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Le travail de l’énergie

2019, L'Homme

© École des hautes études en sciences sociales L'HOMME 230 / 2019, pp. 41 à 70 ÉTUDES & ESSAIS " L'attouchement, l'imagination, l'imitation, sont les vraies causes des effets que l'on attribue au magnétisme : l'imagination est la plus puissante, l'attouchement ébranle, et l'imitation répand les impressions […] [donc] le fluide magnétique n'existe pas ». Telle est la conclusion du rapport de la commission d'enquête nommée, en 1784, par Louis XVI pour soumettre à une étude scientifique la théorie du magnétisme animal 1 , formulée quelques années plus tôt par le médecin autrichien Franz Anton Mesmer (Belhoste & Edelman 2015 ; Chertok & Stengers 1989).

L’Homme Revue française d’anthropologie 230 | 2019 Varia Le travail de l’énergie Une enquête sur les magnétiseurs en région parisienne The Work of Energy : A Survey on Magnetizers in Greater Paris Fanny Charrasse Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/lhomme/34233 DOI : 10.4000/lhomme.34233 ISSN : 1953-8103 Éditeur Éditions de l’EHESS Édition imprimée Date de publication : 13 juin 2019 Pagination : 41-70 ISSN : 0439-4216 Référence électronique Fanny Charrasse, « Le travail de l’énergie », L’Homme [En ligne], 230 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/lhomme/34233 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/lhomme.34233 © École des hautes études en sciences sociales Le travail de l’énergie Une enquête sur les magnétiseurs en région parisienne Fanny Charrasse « La médecine va s’occuper du physique, un peu du liquide aussi, c’est-à-dire du système sanguin, très peu du lymphatique – de l’immunité –, et pas du tout de la partie la plus importante : de la partie électrique. La partie énergétique, c’est la partie électrique. L’électroencéphalogramme plat, c’est la mort » Extrait d’entretien avec une magnétiseuse et pédiatre. « Je travaille sur la structure énergétique de l’être humain, on a tous une anatomie osseuse, le squelette, j’emploie des mots qui sont pas tout à fait exacts mais c’est juste pour faire image, on a tous une anatomie physiologique : les organes, les muscles, les tendons, les ligaments […], et, on a tous une anatomie énergétique qui est la même, sauf que celle-là on ne la voit pas. Et pourtant elle est bien réelle » Extrait d’entretien avec un magnétiseur. effets que l’on attribue au magnétisme : l’imagination est la plus puissante, l’attouchement ébranle, et l’imitation répand les impressions […] [donc] le fluide magnétique n’existe pas ». Telle est la conclusion du rapport de la commission d’enquête nommée, en 1784, par Louis XVI pour soumettre à une étude scientifique la théorie du magnétisme animal 1, formulée quelques années plus tôt par le médecin autrichien Franz Anton Mesmer (Belhoste & Edelman 2015 ; Chertok & Stengers 1989). Composée de quatre médecins de la Faculté de médecine de Paris et de cinq membres de l’Académie royale des sciences – dont notamment l’astronome Jean Sylvain Bailly, le chimiste Antoine Lavoisier, l’inventeur et diplomate Benjamin Franklin et le médecin Joseph-Ignace Guillotin –, cette commission avait pour tâche de distinguer ce qui, dans le magnétisme animal, relevait de l’action de l’imagination de ce qui était causé par une entité physique : le fameux fluide magnétique que Mesmer définissait comme « la propriété du corps animal, qui le rend susceptible de l’influence des corps célestes et de l’action réciproque de ceux qui l’environnent », et auquel il attribuait l’ensemble de ses guérisons (cité in Carroy 1991 : 25). Or, ayant constaté que les effets variaient d’une personne à l’autre et, surtout, Je tiens à remercier Caterina Guenzi, Grégory Delaplace et Paul Sorrentino pour leurs remarques sur une version antérieure de cet article, ainsi que Pierre Lagrange avec qui j’ai discuté certains arguments développés ici. 1. Cf. le Rapport de MM. les Commissaires nommés par le Roi pour examiner la Pratique de M. Deslon sur le magnétisme animal, Paris, 1784 [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6318483b/f12.image.texteImage]. L’ H O M M E 230 / 2019, pp. 41 à 70 ÉTUDES & ESSAIS “ L’attouchement, l’imagination, l’imitation, sont les vraies causes des 42 que la même personne réagissait de façon différente selon qu’elle se savait ou non magnétisée, les experts de la commission ont finalement attribué l’action du fluide magnétique à l’imagination des malades, niant ainsi son existence. Alors que cette condamnation aurait dû porter un coup d’arrêt au magnétisme en tant que pratique médicale 2, celui-ci a continué de se développer clandestinement pour atteindre même un regain d’activité – sous le nom de « somnambulisme magnétique » 3 au début du xixe siècle. Si le fluide magnétique ne fut pas véritablement mis en cause au cours de la controverse qui s’ensuivit 4, il le fut, néanmoins, une quarantaine d’années plus tard, lors de la réappropriation du magnétisme par les hypnologues. Ainsi le médecin et psychiatre Edgar Bérillon affirma-t-il dans son histoire de L’Hypnotisme expérimental (1884) : « Comme toutes les sciences, avant d’entrer dans la voie scientifique, l’hypnotisme a traversé une période d’empirisme. Si la chimie et l’astronomie ont eu comme devancières l’alchimie et l’astrologie, l’hypnotisme a eu comme précurseur le magnétisme animal. Il est toujours plus difficile de déraciner une erreur que de propager une vérité, aussi les premiers hommes qui se sont occupés scientifiquement de l’hypnotisme ont-ils perdu un temps précieux à démontrer la fausseté de l’hypothèse nébuleuse du fluide magnétique » (cité in Méheust 1998 : 477). La négation de l’existence du fluide magnétique apparaît donc comme la coupure épistémologique permettant, tel un coup de baguette magique, de transformer le magnétisme, jamais reconnu scientifiquement, en la pratique – ainsi – scientifisée de l’hypnotisme. C’est cette même affirmation que reprit le docteur Ferdinand Bottey, disciple de Charcot, lorsqu’il déclara, en 1884 : « À la vieille théorie surannée du “fluide magnétique” émanant de la personne du magnétiseur pour se répandre dans celle du sujet, s’est substituée la notion scientifique d’un état nerveux, physiologique, spécial, se développant à la suite de certaines excitations […]. En un mot, à la prétention objective du magnétisme a fait place la théorie purement subjective de l’hypnotisme » (cité in Ibid. : 520). 2. À la suite de la publication de ce rapport, la Faculté de médecine exigea que ses membres initiés au magnétisme signent un acte de renoncement à cette pratique (Chertok & Stengers 1989 : 35), puis, sous le Consulat, la loi du 10 mars 1803 (19 ventôse an XI) renforça le monopole médical en condamnant les magnétiseurs pour exercice illégal de la médecine (Edelman 1995 : 55). 3. En 1784, le marquis de Puységur, fidèle disciple de Mesmer, parvint à endormir un homme après l’avoir magnétisé ; il nomma ce nouvel état de la conscience « somnambulisme magnétique », sans créer pour autant de schisme avec son maître (Carroy 1991 : 26). 4. Comme l’explique Bertrand Méheust (1998 : 369-410), ce fut moins sur l’existence potentielle du fluide magnétique que se porta l’attention des nouveaux commissaires nommés par l’Académie de médecine pour réexaminer le cas du magnétisme en 1831 (commission Husson), puis en 1837 (commission Dubois), que sur les capacités développées par les personnes sous sommeil magnétique, entre autres : l’extension de leurs sensations (capacité de lire les yeux fermés), l’endoscopie (capacité de décrire leurs propres troubles), l’exoscopie (capacité de décrire les troubles d’autres personnes) et leur perte totale de mémoire au réveil. Fanny Charrasse 5. Ainsi que l’explique Jacqueline Carroy (1991 : 179), c’est le professeur et neurologue Hippolyte Bernheim qui nomma cette application thérapeutique « suggestion » et qui, s’opposant à toute conception fluidiste des processus d’hypnotisation, insista sur l’aspect purement psychologique de cette pratique. 6. Alors que les magnétiseurs étaient encore poursuivis pour exercice illégal de la médecine à la fin des années 1970 (Friedmann 1981), ils le sont de moins en moins aujourd’hui (Charrasse 2018). Cette légitimation a également été constatée par différents auteurs : Clémentine Raineau, qui s’étonne que des médecins « intègrent [les magnétiseurs] dans leur service. Pourquoi ne faisaient-ils pas de même il y a vingt ans ? » (2013 : 262) ; Olivier Schmitz, qui précise que « ces pratiques [de guérison, dont le magnétisme] ne concernent nullement des paysans attardés vivant dans des campagnes reculées. Ce sont souvent des gens des villes, mais aussi des personnes instruites et “modernes” qui pratiquent ou ont recours à ces formes de thérapies » (Schmitz 2006 : 8) ; Daniel Boy, qui, ayant réalisé une enquête statistique sur la question, a remarqué que la « croyance » au magnétisme était passée de 55 % en 1993 à 63 % en 1999, et que ce phénomène touchait davantage les classes moyennes et éduquées (1999 : 171). 