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Les biens publics

2021, L'échelle de communalité

Abstract

Ce chapitre discute de la façon dont la propriété publique peut être considérée comme porteuse de communalité, malgré certaines difficultés d'analyse dues à la diversité des objets et des régimes qu'elle englobe. L'article explore également la manière de repenser la domanialité publique à travers le prisme de la communalité, mettant en avant la notion de "biens publics" plutôt que de "propriété publique" pour renforcer l'inclusivité et l'affectation au service du public. Il est souligné que les biens publics sont porteurs d'un intérêt commun et d'une inclusivité, mais que la prise de décision reste souvent entre les mains de l'administration, bien que le contrôle judiciaire puisse jouer un rôle dans certaines circonstances. Enfin, l'article aborde la question des espaces publics comme terrain propice à l'expérimentation de la communalité, tout en interrogeant la relation entre la propriété et l'accessibilité.

Section 3. Les biens publics148 Nous avons précédemment identifié la propriété publique comme une figure porteuse de communalité149. À première vue, cela semble une évidence dans la mesure où il s’agit d’une propriété qui n’est pas censée bénéficier à son titulaire. Or, les deux critères de l’échelle de communalité, l’intérêt commun et l’inclusivité, sont parfois difficiles à analyser pour ces biens, du fait de la diversité d’objets et de régimes qu’ils recouvrent. Dans cette partie relative aux qualifications, nous avons examiné tour à tour la façon dont la catégorie de patrimoine commun pouvait être mise au service d’une réforme des biens ou ressources culturelles et environnementales, dont celle de chose commune pouvait développer les utilités des biens immatériels ; il est maintenant nécessaire d’examiner la manière dont on peut repenser la domanialité publique. Saisir le régime de la domanialité par le prisme de la communalité impose de s’interroger sur la façon dont ces biens pourraient devenir inclusifs et servir d’abord l’affectation et non le propriétaire public. Le choix a alors été fait dans cette section de préférer la notion de « biens publics » à celle de propriété publique, pour se démarquer du propriétarisme actuel et renforcer l’inclusivité, que devrait porter le droit public. Nous pouvons considérer que les biens publics sont porteurs d’un intérêt commun, dans la mesure où ils sont affectés à l’usage du public ou à un service public. Il y a aussi de l’inclusivité car divers individus peuvent revendiquer le droit de bénéficier de l’usage du bien, et contrôler les décisions en utilisant le recours pour excès de pouvoir. Ainsi, nous pouvons identifier, plus ou moins facilement, la communauté attributaire et la communauté de contrôle des biens publics. Néanmoins, la question se pose pour la prise de décision. Dans de nombreux cas, l’administration peut agir comme un propriétaire privé, sous la seule réserve, importante, du contrôle du juge dans certaines hypothèses. Elle peut prendre les décisions d’affectation et de désaffectation, décider de l’occupation privative ou non de son domaine et, en général, de son usage. Pour cette raison, l’approche transversale retenue se concentre sur des propositions qui pourront renforcer la communauté délibérative autour des biens publics, et même dans le cas de privatisations (§1). En outre, compte tenu de la diversité des biens publics, nous avons également décidé d’interroger une figure au croisement des enjeux publics et privés, soit la notion d’espaces publics (§ 2). Ces derniers apparaissent en effet comme un lieu propice à l’expérimentation d’une logique de la communalité, tout en interrogeant la relation entre la titularité de la propriété et l’accessibilité. §1. Approche transversale des biens publics : propositions de réformes pour renforcer le rôle de la communauté délibérative La vocation d’une réflexion menée sous la bannière de la communalité est de placer l’inclusion au cœur de l’institution étudiée, comme nous l’avons montré plus haut150. Dans l’action administrative, cette inclusion peut prendre plusieurs formes : la conception d’une notion de propriété publique elle-même inclusive, la participation à l’élaboration des décisions ou à la création de personnes morales qui incluent l’ensemble des parties prenantes. Il s’agit au fond de briser le lien d’exclusivité de la relation de la 148 Rédacteur : Thomas PERROUD, Rocio del Pilar TRUJILLO SOSA et Clément TOPUZ. Les auteurs remercient CharlesAndré Dubreuil et Déborah Thébault pour leur relecture attentive, leurs suggestions et leurs commentaires passionnants qui ont permis d’améliorer ce texte. 149 V. Partie 1, Titre 1, Section 1 et §1 ; Partie 1, Titre 2, Section 2. 150 V. supra Partie 1, Section 2 - Propriété publique et communalité. 247 personne à la chose à la base de la propriété – qui a contaminé aussi le droit public (1) – pour réintroduire la pluralité des valeurs et des acteurs, remettre de l’égalité dans le droit public. En ce sens, plusieurs voies de réformes pourraient être engagées dont la plus ambitieuse serait de refondre le Code général de la propriété des personnes publiques pour en faire un Code des biens communs, lequel pourrait inclure, dans la version la plus proche des beni comuni, par exemple l’ensemble des biens privés et publics affectés à l’exercice des droits fondamentaux. Une deuxième option ambitieuse est le retour à la notion de garde à travers une refonte vers un Code des biens publics (2), ce qui permettrait de faire une place à la démocratie dans la gestion du domaine. Une proposition plus mesurée serait un régime de domanialité renforcée pour les biens à l’usage direct du public (3). Enfin, il s’agit aussi de maintenir l’affectation collective au-delà de la titularité du bien, dans le cas d’une dissociation de la propriété et de l’affectation, en réfléchissant à une troisième voie pour les privatisations, au-delà du public et du privé (4). 1. Le constat d’une gestion propriétariste des biens publics Il convient tout d’abord d’identifier les problèmes auxquels il faudrait trouver des solutions. D’une part, le domaine public est aujourd’hui affecté par de multiples formes de privatisations : privatisation pure et simple par changement de nature de la personne propriétaire qui devient une personne privée (évolution qui suit la crise de l’établissement public comme mode de gestion des services publics), multiplication des mécanismes de valorisation du domaine qui emportent la constitution de droits réels pour l’occupant, multiplication des autorisations d’occupation privative du domaine dont le tarif augmente et qui crée donc non seulement une inégalité entre occupants possibles, mais aussi des conflits d’usage151. D’autre part, on constate aussi une hiérarchisation implicite des utilisations du domaine qui valorise – pour les biens affectés à l’usage de tous – un usage récréatif à un usage politique par exemple152. Pour les biens affectés à un service public, le pouvoir du gestionnaire du domaine est assez peu limité. Ce sont les besoins du service qui dicteront les modes d’accès et d’utilisation du bien. Les possibilités de participation à l’exercice des missions de service public étant assez limitées, l’on peut dire que le public, dans ce cas aussi, est assez largement exclu de la détermination de ses droits sur le bien. 2. Un retour possible au droit de garde pour les biens du domaine public 2.1. Une révolution juridique : la garde Cette inclusivité pourrait d’abord amener à repenser la définition même du domaine pour revenir à l’idée originelle d’un domaine mettant à distance l’Administration. Il s’agirait donc de revenir sur l’évolution contemporaine du droit des biens publics qui a fait de la propriété le centre de gravité de toute l’institution. C’est pourquoi nous proposons cette nouvelle définition à l’article L. 2111-1 du CPPP. Alors qu’il est actuellement rédigé en ces termes : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage 151 Significativement, l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 relative à la propriété des personnes publiques avance encore dans l’extension des règles de publicité dans la délivrance des autorisations d’occupation privative du domaine public à des opérateurs économiques. 152 A. DUFFY-MEUNIER, Th. PERROUD « La liberté de manifestation dans l’espace public en droit comparé », Jus Politicum, n° 17 [http://juspoliticum.com/article/La-liberte-de-manifestation-dans-l-espace-public-en-droit-compare-1148.html]. 248 direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public. », la nouvelle version impliquerait : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant dont les personnes publiques mentionnées à l’article L.1 ont la garde qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public. » Nous proposons également de décliner cette idée dans l’ensemble du code6. Par exemple, l’article L. 2111-4, où l’on peut lire : « Le domaine public maritime naturel de l’État comprend … », deviendrait, dans la lecture proposée privilégiant encore une fois l’idée de garde : « Le domaine public maritime dont l’État a la garde comprend… ». Cette nouvelle rédaction permettrait de supprimer l’idée propriétaire dans la domanialité publique. Revenir à l’idée de garde permet de mettre à distance la personne publique du domaine publique et donc de ménager un espace pour le public, bénéficiaire du bien puisque l’affectation est censée orienter la gestion vers la satisfaction de ses besoins. Nous proposons aussi une implication plus grande des organes délibérant des collectivités locales dans la gestion du domaine, notamment dans l’attribution des autorisations et des contrats portant occupation du domaine. Injecter de la démocratie dans la gestion du domaine pourrait aussi passer par une réforme des exécutifs locaux. En Suisse, par exemple, ce sont aussi les exécutifs locaux qui sont compétents pour la gestion du domaine, mais ces exécutifs (au niveau local comme au niveau national d’ailleurs) sont toujours collégiaux. La collégialité pourrait permettre une gestion du domaine, au niveau local, moins « capturée ». 2.2. Le caractère principal du régime : une gestion démocratique du domaine public La gouvernance du domaine public et la place de la démocratie directe dans sa gestion sont aussi des pistes à explorer. Comme l’a bien montré Christophe Testard, dans sa thèse, la démocratie administrative a conforté l’unilatéralité de l’État et ne l’a pas remis en cause153. Pour le domaine, l’unilatéralité est renforcée par l’idée de propriété. Nous constatons ainsi que la gestion du domaine public n’est pas un exemple d’inclusion du public et de démocratie directe alors même que ces espaces concernent tout le monde. Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs ratifié une conception propriétariste de l’aliénation neutralisant toutes les dispositions qui auraient pu contraindre le pouvoir législatif et plaçant cette décision sous la bannière de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen (décision n° 86-207 DC du 26 juin 1986), article général sur la protection du droit de propriété. Le Conseil a même, dans cette décision, aligné les protections des deux types de bien. Le législateur peut donc se comporter exactement comme un propriétaire privé pour aliéner les biens qui appartiennent à tous, à condition toutefois de respecter le prix de marché. Avec le Référendum d’initiative populaire sur la 153 C. Testard, Pouvoir de decision unilateral de l’Administration et démocratie administrative, Thèse Université Lyon III Jean Moulin, 2016. 249 privatisation d’Aéroport de Paris, une porte s’est ouverte pour inclure davantage de démocratie dans les décisions relatives aux biens publics. En réalité, le passage par le législateur pour les décisions d’aliénation du domaine souffre en France de la faiblesse de la démocratie représentative. De nombreuses lois d’aliénation sont d’ailleurs en réalité des ordonnances ce qui affaiblit d’autant la légitimité démocratique de ces décisions. La légitimité des décisions de gestion du législateur ou de l’administration est en somme assez faible. Au mieux, ces décisions subissent un examen par un organe représentatif (Parlement national ou organe délibérant des collectivités locales). Dans certains cas154, des procédures complexes sont mises en œuvre incluant des enquêtes publiques, la délibération du conseil municipal de la commune, et parfois l’intervention du représentant de l’État155, plus la possibilité de contrôle citoyen a posteriori avec le recours pour excès de pouvoir. Il est aussi tout à fait paradoxal de constater que si l’inclusion et l’ouverture se sont accrues dans la gestion du domaine c’est uniquement par la publicité et la mise en concurrence des autorisations d’occupation ou des conventions portant occupation du domaine public. Autrement dit, le régime de l’utilisation du domaine manifeste une distinction nette entre son occupation économique qui inclue les concurrents à une autorisation (mais qui exclut le public du choix) et les autres utilisations – notamment l’affectation – qui ne sont pas ouvertes. Ainsi, améliorer la « gouvernance » du domaine public permettrait l’appropriation par le public de ces biens au-delà de la titularité. Bien que cette question se pose différemment selon la personne publique propriétaire et le bien, une approche fondée sur la participation apparaît envisageable à l’échelle des communes. Cependant, toute proposition générale semble risquée. Il ne s’agit pas de permettre que des groupes d’intérêts aient la maîtrise des biens, ni de libérer l’État ou les autres personnes publiques de leurs responsabilités. Tout montage juridique à envisager doit être adapté et dépendrait du bien, de son affectation et d’un équilibre entre la représentation, la responsabilité politique et la démocratie directe. Pour utiliser les termes de Stefano Rodotà « une modalité de gestion, en définitive, doit toujours être évaluée en fonction des droits des sujets impliqués et des objectifs poursuivis. On court sinon le risque d’une idéologisation de la catégorie de biens communs, en faisant du “commun” une sorte de clé susceptible d’ouvrir n’importe quelle porte ou de reconnaître un donné “naturel”, peu à peu perverti par les intérêts des hommes »156. À titre illustratif, on pourrait s’inspirer du modèle de conseils des communs, mis en place au RoyaumeUni. Ces conseils permettent la gestion des droits qui s’exercent sur ces terrains, la constitution de chaque conseil est ad hoc, en fonction des droits en présence et elle est représentative. Ces conseils sont en outre distincts des personnes publiques. Voici comment Déborah Thébault les décrit dans sa thèse157. “Les conseils de communs158 Le législateur a prévu, dans le Commons Act de 2006, une structure de gouvernance par défaut qui peut être adoptée par les communes qui en seraient dépourvues, ou pour les hypothèses dans lesquelles les structures ad hoc existantes ne satisferaient pas leurs bénéficiaires. Ces structures sont dénommées « commons councils ». Le législateur a exclu que ces conseils de communs soient au service de la Couronne ou bénéficient d’un quelconque statut, privilège ou immunité de la Couronne, ou 154 Par exemple, CE, 8ème chambre, 19 décembre 2018, 407707. « Les modalités de sortie des biens des collectivités territoriales sont beaucoup plus contraignantes que celles applicables à l’État. Cet encadrement supplémentaire qui pèse sur les collectivités territoriales freine considérablement les aliénations intempestives de biens et assure une protection domaniale importante, favorable au maintien de l’intégrité́ et de l’unité du régime. », A. Sainson. La domanialité publique à l’épreuve de la décentralisation, 2017, p. 453. 