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La division dans la Métaphysique d'Aristote

2024, Philonsorbonne

https://doi.org/10.4000/11rzh

If the Aristotelian division has above all an epistemic and heuristic purpose, this article aims to examine the ontological appropriation of division by Aristotle in the Metaphysics, too often neglected by secondary literature. Division is also an ontological operation, insofar it governs the relationship between the eidos (which is identified, in the context of the central books of the Metaphysics, with the primary substance, i.e. what is properly speaking), its genus and the final differentia of this genus. More precisely, we will show that division is a case of the hylemorphic relation: the genus is an (intelligible) matter to which the final differentia obtained by division is predicated, and which then acts as the formal cause of this genus being such a determined eidos. However, this ontological and hylemorphic dimension of Aristotelian division is largely compatible with its methodological use.

Philonsorbonne 18 | 2024 Année 2023-2024 La division dans la Métaphysique d’Aristote Ulysse CHAINTREUIL Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/3663 DOI : 10.4000/11rzh ISSN : 2270-7336 Éditeur Publications de la Sorbonne Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2024 Pagination : 189-207 ISSN : 1961-4829 Ce document vous est fourni par Institut National d'Histoire de l'Art Référence électronique Ulysse CHAINTREUIL, « La division dans la Métaphysique d’Aristote », Philonsorbonne [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 30 mai 2024, consulté le 20 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/ philonsorbonne/3663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11rzh Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire. 189/231 La division dans la Métaphysique d’Aristote Ulysse C HAINTREUIL (Université Paris 1 et Université Paris Nanterre) 1. Introduction L’histoire antique de la méthode de division la fait d’abord apparaître comme une opération d’ordre scientifique et discursif ; l’appropriation d’Aristote ne fait pas exception. La majorité des textes aristotéliciens qui en traitent1 sont issus du corpus logico-épistémique, ou, plus largement, s’intéressent à la dimension méthodologique de la division afin de dégager ses applications scientifiques, dialectiques et, de manière générale, discursives. C’est le cas des passages célèbres des Analytiques2 et du livre I du traité Des Parties des animaux3, mais également des passages des Topiques4. Ces passages sont bien connus et étudiés par la littérature secondaire portant sur la division, qui abordent généralement cette dernière à travers eux5. Toutefois, Aristote évoque également la division dans un tout 1. La liste la plus exhaustive de ces textes reste à ce jour encore celle dressée par H. Cherniss, Aristotle’s criticism of Plato and the Academy, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1944, vol. 1, p. 1-84. 2. Premiers Analytiques I, 31 ; Seconds Analytiques II, 5 ; 13. 3. Des Parties des animaux I, 2-3. 4. Par exemple, Topiques (abrégé Top. dans la suite) IV, 1, 121a27-32 ; 2, 122a4-30. 5. Pour ne citer que quelques études importantes, c’est par exemple le cas de P. Pellegrin, art. cit., 1981, p. 173 ; D. Balme, « Aristotle’s use of division and differentiae », in A. Gotthelf et J. Lennox (éds.), Philosophical Issues in Aristotle’s biology, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 69-89 ; M. Deslauriers, « Plato and Aristotle on Division and Definition », Ancient Philosophy, 10, 1990, p. 203-219 (repris dans M. Deslauriers, 190/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 autre genre de texte : il s’agit de textes dont le propos est ontologique, et plus précisément « ousio-logique », au sens où ils s’appliquent au discours (logos) à propos de la substance (ousia). En effet, il mentionne de manière explicite la division aux chapitres 126 et 147 du livre Z de la Métaphysique, ainsi que de nombreuses autres fois de manière plus ou moins implicite dans les livres Z, H et I, lorsqu’il parle de la relation ontologique entre l’eidos (qui signifie à la fois « forme » et « espèce ») et son genre. Si ces textes ont évidemment été très étudiés par la littérature secondaire s’intéressant aux livres centraux de la Métaphysique8, les études portant spécifiquement sur la division chez Aristote les mentionnent au mieux seulement rapidement, et en général pour expliquer que ces textes relèvent d’un régime discursif et de problèmes différents des textes strictement méthodologiques, ce qui justifie qu’on les laisse de côté9. Dans le présent article, nous souhaitons combler une lacune dans l’étude de l’appropriation aristotélicienne de la division en nous proposant d’analyser le pendant ontologique de celle-ci. En l’occurrence, nous montrerons que les textes que nous avons cités présentent un usage positif de la division, qui se trouve ainsi intégrée à l’ousiologie aristotélicienne, où elle désigne alors la relation entre les entités que sont le genre et ses eidè (section 2). Nous montrerons plus précisément qu’Aristote fait de la division un cas de la relation hylémorphique mise au jour par le chapitre 17 du livre Z (section 3). En effet, dans le contexte ousiologique, le genre est conçu comme une matière partiellement indéterminée qui est « en puissance » les eidè dont il est le genre, tandis que la « dernière différence (τελευταία διαφορά) »10 (c’est-à-dire, la dernière différence obtenue au terme de l’opération de division) est conçue comme un acte formel qui, prédiqué à son genre-matière, fait de celui-ci tel eidos en acte (section 4). Pour finir, nous montrerons que cette compréhension de la division comme un cas de relation Aristotle on definition, Leyde, Brill, 2007, p. 11-42) ; A. Falcon, « Aristotle’s Theory of Division », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 68, 1997, p. 127-146 ; A. Falcon, « Aristotle, Speusippus and the Method of Division », The Classical Quarterly, 50, 2000, p. 402-414 ; S. Delcomminette, « Division, dialectique et définition chez Platon et Aristote », Méthexis, 28, 2014, p. 25-45 ; N. Zaks, « Les réflexions théoriques d’Aristote sur la méthode de division », in S. Delcomminette et R. Van Daele (dir.), La Méthode de division de Platon à Erigène, Paris, Vrin, 2020, p. 41-57. 6. Métaphysique (abrégé Met. dans la suite) Z, 12, 1037b27-29. 7. Met. Z, 14, 1039a26. 8. Pour ne citer que trois grandes études sur le sujet, voir M. Frede et G. Patzig, Aristoteles ‘Metaphysik Z’, Text, Übersetzung und Kommentar, vol. 1 et 2, Munich, Beck’sche Verlagsbuchhandlung, 1988 ; M.-L. Gill, Aristotle on substance. The Paradox of Unity, Princeton, Princeton University Press, 1989 et M. Burnyeat, A Map of Metaphysics Zeta, Pittsburgh, Mathesis, 2001. 9. Par exemple, c’est le cas de Zaks, art. cit., 2020, p. 56-57. 