43 ÉTUDES & ESSAIS À le lire, il semblerait que, près d’un siècle après la première condamnation du magnétisme, nous en soyons revenus au même point : la réfutation de l’existence du fluide. Pourtant, les choses ont considérablement changé depuis l’époque de Mesmer, puisque c’est désormais en revendiquant l’usage de la subjectivité comme principe thérapeutique que les défenseurs de l’hypnotisme cherchent à légitimer scientifiquement leur pratique. C’est là toute la différence : alors qu’à la veille de la Révolution française, l’existence du fluide magnétique était niée au profit de l’imagination, les hypnologues s’emparent un siècle plus tard de cette même imagination et en revendiquent les effets pour obtenir la reconnaissance 5. Au vu de cette évolution, on aurait pu s’attendre à une disparition définitive de l’usage thérapeutique du fluide magnétique, pourtant il n’en est rien. Il suffit de consulter les innombrables articles de presse, ouvrages et sites internet qui lui sont dédiés pour s’apercevoir que, loin d’avoir disparu, le magnétisme jouit, de nos jours, non seulement d’une popularité croissante en France – notamment en milieu urbain et au sein des classes moyennes –, mais aussi d’une certaine légitimité institutionnelle 6. Le fait que le fluide magnétique ait été rebaptisé « énergie » a probablement contribué à sa survie. En effet, le paradigme « énergétique » est répandu en médecine – que ce soit pour la chimiothérapie ou pour l’absorption de nourriture – en plus d’être propre aux médecines parallèles, qui en font un usage spécifique en affirmant réguler des formes d’énergie non reconnues scientifiquement, tels que le qi en acuponcture, les courants éthériques en anthroposophie, l’énergie « océanique » primordiale en naturopathie, l’énergie des pierres en lithothérapie (Barel & Butel 1988 : 261 ; Schmitz, ed. 2006 : 10). Si la notion d’« énergie » apparaît plus englobante et plus souple que celle de « fluide magnétique », il convient néanmoins d’enquêter plus précisément sur cette entité. Que font les magnétiseurs Le travail de l’énergie 44 avec l’énergie ? De quelle façon intervient-elle dans leur travail 7 ? Et sous quel « mode d’existence » (Latour 2012) dès lors qu’elle n’est pas reconnue scientifiquement ? Afin de répondre à ces questions, je m’appuierai sur les données collectées lors d’une enquête ethnographique réalisée en France auprès de soixantetrois magnétiseurs, entre janvier 2015 et octobre 2018 [Cf. carte en annexe] – soit 31 entretiens semi-directifs, 60 observations de soins magnétiques et la description de rencontres plus ou moins formelles avec des magnétiseurs membres du Groupement œuvrant pour la reconnaissance de la médecine auxiliaire (Gorma) 8. Afin de saisir les caractéristiques ontologiques de l’énergie, nous nous intéresserons plus précisément à la pratique de Victor, un magnétiseur membre du Gorma que j’ai rencontré régulièrement pendant près de deux ans et dont j’ai observé neuf séances de soin. Ces observations seront progressivement généralisées en étant comparées à celles réalisées auprès d’autres magnétiseurs, afin de mettre en parallèle les méthodes de Victor avec celles de ses pairs. Pour ce faire, j’adopterai une perspective pragmatique et porterai une attention particulière aux épreuves auxquelles est soumise l’énergie. Ainsi que l’explique Cyril Lemieux, une telle attention nous « oblige[ra] à prendre systématiquement en compte la résistance que la matérialité du monde oppose aux représentations et aux manipulations humaines » (2018 : 38). C’est donc à partir de sa façon de résister à certaines opérations au cours du soin que nous pourrons identifier les spécificités ontologiques de l’énergie 9. Les opérations qui nous intéresseront plus précisément seront celles d’objectivation – consistant à appréhender l’énergie et à la définir comme une entité dont les propriétés ne dépendent pas de la perception de celui qui la ressent ou qui la manipule – et celles de subjectivation – contribuant à faire de l’énergie une entité dont les propriétés dépendent de la perception propre à chacun. 7. Nous renvoyons ici à la définition que donne Bruno Latour des actants : « toute chose qui vient modifier une situation donnée en y introduisant une différence devient un acteur – ou, si elle n’a pas encore reçu de figuration, un actant. Par conséquent, la question qu’il convient de poser au sujet de tout agent est tout simplement la suivante : introduit-il ou non une différence dans le déroulement de l’action d’un autre agent ? » (2007 : 103). 8. Commencé dans le sud de la France, mon terrain ethnographique s’est finalement resserré sur la région parisienne, du fait de la grande concentration de magnétiseurs que j’y ai rencontrés et de mon choix de travailler sur le Gorma, association dont le siège se situe à Paris. Les noms de l’ensemble des acteurs mentionnés dans cet article ont été modifiés, y compris celui de cette association. 9. Mon approche se distingue donc des recherches qui privilégient une analyse sémantique des discours des acteurs, comme celles de Nicolas Commune (2018) sur l’ayurveda en France et de Sônia Weidner Maluf (2007) sur les pratiques thérapeutiques alternatives au Brésil. Elle se rapproche plutôt de celle de Julie Descelliers (2006), qui s’est intéressée à l’usage de l’énergie (ki) dans le shiatsu. Fanny Charrasse Aux limites de la médecine et de la psychologie : les émotions en cause 45 J’ai assisté à neuf séances de magnétisme pratiquées par Victor ; parmi les patientes concernées 10, deux ont accepté ma présence lors de leur soin à deux reprises. Tableau récapitulatif des séances de magnétisme observées dans le cabinet de Victor Jessica : « Pour l’âge de mes 19 ans, j’ai commencé à perdre… donc j’avais les cheveux à peu près jusque-là. Geste, sous les épaules. Et j’ai commencé à perdre des cheveux comme un cancer, en fait, ça partait de la racine et ça tombait. Victor : Ouais, d’accord. Jessica : Donc tous les poils du corps, j’en ai plus. 10. Victor m’avait prévenue que sa patientèle était majoritairement féminine, et pour cause, l’ensemble des patientes que j’ai rencontrées étaient des femmes. ÉTUDES & ESSAIS Toutes les séances ont commencé de la même manière : la patiente entre, nous salue tous les deux avant de s’asseoir sur le fauteuil à ma droite, face à Victor, lui-même installé sur un siège à roulettes près de son bureau. Puis le magnétiseur l’interroge sur sa santé, en lui demandant « qu’est-ce qui vous amène ? » lorsqu’elle le consulte pour la première fois, ou « ça va ? » quand elle est déjà venue auparavant. Voici ce que lui a répondu Jessica lors de leur première rencontre : Le travail de l’énergie 46 Victor : Ouais. Jessica : Les sourcils aussi, je les crayonne. Je peux enlever la perruque ? Ça vous permettra de voir un petit peu. Victor : Oui, pas de souci. Elle l’enlève, découvrant son crâne nu et lisse, Victor n’a pas de réaction. Jessica : Du coup, voilà, j’ai tout perdu par plaques ». Comme le montre cette interaction, dans la première partie de la consultation, Victor encourage ses patientes à parler de leurs problèmes de santé, en se montrant ouvert et à leur écoute. Celles-ci évoquent alors leurs maladies, puis l’informent des traitements qu’elles ont suivis. C’est le cas de Jessica : Jessica : « Les médecins, ils disent que c’est une pelade décadente totale, que c’est peut-être lié au stress, donc j’ai été suivie, évidemment, par un psychologue, mais pour moi ça ne m’a pas beaucoup aidée… et j’ai été hospitalisée deux fois sur trois jours à l’hôpital Saint-Louis sur un espace de trois mois. Et y a eu un petit peu de repousse, mais pas énormément en fait. Victor : Ils vous ont donné des produits pour… Jessica : En fait, ils m’ont fait des perfusions de cortisone pendant trois jours ». Tout comme Jessica, les autres patientes commencent par décrire leurs symptômes à Victor, avant de préciser que les interventions de la médecine (principalement) et de la psychologie (parfois) n’ont pas été efficaces. Marie, atteinte d’eczéma, soupire : « Je pourrais mettre de la cortisone tous les jours, sauf que, ce qui est chiant, avec la cortisone, c’est que ça décolore […] je me dis que c’est pas une solution, quoi. Et puis surtout dès que j’arrête ça recommence, donc c’est bien que c’est pas traité dans le fond ». Laura, dont les règles sont irrégulières, confie : « J’en ai parlé à mon médecin généraliste, qui m’a dit : “Ça prendra du temps mais ça va se remettre”. En fait, ça se remet pas. Du coup, je sais pas si y a un blocage quelque part ou si c’est naturel ». Quant à Gaya, elle explique : « Ça fait des années que je sens un blocage en moi. Euh… je… c’est compliqué… C’est un mal-être général », avant d’ajouter que sa psychothérapie n’avait eu aucun effet positif. Ainsi est-ce à la suite de l’échec de la médecine et/ou de la psychologie, qui ne sont pas parvenues à apporter une solution adaptée à leurs maux, que ces patientes ont recours à Victor. Ce faisant, elles remettent en question les diagnostics rendus à l’issue des thérapies précédentes et s’interrogent sur une cause alternative de leur maladie. Telle est la réaction de Marie à propos de ses allergies et de son eczéma : « Ce que je trouve bizarre c’est que j’ai vécu toute ma vie sans… zéro allergie, et d’un coup je peux plus rien manger. Je suis allergique à tout… Alors apparemment les allergies ça vient et puis ça peut partir, mais c’est un peu chiant, quoi. Donc je sais pas si y a Fanny Charrasse un lien… On m’a dit au début que ça pouvait être… L’autre point c’est que je suis de nature hyper stressée, je l’extériorise pas du tout, en fait. Les gens de mon entourage me disent que j’ai l’air plutôt hyper zen […]. Donc je l’intériorise énormément, et c’est vrai que je pense que ça peut ressortir aussi par des… bah de l’eczéma ». 