que Sarah crée et casse successivement les sculptures où l'intolérable de l'excitation, qu'elle tente en vain d'élaborer, est à la mesure de l'intensité projective. Elle s'en protège, ensuite, de façon moins violente, en peignant à nouveau sur les toiles, essayant de soustraire à la vue, par recouvrement, superposition, ce qu'elle y a déposé. Chaque couche nouvelle (couche de peinture, puis drap), à visée pare-excitatrice, protège, pendant un temps, de la couche excitatrice qui lui est immédiatement inférieure. Mais très vite elles nécessitent, chacune, une couche supplémentaire, comme si elles étaient ellesmêmes "contaminées" par l'excitation des couches sousjacentes. Ainsi Sarah n'a-t-elle pas réussi à trouver de pare-excitation "externe" qui la protège de l'excitation projetée et "enclose" dans l’œuvre. Les tensions insup- portables y sont restées "accumulées", "agglutinées", dans un mouvement de contention a minima, sans trouver de conteneur possible (transformation active dans un travail de liaison). C'est ce mode de liaison spécifique que nous appelons "liaison pré-symbolique". Tout se passe comme si l’œuvre devenait intolérable, comme l'hallucination qu'elle figure, et peut-être comme l'expérience traumatique que l'hallucination reprend. La création semble ainsi contaminée par la tension qu'elle était censée contenir. La création fonctionnerait ici presque comme les hallucinations du point de vue de la gestion des tensions par des représentations : ces dernières ne représentent pas symboliquement une expérience, mais la "présentent", sans permettre la mise en pensée. LA "SECONDE EPREUVE DU FEU"" Alors que j'écoute le récit de Sarah sur hallucination à partir de la toile (l'hallucination de la "seconde épreuve du feu"), mon attention est attirée par les points communs avec la "première épreuve du feu" : "une boule de feu, un cercle de feu" est sorti de ce qu'elle nomme "l'oeil de la toile" (son centre) (4). Elle est entrée dans le bas de sa colonne vertébrale pour monter jusqu 'à sa tête et "a fait le ménage dedans". "Ça brûlait", dit-elle (5). Je me souviens de l'entretien où elle hallucinait des éclairs et la foudre qui sortaient de ses yeux et se dirigeaient vers moi. Remarquons d'abord que si la première et la seconde "épreuve du feu" apparaissent dans le registre du "même", pour employer une terminologie de Michel de M'Uzan (1969), cette "réplication" hallucinatoire n'est pas entièrement "identique" ; nous y repérons une "transformation". Lors de l'hallucination de la première épreuve du feu, les sensations corporelles étaient localisées à la surface de la peau vécue comme une peau de tambour. Dans celle de la seconde épreuve du feu, la boule de feu brûle à l'intérieur de lacolonne vertébrale, ce qui implique déjà une intériorité de l'objet De plus, le récit de cette expérience, pendant l'entretien, rappelle un scénario hallucinatoire passé dans lequel les places sont interchangées : la boule de feu qui sortait de l’œil de la toile" pour se diriger vers Sarah, sort de ses yeux et avance vers le thérapeute qui se sent dépositaire, contre-transférentiellement, de sensations primitives de surface et de tensions internes liées aux hallucinations. HALLUCINATIONS ET CREATIONS Les hallucinations et créations semblent, d'après le discours de Sarah, se succéder, se répéter, se relayer, dans une tentative de figuration et de contention du traumatisme affectif renvoyant à la relation fusionnelle et incestueuse avec son frère et au décès de celui-ci. Nous suivrons le devenir de ces dépôts, à travers les figurations successives, de plus en plus élaborées, des thématiques renvoyant d'une part à l’hostilité liée au vécu de séparation-arrachement, et d'autre part à la purification face à une culpabilité archaïque très présente dans le discours de Sarah. Nous étudierons comment ces mécanismes se répètent puis commencent à trouver un début d'élaboration dans la dynamique transféro-contre-transférentielle. L'OBJET-CUNICIEN COMME DEPOSITAIRE DE LA REVIVISCENCE HALLUCINATOIRE TRAUMATIQUE : UN DEBUT DE CONTENANCE Sarah a