Situations de soins appelant un “ travail de l’éthique ”
Marta Spranzi
To cite this version:
Marta Spranzi. Situations de soins appelant un “ travail de l’éthique ”. Médecine Palliative, 2020, 19,
pp.343 - 348. 10.1016/j.medpal.2020.06.002. hal-03493410
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Situations de soins appelant un « travail de l’éthique »
Clinical situations requiring the help of an ethics consultant
Marta SPRANZI *,1
Centre d’éthique clinique, hôpital Cochin (AP–HP), 27, rue du Faubourg-Saint-Jacques, 75014 Paris,
France
*E-mail:
[email protected]
1
maître de conférence, habilitée à diriger des recherches par l’université Versailles-Saint-Quentin,
consultante
© 2020 published by Elsevier. This manuscript is made available under the CC BY NC user license
https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
1
1. Introduction
L’importance de l’éthique dans le domaine de la santé et des soins n’est plus à démontrer. Acteurs de
terrain et chercheurs s’en sont emparés et en ont fait à la fois un instrument pour défendre des
positions souvent préalablement élaborées, et un cheval de bataille pour défendre une certaine vision
de la pratique médicale : comités d’éthique, associations de patients, sociétés savantes, ces différentes
instances produisent de l’éthique par le biais de recommandations, avis, et textes de référence. Et
pourtant, si évidemment nécessaire que paraît l’éthique pour le champ médical, on peut douter de son
impact réel sur les pratiques. . En effet, à la différence des règles de droit, qu’elles soient nationales
(lois) ou professionnelles (codes de déontologie), l’éthique reste peu contraignante pour les acteurs de
terrain; elle relève davantage du domaine de l’idéal et des aspirations à un monde meilleur que de
l’organisation quotidienne de la pratique médicale. La réflexion éthique permet justement aux
praticiens de prendre du recul par rapport aux questions pressantes posées par les soins, et de
s’échapper vers un monde plus pur et plus cohérent, loin de l’univers dur, cruel, angoissant et
imprégné d’incertitude de la décision médicale et de ses déterminants techniques et scientifiques.
Les philosophes accréditent parfois cette vision de l’éthique comme une discipline à la fois
surplombante, lointaine, et axée sur le général plutôt que sur le particulier: dans les comités d’éthique,
voire au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), l’éthique permet d’évaluer ou de valider des
positions générales sur des questions de société, les lois de la bioéthique, l’euthanasie, les tests
génétiques, l’accès à l’assistance médicale à la procréation, la stérilisation volontaire, etc. ou des
recommandations relatives à l’organisation des soins. Présent dans ces instances pluridisciplinaires, le
philosophe met en forme les arguments et justifie les positions prises, en renvoyant à des notions tout
aussi abstraites qu’évocatrices d’un univers parallèle à la pratique, celui de la pensée dans son
acception la plus systématique et générale ; on en perçoit bien l’intérêt, mais non immédiatement la
pertinence.
En s’appuyant sur l’expérience de l’éthique clinique, il s’agit ici d’illustrer le rôle différent que
peut jouer l’éthique au sein d’une équipe multidisciplinaire : avant d’être une activité de réflexion,
aussi appliquée soit-elle, autour de la définition du bien, l’éthique est une forme de travail. A partir des
« situations concrètes de soins » qu’un consultant d’éthique rencontre sur le terrain, l’éthique se
déploie par le biais d’un travail méticuleux. Ce travail s’apparente à celui d’un émissaire qui va et
vient entre deux personnes appartenant à deux mondes différents, voire incommensurables. Au sein
d’une équipe interdisciplinaire le philosophe joue plus spécifiquement le rôle de traducteur conceptuel.