10. Met. Z, 12, 1038a19. Les traductions de la Métaphysique sont celles de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin (Aristote, Métaphysique, Paris, GF, 2008) : lorsqu’une traduction a été modifiée, nous l’avons indiqué en note. Le texte grec est toujours cité dans l’édition d’Oxford, sauf pour les Topiques, qui sont cités dans l’édition de Jacques Brunschwig. La division dans la Métaphysique d’Aristote 191/231 hylémorphique est compatible avec la description de la division comme une opération dialectique et épistémique qu’on trouve dans les Topiques et les Analytiques (section 5). Avant d’entrer dans l’examen annoncé, il convient de faire une remarque de traduction. Le terme grec εἶδος est en général traduit par « espèce » dans les contextes où il est associé à la notion de genre et par « forme » dans les contextes où il est associé à la notion de matière. Si l’on peut s’attendre à ce qu’une étude sur la division systématise la traduction par « espèce », on comprendra que l’identification de la division à une relation hylémorphique rend inopérant ce principe de traduction, puisqu’elle implique que le genre d’un εἶδος est sa matière (intelligible). Nous choisissons donc de ne pas traduire le terme grec εἶδος dans les contextes où il est accompagné de la notion de genre, mais de le rendre par sa translittération en alphabet latin : eidos. Ce pis-aller est toutefois le résultat d’un embarras de traducteur11 plus que d’une véritable tension au sein de la notion aristotélicienne d’eidos, ce dont nous espérons que notre démonstration convaincra le lecteur12. Nous conservons toutefois la traduction par « forme » dans les contextes où l’εἶδος est articulé à la seule matière sensible (et non au genre) afin de ne pas alourdir notre texte et de ne pas dépayser inutilement le lecteur non-helléniste. 2. La division dans la Métaphysique : le cadre de la relation entre l’eidos et son genre Dans le livre Z de la Métaphysique, Aristote mentionne de manière explicite la division à deux reprises : une première fois dans l’ensemble du chapitre 12 et une seconde fois dans les premières lignes du chapitre 14. L’examen de ces deux occurrences explicites nous permettra de montrer (a) qu’il y a une appropriation positive de la division par l’ousiologie aristotélicienne et (b) que cette appropriation a vocation à fournir le cadre de la relation complexe entre la substance première qu’est l’eidos et son genre. Le chapitre 12 du livre Z de la Métaphysique affirme que l’examen de la définition, et « d’abord et avant tout (πρῶτον) »13 de celle obtenue par 11. Embarras dont fait état L. Castelli, Aristotle Metaphysics Book Iota, Oxford, Clarendon Press, 2018, p. 171 à propos du texte de Met. I, 8. 12. Pour d’autres affirmations de l’univocité de la notion d’εἶδος dans la Métaphysique, on consultera notamment M. Zingano, « L’ousia dans le livre Z de la Métaphysique », in M. Narcy et A. Tordesillas (dir.), La Métaphysique d’Aristote : perspectives contemporaines, Paris, Vrin, 2005, p. 104 ; A. Jaulin, Eidos et Ousia, De l’unité théorique de la Métaphysique d’Aristote, Paris, Classiques Garnier, 2015 [1999], p. 112 ; ainsi que S. Delcomminette, Aristote et la nécessité, Paris, Vrin, 2018, p. 437. 13. Met. Z, 12, 1037b28. Comme le suggèrent M. Frede et G. Patzig, op. cit., 1988, vol. 2, p. 223, on doit sans doute comprendre que le πρῶτον renvoie à l’importance de la division pour résoudre le problème de l’unité de la définition plutôt qu’à l’annonce d’un « premier » 192/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 division, est « utile aux arguments à propos de la substance (πρὸ ἔργου τοῖς περὶ τῆς οὐσίας ἐστὶ λόγοις) »14. Autrement dit, la définition par division est un élément important de la théorie aristotélicienne de la substance. Plus spécifiquement, le chapitre 12 met en évidence le fait que la division permet de dégager les éléments ou les parties qui constituent l’eidos et donc de chercher parmi eux le principe de son unité complexe. Pour expliquer les enjeux de l’usage de la division dans l’ousiologie du livre Z, il convient de donner quelques éléments de contexte au chapitre 1215. Dans la première moitié du livre Z de la Métaphysique, Aristote a déjà montré que l’eidos est la « substance première » (πρώτη οὐσία) : cette identification, centrale dans l’enquête ousiologique16, est justifiée par le fait que l’eidos est ce qui détermine de manière essentielle ce qu’est la substance particulière dont elle est l’eidos : l’eidos est l’être-ce-que-c’est (τὸ τί ἦν εἶναι) de ce dont il est l’eidos17, à savoir de la substance composée. Ainsi, l’eidos de la maison est la cause de ce que la maison est telle chose (une maison) et non telle autre chose (par exemple, un mur d’enceinte, ou même un ensemble disparate de briques et de bois). Aristote a également montré, dans le chapitre 6 du livre Z, qu’il y a une identité entre la substance et sa définition18, car, « quant aux choses premières et dites par soi [c’est-à-dire, quant aux substances], il est évident que l’être de chaque réalité et chaque réalité sont une seule et même chose (τὸ ἑκάστῳ εἶναι καὶ ἕκαστον τὸ αὐτὸ καὶ ἕν ἐστι) »19. La définition d’une substance et cette substance constituent en quelque sorte « une seule et même chose » (αὐτὸ καὶ ἕν), et l’être de la substance n’est rien d’autre que sa définition. Or le chapitre 10 du livre Z a mis en avant qu’il existe des « parties de l’eidos (τοῦ εἴδους μέρη) »20, précisément parce que celui-ci coïncide avec type de définition (ce qui supposerait la présence de l’examen d’autres types de définitions), d’où notre choix de traduction. 14. Met. Z, 12, 1037b27. 15. Le chapitre 12 a souvent été lu, depuis au moins W. Jaeger, Studien zur Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1912, p. 53-54, comme une interpolation au sein du livre Z. Il nous semble que l’inclusion dans le livre Z fait peu de doute en raison de son importance revendiquée pour l’enquête sur la substance ; la question de savoir s’il est à sa place entre les chapitres 11 et 13 dépasse quant à elle largement les limites de ce travail. Notons toutefois que de nombreux commentateurs défendent, pour des raisons variées, l’idée que c’est le cas (par exemple : A. Jaulin, op. cit., 2015 [1999], p. 166-169 ; S. Menn, « Metaphysics Z 10-16 and the argument-structure of Metaphysics Z », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 21, 2001, p. 183-234 ; M.-L. Gill, « Unity of Definition in Metaphysics H.6 and Z.12 » in J. Lennox et R. Bolton (éds.), Being, Nature and Life in Aristotle. Essays in Honor of Allan Gotthelf, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 97-121). 16. Sur l’importance de cette identification, voir A. Jaulin, op. cit., 2015 [1999], p. 108-113. 17. Met. Z, 7, 1032b2. 18. Notons que Met. Z, 5, 1031a10-11 établit que l’être-ce-que-c’est est à strictement parler le seul objet de définition. 19. Met. Z, 6, 1032a4-6. 