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Tout ce qui est bon est pour eux

2015, Journal des anthropologues

Journal des anthropologues Association française des anthropologues 140-141 | 2015 Alimentation, arme du genre Tout ce qui est bon est pour eux Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé « All the Good Things are for Them ». Transgression of a Food Taboo in Yaoundé Désiré Manirakiza, Paule Christiane Bilé et Fadimatou Mounsade Kpoundia Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/jda/6068 DOI : 10.4000/jda.6068 ISSN : 2114-2203 Éditeur Association française des anthropologues Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2015 Pagination : 133-152 ISSN : 1156-0428 Référence électronique Désiré Manirakiza, Paule Christiane Bilé et Fadimatou Mounsade Kpoundia, « Tout ce qui est bon est pour eux », Journal des anthropologues [En ligne], 140-141 | 2015, mis en ligne le 15 juin 2017, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/jda/6068 ; DOI : 10.4000/jda.6068 Journal des anthropologues « TOUT CE QUI EST BON EST POUR EUX » Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé Désiré MANIRAKIZA* – Paule Christiane BILÉ** Fadimatou MOUNSADE KPOUNDIA**∗ Ces trois dernières décennies, les rapports sociaux de sexe ont connu une transformation sans précédent dans toutes les sociétés. À bien des égards, on peut affirmer, sans un réel risque d’écorcher la réalité, que les femmes ont entamé une lente mais sûre marche vers l’égalité. Actuellement, être femme ne signifie plus nécessairement être cadet social. Toutefois, si l’on peut défendre, avec raison, que les rapports sociaux de sexe ont évolué, on est aussi amené à reconnaître qu’il subsiste des espaces de marginalité et de violence, qui se donnent à voir dès lors que l’on s’intéresse aux menus faits de la vie quotidienne, comme le fait de manger. Cet article, qui porte sur l’impact de la consommation de gésier de poulet par les femmes sur les rapports sociaux de sexe, se fonde sur une scène vécue et sur un témoignage. La scène vécue : à 17h, le 20 janvier 2014, vient de s’achever, à la Faculté de sciences sociales et de gestion de l’université catholique d’Afrique centrale, la soutenance de master de Monsieur Noah. Immédiatement, l’assistance est invitée à partager un repas avec le « nouveau ∗ - ** - *** Faculté de sciences sociales et de gestion, Université catholique d’Afrique centrale – B.P. 11628 Yaoundé – Cameroun Courriel : [email protected] ; [email protected] ; [email protected] Journal des anthropologues n° 140-141, 2015 133 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia maître ». Assis côte à côte, Madame Fanta et Monsieur Onana font partie des convives. Lorsque son tour arrive, Mme Fanta se rend au buffet et, à son retour, son voisin de table, M. Onana constate la présence d’un gésier de poulet dans son assiette. Visiblement consterné, il lui pose la question : « On te l’a donné ce gésier, ou tu l’as pris toi-même ? ». Et Mme Fanta de répondre : « J’ai regardé autour de moi et ne voyant aucun homme, je l’ai pris ». « Pourtant, nous sommes là. Vraiment, les femmes d’aujourd’hui… Vous allez tout nous montrer ! » s’exclame M. Onana. Quant au témoignage, il est de Mme Sarah : Lors d’une réception, j’ai pris, par inadvertance, le gésier de poulet. Quand ma maman qui était avec moi le constata, elle s’empressa de verser une louche de riz sur ce morceau de poulet. Et lorsque je lui demandai pourquoi elle m’ajoutait du riz, elle me répondit avec un air menaçant : mange vite et discrètement ce riz et, surtout, ce qui est en bas. Ces deux situations, quoiqu’anecdotiques, interrogent : comment comprendre la question et, surtout, l’accablement de M. Onana face au contenu de l’assiette de Mme Fanta ? Comment expliquer la décision de cette dernière de transgresser le tabou alimentaire, dans un contexte où la tradition dirige encore le rapport aux autres ? Dans quelle mesure l’action de Mme Fanta peut-elle renseigner sur la négociation, voire la redéfinition des rapports de force à l’œuvre dans les sociabilités genrées au Cameroun ? À quoi renvoie le rôle de la mère qui voit mais n’empêche pas sa fille Sarah de consommer ce qui, traditionnellement, est vu comme un met exclusivement masculin ? Le but de cet article n’est évidemment pas de répondre à toutes ces questions. Ce serait scientifiquement prétentieux et techniquement impossible. Il tente seulement de proposer une analyse ethnosociologique du tabou qui interdit aux femmes la consommation de gésier de poulet. Trois axes de réflexion sont ainsi retenus. Le premier met en lumière les procédés ethnobiologiques sur lesquels se fonde la société (les hommes !) pour légitimer la prohibition du gésier aux femmes. Il montre comment, dans la société traditionnelle 134 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé camerounaise, l’alimentation était (est) marquée par une série d’interdits et autres prérequis, dont le but, au-delà de la recherche de cohésion sociale, vise le contrôle de l’ordre social, mais surtout du corps des femmes. Le deuxième point s’intéresse aux mutations qui travaillent l’espace camerounais et met l’accent sur les facteurs sociaux, économiques et politiques ayant contribué à la libéralisation alimentaire. Quant au troisième mouvement, il questionne l’action des briseuses de tabous alimentaires. Il montre que, dans un univers où le sens figuré désigne le