156 S. RODOTA, « Vers les biens communs. Souveraineté et propriété XXIe siècle », Tracés. Revue de Sciences humaines, 2016, p.219. Disponible sur https://journals.openedition.org/traces/6632, Dernier accès le 1 novembre 2019. 157 D. THEBAULT, Les biens publics en droit anglais, Thèse Université Paris-Descartes, 2019, pp. 242 suiv. 158 Nous avons retiré du texte les notes en bas de page. 155 250 soient la propriété de la Couronne ou la propriété d’un organisme administré au nom de la Couronne, tel qu’un ministère. Il s’agit par conséquent d’un organisme public indépendant. La création de ces commons council relève d’un order pris par l’autorité nationale appropriée, à savoir le ministre du Logement, des Communautés et des Gouvernements locaux. Ces structures sont dotées de la personnalité morale. Leur objet est limité à la gestion des lands enregistrés comme common lands et aux lands enregistrés comme town or village greens et sur lesquels sont exercés des rights of common. L’order édicté doit nécessairement faire mention du nom du conseil ainsi créé, et définir son périmètre de compétence territoriale. Le ministre du Logement, des Communautés et des Gouvernements locaux doit préalablement procéder à la publicité, par les moyens qu’il juge pertinent, d’une proposition d’order qu’il soumet à l’avis du public. Cette proposition peut, par exemple, être publiée dans le journal de la commune ou du comté. Il peut également décider de mener une enquête locale. Au terme de cette procédure de publicité, le ministre ne peut édicter l’order que s’il estime que les résultats de la consultation publique, et de l’éventuelle enquête locale conduite, sont favorables. Le législateur a d’ailleurs fixé une primauté des remarques ou revendications qui pourraient être faites pendant la consultation, notamment de la part des titulaires de rights of common. Le fonctionnement de ces conseils de commun est également prévu par l’établissement d’une constitution type aux sections 29 et 30 de la loi. Le législateur confie au ministre le pouvoir, par order, d’organiser la constitution de ces conseils, et notamment le mode d’élection, la durée des mandats et la participation des membres, et d’établir les procédures ainsi que la constitution et la publication de rapports annuels. Ces conseils de commun instaurés ont trois fonctions principales : les deux premières concernent la gestion des activités agricoles et la gestion de la végétation. Pour remplir ces fonctions, les conseils de commun bénéficient d’un pouvoir réglementaire. La troisième fonction attribuée aux conseils est celle de la gestion des rights of common sur ces dits lands. Les conseils de commun ont notamment compétence pour gérer l’exercice des rights of commons des lands de leur ressort de compétence, d’édicter des règles relatives à la concession de rights of common, de créer et gérer un registre propre aux droits spécifiques de pâturage, ou encore d’établir et veiller au maintien du découpage des lands. Les conseils de commun doivent exercer leurs fonctions en respectant toute direction donnée par l’autorité nationale et dans l’intérêt public. L’intérêt public est ici défini par le législateur comme incluant la conservation de la nature ou du paysage, la protection des droits publics d’accès à toute terre ou bien encore la protection des vestiges archéologiques ou des attractions d’intérêt historique. » 3. Promouvoir une domanialité renforcée pour les biens à l’usage direct du public Lorsque les biens sont à l’usage direct du public et qu’ils constituent la base de l’exercice des libertés fondamentales, il serait possible d’envisager une domanialité renforcée, c’est-à-dire une obligation de préservation de l’affectation à l’usage collectif et une hiérarchisation des usages pour faire primer la garantie des libertés (expression, manifestation par exemple, c’est-à-dire la vocation politique du domaine). Lorsqu’il y a des décisions de gestion qui ont un impact sur l’affectation surtout si elles peuvent se traduire par une désaffectation de fait, ces décisions doivent être soumises à des obligations de participations élevées. Une des manières de renforcer la domanialité des biens à l’usage direct du public est la création d’un organe de gestion du domaine public, un comité des parties prenantes du domaine, représentant l’ensemble des usagers, qui serait en charge de fixer, dans le respect de la durabilité de 251 l’utilisation, la politique d’utilisation du domaine public. Dans ce comité, la personne publique ne serait qu’un acteur parmi d’autres et ce comité devrait prendre ses décisions en fonction des études scientifiques attestant de la compatibilité des décisions avec la conservation écologique du domaine. (Voir proposition en annexe159). 4. Maintenir l’affectation collective au-delà de la titularité du bien Une autre possibilité serait, de façon générale, que la protection du bien suive l’affectation et non la propriété, voie déjà esquissée par le Conseil constitutionnel. Il faut en outre, pour sortir du débat public/privé, reconnaître d’une part que la puissance publique peut « privatiser » de fait un bien dans le sens où elle peut déjà l’utiliser dans un sens non conforme à l’intérêt général et d’autre part que le privé peut recouvrir une pluralité de réalités : depuis la société anonyme cotée qui tentera nécessairement d’extraire le plus de valeur possible pour les actionnaires, jusqu’à la structure sans but lucratif. Le problème dans les deux cas est le même : assurer une gestion des biens pour des tiers, ce qu’exprime bien l’idée de la fondation en droit français160 ou du trust161 en common law. Le phénomène d’exclusion des tiers, qui sont pourtant ceux au nom desquels l’administration ou une personne privée est censé gérer ses biens, est un phénomène général, qui n’est pas forcément attaché au statut public ou privé du bien. Voyons donc d’abord la possibilité de dissocier propriété et affectation avant d’examiner les ressources « sociales » pour la gestion de biens au nom de tiers. 4.1. Une dissociation de la propriété et de l’affectation Une première piste d’évolution, qui s’inspire de la thèse de Hélène Sauguez162, serait de dissocier les critères organique et matériel de l’identification du domaine public afin de considérer l’affectation comme le seul véritable critère d’un régime contraignant, capable de suivre le bien après son passage au domaine privé ou même à un patrimoine privé. « L’affectation ne suit pas le propriétaire du bien, mais le bien lui-même et le but auquel il est destiné, ou celui pour lequel il est le plus utile. »163 Cette proposition permettrait d’harmoniser les exigences de valorisation économique et les finalités d’utilité publique. Pour comprendre cette proposition, il faut reconnaître que « l’association entre le statut de propriétaire et le pouvoir d’affectation n’est pas automatique »164. L’État aurait le pouvoir d’affecter un bien, sans en être propriétaire165. Cette proposition pourrait être comprise de deux manières distinctes : elle pourrait être vue comme une atteinte au principe d’inaliénabilité en permettant à ces biens de passer dans le domaine privé ou devenir la propriété de personnes privées sans la désaffectation, mais elle pourrait être vue comme une mise en valeur de la fonction du bien qui prime sur la titularité. « L’essentiel est que l’affectation soit préservée au moyen des règles les plus adaptées à la nature et au type de l’affectation en question. »166. La fonction du bien primerait et, dans ce sens, la proposition se rapprocherait de la catégorie italienne des « biens communs ». Mais en même temps, elle s’en éloigne en le dissociant de la protection par le principe 159 V. Annexe n° 1, 8. Propositions de réforme relatives aux biens publics. Ch. LAVIALLE, « Des rapports entre la domanialité publique et le régime des fondations », RDP 1990, p. 469. 161 Th. PERROUD « Recherche sur un fondement de la domanialité publique dans les pays de common law : la notion de public trust », Mélanges à la mémoire de Gérard Marcou, IRJS éditions, 2017. hal-01699002 ; V. aussi V° « Public Trust », in Dictionnaire des biens communs et la contribution de Judith Rochfeld dans ce rapport, infra, Annexe – Leçons de droit comparé. 162 H. SAUGEZ, L’affectation des biens à l’utilité́ publique. Contribution à la théorie générale du domaine public. Thèse Université Orléans, 2012. 163 H. SAUGEZ, op. cit., p. 198. 164 H. SAUGEZ, op. cit., p. 23. 165 Par exemple, les procédures additionnelles de tutelle qui pèsent sur les collectivités territoriales pour la désaffectation des certains biens que l’État les avait transférés dans le cadre de la décentralisation. Voir la thèse d’Amélie Sainson, La Domanialité publique à l’épreuve de la décentralisation, 2017. 166 H. SAUGEZ, op. cit., p. 23. 160 252 d’inaliénabilité car, pour Lucarelli, « il serait particulièrement opportun d’inscrire dans la Constitution que les biens communs sont inaliénables, indisponibles, imprescriptibles et placés en dehors de tout rapport marchand [afin d’éviter qu’ils ne soient pris en otage par le caractère changeant et aléatoire de la volonté parlementaire] »167. Au moins, dans un contexte de privatisations, cette idée répond aux impératifs de continuité du service public et d’exercice des libertés que la jurisprudence constitutionnelle et le CGPPP reconnaissent. Dans la décision du 14 avril 2005 (Aéroports de Paris), le Conseil Constitutionnel a déclaré que le déclassement d’un bien appartenant au domaine public ne saurait avoir pour effet de priver de garanties légales les exigences constitutionnelles qui résultent de l’existence et de la continuité́ des services publics auxquels il reste affecté168. Néanmoins, pour Philippe Yolka, « l’exclusivisme qui accompagne la propriété privée conduirait fatalement à une vision liberticide, quels que soient les montages pour conjuguer modèle privatiste et l’affectation »169. En effet, après la décision du Conseil constitutionnel de 2018, il est possible de considérer qu’il y a un noyau de domanialité publique qui doit rester protégé par les principes d’inaliénabilité et imprescriptibilité170. Mais penser à l’affectation hors du domaine public peut encore servir un autre propos. Pourrions-nous imaginer un critère d’affectation pour certains biens du domaine privé des personnes publiques ? Il est clair que toutes les décisions de l’administration doivent se fonder sur l’intérêt général, mais pourrionsnous déterminer des buts plus précis pour affecter certains biens du domaine privé à une certaine utilisation (i.e. des espaces utilisés par les citoyens qui n’ont pas été aménagés pour un service public)171 ? Un point positif de cette proposition est qu’une forme d’affectation des biens du domaine privé pourrait être une porte pour la gouvernance de certains biens tout en garantissant un objectif préalablement défini et différent de la valorisation économique du domaine. Ils pourront être des espaces d’expérimentation juridique pour créer des droits réels spéciaux, des prérogatives et des montages adaptés à l’affectation et à plus de participation des collectifs citoyens intéressés. En outre, toute réflexion sur la possibilité de faire suivre l’affectation avec le bien malgré un changement de titulaire doit avoir pour préalable une réflexion sur la nature de la privatisation, pour les biens affectés à un service public, bien sûr, mais aussi pour les autres. 4.2. Au-delà du public et du privé : une troisième voie pour les privatisations La voie tracée par Hélène Sauguez doit nous interroger sur une troisième voie possible dans les privatisations. Philippe Yolka a tout à fait raison d’estimer que la propriété privée s’oppose à l’affectation, et ce radicalement. Seulement, cette appréciation ne prend pas en compte la diversité des formes sociales privées possibles pour gérer un bien public. Les privatisations se sont pour l’instant toujours faites au bénéfice de la forme sociale la moins inclusive : la société par actions, dans laquelle la participation n’est possible que pour les actionnaires. Le public est bien évidemment exclu et le régime des biens exclut l’épanouissement des libertés publiques. Il faudrait approfondir la réflexion en réfléchissant aux autres formes sociales qui pourraient, elles, être compatibles avec l’affectation de droit public. 167 A. LUCARELLI. « Biens communs. Contribution à une théorie juridique » in Droit et société, No. 98, 2018, traduit de l’italien par J. MERCIER et T. PERROUD avec l’aimable relecture d’E. BOTTINI. 168 Conseil constitutionnel, Décision n° 2005-513 DC du 14 avril 2005. 169 Ph. YOLKA, « Le droit des libertés en question(s) - Colloque des 5 ans de la RDLF », RDLF 2017, chron. n° 02, p. 3. 170 Décision n° 2018-743, QPC du 26 octobre 2018. 171 Le mécanisme de la servitude d’utilité publique pourrait fournir une inspiration. 