20. Met. Z, 10, 1035b33 et passim. La division dans la Métaphysique d’Aristote 193/231 un énoncé définitionnel de ce dont il est l’eidos21 ; ses parties correspondent donc aux parties de l’énoncé de définition. Cependant, les textes des Analytiques portant sur la division, que le chapitre 12 affirme explicitement prolonger dans sa première phrase22, ont montré que la méthode diairétique est la procédure qui permet en propre d’établir la formule définitionnelle d’un eidos. On peut alors inférer de l’ensemble de ces résultats que la division, parce qu’elle a pour objet l’eidos, est la procédure qui permet de fournir les éléments ou les parties de l’eidos, dans la mesure où ceux-ci sont identiques aux parties de l’énoncé de définition de cet eidos23. Ce dernier point est d’ailleurs confirmé par une conclusion intermédiaire du chapitre 10, où Aristote affirme que « seules les parties de l’eidos sont les parties de l’énoncé de définitions (τοῦ λόγος μέρη τὰ τοῦ εἴδους μόνον ἐστίν) »24. Cet ensemble de raisons justifie que l’on fasse de la méthode de division le cadre théorique dans lequel élaborer l’articulation entre l’eidos et les autres êtres intelligibles dont il est composé, au premier chef desquels on trouve son genre. En effet, la relation de l’eidos avec son genre, mais aussi avec les différences de ce genre qui le spécifient, est en un sens l’objet des chapitres 12 à 14 du livre Z25. Ceux-ci présentent une série de difficultés relatives aux relations entre les eidè (par exemple : l’eidos du cheval, celui de l’être humain, etc.), leur genre (le genre animal) et ses différences (quadrupède, bipède, etc.). Le chapitre 12 concerne la recherche du principe de l’unité complexe de l’eidos, le chapitre 13 concerne l’éventuelle substantialité du genre, tandis que le chapitre 14 porte sur la manière dont un genre s’instancie dans ses eidè. Au chapitre 12, la question est ainsi la suivante : « Pourquoi ce dont nous disons que l’énoncé est la définition (οὗ τὸν λόγον ὁρισμὸν εἶναί φαμεν) est-il une unité (ἕν ἐστιν), par exemple, pour l’homme, l’“animal bipède” ? »26 On se situe bien ici dans le cadre de l’examen d’un énoncé de définition issu de la division, puisque la question est de savoir pourquoi les termes de la formule obtenue par division (animal bipède), qui sont également les parties de l’eidos, constituent une unité et non une simple 21. En effet, Aristote insiste régulièrement sur le fait que toute définition est un λόγος, c’està-dire qu’il contient plusieurs termes par eux-mêmes signifiants. Voir notamment Seconds Analytiques, II, 10, 93b29-32 ; Top. I, 5, 101b38-102a2 ou Poétique, 20, 1457a25-32. Cet état de fait est clairement rappelé en Met. Z, 10, 1034b20-24. 22. Met. Z, 12, 1037b8-9. 23. Ce point fait l’objet d’un véritable débat, dans lequel nous n’entrerons pas ici. Pour le dire rapidement, M. Peramatzis, Priority in Aristotle’s Metaphysics, Oxford, Oxford University Press, 2011, avec d’autres, prétend que les parties de l’eidos sont également les parties matérielles du composé. La lecture que nous proposons, qui nous semble plus prudente, se range derrière l’interprétation traditionnelle de ces passages, avancée par exemple par D. Ross, Aristotle’s Metaphysics, Oxford, Clarendon Press, vol. 2, 1924, p. 198. 24. Met. Z, 10, 1035b33-34, trad. modifiée. 25. Ce qui correspond à la lecture de S. Menn, art. cit., 2001. 26. Met. Z, 12, 1037b11-12. 194/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 addition. Il faut insister sur la présence du οὗ de la ligne 1037b1 : il indique que le problème soulevé dans le chapitre n’est pas uniquement un problème logico-linguistique qui concerne l’unité de la formule définitionnelle, mais également un problème ontologique qui concerne ce que signifie cette formule ; autrement dit, il concerne l’unité de l’eidos lui-même. En quoi la division permet-elle de déterminer les parties qui sont contenues dans l’eidos ? Aristote développe très explicitement le procédé dans un texte qui mérite d’être cité in extenso : Il faut examiner avant tout les définitions par divisions ; en effet, il n’y a rien d’autre dans la définition que le genre qu’on appelle premier et les différences. Les autres genres sont le genre premier pris avec les différences qui l’accompagnent, par exemple le genre premier est animal, le suivant est un animal bipède, le suivant animal bipède aptère et ainsi de suite27, même si l’énoncé comprend un plus grand nombre de termes. Mais généralement, qu’il comprenne beaucoup ou peu de termes n’a aucune importance, si bien qu’il n’est pas important non plus qu’il en comprenne peu ou deux. Des deux termes, l’un est la différence, l’autre le genre, par exemple, dans l’énoncé « animal bipède », « animal » est le genre, l’autre terme, la différence28. La formule issue de la division est donc réductible à deux parties : le genre et ses différences, qui peuvent elles-mêmes être ramenées à la dernière différence, celle-ci correspondant implicitement à l’ensemble des divisions qui permettent d’arriver à elle à partir du genre. La suite du chapitre établit par élimination successive du genre et des différences intermédiaires que c’est la dernière différence qui doit constituer le principe recherché29. Nous reviendrons plus bas sur certains éléments de cette démonstration ; l’important est pour le moment de constater que le chapitre 12 du livre Z fait de la division le cadre qui régit la relation entre l’eidos, son genre et les différences de ce genre. Le début du chapitre 14 du livre Z constitue l’autre référence explicite à la méthode de division dans la Métaphysique. Le chapitre 13 a mis en lumière les raisons qui font que le genre, en tant qu’il est universel, ne saurait être une substance30, comme le soutiennent les platoniciens31. Le chapitre 14 développe quant à lui une conséquence absurde supplémentaire de la position platonicienne. Cette position repose « en même temps (ἅμα) » sur deux thèses : d’une part, l’affirmation du caractère « séparable (χωριστάς) » et substantiel des Idées universelles, et de l’autre, le fait que 27. Aristote parle ici des ensembles d’extension inférieure au genre premier obtenus lors des étapes intermédiaires de la division. 28. Met. Z, 12, 1037b27-1038a4, trad. modifiée. 29. Voir les trois affirmations de Met. Z, 12, 1038a19-20 ; 25-26 ; 28-30. 30. Met. Z, 13, 1038b8-9. 