gésier comme la partie génitale des femmes et où celle qui le consomme est non seulement frappée de soupçon d’homosexualité mais aussi vue comme une effrontée, l’action des briseuses de tabou alimentaire (comme Mme Fanta) n’est pas anodine. Derrière cet acte se trouvent deux faits majeurs : le refus d’assumer la casquette des femmes éternellement cadets sociaux et, du même coup, la revendication d’une citoyenneté à part entière. Dans cette bataille pour une occupation équitable de l’espace public et pour la jouissance des mêmes prérogatives, elles bénéficient de l’aide d’une catégorie d’individus – les complices (ici la mère de Mme Sarah) – qui, n’étant pas ou plus totalement d’accord avec la logique patriarcale, la contestent subtilement et préfèrent, de ce fait, jouer sur et avec les valeurs sociales, en protégeant les briseuses d’interdits alimentaires. L’étude s’appuie sur une méthode qualitative combinant trois modes de recueil des données, à savoir l’entretien non directif, l’observation directe et l’observation participante par immersion. Au total, dix-neuf entretiens ont été conduits à Yaoundé, ville cosmopolite, durant la période allant de mars à décembre 2014, et auprès d’un échantillon hétérogène composé de femmes et d’hommes mariés et célibataires. Nous avons essayé de combiner les points de vue de fonctionnaires du privé et du public, ceux de femmes au foyer et de chômeurs, et aussi de personnes ayant un statut matrimonial différent. Nos informateurs sont issus de six groupes ethniques (Bamileké, Bamoun, Bassa, Bulu, Douala et 135 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia Ewondo)1. Quant à l’observation directe, elle a été effectuée en deux temps. D’abord, une observation intuitive qui, bien qu’étant profane, a préfiguré et souligné les espaces où il fallait concentrer l’observation méthodique. Ensuite, l’observation proprement dite a été menée en trois lieux : les cérémonies festives (mariages, baptêmes, réceptions officielles entre collègues), les restaurants externes et le repas familial. En outre, en prenant à notre propre compte le propos de Mondher Kilani suivant lequel « la modernité de l’écriture du texte ethnographique réside précisément dans cette trace que l’anthropologue laisse de son expérience » (Kilani, 1994 : 34), nous avons capitalisé notre propre expérience, en tant que femmes et homme ayant grandi dans cet univers fait de tabous alimentaires. Le tabou du gésier de poulet D’entrée de jeu, il faut préciser que dans l’univers socioculturel camerounais, le gésier de poulet (ngoa’ kub) est réservé aux hommes en général, et au père de famille (ou son successeur) en particulier. En revanche, il n’est pas aisé de dire avec précision l’origine de cet interdit. L’une des raisons de cette difficulté se trouve dans le fait que la tradition orale, qui reste la bibliothèque au service de quiconque cherche à saisir les fondements anthropo-historiques de l’établissement des tabous alimentaires, ne se perpétue pas en précisant, partout et pour tout, les causes et les effets. Dans la majeure partie des discussions que nous avons eues, les informateurs se contentent d’évoquer la liste des interdits et, avec ceux-ci, les conséquences de leur transgression, sans pour autant que soient renseignées leurs origines. Légitimations du tabou L’idée qui perce à la fois des entretiens et des observations est que le gésier de poulet est exclusivement réservé aux hommes et 1 Les extraits d’entretien mentionnent l’origine ethnique et le statut matrimonial de nos informateurs : FM pour femme mariée, FC pour femme célibataire, HM pour homme marié et HC pour homme célibataire. 136 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé interdit aux femmes (aux enfants aussi). Les raisons évoquées pour justifier cette prohibition restent multiples et objectivement difficiles à démontrer. Le tabou alimentaire, au sens d’une « institution à la fois civile et religieuse » qui signifie « prohibé ou défendu », fait ainsi partie des réalités qui, d’un point de vue cartésien, restent difficiles à cerner. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’à travers l’établissement des tabous alimentaires, les membres les plus influents cherchent à s’assurer la mainmise sur d’autres membres de la société. L’interdit a, en effet, la capacité de ponctuer et d’ériger les barrières entre cadets et ainés, entre femmes et hommes, entre enfants et parents et entre enfants et adultes. On peut même affirmer que derrière la tabouisation s’hume l’odeur d’une obsession de puissance dont la réalisation tient, en grande partie, à l’importance que lui accordent ceux, ou plutôt celles, sur qui s’abat l’interdit. C’est ce regard qui peut rendre intelligible la prohibition du gésier aux femmes. Afin de s’assurer le respect de l’interdit, les catégories dominantes de la société recourent à des méthodes subtiles, mais d’une violence inouïe. Pour ce qui est des femmes, la socialisation s’organise autour des sanctions ayant trait, entre autres, à la fécondité. Le ciblage sur la fécondité pour camper le tabou dans l’esprit des personnes de sexe féminin n’est pas fortuit. Les femmes, dans les sociétés africaines, construisent leur identité autour de leur progéniture, et on peut dire que c’est leur capacité à assumer leur fonction procréatrice qui leur confère une valeur sociale. Mais enfanter en soi n’est pas un gage de respect au sein de la société. Par exemple, une femme qui donne naissance à des enfants déficients mentalement ou physiquement est vite frappée du soupçon d’impureté, et le destin tragique qui s’abat sur sa progéniture est alors corrélé à une liberté qu’elle aurait prise à l’égard des traditions. De façon générale, ces dernières interdisent la consommation d’abats, parmi lesquels le gésier, aux femmes et, en particulier, à celles qui sont encore en activité sexuelle : Si une femme mange le gésier, c’est comme si elle mangeait les tripes. Or, tu ne peux pas manger les choses du ventre alors que ton ventre doit encore travailler ! (HM Ewondo, 45 ans). 