Tel un interprète de liaison, il traduit les raisons éthiques mises en avant par les différents
interlocuteurs en un langage conceptuel hérité des débats théoriques qu’il connaît bien. Il retraduit et
reformule ensuite les notions qu’il a mises au jour et explicitées, de façon que les acteurs puissent s’en
saisir pour faire évoluer leurs positions et trouver une issue aux défis éthiques auxquels ils doivent
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faire face : décisions médicales difficiles ou pratiques éthiquement sensibles. Cet article montrera
comment se travail et cette double traduction se déploient, en s’appuyant d’abord sur le dénouement
d’une situation clinique particulière, puis sur la conclusion tirée d’une série de situations de soins
récurrentes, qui ont été abordées à partir d’un protocole de recherche qualitatif d’éthique clinique.
2. « Situations de soins » et consultation d’éthique clinique
De quoi s’occupent les professionnels de santé ? D’une maladie, certes incarnée dans un malade, d’un
« cas » – une instance particulière d’une affection clinique –, et d’une personne qui est à la fois un être
humain au sens biologique du terme et porteur d’une histoire personnelle et d’une subjectivité propre.
Plus généralement, la réalité médicale est faite de « situations », mouvantes et imprécises dans leurs
contours. La métaphore spatiale (« situs » est un lieu) renvoie à un ensemble d’éléments disparates
qui coexistent et évoluent dans un espace donné. Cet espace n’est pas un simple contenant vide, mais
un réseau complexe de relations entre plusieurs acteurs (patient, proches, soignants), plusieurs gestes
médicaux et différents éléments du contexte (psychologiques, sociaux, émotionnels). Ces situations de
soins échappent parfois aux règles et attentes relatives au bon fonctionnement de la prise en charge.
Des événements inédits peuvent survenir : évolution défavorable de la maladie, blocage thérapeutique
ou incertitudes pronostiques , tensions ou désaccords entre les professionnels, entre les patients et les
proches, ou encore entre les patients et les professionnels. Tous ces éléments se coalisent parfois pour
donner lieu à une situation explosive : l’intervention d’un tiers impartial peut être nécessaire pour
sortir de l’impasse, permettre à la situation d’évoluer favorablement, en aidant les parties prenantes à
identifier une « bonne » ou « moins mauvaise » décision et à retrouver une relation harmonieuse.
La consultation d’éthique clinique est un outil qui a désormais fait ses preuves. Né aux EtatsUnis dans les années 1980, le dispositif s’est étendu en Europe, et plus récemment en France [1] [2]
[3]. Le Centre d’éthique clinique de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris, fondé en 2002 à la suite
du vote de la loi des droits des patients par le docteur Véronique Fournier, a été pionnier dans la mise
en place d’un dispositif complexe d’accompagnement de la décision médicale éthiquement difficile [4]
[5]. Il repose sur trois piliers que sont l’identification du conflit de valeurs sous-jacent, la valorisation
de la voix de toutes les personnes concernées — professionnels de santé, patients, ou proches — et un
travail pluridisciplinaire au sens fort du terme : l’équipe de consultants inclut non seulement différents
professionnels de santé mais aussi d’autres profils : sociologues, philosophes, juristes, représentants de
la société civile, etc. Le premier pilier suppose une conception « heuristique » de l’éthique, dans
laquelle il ne s’agit pas de déterminer comment réaliser un bien prédéfini, ou développer les vertus
considérées comme nécessaires — l’écoute, la patience, la transparence —, mais plutôt de rechercher
où se situe le bien dans une situation particulière et d’arbitrer un conflit de valeurs toujours sousjacent [6]. Le deuxième pilier suppose que tout le monde est un sujet moral et peut donc penser et dire
l’éthique, sans l’avoir préalablement apprise de façon académique. Contrairement à une opinion
3
répandue, ce que peuvent exprimer des personnes concernées par une décision médicale n’est pas
nécessairement déprécié par un conflit d’intérêt. Au contraire, nous nous devons de leur faire
confiance précisément parce que, étant plongées dans une situation souvent dramatique, ces personnes
développent une expertise éthique robuste qui résulte d’un processus d’analyse critique aussi bien
interne (elles ont spontanément considéré plusieurs options et balancer entre elles ) qu’externe (elles
ont entendu et évalué des arguments différents suggérés par d’autres).