47 Jugeant ce qui lui arrive « bizarre », Marie cherche une explication à ses allergies et à son eczéma, et en trouve une dans le stress. Mais elle semble douter quelque peu de cette explication, comme en témoignent ses nombreuses hésitations et son interrogation : « Je sais pas si y a un lien ». En retour, Victor suggère une origine énergétique et émotionnelle du mal : « Je demande si les gens ont eu un avis médical […] donc ils me disent : “Ouais le médecin machin” ou… “Ils [les médecins] savent pas”. Souvent, c’est le truc, ils savent pas, ou alors ils l’ont traité pour ça, puis, bon, ça marche pas. Donc là, moi, je vais avoir plutôt une interprétation énergétique, émotionnelle : “Oui, bah oui, votre système digestif est enflammé”. Ouais, les médecins leur ont dit, ils ont fait une coloscopie, la totale. Je peux rien ajouter de plus, moi. Par contre, si je lie ça plutôt à des peurs qu’ils ont eues, des chocs émotionnels qu’ils ont pu avoir y a dix ans, machin. Voilà, c’est ça qu’ils cherchent plutôt ici, quoi. Moi je vais pas réinterpréter le truc du médecin, puisque pour moi c’est pas une vérité, puisque c’est une vérité purement physique et derrière, ils ont pas les réponses, il y a autre chose derrière […]. [Nous, les magnétiseurs] on va être moins dans le côté physique. Le problème c’est que les gens compartimentent tout. Souvent, les gens ne comprennent pas… ils disent : “Ah oui, mais ça, c’est physique”. Je leur dis : “Ça c’est émotionnel”. Ils disent : “Non, ça c’est physique, j’ai mal au genou”. Ils comprennent pas que l’émotionnel se fige dans le genou aussi, qu’on peut tout interconnecter ». « Quand il y a des pensées et des émotions, on va émettre une vibration. Et une vibration qui n’est pas forcément en accord avec nos atomes qui vibrent super bien parce qu’ils sont contents. Et puis on va avoir un truc qui se passe, un truc dans notre vie, voilà : une gamelle devant la porte d’entrée parce que ça glisse. Paf. Grosse peur. Et, cette grosse peur elle va venir… si elle peut pas être extériorisée et verbalisée, elle va rester à l’intérieur du corps, et elle va aller se figer dans certains organes […]. Je vais laisser la médecine occidentale gérer la matière, moi je vais m’occuper de l’émotionnel et de l’énergétique. Tout est relié, tout, on ne peut pas être coupé en morceaux, on ne peut pas être séparé les uns des autres. Pour moi c’est une aberration ». ÉTUDES & ESSAIS Face à l’insatisfaction des patients vis-à-vis du traitement médical de leurs maux (« ils savent pas », « il y a autre chose derrière », « ça marche pas »), Victor répond donc par une pratique énergétique qui « interconnecte » le corps et l’esprit par l’intermédiaire des émotions. C’est-à-dire qu’il propose une causalité émotionnelle à une vaste série de symptômes : « à chaque fois, même si c’est une manifestation physique, y a toujours une cause émotionnelle ». Tous les magnétiseurs que j’ai rencontrés ont insisté sur ce point. Voici, par exemple, ce que m’a expliqué Marianne, pratiquant près de Nantes : Le travail de l’énergie 48 Ainsi, pour les magnétiseurs, des événements – ici une chute – s’imprimeraient dans le corps en générant une émotion – de la peur – et modifieraient donc la fréquence vibratoire de certains organes. De sorte que chaque maladie aurait une origine émotionnelle. Comme me le traduit Thomas, un magnétiseur de la région parisienne : « Le mal a dit : la maladie, parce que votre corps réagit. Vous avez un bouton : y a quelque chose qui vous irrite. Vous vous rongez les ongles : vous êtes nerveuse ». Or, le magnétisme est justement cette pratique qui, en travaillant sur l’énergie, vise à rétablir la vibration originelle des organes perturbés par des émotions négatives. Observons la façon de faire de Victor pour mieux comprendre comment l’énergie permet un tel travail. La radiesthésie : une lecture énergétique Pendant que ses patientes lui parlent de leurs maux, Victor consulte ses abaques ou « planches de radiesthésie » 11 à l’aide de son pendule. Voici comment il procède avec Pascale : Victor : « Alors, au niveau de l’eczéma, comment ça va ? Pascale : Ça a pas bougé. Victor, un coup d’œil à Pascale : Ça a pas bougé ? Pascale : Ça s’est pas amélioré. Victor : Toujours pareil ? Pascale : Non, ouais… Victor : Et au niveau du stress ? Pascale : Euh… Ça, je sais pas trop, je crois que ça va… Ça va mieux. Victor : Ouais. Pascale : Mais je saurais pas trop dire si c’est psychologique ou si c’est dû à la première séance. Victor : Ok… alors… Il prend un pendule et un dossier qu’il ouvre à la première page, et observe le balancement du pendule au-dessus d’une portion d’abaque – que, depuis nos places, Pascale et moi ne pouvons voir. Puis, il tourne une page du dossier et porte à nouveau son attention sur le mouvement du pendule. Il soupire : On va voir ça. Il tourne une nouvelle page, consulte le pendule à son propos et referme le dossier qu’il pose sur son bureau. Bon, bah, on va continuer, y a plusieurs choses à travailler, en fait, on va travailler par couche, on va… Faut libérer ça, quoi, le corps… Y a toujours plein de problèmes au niveau du foie, ensemble le foie et les intestins, donc toujours au niveau de l’énergie, y a des choses à débloquer pour que votre corps ne réponde plus à ses problèmes internes par l’eczéma, quoi. Pascale : Ok ». 11. Chaque planche ressemble à un cadran divisé en plusieurs portions, correspondant à un remède, à l’origine des problèmes rencontrés par le patient ou à une qualification de son état. Fanny Charrasse Grâce à la radiesthésie, Victor voit le travail énergétique auquel il lui faut procéder pour soigner sa patiente. Elle lui permet également de cerner la source des problèmes de santé de ses patients : 49 « J’ai des abaques et mon pendule, et ça permet, donc, de connaître les causes, de savoir comment travailler, parce que j’ai une façon de travailler globale et après j’ajoute différents trucs en fonction de ce que le pendule me dit […]. Ou alors des fois c’est parce qu’il y a des choses qui bloquent, ça peut être la maison qu’il faut d’abord nettoyer avant la personne, ou ça va être un travail sur l’alimentation à faire, c’est-à-dire qu’il y a des problèmes au niveau des gens qui consomment quelque chose qu’est néfaste pour eux, voilà. J’essaie d’avoir un truc plus complet pour composer toutes […] les causes qu’il peut y avoir à tel ou tel problème, quoi ». Le pendule fonctionne comme un détecteur, il indique les causes des maladies et connecte entre elles des entités différentes : dans cet entretien, la maladie du patient est reliée à un problème d’habitat ; dans le cas de Jessica, la pelade trouverait son origine dans des conflits familiaux qui « remonte[nt] aux mères et au-delà » ; dans celui de Marie, les allergies seraient dues à une porosité intestinale (« qui laisse passer les toxines ») et à des problèmes transgénérationnels (« des trucs qu’[elle] porte du côté du père »). Chacune de ces causes se trouve raccordée à des émotions qui, en retour, provoquent des troubles de santé : les conflits familiaux et les problèmes transgénérationnels sont ici à l’origine de tensions, colères, tristesses, ou, à l’exemple de Marie, d’une forme d’anxiété ayant elle-même générée la porosité intestinale dont elle souffre. Selon de nombreux magnétiseurs interrogés, c’est grâce à l’énergie que le pendule bouge. Voici comment Marianne explique ce phénomène : Comparant le magnétiseur-radiesthésiste à un téléphone portable, Marianne insiste sur sa capacité à recevoir une onde : l’énergie. Le pendule est l’instrument qui va l’aider à mieux déchiffrer ces signaux énergétiques : lorsque le pendule se balance, il en objective la présence – ce n’est pas le magnétiseur qui le fait tourner, mais l’énergie qui l’active à travers son corps. Raoul, un magnétiseur membre du Gorma et résidant près de Toulouse, l’assimile donc à un amplificateur : ÉTUDES & ESSAIS Marianne : « Le lien commun entre tous [magnétiseurs et radiesthésistes], c’est l’énergie qui circule. Moi : L’énergie elle circule comment ? Marianne : Qu’elle vienne de la terre, ou du corps, l’énergie, elle circule. Et on la perçoit, on la voit… voilà… C’est comme les téléphones portables, on fonctionne comme les téléphones portables : […] vous allez recevoir l’onde, elle peut être verbale, mais elle peut être visuelle et donc on a en nous des capteurs comme les téléphones portables ». Le travail de l’énergie 50 « Le pendule, c’est un amplificateur de ce que vous recevez […]. Ça sert à rechercher, bon, on recherche : est-ce qu’il a mal au foie ? Est-ce qu’il a mal ici… ça tourne geste horaire oui, ou ça tourne geste antihoraire non, quoi. C’est une convention entre vous et le pendule. Mais ça… Le pendule, pour moi, c’est de la recherche ». Si le pendule objective la présence de l’énergie, chacun en fait néanmoins une expérience particulière. Pour Raoul, il s’agit d’une « convention » entre lui et le pendule. Et tous les magnétiseurs que j’ai interrogés à ce propos insistent sur le fait que la radiesthésie n’implique pas seulement le corps, mais aussi l’esprit du praticien. Voici l’interprétation de Victor : « Le principe de la radiesthésie, en fait, ça fait passer… Je travaille avec l’inconscient, l’inconscient c’est tout, on peut tout savoir, seulement y a souvent le filtre du mental, le filtre du conscient qui nous empêche d’avoir les réponses, donc on utilise le corps, donc du coup en lâchant prise, le pendule, lui, va… Mon corps va faire tourner le pendule dans tel ou tel sens ». Outre le corps qui reçoit et perçoit l’énergie, et fait donc tourner le pendule, rien ne pourrait se produire sans un travail de neutralisation de la pensée. Ainsi la radiesthésie n’est-elle pas seulement une objectivation de l’énergie, elle repose également sur un engagement subjectif du magnétiseur montrant la limite de cette objectivation. Le magnétisme : un travail énergétique Ce n’est qu’après s’être assuré, en recourant à la radiesthésie, qu’il était possible de résoudre énergétiquement les problèmes de santé de sa patiente que Victor passe à la pratique magnétique. Il lui demande alors d’enlever ses chaussures, de s’allonger sur la table de soin et de fermer les yeux, puis il s’éloigne d’elle pour débuter son travail. Près de la fenêtre, Victor a les bras le long du corps, pianote avec les doigts dans le vide, puis ferme les poings. Il bouge les épaules, fait un quart de tour sur la droite, se retrouve face à Sophie, à environ deux mètres d’elle. Il a les bras en équerre, les mains semi-ouvertes. Il s’approche de la table, les yeux clos, et s’arrête à une dizaine de centimètres d’elle. Il hausse alors les épaules, place la main gauche au-dessus de son front, sa main droite au-dessus de son ventre, reste un instant ainsi avant d’aller se placer au niveau de ses pieds. Là, il s’immobilise. Puis il roule la tête, les épaules, et vient se placer sur la droite de Sophie, la main droite au niveau de sa jambe droite, la gauche au-dessus de son ventre, il bouge imperceptiblement les bras, hausse à nouveau les épaules, fait un pas à gauche, place sa main droite au-dessus du ventre de Sophie, la gauche non loin de sa tête. Reste immobile, puis fait de très légers gestes avec les mains, il tremble, comme parcouru par l’énergie. Sophie se gratte le ventre de la main gauche. Victor n’a toujours pas bougé. Elle renifle et se gratte à nouveau au même endroit. Puis le magnétiseur se déplace vers la droite, met ses deux mains au-dessus de son ventre, ouvre les bras : main droite près du pied droit, la gauche Fanny Charrasse près du ventre. Il reste un moment ainsi. Il va ensuite se placer face aux pieds de Sophie. Il s’immobilise, les bras le long du corps, et soupire. La patiente se gratte à nouveau. Victor hausse les épaules, bouge imperceptiblement le corps comme pour s’étirer. Puis il passe sur la droite de Sophie à environ un mètre d’elle. Sans ouvrir les yeux, il avance jusqu’à elle, roule les épaules, soupire. Reste immobile, ouvre les bras à 160°, fait un pas de plus, s’immobilise, soupire. Puis il fait quelques pas en arrière. Il se trouve à environ un mètre de la table, immobile, les yeux toujours clos. Il roule les épaules. Puis, il fait un tour sur lui-même, lentement, va jusqu’à son bureau. Face à moi, il frémit, fronce les sourcils, frissonne, s’assoit. Il ouvre enfin les yeux, prend son pendule qui se balance dans le vide au bout de sa main gauche. Il referme les yeux. Les rouvre. Vingt minutes viennent de s’écouler, le soin est terminé. Victor : « Ok ! Il repose le pendule, se tourne vers Sophie. Vous pouvez vous relever quand vous le sentez ». 