137 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia Lorsqu’on demande aux femmes ainsi qu’aux hommes de justifier les fondements de l’interdit, les réponses sont toujours variées et font ressortir l’idée de la permanence du genre, en tant que catégorie rendant compte du caractère construit des rôles et des statuts entre hommes et femmes (Löwy, 2006). Si les femmes se défendent en disant qu’« on ne sait pas, mais on nous a toujours refusé le droit d’y goûter » (F. M. Bulu, 38 ans), les hommes, à qui profite le tabou, donnent l’impression d’être sûrs de l’origine de la prohibition et des conséquences de sa transgression : Il y a des choses qui sont réservées aux hommes, c’est comme ça […] La femme ne peut pas manger le gésier quand elle accouche encore, sinon elle aura des problèmes. Nous, on sait que ça crée des problèmes. Par contre, une maman qui est déjà vieille, elle, elle peut manger sans problème (HM Bassa, 50 ans). On remarque, à travers le propos de cet enquêté, que l’acte de manger, quoique banal, n’est pas anodin. En mangeant, non seulement l’être humain marque son identité, mais bien plus, il ne fait pas qu’ingurgiter les qualités nutritives des animaux ou des plantes ; il fait entrer dans son corps l’esprit des aliments qu’il incorpore. Identité et incorporation sont donc deux des éléments qui structurent le rapport à la nourriture (Fischler, 1990) et qui peuvent expliquer, en partie, les tabous alimentaires. Pour ce qui est du gésier de poulet, on constate que sa prohibition rentre dans ce qu’il est convenu d’appeler l’interdit d’expérience, c’est-à-dire un tabou qui s’est enraciné dans la société à partir de la morale que l’on tire d’une aventure où l’on prétend avoir subi un fort dommage pouvant aller jusqu’à la mort. Le groupe, par une kyrielle de rumeurs établissant un lien de cause à effet entre la violation de l’interdit et les naissances d’enfants possédant les traits physiques de l’objet interdit, travaille à imposer le respect de ce dernier, par le recours au « principe d’incorporation » (ibid.). L’observation du tabou, comme celle de toutes les autres prohibitions, trouve un écho dans le culte des ancêtres, religion la plus ancienne au Cameroun. Ici, « les morts ne sont pas morts », ils vivent dans le souffle du vent qui gémit et, du fond de la grande forêt ou de l’eau sacrée, de l’au-delà invisible où se trouve désormais leur demeure, ils surveillent ce que font celles et 138 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé ceux qui sont encore en vie (Ela, 1985). Ils n’hésitent pas, le cas échéant, à recourir à une pluralité de sanctions pour maudire ou bénir l’action de l’un des membres de la famille, lesquelles se traduisent soit par une série de malheurs, soit par un ensemble de réussites politiques, sociales et économiques. Par peur de subir la colère des ancêtres, les femmes qui tiennent encore aux valeurs manipulent le gésier avec délicatesse tout en éloignant d’elles l’envie de le consommer. Par ailleurs, les femmes, présentées souvent comme un symbole de souplesse et de non agressivité, ne devraient pas manger le ngok (le caillou) chez les Beti ou le toûh (la profondeur) chez les Bamoun encore moins les choses de l’estomac (hù ou hou chez les Bassa). Petite quantité, grande valeur On aurait tort de succomber aux charmes de cette explication sociale qui lie violation du tabou et risque d’essuyer des sanctions divines. En réalité, si le gésier de poulet est interdit aux femmes, il faut aussi y voir une volonté du groupe historiquement dominant, les hommes, non seulement de s’assurer la consommation de ce morceau de poulet dont la petitesse n’a d’égal que le goût, mais également de s’approprier le corps des femmes. Sur l’ensemble des animaux faisant l’objet de restrictions ou d’interdits alimentaires, outre les grands singes et certains reptiles de grande taille, ainsi que certains animaux domestiques comme le chien, on remarque à première vue que l’objet de l’interdit est très souvent de petite taille et de petite quantité (tortues, oiseaux, chenilles, escargots, abats, etc.). À l’intersection des catégories abats et oiseaux, se trouve le gésier de poulet qui, comme nous l’avons déjà signalé, est réservé aux hommes. En plus des raisons évoquées plus haut pour justifier cette prohibition, s’en trouvent d’autres, moins avouées, comme la valeur gustative. De par sa saveur, le gésier est différent du reste du poulet. Son caractère croquant lui conférerait, aux yeux des gourmets, un goût nettement meilleur que celui des autres parties du poulet. Si on ajoute à cela le fait que c’est une partie unique et réduite, la question du partage se pose. Comme dans d’autres contextes de rareté, le butin revient au plus méritant, 139 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia