Intellectica, 2002/1, 34, pp. 99-123
Naissance De La Co-Conscience
Philippe Rochat
« Je est quelqu’un d’autre »
Arthur Rimbaud
« L’enfer c’est les autres »
Jean-Paul Sartre
« The innateness of the longing
for relation is apparent even
in the earliest and dimmest age »
Martin Buber
Lorsque Rimbaud écrit « Je est quelqu’un d’autre » il suggère que la
conscience de soi passe par celle d’autrui, ou plus exactement qu’elle
n’existe pas indépendamment de la conscience de l’autre. Dès la deuxième
année, le regard d’autrui devient effectivement un déterminant majeur des
comportements. Mais comment l’enfant en arrive-t-il là ? Qu’elles sont les
origines et les étapes qui le mènent à un état d’esprit qui devient dominé,
sinon envahit par le regard d’autrui ? Séducteur en devenir, la question est
de savoir comment l’enfant développe une co-conscience de soi ? A la
lumière d’observations empiriques récentes sur le bébé, le propos de cet
article est de traiter comment « Je devient quelqu’un d’autre ». D’une
connaissance implicite du corps qui est manifeste dès la naissance, il est
montré qu’au cours des six premiers mois de vie, le bébé développe un
sens d’un soi écologique: le sens d’un corps différencié, situé, et agent
dans l’environnement tant physique que social. Deux, neuf et dix-huit
mois sont proposés comme des étapes « clé » ou révolutions
psychologiques dans le développement qui mène l’enfant de la conscience
implicite du corps à une co-conscience de soi en tant qu’entité non
seulement perçue par soi, mais aussi contemplée et évaluée par autrui.
Mots-clés : Conscience de soi, conscience d’autrui, co-conscience, bébé,
première enfance, développement, âges clé.
The Emergence of co-consciousness. When Rimbaud writes « I is
another », he suggests that consciousness of self passes by that of another,
or more precisely that it does not exist independently of the consciousness
Professor, Department of Psychology, Emory University Atlanta, GA 30322 USA
Email:
[email protected]
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P. ROCHAT
of another. From the second year onwards, the awareness of being looked
at by another indeed becomes a major determinant of behaviour. But how
does the infant reach this stage ? What are the origins and the stages
which lead the infant to a state of mind which is dominated, if not invaded
by the gaze of another ? Developing a capacity of seduction, the question
is to elucidate how the infant acquires a co-consciousness of self ? In the
light of recent empirical observations on babies, the object of this article is
to describe how « I becomes someone else ». On the basis of an implicit
knowledge of his own body which is present at birth, it is shown that in
the course of the first six months of life, the baby develops an ecological
sense of self: the sense of a body which is differentiated, situated, and
agent in the physical and social environment. It is proposed that the ages
of two, nine and eighteen months are « key » stages or psychological
revolutions in the developmental process which leads the infant from an
implicit knowledge of his own body to a co-consciousness of self as an
entity which is not only perceived by the self, but which is also
contemplated and evaluated by others.
Keywords : Self consciousness, consciousness of the other, coconsciousness, baby, early childhood, development, key ages.
Que sommes-nous sans autrui ? Rien. Faits de symbiose, nous
naissons d’une rencontre entre deux êtres, nous grandissons dans les
entrailles d’une autre dont nous nous extirpons physiquement pour
en dépendre davantage psychiquement, à distance sinon
éventuellement…avec distance.
Philosophes et scientifiques en quête de l’esprit naissant sont trop
souvent enclins d’oublier cette vérité élémentaire, cette condition
fondatrice du comportement animal, qu’il soit humain ou non. Nous
sommes d’abord des bêtes sociales, par nécessité biologique bien sûr,
mais aussi par fondamental besoin psychologique. Ensuite, et peutêtre d’une façon très illusoire, nous sommes des êtres à la conscience
autonome, aux jugements indépendants et aux goûts individuels. Des
émules de Descartes cogitant sur nos rapports aux choses. Mais le
sommes-nous jamais ? Notre destin n’est-il pas d’être toujours plus
dépendants les uns des autres? Plutôt que de l’indépendance, ne
développons-nous pas très vite après la naissance d’autres formes
“pan-biologiques” de dépendance à autrui, beaucoup plus
encombrantes et sources de bien des maux, mais aussi beaucoup plus
puissantes dans les plaisirs qu’elles apportent et source de progrès
incomparables tant à l’échelle de la phylogenèse que de
l’ontogenèse?
La conscience autonome, indépendante du social, est un mythe
qui a été renforcé par bien des théories sur le développement
psychique. L’idée d’un a-dualisme originel à partir duquel une
conscience individuelle se différencierait progressivement à été
promue par la psychanalyse (Mahler & coll. 1975; Freud,
1905/1962), mais aussi par les pionniers de la recherche sur le
développement cognitif tel que Piaget (1936).
Naissance de la co-conscience
101
Dans cet article, je m’appuie sur des prémisses radicalement
différentes pour considérer les origines de la conscience, et en
particulier le développement de la conscience de soi. Ces prémisses
sont radicales car justement elles relèguent à l’arrière plan
l’existence d’une conscience différenciée, imprégnée d’objectivité
sans cesse croissante et de subjectivité sans cesse domptée par la
raison. Plutôt que de partir du principe que dès les premiers mois
l’enfant développe une objectivité intellectuelle toujours croissante,
j’aimerais explorer ici la possibilité d’une inversion de cette logique.
Qu’en fait, dès les premiers mois, l’enfant développerait avant tout
une subjectivité toujours croissante dans sa relation avec autrui, ce
que l’on peut nommer une intersubjectivité.
A l’opposé d’une conscience de soi séparée des choses qui
l’entourent (conscience cartésienne objective), l’enfant développerait
avant tout une co-conscience de soi en relation avec autrui.
Paradoxalement, je vais tenter d’illustrer à partir de quelques faits
expérimentaux récents que dès le début de la vie psychique l’enfant
développe de façon primordiale ce qui est souvent associé à
l’antithèse de la raison : la passion ou une déraison toute affective,
guidée par un besoin relationnel incontournable.
L’idée proposée est que parallèlement à un esprit rationnel,
cartésien, et à l’image des scientifiques qui le scrutent, le jeune
enfant développe, de façon peut-être plus primordiale un potentiel de
déraison sous le joug du besoin jamais assouvi d’être en relation de
partage avec autrui.
En d’autres termes, le bébé développerait une subjectivité
partagée avec autrui qui l’amène à développer des capacités
d’adaptation à un monde qui est en grande partie irrationnel, souvent
imaginaire et même fantomatique. Ce monde est le monde
imaginaire des regards d’autrui portés sur soi. Il s’agit d’un monde
qui est essentiellement imprévisible et difficilement objectivable.
C’est le monde affectif qui éventuellement se développe pour
devenir peuplé de phantasmes, de craintes, et de faux-semblants, le
monde de la passion et de la séduction, le monde mystérieux des
affinités électives, des gloires et défaites amoureuses. Ce n’est non
pas le monde ordonné de la logique et des lois physiques, mais le
monde chaotique de la passion amoureuse par lequel et pour lequel
dès l’aube nous vivons. Ce serait avant tout à ce monde que l’enfant,
comme l’adulte, se mesure et finalement se reconnaît. Mais qu’elle
est l’origine de la co-conscience sur lequel ce monde s’appuie?