253 Nous proposons que toute privatisation, qui emporte nécessairement la privatisation de biens publics, soit précédée d’une étude pour définir la structure privée qui serait la mieux à même d’accomplir les utilités du bien. En tout état de cause, toute entité privée propriétaire d’un bien affecté à un intérêt ou à l’exercice des libertés publiques devrait être dépourvue de but lucratif. Nous pouvons à cet égard donner un exemple, celui de la gouvernance participative des réseaux de transport d’électricité aux États-Unis. La France a choisi de conserver la propriété du réseau d’électricité à l’opérateur historique, devenue depuis société anonyme, introduite ensuite sur les marchés financiers. Les États-Unis, au contraire, ont choisi une structure non lucrative et une gouvernance collaborative par l’ensemble des parties prenantes. Ce choix permet d’aligner les incitations de la nouvelle structure sur l’intérêt de l’ensemble des acteurs. Dans les années 1990, la Commission fédérale américaine de régulation de l’énergie (FERC) émit l’Order 888 qui ordonna la séparation du secteur en trois segments (génération, transmission et distribution de l’énergie). Pour l’organisation de la transmission (soit le transport de l’électricité à travers des câbles de haute tension), ce régulateur promut la réorganisation de l’industrie autour d’organisations sans but lucratif appelées gestionnaires indépendants du réseau (ISO). Cette structure était gérée par toutes les parties prenantes (industriels, consommateurs, et gouvernements), sans but lucratif. Cet exemple montre que les services publics pourraient être remodelés sur une base ad hoc afin d’encourager des modèles de management inclusif. L’enjeu majeur ici est la conception institutionnelle de chaque organisme. L’extrait ci-dessous permet de comprendre le choix américain. La gouvernance collaborative aux États-Unis (Charles H. Koch, Collaborative Governance: Lessons for Europe from US Electricity Restructuring, 61 Administrative Law Review [2009] Special Edition, 71-104) [...] III.Evolution of U.S. Electricity Policy A. Major Shift in U.S. Regulatory Strategy A major shift in the theory of U.S. electricity regulation started not with Congress or administrative authorities such as the Federal Energy Regulatory Commission (FERC) or the Department of Energy (DOE), but with antitrust litigation.172 The story begins with the Supreme Court’s opinion in Otter Tail.173 Since the end of the 19th century, the electricity industry was always considered a “natural monopoly” and hence ordinary application of the competition laws was deemed inappropriate. This theory spawned regulatory regimes in which rate and performance regulation aimed to create the performance of a competitive market while retaining the cost-effectiveness of the monopoly. While some economists increasingly questioned this theory, a policy shift would not take place until the Supreme Court in Otter Tail found that competition was possible and that the electricity industry to the extent possible should incorporate market forces. Congress made a few tentative attempts to encourage a market approach.174 However, it was FERC that initiated the first meaningful step toward restructuring the industry. The real beginning of efforts 172 The two most significant and lasting pieces of early energy legislation relevant to this discussion are Part II of the Federal Power Act, 16 U.S.C.A. §§ 824a–825r, passed in 1933, and the Natural Gas Act, 15 U.S.C.A. § 717 et seq., passed in 1938. 173 Otter Tail Power Co. v. United States, 410 U.S. 366 (1973). This case is seminal because it recognized the possibility of competition in the electricity industry and hence began the restructuring movement. Significant even today is the example of abusive behavior by the large, integrated utility. The utility attempted to drive out competition from small municipal utilities that were able to sell electricity well below the dominant utility. Such conduct continues to be a potential danger. 174 Major efforts include the Public Utility Regulatory Policy Act of 1978 (PURPA) (encouraging limited generator competition) and the Energy Policy Act of 1992 (expanding the types of generators that could sell deregulated wholesale power). 254 to inject market elements into the whole electricity industry was a FERC rule called Order 888.175 This “open access rule” provided an impressive foundation for this restructuring.176 Order 888 ordered functional unbundling, finding that ownership divestiture was not necessary. It sought to divide control of the three industry segments—generation, transmission, and distribution/marketing. A market in generation seemed plausible if the generators were separated from the integrated utilities. Likewise, a market in distribution would be created if customers were able to choose among retail marketers. Again, the key was separating the distribution segment from the integrated utility. Markets at the two ends, so to speak, proved possible, if not without difficulty. However, a traditional market in transmission—the operation of the big wires—eluded even theoretical designs. Transmission had to be an integrated whole and yet the counter-market opportunities remained after unbundling. To confront these opportunities, FERC looked to a structure that had been developed by members of the industry itself. It encouraged reorganization in which bulk transmission would be managed by not-for-profit organizations called independent systems operators (ISOs).177 Europeans must be immediately alerted to the fact that ISO organization as used in the United States is almost the exact opposite from the independent system operator option offered as an alternative by the EU Commission. The U.S. version of ISO is a not-for-profit system manager but the EU uses the term to designate an ordinary business entity. This option, a derogation from the basic ownership unbundling approach, is known as the “Independent System Operator.” This option enables vertically integrated companies to retain the ownership of their network assets, but requires that the transmission network itself is managed by an independent system operator—an undertaking or entity separate from the vertically integrated company—that performs all the functions of a network operator. In addition, to ensure that the operator remains and acts truly independently of the vertically integrated company, regulation and permanent regulatory monitoring must be put in place.178 Thus, the EU version of the ISO does not differ from the “preferred” version, except in the ISO alternative the ownership remains with the utility and in the preferred version the ownership is separated—but not by much. Neither alternative matches the U.S. ISO concept in which the focus is not on ownership but on management by an entity governed by all the stakeholders and hence truly independent. This management organization of the big wires was in some sense privileged by FERC’s open-access structure. Furthermore, embedded in the FERC open-access options was a move toward regional (multistate) design. Regional Transmission Organizations (RTOs), already existing in many regions, preside over an entity whose function was divided geographically according to the most efficient and effective physical and economic organization. In the original Power Act, Congress carved out, largely for political reasons, a role for state regulators.179 It became established doctrine that states were given jurisdiction to regulate “retail” and the federal regulators retained power over “wholesale.”180 Order 888 envisioned a structure in which federal regulation would impose optimum markets with 175 Order 888, Promoting Wholesale Competition Through Open Access Non-Discriminatory Transmission Services by Public Utilities; Recovery of Stranded Cost by Public Utilities and Transmitting Utilities, 61 Fed. Reg. 21,540 (May 10, 1996) (to be codified at 18 C.F.R. pts. 35, 385) (hereinafter Order 888). 176 It was adopted through the basic U.S. “legislative rules”—rules made pursuant to delegated authority which have the “power of law”—set out in § 553 of the Administrative Procedure Act (APA). The statement accompanying this rule is an impressive example of this process. 177 For a history of U.S. electricity restructuring, see Richard F. Hirsh, Power Loss: The Origins of Deregulation and Restructuring in the American Electric Utility System (1999). 178 Internal Market Proposal, supra note 2, at 5–6. 179 See Rhode Island Pub. Util. Comm’n v. Attleboro Steam & Elec. Co., 275 U.S. 83 (1927) (holding that the states could not regulate industries in interstate commerce and hence, for the states to have jurisdiction, the power had to be delegated by the federal government). 180 Fed. Power Comm’n v. Conway Corp., 426 U.S. 271, 276 (1976) (“The prohibition against discriminatory or preferential rates or services imposed by § 205(b) and the Commission’s power to set just and reasonable rates under [FPA §] 206(a) are accordingly limited to sales ‘subject to the jurisdiction of the Commission,’ that is, to sales of electric energy at wholesale. The Commission has no power to prescribe the rate for retail sales of power companies.”). 255 necessarily softened state-defined industry components. In New York v. FERC, the Supreme Court strongly affirmed the FERC approach.181 B.The ISO/RTO Solution FERC made a very wise choice: it encouraged the industry itself to offer open-access designs that eliminated anticompetitive control from a central entity. Almost a natural consequence of unbundling was industry shift to ISO/RTO models.182 This organizational model, which had emerged over sixty years, manages the big wires and usually makes a market in electricity, unencumbered by state or, in some cases, national boundaries. It also provides auxiliary services, control of which also presents the potential for anticompetitive conduct. In North America, ISOs and RTOs represent 67% of electricity customers in the United States and over half of those in Canada.183 This Article centers on the ISO/RTO model. The model’s chart is available on the ISO/RTO Council’s website.184 The discussion below generally equates interconnection among U.S. states with that among EU Member States. As can be seen from this chart, however, to be discussed further below, there is considerable cross-border cooperation between ISOs in Canada and the United States. The organizational union often operates as if it were one entity. Thus, the organizational structure transcends political borders and may be seen as operating across international as well as interstate borders. The freer from political constraints in general, the more likely the boundaries will be determined by physical and market efficiencies. But, relevant to this paper, the greater the variety of private and governmental stakeholders brought into these entities, the greater the challenge to their governance organization. C. Collaborative Governance Model in Electricity Participatory governance is essential to the comfort level of firms that cede some control to an independent authority. For this reason, ISO/RTO governance enhances industry participation in joint action to facilitate efficient markets and reliability. Equally important, however, is that ISO/RTOs provide direct participation by nonindustry stakeholders, including consumers and various governments. The ISO/RTO model’s inclusiveness and transparency gives it legitimacy. The collaborative-governance strategy of the ISO/RTO system, then, is a key to its success. Collaborative governance seeks to reorient the conceptualization of administrative process around techniques of joint problem solving and controlled discretion.185 It seeks an alternative to adversarial government and explores concepts and processes which might replace interest-group contests with cooperation and dialogue.186 It fosters the development of a coherent theoretic framework for those experimenting with alternatives based on positive problem solving rather than contestibility and 181 New York v. FERC, 535 U.S. 1 (2002). Indeed, Justice Thomas, in a separate opinion, found that FERC had jurisdiction over transmission transactions including those taking place within a state. See id. at 42 (Thomas, J., concurring in part and dissenting in part) (“Finally, to the extent that FERC has concluded that it lacks jurisdiction over transmission connected to bundled retail sales, it ignores the clear statutory mandate.”). 182 18 C.F.R. § 35.34 (2006) (setting out FERC ‘s technical requirements). 183 ISO/RTO Council, Harnessing the Power of Demand: How ISOs and RTOs Are Integrating Demand Response into Wholesale Electricity Markets (2007), http://www.isorto.org/atf/cf/%7B5B4E85C67EAC40A08DC3003829518EBD%7D/IRC_DR_Report_101607.pdf. 184 ISO/RTO Operating Regions, http://www.isorto.org/site/c.jhKQIZPBImE/b.2604471/k.B14E/Map.htm. 185 Collaborative governance is characterized by five features: problem-solving orientation; participation by interested and affected persons at all stages of the decisionmaking process; solutions that are provisional and subject to revision; accountability; and flexible, engaged government institutions. Freeman, supra note 1, at 22. 186 Americans, not just their lawyers, have a great deal of difficulty with such behavioral norms. Much of the rest of the world finds it easier to engage in community dispute resolution. Our instinctive competitiveness is our strength and our weakness. Here, as perhaps elsewhere, this instinct can inhibit the attainment of the ultimate goal. Our inability to engage in cooperative decisionmaking may accrue to our comparative disadvantage in the increasingly interconnected world. 256 coercion. It engenders information sharing, accountability, and broad participation and deliberation.187 It enables evolutionary decisionmaking in which solutions to immediate problems do not foreclose rethinking of both solutions and goals. It envisions synergistic government and broadens potential roles of public agencies, such as serving as facilitators and information clearinghouses. Yet, while government may guide and monitor performance, it does not dictate operations. As Professor Freeman observed, “A collaborative perspective requires that we reconceive the relationship and responsibilities among public and private actors in the regulatory process.”188 For these reasons, it seems to speak directly to the evolving electricity industry. Through the ISO/RTO model, the collaborative-governance package has transformed governance in the electricity industry. Careful attention to the instrumental value of participation as well as its normative value is nowhere more important that in electricity governance. Indeed, collaborative problem solving changes the conceptualization of the interaction among the interests. Electricity governance is a complex prisoner’s dilemma in which individual self-interest may in fact diminish the payoff for everyone, unlike most business relationships in which competition has social value. Mutual trust is obviously not enough and hence positive governance is necessary. The governance structure must be effective and fair—and appear to be effective and fair. The ISO/RTO model then serves the complex problem-solving challenges of the electricity industry. At the same time, it satisfies all the various interests in which they are involved in substance as well as form. The oldest RTO, PJM, may well serve as an exemplar.189 This RTO originally managed grids in the neighboring U.S. states of Pennsylvania, New Jersey, and Maryland; hence its name. PJM was started by electric utilities in 1927 and became the first FERC-certified RTO in 1997. It has been extremely successful, growing to include 450 members in 15 Mid- Atlantic states. It manages over 56,000 miles of transmission lines and 164,905 MW of generation. PJM covers 1,271 generating sources and serves over 51 million customers. Thus, it fosters vibrant competition between producers and provides choices for customers and marketers. In the PJM governance system, the central authority is the Board of Managers. The Board is charged with operating a fair, nondiscriminatory electricity market. The Board may have no person who has a personal affiliation or ongoing professional relationship or financial stake in any PJM market participant. A Members Committee provides advice to the Board. That Committee has representatives from the key segments: generators, transmission owners, distributors, marketers, and consumers. A Nominating Committee fills vacancies on the Board. Various specialized committees, such as the Reliability Committee or the Finance Committee, work to refine and improve rules, policies, and processes. Input also comes from user groups. ISO/RTOs such as PJM engage in self-regulation of their various members. PJM’s Market Monitoring Unit guards against the exercise of market power by any market member. The industry itself developed this concept to engender trust among market participants, including competitors. The Unit analyzes market data and takes action to make structural or rule changes. Self-regulation has been very successful in several U.S. industries, such as the securities industry. Members of the industry itself are much harder to fool than government regulators. On the other hand, they are sensitive to the needs of industry participants. When self-regulation works, it is both more effective and less burdensome to the industry. An independent transmission organization responsible for the industry’s integrity offers the most effective monitor. For one thing, self-monitoring creates legitimacy in that part of the industry that cannot be protected by market forces. In the end, the industry benefits from keeping its own house clean rather than dealing with intrusive governmental interference. 