au plus valeureux, au plus distingué, bref, à celui qui est à l’honneur, ainsi que l’illustre cet extrait d’entretien : Nous on sait depuis qu’on est tout petits que la femme ne mange pas le gésier. Elle ne peut même pas goûter […]. Regarde comme le gésier est petit, ce n’est pas quelque chose qu’on peut partager ! C’est un peu comme le cœur du poulet et on ne peut pas dire qu’on divise. Il faut une seule personne pour manger ce qui est bien là. Donc, on donne ça au chef de famille, ou alors à l’homme qui est là, si ce n’est pas un repas en famille (HM Bulu, 42 ans). D’autres témoignages visant à fonder le tabou alimentaire vont dans le même sens, mais avec l’idée de puissance et de supériorité. Empruntant une posture d’autovalorisation, les hommes n’hésitent pas à évoquer des ressemblances paradoxales entre leur rôle de pourvoyeur de revenu familial et le rôle du gésier dans la survie du poulet. En filigrane, ils nous apprennent que le gésier est au poulet ce qu’est l’homme à la famille, et quoi de plus normal qu’il lui revienne : L’affaire du gésier pour comprendre ça, il faut voir que dans un groupe, tout le monde ne peut pas tout manger. Il vaut mieux faire une répartition selon les personnes. Donc, il y a les nourritures des hommes et les nourritures des femmes. Le gésier est la partie centrale de la poule. C’est lui qui écrase la nourriture et qui nourrit le reste du corps. C’est comme ça qu’est l’homme, lui qui nourrit la famille. Donc, c’est lui qui mange le gésier, la femme pouvant manger les trucs comme la chair (HM Bassa, 37 ans). La complexité des tabous alimentaires, comme tout système de privation, réside dans le fait que ceux qui les contrôlent travaillent à entretenir une illusion de démocratie, en instituant des pseudo-interdits s’appliquant aux hommes, dans une perspective de rééquilibrage. C’est le cas du ventre du porc qui, malgré son goût succulent, serait réservé aux femmes : Le abôgbô ngwé est réservé aux mamans seulement, celles qui ne sont plus sexuellement actives. C’est une partie de la viande qui est succulente non ? Voilà, mais les hommes ne doivent pas la manger (HM Bulu, 61 ans). Or, c’est dans cette concession aux apparences généreuses que réside la violence symbolique. En fait, le abôgbô ngwé n’est pas le ventre de n’importe quel porc, c’est celui de la truie. Dès lors, 140 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé laisser cette partie aux femmes « sexuellement non actives » c’est comme une gratification que les hommes accordent à ces dames en signe de reconnaissance des services rendus à la société à travers la maternité, maintenant ainsi le lien entre la valeur sociale d’une femme et sa capacité de procréation. « Les femmes mariées mangent déjà le gésier » Nous venons de voir les mécanismes par lesquels la société camerounaise réserve la consommation du gésier de poulet aux seuls hommes. Or, à l’image des autres champs sociaux, le domaine alimentaire est également travaillé par des mutations, qui font que, désormais, même les « femmes mariées mangent déjà le gésier » (Kemadjou Njanke, 2013). Avant d’analyser la signification, du point de vue des rapports sociaux de sexe, de ces évolutions, il importe de présenter les facteurs ayant contribué à la « chute » des murailles alimentaires. Effets de l’abondance de gésiers de poulet sur les marchés Aujourd’hui, avec l’urbanisation, l’émancipation des individus et la frénésie des activités commerciales, tout est théoriquement accessible à tous (Abéga, 2000). Les moyens de dissuasion ne fonctionnent plus, puisque les marchés et restaurants sont ouverts au public. Pour ce qui est de la consommation de gésier, le moins que l’on puisse dire est que de nombreux facteurs ont contribué non seulement à la multiplication des personnes « autorisées », mais aussi à la perception même que les habitants de Yaoundé ont de cette partie si convoitée du poulet. Comme nous l’avons souligné plus haut, une grande partie de ce qui fait le prestige du gésier de poulet repose sur sa petite taille, donc sa rareté (en principe). Avec la libéralisation des échanges commerciaux, le marché camerounais s’est ouvert à de nouvelles denrées alimentaires et, en conséquence, à de nouvelles habitudes alimentaires. La production et la commercialisation de la volaille a ainsi connu une évolution importante à partir des années 1990, avec une importation massive du poulet surgelé vendu non plus en entier, mais en morceaux, au détail et au poids. Dès lors, le choix des 141 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia parties à acheter revient aux femmes ‒ à qui incombe la tâche de faire le marché ‒ qui peuvent décider d’acquérir les morceaux qu’elles veulent. La première conséquence se situe dans la modification des comportements alimentaires des Camerounais. Pour ce qui est du cas spécifique du gésier de poulet, il ne bénéficie plus de la considération dont il jouissait jadis. Sa rareté, en tant que pièce unique, est banalisée, et l’on assiste désormais à sa commercialisation, aussi bien cru que cuit, pour le plus grand plaisir des femmes, comme on peut le remarquer à travers cet extrait d’entretien avec une femme mariée : Les hommes, avec leur histoire de gésier là, ils n’ont qu’à caler avec [ils n’ont qu’à rester avec, ndla]. Maintenant, quand je veux manger le gésier, je vais au marché, ou bien chez les Wadjo [les ressortissants de la partie septentrionale du