essayé, mais sans y parvenir, de trouver un contenant humain idéalisé (son père, puis le Pape) qui puisse recevoir ses oeuvres trop inquiétantes. Cette recherche d'un destinataire, et d'un dépositaire vivant, c'est-à-dire susceptible d'effectuer un travail de transformation, se repère également dans récriture. Sarah commence en effet à écrire pendant la thérapie. Elle reprend des passages bibliques et les transforme, ajoutant de nombreuses scènes hostiles et "crues", dans lesquelles on sent une très grande violence. Elle y inscrit également des croquis, des souvenirs d'hallucinations, des "visions", des "révélations divines". Comme avec "L'alpha et l'oméga" et les toiles prémonitoires, elle ressent ses écrits comme potentiellement dangereux ; Sarah est très inquiète de les relire quand elle est seule : elle a l'impression de revivre les scènes qu'elle essaie d'y transcrire. L'évitement de ce qu'elle y a déposé est facilité par le fait que les cahiers possèdent un "intérieur" : on peut les fermer et les ouvrir, ce qui n'est pas le cas pour les toiles, bidimensionnelles (6). Elle doit ainsi toujours maintenir ses cahiers fermés pour s'en protéger, dit-elle. Quand il lui arrive de les rouvrir, elle vit des scènes hallucinatoires douloureuses. Elle essaie de les faire lire à un prêtre puis à un ami mystique, mais sans succès. Elle a l'impression que ses écrits les inquiètent, ce qui renforce Sarah dans son idée que ses cahiers sont dangereux. J'accepterai de les lire, à sa demande. Le fait que je ne sois pas détruit par l’œuvre rassure beaucoup Sarah et nous permet de travailler sur la violence déposée dans le texte. Après onze mois de thérapie où nous relions les éléments épars concernant ses expériences hallucinatoires et ses créations, les hallucinations de Sarah sont de moins en moins fréquentes. Elle est plus calme et plus détendue, mais se sent extrêmement vide. Elle vit une période dépressive pendant laquelle elle connaît de grandes difficultés à créer (peindre et sculpter). C'est lors d'une période similaire qu'elle avait évoqué un projet qui lui tient beaucoup à coeur : celui de réaliser un triptyque, à partir des trois couches de peinture superposées de "L'alpha et l'oméga", essayant par ce projet de "retrouver" les trois toiles "enfouies" dans l'objet créé. C'est ce qu'elle nomme "décomposer la toile". Elle pense ainsi retrouver 'l'énergie, la foi et la passion" qu'elle a l'impression d'avoir laissées entre les couches de peinture. LA DESTRUCTION DES DEPOSITAIRES ET LA RECHERCHE D'UNE NOUVELLE PEAU Mais Sarah ne pourra pas mener à terme son projet Son atelier et presque toutes ses oeuvres seront détruites quelques mois plus tard dans un incendie déclaré dans son village, brûlant entièrement sa maison et son atelier. Cet événement réel qu'elle nomme la "troisième épreuve du feu" déclenche une régression très forte. Elle l'évoque comme un traumatisme par lequel on lui aurait arraché une partie de son corps. La destruction des toiles la recentre sur elle-même, sur son propre corps, sur sa peau, enveloppe qu'elle attaque par une série de passages à l'acte. Elle suspend les entretiens pendant quelques temps et ne sort plus de chez elle. Elle recouvre d'abord sa peau d'une couche de peinture : elle se peint en blanc (comme une toile). Puis, dans une expérience hallucinatoire archaïque, elle appréhende son corps comme un billot de bois sculpté par Dieu, et sent le ciseau du sculpteur ciselant son front (7). Quand elle sort de cet état intérieur, elle s'aperçoit que son front saigne et présente une plaie en forme de croix qui subsistera plusieurs jours. Elle l'appellera le "stigmate spirituel". Sarah allume ensuite un grand barbecue, et se place sur la braise. Elle se brûle comme les toiles et les sculptures, répétant ici sur sa propre peau l'épreuve du feu. C'est ce qu'elle nommera la "quatrième épreuve du feu". Après la brûlure, elle s'arrache des morceaux de peau, essayant de se "dépecer". Elle a l'impression que des "corps étrangers" sont sur et dans sa peau et qu'elle doit absolument les en extirper, comme si des