187 See Jim Rossi, Participation Run Amok: The Costs of Mass Participation for Deliberative Agency Decisionmaking, 92 N.W. U.L. REV. 173 (1997) (explaining that, while U.S. administrative law exults participation, the central consideration must be optimizing deliberation). 188 Freeman, supra note 1, at 97. 189 A great deal of information about the issues discussed here and otherwise is available on the PJM website, http://www.pjm.com. 257 Another advantage of independent transmission management is its dispute–resolution machinery. Any environment with so many actors will create numerous disputes. For example, sometimes generators are unable to meet their delivery promise, customers may not want the delivery, or repairs may be negligent or slow. An effective transmission manager must efficiently settle such disputes. An ISO/RTO has the status, resources, and independence to do so. It is a better alternative to government regulatory mechanisms or judicial dispute–resolution mechanisms. In sum, the private government-like services—including management, rulemaking, enforcement, and dispute settlement—solve many of the governmental tasks without many of the disadvantages of direct governmental involvement. Such entities serve well the sophisticated and complex tasks involved in governing the core segment of the electricity industry, bulk transmission. Fairness, competence, efficiency, and legitimacy radiate out to the entire industry and ultimately to the society it serves.” On voit donc bien qu’aux États-Unis, une forme sociale originale a été mise en place afin d’accomplir les utilités du bien. Cette forme sociale est inclusive et permet de représenter l’ensemble des points de vue ayant un intérêt aux utilités du bien. Pour illustrer encore une fois ce propos, nous souhaiterions ici présenter un autre modèle de gouvernance collaborative d’un commun réunissant dans une même structure ad hoc l’ensemble des parties prenantes, le Cumbria Commons Council : Extrait de Christopher P. Rodgers, Eleanor Straughton, Angus J.L. Winchester, Margherita Pieraccini, Contested Common Land: Environmental Governance Past and Present, Routledge, 2012 “[…] The Cumbrian model combines informal governance by commoners’ associations, in which all stakeholders participate, with a formal governance structure (the proposed commons council) with a more limited and closely defined membership that can introduce legally enforceable management rules. This raises an interesting historical parallel with the relationship in previous centuries between informal ‘byrlaw’ meetings and the more formal proceedings in the manor courts. The Cumbria model posits a commons council of 15 voting members (Defra, 2009a). There would be ten representatives of active graziers, with one drawn from each of ten regions in the county; two representatives of non-active graziers; and three owner representatives chosen (one each) by the representatives of owners with recreational interests, sporting interests and agricultural interests. The Cumbrian proposal defines active graziers for these purposes as commoners who have grazed a hefted flock for at least the previous two years. The management of individual commons in Cumbria would remain with local associations under delegated powers, and the statutory council would only make a decision relating to an individual CL unit (e.g. a particular common) if there was a majority of 75 per cent of commoners from that unit in favour of the proposal. In this way it is proposed to maintain local control of day-to-day management in the hands of the commoners’ associations for each individual CL unit, while achieving both the power to make legally binding rules and economies of scale through the use of a country-wide model for the statutory council. The Federation of Cumbria Commoners has agreed, in principle, to proceed with the establishment of a council on this basis, subject to resolution of a number of outstanding issues.” Il faudrait donc, pour chaque bien public privatisé, réfléchir à la structure ad hoc permettant de respecter l’affectation. Pour cela, l’inclusion des parties prenantes dans la structure semble indispensable. De même, inclure dans l’objet social l’absence de but lucratif et la satisfaction de l’intérêt général paraît indispensable. Dans ce cadre, on ne peut cependant que reconnaître que l’objectif de valorisation des biens du domaine est en contradiction avec ces principes puisque cet objectif implique une augmentation des redevances qui impose naturellement des structures lucratives. 258 §2. Approche spéciale des espaces publics : propositions de réformes pour renforcer la démocratie dans la gouvernance domaniale Dans l’approche générale sur les biens publics, nous avons présenté des pistes de réflexion pour une gestion plus démocratique de ces biens, et exploré une troisième voie possible dans le cadre de privatisations. Il ressort néanmoins de la pluralité des biens publics et de leurs finalités, ainsi que de la diversité des personnes publiques propriétaires (avec des régimes de décision interne et de gestion qui diffèrent), que la formulation de propositions générales fait tôt ou tard face à des limites. Ainsi, les propositions concernant les biens affectés à un service public doivent également prendre en compte les besoins du service en cause. Il nous ait donc apparu nécessaire de mener une étude sur un objet plus spécifique pour mettre à l’épreuve nos hypothèses. Constatant que la communalité dépasse la question de la titularité pour se porter davantage sur la fonctionnalité des biens, nous avons fait le choix d’un objet hybride, entrecroisant les enjeux publics et privés, à travers la notion d’« espaces publics ». La réflexion sur ces espaces souligne que la communauté attributaire, ou d’usage, dépend fortement du mode de prise de décision, notamment dans le cadre de conflits, quel que soit le propriétaire. Face à la polysémie du terme d’espace public, nous ferons d’abord une présentation classique de cette notion (1), qui servira de cadre conceptuel pour l’analyse du projet d’aménagement de la gare du Nord (2). Ce cas illustre à la fois les difficultés soulevées par la valorisation économique des biens publics et le besoin de penser la communauté délibérative pour les espaces publics. Ces constats nous invitent à une réflexion sur la démocratie dans la gouvernance domaniale et les autorisations d’occupation temporaire (3). Néanmoins, la privatisation de ces espaces nous démontre que les réformes ne doivent pas s’arrêter à l’échelon de la propriété publique. Ainsi, la doctrine de l’effet horizontal des droits fondamentaux peut servir à régler les conflits d’usages des espaces publics privés (4), comme c’est déjà le cas dans d’autres pays190. 1. Présentation « classique » de la notion d’espace public La notion d’« espace public » désigne en droit français des espaces matériels dont la définition n’est pas juridiquement unifiée. Selon que son usage est singulier ou pluriel, cette notion renvoie pourtant suivant les disciplines à deux concepts distincts, bien qu’indissociables191. Au singulier, l’espace public fait référence à un espace métaphorique et abstrait, conceptualisé par la philosophie et les sciences politiques192, dans lequel prend place le débat politique. Au pluriel, les espaces publics correspondent au concept utilisé notamment par les urbanistes et les architectes, pour qualifier des espaces matériels ouverts et accessibles à tous. L’association de ces deux concepts à travers une même notion illustre la fonction politique indissociable que ces espaces, distincts épistémologiquement, remplissent au sein de notre démocratie. Ils mettent en effet à disposition du « public » un espace intermédiaire de circulation et d’échange, lieu institué du vivre-ensemble et support de « mondes communs »193, situé au croisement des institutions publiques et des lieux privés. Dans leur dimension matérielle, ces espaces connaissent une grande diversité de régimes de propriété favorisant leur appréhension à travers un critère fonctionnel, à raison 190 V. Annexe 2, Leçon de droit comparé n° 2 : Les limitations aux privatisations des espaces publics dans les pays angloaméricains et en Allemagne. 191 Th. PAQUOT, L’espace public. La Découverte, 2015. 192 L’élaboration de ce concept est attribuée au philosophe Jurgen Habermas dans sa thèse d’habilitation publiée en 1962, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise. Paris, Payot, réed. 1988. 193 É. TASSIN, « Espace commun ou espace public ? L’antagonisme de la communauté et de la publicité », Hermès, La Revue, vol. 10, no. 1, 1992, pp. 23-37. 259 de leur accessibilité. Ils ont également constitué à cet égard, un appui à l’essor des « communs urbains »194. Ces espaces urbains peuvent ainsi correspondre à plusieurs catégories juridiques dans différentes branches du droit français, et relever de la notion d’« espace public » en vertu de leur degré d’ouverture et d’accessibilité. Ces catégories ne forment pas pour autant un ensemble cohérent, pour lequel il est dès lors difficile de déduire un régime applicable commun195. Tout d’abord, en vue de définir la compétence ratione loci des pouvoirs de police administrative196, la catégorie juridique de « voie publique »197 peut être associée à celle de « lieu public ». Cette dernière serait équivalente198 à la catégorie juridique de « lieu ouvert au public », définie par la jurisprudence comme l’ensemble des lieux « accessible à tous, sans autorisation spéciale de quiconque, que l’accès en soit permanent et inconditionnel ou subordonné à certaines conditions »199. La circulaire du 2 mars 2011 relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public en retient une définition similaire, mentionnant notamment « les commerces (cafés, restaurants, magasins), les établissements bancaires, les gares, les aéroports et les différents modes de transport en commun ». Afin d’en délimiter les contours, la catégorie juridique de « lieu ouvert au public » peut être mise en rapport avec celle de « lieu affecté à un usage collectif »200 encadrant l’interdiction de fumer, qui intègre en outre les lieux de travail fermés au public. Elle peut également être rapprochée de la catégorie d’« établissement recevant du public »201, qui implique des règles en matière de sécurité202 et d’accessibilité pour les espaces clos recevant du public autre que leur personnel203. La loi du 11 février 2005 relative aux personnes handicapées prévoit ainsi une obligation d’accessibilité pour ces établissements, de même que l’élaboration par les communes d’un « plan de mise en accessibilité de la voirie et des aménagements des espaces publics »204. Enfin, la catégorie juridique de « lieux accessibles aux regards du public » en matière d’exhibition sexuelle205, permet de repousser encore davantage les limites de ce qui relèverait de l’accessibilité au public. Ces catégories s’enchevêtrent donc, et se distinguent selon le type de droit considéré, laissant toujours fuyante la frontière juridique qui permettrait de délimiter les espaces publics. La loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public propose bien une définition de « l’espace public », qui désigne alors « des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au 194 D. FESTA, « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés. Revue de Sciences humaines, #16, 2016. O. BUI-XUAN, « L’espace public. L’émergence d’une nouvelle catégorie juridique ? Réflexions sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. », Revue française de droit administratif, Dalloz, 2011. 196 Article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales. 197 Cette catégorie juridique a été interprétée par la jurisprudence civiliste comme « tout passage accessible, route ou chemin, ouvert au public », sans la limiter au seul domaine public. Voir Civ. 3e, 13 mai 2009, n° 08-14.640, AJDI 2009. 742, cité par O. BUI-XUAN, op. cit. 198 F. ROLIN, « L’espace public en droit administratif », in O. BUI-XUAN (dir.), Droit et espace(s) public(s), Fondation Varenne, 2012, p.60 199 TGI Paris, 23 oct. 1986, confirmé par CA Paris, 19 nov. 1986. 200 Article 1er du décret n° 2006-1386 du 15 novembre 2006 fixant les conditions d’application de l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif. 201 L’article R. 123-2 du code de la construction et de l’habitation définit les établissements recevant du public comme « les bâtiments, locaux et enceintes dans lesquels des personnes sont admises, soit librement, soit moyennant une rétribution ou une participation quelconque, ou dans lesquels sont tenues des réunions ouvertes à tout venant ou sur invitation, payantes ou non ». 202 Arrêté du 25 juin 1980 portant approbation des dispositions générales du règlement de sécurité contre les risques d’incendie et de panique dans les établissements recevant du public. Cet arrêté est régulièrement mis à jour. 203 La jurisprudence en exclue par exemple les locaux d’une caisse primaire d’assurance-maladie non accessible au public, TA Lille 7 décembre 2007, Caisse primaire d’assurance-maladie de Boulogne-sur-Mer. 204 Article 45 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Cette obligation ne concerne désormais que les communes de plus de 1000 habitants, en vertu de la loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement. 205 Article 222-32 du code pénal. 