Les Cahiers de la recherche architecturale et
urbaine
26/27 | 2012
Trajectoires doctorales
Ville-nature et architectures des milieux
Urban Nature and the Architecture of Milieus
Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani et Chris Younès
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/crau/574
DOI : 10.4000/crau.574
ISSN : 2547-5746
Éditeur
Éditions du patrimoine
Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2012
Pagination : 182-191
ISBN : 978-2-7577-0108-9
ISSN : 1296-4077
Référence électronique
Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani et Chris Younès, « Ville-nature et architectures des milieux », Les
Cahiers de la recherche architecturale et urbaine [En ligne], 26/27 | 2012, mis en ligne le 01 novembre
2017, consulté le 03 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/crau/574 ; DOI : 10.4000/
crau.574
Cahiers de la recherche architecturale et urbaine
182
Il s’agit d’interroger les
liaisons entre ville-naturemonde et architecture des
milieux, en se centrant sur
les questions d’habiter,
de lieux et d’artefact.
Le milieu ne va pas sans
multiplicité et re-création ;
il y en a toujours plusieurs
en jeu (environnemental,
social, technique, culturel,
psychologique…), qui se
superposent, s’entremêlent,
se rencontrent, se
métamorphosent.
Ville-nature
et architectures
des milieux
FRÉDÉRIC BONNET
STÉPHANE BONZANI
CHRIS YOUNÈS
Depuis plusieurs années, nous développons une problématique
portant sur les liaisons entre ville-nature 1 et architecture des
milieux 2, centrées sur les questions d’habiter « et sur celles de
lieux et de milieux ». Le milieu ne va pas sans multiplicité ; il y a
toujours plusieurs milieux en jeu (social, naturel, technique, culturel,
psychologique…), mais ceux-ci se superposent et s’entremêlent.
De façon concomitante, tout est déjà là, et en même temps tout
advient, sans qu’on puisse rendre compte d’un commencement
ni d’une fin, comme dans la figure rhizomatique. « On commence
toujours au milieu », dit Deleuze et c’est à travers des milieux que
nous accédons au monde. Un monde qui ne se situe pas au-delà
des milieux, comme à un étage supérieur mais dans leur rencontre.
Ville-nature / ville-monde
Les milieux font monde. Welt et Umwelt ne se distinguent pas
comme deux régions hétérogènes, et c’est leurs différences subtiles
et leurs articulations qu’il s’agit d’envisager. C’est parce qu’il y a
1. Chris Younès (dir.), Ville
contre-nature, Paris, La Découverte,
1999.
2. C. Younès, Benoît Goetz (dir.),
« L’architecture des Milieux »,
Le Portique, 2010.
Chris Younès, Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani
des milieux et non un seul que nous pouvons avoir
un monde, mais cela n’est pas donné de droit. Cela
doit être construit à différents niveaux. Dans Les trois
écologies 3, Félix Guattari définit l’écosophie comme
« l’écologie environnementale d’un seul tenant avec
l’écologie sociale et mentale, à travers une écosphère
de caractère éthico-politique », mettant l’accent sur les
territoires existentiels, les pluralités, les hétérogenèses,
les perspectives éthiques et politiques, les singularités,
les nouvelles pratiques esthétiques… c’est-à-dire sur ce
qui fait évènement tout en restant indissociable de ce qui
fait monde. L’écologie, science qui étudie les milieux des
différents êtres vivants, met en évidence à la fois comment
les milieux déterminent leurs vies, et comment ces êtres
interagissent avec les milieux. Ainsi l’écologie est la fille
de la mésologie (« science des milieux ») et la sœur de
l’éthologie (« biologie dynamique ») 4. L’architecture des
milieux relève de ces trois disciplines. Elle concerne
aussi bien la physique (donc, littéralement, la nature) des
établissements humains que la politique, indissociable
de la condition urbaine, la ville étant le milieu humain
par excellence. Ce qui rend les villes respirables (ou
pas) c’est certes la qualité de l’air mais aussi la manière
dont les rues et les places le font circuler, la manière de
vivre ensemble quelque part. Ce qu’on appelle parfois la
« ville générique » n’a pas absorbé la variété infinie des
différences entre les villes et dans les villes.