persécuteurs se trouvaient là, dans un dessous-dedans. Elle continue la "purification par le feu" sur les objets de sa maison Ce jour-là, la fumée remplit sa maison et manque d'asphyxier Sarah. Elle se couvre alors d'un drap pour se protéger des persécuteurs externes. Tout se passe comme si, par ces passages à l'acte, ce qu'elle tentait de médiatiser par ses toiles faisait retour sur son corps. Sarah essaye désespérément, en se peignant, de trouver sur sa propre peau une surface d'inscription et un contenant, substitut de ses toiles et sculptures. Elle y répète ce que ses créations ont subi : la brûlure, la cassure ou l'arrachement, devenant ainsi la surface et le volume d'inscription, toile et sculpture. Sarah est à nouveau hospitalisée et le médecin lui permet d'installer son atelier dans une chambre. Sarah reprend la thérapie qu'elle avait suspendue deux mois auparavant et nous convenons de nous rencontrer cinq fois par semaine. Elle ne crée plus, présente de grandes difficultés à s'exprimer, et dit ne plus se souvenir. Sarah se sent vide, sans intérieur. Elle a l'impression que tout s'est arrêté à jamais. Elle est ellemême figée, dans son corps et dans sa pensée. Elle semble fragile, "à vif. Elle exprime que tout se mélange, rêve et réalité, intérieur et extérieur, pensée et perception Très vite, je suis investi comme sa mémoire, peau-sac des souvenirs retrouvés. Elle pose des questions sur ce qu 'elle a déposé en moi, au cours des séances passées. J'essaie de retisser avec elle ce que nous avions construit, et elle parvient à nouveau à entrer en contact avec cette partie d'elle qu'elle croit détruite comme ses oeuvres. Nous entreprenons ensemble ce qu 'elle projetait de faire avec le triptyque : retrouver l’intérieur de l’objet, l’intérieur d'elle-même qu'elle pensait perdu. Dans le bureau, elle regarde souvent le bloc de feuilles et les crayons posés sur la table. Quelquefois elle les saisit pour traduire une impression corporelle par un trait Puis elle me regarde, un long moment, silencieuse, en trace quelquefois un second, hésitante. Nous échangeons à partir de ces traces et de ce qu'elles lui évoquent Progressivement elle recommence à ébaucher des croquis, des esquisses, puis des dessins plus importants. Ils serviront de modèles à ses prochaines sculptures. Sarah amène des oeuvres qui ont échappé à l'incendie. Elle en reprendra une, à moitié brûlée pour tirer partie de cette transformation, et l'exposera plus tard Elle apporte également des bronzes dont la matrice était restée (en dépôt) chez le fondeur. Ses premières tentatives de créations, quelques semaines plus tard, sont difficiles. Elle essaie de sculpter mais détruit l’œuvre, qu'elle trouve plate, sans profondeur. Afin d'éviter de lacérer à nouveau au couteau ses dernières productions, Sarah amène ses toiles pour se protéger des oeuvres angoissantes et les protéger contre sa destructivité. Nous travaillons à partir de ses peintures, pendant les entretiens, et elle tolérera de les emporter à nouveau avec elle après nos séances. C'est ainsi que, progressivement, elle se remet au travail, d'abord par une activité de collage (c'est ce qu'elle appellera plus tard "recoller les morceaux") puis de peinture. Elle parviendra progressivement à créer à partir de ses toiles, encore quelquefois lacérées au couteau, mais en les "reprenant" avec de la poudre de marbre, leur donnant volume et nouvelle forme. Elle parviendra enfin à sculpter et à exposer à nouveau ses oeuvres. "C ONTAGION " DU DEPOSE SUR SES DIFFERENTS DEPOSITAIRES I HALLUCINATIONS , SCULPTURES , TOILES ET PEAU Le matériel clinique que nous venons de présenter met en évidence les achoppements du processus de mise en dépôt des affects intolérables de Sarah sur différentes "formes" bi ou tridimensionnelles (hallucinations, sculptures, peintures, cahiers). Nous avons repéré les différentes modalités de gestion des tensions : mise en dépôt, élaboration, tentative de contenance (réussie ou échouée) par l’hallucination et certaines créations. Dans cette perspective, l'hallucination n'est pas seulement une