Le troisième pilier, la pluridisciplinarité, reflète un parti pris fondamental : que le bien que l’on
recherche pour le patient ne peut pas être réduit à un bien exclusivement médical. Au contraire, son
identification dépend à la fois de la façon dont la maladie s’intègre dans la vie du patient, et plus
largement de l’état des débats sociétaux en cours, et de la façon dont ceux-ci structurent à la fois les
institutions et les choix individuels. Par exemple, le débat impossible sur « les vies qui valent la peine
d’être vécues » qui entoure les décisions de limitation et d’arrêt de traitement montre clairement
qu’une réponse adéquate à cette question impose de prendre en compte un nombre très important de
variables, à la fois individuelles et psychologiques, mais également collectives et sociétales.
Revenons aux deux situations cliniques qui nous serviront de fil conducteur pour illustrer le
rôle du consultant : la première est singulière, et la deuxième est « récurrente », c’est-à-dire que sans
être « générale » — on peut douter de l’existence de situations générales — elle se reproduit de façon
similaire dans plusieurs cas particuliers. Nous verrons ensuite comment concrètement peut se
déployer un « travail de l’éthique » de façon constructive, et quel rôle peut y jouer un philosophe. La
première situation clinique est celle d’un patient atteint de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé,
hospitalisé à plusieurs reprises pour des fausses routes qui provoquaient des pneumopathies
d’inhalation à répétition. Hospitalisé dans un service de gériatrie aigu, un jeûne strict lui a été prescrit,
avec une simple hydratation sous-cutanée. Originaire du Maghreb, le patient avait une famille
nombreuse et très présente qui le nourrissait avec les mets traditionnels qu’il avait toujours aimés. Les
proches s’opposaient donc au jeûne au nom de son bien-être, à la fois physique et relationnel, et au
nom de son histoire passée dans laquelle la nourriture avait toujours joué un rôle important. Deux
sortes de valeurs s’opposaient : d’un côté la sauvegarde de la vie et l’intégrité professionnelle — ne
pas donner la bouchée qui tue — et de l’autre le bien-être global du patient et les valeurs familiales.
Que faire ? La deuxième situation est une situation récurrente dans des services de soins de longue
durée gériatriques, où les conflits relationnels entre les proches et les aides-soignants sont non
seulement courants et intenses, mais parfois inextricables. Ici aussi deux ordres de valeurs
s’opposaient : alors que les proches mettaient l’accent sur l’image de ce que le patient avait été et sur
ses exigences particulières, les soignants s’appuyaient sur les valeurs collectives qui animent leur
travail : l’égalité entre les patients et la nécessité qu’ils éprouvent de concevoir leur travail au service
du collectif.
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Ces situations, qu’elles soient singulières ou récurrentes appellent une réponse, mais il faut se
méfier de toute solution immédiate « clé en main », fondée sur une réflexion éthique abstraite et sur
une posture normative forte qui visent à faire taire le questionnement et à apaiser les esprits en faisant
appel à une autorité supérieure, qu’elle relève de la hiérarchie institutionnelle ou d’une instance
éthique extérieure.