Tout milieu singulier est déjà en lui-même une
multiplicité. La célébrité de la tique de Jacob von
Uexküll 5 tient à ce que l’on parvient avec elle à isoler
aisément les composantes d’un milieu très simple (mais
pourtant déjà pluriel) ; tandis que les milieux humains
3. Félix Guattari, Les trois écologies, Paris,
Galilée coll. « L’espace critique », 1989.
4. Dominique Ottavi, « Mésologie », Bulletin
de la Société française pour l’histoire des
sciences de l’homme, n° 32, hiver 2008,
p. 48-49.
Ville-nature et architectures des milieux
183
comportent d’innombrables composantes. Les mondes
humains sont-ils alors essentiellement différents des
milieux animaux ? La question peut se poser mais après
l’étude approfondie et patiente de la notion de milieu.
Si on peut parler de ville-nature, c’est en un sens qui
chamboule profondément notre idée de la nature et du
« naturel ». Il ne faut pas être trop naïf quand on aborde
cette question de la ville-nature (en la confondant, par
exemple, avec la « végétalisation » devenue une mode).
La ville-nature n’est pas une ville qui serait « naturelle »
en tant que telle, mais une ville qui renouerait avec les
éléments de manière inédite. En premier lieu avec la
Terre. La ville est déjà devenue une « nature » et cela au
sens littéral et simple de l’expression, en accueillant la
vie de beaucoup d’animaux, parce qu’elle est souvent
plus hospitalière que les « campagnes » dévastées.
Les « villes-nature » sont donc les enjeux d’écologies urbaines complexes qui activent une pensée des
milieux. L’enjeu est celui de la vie, dans toutes les
acceptions de ce terme qui ne sont pas seulement
biologiques. Mais il est indéniable que le vivant – le
bios – fournit aujourd’hui un nouveau paradigme. « Il
n’y a pas “le“ milieu mais le milieu “de“ » explique
Georges Canguilhem en soulignant les liens étroits
entre le vivant et le milieu : « Enlevez le milieu, vous
enlevez le vivant. Si vous sortez un poisson de l’eau,
il sera mort. » Nous sommes ainsi invités à penser en
termes d’interdépendance, de totalité et d’évolutivité,
d’unités composites d’échanges, d’interactions, alors
même que trop souvent des logiques technocratiques,
disciplinaires, économiques, séparent, objectivent voire
instrumentalisent.
5. Uexküll a analysé comment le monde
d’un animal fait intervenir perception
et conduite, et comment apparaît un
milieu d’événements ouvrant un champ
spatiotemporel. Jacob von Uexküll, Mondes
animaux, monde humain, Paris, Gonthier,
1956.
184
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine - n° 26/27
Trajectoires doctorales
Dorothy Napangardi,
Huile sur toile, 2008.
Georg Gerster, Le
Pain et Le Sel, Paris,
Arthaud, 1980.
Photographie aérienne,
province de Kermân,
Iran. Dans cet ouvrage,
Gerster insiste sur la
fragilité des milieux
qu’il photographie.
Chris Younès, Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani
Vers un paradigme de la reliance
C’est donc en tant que changement paradigmatique
privilégiant des dispositifs de relations, que s’explorent,
dans le contexte du « développement durable »,
l’invention d’une ville-nature et d’une architecture des
milieux. En effet, un milieu – lieu ou biotope – requière
de comprendre les interactions et les dynamiques
naturo-culturelles d’interpénétrations et d’interdépendances, que ce soit entre facteurs climatiques,
mécaniques et chimiques, biotiques ou culturels. Mais
dès que l’attention est portée sur un habiter spécifique,
à savoir sur la façon d’être au milieu, c’est en termes
de relations qu’il peut être décrit. Des opérateurs
anthropo-architecturaux spatio-temporels permettent
de caractériser plus particulièrement ce qui met en
synergie la partie et le tout : la limite qui distingue,
l’espacement ou écart qui met à distance, coupe,
sépare tout en ménageant une certaine proximité, mais
aussi les passages et porosités entre les choses et les
êtres. Face à une certaine modernité qui a privilégié la
séparation et la maîtrise, c’est à une autre écologie de
l’action que nous sommes conviés. Edgar Morin a fait
du concept de reliance 6 la cellule souche de la pensée
complexe, comme « le travail des liens », « l’acte de
relier et de se relier et son résultat ». Il s’agit d’un
changement paradigmatique permettant d’optimiser à
la fois les rapports de l’anthropisation au milieu naturel
et les conditions du vivre-ensemble. En architecture,
il apparaît désormais à nouveau nécessaire de savoir
s’ajuster aux contextes, de s’attacher aux situations
locales avec leurs spécificités plutôt que de procéder à
une tabula rasa ou d’en rester à des modèles génériques
6. Morin expose cette pensée de la reliance
dans La méthode, qui se présente sous
la forme de six tomes, mais elle est plus
particulièrement explicitée et revendiquée
dans le dernier, intitulé « Éthique ». Il
considère que la notion de reliance inventée
par le sociologue Marcel Bolle de Bal,
comble un vide conceptuel en donnant
une nature substantive à ce qui n’était
conçu qu’adjectivement et en donnant un
caractère actif à ce substantif. Edgar Morin,
La méthode 6. Éthique, Paris, Le Seuil, 2004.