tentative de la psyché pour se débarrasser d'affects bruts inélaborables, mais bien aussi, comme le délire, une reconstruction qui est également une tentative de guérison (Freud 1911-b), sous-tendue par une "liaison" psychique spécifique que nous avons nommée la liaison pré-symbolique. Nous avons essayé de montrer comment l'activité créatrice peut également être pensée, dans ses formes archaïques, à partir des mécanismes que nous décrivons dans l'hallucination. LA LIAISON PRE-SYMBOUQUE COMME PROTOUAISON INSTABLE Nous avons repéré l'aspect "instable" de la "liaison" psychique entre la tension interne (en rapport au trauma et à l'expérience sensori-affective hallucinatoire) et le contenu de la "représentation non symbolique" qu'elle est venue investir. Nous repérons cette "liaison pré-symbolique" à la fois dans les hallucinations et dans les créations par lesquelles Sarah semble reprendre ses mouvements internes insupportables vécus dans l'hallucination. Tout se passe comme si les affects intolérables étaient déposés sur l'objet sans être liés symboliquement à la représentation. La liaison pré-symbolique ne permet pas le travail d'élaboration (ou perlaboration) qui transformerait les traces d'un vécu innommable en matériau permettant la croissance psychique. Ainsi, dans une optique génétique, la liaison pré-symbolique pourrait être appréhendée comme une liaison présymbolique, renvoyant à la dynamique de la construction des représentations. Dans une tentative descriptive, nous avons utilisé la notion de mise en dépôt qui est une contention (ou "contenance non-élaborative"), pour caractériser la "liaison présymbolique". Cette expression vise à rendre compte de l'existence d'une liaison qui ne permet pas la symbolisation de l'expérience. Cette liaison présymbolique, dans son aspect de contrôle de l'excitation, pourrait être comparée aune forme psychotique de contreinvestissement L'expérience serait ainsi maintenue "dans l’état"jusqu'au moment où elle serait réactivée, et ferait à nouveau retour de façon archaïque (retour de projection), dans le registre du même (de M'Uzan, 1969). Pour les sculptures comme pour les peintures, la "contamination" d'un support à celui qui le remplace indique la porosité de l'enveloppe contenante des oeuvres. TRAJET DE LA CHARGE D'AFFECT DEPOSEE : DE LA PROJECTION EN SURFACE A LA CONSTITUTION D'UN ESPACE CONTENANT Nous avons noté que les hallucinations, les créations et les passages à l'acte de Sarah ont partie liée avec la séparation-arrachement de Sarah avec son frère. Retraçons le trajet de la "charge" d'affect, renvoyant à la relation, qui, à partir du discours de Sarah, apparaît encore actuellement comme vécue de façon fusionnelle, affective et hostile au frère de Sarah, charge déposée sur les oeuvres (peinture, sculpture) et les hallucinations. Sarah gère tout d'abord ses "quantités" pulsionnelles, non encore liées, par des hallucinations dans lesquelles celles-ci trouvent une "forme", une Gestalt, première mise en dépôt de sensation de surface, sensation corporelle d'une brûlure, signifiant formel (Anzieu, 1987) qui pourrait ainsi s'énoncer : la surface du dos brûle", ou "la peau du dos se brûle". Sarah précise à ce propos que la brûlure s'exerce à l’intérieur mais sur la peau, comme si l'intérieur était identifié à une surface. Ce mouvement interne dangereux trouve provisoirement un espace dans les sculptures, mais ne peut s'y loger sans les détruire. Les sculptures sont cassées, successivement, dans une évolution de la figuration plastique, à thématique de plus en plus fusionnelle. Cette dernière est reprise sur une toile, objet d'abord plat, bidimensionnel, et qui se constitue progressivement dans une structure en feuillets (Houzel, 1987), tout comme ses cahiers, une succession de surfaces dont aucune ne peut être l'enveloppe protégeant la psyché fragile de Sarah contre les affects dangereux déposés sur la toile. Le troisième feuillet de la toile utilise des représentations culturelles religieuses - peut-être déjà potentiellement présentes dans l'hallucination - ce qui contribue àla