Avant de traiter de l’origine développementale de la coconscience, il s’agit tout d’abord de définir ce que l’on entend par ce
concept et comment ce concept s’oppose à la conscience
individualiste telle qu’elle est couramment comprise. Nous traiterons
par la suite, sur la base de quelques faits empiriques récents
concernant les comportements du bébé de la naissance à 18 mois,
diverses formes de co-conscience tels qu’elles émergent au début de
la vie. Nous conclurons par un bref essai de synthèse sur ce que la
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P. ROCHAT
recherche chez le bébé nous enseigne quant à la nature d’une
conscience de soi.
MYTHE DE LA CONSCIENCE AUTONOME ET RÉALITÉ DE LA COCONSCIENCE
Co-conscience est un néologisme qui signifie littéralement être
conscient ou faire l’expérience du monde ensemble (avec autrui par
opposition à solitaire et autonome). Notons que ce terme fait déjà
partie du registre philosophique pour qualifier une saisie consciente
simultanée chez un seul individu (voir en particulier John Locke et
son traitement de la conscience de soi en tant que personne conçue
simultanément dans le passé et dans le présent). Le sens adopté ici
est social, à l’opposé d’une conscience pour soi comme celle
exprimée par Descartes dans ses méditations. On peut néanmoins
s’interroger si la méditation du philosophe et la conscience qui en
découle n’est pas finalement qu’une forme solipsiste de coconscience, la conscience individuelle n’étant en dernière analyse
qu’un mythe, voire même une illusion. Lorsque par exemple
Descartes propose son célèbre “Je pense donc je suis”, qui dans cette
phrase est le locuteur et qui est le receveur du message? Qui parle à
qui dans la tête de Descartes? S’adresse-t-il à lui-même, ou
s’adresse-t-il à une audience? Dans le formatage de ses idées, il est
certain que Descartes s’adresse à l’audience fictive de ses futurs
lecteurs. En réalité, il est difficile de faire cas du concept de
conscience individuelle, d’une conscience ou pensée qui serait
autonome et dépourvue de la forme d’un dialogue social avec une
audience quelle soit fictive ou réelle. Si une telle pensée consciente
autonome existe, elle fait figure d’exception plutôt que de règle car il
est difficile de concevoir une activité mentale consciente qui se
soustrairait à une forme dialogique.
La pensée consciente autonome ou individuelle pourrait bien être
qu’un mythe auquel on s’accroche pour sauvegarder un sentiment
d’identité et d’indépendance sociale, un peu comme l’adolescent qui
se démarque dans sa quête d’identité. En réalité, il est aisé de
montrer que même au plus profond de notre intimité, nous sommes
sans cesse engagés dans un dialogue intérieur orchestrant plusieurs
voix représentées. Même sous la forme d’un monologue écrit, tel
Descartes méditant à la lueur de sa chandelle, la pensée consciente
s’exprime d’abord sous la forme sociale d’un dialogue, qu’il soit un
débat réel ou un échange fictif entre par exemple, l’avocat du diable
ou celui de l’ange. Hergé et l’un de ses héros le capitaine Haddock
qui est constamment tiraillé par l’un ou par l’autre au sujet de la
boisson est une image qui illustre parfaitement bien ce genre de
pseudo-dialogues qui nous habitent et qui sont probablement le
fondement même du processus de la pensée consciente. La pensée
consciente serait ancrée dans la forme sociale de l’échange d’idées
avec ses tensions et ses éventuelles résolutions.
Naissance de la co-conscience
103
Cette idée n’est pas neuve. La pensée comme dialogue intériorisé
et la résolution de problèmes, formation de concepts et autres
constructions théoriques comme processus de dialogues virtuels avec
adoption de voix et perspectives multiples est une idée qui a été
avancée par Bakhtin(1981) dans son traitement de l’histoire littéraire.
Elle est aussi proposée par Cole (1985); Fernyhough
(1996)Vygotsky, (1962); Wertsch, (1991); voir aussi Rochat,
(2001b), en ce qui concerne le développement cognitif. Enfin, il faut
aussi relever le travail de Fridlund, (1994) qui considère la
modulation de l’expression des émotions sous l’effet d’audiences
réelles ou fictives.
Néanmoins, l’idée d’un ancrage social du processus de la pensée
n’est pas souvent pris en compte dans les sciences cognitives qui
continuent le plus souvent à traiter les processus cognitifs comme
détachable d’un format social, en particulier le format du dialogue ou
échange virtuel sous-jacent à la dialectique. Ceci est surprenant car,
par exemple, pour beaucoup d’entre nous il est souvent difficile de
s’empêcher d’entamer un pseudo dialogue à voix haute, sans autre
interlocuteur que soi-même, alors que l’on s’affaire à résoudre un
problème du quotidien, que ce soit dans le casse-tête de l’
assemblage d’un meuble livré en pièces détachées, la maîtrise d’un
appareil électronique à partir d’un manuel d’utilisation mal écrit, ou
encore la rédaction d’une lettre de démission.
Ce comportement qui est publique mais pour soi (dialogue sous
forme de monologue extériorisé), est tout sauf une aberration
pathologique. Il révèle au contraire combien l’activité mentale, plutôt
qu’autonome, est en fait avant tout un processus dynamique ancré
dans la transaction sociale et le dialogue. Même au cœur de notre
intimité cognitive, il y a la présence d’un autre virtuel.
Si penser et concevoir s’appuient sur la dialectique d’un dialogue
simulé entre voix ou perspectives multiples, le produit de ce dialogue
n’est pas une conscience autonome mais au contraire une coconscience du monde, qu’il s’agisse de la connaissance du monde
des choses, du monde d’autrui, mais aussi de la connaissance de soi
qui nous intéresse tout particulièrement ici.
Mais comment cette co-conscience émerge-t-elle au début de la
vie ? La recherche chez le bébé apporte des faits qui permettent de
mieux comprendre non seulement de quoi elle serait faite, mais aussi
combien nos comportements sont très tôt déterminés par la
représentation du regard d’autrui porté sur soi, que ce regard soit
fictif ou réel. Le reste de cet article tente de retracer ce qui annonce
et caractérise l’émergence d’une co-conscience de soi. Sur la base de
faits empiriques choisis, je propose une histoire naturelle de son
origine de la naissance à 18 mois.
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P. ROCHAT
SOI CORPOREL DU NOUVEAU-NÉ
En amont de toute connaissance, il y a le corps. Le corps
comme lieu physique de la sensualité, celui de la rencontre avec
l’environnement quelle que soit sa nature lumineuse, sonore, tactile,
olfactive, ou multisensorielle. Dès la naissance, et probablement
même déjà à l’état fœtal, le bébé manifeste une connaissance
implicite de son corps en tant qu’entité différenciée parmi d’autres
entités dans l’environnement. Cette connaissance n’est évidemment
ni consciente (explicite et réfléchissante), ni uniquement humaine,
n’importe quelles autres espèces de mammifères et même d’oiseaux
pouvant l’exprimer (Cenami-Spada, Aurelli, & De Waal, 1995). Elle
représente néanmoins l’élément fondateur que le petit d’homme
développe de façon unique vers la co-conscience de soi qui éclos au
cours de la deuxième année, comme nous le verrons par la suite.
Mais qu’est-ce au juste que cette connaissance implicite du corps
différencié chez le nouveau-né et quelles preuves empiriques avonsnous de son existence dès la naissance?