Ville-nature et architectures des milieux
185
ou des recettes préétablies, incapables de prendre en
compte les conditions d’implantation d’un projet.
Coexistences
L’enjeu majeur désormais est de penser et imaginer les
conditions soutenables d’une vie sur terre qui menace
d’épuisement. Il y a une grande fécondité de la redéfinition des reliances ville-nature qui créent des conditions
d’habiter alternatives et contribuent à une refondation
réelle, imaginaire et symbolique de lieux urbains en
symbiose avec le vivant. Ce mixte entre urbain et
nature s’exprime sous plusieurs configurations : densité
raisonnée préservant des espaces non bâtis de forêt, de
campagne et de nature sauvage, mails plantés, jardins et
parc urbains, création de microclimats… Il est privilégié
de travailler avec l’eau, le vent, le soleil, le sol, la faune,
la flore, de recycler, réemployer, hériter, économiser les
ressources, établir des solidarités, se déplacer suivant
des modes diversifiés de mobilité qui permettent de
lutter contre la pollution et les formes de ségrégation
socio-spatiales. Concevoir de tels milieux habités requiert
des coexistences, équilibres, adaptations, réinventions et
re-créations entre natures et artifices, cultures urbaines
et agricoles, écosystèmes et anthropisation. En fait, ce
sont les résiliences comme les ré-enchantements qui se
retrouvent au cœur d’une architecture des milieux.
Invention architecturale et transmilieu(x) 7
Les multiples enjeux que soulève la question de la
ville-nature, rappelés ci-dessus, invitent à réévaluer
de fond en comble les modalités de l’invention
architecturale. En effet, derrière la force de l’urgence qui
7. Cette problématique est développée
dans la thèse de doctorat de philosophie
de Stéphane Bonzani, La ligne d’édifier.
Invention architecturale et transmilieu(x),
soutenue le 22 septembre 2010.
186
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine - n° 26/27
est souvent impliquée dans « l’impératif écologique »,
une transformation en sous-œuvre s’opère quant à
la façon dont l’architecte conçoit et définit sa propre
pratique créatrice. « Qu’est-ce que je fais au juste
quand je fais, ou prétends faire de la philosophie ? »
s’interrogeait Gilles Deleuze dans une conférence 8. Nous
aimerions ici déplacer cette question vers l’architecture.
En quoi consiste au juste l’invention architecturale ?
De même que la création de concepts ne suffit pas
à définir l’activité d’un philosophe, la création d’édifices
ne suffit pas à rendre compte de celle d’un architecte.
L’importance accordée par Deleuze et Guattari à
l’instauration d’un plan d’immanence comme autre
face de l’invention philosophique est à transposer dans
l’invention architecturale. Cette activité en sous-œuvre
n’est pas secondaire. Elle ne précède pas la création
de concept, ni ne lui succède. Elle est simultanée et
déterminante mais ne se donne jamais pour elle-même,
si bien qu’elle passe le plus souvent inaperçue.