pays, ndla] qui braisent le poulet là, je prends mes brochettes là, je frappe ça [je mange] (FM Bulu, 26 ans). L’ouverture du marché permettrait ainsi aux femmes de prendre sinon leur revanche sur les hommes, du moins de les défier. C’est en tout cas ce qui ressort du propos de cette jeune femme : Avant on nous faisait comme les enfants : pourquoi toi tu veux manger le gésier ? Les femmes ne mangent pas ça ! Maintenant, on peut aussi aller les acheter en morceaux et même sans poulet. C’est comme la vipère, ou même la tortue, on vend déjà ça dans les circuits là-bas, tant que tu paies ton argent, on te sert non ? (FC Ewondo, 38 ans). Si la présence massive de gésiers de poulet sur les étals et dans les restaurants permet à toutes les personnes naguère frappées par l’interdit alimentaire d’en consommer à leur guise, moyennant paiement, cette banalisation est cependant mitigée. Il subsiste, chez bon nombre d’individus, des relents de culpabilité qui les amènent à rester imperméables à cette « démocratisation alimentaire ». Ainsi certaines femmes reconnaissent-elles la grande accessibilité du gésier mais se refusent à en consommer, surtout d’ailleurs en présence de leur mari, partenaire, frère, parent de sexe masculin : Quand je suis seule, je mange, mais si c’est à la maison, non, je ne peux pas (FC Douala, 24 ans). Les hommes, de leur côté, quoique conscients de l’actuelle accessibilité du gésier sur le marché, restent très à cheval sur les 142 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé principes : en cas de présentation d’un poulet entier (au domicile ou dans un restaurant), obligation est faite à l’hôtesse ou à la (au) serveuse (eur) de présenter ce dernier avec son principal accessoire : le gésier. « Le poulet sans le gésier, ce n’est pas le poulet », a-t-on entendu plusieurs fois répéter à la cantine universitaire ou dans des restaurants. Une translation des privilèges masculins d’un espace privé vers un espace public se fait ainsi jour, où l’on reproduit ce qui semble être la norme sociale (Naingaral Madjiro, 1993). Ainsi entre collègues lors d’un déjeuner ou d’un dîner professionnel ou entre amis au restaurant ou à la maison, les règles protocolaires exigent que le poulet soit servi avec le gésier (le nombre de gésiers indiquant le nombre de poulets à table), que soit respectée la hiérarchie et que soit désigné celui à qui revient le privilège de sa consommation. Effets des mutations familiales Un autre facteur important dans la libéralisation de la consommation de gésiers se trouve dans les mutations qu’a connues la famille au Cameroun, et plus généralement en Afrique, au cours des cinquante dernières années. On sait que l’image traditionnelle de la famille est celle d’un père, d’une (ou plusieurs) mère(s), et d’enfants, avec, pour chacun de ses membres, un contenu de tâches et de privilèges bien spécifiques. Dans cette même logique, le chef de famille est le père, celui à qui revient de prendre toutes les décisions et, partant, de faire respecter les traditions. Ainsi, les interdictions autour de la consommation du gésier sont restées fortes dans les familles où un père est présent. Indépendamment du sexe, les enquêtés ont attribué sa consommation à l’autorité familiale et, dans le contexte africain, celle-ci est incarnée par le père. On remarque cependant depuis quelques années l’essor d’un nouveau modèle familial : les familles monoparentales, en particulier celles dont les femmes sont chefs de famille. Cette situation englobe les cas des mères célibataires, des femmes divorcées ou veuves. Dans ces cas, l’autorité parentale repose sur la mère, et dans la majorité des cas, on assiste à une indifférenciation des pratiques alimentaires au sein de la famille (Albert, 1993) ; d’où une 143 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia libéralisation de la consommation du gésier. Du fait de leur responsabilité de « chef de famille », et en l’absence de tout homme, les femmes se donnent la liberté de se servir (et de partager) le gésier. Les règles des comportements alimentaires en sont actualisées, comme le laisse entendre le témoignage de cette jeune fille : Comme mon père est déjà mort, nous n’avons pas à la maison de protocole pour manger, chacun se sert dans la marmite, même mes frères... S’il n’y a pas un homme, je mange le gésier, c’est par respect pour l’homme que je laisse souvent… C’est dans la rue que j’ai même appris que la femme ne mange pas le gésier. En fait chez nous, c’est la loi du premier qui arrive qui se sert le morceau qu’il veut (FC Bassa, 24 ans). Si on ajoute à cela l’autonomie financière de plus en plus grande des femmes, on comprend aisément qu’elles ne se sentent plus dépendantes du bon vouloir d’une tierce personne pour manger ce qu’elles veulent. En toile de fond de cette libéralisation des pratiques, se trouve la politique gouvernementale en matière de genre qui, au Cameroun, prône une égalité entre hommes et femmes, et fait la chasse à ce que la ministre de la Promotion de la femme et de la famille a appelé « des coutumes barbares et rétrogrades », en faisant référence aux tabous alimentaires, au veuvage, etc. Dès lors, les comportements (alimentaires, vestimentaires, etc.) qui lèsent les femmes sont combattus ; ces dernières étant encouragées à s’exprimer et à faire valoir leurs droits. Briser le tabou alimentaire : vers une redéfinition des rapports sociaux de sexe ? Ce qui transparaît derrière l’acte de briser le tabou, c’est la volonté des femmes de s’affirmer et de conquérir des espaces jusque-là masculins. Pour une femme, transgresser le sacré en consommant le gésier est une façon de redéfinir les rôles et statuts sociaux. Mais les habitudes ayant la peau dure, cette remise en cause peut encore être contrôlée au nom des valeurs d’estime et de respect que les femmes sont tenues de manifester aux êtres qui leur sont chers. 