Le soi corporel du nouveau-né est un soi perçu, non pas encore
un soi représenté au sens d’un moi conceptuel. Pour reprendre la
distinction introduite voilà plus d’un siècle par William James (1890)
entre le “Je” senti et le “Moi” identifié, le nourrisson exprime avant
tout un “Je” qui est le produit d’une expérience perceptive immédiate
du corps en action et dans la fluctuation de ses états internes.
Néanmoins, cette expérience perceptive primordiale du corps n’est
pas le grand chaos envisagé par James qui à l’époque, faute de faits
empiriques qualifiait cette expérience de confusion détonante
(“blooming, buzzing confusion”).
Des travaux empiriques montrent que dès les premières minutes
de vie extra-utérine, le nourrisson manifeste un sens du corps comme
entité différenciée parmi d’autres objets de l’environnement (voir
Rochat & Goubet, 2000; Rochat, 1998; pour une plus ample
discussion des faits expérimentaux qui soutiennent une telle
proposition). Il s’agit d’un sens qui selon Neisser (1991; 1995; voir
aussi Rochat, 1997) compose le “sens écologique de soi”.
Dans une recherche récente (Rochat & Hespos, 1997), nous
avons montré par exemple que dès la naissance le bébé manifeste
une discrimination entre une stimulation dont l'origine est extérieure
au corps (allo-stimulation) et une stimulation qui est d'une
provenance interne au corps (auto-stimulation). En comparant les
réponses de fouissement du nouveau-né, consécutives à une
stimulation péri-orale causée soit par le doigt de l'expérimentateur
(allo-stimulation) ou par le transport spontané de la propre main du
bébé sur le visage (auto-stimulation), nous avons constaté que les
nouveau-nés tendent à s'orienter significativement plus vers le doigt
de l'expérimentateur que vers leur propre main. Lorsqu'il s'agit de la
main d'autrui, le bébé manifeste davantage de mouvements orientés
Naissance de la co-conscience
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de la tête, ouvrant grand la bouche et suçant à vide avec des
mouvements de protrusion de la langue.
Il apparaît que dès la naissance le bébé manifeste une
discrimination d’informations perceptives qui spécifient le corps en
tant qu’entité différenciée. Cette constatation est de taille car elle
contredit l’idée longtemps avancée d’une indifférenciation ou
confusion initiale entre le bébé et son environnement (voir par
exemple Piaget, 1936). Certains psychanalystes sont même allés
jusqu’à élaborer des théories sur le développement de la personnalité
qui postulent comme point de départ un état originel
d’indifférenciation ou “d’autisme infantile” (Mahler, Pine &
Bergman, 1975). Au contraire, la recherche récente indique que très
tôt le bébé traite l’information perceptive intermodale qui spécifie le
corps en tant qu’entité distincte. Des chercheurs ont accumulé de
nombreuses données démontrant la remarquable orchestration dès la
naissance entre système visuel et système posturo-vestibulaires sur
laquelle s’appuie la discrimination entre corps mobile dans un
environnement stable ou au contraire, corps stable dans un
environnement qui bouge (Butterworth, 1995; Bertenthal & Rose,
1995; et tout particulièrement Jouen & Gapenne, 1995). Cette
capacité de discrimination basée sur un traitement intermodal des
informations perceptives est évidente dès la naissance et
probablement le produit d’un calibrage prénatal actif des systèmes
sensoriels et moteurs. En effet, de fines observations ultrasoniques
du fœtus au cours des derniers mois de la vie intra-utérine montrent
que la plupart des comportements observés chez le nouveau-né sont
déjà bien établis à mi-gestation (Hopkins & Prechtl, 1984; De Vries,
Visser & Prechtl, 1984). Il y a une remarquable continuité entre
comportements pré- et post-natals (Prechtl, 1984). Cette continuité
suggère que la connaissance implicite d’un corps différencié
exprimée dans les comportements du bébé à la naissance pourrait
bien être le produit d’un apprentissage prénatal, comme beaucoup
d’autres
connaissances
perceptives
précoces
constatées
immédiatement après la naissance tels que la reconnaissance de la
voix maternelle (DeCasper & Fifer, 1980; DeCasper, Lecanuet,
Busnell & Coll., 1994) ou la discrimination de l’odeur du liquide
amniotique de la mère comparé à celui d’une autre femme (Marlier,
Schaal & Soussignan, 1998). Cette apprentissage perceptif d’un
corps différencié serait l’un des fondements du soi corporel, le sens
d’un soi écologique manifesté par le nourrisson dès la naissance.
Mais si dès l’aube de la vie le corps est perçu comme différencié
parmi toutes les autres entités présentes dans l’environnement, on est
encore loin d’une conception du regard que certaines de ces entités
(les gens) porte sur soi. Néanmoins, le soi corporel exprimé par le
nourrisson est évidemment une condition sine qua non de la coconscience. Reste à savoir ce qui se produit à partir de cette
condition nécessaire.
La prochaine étape vers la co-conscience se produirait au
deuxième mois, lorsque le bébé non seulement se comporte comme
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P. ROCHAT
entité corporelle différenciée, mais encore débute sa carrière
amoureuse et de séducteur en entrant en relation de réciprocité
émotionnelle avec autrui.
PREMIÈRE RÉCIPROCITÉ EXPLICITE DU DEUXIÈME MOIS
Si l’on considère la continuité de l’organisation comportementale
entre les dernières semaines de gestation intra-utérine et les
premières semaines après une naissance à terme, la séparation du
corps de l’enfant et de sa mère, aussi dramatique et émouvante
qu’elle puisse être et bien qu’un évènement majeur d’un point de vue
biologique, du point de vue du comportement il s’agit d’un
phénomène qui est relativement insignifiant.
La naissance en tant que tel, serait une naissance biologique, rien
ne démontrant qu’elle marque l’apparition d’une nouvelle
psychologie chez le nouveau-né. Par contre, on constate vers le
milieu du deuxième mois un premier saut qualitatif marqué dans ce
qui détermine les comportements du bébé. Ce saut qualitatif
correspond à la véritable naissance du nourrisson en tant que
personne et coïncide de façon particulièrement frappante pour les
parents avec l’apparition du sourire social. Aux alentours de 6
semaines, il se produit effectivement une transformation radicale
dans l’organisation du comportement, telle une véritable révolution
qui de fait, correspondrait à la naissance psychologique du bébé
(Rochat, 2001a).
Pour les parents, le constat du premier sourire de leur enfant dans
l’intimité d’un échange face-à-face, clairement différent du sourire
réflexe qu’ils ont pu fréquemment observer après allaitement et ce
dès la naissance, est un évènement majeur. Invariablement, autravers de ce sourire orienté, les parents découvrent une personne
chez leur bébé. Cette découverte est courante, tels qu’en témoignent
les journaux de maternité spontanément tenus par certaines mères
(observations personnelles).