Instaurer des milieux
Le problème de l’instauration n’est pas le même que
celui de la création, bien qu’il y soit impliqué et que
toute création engage une instauration. C’est à Étienne
Souriau que l’on doit la première tentative d’explicitation de cette opération complexe 9. Cherchant à
saisir le mode d’existence de l’œuvre à faire 10, Souriau
convoque l’instauration pour désigner le passage ou le
trajet de l’ébauche à l’œuvre accomplie. Dans un autre
registre, Gilbert Simondon se confronte à une investigation portant sur la genèse de l’objet technique 11. Pour
lui, l’émergence d’un tel objet, qu’il nomme processus
8. « Qu’est-ce que l’acte de création ? »,
conférence donnée à la FEMIS, école
nationale supérieure des métiers de l’image
et du son. Gilles Deleuze, Deux régimes de
fous, Paris, Minuit, 2003, p. 291-302.
9. Étienne Souriau, L’instauration
philosophique, Paris, Éditions Alcan, 1939.
Trajectoires doctorales
de concrétisation, se double nécessairement de la mise
en place d’un « milieu associé », condition de fonctionnement de l’objet et milieu hybride entre l’environnement
propre à l’objet technique et le milieu géographique ou
naturel. De même que le plan d’immanence n’est pas
créé, mais instauré, le milieu associé « n’est pas fabriqué,
ou tout du moins pas fabriqué en totalité ».
Invention d’une œuvre d’art, d’un concept philosophique, d’un objet technique partagent, selon ces
penseurs, une même problématique : la constitution de
milieux qui ne s’identifient pas avec les objets créés mais
en tracent les conditions nécessaires d’existence. Or ces
milieux, qui sont des entités bien étranges, possèdent
quelques propriétés communes : ils sont constitués
pendant (et non avant ou après) l’invention elle-même,
ils sont générés par l’invention bien qu’ils en forment
les conditions, ils se présentent comme des interfaces
entre l’objet de la création et un fond qui en forme le
dehors, ils sont donc toujours ouverts sur une extériorité,
ils sont hétérogènes par nature et tissent ensemble des
morceaux ou découpages de réalités. Nous sommes ici
très proches de la conception du milieu de Uexküll, qui
introduit le Umwelt comme un espace découpé sur le
Umgebung c’est-à-dire l’espace géographique banal. Ce
milieu est la configuration d’un espace-temps signifiant
pour un vivant, constituant un champ signifiant pour lui.
Quel est le milieu instauré par l’invention architecturale ? L’architecture est indissociablement politique
et technique. Le milieu qu’elle instaure vise deux objectifs
complémentaires : tisser des liens entre les hommes
et tisser des liens entre cette société et la nature qui
la supporte. Cette double ambition n’est évidemment
10. É. Souriau, Du mode d’existence de
l’œuvre à faire, extrait du Bulletin de la
Société française de philosophie, 50 (1),
séance du 25 février 1956, p. 4-24.
11. Gilbert Simondon, Du mode d’existence
des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.
Chris Younès, Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani
pas nouvelle et une lecture attentive des textes qui ont
cherché à définir cet art le confirme. C’est sans doute
Alberti qui signe avec le plus de force cette articulation
profonde entre la constitution d’un monde humain et la
construction des dispositifs techniques qui composent
avec des forces naturelles. Chez cet humaniste inquiet,
l’activité édificatrice est la condition sine qua non de
l’institution d’une solidarité entre les membres d’une
société en devenir 12, résistance stoïcienne face à la
fortuna. Mais déjà chez Vitruve 13, on comprend que la
difficulté de l’architecture sera de maintenir ensemble
des forces très diverses, comme en témoigne la section
du De architectura concernant l’édification d’une ville, au
croisement des vents, du soleil, des dieux et du commerce
des hommes ; ou encore le vertigineux passage consacré
aux six exigences auxquelles doit répondre la conception d’un édifice, où l’on traverse des strates telles que
la proportion, l’usage, ou le décor, chacune mobilisant
des domaines distincts. Les nombreuses définitions 14
qui ponctuent l’histoire de l’architecture insistent toutes
sur cette synthèse de l’hétérogène par l’archè. Eurythmie, harmonie, convenance, composition, assemblage,
cohérence, autant de termes distillés au cours des textes
visant à expliciter cette articulation complexe.
L’architecture est donc art de la synthèse. Certes, mais
le problème serait simple si les composantes à agencer
(hommes, éléments naturels, animaux, végétaux, lumière,
vents, etc.) se présentaient libres, déliées, atomes offerts
à de savants agencements. Ce n’est évidemment pas
le cas. Ces composantes sont elles-mêmes prises dans
des milieux. Si bien que faire un édifice, ou une ville,
disons plus généralement un dispositif architectural,
12. Leon Battista Alberti, De re aedificatoria,
1485, trad. fr. Françoise Choay, Pierre Caye,
L’art d’édifier, Paris, Le Seuil, 2003.