195 260 public ou affectés à un service public »206. La portée de cette définition est néanmoins limitée au champ d’application de son article 1er, qui établit le principe visant à interdire l’usage du voile intégral dans « l’espace public ». Elle ne s’applique donc pas aux « espaces publics » mentionnés notamment par la loi du 11 février 2005 relative aux personnes handicapées. La loi dite « anti-burqa » réalise en fait avec cette définition un déplacement de la notion d’« espace public » qui entretient les confusions, tout en s’appuyant sur des catégories juridiques déjà existantes. En cherchant à lutter contre l’atteinte qui serait portée par les femmes intégralement voilées à leur propre dignité207, le législateur « laisse inclure ce qu’il exclut et inscrit ce qu’il essaie d’effacer »208. La loi introduit en effet un motif d’évincement des espaces publics, alors même qu’elle vise à lutter contre toute logique d’exclusion en vertu d’un principe de transparence, qui refuse pourtant l’extériorité. De cette façon, le législateur étend dans une certaine mesure aux espaces publics le principe de neutralité religieuse, cantonné par la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État aux seules institutions et administrations publiques209. Ce principe s’applique en théorie aux agents publics210, et non aux usagers des services publics211. Dans un contexte bien circonscrit néanmoins, la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles dans les écoles, les collèges et les lycées publics212 avait déjà apporté des restrictions à la liberté de manifester sa religion pour les usagers du service public. La loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public étend donc l’encadrement de la liberté d’expression religieuse, des institutions publiques vers « l’espace public », et participe ainsi à faire évoluer la conception française de la laïcité. De la même façon, la définition de « l’espace public » retenue par la loi du 11 octobre 2010 assimile les institutions publiques aux espaces publics. Elle s’appuie en effet sur la catégorie juridique de « lieu affecté à un service public », qui constitue l’un des critères d’identification du domaine public213. Cette catégorie juridique se superpose de nouveau avec celle de « lieu ouvert au public », à l’exception des lieux affectés à un service public qui sont fermés au public214. Surtout, le mot « public » ne désigne plus dans ce cas un ensemble indéterminé de personnes, comme pour les catégories juridiques de « lieu ouvert au public » et de « voie publique ». Contrairement à ces deux catégories qui reposent sur un critère fonctionnel d’accessibilité pour leur identification, les « lieux affectés à un service public » dépendent du critère matériel de « service public ». Le mot « public » est alors utilisé dans son autre acception, pour désigner ce qui relève de l’État et des collectivités territoriales. Le législateur opère ainsi une extension de la notion d’« espace public », en associant dans la loi du 11 octobre 2010 ces deux significations du mot « public ». Cette extension, qui revient à qualifier d’« espace public » des lieux fermés au public, s’ajoute à celle du principe de neutralité religieuse, en partie étendu aux voies publiques et aux lieux ouverts au public. Loin d’éclaircir les frontières des espaces publics, la définition de « l’espace public » retenue pour la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public réalise donc un double mouvement d’extension, tout en combinant les deux sens du « public ». Cette double signification du « public » engendre une compréhension différenciée des mouvements de privatisation et de publicisation des espaces urbains, selon que l’on s’intéresse à leur accessibilité ou au titulaire de la propriété. De nombreux espaces comme des cafés, des cinémas ou des théâtres répondent 206 Alinéa 1er de l’article 2 de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. les débats parlementaires mentionnent ce motif pour justifier l’adoption de la loi. 208 D. FONSECA, « Une généalogie philosophique de l’espace public. Histoire de différences, différences d’histoires » in O. BUI-XUAN (dir.), Droit et espace(s) public(s), Fondation Varenne, 2012, p.36. 209 Voir notamment les arrêts CE, 9 novembre 2016, Fédération de la libre pensée de Vendée, et CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne, qui précisent les conditions de régularité de l’installation d’une crèche de Noël dans un emplacement public. 210 Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires. 211 Circulaire du 15 mars 2017 relative au respect du principe de laïcité dans la fonction publique, 1.3 p.4. 212 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. 213 L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 214 Outre les bureaux ou les écoles qui ne sont pas des « lieux ouverts au public », on peut penser aux biens du domaine public dont l’accès est interdit au public, tels que ceux participant à la défense nationale. 207 Seuls 261 à un critère d’accessibilité tout en faisant l’objet de droits privatifs, sans relever ni de la propriété publique ni d’un service public. En outre, Frédéric Rolin constate « une interpénétration des enjeux publics et privés sur un même espace, soit qu’un espace privé soit assujetti à des enjeux publics, soit au contraire que des espaces soient les supports de droits « privatifs », soit encore qu’il existe des espaces hybrides dans lesquels les notions de publics et de privé sont complètement diluées »215. Au-delà de la titularité, le propre des espaces publics repose donc dans leur affectation collective déterminée principalement par un critère d’accessibilité. Dans ce sens, l’auteur américain Anthony Maniscalco suggère cinq critères pour reconnaître les espaces publics216 : (1) L’ouverture et accessibilité ; (2) le soutien aux pratiques communautaires ; (3) la visibilité et la révélation, dans le sens d’un espace d’apparence217 ; (4) la diversité, la tolérance et le compromis ; et (5) l’authenticité et l’inattendu, car ils permettent des usages non déterminés a priori. Ces caractéristiques rapprochent les espaces publics d’une conception fonctionnelle des communs. Premièrement, c’est la « fonction » de ces espaces et la garantie des libertés qui justifieront une protection additionnelle de leur affectation. Cette approche s’inspire de la définition des « biens communs » issue de la Commission Rodotà en Italie : « les choses qui expriment des utilités fonctionnelles pour l’exercice des droits fondamentaux, mais aussi pour le libre développement de la personne humaine. Les biens communs doivent être protégés et sauvegardés par l’ordre juridique, également au bénéfice des générations futures. Les titulaires des biens communs peuvent être des personnes juridiques de droit public ou privé. Dans tous les cas, l’accès de tous doit être garanti, dans les limites et selon les modalités déterminées par la loi. Quand les titulaires sont des personnes publiques, les biens communs sont gérés par eux et mis hors de portée du monde marchand »218. Deuxièmement, la diversité des usages que connaissent les espaces publics en raison de leur ouverture nous amène à la question de leur réglementation, et du pouvoir de décision sur ces espaces. Il ne s’agit pas d’affirmer a priori que les espaces publics sont des « communs », ni qu’il serait souhaitable d’en faire des « communs ». Nous constatons plutôt que l’analyse des espaces publics à travers la problématique des « communs », en dépassant la distinction entre droit public et privé pour se concentrer sur leur affectation collective, peut répondre dans certains cas aux conflits d’usages actuels qu’ils rencontrent. Une illustration peut en être donnée à travers le projet de rénovation, devenu un projet de transformation de la gare du Nord, initié en 2017 à Paris. 2. Exemple de la gestion domaniale et des conflits d’usages dans le projet de réaménagement de la gare du Nord à Paris Le projet de rénovation de la gare du Nord à Paris, envisagé219 à travers la publication d’un appel à projets lancé en 2017 par l’ex-Établissement public industriel et commercial (EPIC) SNCF Gares & Connexions, permet d’illustrer l’enchevêtrement d’espaces publics au statut et aux finalités différents. Ce réaménagement constitue un projet structurant, dans un environnement urbain complexe, dont les polémiques qu’il a engendrées220 illustrent la dimension politique. Il suppose d’articuler à travers la gare deux visions de la ville, en termes de flux entre la ville et les autres territoires d’une part, et en termes de tissu urbain pour en faire un projet inscrit dans le territoire d’autre part. Ces deux approches supposent de concevoir au sein même de la gare un arbitrage entre les usages propres au service public de 215 F. ROLIN, op. cit., p. 62. A. MANISCALCO, Public Spaces, Marketplaces, and the Constitution: Shopping Malls and the First Amendment, SUNY Press, 2015, p 20. 217 H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Pocket, 1983. p. 259. 218 Cité par A. LUCARELLI, « Biens communs. Contribution à une théorie juridique » in Droit et société, n° 98, 2018, traduit de l’italien par J. Mercier et T. Perroud avec l’aimable relecture d’E. Bottini. 219 Article 67 de la loi n° 2017-257 du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain. 220 Par exemple : https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/03/le-projet-de-transformation-de-la-gare-du-nord-estinacceptable_5505639_3232.html 216 262 transport, et le développement d’autres usages commerciaux, culturels ou sportifs. Ce projet se caractérise en outre par une gestion de la propriété publique de l’État par la SNCF, récemment devenue un acteur de droit privé à capitaux publics, qui interroge sur les équilibres à trouver entre la valorisation économique du domaine public et le respect de son affectation principale. Ainsi, l’orientation prise par le projet, qui s’explique en partie par son mode de financement, questionne sur les garanties apportées à l’affectation du domaine public, de même que sur le statut domanial des différents espaces qui composeront la gare. Le développement de nouveaux usages permet de réfléchir à leur articulation avec l’affectation principale du domaine public au service public de transport, et apporte un éclairage sur les limites rencontrées dans le cadre de privatisations et sur les modes de gouvernance à promouvoir pour garantir cette affectation. En juillet 2018, la société Ceetrus221 a été désignée lauréate pressentie de la consultation pour réaliser le réaménagement de la gare du Nord, avec un projet d’agrandissement substantiel de sa surface totale. L’ampleur de la rénovation envisagée, avec notamment la création d’une salle de concert et d’un lieu culturel, de bureaux et de terrains de sport, et d’une hausse des surfaces commerciales passant de 5 204 m2 à environ 19 900 m2, a concentré les critiques222. La réorganisation des flux visant à favoriser les nouveaux usages commerciaux se ferait au détriment de la circulation des voyageurs223, qui constitue pourtant l’utilisation principale de la dépendance du domaine public. En outre, une atteinte serait portée « au tissu commercial environnant » et à « la vie urbaine du quartier » selon l’avis défavorable rendu par la Commission départementale d’aménagement commercial le 27 juin 2019224. Après une adaptation du projet, la Commission nationale d’aménagement commercial a néanmoins statué favorablement sur le projet le 10 octobre 2019225. À la suite de cette décision, un arrêté préfectoral en date du 29 octobre 2019226 a prescrit l’ouverture de l’enquête publique préalable à la délivrance du permis de construire valant autorisation d’exploitation commerciale. Les conclusions de l’enquête publique, ouverte du 20 novembre 2019 au 8 janvier 2020, ont été rendues le 25 février 2020 dans un sens favorable au projet227. Le 6 juillet 2020, Michel Cadot, préfet de la région d’Île-de-France et préfet de Paris, a délivré par arrêté à la SEMOP « Gare du Nord 2024 », un permis de construire valant autorisation d’exploitation commerciale sur le projet de transformation de la Gare du Nord. Si la gare du Nord relève en principe dans son ensemble228 du domaine public ferroviaire de l’État, celuici ne comprend pourtant que les biens « affectés exclusivement aux services de transports publics »229. L’ampleur des aménagements prévus, qui éloignent la gare de sa vocation première visant à satisfaire le service public de transport, ainsi que les nouvelles règles de gestion domaniale issues de la réforme du statut de la SNCF, pourraient avoir des conséquences sur son unité domaniale, comprise autour de son affectation principale. La réforme du statut de la SNCF organisée par l’ordonnance n° 2019-552 du 3 juin 2019 portant diverses dispositions relatives au groupe SNCF, vise à préparer l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire, conformément230 au quatrième « paquet ferroviaire » adopté 221 Société anonyme, filiale immobilière du Groupe Auchan Paris Gare du Nord 2024 – Dossier de concertation, mars 2019, p.37. Accessible ici. 223 A. M. Depuydt, C. Poulin, J.-L. Subileau et P. Veltz, Avis et propositions concernant le projet Gare du Nord 2024 Rapport remis à Madame la Maire de Paris le 19 Décembre 2019. 224 https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/11/avis-favorable-pour-le-projet-de-renovation-de-la-gare-dunord_6015070_3234.html 225 https://cnac2.entreprises.gouv.fr/pdf/3964-2019-10-10.pdf 226 https://www.registre-numerique.fr/garedunord-2024/voir?arrete=451 227 https://www.prefectures-regions.gouv.fr/ile-de-france/content/download/67502/441504/file/2Conclusions%20Gare%20du%20Nord.pdf 228 Il est possible de faire une application de la théorie du domaine public global en comprenant la gare comme un ensemble immobilier, à partir de l’arrêt CE, 22 novembre 1967, n° 66703, Sieur Leclerc : Rec. CE 1967 p.434. 229 Article L. 2111-15 du code général de la propriété des personnes publiques. 