Rien ne peut exagérer l’importance de l’apparition du sourire
social dans le développement de l’enfant. Cet évènement marque le
véritable début de sa vie relationnelle car c’est la première
manifestation d’une expérience explicitement partagée avec autrui,
qui de plus est une expérience de bien-être. Le sourire orienté est le
premier message d’une réciprocité qui n’est pas seulement liée aux
soins et attentions physiques portés au nourrisson. Il s’agit du
premier message affectif qui de fait, entame la conversation que
l’enfant tiendra avec son entourage social jusqu’à sa mort. Il s’agit
du moment où le bébé affirme dans son comportement sa présence
au monde avec autrui. C’est le début de la co-conscience et de ce fait
la véritable naissance du bébé en tant que personne, entité qui ne
peut se constituer et se développer que dans l’échange social et la
réciprocité affective. Les effets dévastateurs des privations
d’échanges affectifs au début de la vie dans les cas de maltraitance,
d’institutionnalisation ou d’hospitalisation en sont la preuve
Naissance de la co-conscience
107
incontournable (voir par exemple Spitz, 1965). Le sourire social est
déclencheur des échanges qui permet au bébé en tant que personne
de se constituer (d’où l’idée de naissance psychologique) et de se
développer. Notons en passant que certaines cultures, en Polynésie
par exemple, marqueraient l’émergence du sourire social par une
nouvelle dénomination linguistique du bébé correspondant à une
nouvelle appréciation de l’adulte envers le tout petit une fois passée
la période néonatale.
Il est important de relever que coïncidant avec l’apparition du
sourire social, les états comportementaux du bébé sont profondément
modifiés. Au cours du deuxième mois, l’état d’attention aux choses
change d’une façon marquée et relativement soudaine, le bébé
passant d’un état de sommeil à un état d’attention éveillé de plus en
plus dominant. Vers 6 semaines, Wolff (1987) observe un
accroissement très important des périodes d’exploration visuelle, le
bébé commençant à passer de longs moments d’observation de son
environnement, les yeux grands ouverts. C’est aussi au cours du
second mois que l’exploration visuelle du visage change pour se
focaliser davantage sur les yeux et la bouche plutôt que la périphérie
(Maurer & Salapatek, 1976; Haith, Bergman, & Moore, 1977;
Morton & Johnson, 1991).
Sur la plan du développement cognitif en général, le deuxième
mois marque un changement de la relation du bébé au monde. Dès la
naissance, et même avant, le bébé est capable d’apprentissages
sensori-moteurs et de discriminations perceptives remarquables.
Cependant, ces apprentissages et discriminations ne sont pas encore
sous contrôle volontaire, se produisant ici et maintenant, dans
l’immédiat de l’expérience perceptive. Il n’y a pas encore de traces
d’exploration par tâtonnement systématique. Ainsi par exemple, les
imitations du nouveau-né reproduisant les expressions faciales d’un
adulte (ouverture de la bouche, tirage de langue, etc.), telles qu’elles
ont été rapportées par de nombreux chercheurs ces trente dernières
années, aussi remarquables soient-elles, restent relativement rigides
et furtives (Meltzoff & Moore, 1977; Field et al., 1982). Par contre,
selon certaines recherches, à 6 semaines ces imitations précoces
deviennent beaucoup plus flexibles et explicitement volontaires. En
particulier, Meltzoff & Moore (1992) montrent qu’à cet âge,
contrairement aux nouveau-nés, le bébé modifie systématiquement
sa réponse imitative pour ressembler au geste cible de
l’expérimentateur, en l’occurrence un tirage de langue soit central,
soit latéral vers l’un des coins de la bouche. Nous avons fait des
observations analogues en étudiant la réponse de succion du
nouveau-né et du bébé de deux mois. Dans cette recherche (Rochat
& Striano, 1999b), à chaque pression sur la tétine était associée une
suite de sons qui était plus ou moins l’analogue auditif des
mouvements de pression exercés buccalement par le bébé. Ainsi,
dans une condition (analogue), la fréquence des sons entendus par le
nourrisson variait proportionnellement aux variations de pression
exercées sur la tétine. Dans une autre condition (non analogue), la
108
P. ROCHAT
fréquence des sons variait au hasard. Nous observons qu’à deux
mois, le bébé manifeste une modulation systématique de sa succion
selon l’une ou l’autre condition. Par contre, les nouveau-nés ne
montrent aucun signe d’une telle discrimination ou exploration
systématique des conséquences auditives de leurs propres activités
orales.
Aux alentours de 6 semaines, le bébé manifeste donc une
nouvelle attitude envers les objets, envers soi, ou envers les autres.
Cette nouvelle attitude est une attitude contemplative et réciproque,
par opposition à l’attitude discriminante et immédiate du nouveau-né
(Rochat, 2001a; 2001b). Elle laisse place à l’expectative et à
l’exploration systématique des choses, de même qu’aux premiers
échanges réciproques avec autrui.
La réciprocité affective est un pas majeur vers la co-conscience et
la seconde condition sine qua non de son développement, la première
étant le sens de soi différencié qui est, comme nous l’avons vu, déjà
exprimé à la naissance.
ASPIRATION DANS LE MIROIR SOCIAL
Lorsque vers le deuxième mois le bébé commence à manifester
une réciprocité émotionnelle envers autrui par le sourire et le regard
attentif, il est comme aspiré dans ce que l’on peut appeler le miroir
social. D’une part les parents qui sont finalement gratifiés dans leurs
efforts de communication, augmentent la fréquence et la durée de la
présentation de leur visage au bébé. D’autre part, lors de ces
présentations du visage l’adulte typiquement et de façon semble-t-il
compulsive, essaye de faire sourire, voire faire rire l’enfant en
l’imitant et en exagérant ses mimiques. En fait, dans ces premières
conversations émotionnelles, l’adulte généralement fait le
commentaire des actions et de la fluctuation des états émotionnelles
du nourrisson. S’il se met à pleurer, par exemple, la mère montrera
son empathie en modulant sa voix qui devient soudainement basse et
triste. Si au contraire le bébé manifeste de la joie et du plaisir, la voix
de la mère devient plus facilement aiguë et elle-même joyeuse.
Ce phénomène de résonance émotionnelle compulsive de l’adulte
envers le nourrisson est tout à fait remarquable et peut-être unique à
l’humain dans toute la diversité de ses organisations familiales et
culturelles. Ce phénomène est en tout cas très saillant dans la classe
moyenne des pays riches, bien qu’ observable avec quelques
variantes partout dans le monde. Il correspond à ce que Gergely et
Watson (1999) appelle le miroitement affectif (“affective mirroring”)
ou Stern (1985) décrit comme l’accordement affectif (“affective
attunement”).
Au début, et dès l’apparition du sourire social, le miroitement
affectif est très asymétrique, l’adulte initiant les échanges et traquant
les états émotionnels du nourrisson. Le miroitement affectif, bien que
bi-directionnel, est nettement biaisé du côté de l’adulte. On peut
Naissance de la co-conscience
109
illustrer cette asymétrie relationnelle des premières (proto)
conversations affectives entre l’adulte et le nourrisson en imaginant
ce dernier orientant de façon maladroite une surface dépolie obscure
et ondulée. Cette surface reflète des bribes de ce que l’autre exprime.
L’adulte, de son côté, oriente systématiquement un miroir loupe qui
accentue et reflète à l’enfant une image très exagérée. Cependant,
malgré cette asymétrie des reflets, il s’agit sans nul doute d’un
échange affectif bi-directionnel dans lequel tant l’enfant que l’adulte
peuvent se retrouver. Mais la question reste de savoir quel serait le
gain de tels miroitements affectifs?