51 Victor n’a pas besoin de toucher Sophie ni d’ouvrir les yeux pour travailler l’énergie : ses tressaillements et frémissements semblent indiquer qu’il est traversé par elle et va la transmettre à sa patiente ; ses doigts pianotant dans le vide paraissent la manipuler, la moduler ou la transformer. Autrement dit, chacun de ses gestes interagit avec cette entité invisible et fuyante, et l’objective en donnant à voir la façon dont elle passe à travers son corps. Voici le commentaire de Victor à la suite de cette séance : L’énergie est objectivée à la fois par le soin et par la description qu’en fait Victor : il la définit ici comme une entité autonome, qui « vient » à sa rencontre, tandis que, lui, se « laisse guider », se « laisse faire ». Elle est presque personnifiée. Mais si « [le] corps [de Victor] se déplace » sous son contrôle, l’énergie est néanmoins désignée par le pronom impersonnel « on » lorsqu’elle lui donne des indications (« on m’indique »). Décrit de la sorte, le monde apparaît comme un vaste réseau énergétique : tous ses éléments, du ÉTUDES & ESSAIS Victor : « Je me laisse guider. C’est comme si je me mettais en vibration avec la personne et l’énergie vient, je laisse faire. Et mon corps se déplace, et en fait on m’indique… par exemple, je commence toujours là, geste en direction de la fenêtre, pour sortir un peu du champ d’énergie de la personne, faut que je sorte pour bien voir, et je travaille petit à petit en entrant dans son énergie […]. Et sous le travail, tac, tac, ça se libère, et après je vais ressortir encore, je m’éloigne, je ressors, et là […] cette séance-là, j’ai eu une douleur dans le dos. Moi : J’ai vu que tu bougeais souvent les épaules. Victor : En fait je vais travailler sur elle jusqu’à ce que je… je prends pas sa douleur mais c’est comme si y avait une résonance, du coup plus je la libère elle, plus je me libère moi […]. Après des fois je travaille sur le sac de la personne, les chaussures, les choses en lien avec […]. Des fois, par exemple, quand y a des problèmes d’ancrage, je sais pas pourquoi je travaille sur les chaussures, les chaussures donc les pieds, je sais pas, c’est un peu comme si c’était la symbolique du temps présent dans la vie active. Des fois, je travaille sur la chaise là, geste vers la chaise du bureau, parce que c’est en lien avec le travail ». Le travail de l’énergie 52 sens propre au sens figuré, du matériel à l’idéel – les chaussures et l’ancrage, la chaise et le travail, le magnétiseur et sa patiente – semblent liés entre eux par l’énergie. C’est ce qui ressort de mes entretiens avec de nombreux magnétiseurs. Voici la description qu’en fait Florian, un membre du Gorma pratiquant en région parisienne : « L’énergie c’est l’énergie vitale, universelle, donc en fait, l’énergie, elle est partout, elle est là, elle est dans l’air, elle est partout, quoi. Donc en fait, on [nous les magnétiseurs] en capte pour la redonner aux gens, ça veut dire que le but du jeu c’est pas de taper dans sa propre énergie, finalement, mais plutôt d’avoir la capacité de stocker, de capter de l’énergie pour pouvoir la redonner aux autres ». C’est cet aspect de leur pratique que les magnétiseurs nomment canalisation » ; tous m’ont expliqué à ce propos qu’ils se faisaient « canaux ». Déjà Victor m’avait-il précisé lors de notre premier entretien : « Je suis en canalisation pure, moi. Ma façon de travailler c’est vraiment, purement d’être canal, quoi ». De même pour Delphine, magnétiseuse près de Rennes : « Je suis canal […]. Je me connecte à des énergies, une énergie qu’est en fait ni plus ni moins que de la lumière et, voilà, je la transmets, je ne suis qu’un fil électrique entre une prise et une ampoule, ça s’arrête là, du coup ça permet de ne pas se fatiguer ». Tout comme la métaphore du canal – ou du téléphone portable pour la pratique radiesthésique –, celle du fil électrique permet d’insister sur deux aspects de la pratique magnétique : la réception et la transmission d’énergie au patient. L’énergie y est objectivée en tant qu’entité physique comparable à d’autres – l’électricité ou la lumière – et transitant par le corps du magnétiseur. Pourtant, ce travail d’objectivation montre une nouvelle fois sa limite. En effet, s’il était total, j’aurais dû pouvoir déduire – après un certain temps d’observation, du moins – les actions réalisées par Victor à partir de ses gestes. Or, il a eu beau me décrire et m’expliquer a posteriori ce qu’il avait fait durant chaque soin, je ne suis jamais parvenue à distinguer les moments où il « débloquait », « fluidifiait » l’énergie, de ceux où il la « dégageait », la « nettoyait », « débarrassait [la patiente] de son énergie négative », lui « redonnait de l’énergie » ou « remettait ses énergies en place ». Au contraire, il m’a semblé que Victor faisait toujours la même chose d’une séance à l’autre : il commence systématiquement le soin près de la fenêtre, il avance ensuite, les yeux clos, vers sa patiente, puis il recule, remue les mains, hausse parfois les épaules, soupire ou fronce les sourcils. Bref, malgré l’attention que j’ai portée au moindre de ses gestes, malgré le fait que ceux-ci objectivaient l’énergie en me la donnant à voir comme une entité autonome, Fanny Charrasse perceptible par le magnétiseur et donc munie d’une certaine matérialité, et malgré la description, elle aussi objectivante, que Victor m’a toujours fait de sa pratique énergétique, je n’ai pas réussi à porter cette objectivation à son terme en déduisant, des gestes du magnétiseur, les différentes manipulations énergétiques qu’il avait opérées. En outre, après avoir comparé les façons de procéder de plusieurs magnétiseurs, j’ai été surprise de constater que, bien que reposant sur une même conception de l’énergie, elles étaient très dissemblables : alors que certains tournent autour de la table de soin en balançant les bras, d’autres restent immobiles et posent leurs mains sur leurs patients, ou encore leur parlent sans jamais les toucher. Cette impossibilité de mener le processus d’objectivation de l’énergie à son terme est reconnue par les magnétiseurs eux-mêmes : bien qu’ils la comparent souvent à l’électricité ou à la lumière, ils admettent que ses propriétés sont plus singulières. Comme me le confie un magnétiseur, ancien ingénieur écologue : 53 « L’énergie c’est pas la même que celle qualifiée en physique, l’énergie c’est une dimension plus subtile qu’on utilise [nous les magnétiseurs]. C’est un domaine dans lequel les mots qualifient très mal la réalité du phénomène. Les mots restent à créer ». Franz A. Mesmer avait déjà tenté de caractériser la singularité des propriétés physiques du fluide magnétique en le définissant comme « l’écoulement d’une matière dont la subtilité pénètre tous les corps, sans perdre notamment de son activité » (1779 : 78). L’énergie avec laquelle interagissent aujourd’hui Victor et les autres magnétiseurs français semble marquée par la même « subtilité », qui la rend irréductible aux processus d’objectivation par lesquels ils cherchent pourtant à la « canaliser ». Se faire « canal » des énergies du monde, pour les transmettre à des patients, passe en effet nécessairement par une expérience corporelle personnelle, un engagement subjectif du magnétiseur dans la thérapie dont il est l’agent principal. L’énergie comme expérience Victor ironique : « T’as noté plein de trucs : “Là il est debout”, “là il fait des gestes”. Moi : C’est ça. Victor : Le truc qui sert à rien ! Il rit. Je ris avec lui. Victor : Ça sert à rien ! Moi : Pourquoi tu dis ça ? ÉTUDES & ESSAIS En octobre 2017, après un an et demi de présence régulière dans son cabinet et sept séances de soins passées à ses côtés, Victor s’est mis soudain à se moquer de ma façon de prendre des notes : Le travail de l’énergie 54 Victor : Bah, franchement : “Il se met debout, il met les bras comme ça, et comme ça, il bouge les mains”. Il rit, puis, plus sérieusement : Ça serait bien de pouvoir montrer ce qu’on fait, [nous, les magnétiseurs], en fait, de pouvoir montrer ce qui se passe, les énergies, ce qu’on peut voir, nous, ça serait bien si on pouvait le montrer. Moi : Ce que tu peux voir ? Tu peux voir quoi ? Victor : Bah les énergies qui travaillent. Moi : Tu les vois ? Victor : Oui. Moi : Ah oui ! Silence. J’aimerais bien les voir aussi… Victor : Ouais, mais je sais pas si t’y arriverais. Il rit. Je sais pas si un autre magnétiseur pourrait voir la même chose, depuis ce canapé [celui où je suis assise], moi j’aurais du mal à voir ce qu’il fait, parce qu’on n’est pas branchés pareil, tu vois ? On n’est pas branchés sur la même fréquence. Ouais parce que le mec il fait son truc… Même ceux qui peuvent voir, ils ont pas… S’il fait son truc, ça agit comme ça, mais quand on n’est pas à l’intérieur, c’est pas la même chose. Je sais pas si je pourrais voir sur quelqu’un d’autre, ce qu’il fait. Ou je pourrais peut-être voir des choses mais ce sera mon interprétation, ce sera pas forcément ce que lui, il voit. Parce que là-dedans, y a pas de vérité, Tu sais, c’est pas… c’est le problème de notre truc, c’est de