144 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé Remise en cause des justifications par les briseuses de tabou Au-delà du simple acte de manger, consommer le gésier est pour les femmes une façon de contester la féminité traditionnelle et d’affirmer leur autonomie. Dans l’imaginaire collectif genré, « la femme appartient à l’homme », et chez les jeunes urbains, le gésier, au regard de sa forme, est assimilé aux parties externes du sexe de la femme. Quand un jeune homme raconte à ses amis qu’il a « frappé le gésier » d’une telle, ou quand une jeune femme vante les prouesses de quelqu’un qui « s’est bien occupé de son gésier », ces jeunes Yaoundéens usent d’un langage érotique autour du sexe féminin que seuls les adultes peuvent comprendre. Cet élément, en plus de ceux qui ont déjà été évoqués, fonderait l’interdit qui entoure cette partie du poulet. À la question de savoir si une femme peut manger le gésier, ce jeune homme a répondu : La femme ne peut pas manger le gésier, elle a déjà le gésier (HC Bamiléké, 21 ans). Associer le gésier au sexe de la femme signifie pour cet enquêté que cette dernière, tout comme le gésier, est une propriété de l’homme. Le fait d’assimiler le gésier au sexe de la femme reflète en outre tout un discours homophobe : Avec quoi mangerait-elle le gésier ? S’interroge cet autre jeune homme à la même question. Il faut le plantain [pénis, ndla] pour manger le gésier… Une femme qui mange le gésier, c’est comme si elle se bouffait elle-même… Comme le font les lesbiennes, et tu know [tu sais] les conséquences de cette histoire (HC Ewondo, 28 ans). Dès lors, une femme qui mange un gésier s’oppose à toutes ces justifications et se pose comme entité autonome qui peut décider, au même titre que les hommes, de ses orientations et de ses choix. Cette remise en cause prend la forme d’une contestation du droit masculin sur les morceaux considérés comme les meilleurs du point de vue gustatif. Les femmes qui voient d’autres femmes manger du gésier et qui découvrent que cela est sans conséquence (on n’en devient pas malade ou on n’en meurt pas) se mettent à les imiter. C’est en effet l’idée qui perce dans le propos de cette jeune femme : 145 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia Chez moi, les femmes ne mangent pas le gésier. Mais moi, j’ai commencé à en manger ; c’est injuste que tout ce qui est bon revient aux hommes (FM Bamoun, 29 ans). Mais manger du gésier, c’est aussi pour les femmes une occasion de défier les hommes, les mettre en face de leur incapacité à expliquer ou à conserver des territoires alimentaires dits masculins : Quand tu leur demandes pourquoi les femmes ne doivent pas manger le gésier, ils ne te disent pas pourquoi, donc tout ce qui est bon est pour eux ! ? (FM Bamoun, 42 ans). Le flou qui entoure l’interdit participe ainsi à la dilution de son caractère sacré et l’incapacité des hommes à proposer une explication valable travaille à réduire leur espace d’exclusivité. La consommation du gésier est un moment de redéfinition des rapports sociaux et de lecture des dynamiques des frontières (géographique, personnelle) des espaces féminins dans la société (Riss, 1989). En effet, le gésier se consomme servi à table. Il ne se mange pas à la cuisine qui, dans le contexte traditionnel, est l’espace féminin. S’il est convoité, ce n’est pas tant à cause de son goût, mais davantage parce qu’il symbolise la primauté de la personne qui le mange sur les autres. Lorsqu’on n’y a pas droit ou lorsque plusieurs personnes à table y ont droit, il faut se servir en premier pour l’avoir. Traditionnellement, les femmes et les enfants se servent après les hommes dans les espaces familiaux ou privés, et même lorsqu’il arrive que les femmes passent en premier, par courtoisie et respect, une femme ne ravira pas la denrée aux hommes. On note que les femmes évitent de froisser la sensibilité des hommes avec lesquels elles partagent le repas. Or, la modernité veut que dans les espaces publics, par galanterie dit-on, les femmes aient la priorité au buffet. Cela leur donne accès avant les hommes à la partie prisée. Les femmes émancipées ou celles qui aspirent à l’être ne laissent pas passer l’occasion de s’affirmer sur ce plan. C’est ce qu’indique l’acte de Mme Fanta, acte qui n’est pas du goût de M. Onana. Inversement, la mère qui couvre discrètement le gésier que sa fille s’est servi témoigne du caractère dérobé que représente toujours l’acte de manger le gésier par une femme. Le faire publiquement, 146 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé c’est ouvrir libre cours à la discussion sur la place des femmes dans la société. Autrement dit, si une femme mange publiquement un gésier, c’est une façon pour elle d’afficher la conquête des espaces masculins, participant ainsi à la redéfinition de frontières sociales. De ce qui précède, on retient que la consommation de gésier, jusque-là vecteur de domination masculine, constitue (au même titre