Cette question est très importante si l’on considère que de pareils
échanges en face-à-face pourraient être spécifiques aux humains et
aux grands singes, particulièrement les chimpanzés (De Waal, 1998;
2001). Il est possible que le miroitement affectif soit un indice
crucial de l’évolution humaine et de l’ordre des primates en général.
Cette idée est bien implantée dans le langage courant lorsque l’on
parle par exemple d’une personne en la qualifiant“d’humaine” ou
même de “pleine d’humanité” pour signifier son talent de
compassion et de résonance à autrui. La ligue de la protection des
bêtes aux Etats-Unis et en Angleterre va même jusqu’à s’appeler
“Humane Society”, ou littéralement: société humaine…
A côté de la fonction de communication et d’intimité
nécessairement servie par le processus du miroitement affectif, d’un
point de vue cognitif j’aimerais proposer que cette forme primitive
de transaction guidée par l’adulte sert à démarrer le processus de
décentration qui est nécessaire à la co-conscience. Baldwin (1925)
utilise le terme « d’éjection » pour qualifier les débuts de projection
et d’adoption de la perspective d’autrui.
Gergely et Watson (1999), dans leur discussion de la mécanique
du miroitement affectif, suggèrent que l’exagération du commentaire
affectif chez l’adulte sert à le démarquer comme commentaire-reflet,
plutôt que comme expression propre. En d’autres termes, l’adulte
marquerait de “guillemets” par amplification et exagération, les
phrases émotionnelles qui sont le reflet des états du nourrisson. Ceci
permettrait au bébé de faire la différence entre ce qui reflète ses
propres comportements et ce qui exprime les états propre à l’autre.
Ce processus, échafaudé instinctivement et de façon compulsive par
l’adulte, guiderait l’enfant vers la contemplation de soi en l’autre. De
fait, l’enfant apprend qu’en observant l’autre, il se voit lui-même. On
comprend alors l’importance de tels miroitements affectifs dans la
naissance de la co-conscience puisque cette dernière est justement le
produit d’une projection de soi dans l’autre.
Comme Narcisse, avec le sourire le bébé est littéralement aspiré
par le miroir affectif qui est systématiquement brandit par l’adulte.
La joie de l’échange entre l’adulte et le bébé, comme pour les adultes
entre eux, est de partager des moments d’harmonie émotionnelle: des
moments où l’on est au même diapason affectif, ressentant les
mêmes choses, que ce soit autour d’une table à manger la même
110
P. ROCHAT
nourriture, avec le même plaisir et les même manières; que de faire
généreusement l’amour; ou de jacasser pour un rien sur son
téléphone portable. Dans tous les cas le fin mot est de s’assurer de la
proximité ou fusion affective de l’autre. Dès l’apparition des
premiers sourires, cette assurance est acquise lorsque chacun des
protagonistes a les moyens de se reconnaître dans l’autre.
La perception potentielle de son propre monde affectif dans les
comportements de l’autre constitue un autre pas majeur vers la coconscience. Il s’agit d’une troisième condition sine qua non à son
développement. Cette condition est échafaudée par l’adulte autravers de sa tendance instinctive au miroitement affectif, tendance
qui est normalement déclenchée par les premiers signes d’une
attitude contemplative et réciproque (souriante) chez le bébé. Notons
que les bébés de mères dépressives ont tendance eux aussi à être
moins engagés socialement, démontrant les enjeux du miroitement
affectif au début de la vie (Field et Coll., 1988).
La recherche récente en neurosciences cognitive apporte des faits
empiriques qui, de façon indirecte, valide l’importance du miroir
social comme source de la co-conscience. Il apparaît que dans
l’imitation réciproque des comportements qui sont caractéristiques
du miroitement affectif, il y a un processus d’expérience vicariante
qui est ancré profondément dans la mécanique du cerveau. Des
chercheurs ont en effet récemment montré, par exemple, l’existence
de neurones-miroirs dans le cortex du singe. Ces neurones se mettent
en activité lorsqu’une action particulière est produite, de même que
lorsque cette même activité est perçue chez un autre individu
(Rizzolatti et Coll., 1996). En d’autres termes, il y aurait déjà au
niveau de la cellule nerveuse et de l’organisation neuronale, une
sorte d’équivalence entre faire et regarder faire. Toute une
mécanique nerveuse nécessaire (mais non suffisante) est donc
probablement en place pour permettre une réciprocité affective par
expérience vicariante. Sur le plan macroscopique du comportement,
cette réciprocité est instinctivement promue par les jeux de miroirs
sociaux de l’adulte, eux-même déclenchés par l’attitude
contemplative et réciproque émergent vers le deuxième mois.
DÉVELOPPEMENT DANS LE MIROIR SOCIAL
Dans le contexte des miroitements et autres jeux de miroirs
affectifs en tête-à-tête entre le bébé et l’adulte, naissent des routines,
rituels et autres formes invariantes de protoconversations dans
lesquelles chacun des protagonistes peut se reconnaître. C’est dans
ce contexte que le bébé découvre son “soi interpersonnel” comme
Neisser (1991) le nomme. Le soi interpersonnel émerge de
l’invariance et de l’expectative des rapports avec autrui. Autrui,
comme on l’a vu, reflète en l’amplifiant ce que le bébé exprime
publiquement (sourire, pleurs) et peut ressentir de façon privée (joie,
déplaisir). Ce miroir social permet à l’enfant de s’objectiver en se
projetant hors de sa sphère privée, sur l’écran et la caisse de
Naissance de la co-conscience
111
résonance offerts par l’adulte. Cette éjection de soi est une sorte de
désincarnation forcée sous le joug de l’interaction sociale et sa forme
instinctive de miroitement affectif promulguée par l’adulte.
Le bébé très vite apprend à se retrouver dans ces jeux de miroirs
affectifs. Entre 2 et 6 mois, il développe des attentes en devenant de
plus en plus sensible à la netteté du miroir social. Ainsi par exemple,
si d’une façon inattendue l’adulte interrompt soudainement son
miroitement affectif en se figeant tout en continuant à regarder
l’enfant droit dans les yeux, ce dernier devient rapidement triste et
évite le regard de l’adulte (Tronick, Adamson & coll., 1978; Toda &
Fogel, 1993; Rochat, Neisser, & Marian, 1998). Dans une recherche
récente nous avons montré que le bébé de 2 mois est tout aussi
joyeux et engagé visuellement vers une adulte qui joue avec lui à
“coucou, me voilà”, se cachant derrière ses mains pour ensuite
réapparaître, lorsque ce jeu se répète de façon organisée et prévisible,
ou au contraire de façon désorganisée et variable (Rochat, Querido,
& Striano, 1999). A deux mois, la simple présence attentive de
l’adulte en face à face est suffisante pour engager l’enfant
affectivement. Au contraire, à 4 et 6 mois, le bébé commence à
manifester un engagement différencié selon les conditions de jeux
organisées ou désorganisée. Ils deviennent significativement moins
souriants et attentifs lorsque le jeu se déroule dans le désordre (voir
Rochat, Querido, & Striano, 1999 pour plus de détails).
Il est intéressant de constater que parallèlement au
développement des attentes sociales entre 2 et 6 mois, les bébés
développent un fort penchant pour les objets physiques qu’ils se
mettent à saisir et manipuler de façon systématique (Rochat, 1989).