l’énergie, l’énergie ça change en fonction de l’observateur […]. C’est pour ça que le domaine, je pense, à l’heure actuelle, est intraitable du point de vue scientifique, parce que, en fonction de l’observateur, la personne qui est là, qui regarde, qui fait le truc, l’énergie change, et en plus, pour un observateur comme toi, ça va être encore différent pour la personne, elle va pas voir la même chose, si t’as des capacités de voir, tout ça, tu vas pas forcément voir la même chose que ce que je vois. Chaque point de vue est différent ». Victor souligne ici les limites de l’objectivation de l’énergie : si elle est objectivable dans une certaine mesure – si elle peut être perçue par certains, ceux qui « [ont] des capacités de voir » –, elle est pourtant incompatible avec un régime de la critique, c’est-à-dire avec un régime dont la particularité est d’intégrer des formes de généralité (énoncés scientifiques, statistiques, preuves juridiques, etc.) assurant l’objectivité du propos tenu et ne dépendant pas du locuteur (Cardon, Heurtin & Lemieux 1995 : 10). Victor sous-entend donc qu’il me faut en faire l’expérience subjective pour la décrire. Sa conclusion est proche, en cela, de celle des interlocuteurs de Jeanne Favret-Saada à propos de la sorcellerie : « Ceux qui n’ont pas été pris, ils ne peuvent pas en parler » (1977 : 33). La nécessité d’entrer dans le dispositif magnétique, de me laisser « prendre » par lui, comme l’écrirait Jeanne Favret-Saada (2009 : 152), m’était déjà apparue quelque temps plus tôt, lors de la séance de soin de Pascale : Soudain, alors que Victor est immobile et silencieux près de sa patiente, je me mets à tousser. Il s’éloigne de la table de soin, ouvre les yeux, me fait signe que ce n’est pas grave. Je bois quelques gorgées d’eau à la bouteille que j’avais prévue à cet effet – car j’étais malade avant d’assister au soin –, mais la toux continue, de plus en plus irritante, au point que mes yeux Fanny Charrasse se mettent à pleurer. Victor lève alors les mains en l’air, fait le geste de balayer la pièce, puis s’approche de moi. Debout sur ma gauche, il ferme les yeux, fronce les sourcils, fait des gestes discrets avec les mains dans ma direction. J’ai la sensation que ma gorge me pique moins. Il soupire et reprend le soin de Pascale. Je me remets à écrire, ma toux a cessé. 55 Alors que, jusque-là, je ne comprenais pas les gestes énergétiques de Victor, et que je les décrivais sans saisir leur signification, cette crise de toux me donne soudain l’opportunité de faire moi-même l’expérience d’un moment de transmission d’énergie. Elle agit comme une sorte de révélateur, qui donne corps, pour moi et d’une certaine manière en moi, à la présence d’énergie. Le départ de Pascale, à la fin de sa séance de soin, nous donne le loisir de revenir sur cet épisode inattendu : Cet événement révèle un aspect fondamental du dispositif magnétique, à savoir qu’il implique la présence exclusive d’un magnétiseur et d’un patient – en tant qu’ethnographe, je tiens donc une « position impossible » (Salmon 2014), que Victor m’incite à quitter en me faisant soit patiente (en m’incluant dans le soin), soit magnétiseuse (ce qui serait, selon lui, ma « nature profonde »). Cependant, tandis que je me laisse d’abord « prendre » par sa façon d’interpréter ma crise de toux – tandis que j’accepte momentanément ma position de patiente en écoutant ce qu’il a à me dire sur mon mal –, je refuse finalement d’y voir une cause énergétique (je l’attribue à la ÉTUDES & ESSAIS Moi : « Je suis désolée, je ne sais pas ce qui m’a pris, à tousser comme ça. Victor : Ouais, c’est normal, t’avais un truc qu’était collé au niveau de la gorge et dans le dos, tout ça. Moi : Ah bon ? Victor : En fait, le fait de faire monter les énergies dans le lieu, ça fait réagir… Moi : Ah… Victor : Et t’avais un truc qui était collé. Moi : Je le sentais mais je me retenais, je voulais pas tousser, je voulais pas vous déranger ! Et là tout à coup je me suis mise à tousser, et même à pleurer, et tout, je me suis dit : “Ouh là là” ! Victor : Ouais… je l’ai enlevé, du coup […]. Le problème, je pense que t’es sur deux pieds, c’est-à-dire que t’as ta nature profonde qui remonte, et que tu réveilles… Moi : C’est quoi ma nature profonde ? Victor : Bah, le magnétisme, machin. Et que t’essaies d’étouffer parce que tu veux pas que ça interfère avec ta recherche, le problème c’est que ouais… C’est ça, quoi, comme tu fréquentes plein de gens qui sont dans ce domaine, ça réveille encore plus tes facultés, tu rentres dans un truc… y a plein de choses qui remontent, quoi. Après voilà… et du coup, comme t’essaies de l’étouffer […]. C’est marrant parce que du coup l’énergie, elle vient travailler… si un truc doit être traité, elle sait ce que c’est, quoi […]. Tu sais, quand on est sensible, il suffit [de ça] ». Le travail de l’énergie 56 bronchite que je couvais avant cette séance d’observation) et conserve donc ma position d’ethnographe durant les séances suivantes. Tout du moins jusqu’au soin de Laura, quelques semaines plus tard : Alors que Victor se trouve près de la table de soin, quelque chose se met à me gratter la gorge, je tousse et m’en étonne car je n’étais pas malade avant de venir. Près de la table de soin, Victor ouvre les yeux, se tourne vers moi en souriant puis les referme. Je tousse de plus en plus fort. Quand soudain l’irritation cesse. Je lève les yeux sur lui, il est toujours face à moi, immobile, il hausse les épaules. Puis, il va se placer près de la fenêtre. Quelque chose se remet à me gratter la gorge, je tousse à nouveau. Victor ouvre les yeux, me sourit, fait un pas vers Laura. Le grattement cesse définitivement. Au premier abord, cette scène ressemble à celle survenue lors du soin de Pascale. La différence est cependant cruciale pour l’expérience que j’en ai faite à ce moment car, contrairement à la fois précédente, je n’étais pas malade. Il m’était donc impossible de donner une explication « classique » – virale ou bactérienne – à ma toux. Je fais part de cette incompréhension à Victor juste après le départ de la patiente : Moi : « Je sais pas pourquoi je me suis mise à tousser, tout à l’heure. Victor : Moi je sais pourquoi tu t’es mise à tousser. Il rit. Moi : Pourquoi ? Victor : J’ai vu ce qui arrivait vers toi. Il rit. Moi : Y a quoi qu’est arrivé vers moi ? Victor : Y a un truc qu’était… y a un truc qu’est arrivé vers toi, là, qu’est… machin, des pollutions réelles qui allaient vers toi. Moi : Ah ? Victor : J’ai nettoyé. Moi : C’est vrai ? Victor acquiesce. Moi : Tout d’un coup, sans raison, je me suis mise à tousser ! Victor : Ouais parce que t’es sensible, en fait c’est des choses, c’est des énergies auxquelles t’étais sensible, t’étais quelque part en lien, elles venaient vers toi, parce que t’as une ouverture, là, geste vers sa gorge, t’as une faille au niveau de la gorge. T’as un truc à travailler à ce niveau-là. Moi : Qu’est-ce qu’il faut que je travaille ? Victor : Je sais pas… je sais pas, peut-être que tu dis pas toujours ce que tu penses… Y a des trucs que t’assumes pas, je sais pas, mais en tout cas, y avait une faille, cette énergie était attirée vers toi, y avait une sorte de résonance, en fait, avec toi. Voilà. Moi : Je me suis dit : “Mais je suis pas malade, je suis sûre de pas être malade !” Victor : Ouais, non, non ! Je voyais vraiment ça arrivait, c’était comme si ça t’enveloppait […]. Et après j’ai vu que ça nettoyait, poum, poum, c’est venu vers toi, et ça nettoyait, et c’était fini, après, t’as plus toussé. C’est marrant. J’ai vu, hein. Y avait une résonance Fanny Charrasse avec les trucs… elle était un peu polluée, elle [Laura], elle avait des trucs un peu lourds […]. Mais souvent ça [la gorge] c’est la communication, là, donc… c’est souvent des trucs qu’on a du mal à dire, qu’on n’a pas… on est un peu freiné… Après je sais pas dans ton cas, si tu veux, je te parle de généralités aussi… y a souvent des choses qui restent en travers de la gorge, des choses qu’on a du mal à… qu’on ne peut pas digérer, qu’on nous a dit, aussi, c’est vrai aussi que ce qu’on nous a dit qui est resté en travers, quoi. Moi : C’est possible… ». Je pense alors aux difficultés récentes que j’ai rencontrées pour communiquer avec une certaine personne et à la douleur que j’ai éprouvée lorsque cette personne m’a avoué certaines choses. 57 12. Pierre Lagrange développe le concept d’expérience à partir de son étude du travail ufologique de l’astronome Allen Hynek. Il souligne la difficulté rencontrée par ce scientifique pour « transformer les données testimoniales [des personnes affirmant avoir vu des soucoupes volantes] en données naturalistes, [leurs] récits en faits » (1993 : 437). Il compare d’ailleurs cette situation à celle du magnétisme : « Isoler les soucoupes de leurs témoins n’aurait pas plus de sens que rechercher un fluide magnétique en dehors de la situation produite par le magnétiseur et son sujet » (Ibid. : 444). Parler d’expérience plutôt que d’observation permet donc d’insister sur le lien indissoluble existant entre le témoin et l’objet de l’enquête. ÉTUDES & ESSAIS Cette fois-ci je suis véritablement affectée par le soin : j’entre dans sa logique en m’étonnant, d’abord, de ma toux (« Je sais pas pourquoi je me suis mise à tousser »), puis en demandant à Victor : « Qu’est-ce qui est arrivé vers moi ? », « qu’est-ce qu’il faut que je travaille ? », c’est-à-dire en glissant du symptôme physique – ma toux – vers son explication émotionnelle – mes problèmes à communiquer, le fait que quelque chose me soit resté « en travers [de la gorge] ». Pour Victor, c’est l’énergie qui permet un tel passage : elle a fait réagir physiquement ma gorge et le conduit donc à en conclure : « T’as un truc à travailler à ce niveau-là ». Or, cette interprétation résonne positivement avec des événements qui me sont arrivés récemment, c’est pourquoi je lui réponds par l’affirmative – quoiqu’avec une certaine retenue : « C’est possible ». Reconnaissant la possibilité que ce soit un défaut de communication qui ait causé cette quinte de toux, j’accepte à demi-mot l’explication énergétique du magnétiseur ; sa logique