31. Par exemple : Met. Z, 2, 1028b13-24. La division dans la Métaphysique d’Aristote 195/231 les platoniciens « produisent » (ποιοῦσι) l’eidos « à partir du genre et des différences (ἐκ τοῦ γένους καὶ τῶν διαφορῶν) »32, autrement dit, qu’ils utilisent la division pour déterminer un eidos. Ces deux thèses, lorsqu’elles sont soutenues ensemble, ouvrent, selon Aristote, une alternative aporétique dont chaque branche est absurde. Cette alternative concerne le statut du genre instancié dans tels ou tels eidè. Plus précisément, elle concerne la question de savoir si le genre est identique ou différent en chacun des eidè dont il est le genre. La première branche de l’alternative consiste à affirmer que le genre posséderait, dans chacun de ses eidè, « l’identité et l’unité (τὸ αὐτὸ καὶ ἕν) […] semblable à celle que tu as avec toi-même (ὤσπερ σὺ σαυτῷ) »33. Autrement dit, le genre serait une seule et même chose dans chacune de ses eidè, de la même manière qu’un individu particulier est toujours un et identique avec lui-même dans chacune des situations dans lesquelles il se trouve. Plusieurs conséquences absurdes sont données, dont la plus marquante est sans doute que le genre, doté de l’unité et de l’individualité d’un particulier, posséderait alors en même temps et sous le même rapport des déterminations contradictoires, ce qui viole de manière manifeste le principe de non-contradiction. Le même genre « animal » serait ainsi à la fois « bipède » dans l’homme et « quadrupède » dans le cheval. L’autre branche de l’alternative consiste à dire que le genre est « différent (ἕτερον) »34 en chacun des eidè dont il est le genre : cela a pour conséquence de le rendre « multiple (πολλά) »35, puisqu’il est alors distinct de lui-même dans chacun de ses eidè. L’animal qui est le genre de l’homme ne serait alors pas le même animal que celui qui est le genre du cheval, ce qui vide de sens l’idée même d’un genre commun aux eidè. Les deux branches de l’alternative sont donc également absurdes. La conclusion implicite du chapitre est qu’il faut refuser l’une des deux thèses qui sous-tendent cette alternative. Le contexte du chapitre 13, parce qu’il présente une batterie d’arguments contre la thèse de la substantialité du genre, nous indique que c’est la première thèse (a) (celle qui postule l’individualité et la substantialité du genre) qui est visée dans le chapitre. Ainsi, Aristote ne critique pas la méthode de division, mais l’utilise au contraire dans un dispositif polémique et doctrinal plus large où elle sert à montrer l’absurdité de la thèse platonicienne selon laquelle les genres et les Idées universelles sont des substances. La division est ainsi utilisée dans ce passage comme un argument anti-platonicien ; elle est prise au sérieux par l’ontologie d’Aristote, puisqu’elle constitue le cadre de la relation entre l’eidos et son genre, cadre qui permet de réfuter la substantialité du genre. 32. Met. Z, 14, 1039a25-26. 33. Met. Z, 14, 1039a33-34. 34. Met. Z, 14, 1039b7. 35. Met. Z, 14, 1039b9. 196/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 3. La division : un cas de la prédication hylémorphique Si la division n’est plus mentionnée de manière explicite par Aristote après les chapitres 12 et 14 du livre Z, la relation entre le genre et l’eidos apparaît néanmoins de façon récurrente dans la Métaphysique, au travers des exemples qui sont donnés dans ces chapitres. En effet, c’est en général en prenant l’exemple de l’« animal », qui est le genre de l’eidos « homme », et du « bipède », la différence dernière qui spécifie cet eidos, qu’Aristote traite de la relation générale entre l’eidos et son genre. Les remarques d’Aristote sont toutefois matériellement assez disséminées, puisqu’on les trouve mêlées à d’autres considérations aux chapitres 336 et 6 du livre H, mais aussi au chapitre 8 du livre I, et, ponctuellement, au chapitre 17 du livre Z, ainsi que dans plusieurs textes du livre Δ. Cependant, nous allons montrer que ce caractère disséminé n’empêche pas Aristote d’avoir une théorie ousiologique de la division cohérente. En effet, Aristote fait dans tous ces textes de la division un cas particulier de la relation hylémorphique, telle qu’elle est appréhendée à partir de l’« autre commencement » (1041a7) du chapitre 17 du livre Z37. Le chapitre 17 du livre Z propose en effet un « autre commencement (ἄλλην ἀρχήν) »38 dans l’enquête sur la substance. Cet « autre commencement » consiste à comprendre la forme comme « un principe et une cause (ἀρχὴ καὶ αἰτία) »39 : la forme est la substance première, car elle est la « première cause de l’être (αἵτιον πρῶτον τοῦ εἶναι) »40, c’est-à-dire ce « par quoi quelque chose est »41. Tandis que l’on pouvait jusque-là penser que la forme est une entité qui s’ajoute de manière extérieure à la matière afin de constituer ensemble le composé, le chapitre 17 nous amène à l’envisager plutôt comme la cause du fait que la matière est tel composé déterminé. Autrement dit, l’hylémorphisme ne décrit plus un rapport entre des entités distinctes, dont certaines (formes et matières) sont les parties d’autres (les composés), mais plutôt une relation causale au sein même de la substance42 : la forme est la 36. Nous ne reviendrons pas sur le texte du chapitre 3 (1043b4-14), qui est loin d’être le plus clair sur notre question. Il doit toutefois bien être rattaché à l’enquête sur la relation entre le genre et l’eidos, comme l’ont montré par exemple P.-M. Morel, Aristote, Métaphysique Eta, Paris, Vrin, 2015, p. 137-139 ou S. Seminara, Materia senza materialismo, Naples, Instituto Italiano per gli studi filosofici, 2022, p. 285-288. 37. Notons que c’est sans doute là ce qui explique le caractère disséminé des remarques d’Aristote : l’objet du livre H est précisément d’explorer la nature de l’hylémorphisme en général, dont la division est un cas particulier. Il est normal que la division apparaisse de cette manière. 38. Met. Z, 17, 1041a7. 39. Met. Z, 17, 1041a9-10. 40. Met. Z, 17, 1041a28. 41. Met. Z, 17, 1041b7-8. 42. Sur cette question, la littérature est abondante. Voir, en particulier, les études éclairantes et récentes de G. Galluzzo, « Are Matter and Form Parts? Aristotle and Neo-Aristotelian Hylemorphism », Discipline Filosofiche, 28, 2018, p. 64-86 ; D. Quarantotto, « Aristotle La division dans la Métaphysique d’Aristote 197/231 cause de ce que la matière est tel composé déterminé. Ainsi, lorsqu’on se demande « Pourquoi ces choses-ci, par exemple des briques et des pierres, sont-elles une maison ? (διὰ τί ταδί, οἷον πλίνθοι καὶ λίθοι, οἰκία ἐστίν) » « ce qu’on cherche, c’est la cause de la matière, c’est-à-dire la forme par laquelle quelque chose est, c’est-à-dire la substance (τὸ αἴτιον ζητεῖται τῆς ὕλης, τοῦτο δ'ἐστὶ τὸ εἶδος, ᾧ τί ἐστιν) »43. La forme de la maison (aussi appelée, dans le chapitre, « l’être de la maison », ὃ οἰκίᾳ εἶναι, 1041b6) ne s’ajoute donc pas à sa matière (les pierres et les briques) de manière extérieure pour former une maison, mais elle est plutôt la cause immanente de ce que ces briques et ces pierres forment ensemble une maison, leur activité. Parce qu’elle est la cause du fait que la matière est tel composé déterminé, la forme est la réponse à la question « Pourquoi la matière est-elle tel composé ? ». C’est ce qui fait que le chapitre 17 présente un « hylémorphisme explicatif » (explanatory hylomorphism), pour reprendre le titre d’un article récent de Fabián Mié sur ce texte44 : la forme est ce par quoi l’on explique que la matière est tel composé déterminé. Quoi qu’il en soit, ce statut causal et explicatif