13. Vitruve, De architectura, trad. fr. Claude
Perrault, Les dix livres d’Architecture, 1684.
14. Benoît Goetz, Philippe Madec, Chris
Younès, L’indéfinition de l’architecture. Un
appel, Paris, Éditions de la Villette, 2009.
Ville-nature et architectures des milieux
187
consiste, « par le déplacement des masses, par la liaison
et par l’assemblage des corps 15 » à mettre des milieux
en rapport, en synergie. Il s’agit donc d’instaurer ce que
nous proposons d’appeler un transmilieu(x). Par là, nous
entendons moins un ensemble fini et clos sur lui même
qu’une ouverture (Maldiney). Nous n’entendons pas
un champ stabilisé mais une variation, un mouvement
(Focillon 16). Nous n’entendons pas non plus une instance
englobante, une sorte de métamilieu qui viendrait
rassembler sous sa coupe la diversité des milieux qu’il
convoque, mais un passage entre des milieux qui, par
lui, deviennent autres, raison pour laquelle l’opération constitutive de transmilieu(x) n’est pas une simple
combinaison mais une authentique instauration qui ne
peut être que rythmique.
Définir l’invention architecturale comme l’instauration rythmique de transmilieu(x) s’inscrit évidemment
dans un contexte géographique et historique précis.
Le contexte géographique, c’est celui d’une planète
saturée des traces humaines, d’un écoumène faisant
corps avec la Terre, pour la première fois dans l’histoire
humaine, rendant l’expansion impossible et invitant à
réfléchir à des stratégies de régénération des milieux
habités. Le contexte historique, c’est celui d’un héritage
que la modernité nous a légué, inscrivant l’art d’édifier
dans une ignorance des milieux et des rythmes.
De la figure au motif
De cet entrelacement d’interdépendances et de
temporalités ne peut résulter ni système formel, ni
règles préétablies ; règles et systèmes que la modernité,
en forme de rupture après des siècles de recherche de
15. L. B. Alberti, De re aedificatoria, op. cit.
note 13, p .48.
16. Henri Focillon, Vie des formes, Paris,
PUF, p. 95 : « La notion de milieu ne doit
[…] pas être acceptée à l’état brut. Il faut
la décomposer, reconnaître qu’elle est une
variable, un mouvement ».
188
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine - n° 26/27
l’équilibre absolu en architecture, avait paradoxalement cherché à fixer à nouveau. C’est bien pourtant
un changement de paradigme esthétique qui est ici en
jeu. Il n’est plus question de proposer des combinaisons d’éléments ou des dispositifs composés, mais de
renouveler les conditions de l’émergence des transformations, en modifiant les concepts architecturaux de
référence. Quelles pistes explorer ?
Première piste, l’abandon du cadre et, par
conséquent, la mutation radicale du rapport de l’objet
au site, du « contexte » et des externalités de l’objet
architectural. Le sol n’est plus ce qui porte l’architecture, une condition préalable, dont les dimensions
différentes, emboîtées comme des échelles gigognes,
en constitueraient successivement l’environnement:
l’assise, la parcelle, le voisinage, la région. L’architecture
des milieux – et le concept de transmilieu(x) – remettent
en cause la figure singulière de l’architecture sur « son »
site. Ils interrogent le « zoom » et la séparation des
savoirs qui lui est associée – séparant architecture,
urbanisme et géographie 17. Ce qui est construit peut
conserver ses propres limites, son propre temps d’édification, mais ne se conçoit pas comme un phénomène
isolé, ne serait-ce qu’en vertu des forces naturelles qui
l’englobent et avec lesquelles il coexiste, des continuités des modes de production et des expériences
sensibles (l’architecture comme expérience ne s’arrête
pas aux seuils de l’édifice et se prolonge vers les milieux
associés). La dimension esthétique de cette nouvelle
condition fait écho à la diversité de la production
artistique des dernières décennies, où l’objet n’est plus
au « milieu » de l’œuvre, et cède le pas au mouvement,
17. Dans le livre Milieux conçu par
Patrick Berger, Jade Lindgaard parle de
« dimension conjointe » entre architecture
et urbanisme (p. 36). Xavier Douroux
suggère que les hypothèses de Berger font
écho à « l’échec de l’urbanisme» (p. 149).