m’apparaît. J’expérimente ainsi la façon dont une perception physique mène les patients de Victor à des considérations intimes sur leur relation aux autres – les mène, autrement dit, à l’introspection. Ce faisant, je contribue à objectiver l’énergie : j’en retrace le parcours depuis Laura jusqu’à ma gorge, puis de ma gorge jusqu’à mes problèmes de communication et donc relationnels et émotionnels. Mais cette objectivation est relative, car elle reste le fruit de mon interprétation. Comme a pu l’écrire Pierre Lagrange à propos de la relation unissant un témoin à l’ovni qu’il affirme avoir vu : « [elle] produit des liens fragiles. Car pour quiconque n’y est pas pris, ces liens paraissent discutables, douteux » (1993 : 435) 12. L’ironie et la défiance de Victor vis-à-vis de mon dispositif de description Le travail de l’énergie 58 objective de ses pratiques de canalisation énergétiques trouvent ainsi leur pendant dans son insistance à vouloir me démontrer que l’énergie ne peut être vraiment comprise sans être ressentie. Les incidents successifs survenus lors des séances de Pascale et de Laura m’ont permis d’appréhender par quel genre d’événement perceptif et d’interaction thérapeutique, l’énergie conçue objectivement pouvait être donnée à voir subjectivement. Le balancement conventionnel du pendule de radiesthésie n’est pas le seul révélateur de l’existence d’une énergie censée circuler à travers les corps. On peut également saisir ce qu’est l’énergie en tant que chose à condition d’en faire l’expérience – la concevoir objectivement implique de la ressentir subjectivement 13. Cette caractéristique de l’énergie – sa « subtilité », pour reprendre le terme de Mesmer – est aussi un atout thérapeutique pour le magnétiseur. L’énergie : support de l’autoguérison À la fin de chaque soin, Victor demande à ses patientes si « ça a été », ouvrant ainsi une discussion sur les sensations qu’elles ont expérimentées alors qu’elles étaient allongées sur la table. Voici ce que lui répond Marie : Marie : « Très bien, je me suis même endormie, un peu. Victor rit : D’accord, vous avez ressenti un peu des choses ? Marie : Euh, ouais… fin… j’ai senti que ça travaillait un peu, peut-être, dans le ventre, non ? Victor : Ouais. Marie : Je sais pas mais à la fin j’ai eu l’impression… alors je sais pas si c’est parce que je dormais à moitié, mais d’avoir chaud au visage, je sais pas si c’est ça ? Victor : Ça peut. Marie : Ou sinon, non, j’ai pas ressenti… Elle rit, puis demande : Parce qu’on doit ressentir ? Victor : Non, y a pas de règle, en fait, c’est souvent… ouais, y a pas de… Marie : Non, j’étais juste détendue, en fait ». Puis Gaya, ayant consulté Victor pour son mal-être : Gaya : « Oui, et vous avez vu [qu’elle s’est mise à rire durant le soin] ? Victor : Mmm, j’ai vu, ouais ! Gaya : Oh ! Elle sourit. Mais c’est quoi ? À un moment donné ma bouche, je ne sais pas ça… c’est… c’est arrivé ! Je veux dire, je me suis mise presque à rire, un énorme sourire, je pouvais pas… la bouche me tirait… Et… et voilà… j’ai senti une chaleur et puis voilà… ». 13. Ainsi pourrait-on dire de l’énergie qu’elle « existe d’être perçue », comme Élisabeth Claverie l’affirme, à propos des apparitions de la Vierge, qu’elle « existe d’être vue (et d’être entendue) » (2003 : 138). Fanny Charrasse Quant à Sophie, elle a « senti de la chaleur dans les intestins », Hélène « des poids sur les bras », Pascale « [quelque chose] d’encore plus lourd que la dernière fois », et Jennifer « de la détente ». L’objectif de la question de Victor est d’inciter ses patientes à être attentives à leur ressenti, c’est-àdire aux sensations qu’il a pu faire naître en elles sans même les toucher, par la seule action de l’énergie. Les laissant libres d’interpréter ce qu’il s’est produit (« il n’y a pas de règle »), il les conduit à décrire leur propre expérience de l’énergie. En d’autres termes, il les invite à subjectiver l’énergie, contribuant ainsi à en faire une entité dont la présence est perçue différemment selon les personnes, sans aller pour autant jusqu’à la réduire à un produit de l’imagination. En effet, malgré cette subjectivation, l’énergie reste toujours une entité perceptible dans la mesure où ses effets peuvent être décrits – elle dégage une chaleur, génère des frissons, une sensation de détente ou de lourdeur –, et lui accordent une certaine matérialité, voire une autonomie. Il semble donc que la subjectivation de l’énergie se heurte, tout comme son objectivation, à une limite. Celle-ci apparaît, par exemple, dans les explications que Victor a données à Gaya : 59 Victor : « Moi, je sais pas ce qui arrive, en fait, je laisse passer l’énergie et le principe c’est que ça vous reconnecte avec votre être intérieur, votre âme… On réaligne les choses comme ça doit être. Gaya : D’accord… Victor : Voilà, en virant tout ce qui est faux. Ce qui est… voilà, ce qui est pas juste. Gaya : D’accord, vous m’avez nettoyée. Victor : Voilà. On nettoie, on met les choses, tac, tac, et après voilà. Votre corps, en fait, voilà, votre corps, votre esprit, votre âme, votre être global réorganise les choses ». « J’ai travaillé sur des choses qui étaient vraiment très très anciennes […] des vieux machins qui remontent vraiment à très longtemps […]. Je pense qu’y a un truc qui partait de vraiment lointain, et même après des choses encore plus loin, quoi, genre du transgénérationnel […]. Pour moi c’est une… même si c’est récent votre eczéma, c’est un symptôme qui ressort d’un vieux mal-être plus profond, beaucoup plus profond, et plus ancien, quoi. Je sais pas ce que vous en pensez ». ÉTUDES & ESSAIS Tout en objectivant l’énergie – c’est-à-dire en lui conférant une forme d’autonomie (« je laisse passer l’énergie ») –, Victor se montre incertain sur ce qu’il a fait (« je sais pas ce qui arrive »). Il adopte un régime d’opinion, modalisé, et marqué par « des préfaces à la prédication du type “Je trouve que…”, préfaces qui permettent d’assurer une forte implication du locuteur dans ce qu’il dit » (Cardon, Heurtin & Lemieux 1995 : 11). C’est ce que j’ai pu observer à chaque fois qu’il a présenté son point de vue à ses patientes. Voici, par exemple, comment il explique à Pascale les causes de son eczéma : Le travail de l’énergie 60 Interprétant l’eczéma de Pascale par l’existence d’un mal-être très ancien, Victor s’en tient à un régime d’opinion fortement modalisé (« je sais pas », « je pense », « pour moi ») et invite sa patiente à intervenir à son tour (« je sais pas ce que vous en pensez »), à se réapproprier le sens de la séance. C’est ainsi qu’il procède généralement avec ses patients : « Je leur dis : “C’est émotionnel, je ressens un truc”. Ils y croient, ils y croient pas, après y a pas forcément besoin, toujours, de donner des explications… parce que… fin, souvent c’est ce qui se passe, c’est qu’ils ont des réponses eux-mêmes… Après les soins, l’inconscient leur parle. Et souvent, ce qui se passe aussi c’est que les gens changent d’état d’esprit sur certains types de choses, ça leur permet de ne pas reproduire les mêmes erreurs après, quoi. C’est le but du travail, en fait ». Ne pas imposer sa perspective à ses patientes, ne pas la présenter comme absolue et définitive participe de la thérapie. En effet, comme j’ai pu le constater, cela conduit certaines patientes à élaborer elles-mêmes des raisonnements énergétiques en régime du partage – c’est-à-dire avec « un engagement au moins aussi fortement modalisé que dans le régime d’opinion, à cette différence près que ce que livre la prédication […] n’est plus, ou est moins souvent, une proposition sur le monde, que l’expression des états internes et des expériences vécues manifestées par un corps propre » (Ibid. : 12). Par exemple, lorsque Victor a demandé à Gaya comment elle allait au début de sa deuxième séance de soin, celle-ci lui a répondu : Gaya : « Vous savez, quand je suis sortie d’ici [la première fois], j’étais gonflée d’énergie […] j’étais envahie par des choses, le bonheur, et ça a duré très longtemps et j’ai eu la sensation que vous m’aviez mis, fin…. que j’ai eu mon âme qui s’est mise dans mon corps. C’est assez particulier, avant j’avais l’impression d’être disloquée, je sais pas… comme quelque chose qui… voilà… l’impression d’être à nouveau une seule entité. Et j’étais tellement bien, en plus que… Je vous avais dit, à mon travail, ça se passe très mal et tout ça. Et entre temps j’ai eu une proposition de travail, fin, un entretien, j’aimerais bien que ça se concrétise, donc j’ai envie de continuer à être bien, à être sereine […]. Victor : Ouais. Après bah, le travail de l’énergie fait que vous êtes réunifiée ». De son côté, venue consulter Victor pour la quatrième fois, Laura s’en justifie dès son arrivée : Laura : « Je me dis que ça me ferait pas de mal de revenir régulièrement, parce que le public avec lequel je travaille c’est… pas forcément facile… fin, c’est des gens qui… j’ai envie de dire qui sont bourrés d’énergies négatives. Victor : C’est quoi ce que vous faites ? Laura : Bah je travaille dans le pénitentiaire, en fait, je suis conseillère pénitentiaire. Victor : Ah oui ! ». Fanny Charrasse Laura s’est réapproprié le discours du magnétiseur qui, d’ailleurs, ne manque pas d’approuver son analyse. Mais cette réappropriation ne se limite pas à l’adoption d’une logique énergétique, elle est aussi perceptuelle, comme elle l’a confié à la fin de son soin : 61 Laura : « J’ai l’impression que plus je viens vous voir, plus c’est… fin… les sensations elles sont… fin, elle rit, c’est étrange ! Victor : Ouais. Laura : Ce qui est drôle c’est que… fin… la première fois que je suis venue, y avait… fin… y avait beaucoup plus de blocages, ou de choses qui n’allaient pas, mais là, plus ça va, plus je… je sais pas… je sens des choses qui passent, là c’est carrément des poids que je ressens, fin c’est… super impressionnant, quoi ! ». Ce que Laura semble dire, c’est que ces séances de soin magnétique lui ont appris à être plus attentive à son propre ressenti, et donc à mieux percevoir l’énergie 14. Le régime d’opinion est essentiel dans ce processus : c’est parce qu’il n’impose pas une forme déterminée