que les autres voies d’émancipation) un moment par lequel une femme signifie à son entourage qu’elle n’est plus un cadet social. En s’appropriant cet aliment, elle dénonce la construction sociale de l’inégalité des sexes (Tabet, 1998). Résistances masculines : le gésier de poulet comme garant de la hiérarchie sociale La remise en cause de l’autorité masculine ne se réalise toutefois pas aussi facilement. En mobilisant un éventail d’accusations, les hommes cherchent à résister à l’invasion de leur territoire par les femmes, tandis que celles-ci, en contestant leur arrogance, entendent leur signifier la fin d’une époque. Pour les enquêtés hommes, une femme qui présente à table un poulet sans gésier, ou qui en consomme, se place en rivalité avec l’homme. Elle est perçue comme celle qui renverse les règles et rôles sociaux : Moi, si ma femme me présente un plat de poulet, pas le poulet congelé là, et qu’il n’y a pas de gésier dedans, je ne mange pas ! C’est qu’elle veut déjà se mesurer à moi, me montrer qu’elle aussi peut faire ce que je fais ! Non, écoute, on a des traditions, et ça doit être respecté ; si elle veut trop manger le gésier, elle peut me demander non ? […] Aka, ce qu’on vend au marché n’a pas le même goût, dis donc ! Et puis, oui même, mieux elle part acheter les kilos que tu dis là, pour que je ne voie pas comment on égorge le poulet et que ça vient sans le gésier (HM Ewondo, 48 ans). La distinction faite entre un poulet égorgé et les poulets d’importation ne tient pas à la saveur ou aux apports caloriques mais aux manipulations que subit le gésier. D’une part, ce dernier perdrait de sa rareté et, d’autre part, son abondance sur le marché et le fait qu’il n’est plus porteur d’un message d’estime et de valorisation sociale le disqualifierait du champ de l’interdit. Le gésier auquel fait référence l’enquêté est celui qui exprime la singularité et la 147 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia particularité que l’on reconnaît à l’autorité des hommes dans les familles. Dans l’imaginaire de l’informateur, comme dans celui de plusieurs de ses confrères, la femme peut à souhait manger le gésier du poulet congelé ou importé vendu au détail, mais pas celui d’un poulet cuisiné pour la famille. Ce gésier-là est évocateur des valeurs qu’incarne la femme ainsi que de son statut dans la société. Dès lors, aux yeux des hommes, une femme qui ne consomme pas ce gésier « est une vraie femme » (HC Bamiléké, 25 ans). Cette non-consommation la rendrait vertueuse en ceci qu’elle extérioriserait en cet acte des valeurs humaines de respect et de don de soi. Car pour la société, ne pas manger de gésier est un signe de féminité, de souplesse et de non-agressivité. En manger c’est en revanche faire violence à l’autorité, à la sensibilité et à la masculinité des hommes. Puisque « le gésier rend l’homme fort » (HM Bamiléké, 28 ans), c’est chercher à l’émasculer que de lui ravir cette denrée rare, mais c’est surtout contester son autorité. Contrairement aux femmes qui font référence au goût pour justifier leur appétit pour cet aliment, les hommes n’en font pas cas et se réfèrent, dans leur discours, à la structuration des rapports sociaux, refusant au passage toute intention de domination sexiste : Je ne pense pas que cet interdit était motivé par des arguments sexistes. Cela participait simplement des règles de la société qui reconnaissait en certaines personnes certains rôles ! Tenez aujourd’hui, il y a un président de la République dans un État, et certaines choses lui sont exclusivement réservées. Le gésier était réservé au chef de famille, interdit aux enfants et aux femmes. Un enfant avait intérêt à jouer son rôle en grandissant pour espérer manger le gésier un jour (HC Bamiléké, 35 ans). On constate que la force procurée par le gésier est plus sociale que physique et nutritive, voire gustative. Dans le même ordre d’idées, si les femmes estiment que les hommes qui ne comprennent pas que les femmes puissent consommer le gésier sont prisonniers d’une époque révolue, les hommes, de leur côté, présentent la libéralisation alimentaire comme signe de dépravation porteuse des germes du désordre social : « Aujourd’hui on trouve le gésier au marché en vrac. Tout le monde peut en manger. Vive le progrès et 148 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé bonjour le désordre. Aujourd’hui, à cause de cette absence du sacré dans la vie de tous les jours, presque toutes les maisons sont devenues la maison de Mahyitcheud [conte populaire] dont la porte resta ouverte toute la nuit parce que chaque enfant pensait qu’il était trop grand pour se rabaisser à aller la fermer » (Kemadjou Njanke, 2013 : 159). Briser le tabou est ici perçu par les hommes comme une perversion qui affecterait, soutiennent-ils, l’éducation et empêcherait de transmettre les vertus familiales et sociales à sa progéniture, parce qu’elle-même n’en posséderait aucune : Les jeunes ne font plus attention à ça, un jeune qui a été bien éduqué fera attention. Si tu as bien éduqué ton enfant et que tu lui dis : je t’ai préparé le poulet, il doit vérifier s’il y a toutes les parties. On ne sert pas le poulet sans la tête, les pattes et le gésier au-dessus (HM Ewondo, 64 ans). Cela serait une déviance sociale sur le plan de l’éducation mais aussi de la perpétuation de la vie. En refusant aux femmes le droit au gésier, les hommes attachés à la tradition prétendent être