Cette nouvelle inclination fait que les protoconversations avec autrui
sont plus furtives et il devient plus difficile pour l’adulte de capturer
vers lui l’attention du bébé qui se montre davantage distrait par tout
ce que l’environnement physique a à offrir comme nouvelles
expériences. La forte demande affective du jeune enfant ne tarissant
pas, il développe de nouvelles stratégies pour traquer l’attention
d’autrui portée sur lui tout en continuant à vivre son infatuation avec
le monde des objets.
D’une façon générale, on observe que l’inertie du regard porté sur
autrui dans les échanges face-à-face diminue significativement entre
deux et six mois (Rochat, Striano, & Blatt, sous presse/2001), ce qui
est probablement l’indice d’un plus grand pouvoir de traitement de
l’information perceptive ainsi qu’une plus grande capacité de
mémoire. Ces gains cognitifs permettent une nouvelle allocation de
l’attention qui peut se porter tant sur autrui que sur les choses (Ruff
& Rothbart, 1996). C’est dans ce contexte que se développent
anticipation et représentation de l’autre en référence à soi et ses
propres activités sur les choses. De là émerge une nouvelle
triangulation entre le bébé, autrui, et le monde environnant. C’est de
cette triangulation que naîtrait la communication symbolique, en
l’occurrence l’utilisation de signes plus ou moins arbitraires pour
112
P. ROCHAT
communiquer avec autrui en référence aux objets du monde (Bates et
coll., 1979; Bruner, 1984; Tomasello, 1999). Le processus de
l’émergence de la fonction symbolique reste encore très controversé,
et bien des théories existent à son propos, s’étirant des théories
nativistes (Pinker, 1994) aux théories fonctionnalistes et sociales
neo-Vygotskiennes (Bruner, 1983; Tomasello, 1999). Pour notre
propos, et comme nous allons le voir maintenant, la double attention
portée sur autrui et sur les objets, en particulier l’ intégration de cette
attention divisée est un autre facteur qui contribue à l’émergence de
la co-conscience.
C’est par cette intégration que le bébé commencerait à avoir
constamment autrui à l’esprit, même quand autrui est absent: un trait
qui en principe ne le quittera plus.
DILEMME DU NEUVIÈME MOIS ET ORIGINE DE LA RÉFÉRENCE
SOCIALE
Vers neuf mois et avec le développement de la locomotion
autonome, le bébé étend considérablement ses pouvoirs
d’exploration du monde. A ces progrès posturaux s’associent une
nouvelle indépendance par rapport à autrui dont l’enfant a bien
entendu toujours grand besoin. Avec la locomotion naît une nouvelle
tension entre velléité de maintenir une proximité avec autrui et celle
d’explorer le monde en épuisant les nouvelles possibilités posturales.
Ceci représente un profond dilemme pour le bébé, un dilemme
prémonitoire de ses futurs rapports intimes dans la mesure où ils sont
si souvent marqués par les craintes de la séparation et l’envie d’aller
voir ailleurs.
Reste à savoir comment le bébé parvient à solutionner ce
problème. La solution est trouvée en intégrant autrui à sa quête des
objets. Ainsi à 9 mois, l’enfant devient attentif d’une façon conjointe
avec autrui. S’il joue avec un objet, il commence à vérifier par des
regards rapides d’aller et retour entre l’objet et l’adulte, si ce dernier
est également attentif. Ces signes d’attention conjointe annonce la
communication référentielle et symbolique par le geste et la parole
qui fleurit au cours de la deuxième année (Bates, et coll., 1979;
Bruner, 1983; Tomasello, 1995; Tomasello & Farrar, 1986).
L’intégration d’autrui à la quête des objets du monde physique
serait donc un facteur important à l’émergence de la référence
sociale, l’enfant intégrant le regard d’autrui avec ce qu’il fait pour
lui-même. D’un côté, l’enfant commence à perdre de son
indépendance en se préoccupant de l’attention qu’autrui porte sur lui
et ses actions. D’un autre, il gagne une capacité de contrôle sur la
proximité de l’autre tout en continuant à explorer le monde tel qu’il
serait enclin à le faire seul. Nous verrons par la suite que ce contrôle
de la proximité prend rapidement le dessus, le bébé dès 18 mois
ayant une difficulté croissante à se distraire seul avec des objets
physiques, cherchant activement l’attention et l’assistance de
l’adulte. Plus tard, le jeune enfant aura tendance à organiser ses
Naissance de la co-conscience
113
explorations d’objets dans un contexte social virtuel, contexte “recréé” sous forme de dialogues imaginaires ou autres jeux
symboliques (Tomasello, Striano, & Rochat, 2000; Striano,
Tomasello & Rochat, in press).
Il est intéressant de constater qu’à l’apparition de la référence
sociale, correspond aussi l’émergence d’une nouvelle angoisse, celle
en particulier qui se manifeste dans la crainte d’une séparation avec
la mère ou autres personnages connus du bébé ainsi que la crainte
des personnes étrangères au monde intime du bébé. Cette crainte a
été décrite comme l’angoisse du huitième mois par Spitz, 1965).
Cette coïncidence n’est pas fortuite. Elle est une autre forme
d’expression du dilemme entre exploration de la nouveauté et
maintient de l’intimité avec les proches. S’il faut dès lors que cette
expérience de la nouveauté soit faite ensemble, elle ne peut encore se
faire avec n’importe qui. Tout se passerait comme si l’enfant avait
toujours besoin d’être rassuré par la présence exclusive de celui ou
celle avec qui il sait qu’il peut avoir des expériences partagées.
Comme nous le verrons dans les conclusions, la crainte du rejet peut
en effet être considérée comme la mère de toutes les angoisses.
Si la peur du rejet et l’exclusivité affective sont exacerbées vers 9
mois, elles s’accompagnent au plan cognitif d’une nouvelle
utilisation d’autrui comme source d’information sur les états de
l’environnement, en l’occurrence ses dangers et autres affres
potentiels. Ainsi vers 9 mois, le bébé commence à référer ses joies,
ses attractions, ou au contraire ses craintes à celles d’autrui. Par
exemple, il commence à explorer l’expression faciale de l’adulte
lorsqu’il se trouve confronté à une situation nouvelle et effrayante,
telle l’animation soudaine d’un objet inerte (Striano & Rochat, 2000)
ou la rencontre d’une falaise visuelle comme obstacle dangereux
pouvant entraîner une chute aux conséquences sérieuses (Campos et
al., 2000). C’est en effet aux alentours de 9 mois que l’enfant
commence à systématiquement consulter le visage d’autrui d’une
façon référentielle, comme théâtre d’émotions qui reflètent non
seulement les ressources de l’environnement, mais aussi ses menaces
et autres dangers potentiels.
En commençant à intégrer le regard d’autrui dans ses
explorations de l’environnement, le bébé manifeste au plan cognitif
les premiers signes d’une recherche d’enseignement par d’autres.
Mais surtout, au plan affectif, cette nouvelle tendance marque les
débuts de la quête d’une approbation sociale. Cette quête est
probablement le motif essentiel au cœur de la psychologie, que ce
soit celle de l’enfant qui commence à parler et fonctionner
symboliquement, celle de l’adolescent dans sa poursuite souvent
paradoxale d’une identité, mais aussi celle de l’individu dans ses
choix d’adulte.