de ressenti à ses patients (en insistant sur le fait qu’« il n’y a pas de règle ») et qu’il ne présente pas son interprétation de leur mal comme étant objective, que Victor les invite à être attentifs à leurs propres perceptions de l’énergie et donc à se réapproprier le sens de la séance. Or, on peut se demander si ce n’est pas justement parce que l’énergie n’est présentée que sous ces deux régimes (d’opinion et du partage), et non sous celui de la critique, que le malade, par son engagement subjectif dans le soin, entre dans un processus d’autonomisation – sinon d’autoguérison. Le fait, autrement dit, que l’énergie ne soit pas totalement objectivable semble pousser le patient à se remémorer certaines expériences personnelles et à élaborer par lui-même une interprétation de ce qui lui arrive. Victor m’a lui-même fait part, en octobre 2018, de la nécessité d’un engagement subjectif du patient dans le soin, alors que nous étions au restaurant et que je l’interrogeais sur le processus de guérison : 14. C’est également ce qui m’est arrivé : alors qu’au début de mon enquête, je ne sentais rien de spécial lorsqu’un magnétiseur me faisait un soin, je suis aujourd’hui beaucoup plus sensible aux fourmillements, frissons, sensations de chaleur et autres « signes » de la présence de l’énergie. Si j’évoque l’idée d’apprentissage, c’est que j’ai l’impression d’avoir appris à reconnaître cette présence dans ces sensations que je ne remarquais pas avant et, surtout, que je n’associais pas à l’énergie. « Les données sensorielles sont muettes, et seule notre expérience passée nous permet de les identifier » (Austin 1994 [1961] : 70-71). ÉTUDES & ESSAIS Victor : « Ils [les patients] savent qu’un médicament ne va pas, ils disent : “Je suis obligé de le prendre parce que le médecin m’a dit de le prendre”. On dirait qu’il y a le médecin qui a un fusil à pompe qu’il leur met sur la tempe en disant : “Prends ton médicament”. Les gens, ils sont déresponsabilisés complètement, on leur a confisqué leur santé […]. Je suis vraiment contre ce côté : aucune responsabilité, pas se prendre en charge du tout, quoi, ne pas se prendre en main, ne pas réfléchir sur pourquoi quelque Le travail de l’énergie 62 chose nous arrive, on se remet pas en cause, le médicament est là pour nous guérir, et ce système il peut pas marcher, quoi, les gens sont de plus en plus malades, d’ailleurs. Je sais pas ce que t’en penses mais… Moi : Je me demandais comment, toi, dans ta pratique, tu permets aux gens de se responsabiliser davantage. Victor : Bah, moi, ça se fait naturellement. Déjà, la plupart des gens qui viennent me voir, c’est des gens qui essaient de se prendre en main, pas forcément une volonté mais ils sont dans… ils pourraient le faire. Parce qu’ils cherchent quand même une solution autre que les médocs, et par contre, ce qui est marrant, ce que j’ai remarqué c’est que… je parle pas beaucoup, donc, fin des fois je dis “Ouais, je sens que ça vient de là”, ou “Ça vient de l’enfance”, ou “Un truc transgénérationnel avec telle émotion derrière”, mais souvent j’ai pas besoin de… fin, je leur dis le truc et souvent, les gens, ils vont avoir, dans les quinze jours, trois semaines après une séance, ils ont une prise de conscience et ils vont changer des choses dans leur vie. L’énergie, en fait, en libérant des choses au niveau inconscient, quelque part leur parle, et ils se remettent en cause ». Contrairement à la médecine conventionnelle – que Victor définit comme contraignante et déresponsabilisante –, le magnétisme demande un engagement du patient dans le soin : une volonté « de se prendre en main », un travail émotionnel et relationnel. Pour parvenir à cela, Victor ne dit pas toujours ce qu’il pense à ses patients (« je parle pas beaucoup »), mais laisse plutôt l’énergie travailler en eux et l’interprétation prendre forme grâce à ce travail (« L’énergie, en fait, en libérant des choses au niveau inconscient, quelque part leur parle, et ils se remettent en cause »). Or, c’est justement ce processus qui conduirait, selon les magnétiseurs, à l’autonomisation et à l’autoguérison du patient. Ainsi que me le déclare Isadora, une magnétiseuse parisienne : « On va lui donner [au patient] des clés pour qu’il aille mieux et après il est autonome ». Ou bien Annie, une membre du Gorma résidant également à Paris : « C’est pas nous qui guérissons, il [le patient] s’autoguérit tout seul. Parce qu’en fait, on lui a donné ce qu’il lui manquait pour lutter ». C’est en cela que la subtilité de l’énergie – sa résistance au régime de la critique – est un atout thérapeutique pour les magnétiseurs. Afin de saisir encore mieux les caractéristiques ontologiques de l’énergie, il peut être utile de la comparer avec d’autres entités. En particulier avec celles, tout aussi invisibles, qui entrent parfois également en jeu dans le soin magnétique, mais de façon si discrète qu’il m’a fallu un certain temps pour m’en apercevoir, à savoir les « âmes ». Plus subtiles que l’énergie : les âmes Alors qu’il vient d’achever plusieurs séances de soin successives, celles de Gaya, Jessica et Marie, Victor me confie la chose suivante : Fanny Charrasse Victor : « Y avait deux cas de transmission transgénérationnelle [aujourd’hui, celui de Jessica et de Marie], et en fait […] j’ai un point d’énergie extérieur qu’il faut que je travaille, que je libère, pour libérer ce lien d’énergie qui affecte tel ou tel organe, et souvent ça peut être un ancêtre qu’est en souffrance et qui fait souffrir toute sa descendance, fin pas forcément toutes, certaines personnes de la descendance, je suis obligé de parler à l’ancêtre et de lui dire qu’il doit partir. Moi : Et là, tu l’as fait, ça, parler à l’ancêtre ? Victor : Ouais deux fois. Moi : Ah ouais ? Victor : Ouais. Moi : Mais du coup c’est pas à voix haute, c’est… Victor : Non, bah non, sinon ça ferait bizarre… Moi : Je sais pas, parce qu’au Pérou, par exemple, ils [les chamanes] le font à voix haute. Victor : Ah oui ? Il rit. Moi : Oui. Victor : Moi, j’ai pas envie de finir à Sainte-Anne ! Il rit, donc… non, je parle pas à l’ancêtre à voix haute ! C’est par télépathie… ». 63 Moi : « Est-ce que tu connais des personnes qui n’ont pas pu rentrer au Gorma ? Jérôme : Oh oui, bah oui. Moi : À cause de quoi ? Jérôme : Bah parce que… je fais partie de la commission d’étude des dossiers… Bah parce que… parce que… ils sont farfelus, quoi. Moi : C’est quoi farfelu, par exemple ? Fin, pour comprendre, en fait, la différence… Jérôme : Euh… Il réfléchit. Par exemple, on ne va pas accepter ce qu’on appelle des “médiums”. Fin ou des… fin voilà on… faut être… il faut rester, il frappe la table, pas ÉTUDES & ESSAIS Les soins auxquels je venais d’assister ne semblaient avoir rien de « particulier » par rapport aux autres, pourtant j’apprends ici que Victor a dialogué avec les ancêtres de Jessica et Marie. Ainsi, s’il évoque ouvertement devant ses patientes la cause transgénérationnelle de leur mal – ce qu’il a d’ailleurs fait dans les deux cas mentionnés –, il évite de s’adresser à l’ancêtre concerné à voix haute par peur du ridicule. Victor hiérarchise donc les entités mobilisées dans son soin en fonction de leur degré d’acceptabilité. Il parle de l’énergie sous un régime d’opinion, mais il passe sous silence le fait qu’il communique avec des âmes désincarnées en présence de ses patients. En d’autres termes, si l’énergie résiste aux régimes d’opinion et du partage, ce n’est pas le cas des interactions avec les esprits des défunts. Et pour cause, alors que l’usage de l’énergie fait consensus parmi les magnétiseurs, il en est tout autrement du travail médiumnique. Les médiums ne sont d’ailleurs pas admis au Gorma, comme me l’a expliqué Jérôme, un membre de l’association pratiquant en région parisienne : Le travail de l’énergie 64 terre à terre mais faut rester euh… dans un cadre et dans un cadre concret ! Même si c’est de l’énergie, même si c’est du subtil… faut pas partir dans des sphères euh… Il réfléchit longuement. Moi : Qui sont au-delà ? Jérôme : Fin qui sont… oui qui sont… euh… Voilà, on a une personne en face qu’a mal quelque part ou qu’a un déséquilibre physiologique, organique ou psychologique, ou psychique fin ou un mal-être, voilà, on traite ça. Moi : Y a des magnétiseurs qui sont médiums aussi ? Jérôme : Oui, après faut s’entendre sur le terme “médium” […], quand on canalise l’énergie pour guérir, c’est une médiumnité, mais c’est pas… On va rien, c’est pas promettre des machins, voir des trucs, voilà ! ». Si tout magnétiseur est médium dans la mesure où il canalise de l’énergie, cela ne veut pas dire qu’il entre nécessairement en dialogue avec des âmes désincarnées. Reconnaître l’existence de l’énergie, sous un mode subtil, est donc possible sans trop mettre en péril une conception matérialiste du monde, ce qui n’est pas le cas pour les esprits de défunts. La discussion de Florian avec l’une de ses patientes est révélatrice à cet égard : Florian : « Ce qui compte c’est maintenant, il faut que vous vous disiez que les gens que vous aimez ne sont pas morts, ils sont dans une autre vie. Patiente : Je suis athée. Florian : Ils sont pas morts, ils sont dans une autre vie. Une âme, elle ne meurt pas, un corps meurt. Patiente : Je suis matérialiste, quand le corps meurt, l’âme ne peut survivre. Florian : Je ne crois pas ça. Vous êtes matérialiste, mais vous êtes ici [dans mon cabinet de magnétiseur]. Patiente : L’énergie c’est pas mystique, c’est scientifique. Florian : Vous avez raison, après ce que je disais par rapport à l’âme, j’en suis convaincu, ces âmes-là sont encore en vie dans une autre forme de vie. Patiente : Y a quand même “peut-être”. Florian : Peut-être, on va dire ça comme ça ! ». Pour cette patiente, l’existence de l’énergie ne remet pas en cause son matérialisme (« L’énergie […] c’est scientifique »), mais celle de l’âme si. Elle s’offusque donc de la proposition de Florian qui voudrait lui faire admettre que ses proches sont dans une « autre vie » : elle lui répond « quand le corps meurt, l’âme ne peut survivre », puis modalise son discours (« Y a quand même “peut-être” »), incitant le magnétiseur à être plus nuancé. Par ailleurs, la plupart des magnétiseurs que j’ai interrogés m’ont expliqué qu’ils avaient mis plus de temps à apprendre à reconnaître la présence d’âmes qu’à percevoir l’énergie – certains d’entre eux, notamment Victor, cherchent à mieux les sentir car, même s’ils refusent de se dire « médiums » et évitent Fanny Charrasse d’évoquer cette question devant leurs patients, ils considèrent que cela fait partie de leur travail. Cette comparaison entre l’énergie et les âmes nous aide à comprendre deux choses : d’une part, si l’énergie est « subtile », les âmes le sont davantage encore, elles sont plus fuyantes, plus difficilement perceptibles et résistent encore plus à l’objectivation ; d’autre part, si l’on peut accepter l’idée que l’énergie permet aux magnétiseurs de combler les insuffisances de la biomédecine sans (trop) remettre en question ses grands principes ontologiques, on ne peut en revanche admettre la présence d’âmes sans rompre avec ceux-ci 15. En effet, le propre des apparitions de morts est de confronter les témoins à ce que Grégory Delaplace a appelé des « moments méta-ontologiques » : des « moments, autrement dit, où la composition du monde ne va plus de soi, où la réalité se fissure et s’effrite, où elle demande à être réévaluée » (2018 : 11-12). 