de la forme est ce qui amène le livre H à parler de la matière comme d’une « substance en puissance (οὐσία δυνάμει) » et de la forme comme de la « substance en acte (ἐνέργειαν οὐσίαν) »45. En effet, la matière est ce qui est informé et actualisé par la détermination formelle (lorsque celle-ci lui est attribuée) comme telle réalité, à savoir comme telle substance composée déterminée, qu’elle est dès lors en puissance, tandis que la forme en est l’acte. L’important pour notre étude de la division dans la Métaphysique est que c’est dans ce cadre hylémorphique qu’Aristote mentionne à nouveau des exemples de relation entre des eidè et leur genre. Déjà au chapitre 17, l’exemple de la relation entre l’homme et son genre animal est donné comme un problème que l’hylémorphisme explicatif permet de résoudre : ainsi, Aristote affirme que l’« on pourrait chercher : pourquoi l’humain est un animal de telle sorte ? (ζητήσειε δ' ἄν τις διὰ τί ὁ ἄνθρωπός ἐστι ζῷον τοιονδί) » (1041a20-21). Autrement dit : Pourquoi l’eidos de l’homme est-il ce genre déterminé de telle façon ? La structure hylémorphique explicative est d’emblée conçue par le chapitre 17 pour s’appliquer à d’autres relations qu’à la seule relation entre la matière sensible et la forme, et notamment à la relation entre le genre et l’eidos, ou, pour le dire autrement, à la division. Le chapitre 6 du livre H confirme cette idée, puisque son propos consiste à affirmer que l’unité hylémorphique de la substance composée (formée de matière sensible et de forme) et celle de l’eidos (formé par les termes on the Difference in Material Organisation Between Spoken and Written Language: An Inquiry into Part-Whole Relations », Elenchos, 2019, 40, p. 333-362 et E. Berti, « Métaphysique Z 17 », Aristotelica, 1, 2022, p. 29-51. 43. Met. Z, 17, 1041a26-27 ; b7-9. 44. F. Mié, « Explaining Substance: Aristotle’s Explanatory Hylomorphism in Metaphysics Z.17 », Rhizomata, 8, 2020, p. 59-82. 45. Met. H, 2, 1042b9-11. 198/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 obtenus par la division : genre et différence) sont littéralement identiques, comme Sylvain Delcomminette l’a montré dans ce qui nous semble désormais être le commentaire de référence à propos de ce texte46. Aristote insiste dans ce chapitre pour dire qu’il y a une unique solution hylémorphique qui justifie l’unité substantielle tant du composé que de l’eidos lui-même. L’hylémorphisme qui régit les parties de la substance composée est ainsi dit être identique à celui qui régit les parties de l’eidos impliquées dans la division. La division est donc bien un cas de l’hylémorphisme aristotélicien. 4. Le genre-matière et la différence-acte formel En quoi les termes de la division entretiennent-ils une relation hylémorphique ? Aristote fait du genre une « matière de la forme (τῆς τοῦ εἴδους ὕλης) »47, de la différence dernière, son acte, tandis que l’eidos est un « composé » du genre-matière et de la différence dernière, de la même manière que la substance particulière est « composée » de matière sensible et de forme. Que le genre soit une matière est clairement établi dans le chapitre 6 du livre H. Celui-ci affirme que « en fait de matière, il y a l’intelligible et la sensible (ἔστι δὲ τῆς ὕλης ἡ μὲν νοητὴ, ἡ δ' αἰσθητή) »48. La matière sensible renvoie évidemment à l’ensemble des éléments sensibles dont un composé particulier est constitué : les briques et les pierres de la maison, la chair et les os de l’être vivant, etc. La « matière intelligible » renvoie quant à elle au genre, même si cette identification est sujette à débat, notamment en raison du fait que le terme n’est mentionné que deux autres fois dans le corpus aristotelicum et qu’il semble alors désigner l’extension spatiale des objets mathématiques49. Pour éviter d’entrer dans la vexata quaestio du sens général de l’expression chez Aristote50, on peut se contenter de dire que la proposition suivante laisse peu de doute sur ce qu’elle signifie ici : Aristote 46. S. Delcomminette, « Métapihysique H, 6 : unité de l’ousia, unité de l’eidos », Elenchos, 25, 2014, p. 89-125. 47. Met. Δ, 26, 1023b2. Cette occurrence désigne bien le genre, comme le soulignent R. Bodéus et A. Stevens, Aristote, Métaphysique Delta, Paris, Vrin, 2014, p. 192 et non la matière sensible, comme le pense M. Peramatzis, op. cit., 2011, p. 54-55. 48. Met. H, 6, 1045a34-35. 49. Met. Z, 10, 1036a9-12 et 11, 1036b32-1037a5. 50. Thomas d’Aquin, Commentaire à la Métaphysique d’Aristote, VIII, 5, n. 6-7, affirme que l’expression « matière intelligible » signifie la seule extension spatiale des objets mathématiques, ce à quoi de nombreux commentateurs s’opposent. Pour une synthèse des positions pro et contra, voir C. Helmig, « Aristotle’s Notion of Intelligible Matter », Quaestio, 7, 2007. Il nous semble prudent de considérer que le sens de la notion est sans doute équivoque entre ces occurrences, comme le fait P.-M. Morel, op. cit., 2015, p. 196. Il nous paraît clair que la présence des occurrences de Met. Z, 10 et 11 ne doit pas déformer la lecture du texte de Met. H, 6, comme y insiste S. Delcomminette, art. cit. p. 106-110. La division dans la Métaphysique d’Aristote 199/231 affirme en effet qu’« il y a toujours, dans l’énoncé [de définition] une matière et un acte (ἀεὶ τοῦ λόγου τὸ μὲν ὕλη τὸ δὲ ἐνέργειά ἐστιν), par exemple “le cercle est une figure plane” (οἷον ὁ κύκλος σχῆμα ἐπίπεδον) »51. La très grande majorité des commentateurs52 comprend que l’exemple introduit par le οἷον est celui d’un genre pour un eidos, « figure plane » étant le genre de l’eidos « cercle ». C’est ce que confirme notamment le chapitre 28 du livre Δ, qui porte précisément sur le genre et dont la troisième signification (celle du γένος comme caractère essentiel commun à plusieurs eidè) est la suivante : « genre se dit comme le plan pour les figures planes (ὡς τὸ ἐπίπεδον τῶν σχημάτων γένος τῶν ἐπιπέδων) et le solide pour les figures solides (τὸ στερεὸν τῶν στερεῶν), car si c’est un plan, chaque figure est tel plan, si c’est un solide, tel solide (ἕκαστον γὰρ τῶν σχημάτων τὸ μὲν ἐπίπεδον τοιονδὶ τὸ δὲ στερεόν ἐστι τοιονδί) »53. Ce troisième sens est d’ailleurs explicité plus loin dans le chapitre comme étant le sens dans lequel le genre est compris « comme matière (ὡς ὕλη) »54. En effet, le genre est dit être « le substrat des différences (τὸ ὑποκείμενον ταῖς διαφοραῖς) »55. Ainsi, dans la division, les différences successives sont prédiquées au genre de la même manière que la forme est prédiquée à la matière dans n’importe quelle prédication hylémorphique56. C’est ce que précise Aristote immédiatement après : « ce dont il y a différence et qualité (οὗ γὰρ ἡ διαφορὰ καὶ ἡ ποιότης ἐστί), c’est du substrat que nous appelons matière (τοῦτ' ἔστι τὸ ὑποκείμενον, ὃ λέγομεν ὕλην) »57. Sa qualité de substrat des différences est donc ce qui fait du genre un type de matière. Si le genre n’est pas une matière sensible, comme le sont les briques et la pierre, il n’en reste pas moins le substrat d’une différence substantielle, ce qui fait de lui une matière de plein droit, puisque le livre H affirme que la matière est une substance, non pas en acte, mais « en puissance (δυνάμει) » (1042b10), et qu’elle est essentiellement est le substrat de la substance, autrement ce qui (au sens d’un sujet) devient substance sous l’effet de l’acte formel58. Ainsi, de la même manière que les briques et les pierres sont ce qui est tel composé (une maison) sous l’effet d’un acte formel (l’être de la maison), le genre « animal » est ce qui est tel eidos (l’homme) sous l’effet d’une différence spécifique (« bipède »). C’est ce qu’établit avec une clarté particulière le chapitre 8 du livre I. Ce dernier est une partie de la suite des chapitres 7 à 9 qui étudient les différentes manières dont une chose est dite 51. Met. H, 6, 1045a33-35, modifiée. 