114
P. ROCHAT
CHARME, SÉDUCTION, ET DÉBUTS DE DÉRAISON
L’appropriation du regard d’autrui comme référence établit un
processus qui rapidement devient le déterminant majeur des
comportements du bébé. De fait, ce processus ne le quittera plus et
ne fera que de se développer vers une conscience de soi en relation à
autrui. Au niveau des comportements, l’émergence de cette nouvelle
conscience se manifeste entre autre sous la forme proactive d’une
entreprise systématique de séduction qui mène l’enfant à agir de
façon de plus en plus déraisonnable et fantasmagorique. C’est l’aube
du nœud complexe des représentations que l’enfant commence à se
construire quant aux rapports qui le lie à autrui, et en particulier la
représentation des regards qui sont portés sur lui : regards convoités
de l’attachement et de l’amour, mais aussi regards redoutés du rejet
et de la sanction.
La construction de ces représentations a pour conséquence de
porter la dépendance sociale de l’enfant sur de nouveaux plans de
signification, beaucoup plus complexes qu’auparavant. La
complexité de ces significations est reflétée par l’apparition de
conduites qui souvent défient le bon sens et la raison : embarras sans
causes précises, comportements de Sainte Nitouche, conduites
excessives ou de défi, craintes et peurs irrationelles se manifestant
dans le jeu symbolique ou même parfois dans le sommeil sous forme
de cauchemars.
Au niveau des échanges avec autrui, cette « révolution »
psychologique se traduit aussi par l’apparition de toute une gamme
de comportements maintenant proactifs guidés toujours par la
passion d’une proximité affective avec les autres. Ceci marque les
débuts de la séduction active et sélective par le bébé du monde social
qui l’entoure, plutôt que l’inverse qui jusqu’ici a dominé sa vie.
Comme on sait, les jeux de séduction prennent le plus souvent des
formes qui défient la raison ! C’est en ce sens que l’on peut dire que
parallèlement aux progrès « raisonnables » de la pensée logique et
rationnelle qui continuent à être documentés par de nombreux
chercheurs dans la lignée des travaux de Piaget, l’enfant développe
aussi et peut-être de façon primordiale une capacité de séduction qui
souvent le mène à la déraison.
Ce développement a trait à un monde essentiellement subjectif et
fantasmagorique : le monde représenté des regards d’autrui sur soi.
Ce monde est infiniment plus flou que le monde des lois physiques.
Notons que ce développement a trait aux capacités de l’enfant de
manipuler son entourage. Ces capacités ne seraient pas identiques et
se développent en parallèle, sinon en décalage, avec celles qui lui
permettent de raisonner sur autrui en élaborant sur les états mentaux
et croyances de l’autre (les fameuses théories de l’esprit émergeant
aux alentours de 4 ans). Le développement des théories de l’esprit est
en effet un cas particulier du développement cognitif de l’enfant
Naissance de la co-conscience
115
ayant pour objet autrui comme entité raisonnable, par opposition à
affective.
Au-delà de son premier anniversaire, le sens de la dépendance à
autrui exprimé par le bébé devient toujours plus complexe et difficile
à comprendre car souvent défiant le bon sens. Faut-il rappeler les
communes escapades du bébé commençant à marcher et qui semble
se ruer systématiquement vers le danger : escaliers, voies routières,
ou autres fourneaux. Ces comportements deviennent rapidement
délibérés et plus que de la simple inconscience. Ils provoquent le
plus souvent l’intervention paniquée de l’adulte. Sous la menace de
tels comportements, l’adulte se trouve réduit à porter une attention
privilégiée au bébé, attention bien sûr convoitée par ce dernier. Il y
aurait donc une valeur adaptative indiscutable attachée aux
comportements de séduction qui souvent défient le bon sens. Par
voie de terrorisme affectif, ces comportements exacerbent les
contacts sociaux et rendent explicite le degré d’affiliation du jeune
enfant à son entourage.
L’attention indivisible d’autrui sur soi est effectivement la
marque ultime de l’état de non séparation ou état affectif fusionnel
qui est maintenant activement recherché par le bébé. Ce type de
conduites déraisonnables (déraisonnables dans la mesure où
typiquement ces conduites se jouent du risque qu’elles encourent au
bébé et qu’elles défient la simple logique), marque aussi les débuts
de la séduction comme processus d’appropriation du regard d’autrui
et la construction active d’un espace de co-conscience.
Afin d’illustrer mon propos, je rapporte brièvement trois
observations qui illustrent les débuts de séduction active chez le bébé
vers la fin de la première année. Dans le cadre d’une recherche sur
les origines ontogénétiques de l’apprentissage par enseignement,
nous avons récemment étudié l’impact de la présence et des
interventions d’autrui dans une situation de résolution de problèmes
plus ou moins difficiles à résoudre (Goubet, Leblond, Poss, &
Rochat 2001). Nous avons systématiquement observé des bébés âgés
entre 9 et 18 mois à qui était présenté un objet attrayant placé sur une
couverture en face d’eux sur une table. Un expérimentateur était
assis à la droite de l’enfant, lui-même assis sur les genoux de sa
mère. Pour saisir l’objet ou approcher la boîte transparente qui le
contenait, l’enfant devait tirer la couverture à soi, tâche classique de
coordination moyen-but. Piaget (1936) décrit cette tâche comme
étant résolue aux alentours de 8 mois (voir aussi Frye, 1995).
Nos observations montrent qu’effectivement, la grande majorité
des bébés de 9 mois parviennent sans délai et sans aide à tirer la
couverture à soi pour saisir l’objet. Curieusement, et de façon
quelque-peu inattendue, nous observons aussi que cette performance
est loin de se maintenir chez les bébés de 14 et 18 mois. A ces âges,
un grand nombre de bébés ne tentent même pas de saisir l’objet
convoité en tirant la couverture à soi. La majorité d’entre eux
cherchent à saisir l’objet directement avec tout le corps et un bras
116
P. ROCHAT
tendu en avant, en apparence totalement aveugles quant au support
de la couverture comme outil potentiel. Ce qui est frappant est que
dans cette conduite déraisonnable par rapport à ce qu’il serait en fait
capable de faire, le bébé typiquement se tourne vers
l’expérimentateur en exprimant tant par le geste que par des
vocalises, une demande d’aide. En fait, pour le bébé de 14 et 18
mois, tout se passerait comme si la tâche se transformait d’une tâche
physique individuelle qui est en soi aisément solvable, vers une tâche
sociale d’appropriation active de l’attention et du regard d’autrui.
Au-delà de 9 mois, ce qui devient crucial pour le bébé est
d’incorporer autrui à ses jeux et explorations. La solution du
problème physique de coordination moyen-but est transformé en un
problème social d’assimilation et de contrôle de l’autre. Il est
difficile de ne pas voir dans l’émergence de tels comportements la
naissance chez le bébé du souci de créer un espace de co-conscience,
souci qui ne le quittera plus et qui devient la clef de voûte de sa
psychologie.
Un autre exemple de l’apparition d’un processus actif de
séduction de l’autre dès le début de la deuxième année est, me
semble-t-il, clairement illustré par les observations du bébé de 9,14
et 18 mois faisant face à un expérimentateur qui systématiquement
mimique les actions que le bébé effectue sur un jouet (Meltzoff,
1990; Agnetta & Rochat, soumis). On observe que dès 11 mois, mais
particulièrement à 18 mois, le bébé commence à systématiquement
tester la mimiquerie de l’expérimentateur, accélérant ou stoppant
soudainement ses actions tout en maintenant son regard et en lui
souriant. Par cette conduite subtile de jeux imitatif, le bébé tente de
s’approprier le contrôle des actions que l’expérimentateur produit en
fonction des siennes. A nouveau, il s’agit pour le bébé de créer un
espace de co-conscience où lui et l’autre fonctionneraient au même
diapason, sur les mêmes bases intersubjectives. Dans ce jeux de
maîtrise de l’autre, le bébé développe une autre forme (toujours plus
proactive) de complicité fusionnelle qui reste l’ultime guide de ses
rapports aux autres.