230 Selon l’Autorité de Régulation des Transports, la libéralisation du secteur ferroviaire issue des directives européennes n’exigeait pas la fin du statut d’EPIC de la SNCF. Pour autant, comme le relève un rapport sénatorial, « dans une décision du 3 avril 2014, la CJUE a indiqué que la garantie implicite illimitée en faveur de La Poste, qui a pour conséquence d’améliorer sa 222 263 définitivement par le Parlement européen fin 2016. Ainsi, la SNCF Gares & Connexions, antérieurement rattachée à l’EPIC SNCF Mobilités, est devenue une société anonyme à capitaux publics le 1er janvier 2020231, filiale de SNCF Réseau. Ce sont désormais les sociétés anonymes SNCF Réseau et sa filiale SNCF Gares & Connexions, dont le capital est incessible et intégralement détenu par l’État, qui exercent « tous pouvoirs de gestion sur les biens immobiliers qui leur sont attribués par l’État ou qu’elles acquièrent au nom de l’État »232. De cette façon, une dissociation est introduite entre la personne publique propriétaire du domaine, et le gestionnaire de droit privé à capitaux publics, qui doit notamment garantir l’affectation du domaine public au service public de transport ferroviaire et de la mobilité233. Si la SNCF Réseau et sa filiale peuvent dès lors procéder à un déclassement des biens du domaine public, et aliéner les biens du domaine privé pour le compte de l’État, ce dernier conserve néanmoins un droit de veto lui permettant de contrôler ces actes234. Ces garanties à une gestion domaniale conforme au service public de transport s’accompagnent d’un contrat235 entre SNCF Gares & Connexions et l’État, qui doit notamment déterminer les objectifs assignés au gestionnaire de gares en matière de qualité de service aux voyageurs, de trajectoire financière et de développement équilibré des territoires. Il est alors possible de s’interroger sur la gestion du domaine public dans le cadre du projet de la gare du Nord, ainsi que sur la compatibilité des nouveaux usages avec son affectation. Or l’essentiel des aménagements prévus vise à développer de nouveaux usages qui ne correspondent pas au service public de transport. Certains de ces espaces pourraient néanmoins appartenir au domaine public administratif, à raison de leur affectation à l’usage de tous. Si l’on reprend l’article L.2111-15 du Code général des personnes publiques propriétaires, en vertu duquel les biens du domaine public ferroviaire sont « affectés exclusivement aux services de transports publics », l’importance des nouveaux équipements commerciaux, culturels et sportifs, tendent à changer la nature de l’affectation de ces espaces sans permettre une superposition des affectations. D’autres espaces pourraient faire l’objet d’un déclassement, tels que les espaces de bureaux, qui serait la résultante de leur désaffectation. Au-delà d’une simple rénovation en vue de répondre à la hausse du nombre de voyageurs, le projet de réaménagement pourrait donc porter atteinte à l’unité domaniale de la gare du Nord, en raison de son importance. Une partie des espaces publics, au sens de notre rapport, pourraient ainsi relever de domaines publics aux affectations distinctes, quand d’autres appartiendraient au domaine privé de l’État, s’ils ne sont pas aliénés. Les aménagements programmés s’expliquent en partie par le montage technique et financier du projet, qui s’appuie sur la création en février 2019 de la joint-venture Gare du Nord 2024, sous la forme d’une société anonyme détenue à 66% par Ceetrus et à 34% par SNCF Gares & Connexions236. L’appel à projets prévoit que soit conclu entre Gare du Nord 2024 et SNCF Gares & Connexions, un contrat de concession de travaux pour l’aménagement de la gare, et d’exploitation sans délégation de service public position financière, constituait une aide d’État incompatible avec le marché intérieur. La transformation en sociétés anonymes à capitaux publics des entités du groupe public ferroviaire permet de répondre à cette difficulté. Elle présente par ailleurs plusieurs avantages par rapport au statut d’établissement public, puisqu’elle permet une discipline financière plus stricte, une société anonyme ne pouvant présenter durablement des capitaux propres négatifs, ainsi qu’une plus grande souplesse dans la gestion du groupe. » 231 Article 1er de la loi n° 2018-515 du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire. 232 Article L. 2111-20.-I. du code des transports. 233 Article L. 2101-1 du code des transports. 234 Voir le décret n° 2019-1516 du 30 décembre 2019 relatif aux règles de gestion domaniale applicables à la société SNCF Réseau et à sa filiale mentionnée au 5° de l’article L. 2111-9 du code des transports ; et le décret n° 2019-1575 du 30 décembre 2019 relatif aux conditions d’aliénation des terrains bâtis ou non appartenant au domaine privé de l’Etat géré par la société SNCF Réseau ou sa filiale prévues à l’article L. 3211-13-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 235 L. 2111-10-1 A du code des transports. Voir également le décret n° 2019-1583 du 31 décembre 2019 relatif à l’élaboration du contrat entre l’Etat et la filiale de SNCF Réseau chargée de la gestion unifiée des gares de voyageurs. 236 https://www.garesetconnexions.sncf/fr/journaliste/sncf-ceetrus-presentent-structure-qui-va-transformer-gare-paris-nord 264 applicable aux activités hors transport pour une période de 46 ans237. Le montage financier vise ainsi à faire reposer les investissements sur le concessionnaire, en limitant l’engagement financier de la SNCF, très endettée238, et sans mettre à contribution les pouvoirs publics. Il limite pour autant la marge de manœuvre de la SNCF et des pouvoirs publics dans leur capacité à imposer moins de surfaces dédiées aux commerces, qui assurent la rentabilité du projet239. Alors que le nouveau statut de la SNCF favorise également la valorisation économique du domaine mis à sa disposition, c’est l’équilibre avec l’affectation du domaine public, et la gestion de l’ensemble du domaine dans le sens de l’utilité publique qui est en question. En outre, le gestionnaire de gares fait face à un enjeu d’impartialité dans le cadre de l’ouverture à la concurrence du secteur ferroviaire. L’Autorité de régulation des transports insistait, lors de la préparation de la réforme du statut de la SNCF, sur la nécessité de revoir l’organisation du groupe public ferroviaire « en séparant clairement les activités relatives à la gestion de l’infrastructure de celles relatives à l’exploitation des services de transport », considérant qu’un montage autour d’une holding au sein d’un même groupe « est susceptible de porter atteinte à l’indépendance du gestionnaire du réseau »240. Une transition démocratique dans la gestion domaniale de la gare semble être une réponse possible, tant pour garantir le maintien de son affectation principale, que face au défi de l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageurs. La gestion du domaine public doit être conforme, sinon compatible avec son affectation. La gestion de plusieurs domaines publics et du domaine privé d’un même propriétaire public ne devrait ainsi pas entrer en contradiction, sinon à contredire le principe d’utilité publique que suppose une gestion domaniale. Ce cas illustre également les limites à confier la gestion du domaine public à un acteur de droit privé dans le cadre d’une privatisation, sans apporter de nouvelles garanties à l’affectation publique de ces espaces. La déliaison des critères organique et fonctionnel du domaine public ne semble dès lors pas garantir, dans ce cas, une meilleure protection de l’affectation principale. Une réflexion sur la participation d’acteurs à but non lucratif et de représentants des usagers dans la gouvernance et la gestion de ces espaces, permettrait d’inscrire cette gestion domaniale dans le sens d’une transition démocratique. L’ordonnance du 3 juin 2019 portant diverses dispositions relatives au groupe SNCF prévoit à cet égard la création d’un comité consultatif des parties prenantes du réseau ferroviaire et des gares, regroupant l’ensemble des acteurs concernés au niveau national, qui doivent être consultés par la société SNCF Réseau et sa filiale SNCF Gares & Connexions sur leurs grandes orientations241. De la même façon, à un échelon local, un comité des partenaires prévu par la loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités, doit être mis en place par les autorités organisatrices de transport242. Ce dernier comprend notamment des représentants des employeurs et des associations d’usagers ou d’habitants, qui doivent être consultés « au moins une fois par an et avant toute évolution substantielle de l’offre de mobilité, de la politique tarifaire ainsi que sur la qualité des services et l’information des usagers »243. Tout en renforçant leurs prérogatives, ce type d’instance pourrait être associé à la gestion domaniale des espaces publics concernés, afin d’en garantir l’affectation principale et la gestion dans le sens de l’utilité publique. 237 Bilan de la concertation préalable du 12 juin au 13 juillet 2017, accessible ici. Complété par : https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/10/11/avis-favorable-pour-le-projet-de-renovation-de-la-gare-dunord_6015070_3234.html 238 https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/03/19/cinq-questions-sur-la-dette-de-lasncf_5273270_4355770.html 239 https://theconversation.com/quand-la-gare-du-nord-dechaine-les-passions-decryptage-dune-polemique-125442 240 Autorité de Régulation des Transports, L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de voyageur en France, mars 2018. 241 Article L. 2111-15-1 du code des transports. Voir également le décret n° 2019-1385 du 17 décembre 2019 relatif au comité consultatif des parties prenantes du réseau ferroviaire et des gares, institué au sein de la société SNCF Réseau. 242 Article L. 1231-1 du code des transports. Il s’agit dans leur ressort territorial, des « communes, leurs groupements, la métropole de Lyon et les syndicats mixtes de transport. » 243 Article L. 1231-5 du code des transports. 265 La frontière permettant de distinguer l’utilisation privative de l’occupation privative du domaine public apparaît déjà poreuse244. Le contexte d’accroissement des usages privatifs de ces espaces devrait s’accompagner de l’émergence de nouvelles formes de gouvernance dans la gestion des biens publics. La réponse aux conflits d’usages mis en évidence par l’entrecroisement d’espaces publics aux affectations collectives distinctes, pourrait alors venir des usagers eux-mêmes, à partir des besoins qu’ils expriment. Cette réponse aux mouvements de « privatisation et déterritorialisation »245 des espaces publics, notamment en raison de l’uniformisation des modes de consommation, favoriserait en outre la réconciliation des notions de « communs » et de « public » dans l’affectation collective d’espaces inscrits territorialement. Le modèle de rénovation des gares, illustré par le projet de la gare du Nord, induit aujourd’hui nécessairement l’imposition d’une logique marchande au sein de ces espaces publics. Valoriser économiquement les surfaces plutôt que proposer des services SNCF aux usagers traduit un déséquilibre dans la représentation des intérêts au sein de la gouvernance du projet, entre le gestionnaire privé et les usagers du service public. La question des usages, considérée à partir des besoins qui sont exprimés par ses usagers, autant qu’à partir des garanties qui leur sont apportées, permet de repenser les aménagements nécessaires. Il convient de s’interroger dans ce cas, sur le rôle et les limites de la propriété publique, ainsi que sur les modes de gouvernance adéquats à mettre en place pour réaliser à nouveau la fonctionnalité de ces espaces publics. 3. Réintroduire de la démocratie dans la gouvernance domaniale La gouvernance du domaine n’est que très faiblement démocratique, alors même qu’il s’agit de gérer des biens qui sont le support de l’épanouissement des libertés publiques. Avec la réforme en 2017 des procédures d’autorisation de l’occupation temporaire du domaine public, c’est la transparence du processus d’attribution qui est assurée et donc les intérêts des concurrents à l’attribution de l’autorisation, mais pas ceux des tiers qui seront impactés par la politique liée à l’autorisation. Nous décrivons ci-dessous ce processus, pour proposer ensuite des éléments d’amélioration. Le CGPPP définit les règles générales de l’occupation du domaine public. L’utilisation du domaine public doit se faire conformément à son affectation à l’utilité publique. Toute utilisation compatible avec l’affectation doit faire l’objet d’une autorisation d’occupation temporaire (AOT). L’État et ses établissements publics246, ainsi que les collectivités territoriales, leurs établissements et leurs groupements247, peuvent accorder des droits réels à des tiers sur leur domaine public. Ces occupations domaniales issues d’actes unilatéraux ou conventionnels, présentent en outre « un caractère précaire et révocable »248, en raison des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public. Jusqu’en 2017, l’encadrement de la délivrance des titres d’occupation du domaine public était essentiellement jurisprudentiel. Dans une décision du 14 juillet 2016249, la Cour de Justice de l’Union européenne a étendu l’application du principe de non-discrimination, impliquant une obligation de transparence dans les contrats de la commande publique250, aux titres d’occupation des propriétés publiques. L’attribution de ces titres est désormais soumise à des obligations de publicité et de mise en concurrence, qui inscrivent la gestion du domaine public dans le respect des règles de concurrence. 244 P. DELVOLVE, « L’utilisation privative des biens publics - Essai de synthèse », RFDA 2009, p. 231. O. MONGIN, « Métamorphose de l’espace public », Revue Esprit, novembre 2012, p. 74. 246 Articles L. 2122-6 et suivants du CGPPP. 247 Articles L. 1311-5 et suivants du CGPPP. 248 Article L. 2122-3 du CGPPP. 249 CJUE, 14 juill. 2016, aff. C-458/14 et C-67/15, Proimpresa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro. 250 CJCE, 7 décembre 2000, affaire C-324/98, Telaustria et Telefonadress. 245 266 Conformément à la jurisprudence de la CJUE, l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 a posé un principe de publicité et de sélection préalables à l’attribution des titres d’occupation ou d’utilisation privative du domaine public. La procédure de sélection préalable organisée par l’autorité compétente doit ainsi présenter toutes les garanties d’impartialité et de transparence permettant aux candidats potentiels de se manifester. Cette procédure concerne les titres délivrés en vue d’une exploitation économique du domaine public251, indépendamment de sa nature ou de son affectation. L’application de ce principe pourrait être limitée aux titres d’occupation compatibles avec l’affectation du domaine public252, et ne pas concerner ceux conformes avec l’affectation. En outre, il est possible de considérer que cette procédure doit être suivie dans le cas d’une sous-occupation du domaine public253. L’ordonnance de 2017 ne prévoit néanmoins pas l’application du principe de publicité et de sélection préalables pour l’attribution des titres d’occupation ou d’utilisation du domaine privé. La jurisprudence de la CJUE, qui ne distingue pas le domaine public du domaine privé, pourrait donc amener à l’extension de cette procédure à l’ensemble de la propriété publique254. Outre les activités non économiques, de nombreuses exceptions à l’application du principe, visant à ne pas alourdir inutilement la procédure, sont également prévues par l’ordonnance de 2017255. Nous assistons parallèlement à un mouvement de patrimonialisation des titres domaniaux, alors que le Conseil d’État considère dorénavant qu’un titre d’occupation du domaine public est cessible, à raison d’un accord écrit du gestionnaire256. Ce dernier doit également tenir compte « des avantages de toute nature que procure l’occupation »257, lors de la fixation de la redevance qui en résulte. La conciliation entre le régime protecteur du domaine et sa valorisation financière « aboutit à une sophistication juridique de plus en plus poussée, permettant non seulement la dissociation du propriétaire de l’affectataire ou la superposition du domaine public et de la propriété privée par la technique de la division en volume, mais encore l’émergence de montages contractuels assortis de droits réels pour obtenir de précieuses sûretés pour les créanciers des occupants, limitant ainsi les rigueurs protectrices du domaine : baux emphytéotiques, baux à construction, autorisations d’occupation temporaires. »258 Enfin, l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017 ne modifie pas les voies de recours contre les autorisations d’occupation du domaine public, qui pourraient être approfondies en vue de donner aux usagers du domaine public un meilleur contrôle de la procédure de mise en concurrence, et du respect de l’affectation du domaine à l’utilité publique. On le voit, c’est la concurrence que protège essentiellement le droit procédural de la propriété publique. Or la participation du public est aujourd’hui requise pour l’ensemble des décisions publiques ayant un impact sur l’environnement, en vertu de la Constitution. Cette participation est cependant encore trop ineffective, comme nous l’avons déjà dit. Elle devrait être davantage organisée pour assurer son effectivité. En outre, le Conseil d’État, par les décisions Danthony du 23 décembre 2011259 et Fédération des 251 Article L2122-1-1, al. 1er, CGPPP. En raison de la place qu’occupe ce principe dans le CGPPP. Voir J.