52. Depuis au moins D. Ross, op. cit., vol. 2, 1924, p. 199-200. 53. Met. Δ, 28, 1024a36-b3. 54. Met. Δ, 28, 1024b8. 55. Met. Δ, 28, 1024b3-4. 56. À propos de la prédication hylémorphique, voir l’important article de J. Brunschwig, « La Forme, prédicat de la matière », in P. Aubenque (dir.), Études sur la Métaphysique d’Aristote, Paris, Vrin, 1979, p. 131-158. 57. Met. Δ, 28, 1024b8-9. 58. Par exemple, voir la démonstration de Met. H, 1, 1041a32-b6. 200/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 être « différente » d’une autre. Le chapitre 8 porte spécifiquement sur « les choses différentes par l’eidos (τὰ ἕτερα τῷ εἴδει) »59. La différence « par l’eidos » se distingue de « la différence par le genre » en ce que la première se situe à l’intérieur d’un genre, et suppose donc une identité générique entre les deux choses distinctes par l’eidos, là où la différence « par le genre » exclut précisément cette forme minimale d’identité. Ainsi, un cheval et un homme sont distincts « par l’eidos » en ce qu’ils appartiennent à un même genre (le genre animal) sans être spécifiquement identiques, là où un cheval et la couleur bleue sont distincts « par le genre », puisqu’ils appartiennent à des catégories différentes (et que l’être n’est pas un genre). Comme l’affirme explicitement Aristote : « il est donc nécessaire que soient dans le même genre les choses qui diffèrent par l’eidos (ἀνάγκη ἄρα ἐν γένει τῷ αὐτῷ εἶναι τὰ ἕτερα τῷ εἴδει) »60. Or ce qui est particulier au chapitre 8 du livre I, c’est qu’Aristote annonce encore que c’est le genre lui-même qui est ce qui est autre « par l’eidos » dans chacune des eidè dont il est le genre61. En effet, il affirme qu’il faut que le genre lui-même, « l’animal lui-même, soit différent pour chacun des deux (ἕτερον ἑκατέρῳ τοῦτο αὐτὸ τὸ ζῷον), par exemple, que l’un soit cheval, l’autre humain (οἷον τὸ μὲν ἵππον τὸ δὲ ἄνθρωπον) »62. Si le genre est le substrat des différences, alors il est ce qui diffère entre ses eidè (au sens d’un sujet, et non ce par quoi diffèrent ces eidè63), de la même façon que les briques et les pierres sont ce qui diffère entre le mur d’enceinte et la maison (et non ce par quoi le mur et la maison diffèrent). C’est ce qui fait dire à Aristote, à la fin du chapitre, que « le genre est la matière de ce dont on dit qu’il est le genre (τὸ δὲ γένος ὕλη οὗ λέγεται γένος) »64 ; autrement dit, des eidè qui tombent sous lui. Il faut encore une fois comprendre ici que la matière dont il est question est le substrat en puissance d’un acte formel qui devient telle substance (dans le cas du genre : tel eidos) sous l’effet de cet 59. Met. I, 8, 1057b37. 60. Met. I, 8, 1057b37, trad. modifiée. 61. Sur ce point difficile, voir le commentaire éclairant dans L. Castelli, op. cit., 2018, p. 198-208. Voir également les commentaires du chapitre dans D. Quarantotto, « Dalla Diversità per specie alle condizioni di possibilità dell’essenza, Aristotele, Metaphysica, I, 8, 9, 10 », Méthexis, 17, 2004, p. 25-53 et D. Quarantotto, « Metaphysica Iota 8-9: le cose diverse per specie et lo status dei principi » in B. Centrone (dir.), Il Libro Iota (X) della Metafisica di Aristotele, Berlin, Academia Verlag, 2005, p. 171-186. 62. Met. I, 8, 1058a3-4. 63. La langue française prête en effet à confusion : on dit trivialement que ce qui diffère entre deux choses, c’est ce par quoi elles diffèrent. Le grec d’Aristote fait ici preuve d’une précision remarquable que notre langue gomme : le nominatif (ce qui diffère) désigne le sujet de la différence, c’est-à-dire ce qui est identique entre les termes différents, tandis que le datif (ce par quoi diffère ce sujet) désigne la cause de la différence, c’est-à-dire l’élément qui est différent entre ces termes. Le genre, parce qu’il est le substrat de la différence, est ce qui diffère entre deux espèces, au sens où il est le sujet (identique dans les deux termes) de la différence, tandis que la différence dernière est ce par quoi diffère le genre entre ses espèces. C’est en ce sens qu’Aristote affirme que le genre est ce qui diffère entre deux eidè. 64. Met. I, 8, 1058a23-24. La division dans la Métaphysique d’Aristote 201/231 acte, quand il lui est prédiqué. Ainsi, on voit que le genre joue pleinement le rôle qui est dévolu à la matière dans l’hylémorphisme explicatif déployé à partir du chapitre 17 : celui du sujet d’une prédication hylémorphique déterminé comme telle substance (un eidos, dans le cas du genre) par un acte formel. On comprend par analogie que si le genre joue le rôle de matière au sein de la relation hylémorphique qu’est la division, la différence dernière, ou différence spécifique, joue quant à elle le rôle d’acte formel qui est prédiqué à ce genre et le détermine comme tel eidos. C’est ce que confirme largement le chapitre 12 du livre Z. Comme nous l’avons annoncé plus haut, celui-ci identifie la « différence dernière (ἡ τελευταία διαφορά) »65 avec le principe d’où résulte l’énoncé de définition66. Pour ce faire, il montre que, dans une division, la différence d’un genre doit être une « façon d’être » de ce dernier. Aristote prend l’exemple du caractère pédestre pour le genre animal. Ce caractère n’est pas spécifique, parce que plusieurs espèces sont pourvues de pieds. En effet, « animal pédestre » possède encore des différences qui ne sont pas accidentelles, puisqu’il existe plusieurs eidè d’animaux pédestres. Il désigne donc une classe d’extension générique. Toutefois, on ne peut pas diviser « pédestre » selon n’importe quelle différence. Ainsi, Aristote affirme que l’« on ne doit pas dire que “pourvu de pieds” se divise en ailé et aptère, si l’on veut parler correctement […] mais qu’il se divise en pied fendu et pied non fendu. De fait, ce sont là les différences du pied parce que le pied fendu est une façon d’être du pied (αὗται γὰρ διαφοραὶ ποδός· ἡ γὰρ σχιζοποδία ποδότης τις) »67. Nous reprenons ici la traduction d’Annick Jaulin et Marie-Paule Duminil, qui rendent l’expression ποδότης τις par « façon d’être du pied ». Cette traduction forte est justifiée, notamment au regard du texte du chapitre 8 du livre I. On peut expliquer l’expression comme suit : soit un genre X, comme le genre animal ; on peut alors dire de l’eidos qui tombe sous ce genre qu’il est tel X, par exemple, pour l’homme, qu’il est tel animal. En ce sens, l’homme est bien une « manière d’être » de l’animal. Les différences dernières, dont ce qu’elles désignent sont « les choses indivisibles (τὰ ἀδιάφορα) »68 du point de vue de l’essence, ce qui renvoie proprement aux eidè, correspondent bien à ce par quoi un genre est tel eidos déterminé. C’est à ce titre qu’Aristote affirme que « la différence dernière sera la substance de la chose et sa définition (ἡ τελευταία διαφορὰ ἡ οὐσία τοῦ πράγματος ἔσται καὶ ὁ ὁρισμός) » (1038a19-20) et plus loin que, dans une division correctement menée, « si l’on trouve une différence de la différence (ἐὰν μὲν δὴ διαφορᾶς διαφορὰ γίγνηται), la dernière sera une et 65. Met. Z, 12, 1038a19. 