Patrick Berger, Milieux, Paris, Édition Cité de
l’architecture et du patrimoine, catalogue
de l’exposition éponyme, 2005.
Trajectoires doctorales
au devenir, au processus ou à la vie elle-même,
dans toutes ses dimensions, physiques, interactives,
combinatoires, inachevées, imprévisibles, destructrices
même 18. Ce renouvellement trouve ses sources dans la
modernité, au début du XXe siècle. Chez Matisse, par
exemple, qui interprète l’énergie vitaliste des fauves, et
s’attache bien plus qu’au hors cadre à faire en sorte que
la peinture impacte profondément son environnement,
le lieu où elle s’inscrit, où elle se fabrique, et devienne
un véritable décor (« dans lequel la vie même a lieu au
quotidien») dynamique et afocal 19. Des êtres vivants, le
peintre désignait leur forme comme étant « le dessin
d’un mouvement 20 ». De la même manière, les énergies
naturelles en jeu mêlent à toutes les échelles les socles
communs (le sol, le climat), les liens plus étendus et les
interstices resserrés, entremêlent continuités et discontinuités spatiales et temporelles, pour former, bien plus
qu’une série de figures juxtaposées, un motif contrasté,
variable, à la fois unitaire et diversifié – un peu comme
on le dirait d’un tissage, dont les nuances n’altèrent pas
la cohérence globale, et en son étroitement liées, et
participent de la fabrique de l’ensemble. Tout se tient,
et pourtant tout varie.
Deuxième piste, l’importance de la fabrication,
le lien des variations formelles, des mesures et des
écritures avec les modes opératoires. Plus que le
résultat, la manière de faire, la négociation entre le
geste et la matière confère une dimension esthétique
au milieu transformé, le liant dans le même temps à ses
conditions historiques, sociales et économiques. Pour
compléter la lecture d’Alberti, relisons l’œuvre clé de
Gottfried Semper 21, s’éloignant de la quête de l’optimi-
18. John Dewey, Art as Expérience,
New-York, Perigee Books,1934 ; trad.
française, L’art comme expérience, Paris,
Gallimard coll. « Folio Essais », 2010.
19. Éric Alliez, Jean-Claude Bonne,
La pensée Matisse, portrait de l’artiste
en hyper fauve, Paris, Le Passage, 2005.
20. É. Alliez, J.-C. Bonne, op. cit. note 19,
p. 57.
Chris Younès, Frédéric Bonnet, Stéphane Bonzani
Ville-nature et architectures des milieux
189
Henri Matisse,
Feuilles de
figuier, ca.
1941. Extrait
de l’ouvrage La
Pensée-Matisse.
Portrait de
l’artiste en
hyperfauve,
Éric Allier et
Jean-Claude
Bonne, Paris, Le
Passage, 2005.
sation géométrique des textes antérieurs 22 pour inscrire
l’esthétique architecturale dans l’héritage vernaculaire
des techniques 23. Semper suit l’héritage des Lumières,
et tente l’équivalent architectural des synthèses d’un
Newton pour la physique des corps ou d’un Humboldt
pour le vivant et les milieux, englobant tous les temps
connus et toutes les géographies explorées. Mère des
techniques, le textile y prend la place ignorée par les
textes antérieurs. Quatre techniques élémentaires
– le tissage, la céramique, la charpente et la maçonnerie, qui correspondent à quatre états de la matière –
la fibre souple, la plasticité, la fibre rigide, la masse
21. Gottfried Semper, Style in the Technical
and Tectonics Arts or, Practical Aesthetics,
Los Angeles, Getty Research Institute, 1993,
trad. anglaise par Harry Francis Mallgrave et
Michael Robinson du texte original paru à
Zürich en 1860.
22. Semper désignant par exemple
les travaux de Durand comme un
« schématisme sans vie », et ceux de
Rondelet comme « purement pratiques ».
H. F. Mallgrave, op. cit. p. 12.
tectonique ; quatre potentiels sans cesse en devenir,
et non plus seulement des figures déchiffrées et stabilisées, mais une manière de lier nature et technique.