-G. SORBARA, La modernisation du droit des propriétés publiques par l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017, RFDA 2017, p. 705. 253 Ph. HANSEN, « Modalités d’attribution des autorisations d’occupation et d’utilisation des biens publics », JurisClasseur Propriétés publiques, fasc. 77-50 (18 mars 2018). 254 N. SUDRES, « Occupation du domaine privé, ordonnance du 19 avril 2017 et mise en concurrence », AJDA 2017, p. 2110. 255 Article 3 de l’ordonnance n° 2017-562 du 19 avril 2017. Des dérogations allégées de mêmes que des dérogations totales sont ainsi prévues. 256 CE, 18 septembre 2015, Société Prest’Air, req. n° 387315. 257 Article L. 2125-1 du CGPPP. Voir Conseil d’État n°368773, lecture du 29 décembre 2014. 258 V. CRESSIN, L. QUESSETTE, « Le domaine public du marché. Pour une critique du droit domanial de la concurrence ». Journal du Droit Administratif (JDA), chronique administrative, Art. 235, 2018. 259 CE, Ass, 23 décembre 2011, Danthony et autres, n° 335033. 252 267 finances et des affaires économiques de la CFDT du 18 mai 2018260, a largement neutralisé les sanctions des irrégularités procédurales. Pour protéger la participation du public, on pourrait envisager un référé prédécisionnel261, sur le modèle de ce qui existe en droit des contrats publics, seule méthode permettant d’assurer l’effectivité des obligations de participation. De surcroît, on pourrait envisager une obligation renforcée de motivation pour ces décisions : l’Administration devrait être obligée de répondre à tous les arguments raisonnables produits par les personnes consultées pour justifier l’option politique retenue262. On pourrait aussi envisager une implication plus grande de l’organe délibérant des collectivités publiques délivrant les autorisations ou signant les contrats, ainsi que la publicité vis-à-vis du public de l’ensemble des actes de gestion du domaine, particulièrement ceux impliquant l’occupation privative du domaine, la transparence et l’accès à l’ensemble des actes administratifs d’occupation du domaine (la mise en ligne obligatoire des autorisations et des conventions d’occupation du domaine) ou la création d’un organe de gestion du domaine public dans le CGPPP. Nous considérons qu’il manque aussi une politique, un débat démocratique sur la hiérarchisation des utilités du domaine, ce que révèlent les abus de l’occupation privative. Il serait possible à nouveau d’envisager une réforme du régime des propriétés publiques, pour repenser les structures publiques et privées de gouvernement ainsi que le niveau de participation des parties prenantes et des organes délibérants des collectivités publiques, dans le but de protéger l’affectation. Nous proposons ainsi de rajouter un article dans le CGPPP, pour chaque domaine, afin de créer des Comités de parties prenantes du domaine pour assurer une occupation privative inclusive. L’occupation privative, c’est-à-dire l’utilisation du bien de tous pour un profit privé, met en évidence que le domaine public est un champ de bataille : il est le lieu de la concurrence, de la bataille des usages entre l’utilisation privative et les utilisations normales, politique, récréative du domaine. La pluralité des vocations est l’essence même du domaine. Or, c’est l’autorité administrative qui est l’arbitre de ces usages et notamment dans sa faculté d’attribuer des autorisations, dont le nombre peut, de fait, changer la destination du domaine. C’est pourquoi l’occupation privative peut sembler parfaitement incompatible avec toute idée de commun, puisqu’il s’agit de se réserver, de capturer le bien commun pour son bénéfice propre. Comment aménager le régime de ceux que Francine Batailler a appelé les « beati possidentes » du droit administratif263 ? Dans la réalité, tous les espaces publics passants sont devenus des espaces commerciaux alors même que le principe rappelé par le code, à l’article L. 2122-1, est un principe d’interdiction : « Nul ne peut, sans disposer d’un titre l’y habilitant, occuper une dépendance du domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 ou l’utiliser dans des limites dépassant le droit d’usage qui appartient à tous. » Cette occupation privative modifie profondément l’espace public et la qualité des relations que les citoyens entretiennent entre eux. La vocation commerciale gène l’utilisation politique de cet espace, ainsi que son utilisation récréative. C’est en outre un facteur d’accroissement des inégalités puisqu’il induit deux classes : l’une qui peut profiter des aménités de l’occupation privative et ceux qui ne le peuvent pas 260 CE, 18 mai 2018, Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT, n° 414583. Th. PERROUD, « Peut-on sortir par le haut de l’arrêt Fédération des finances et des affaires économiques de la CFDT ? Pour un référé pré-décisionnel », Recueil Dalloz, n° 41, 2019, p. 2241. 262 Il s’agirait d’une généralisation de l’obligation faite à l’administration d’expliquer la manière dont elle a effectivement tenu compte des avis formulés lors de toute procédure de consultation ou de participation. 263 F. BATAILLER, « Les ‘‘Beati possidentes’’ du droit administratif », Revue du Droit public et de la Science politique en France et à l’étranger, novembre-décembre 1965, pp. 1051-1096. 261 268 – et qui représentent, insistons sur ce point, la majorité. Le droit d’occupation privative est un droit du triomphe de la minorité puissante. C’est ce qu’a montré une analyse sociologique menée sur la plage de Pampelonne, analyse d’autant plus importante qu’elle atteste que la pratique de l’occupation privative aboutit à dévoyer l’esprit de la domanialité. Le cas de Pampelonne, disent les chercheurs, « est révélateur des processus conflictuels qui président plus généralement aux modes d’appropriation du littoral. Il soulève la question du « droit à la plage », par déclinaison ou analogie avec le « droit à la ville » thématisé par Henri Lefebvre. Il ne s’agit pas de désigner par là un droit d’accès – et encore moins un « droit de visite » – des classes populaires à un espace tendanciellement ravi par les classes dominantes, mais d’interroger les conditions de possibilité et d’exercice d’un pouvoir d’appropriation collective de l’espace (balnéaire). Autrement dit, ce mot d’ordre ne fait pas que réclamer une place refusée, mais conteste l’accaparement capitaliste de l’espace, en l’espèce par l’industrie des loisirs » 264. Ce passage est emblématique du dévoiement puisque ce droit existe : le droit d’accès et d’occupation de la plage par tous de façon égale est l’objet même du droit du domaine public naturel. Et, rappelons-le, le principe d’égalité est à la base de la domanialité publique, comme de toute l’action publique. Il manque donc une disposition générale fixant des règles générales d’utilisation du domaine. Les règles du caractère temporaire, précaires et révocables arrivent plus tard aux articles L. 2122-2 et 3. Mais plus généralement, c’est une politique sur la hiérarchisation des utilités du domaine qui manque. Cette hiérarchisation est pourtant présente dans le code entre l’utilisation conforme et l’utilisation compatible : la première est libre, la seconde doit recueillir l’autorisation de l’administration propriétaire, pour utiliser le vocabulaire du code. Autant le code règle la procédure d’attribution des titres, c’est-à-dire la compétition pour l’occupation privative, autant il ne règle en rien la politique de l’utilisation privative. Il renvoie implicitement aux procédures internes de chaque « propriétaire » (État, collectivités territoriales et leurs groupement, établissements publics) le soin de déterminer la façon d’utiliser le domaine. Il faudrait donc rajouter un article créant, pour chaque domaine, un Comité des parties prenantes du domaine, représentant l’ensemble des usagers, et en charge de fixer, dans le respect de la durabilité de l’utilisation, la politique d’utilisation du domaine public. Dans ce comité, la personne publique ne serait qu’un acteur parmi d’autres et ce comité devrait prendre ses décisions en fonction des études scientifiques attestant de la compatibilité des décisions avec la conservation écologique du domaine. Ce comité deviendrait l’institution centrale de gestion du domaine, présidé par un exécutif collégial, selon le fameux modèle directorial suisse, afin de diminuer encore davantage l’accaparement du domaine. Le modèle suisse permet de diluer le pouvoir que nous avons trop tendance en France à concentrer. Ce comité serait en charge de la politique d’utilisation du domaine, dans le respect de sa conservation et de l’exercice des droits fondamentaux265. L’utilisation du domaine devrait aussi privilégier les formes d’entreprises vertueuses. Nous proposons que toute privatisation, qui emporte nécessairement la privatisation de biens publics, soit précédée d’un audit de la structure pour vérifier le respect des droits des employés et leur égalité de traitement. De façon générale, pour l’élaboration de l’ensemble des actes portant sur la gestion du domaine ou même des propriétés publiques, le principe de publicité pourrait être diffusé à l’ensemble de ces processus. Nous proposons donc une participation à l’élaboration de ces actes, en amont, et une 264 I. BRUNO et G. SALLE, « État ne touche pas à mon matelas ! ». Conflits d’usage et luttes d’appropriation sur la plage de Pampelonne, Actes de la recherche en sciences sociales 2017/3 (N° 218), p. 26-45. 265 V. Annexe 1, 9. Propositions de réforme relatives aux espaces publics. 269 obligation de publier l’ensemble des autorisations et contrats portant occupation du domaine public. Les concessions, les contrats de PPP portant occupation du domaine doivent être publiés une fois le prestataire défini. Ce sont déjà des documents administratifs, mais les personnes publiques sont extrêmement réticentes à les publier, alors même qu’ils comprennent des éléments politiques décisifs. 4. L’utilisation de la doctrine de l’effet horizontal des droits fondamentaux pour le règlement des conflits relatifs aux espaces publics privés Considérant que le critère distinctif des espaces publics est l’ouverture au public, et non la titularité de la propriété, nous nous intéressons aussi aux espaces publics qui relèvent de propriétés privées, en vertu de l’intérêt commun dont ils sont porteurs. Cette possibilité qui paraissait exceptionnelle au début des années 1900 est aujourd’hui courante, surtout dans les pays de Common Law, du fait des phénomènes de suburbanisation et de privatisation qui déplacent le rôle des rues et des places. L’arrêt allemand Fraport signale la tension possible entre la propriété privée et les libertés du public dans les espaces publics privés. La société Fraport est une société privée d’aéroport, détenue en majorité par l’État allemand. Un individu avait souhaité organiser une manifestation pour protester contre l’expulsion d’étrangers, mais se vit refuser l’accès à cet espace pour propager son discours politique à cause du droit de propriété266. Or, quel meilleur endroit pour manifester effectivement contre les expulsions administratives que l’aéroport ? De même aux États-Unis, où distribuer des tracts quand les piétons sont majoritairement dans des centres commerciaux privés (Robins vs Pruneyard267) ? Aux États-Unis notamment, il y a de plus en plus d’« espaces publics » sous propriété privée, et de propriétés publiques traitées comme des propriétés privées268. La question est alors de déterminer les conséquences de cette « appropriation » de l’espace269 sur les relations entre les propriétaires et le « public » : le fait que les « espaces publics » soient privés induit-il des relations différentes entre les propriétaires de l’espace et le « public » ? Brièvement, nous pourrons considérer deux réponses. La première est de faire primer le droit de propriété, c’est-à-dire le droit d’exclusion et une maitrise absolue du propriétaire sur ces espaces. Il n’est alors plus question des prérogatives des usagers, qui bénéficient seulement de la décision d’ouverture du propriétaire. En revanche, une autre partie de la doctrine considère qu’il y aurait des limites à la dichotomie public/privé, et que les privatisations de ces espaces devraient conduire à reconnaître des « quasi public spaces »270. A minima, elles devraient conduire à réviser le critère de la titularité de la propriété et à rejeter le fait qu’il soit le seul déterminant pour admettre la protection des libertés fondamentales dans ces espaces. Il faudrait dans tous les cas en garantir l’exercice, en particulier lorsqu’il est question de l’accès ou de la liberté d’expression dans ces espaces publics. Pour répondre à cette question, nous nous sommes intéressés au droit comparé, en particulier aux ÉtatsUnis, à l’Angleterre et à l’Allemagne271 (en annexe), afin de trouver des pistes pour le droit français, dans le cas de conflits d’usage d’espaces publics privés. Étant donné que la propriété privée est un droit fondamental, il est nécessaire de trouver un mode d’interprétation respectueux des droits fondamentaux « du public » sans méconnaitre le droit de propriété quand les espaces relèvent de la propriété privée. 266 V. L’analyse de Th. HOCHMANN, « De la bière et des nazis : la liberté de manifestation en Allemagne », Jus Politicum, n° 17 [http://juspoliticum.com/article/De-la-biere-et-des-nazis-la-liberte-de-manifestation-en-Allemagne-1139.html]. 267 Michael Robins, a Minor, et al v. Pruneyard Shopping center, et al. a 23 Cal. 3 d 899 (1979) at 902. 268 Los Angeles City council v. Taxpayers for Vincent, 466 U.S. 789 (1984). 269 A. BRENNETOT, « Espace (approche géographique) » in M. CORNU, F. ORSI, J. ROCHFELD (dir.), Dictionnaire des communs, PUF, 2017, p. 518. 270 K. GRAY, S.-F. GRAY, “Private property and public property”. 271 Cf. Annexe 2, Leçon de droit comparé n° 2 : Les limitations aux privatisations des espaces publics dans les pays angloaméricains et en Allemagne. 