3. Consultation d’éthique clinique, intuitions morales et « valeurs incarnées »
Une réponse adaptée repose, au contraire, sur la mobilisation d’un « travail éthique » : long, complexe,
fatiguant, parfois inconfortable, mais collaboratif et, on l’espère, productif. La première étape de ce
travail consiste à engager un dialogue critique avec chacune des personnes concernées, pour faire
émerger ce qu’elles pensent de la situation et de la décision à prendre, ainsi que—et surtout— recenser
les raisons qui justifient à leurs yeux la position qu’elles défendent et les engagements qui les
animent. En d’autres termes, il s’agit de prendre connaissance des intuitions morales de chacun, c’està-dire de leurs jugements spontanés concernant l’évaluation du bien dans la situation particulière qui
est la leur. Une intuition morale n’est pas un jugement passager, une simple apparence, mais « une
attraction forte, ou une inclination à croire une certaine proposition donnée, qui ne dépend d’aucune
inférence consciente » [7]. Mais à l’inverse les intuitions morales sont loin d’être des jugements
définitifs : elles sont le point de départ du travail de l’éthique : elles donnent corps aux valeurs
auxquelles chacun est attaché, et tout en étant relativement robustes, elles sont susceptibles d’évoluer
sous l’effet d’un processus de discussion critique.
Dans le premier cas considéré, par exemple, le fils du patient déclarait en appui de son refus de
la préconisation médicale : « Jeûner signifie mourir et en aucun cas cela ne peut être bien ». Le
médecin, quant à lui, évoquait la souffrance liée aux fausses routes, et indiquait également
l’importance de la responsabilité médicale et soignante face au risque vital qu’ils feraient courir au
patient : « Je ne veux pas donner la bouchée qui tue ! » ; « Je dois minimiser les risques que je fais
courir au patient en m’appuyant sur les données scientifiques ». Une pratique allant à l’encontre du
meilleur jugement médical engage en effet la relation de confiance entre l’institution de santé et les
patients, et porte atteinte à l’intégrité médicale et soignante. En d’autres termes, faire courir un risque
évitable à un patient est contradictoire avec la mission confiée par la société à la médecine, et le sens
même de son propre travail au quotidien : au-delà du risque juridique, cela crée chez les praticiens une
forme de « détresse morale »[8]. Dans le deuxième cas, celui des situations récurrentes de difficultés
relationnelles entre les proches et les aides-soignants en unité de soin de longue durée, les personnes
concernées expriment également des intuitions opposées. Ainsi les proches se plaignent d’une prise en
charge non personnalisée : « Je ne mets pas en cause le personnel, mais le manque d’humanité;
personne ne se dérange quand il est mal installé (…) Quand ils n’ont pas de temps ils ne le lèvent
pas ». Les proches voudraient également que la prise en charge respecte l’image de la personne avec
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laquelle ils ont passé une partie de leur vie et qu’ils ont connu valide. Le conflit peut se cristalliser
autour des habits qu’on fait porter au patient : ils sont certes plus confortables mais ils sont considérés
par les proches comme peu respectueux de sa personne : « Je veux que ma femme garde un aspect
humain et qu’elle soit habillée correctement. » [9]. En ce qui concerne les habits, les soignants
rétorquent que les proches, en voulant être fidèles à l’image de leur bien-aimé, risquent d’infliger au
patient des souffrances supplémentaires, en insistant pour qu’il porte des chemises de ville, une jupe
étroite, et des chaussures serrées. Les soignants opposent à ces exigences trop personnelles leur souci
d’équité vis-à-vis des autres patients et le caractère nécessairement distancié de leur travail : « Les
familles pensent uniquement à leur proche et nous on doit penser à l’ensemble » ; et de façon encore
plus incisive : « Ici tout le monde est logé à même enseigne! » (ibid.). Ces jugements, qui expriment
des intuitions morales fortes, traduisent les valeurs respectives des personnes concernées.
Selon une conception de l’éthique sous-jacente à la pratique de la consultation d’éthique
clinique, ce sont les valeurs et non les règles qui guident notre vie morale : les valeurs sont des biens
que l’on vise à atteindre ou à rendre opérantes par nos actions, et auxquelles nous sommes
« attachés » ; les règles, par contre, nous sont imposées pour ainsi dire, de l’extérieur, et représentent
les contraintes normatives auxquelles nous devons nous plier. Les valeurs sont donc des moteurs plus
personnels et dynamiques de la vie morale. Plus spécifiquement, le philosophe américain Joseph Raz
distingue les « valeurs incarnées » des « valeurs abstraites » (comme la vie, la liberté, la dignité, etc.)