Ce texte est une source encore mal explorée pour
enrichir une esthétique où deux écritures s’entrelacent
dans un même motif. Celle, interne, des forces de la
matière devenue structure ou édifice, celle, externe,
du sol remodelé par cette installation nouvelle ou des
dynamiques naturelles du vivant 24.
Troisième piste, l’interopérabilité et l’interactivité
fortement liées aux nouvelles conditions sociales de
la production architecturale. Comment penser l’œuvre
23. Au sens tel qu’éclairé par John
Brinckerhoff Jackson.
24. On retrouve dans cette tension entre
forces externes et internes aussi bien
l’hypothèse d’Éric Alliez et Jean-Claude
Bonne sur les motifs de Matisse et leurs
liens entre ornementalité (dispositif interne)
et décoratif (récit externe) – La pensée
Matisse, op. cit. note 19, p. 67 et p. 70 – que
celle développée par Xavier Douroux à
propos du travail de Patrick Berger, entre
pression interne de la « structure » et
pression externe du « site », Milieux, op. cit.
note 17, p. 153.
190
Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine - n° 26/27
Otto Piene, peinture sur toile, 1960.
Illustration d’un des livres de Gyorgy
Kepes, La structure dans les arts et
dans les sciences, 1967, Bruxelles,
La Connaissance (Bibliothèque de
synthèses). Ouvrage cité par Patrick
Berger et Xavier Douroux dans
le livre Milieux, Institut français
d’architecture, 2005.
Trajectoires doctorales
Guy Tapie
esthétique à l’aune de la participation citoyenne,
du débat contradictoire, de l’instabilité programmatique, et de sa reconversion prochaine, toujours plus
ou moins sous-jacentes, qu’il s’agisse des transformations induites par l’usage ou par l’économie ou de
son recyclage ? De manière analogue, quelle qu’en
soit l’écriture, l’architecture pensée comme système
ouvert, peut, sans être indéterminé, « offrir des possibilités, devenir espace d’émancipation, de transgression même 25 ». Le paradigme esthétique de l’œuvre
définitive, suspendue dans le temps par une équation
absolue, ne tient plus ici. Soit l’on cède au bricolage
et à l’approximation successive (stimulante perspective,
d’ailleurs) soit l’on cherche, sous forme de matrices
évolutives, un modèle qui soit à la fois une géométrie
et une offre illimitée de variations, sans qu’en pâtisse
la cohérence. Tentative qui fut celle de Alvar Aalto, qui
se référait aux sciences naturelles et à la puissance de
renaissance de la nature, capable d’induire sans jamais
les répéter le même arbre, branche ou feuillage ; de
cette « architecture précise pour toute forme de vie 26 »
émergent de nouveaux motifs, un autre imaginaire. Il
y a une part de jeu dans cette esthétique matricielle,
support actif d’une architecture des milieux.
Quatrième piste, le mobile comme représentation dynamique des équilibres, d’une économie
générale des milieux et des interdépendances entre
leurs parties. Le déplacement de matières que toute
transformation du milieu suppose ne peut advenir
innocemment, sans élaborer la conscience de l’équilibre des ressources et de leur finitude, en alliant ici
politique et esthétique. Ce qui advient ici intervient
25. P. Berger, op. cit. note 17 ; texte de
Wouter Davidts et Xavier Douroux, p. 38.
26. P. Berger, op. cit. note 17, « les figures
d’espaces et les valeurs d’usage ».
Théorie(s) de la fabrication des espaces
191
sur un ailleurs. Cette influence distante interroge à la
fois l’idée de bien commun et celle de juste mesure.
Le partage du sol, la part de l’espace public et des
dispositifs de séparation, par exemple, pourraient
susciter de nouveaux agencements, plus enclins à
recréer reliances et passages.
Ces quatre pistes ne constituent pas des réponses,
mais plutôt des hypothèses pour transformer l’univers
esthétique architectural.
Plutôt que la figure, repérable par contraste, selon
un mode de composition cadré dans l’espace et dans
le temps, c’est le motif, plus indéterminé, soumis à de
multiples variations, qui correspond le mieux à cette
nouvelle condition. Ce qui est construit et transformé
émerge, en quelque sorte, d’un fond dont on ne peut
complètement le dissocier, qui le porte et qu’il constitue
à la fois.