65 Au cours d’une séance de magnétisme, l’énergie est objectivée à plusieurs reprises – d’abord par le balancement du pendule, ensuite lors du travail énergétique lorsque le magnétiseur se fait « canal », puis tout au long du soin par les descriptions qu’en fait le magnétiseur –, c’est-à-dire qu’elle est présentée par intermittence comme une entité indépendante du point de vue de ceux qui cherchent à la capter. Sans cesse relativisée par le magnétiseur, cette objectivation reste toutefois partielle et limitée. Certes, la présence de l’énergie est sensible pour le patient dont le ventre chauffe, les membres se détendent ou frissonnent, pour le magnétiseur qui frémit et bouge sous son passage, et parfois même pour l’ethnographe qui se met à tousser sans le vouloir. Pourtant, l’énergie ne peut jamais complètement s’autonomiser de l’expérience qu’en font ces témoins. D’ailleurs Victor reconnaît qu’« il n’y a pas de règle » et n’impose jamais son point de vue sur l’énergie ; il invite plutôt ses patientes à être attentives à leur propre ressenti et à interpréter leurs perceptions comme elles l’entendent. Il les amène à s’approprier corporellement et subjectivement cette énergie et l’action qu’elle a sur leur corps, sans pour autant la réduire à un simple produit de l’imagination. En effet, tout en exhortant ses patientes à la sentir, il ne cesse d’évoquer son autonomie et de rappeler son ancrage matériel : c’est le corps qui la perçoit et, même lorsqu’elle conduit une patiente à l’introspection, à s’interroger sur son passé et sur sa relation aux autres, l’énergie se manifeste dans la matérialité d’une toux soudaine, d’une chaleur évanescente ou d’un fourmillement passager. 15. C’est pourquoi les quelques magnétiseurs-médiums que j’ai rencontrés – en dehors du Gorma – qui évoquent ouvertement la présence d’âmes lors de leurs soins ne cherchent pas à faire reconnaître leur pratique par la science – contrairement aux membres de cette association. ÉTUDES & ESSAIS v Le travail de l’énergie 66 Ainsi, tout comme l’objectivation, la subjectivation de l’énergie montret-elle également une limite : celle imposée par ses contours, sa forme, son mode d’existence particulier. J’ai enquêté sur l’énergie utilisée par les magnétiseurs en situation de soin pour découvrir qu’elle était irréductible à la subjectivité – à un produit de l’imagination –, car ressentie par le corps, mais en même temps inobjectivable, car indissociable de ses témoins. Soumise à des épreuves d’objectivation et de subjectivation, l’énergie a donc résisté et c’est grâce à cette résistance que j’ai pu en déduire sa matérialité particulière : elle est « subtile », du fait de son caractère fuyant, et indétectable sans un engagement de l’observateur, sans une bienveillance vigilante et une certaine ouverture d’esprit. C’est précisément cette caractéristique ontologique de l’énergie qui place le magnétisme entre la médecine et les pratiques « psy » dans la division du travail social. En effet, à la différence d’un médicament – dont l’efficacité subjective est censée avoir été neutralisée par un test en double aveugle 16 –, l’énergie doit être subjectivée et conduire les patients à l’introspection. Comparée à la suggestion ou à la parole « psy », elle est suffisamment objectivable pour être perceptible par les sens et semble donc agir plus directement sur les corps. Si, parce qu’il nécessite un double engagement (psychologique et physique) des patients dans le soin, le caractère subtil de l’énergie est conçu par les magnétiseurs comme le support de leur autoguérison, il apparaît toutefois comme un obstacle à la reconnaissance scientifique de cette entité. Dépendante de l’interaction avec le magnétiseur, et donc indissociable de son contexte d’émergence, l’énergie est trop fragile, elle n’a pas suffisamment d’autonomie pour pouvoir être traduite puis déplacée en dehors du cabinet magnétique, afin de s’inscrire dans des réseaux sociotechniques 17, à l’instar d’autres entités comme les microbes de Pasteur (Latour 2011) ou l’électricité d’Edison (Hughes 1983) 18. Ainsi, bien que la reconnaissance de l’existence de l’énergie n’implique pas une véritable révolution ontologique, elle suppose tout de même une transformation importante des épreuves et des dispositifs scientifiques. Ce qui fait dire à Victor qu’elle n’est pas près d’advenir. École des hautes études en sciences sociales Laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexivités – Fonds Yan Thomas (LIER-FYT), Paris [email protected] 16. C’est-à-dire un test au cours duquel le médicament candidat est comparé à une substance neutre (dite « placebo »). À ce propos, cf. Philippe Pignarre (1997). 17. C’est l’hypothèse qu’avance Pierre Lagrange à propos des ovnis et du fluide magnétique : « Le contact est trop limité à la personne qui le rapporte pour pouvoir être déployé dans l’espace scientifique sans nécessité de modifier cet espace. Un témoin humain n’y est pas considéré comme un représentant assez fiable et les modes de traductions et jeux d’inscriptions nécessaires à établir cette fiabilité (ou à fiabiliser cette infiabilité ?) n’ont pas été produits » (1993 : 452). 18. Le fluide magnétique de Mesmer était d’ailleurs contemporain – et durant un temps concurrent – de l’électricité médicale au siècle des Lumières (Zanetti 2017 : 75-81). Fanny Charrasse Carte des magnétiseurs rencontrés en France 67 ÉTUDES & ESSAIS Annexe Le travail de l’énergie 68 MOTS CLÉS/KEYWORDS : énergie/energy – magnétisme/magnetism – pragmatisme/pragmatism – mode d’existence/mode of existence – thérapies alternatives/alternative therapies – objectivation/ objectification – subjectivation/subjectification – médiumnité/mediumnity – reconnaissance/ recognition. RÉFÉRENCES CITÉES Austin, John Langshaw Claverie, Élisabeth 1994 [1961] Écrits philosophiques. Trad. de l’anglais par Lou Aubert et Anne-Lise Hacker. Paris, Le Seuil (« La Couleur des idées »). 2003 Les Guerres de la Vierge. Une anthropologie des apparitions. Paris, Gallimard (« Nrf essais »). Commune, Nicolas Barel,Yves & Marie Butel 1988 Les Médecines parallèles. Quelques lignes de force. Paris, La Documentation française (« Le Point sur »). Belhoste, Bruno & Nicole Edelman, eds 2015 Mesmer et mesmérismes. Le magnétisme animal en contexte. 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Méheust, Bertrand 69 RÉSUMÉ/ABSTRACT Fanny Charrasse, Le travail de l’énergie : une enquête sur les magnétiseurs en région parisienne. — L’existence du fluide magnétique a été niée à de nombreuses reprises depuis sa première condamnation par l’Académie royale des sciences, en 1784 ; pourtant, rebaptisée « énergie », cette notion continue d’être utilisée aujourd’hui par des magnétiseurs dans des soins. Cet article présente une enquête sur l’énergie de façon pragmatique, en s’employant à définir son « mode d’existence » à partir d’observations de séances de magnétisme, ainsi que d’entretiens réalisés auprès de magnétiseurs en région parisienne. Cela aboutit à décrire l’énergie dans sa résistance aux opérations d’« objectivation » et de « subjectivation » auxquelles elle est soumise lors de soins, et à concevoir la particularité ontologique de cette entité comme un atout thérapeutique pour les magnétiseurs. Au terme de cet article, il apparaît, en effet, que c’est parce que l’énergie n’est ni tout à fait objectivable ni tout à fait subjectivable – parce qu’elle vient à l’existence par un processus successif d’objectivation et de subjectivation –, qu’elle nécessite un engagement à la fois physique et psychologique des patients, et apporte une réponse adaptée aux maux pour lesquels ces derniers consultent un magnétiseur. Fanny Charrasse, The Work of Energy : A Survey on Magnetizers in Greater Paris. — The existence of magnetic fluid has been negated many times since it was first denied by the Royal Academy of Sciences in 1784, however, renamed « energy », this notion continues to be used today by magnetizers in their therapeutic practices. This article investigates energy in a pragmatic way. It seeks to define its « mode of existence » based on observations of magnetism sessions as well as interviews with magnetizers in and around Paris. This leads us to describe energy in its resistance to the operations of « objectification » and « subjectification » to which it is submitted during therapy and also, to posit the ontological particularity of this entity as a therapeutic asset used by magnetizers. In conclusion, it seems, indeed, that it is because energy is neither entirely objectifiable nor entirely subjectifiable – because it comes into existence through a successive process of objectification and subjectification – and requires both a physical and psychological commitment from patients that it can provide an appropriate response to the problems for which they consult a magnetizer.