habités par le souci de préserver leur rôle de reproductrice et leur statut de mère. Le « tu veux rompre avec la tradition » (HC Bassa, 31 ans) porte en filigrane le rappel aux femmes qu’en mangeant le gésier, elles participent du bouleversement des rôles et statuts sociaux. Interdire le gésier aux femmes serait une façon de s’assurer de la pérennité de l’ordre social et de la lignée aussi bien quantitativement que qualitativement. En effet, comme cela a déjà été évoqué, c’est du fait de la transgression des interdits que les mères donneraient naissance aux enfants déficients physiques ou mentaux, ou ne seraient pas à même d’apporter l’éducation adéquate à leurs enfants. La prohibition exprime dans ce cas des responsabilités qui incombent aux femmes, et c’est en vertu de ces pseudo-responsabilités que les hommes, comme M. Onana, peuvent prendre la liberté de manifester publiquement leur indignation face aux pratiques alimentaires des femmes. 149 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia Conclusion Cette réflexion, qui prend pour objet la transgression de l’interdit alimentaire du gésier de poulet pesant sur les femmes à Yaoundé, est le fruit d’une étude limitée. Elle donne cependant à voir deux choses importantes. D’une part, la force du tabou, son pouvoir et son incidence sur les pratiques alimentaires réelles, et d’autre part, le rôle central que tiennent les tabous alimentaires dans la structuration des rapports hiérarchiques de genre. Briser le tabou est un moment de justice sociale au cours duquel une femme, par son action singulière ou avec l’aide de complices, repousse à la fois les prérogatives alimentaires et sociales des hommes et les discours de justification qui les accompagnent. Même si la transgression du tabou révèle les dynamiques socioculturelles à l’œuvre dans la société camerounaise, la transgression reste une transgression. Les tabous alimentaires visant les femmes sont bien un enjeu majeur des rapports de genre et de la domination masculine. Ceci est mis en évidence autant par la remise en question du tabou par les femmes ‒ pour qui transgresser le tabou revient à une déclaration de non subordination aux hommes – que par la résistance des hommes eux-mêmes, pour qui renoncer au privilège alimentaire du gésier équivaut à renoncer à leur position sociale dominante. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ABÉGA S.-C., 2000. Les choses de la forêt : les masques des princes Tikar de Nditan. Yaoundé, Presses de l’UCAC. ALBERT I., 1993. Des femmes, une terre, une nouvelle dynamique sociale au Bénin. Paris, L’Harmattan. ELA J.-M. 1985. Ma foi d’Africain. Paris, Karthala. FISCHLER C., 1990. L’Homnivore. Paris, Odile Jacob. KEMADJOU NJANKE M., 2013. Les femmes mariées mangent déjà le gésier. Yaoundé, Ifrikiya. KILANI M., 1994. L’invention de l’autre. Essai sur le discours anthropologique. Paris, Payot. 150 Transgressions d’un tabou alimentaire à Yaoundé LÖWY I., 2006. L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité. Paris, La Dispute. NAINGARAL MADJIRO R., 1993. « Pour une nouvelle solidarité en Afrique », Études, mars : 293-303. RISS M.-D., 1989. Femmes africaines en milieu rural : les Sénégalaises de Sine Saloum. Paris, L’Harmattan. TABET P., 1998. La construction sociale de l’inégalité des sexes, des outils et des corps. Paris, L’Harmattan. Résumé L’alimentation, comme les autres domaines sociaux, est le bastion de la masculinité, un lieu où se créent, se dramatisent et se naturalisent les rapports de force et de hiérarchisation de genre. Elle constitue aussi un espace d’affrontement et de contestation de ces rapports. Cette étude, basée sur un matériau ethnologique et prenant la consommation de gésier de poulet par les femmes comme objet d’analyse, essaie de documenter les mécanismes par lesquels la société camerounaise institue des interdits alimentaires et impose leur respect comme une nécessité biologique. Prenant l’alimentation non seulement comme lieu de validation, mais aussi de contestation de la domination, l’article illustre également comment la transgression par les femmes du tabou alimentaire s’inscrit, non sans résistance des hommes, dans une tentative de redéfinition des rapports sociaux de sexe. Mots-clefs : gésier de poulet, Cameroun, contrôle social, genre, femmes, légitimation des tabous, hiérarchie, résistance masculine. Summary « All the Good Things are for Them » Transgression of a Food Taboo in Yaoundé Food, as other social domains, is a bastion of masculinity, a place where it builds up itself, dramatize and naturalize social relationships of sex. It also constitutes a space of confrontation and contesting of these relationships. This study, based on an ethnological material and taking the consumption chicken’s gizzard by women as analytical object, tries to document the 151 D. Manirakiza – P. Ch. Bilé – Fadimatou Mounsade Kpoundia mechanisms by which the Cameroonian society establishes food restrictions and imposes their respect as a biological necessity. Taking the food not only as place of validation, but equally contestation of male domination, the article also illustrates how the transgression by some women of the food taboo is an attempt of redefining the social relationships of sex, not without resistance from the men. Key-words: gizzard of chicken, Cameroon, social control, gender, women, taboo legitimization, hierarchy, masculine resistance. * * * 152