[10]. Contrairement aux valeurs abstraites, les valeurs incarnées se définissent en étroite connexion
avec les pratiques, et en lien avec les raisons que les acteurs avancent pour s’engager dans une série
d’actions. Elles n’influencent pas notre vie morale en étant une simple référence lointaine d’actions
possibles, mais « en étant reconnues (..), respectées et en suscitant un engagement » (ibid. p. 28). On
peut ainsi reconstituer les valeurs incarnées qui sous-tendent les jugements exprimés par les
protagonistes des deux situations auxquelles on a fait référence. Dans la première situation, on peut
identifier les valeurs incarnées qui animent les personnes concernées : alors que les proches entendent
promouvoir « la présence affectueuse et solidaire », le discours des soignants met en avant
l’importance d’un « travail consciencieux ». Quant aux valeurs incarnées des personnes impliquées
dans les situations récurrentes de difficultés relationnelles dans des services de gériatrie, les proches
mettent en avant l’importance de l’ « attention » et du « soin personnalisé », ainsi que « le maintien de
l’identité passée du patient ». Les soignants pour leur part, visent par leurs actions à réaliser un
« partage équitable des soins », et à trouver une « juste distance » par rapport au patient. Cette
distance leur permet de répondre aux exigences particulières exprimées par le patient et ses proches
sans risquer d’empiéter sur la prise en charge des autres patients et de créer ainsi une forme
d’injustice.
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Comment trouver une issue à ces situations de soins où s’expriment des positions non seulement
différente mais contradictoires, et qui mènent facilement du désaccord au conflit de valeurs, voire à un
conflit ouvert ?
4. Conflit de valeurs, philosophie et traduction conceptuelle
Le conflit de valeurs doit être identifié et reconnu comme constitutif de toute situation éthique, plutôt
que comme un obstacle à éviter. En d’autres termes, le pluralisme moral est irréductible : sans
pouvoir le démontrer, certains philosophes adoptent cette vision de la vie morale pour des raisons qui
sont elles-mêmes éthiques : un monde dans lequel la différence entre des visions fondamentales des
fins de toute activité humaine ne serait que provisoire, perdrait en richesse et en intérêt. Comme l’écrit
un de ces philosophes foncièrement pluralistes : « La moralité a sa source dans le conflit, dans l’âme
divisée et dans les exigences contraires, et dans le fait qu’il n’existe pas de chemin rationnel qui mène
de ces conflits à l’harmonie et à la garantie d’une résolution, et à une conclusion normale et
naturelle. » [11]. Si il en est ainsi, le conflit restera opérant, même quand une solutions pratique aura
été trouvée : ce qu’on appelle en philosophie un « résidu moral »– un malaise résiduel dû au fait
qu’une des contraintes éthique n’a pas pu être respectée–reste présent chez tous les acteurs, et donne
au dilemme initial une dimension existentielle très prégnante. Du point de vue pragmatique un conflit
est même productif : le conflit, écrit Georg Simmel en 1908, est un élément essentiel de la
socialisation, et « toute la vivacité et la cohésion organique d’une réunion de personnes » [12].
Toutefois, s’il en est ainsi, le consensus, ou la convergence naturelle des opinions opposées, est non
seulement un idéal inatteignable mais également un objectif trompeur, qui risque d’étouffer la
dimension éthique d’une situation de soins.
Comment donc envisager une issue à une situation de désaccord et de conflit en partant des
valeurs incarnées des uns et des autres, sans pour autant court-circuiter la discussion éthique en faisant
appel à des normes universelles ? Et comment envisager dans ce contexte le rôle du consultant ?