Enfin, un autre fait très parlant des progrès de la co-conscience au
cours de la deuxième année est l’apparition des conduites
d’embarras aux alentours de 18 mois. Dès 2-3 mois le bébé semble
déjà manifester des comportements qui ressemble à une expression
de gêne (sourire avec évitement du regard) dans le contexte d’une
attention soutenue soit par la mère, une personne étrangère au bébé,
ou encore l’exploration de sa propre réflexion dans un miroir
(Reddy, 2000). Néanmoins, c’est vers 14 mois que l’embarras social
commence à se manifester d’une façon prévisible et très marquée,
non seulement dans le contexte d’une attention prolongée d’autrui
sur soi, mais aussi dans le contexte d’une performance ou
présentation de soi pouvant être évaluée par autrui. Ainsi, lorsque le
jeune enfant d’environ 18 mois commence à manifester de façon
explicite une reconnaissance de soi dans le miroir, tentant par
exemple d’effacer une marque de peinture qu’il découvre sur son
Naissance de la co-conscience
117
visage reflété dans le miroir (Gallup, 1971; Zazzo, 1981; Lewis &
Brooks-Gunn, 1979), l’enfant manifeste aussi des comportements de
gêne face à l’image spéculaire de soi. Ces comportements sont très
complexes, allant de la tendance à cacher son visage derrière un bras
levé, à l’orientation du regard vers le sol, ou encore un regain
d’activité et de clownerie pour masquer la découverte embarrassante
révélée par le miroir (Fontaine, 1992). Il est indéniable qu’à ce stade
du développement, la signification de ces manifestations explicites et
non ambiguës de gêne et d’embarras ne peut être saisie que dans le
contexte du développement de la co-conscience. L’image spéculaire
est maintenant non seulement reconnue comme se référant à soi (le
« Moi » identifié et conceptuel selon William James), mais aussi
conçue comme reflétant le Moi publique, en d’autres termes le moi
tel qu’il est potentiellement perçu par autrui.
Ce progrès dans la co-conscience de soi ouvre grand la porte du
développement des représentations de l’image de soi projetée vers
autrui et amorce le processus infiniment complexe d’une
représentation de l’évaluation de soi par autrui. C’est sur la base de
ce processus que peut se développer le sens moral (sens des
conduites qui sont socialement plus ou moins acceptables) ainsi que
les normes de confiance quant à sa propre acceptation sociale
(sentiment d’être plus ou moins accepté par l’autre) que chaque
individu construit selon ses circonstances. C ‘est aussi sur la base de
ce processus que l’enfant apprend à collaborer avec autrui dans des
échanges didactiques qui se fondent sur une co-conscience de soi en
relation avec l’autre. Mais plus important encore, c’est sur la base de
ce processus que l’enfant amorce sa carrière de séducteur, explorant
et exploitant pour le meilleur ou pour le pire les ressources affectives
de son environnement social.
CONCLUSION: LES RACINES BIOLOGIQUES DE LA COCONSCIENCE
Dans cet article, j’ai tenté de montrer que la conscience
individuelle est un mythe à remplacer par la réalité d’une coconscience : une conscience qui n’est pas individuelle mais au
contraire dialogique et partagée avec autrui. La conscience est en
effet avant tout une construction sociale qui est négociée avec autrui,
non une construction purement rationnelle (Cartésienne) et
individuelle telle qu’elle continue à être trop souvent considérée dans
les sciences cognitives. Il apparaît que cette construction est un long
processus qui se met en place très tôt dans le développement, et en
tout cas à partir du deuxième mois avec l’apparition du sourire
social.
S’il y a un fait incontournable qui devrait être au départ de toutes
théories psychologiques, c’est le fait que l’individu vive et se
développe pour et par les autres, non comme une entreprise
cloisonnée et individuelle. De cette prémisse découle l’urgence
première de s’attacher, de s’identifier et de maintenir une proximité
118
P. ROCHAT
maximale avec l’autre, proximité tant physique que psychique. La
fusion dans l’intimité avec autrui est la force primitive de toutes
psychologies, humaine ou non (Dunbar, 1997). Ainsi il apparaît que
l’apprentissage culturel et social, tel qu’il peut être observé chez
l’homme, le singe et autres mammifères, semble toujours répondre
aux mêmes besoins de conformisme: la nécessité urgente de
s’intégrer et d’appartenir au groupe, que ce soit la mère, les proches
parents, ou les congénères.
Le primatologiste Frans De Waal a récemment proposé que chez
l’animal, comme chez l’homme, le développement psychique de
l’individu repose sur un processus fondamental combinant
attachement et apprentissage par identification avec autrui (« BIOL »
ou « Bonding and Identification-based Observational Learning »).
Selon De Waal, ce processus d’apprentissage prendrait son origine
dans le désir de l’individu d’être comme les autres (De Waal, 2001).
On peut rajouter que psychologiquement, ce processus se traduit par
une peur fondamentale de la séparation, mère de toutes les angoisses.
Très tôt dans l’ontogenèse et dans la phylogenèse, les
comportements semblent être dictés par la crainte et l’évitement à
tout prix de l’aliénation sociale. Séparation, rejet, abandon et
éloignement d ‘autrui forment la suprême menace psychologique à
travers les âges et les espèces. L’intériorisation de cette menace
comme déterminant des conduites animales est évidemment ancrée
dans l’évolution biologique, associée aux nécessitées de survie en
groupe et fruit d’une sélection naturelle qui s’étire sur des millions
d’années (voir par exemple la théorie biologique de Bolwby sur
l’attachement). En ce sens, cette menace suprême est gravée dans la
machinerie biologique de façon innée, trouvant différentes
expressions selon l’âge et les idiosyncrasies socioculturelles de
chaque espèce,
Nous avons vu que dès les premiers mois, aidé de façon
déterminante par l’adulte, le développement psychique du jeune
enfant prend forme autour de cette motivation innée à promouvoir
l’antidote de la séparation qu’est la fusion et l’intimité avec l’autre.
C’est dans ce contexte primordial que naît la conscience humaine,
mais probablement aussi la conscience animale en général. Cette
conscience n’est pas une conscience individuelle séparée. Au
contraire, elle serait avant tout ancrée dans un besoin de fusion et de
coordination avec autrui.
Plus qu’une conscience, j’ai essayé de montrer que dès le
deuxième mois, le bébé développe une co-conscience qui lui permet
de gérer activement sa fusion avec autrui. En dernière analyse, il ne
faut jamais oublier que c’est avant tout pour la recherche et le
maintien de cette fusion intime que notre intelligence travaille. C’est
cette recherche d’intimité qui nous unis et semble donner sens à nos
vies. Ce qui change sont les niveaux de complexité très variables de
son expression à travers les âges, les cultures, et les autres espèces
animales.
Naissance de la co-conscience
119
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