constitution de la 'liaison pré-symbolique". Le procédé de "recouvrement" qui prend la place de la destruction des sculptures, se poursuit avec l'utilisation d'un drap qui protège Sarah de ce qu'elle a déposé dans la toile. Mais le dépôt demeure instable et ce "pare-excitation", externe ne peut protéger du retour de projection. Le face à face avec l'objet sur lequel Sarah a mis en dépôt des charges d'affects trop importantes, la toile, provoque la reviviscence de l'expérience primitive : c'est l'hallucination de la "seconde épreuve du feu". Cette hallucination, à partir de l’œuvre 'l'alpha et l'oméga", indique que le travail psychique s'effectue dans les mises en dépôt successives : l'hallucination de la brûlure est éprouvée dans le corps et non en surface comme dans la "première épreuve du feu". La charge d'affect trouve ainsi une forme hallucinatoire, sensation corporelle tridimensionnelle, dans laquelle se déposer, et renvoyant à la partie du corps propre liée à la fonction du soutien, du maintien, du "tenir debout", du "soutenir" (Grotstein, 1981). Cette hallucination cénesthésique pourrait se traduire par un "signifiant formel" (Anzieu, 1987) tel que "l'intérieur de la colonne vertébrale se consume". Nous retrouvons ici, semble-t-il, la problématique de l'abandon, du lâcher, qui cohabite avec celle d'une dimension sexuelle prégénitale : la boule de feu qui monte et descend dans la colonne. C'est encore l'échec de la tentative de gestion de la tension "au dehors", l'extemalisation, ou encore l’excorporation par l'hallucination. Alors que Sarah halluciné de moins en moins, elle commence à se déprimer, et cherche à retrouver la partie d'elle-même déposée dans la toile. Pour se défendre contre sa dépression, elle essaie de retrouver ce qu'elle avait déposé dans la toile : ses tensions internes. Mais la destruction de la toile par le feu l'accule à utiliser son ultime surface d'inscription : la peau de son propre corps où elle tente de déposerrinnommable. Après s'être peinte en blanc, elle attaque cette dernière surface qu'elle "n'a pas" mais qu'elle "est ": elle s'arrache des morceaux de peau et se brûle. Elle expérimente, alors, que seule une psyché externe et contenante (élaboratrice) pourra la soulager. Elle semble trouver dans le thérapeute le contenant «vivant» et idéalisé qu'elle cherchait (son père, le Pape). Ce contenant ici assure un accueil (capacité de rêverie), le dépôt sans destruction du dépositaire, la transformation (fonction alpha), puis, enfin, la restitution d'un objet moins dangereux : des mises en mots de l'expérience. Le "déposé" trouve ainsi un intérieur de l'objet, où se 'loger" : le clinicien. La mise en dépôt dans le thérapeute, repérée dans la dynamique contre transférentielle, peut être comparée à la fonction phorique décrite par R. Kaes (1982) : tout se passe comme si elle me faisait "porter" des affects et des sensation primitives de surface appareillées à ses hallucinations. C'est alors que, dans la psyché de Sarah, la pensée peut advenir, lieu de dépôt et de transformation interne, liant la charge d'affect (affect lié) et une représentation symbolique, re-présen-tant l'objet perdu, et la tension, la frustration, la douleur occasionnée par cette perte jusqu'alors impensée, mais ressentie, en négatif, par l'hallucination. Là où un non-objet était présent (de façon hallucinatoire), un objet peut progressivement être pensé comme absent, dans l'espace de la rencontre. Références bibliographiques Anzieu.D. 1987. Les signifiants formels et le moi-peau, in Anzieu, D, Houzel, D, et coll, Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 1, 22. Bion, W R, 1958, L'hallucination, in Réflexion faite, Paris, PUF 1983,74-96. Bion, W R1962, Une théorie de l'activité de la pensée, in Réflexion faite, Paris PUF, 1983,125-136. Bleger, J, 1667, Symbiose et ambiguïté. Paris. PUF. 1981. Freud, S., 1911 b. Remarques psychanalytiques sur l'autobiographie d'un cas de paranoïa (Leprésident Schreber), in Cinqpsychanalyses Paris : Presses Universitaires de France, 1970, 263-321. Freud, S., 1924 a. Névrose et psychose, in Névrose, psychose et perversion, Paris : Presses Universitaires de France, 1973, 283- 286. Freud, S., 1924 b. La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, in Névrose, psychose et perversion, Paris : Presses Universitaires de France, 1973, 299-303. Grosstein, J., 1981. Primai splitting, the Background object of Primary identification, and Other Self-Objects, in Splitting and Projective identification, New York, Jason Aronson éd., 77-89. Kaes, R., 1982. Intervention à l'Université de Provence, sur la fonction phorique. Klein, M., 1946. Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, in Klein, M., Heimann, P., Isaac, S., Rivière, J., Développements de la psychanalyse. Paris : Presses Universitaires de France, 1966, 274-300. Meltzer, D., 1984. Dream-life. Perthshire : Clunie Press. M'uzan, M. de, 1970. Le même et l'identique, in De l'art à la mort, Paris : Gallimard, 1977. Segal, H., 1957. Notes sur la formation du symbole. Revue Française de Psychanalyse, 1970, 34, 685-708. (1) Nous repérerons dans le mouvement hallucinatoire visuel, cénesthésique et kinesthésique de la "descente aux enfers" une double identification (ou une identification clivée) : d'une part à un objet qui la "représente" et d'autre part, à un objet persécuteur, une autre partie d'elle-même qui attaque la première. Nous remarquons ici le clivage par lequel deux parties d'elle-même sont maintenues séparées, l'une passive (la peau de tambour) et l'autre active et hostile (les mains qui tapent, qu'elle identifiera à des "forces mauvaises") ; une partie pulsionnelle et l'autre qui reçoit l'hostilité de la première. Nous repérons souvent ce mécanisme dans les constructions délirantes et hallucinatoires de Sarah. Nous le retrouvons par exemple dans le terme de "christallisation". A partir de la ligne associative de Sarah, le terme "christallisée" peut être compris comme renvoyant à la fois au Christ auquel elle est identifiée (devenue le Christ), et à la pétrification sous forme de statue (cristallisation comme un minéral). Cette identification à la statue se repère dans l'évocation de ses sculptures : en sculptant Eve, dit-elle, elle est devenue l’objet sculpté. Le terme de "christallisation" semble déjà "contenir" ce double mouvement où elle est à la fois le créateur et l'objet créé, active et passive, transformatrice et transformée. Cette double position se retrouve également dans plusieurs hallucinations : par exemple, dans une vision, elle "voit" très clairement, dit-elle, la terre, petite, avec des gens grands comme des fourmis, et un ange qui urine dessus, ellemême étant "également" l'ange. La vision prend alors toute la place et la pièce où elle se trouve disparaît (hallucination encadrante de Wolff, 1957). Dans une autre "vision spirituelle" qui a suivi la "christallisation", Sarah "est" àla fois celle qui regarde la terre, et la terre polluée "ressemblant à une sculpture recouverte de cadavres entassés". Ainsi Sarah maintient-elle deux parties d'elle activement clivées : l'activitéhostilité et la passivité-vulnérabilité. (2) Sarah modèle d'abord Adam et Eve, en argile, explique-t-elle. Cette première sculpture, qu'elle nomme "réunion", est détruite et «reprise»dans une seconde qui représente Marie et Jésus, qui possèdent "un cerveau commun". La destruction de celle-ci est suivie d'une troisième "version" de son oeuvre. Elle figure "l'homme et la femme réunis en Jésus-Christ, ne faisant plus qu'un personnage, réunion de l'âme en Dieu". Sarah propose de la nommer "fusion" ou encore "un corps pour deux". Elle laçasse également mais la sculpte à nouveau dans le projet de l'utiliser plus tard comme matrice d'une nouvelle oeuvre. C'est à partir de cette sculpture nommée "fusion",que Sarah constituera la première couche du tableau "L'alpha et l'oméga" qui représente de manière figurative "Adam et Eve". Sarah recouvre la première peinture figurant Adam et Eve, d'une deuxième couche, abstraite, rouge, représentant le chemin de l'homme vers Dieu. Inquiète par la "mer de sang" qu'elle a l'impression devoir sur la toile, et qui