Premièrement, il faudra aborder le conflit de valeurs avec un apriori favorable et une attitude adaptée :
« Au lieu de voir le conflit comme une bataille à perdre ou à gagner, les parties le voient comme un
problème collectif qu’il s’agit de résoudre. » [13]. Le consultant, en tant que tiers impartial, peut donc
aider à créer les conditions pour une discussion apaisée, ce qui aboutira au respect réciproque de
positions mutuellement incompatibles.
Deuxièmement, le travail du consultant, qu’il aborde des situations de soins singulières ou
récurrentes, nécessite une implication forte, un « engagement » (commitment en anglais) vis-à-vis de
tous les acteurs, qu’ils soient professionnels de santé, patients, ou proches: les valeurs et les positions
qu’ils mettent en avant doivent être compris, respectés, et considérés comme légitimes, du moins a
priori [14]. Le cas échéant, la position de certains doit être rehaussée au niveau des autres de façon à
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compenser d’éventuelles contraintes institutionnelles qui font que certaines « voix » seraient moins
audibles que d’autres.
Troisièmement, le conflit de valeurs sous-jacent ne peut pas être résolu ; il est souvent
impossible de trouver un consensus qui mènerait à une convergence naturelle des points de vue. Il
s’agit davantage de reconnaître le dissensus en tant que tel, et d’aider les parties à trouver le chemin
pour atteindre un « compromis intégratif » entre les différentes valeurs en présence, tout en restant
ouvert par rapport à la décision concrète [14]. Il s’agit d’un compromis qui n’est pas fondé sur
l’abandon de, ou le renoncement à, une partie des ses propres valeurs, mais sur la reformulation et
l’enrichissement des positions de départ. Le but est que chacun puisse, dans la mesure du possible,
reconnaître dans l’issue finale des éléments importants de sa propre position et les valeurs qui lui
tiennent à cœur. C’est le rôle du consultant d’aider les personnes concernées à se « hisser à la
hauteur » de différentes valeurs en jeu, sans en éliminer aucune, pour utiliser la belle formule d’Onora
O’Neill, philosophe kantienne contemporaine [15].
Comment la consultation peut-elle exercer ce rôle décisif ? Nous avons vu que les consultants
utilisent l’éthique comme un outil, et non comme un objectif prédéfini à atteindre : selon la conception
heuristique de l’éthique défendue par l’auteur, il s’agit justement de mettre en œuvre une démarche
susceptible d’aider les parties à « trouver » le bien, et non d’envisager le meilleur moyen de
l’atteindre. De ce point de vue le rôle du consultant n’est pas celui d’un médiateur, qui œuvre à
identifier une solution médiane qui serait susceptible d’être acceptée par toutes les parties prenantes à
la décision. Plus modestement, le consultant peut être considéré comme une sorte de passeur qui fait
l’aller–retour entre les arguments éthiques des uns et des autres. Il rend possible une compréhension
mutuelle des raisons échangées, il favorise la reconnaissance de leur légitimité et il permet idéalement
aux différentes parties concernées par le conflit de valeur de sortir par le haut, pour ainsi dire, et
évoluer vers un « compromis capable de sauvegarder au maximum les valeurs de chacun. Au sein de
l’équipe des consultants, le philosophe joue le rôle spécifique de « traducteur conceptuel » : des
intuitions exprimées sur le terrain vers des concepts abstraits, et de ces concepts vers l’identification
de nouvelles valeurs incarnées pour aboutir enfin à une décision concrète. Il permet ainsi de mieux
saisir le sens des concepts qui figurent dans les jugements intuitifs exprimés par les différentes
parties, d’expliciter les inférences qu’ils impliquent, et de montrer la façon dont ces jugements
pourraient évoluer afin de mieux prendre en compte les valeurs des autres.