66. « De sorte qu’il est manifeste que l’énoncé de définition résulte des différences (ὁ ὁριςμὸς λόγος ἐστὶν ὁ ἐκ τῶν διαφορῶν), et en particulier de la dernière d’entre elles (καὶ τούτων τῆς τελευταίας) », Met. Z, 12, 1038a28-30. 67. Met. Z, 12, 1038a10-15. 68. Met., Z, 12, 1038a16. 202/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 sera la forme et la substance (μία ἔσται ἡ τελευταία τὸ εἶδος καὶ ἡ οὐσία) » (1038a25-26). Il est donc clair que la différence dernière joue au sein de l’eidos le rôle que ce dernier joue au sein du composé de forme et de matière : celui d’un acte formel, qui, prédiqué à une matière qui est substance en puissance (le genre dans le cas de l’eidos), fait de cette dernière telle substance déterminée (tel eidos), dont il est alors dit être la définition et la substance. La même structure de prédication hylémorphique, mise en place au chapitre 17 et qui décrit la substance composée, décrit en même temps la relation de division qui unit les termes qui constituent l’eidos lui-même. 5. Compatibilité entre les usages méthodologique de la division hylémorphique et On peut pour finir se demander si la division dont il est question dans la Métaphysique, et dont on voit qu’elle est un élément important de l’ousiologie d’Aristote, est identique à la division linguistique, discursive et épistémique qui est développée dans les traités méthodologiques. Il faut commencer par dire que la réponse à cette question ne peut, par principe, pas être entièrement positive, dans la mesure où la perspective de la Métaphysique et celle des traitements méthodologiques de la division sont différentes. Il n’est bien évidemment pas question de matière et de forme dans les critiques qu’Aristote adresse à la division platonicienne dans les Analytiques ou dans les Parties des animaux, et, de façon plus générale, ces textes ne s’intéressent pas à la division en tant qu’elle articule des entités réelles, mais pour sa dimension discursive et son pouvoir heuristique. Nous allons toutefois montrer qu’il y a une compatibilité entre les deux traitements. Sur ce point, nous nous accordons avec Pierre Pellegrin et Michel Crubellier qui affirment, à propos de sa conception du genre, qu’Aristote cherche à « élaborer une ontologie qui soit compatible avec les opérations essentielles du discours »69. Trois éléments permettent d’établir cette compatibilité au niveau de la division. Pour commencer, (a) on peut noter que, matériellement, plusieurs passages où Aristote parle de division dans la Métaphysique font explicitement ou implicitement référence aux Analytiques, et donc à leur manière d’aborder la division. C’est le cas des premières lignes du chapitre 12 du livre Z, qui prétend traiter « de la définition, pour autant que cela n’a pas été traité dans les Analytiques (ἐφ' ὅσον ἐν τοῖς ἀναλυτικοῖς περὶ ὁρισμοῦ μὴ εἴρηται) »70, ce qui est une manière de marquer à la fois la différence avec l’examen qui y est mené, tout en s’inscrivant la continuité de ses résultats. C’est encore le cas du chapitre 17, dont la littérature secondaire 69. M. Crubellier et P. Pellegrin, Aristote. Le philosophe et les savoirs, Paris, Seuil, 2002, p. 104. 70. Met. Z, 12, 1037b8-9. La division dans la Métaphysique d’Aristote 203/231 n’a cessé de rappeler les liens étroits qu’il possède avec le modèle démonstratif du livre II des Seconds Analytiques et notamment avec son chapitre 8, qui ouvre à une « démonstration de l’essence »71. Il faut enfin dire que le problème soulevé au chapitre 12 du livre Z, celui de l’unité de la définition, est explicitement mentionné à la fin du chapitre 6 du livre II des Seconds Analytiques, qui l’applique au pseudo « syllogisme par la division »72, sans prétendre le résoudre. L’usage de la division dans la Métaphysique est donc matériellement ancré dans les développements qu’Aristote fait dans les Analytiques à propos de la division. Sur le fond désormais, on peut évoquer deux éléments concernant le statut du genre et de la différence, ainsi que la description de leur relation dans les Topiques, qui rendent cette description fondamentalement compatible avec la description ousiologique qu’en donne Aristote dans la Métaphysique. D’abord, (b) le genre est décrit dans les Topiques comme une détermination minimale de l’essence de l’objet dont il est le genre. De fait, le genre est défini comme « un attribut qui appartient en leur essence à plusieurs choses différentes par l’eidos (τὸ κατὰ πλείονων καὶ διαφερόντων τῷ εἴδει ἐν τῷ τί ἐστι κατηφορούμενον) »73. Pour cette raison, il est une réponse « pertinente (ἁρμόττει) »74 à donner à une question appelant une définition, du type de : « qu’est-ce que l’être dont il s’agit ? (τί ἐστι τὸ προκείμενον) »75. En effet, le genre est la partie de l’essence qui est déterminée par la différence (cette dernière le précise et le spécifie, à proprement parler), mais qui, à elle seule, dit seulement partiellement ce qu’est la chose. Cela ne signifie pas que le genre à lui seul soit une définition scientifique de ce dont il est le genre ; toutefois, il est déjà une détermination approximative qui peut servir, notamment dans un contexte dialectique, même s’il doit être spécifié par une différence pour devenir proprement scientifique. Or ce statut de définition approximative que les Topiques donnent au genre est le versant dialectique de la thèse ousiologique du genre-matière. En effet, comme nous l’avons rappelé, la matière est une substance « en puissance », c’est-à-dire partiellement déterminée et qui peut, si elle est correctement déterminée par un acte formel, être telle substance : la matière sensible définit approximativement ce dont elle est la matière76 de 71. Possibilité qui concerne notamment la définition obtenue par division, comme le montre Michel Crubellier dans sa contribution au présent dossier (« La question obscure et embrouillée du syllogisme de la définition »). Sur les liens entre Met. Z, 17 et Seconds Analytiques II, 8, voir notamment F. Mié, art. cit., p. 59-82 et E. Berti, art. cit., p. 33-37. 