270 Pour ce faire, et en se fondant surtout sur l’exemple allemand, nous proposons que les juridictions prennent en compte les différents droits en présence en cas de conflits d’usage, et appliquent la doctrine de l’effet horizontal des droits fondamentaux. Pour une meilleure garantie des droits et libertés dans les espaces publics qui ne sont plus propriétés publiques, une première proposition est ainsi de reconnaître que, concernant les biens des sociétés dont l’État est actionnaire majoritaire, la garantie de la liberté de manifestation ne peut pas être limitée tout simplement par des motifs esthétiques272. L’articulation entre les différents usages sera aux mains de la jurisprudence administrative, mais il est important de ne pas exclure d’office les usages sus-mentionnés d’une telle protection. Une deuxième proposition concerne, elle, les espaces privés ouverts au public : à l’égard de ces derniers, l’accès ne devrait être nié à personne sur le fondement de raisons discriminatoires liées à l’âge, la nationalité, la race, la religion, le genre, ou toute autre raison contraire au principe d’égalité. S’il existe des procédures obligatoires de contrôle à l’entrée et à la sortie, elles devront répondre aux critères de rationalité et toujours être temporaires, liées aux circonstances par exemple, à l’état d’excitation des personnes, ou encore à des risques pour la sécurité. On peut cependant relever qu’en droit français, il existe déjà un délit de discrimination aggravé en cas d’interdiction d’accès à un endroit ouvert au public, régi par les articles 225-1 et 225-2 du Code pénal273. Il ne serait donc pas nécessaire d’ajouter une norme nouvelle pour éviter un traitement discriminatoire dans l’accès aux lieux ouverts au public274 et il « suffirait » d’y appliquer également les termes de l’infraction : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de leur situation économique, apparente ou connue de son auteur, de leur patronyme, de leur lieu de résidence, de leur état de santé, de leur perte d’autonomie, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une Nation, une prétendue race ou une religion déterminée. […] » Article 225-2, c. pénal : « La discrimination définie aux articles 225-1 et 225-1-1, commise à l’égard d’une personne physique ou morale, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende 272 J. MASING, « Droits fondamentaux et privatisations - une perspective allemande », Jus Politicum, n° 9. Disponible à l’adresse suivante : http://juspoliticum.com/article/Droits-fondamentaux-et-privatisations-une-perspective-allemande-648.html. Dernier accès le 6 octobre 2018. 273 Article 225-1, c. pén., modifié par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 ; Article 225-2, c. pénal, modifié par la loi n° 2012-954 du 6 août 2012. La discrimination définie aux articles 225-1 et 225-1-1, commise à l’égard d’une personne physique ou morale, est punie de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsqu’elle consiste : 1° A refuser la fourniture d’un bien ou d’un service ; 2° A entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque ; 3° A refuser d’embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne ; 4° A subordonner la fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur l’un des éléments visés à l’article 225-1 ou prévue à l’article 225-1-1 ; 5° A subordonner une offre d’emploi, une demande de stage ou une période de formation en entreprise à une condition fondée sur l’un des éléments visés à l’article 225-1 ou prévue à l’article 225-1-1 ; 6° A refuser d’accepter une personne à l’un des stages visés par le 2° de l’article L. 412-8 du code de la sécurité sociale. Lorsque le refus discriminatoire prévu au 1° est commis dans un lieu accueillant du public ou aux fins d’en interdire l’accès, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. 274 Une autre question est l’effectivité de la norme au regard de pratiques sociales qui peuvent également être excluantes socialement. 271 lorsqu’elle consiste : 1° A refuser la fourniture d’un bien ou d’un service ; […] Lorsque le refus discriminatoire prévu au 1° est commis dans un lieu accueillant du public ou aux fins d’en interdire l’accès, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 euros d’amende. » (Souligné hors du texte original) Ainsi, il faut considérer que, en matière d’accès, le propriétaire d’un espace ouvert au public n’est plus le maître absolu de l’accès quand ses raisons sont « ouvertement » discriminatoires. Cela démontre que le législateur prend déjà en compte, une fois que le propriétaire a pris la décision d’ouverture, les droits « diffus » du public. Pour autant, la question devient plus complexe quand le « public » procède à un usage « inattendu » des lieux, usage qui peut prendre la forme de la liberté d’expression et de la liberté de manifestation. En témoignent les exemples de manifestations ayant pu être menées dans des espaces publics, propriétés privées. Ainsi, l’Union des syndicats de Monaco avait organisé une manifestation dans un centre commercial, un dimanche, afin « d’alerter un maximum de personnes »275 et de les sensibiliser à ses arguments contre l’ouverture dominicale. De même, à Angers, le magasin de Grand Maine a été partiellement bloqué, le 31 mars 2018, par la CGT et la CFDT276. Un cas de plus longue durée a, lui, concerné Carrefour en tant que propriétaire de centres commerciaux, opposé à des grévistes, en novembre 2017 en Corse. Les manifestations que ces derniers avaient organisées dans un centre commercial ont duré une semaine et ont affecté d’autres boutiques. Celles-ci ont demandé une réduction de leur loyer commercial ou ont mené des actions en justice pour indemnisation des pertes causées par ce conflit de travail dont elles n’étaient pas parties277. Ces cas concernent surtout, on le voit, le droit du travail. En la matière, la Cour de cassation a livré ses arbitrages, estimant d’une part que ne constitue pas un trouble manifestement illicite une occupation purement symbolique des locaux, sans entraver la liberté du travail278, mais énonçant, d’autre part, que « le droit de grève n’emporte pas celui de disposer arbitrairement des locaux de l’entreprise »279 . Il est donc possible de manifester dans les locaux de l’employeur pour la défense des droits de travailleurs, ce qui peut inclure des espaces privés ouverts au public. Hors du cadre d’un conflit de travail, toutefois, les réponses sont beaucoup moins claires : quels seraient les droits de personnes voulant manifester dans un espace privé ouvert au public ? Pourrions-nous imaginer des cas où les libertés du public soient prises en compte face au droit de propriété ? À première vue, la question ne semble pas pertinente, car les rues, les places et les ronds-points sont des espaces publics privilégiés de rencontre et de manifestation citoyenne en France. Mais, comme le reconnaît la Cour EDH, cela pourrait changer si le contrôle d’un espace public était dans les mains d’un propriétaire privé. 275 « Les revendications seront donc également salariales. En ce premier jour du week-end pascal, traditionnellement très fréquenté au centre commercial, cette démarche vise évidemment à alerter un maximum de personnes. » « Grève à Carrefour. À Angers, le magasin de Grand Maine complètement bloqué », Ouest France, 2018. Disponible à l’adresse suivante : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/greve-carrefour-angers-le-magasin-de-grand-mainecompletement-bloque-5658126. Dernier accès le 6 octobre 2018. 276 « De leur côté, la CGT et la CFDT, à l’extérieur, ont bloqué le rond-point menant au centre commercial. « Un agent de sécurité est chargé de diriger les gens vers une autre entrée, pour permettre l’accès à la galerie marchande qui, elle, est ouverte. » dans « Grève à Carrefour. À Angers, le magasin de Grand Maine complètement bloqué », Ouest France, 2018. Disponible à l’adresse suivante : https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/greve-carrefour-angers-lemagasin-de-grand-maine-completement-bloque-5658126. Dernier accès le 6 octobre 2018. 277 J.-F. COLONNA, « Après la grève chez Carrefour les commerces à l’heure du bilan », Corse Matin, 2017, disponible sur : https://www.corsematin.com/article/article/apres-la-greve-chez-carrefour-les-commerces-a-lheure-du-bilan . Dernier accès le 6 octobre 2018. 278 « Mais attendu que les juges du fond ont constaté que l’occupation n’avait eu qu’un caractère symbolique et qu’aucune entrave n’avait été apportée par les grévistes à la liberté du travail ; qu’ils ont, dès lors, écarté à bon droit la faute lourde invoquée ; que le moyen n’est pas fondé ; » Cass. soc., 26 février 1992, n° 90-40.760. 279 Cass. soc., 21 juin 1984, n° 82-16596. 272 Par exemple, est-il possible de manifester contre des pratiques d’expulsions dans un aéroport, propriété privée ? La réponse est épineuse. Il ne s’agit pas, en effet, d’étendre les obligations étatiques à la charge de particuliers : les personnes privées agissent dans une sphère de liberté. Ainsi, toute protection des droits fondamentaux entre des personnes privées s’inscrit dans un cadre structurellement différent de celui qui les opposerait à l’État. Néanmoins, comme le disait Jean Rivero : « celui qui n’échapperait à l’arbitraire de l’État que pour tomber sous la domination des puissances privées ne ferait que changer de servitude »280. Il est vrai que, normalement, cette protection est mise en œuvre à travers les diverses législations posant des limites aux actions des particuliers : en témoignent le Code pénal et le délit de discrimination évoqué. Mais le juge peut également être amené, sans une loi précise, à trancher des conflits entre particuliers relatifs à la protection des droits fondamentaux. Dans ce type de cas, la référence à la doctrine de l’« effet horizontal des droits fondamentaux » se justifie : le caractère même de ces droits, en tant que normes objectives qui doivent recevoir application entre les citoyens, l’impose281. Ainsi, l’invocation des libertés fondamentales ne se limite pas à l’action étatique, mais elle imprègne d’une certaine manière les rapports entre personnes privées. D’ailleurs, bien que la doctrine française ne développe pas substantiellement cette thématique et cette direction, la jurisprudence de la Cour de cassation démontre la pertinence de l’approche quand les circonstances le requièrent. Par exemple, la Cour de cassation a pu estimer que les clauses d’un bail d’habitation ne pouvaient, « en vertu de l’article 8-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, avoir pour effet de priver le preneur de la possibilité d’héberger ses proches »282. Ce faisant, elle admettait de limiter la liberté contractuelle dans les relations entre deux particuliers pour garantir des droits fondamentaux de la partie faible du contrat. On remarquera que le fait que la Cour de cassation n’utilise pas directement l’argumentation relative aux libertés fondamentales ne veut pas dire qu’elle ne les protège pas dans les relations entre particuliers, que ce soit par référence aux principes généraux ou en interprétant les normes pour assurer cette garantie283. Enfin, un dernier argument milite pour la reconnaissance de l’effet horizontal des droits fondamentaux dans les espaces publics dont la propriété est privée. Il relève de la fonction de ces endroits, en particulier s’ils deviennent des espaces privilégiés de rencontre. L’opinion dissidente du juge Marshall dans la décision précitée Hudgens est sur ce point éclairante : « Le fait que le propriétaire des centres commerciaux modernes consacre sa propriété à un usage public en tant que quartier des affaires éloigne dans une certaine mesure ‘‘l’État’’ du contrôle de forums historiques du premier amendement et lui permet d’acquérir un monopole virtuel des lieux propices à une communication efficace. Les voies de circulation, les parkings et les allées du centre commercial moderne peuvent être aussi essentiels pour un discours efficace que les rues et les trottoirs de la ville »284. 280 J. RIVERO, « La protection des droits de l’homme dans les rapports entre personnes privées » cité par O. BEAUD, « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande » Jus Politicum, n° 10. disponible à l’adresse suivante :http://juspoliticum.com/article/Les-obligations-imposees-aux-personnesprivees-par-les-droits-fondamentaux-Un-regard-francais-sur-la-conception-allemande-737.html. 281 T. HOCHMANN, J. REINHARDT, « L’effet horizontal, la théorie de l’État et la dogmatique des droits fondamentaux » in T. HOCHMANN, J. REINHARDT, J. MASING, M. ALBERS, (eds.), L’effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Éditions A. Pedone, 2018, p. 12. 282 Cour de cassation. Chambre civile 3. Audience publique du mercredi 6 mars 1996. N° de pourvoi : 93-11113 283 Dans une affaire Clavaud, un employé avait été licencié après avoir exprimé des propos critiques contre l’entreprise dans un quotidien. La Cour a déclaré ce licenciement nul en se fondant sur le droit d’expression dans l’entreprise. Voir O. BEAUD. « Les obligations imposées aux personnes privées par les droits fondamentaux. Un regard français sur la conception allemande » Jus Politicum, n° 10. Disponible à l’adresse suivante :http://juspoliticum.com/article/Les-obligations-imposeesaux-personnes-privees-par-les-droits-fondamentaux-Un-regard-francais-sur-la-conception-allemande-737.html. 284 Cour suprême des États Unis, Hudgens v NLRB, 424 U.S. 507 (1976). 273 En définitive, la doctrine de l’effet horizontal de droits fondamentaux dans les espaces publics, propriétés privées, invite le juge à peser les différents droits en présence et à analyser la situation concrète. À l’instar de la liberté contractuelle qui peut être limitée par le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit de propriété sur un espace ouvert au public peut se voir temporairement limité si une décision du propriétaire ne permet plus l’exercice d’une liberté fondamentale qui ne pourrait être garantie autrement. Une autre approche complémentaire, cette fois ascendante, consiste à faire reposer sur la volonté des propriétaires de biens immobiliers les garanties de l’accessibilité. Dans ce cas, une extension du mécanisme de l’obligation réelle environnementale à la protection d’autres intérêts que l’environnement, par l’intermédiaire de l’ORIC285 (obligation réelle d’intérêt commun), permettrait aux propriétaires de réserver leur bien à des usages collectifs. Le critère qui a été retenu ici pour l’identification des espaces publics est fonctionnel plutôt qu’organique. C’est donc en premier lieu à l’affectation collective des biens qu’il s’agit d’apporter certaines garanties. L’ORIC a pour fonction de permettre au propriétaire d’un bien immobilier de conclure des obligations réelles en vue de protéger un intérêt commun environnemental, culturel, social ou scientifique. Cette protection pourrait prendre la forme d’une obligation réelle d’accessibilité, garantissant ainsi l’affectation collective du bien immobilier à un intérêt commun. L’intérêt de l’obligation réelle d’accessibilité réside également dans sa capacité à relier des espaces aujourd’hui striés par une diversité de titres de propriétés, en assurant leur continuité. Cette obligation réelle d’accessibilité apporterait une sécurité juridique à l’affectation collective des espaces concernés, audelà du changement des propriétaires fonciers dans le temps. Son arraisonnement à un intérêt commun empêcherait en outre l’utilisation privative des espaces ainsi mis à disposition du public. L’établissement d’une obligation d’intérêt commun constitue donc une garantie à l’accessibilité des espaces concernés, en évitant le détournement de cette ouverture au public pour d’autres fins que celle à laquelle le bien est destiné par son propriétaire. L’obligation réelle d’accessibilité favoriserait enfin une logique partenariale, entre une diversité d’acteurs publics et privés sur le territoire, au bénéfice du public. 285 V. Annexe 1, 10. Propositions de réformes relatives aux techniques d’affectation volontaire. 274