Reprenons les exemples donnés plus haut. Dans la situation singulière, les soignants intègrent le
fait que le risque de décès n’est pas si grave étant donné que le patient se trouve dans une situation de
fin de vie : les raisons mêmes que faisaient qu’on avait institué le jeûne stricte – le risque de décès
pour le patient– perdent donc de leur pertinence. Dans sa traduction concrète cette « explication »
conceptuelle, permet aux soignants de justifier à eux-mêmes le fait de faire prendre un risque au
8
patient, qui se trouve, sinon dans une situation de fin de vie, à la fin de sa vie : une approche palliative
est donc tout à fait justifiée. Par ailleurs l’« intégrité soignante » qui empêchait les soignants de donner
au patient la « bouchée qui tue », peut être relativisée en considérant qu’il relève aussi de leur devoir
d’éviter que ce soit les proches qui soient obligés de prendre la responsabilité de le faire. Du point de
vue conceptuel, on peut considérer qu’une notion inclusive d’intégrité professionnelle inclut la prise
en compte de l’intégrité des autres [16], et donc comprend une forme de solidarité avec les proches.
Le même type de traduction conceptuelle à lieu dans le cadre de la situation récurrente de conflit
relationnel entre les proches et les aides-soignants en gériatrie. Nous avons vu que les soignants
mettent en avant la dimension collective inhérente à leur travail et l’attachement fort à une notion de
justice entendue comme égalité stricte: le fait de donner à chacun la même chose (la même attention,
le même temps, les mêmes soins..). Cela limite leur disponibilité à répondre à des exigences
individuelles des patients, telles qu’elles sont perçues par leur proches, et leur enjoint de s’en tenir et à
une « juste distance » par rapport aux patients considérés individuellement, c’est-à-dire à une vision
détachée de leur travail . Or, il est possible de conceptualiser autrement la dimension collective des
soins et infléchir une notion d’égalité stricte en mettant l’accent à la fois sur l’équité –« donner à
chacun selon son besoin »–, et sur la légitimité de développer des relations de soins personnalisées
dans une « juste proximité » avec le patient au lieu d’une « juste distance ». En ce qui concerne les
proches, qui mettent souvent en avant les exigences particulières de « leur » patient, on peut montrer
que ce souci légitime n’est pas incompatible avec la reconnaissance du travail soignant. Au contraire,
l’expression de cette attitude permettrait de promouvoir la dimension émotionnelle de la justice, en
évitant chez les soignants un « sentiment d’injustice ». Le combat des uns rejoint donc celui des
autres : à partir d’une explication des raisons du conflit entre les proches et les aides-soignantes, les
arguments exprimés en termes de justice et le conflit entre la dimension individuelle et la dimension
collective peuvent être expliqués et explicités.
5. Conclusion
Dans les deux cas, en explicitant les valeurs incarnées mises en avant par toutes les personnes
concernées les consultants peuvent réussir à mettre au jour leurs dimensions cachées, faire évoluer leur
compréhension de la situation, et susciter un nouvel engagement des différentes parties concernées.
La démarche se traduit potentiellement par une meilleure gestion et une évolution du conflit de
valeurs qui peut donc entrainer indirectement une modification des pratiques. Alors que les consultants
jouent le rôle de passeur dans des situations de conflit de valeurs dans les situations de soins, et
permettent d’établir un « compromis intégratif » entre les valeurs des uns et des autres, le philosophe
de l’équipe peut contribuer à l’émergence d’une nouvelle perspective en effectuant un travail de
double traduction : de la pratique à l’explication et l’explicitation des concepts, en passant par les
raisons exprimées ; et en retour, en traduisant les nouveaux concepts enrichis et modifiés dans la
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pratique : « En ce sens, la philosophie n’est ni le fondement ni le juge des autres disciplines, mais leur
servante, qui s’attache à rendre faire émerger les engagements substantiels qui sont implicites dans les
concepts qu’elles utilisent »[17].
Liens d’intérêts
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt.
Financement
Ce travail n'a bénéficié d'aucune subvention spécifique émanant d'organismes de financement publics,
commerciaux ou à but non lucratif.
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