n'est pas sans évoquer le sang que Sarah a vu sur la toile prémonitoire du décès de son frère, elle recouvre celle-ci d'une troisième couche "peinte entièrement à partir du Livre de l'Apocalypse". Cette toile, nommée l'Alpha et l'oméga, présente, pour Sarah, ce que Dieu voit par ses propres yeux. Elle apportera une photo de cette toile, qu'elle qualifie d'abstraite, lors d'un entretien. S'y trouvent représentés les personnages, les objets et les récits de l'Apocalypse : au centre, une sphère lumineuse, comme une boule de feu, représente, selon Sarah, l’œil de Dieu, la lumière de Dieu et du Christ. En cercle autour de cette lumière, des formes figurent les trônes des vingt-quatre vieillards de l'Apocalypse. Y sont également représentés de manière codée le cheval blanc et l'épée à double tranchant de l'Apocalypse, les pierres précieuses et de nombreux passages bibliques. Nous y retrouvons des éléments de la thématique des deux expériences hallucinatoires telles que Sarah les a rapportées : la "descente aux enfers" et la "première épreuve du feu", ellesmêmes déjà en partie médiatisées parles références idéologiques de Sarah. De la descente aux enfers, elle reprend le thème et les personnages de l'Apocalypse ; de la première épreuve du feu, elle reprend la thématique de la boule de feu (purificatrice) identifiée à l'oeil de Dieu. La toile peut ainsi être pensée comme une tentative pour représenter ces deux expériences archaïques. Sarah établira elle-même le lien entre cette toile et l'hallucination de la première épreuve du feu. (4) II est utile de préciser ici que, pour Sarah, le tableau "représente" le monde tel que Dieu le voit par ses propres yeux. Ainsi, quand elle peint le tableau, elle est identifiée aux yeux de Dieu qui voit le monde, ses propres yeux étant appréhendés comme des doubles des yeux de l'objet idéal. (5) Les hallucinations vécues le lendemain renvoient W intérieur du corps : la langue du Diable, le Diable puis Dieu dans le ventre. Tout se passe comme si la projection de ses tensions, et leur retour persécutif en "pollution", ne suffisaient pas à la "débarrasser" de ses parties hostiles qui se "retournent" et se logent à l'intérieur d'ellemême : le Diable, le persécuteur dans le ventre. Ainsi, la pénétration par la boule de feu sortie de la toile provoque une double "pollution" (persécution) à la fois interne et externe, le mal à l'intérieur et à l'extérieur. Ce qu'elle avait tenté d'enclore dans la toile fait retour à nouveau en elle, sous la forme du persécuteur dans son propre corps. Dans le jardin, Sarah a l'impression d'avoir une relation sexuelle avec Dieu, l'objet idéal, par les rayons du soleil qui pénètrent en elle. A l'hôpital, au bout d'un temps, la persécution se "retourne" ainsi en idéalisation. Peut-être se trouve-t-elle persécutée par sa propre culpabilité liée au contact érotisé, sexualisé et fusionnel avec l'objet idéal, Dieu, qui vient figurer le frère ou le père de Sarah. Ce n'est plus le Diable mais Dieu qui est dans son ventre ; elle est enceinte de Dieu, après un contact par "rayons" avec lui (comme Schreber). Il y a ici un second retournement, celui de l'affect haine/ amour, ou plutôt de la qualification de l'objet : objet aimant, satisfaisant et idéalisé /objet mauvais, hostile, frustrant. Il permet à Sarah de se protéger pour un temps de la persécution. (6) Sarah semble choisir ici un objet qui possède une structure en feuillets, en couches superposées, un cahier, appareillé à sa façon de déposer ses tensions dans l’œuvre (entre les couches superposées). (7) Elle devient ainsi une sculpture, dans un mouvement où elle est à la fois les mains qui sculptent et le matériau sur lequel on sculpte. Par un retournement actif/passif, Dieu prend la place des mains, et Sarah est identifiée à l’œuvre. Elle précisera qu'elle sentait le marteau qui entrait dans son front. Ce n'était pas douloureux, explique-t-elle, car elle était «devenue du bois», se replaçant dans une position double où elle est, comme dans la descente aux enfers, à la fois la peau qui est brûlée et celle qui l'attaque.