72. Seconds Analytiques II, 6, 92a27-33. 73. Top. I, 6, 102a31-3. Sauf indication contraire, la traduction des Topiques est celle de J. Brunschwig, Aristote, Les Topiques, Paris, Les Belles Lettres, vol. 1 et 2, 1967 et 2007 ; elle est ici légèrement modifiée. 74. Top. I, 6, 102a33. 75. Top. I, 6, 102a34. 76. Plusieurs passages du corpus envisagent en effet une définition approximative de certaines choses au moyen de leur matière. Voir par exemple Met. E, 1 1025b32-1026a6 ; H, 2, 1043a14-28 ou De anima, I, 1, 403a28-b7. 204/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 la même façon que le genre défini approximativement ce dont il est le genre. Cette thèse des Topiques est donc le corrélat dialectique du statut de matière intelligible que lui accorde la Métaphysique : le genre est ce qui peut être tel eidos dont il est le genre, ce qui justifie d’en faire une approximation dialectique de l’essence dont il est le genre. Par ailleurs, c) une remarque du chapitre 6 du livre IV des Topiques, qui porte précisément sur les lieux relatifs au genre, précise que « lorsqu’on demande ce qu’est une chose, le genre est une réponse plus pertinente à donner que la différence (μᾶλλον ἁρμόττει τὸ γένος ἢ τὴν διαφορὰν εἰπεῖν), car en disant que l’homme est “un animal”, on exprime plus clairement ce qu’est l’homme qu’en disant qu’il est “pédestre” (ὁ γὰρ ζῷον εἴπας τὸν ἄνθρωπον μᾶλλον δηλοῖ τί ἐστιν ὁ ἄνθρωπος ἢ ὁ πεζόν) »77. On pourrait s’étonner d’une telle doctrine, dans la mesure où la différence est l’élément de la définition qui spécifie le genre comme tel eidos déterminé, et qui rend donc cette définition scientifique. En réalité, cette doctrine s’explique fort bien dans le cadre des Topiques : la différence ne devient définitionnelle que lorsqu’elle est prédiquée au genre, ou, pour utiliser le vocabulaire des Topiques, lorsqu’elle est une « qualification » (ποιόν)78 du genre, ce dernier étant ce que la différence spécifie. Si la différence ne spécifie rien, elle n’est pas à proprement parler définitionnelle : il lui manque l’objet qu’elle spécifie. C’est ce que précise une remarque du chapitre 2 du livre IV des Topiques, prise dans l’examen d’un lieu se fondant sur la distinction entre genre et différence : « Aucune différence ne signifie jamais ce qu’est une chose, mais plutôt une qualification de [cette] chose, comme le font par exemple “terrestre” et “bipède” (οὐδεμία διαφορὰ σημαίνει τί ἐστιν ἀλλὰ μᾶλλον ποιόν τι, καθάπερ τὸ πεζὸν καὶ τὸ δίπουν) »79. La différence est ainsi une « qualification » du genre, c’est-à-dire son prédicat, et le genre est son « sujet » ou son « substrat » (ὑποκείμενον), ce qui concorde avec l’assimilation de la division à une prédication hylémorphique dans la Métaphysique. Si les Topiques ne s’attardent pas, à notre connaissance du moins, sur le type de relation de prédication qui unit le genre et la différence, mais se contentent de noter qu’il s’agit d’une prédication, on peut noter que cette relation est dite être interne à l’essence, puisque le genre est un élément de la définition. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une prédication d’un attribut extérieur à une substance, mais d’une prédication strictement intérieure à la substance, puisqu’elle est la structure même de son definiens. Or telle est précisément la fonction de la prédication hylémorphique dans la Métaphysique. La description de la relation substrat-qualification qui articule le genre et la différence est donc le pendant dialectique de l’application 77. Top. IV, 6, 128a23-26, trad. modifiée. 78. La traduction de ποιόν par « qualification » plutôt que par « qualité » est celle de Jacques Brunschwig. Cette traduction souligne que le terme ne désigne pas un attribut relevant de la catégorie de la qualité, mais le caractère « attribué » de la différence, c’est-à-dire le fait qu’elle est un prédicat du genre. Voir la justification de cette traduction dans J. Brunschwig, op. cit., 1967, vol. 1, p. 81, n. 4. 79. Top. IV, 2, 122b16-17, trad. modifiée. La division dans la Métaphysique d’Aristote 205/231 ousiologique de la prédication hylémorphique à la relation genre-eidos. Notons pour finir qu’Aristote affirme, au chapitre 28 du livre Δ de la Métaphysique, à propos du genre-matière contenu dans l’eidos, que « c’est là le genre dont les qualifications sont appelées les différences (τοῦτο γένος, οὗ διαφοραὶ λέγονται αἱ ποιότητες) »80. La reprise du vocabulaire utilisé dans les Topiques pour désigner la différence du genre est ici patente, puisque les différences sont désignées comme des « qualifications » (ποιότητες) du genre. L’usage ontologique de la division est donc fondamentalement compatible avec son usage discursif et dialectique. 6. Conclusion La division aristotélicienne a donc immédiatement une portée ontologique, en sus de sa dimension méthodologique : elle est la relation réelle entre les êtres que sont le genre et l’eidos. Cette relation est un cas particulier de la prédication hylémorphique : le genre y est la matière intelligible de l’eidos, tandis que la dernière différence, qui est prédiquée au genre-matière, est l’acte formel qui fait de ce genre tel eidos déterminé. Pour le dire autrement, la division est l’analogue intelligible de la génération substantielle, qui est la détermination d’une matière sensible par une forme comme tel composé particulier. La nature hylémorphique de la division est toutefois compatible avec son usage discursif, ce qui montre qu’il y a une forme de continuité au sein de la conception aristotélicienne de la division : la différence dernière est toujours un prédicat du genre, genre qu’elle spécifie, c’est-à-dire qu’elle rend tel eidos. Sur ce point comme sur d’autres, l’ontologie aristotélicienne se révèle donc fondamentalement compatible avec les opérations principales du discours81. 80. Met. Δ, 24, 1024b5-6, trad. modifiée. 81. Je remercie très chaleureusement mon ami et collègue Filippo Sirianni qui a pris le temps de relire patiemment une version préparatoire du présent article, et qui m’a fait part de ses remarques et de ses suggestions précieuses ; les erreurs, insuffisances et incohérences qui restent sont évidemment de mon seul fait. Je remercie également l’ensemble des participants et participantes des journées des 2 et 3 décembre 2022 pour les échanges précieux que nous avons eus et qui ont nourri ce travail. 206/231 PHILONSORBONNE n° 18/Année 2023-24 Bibliographie des ouvrages cités BERTI, E., « Métaphysique Z 17 », Aristotelica, 1, 2022, p. 29-51. BALME, D., « Aristotle’s use of division and differentiae », in Philosophical Issues in Aristotle’s Biology, A. Gotthelf et J. Lennox (éds.) Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 69-89. BODEUS, R. et STEVENS, A., Aristote. Métaphysique Delta, Paris, Vrin, 2014. BRUNSCHWIG, J., « La Forme, prédicat de la matière », in P. 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