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Kant et l'hallucination

2016

Nous explorons le rapport de Kant a l'hallucination. Ce rapport passe par trois figures que nous explorons : le visionnaire, le sceptique et le medecin. Le visionnaire est celui qui, dans ses hallucinations, croit voir des esprits. Il interprete son delire dans le sens d'une exceptionnelle sensibilite a l'au-dela. Le sceptique, par l'argument de l'hallucination, croit pouvoir mettre en doute la realite du monde sensible, puisque les hallucinations sont en droit impossibles a discriminer des perceptions reelles. Le medecin prend acte de l'anormalite pathologique de l'hallucination. Le secret des visions est dans le corps ; dans le cerveau congestionne et les plis des intestins. Nous explorons les reponses de Kant a ces trois personnages.

Kant et l’hallucination Adrien Auzias To cite this version: Adrien Auzias. Kant et l’hallucination. Philosophie. 2016. ฀dumas-01432134฀ HAL Id: dumas-01432134 https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01432134 Submitted on 11 Jan 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Adrien AUZIAS Kant et l'hallucination UFR de Philosophie Mémoire de Master 2 Mention : histoire de la philosophie Directeur du mémoire : Quentin MEILLASSOUX 2015 - 2016 1 Note bibliographique Quoique plusieurs traductions aient généralement été utilisées, les versions françaises citées sont les suivantes : Observations sur le sentiment de beau et de sublime & Essai sur les maladies de la tête, trad. Monique David-Ménard, Flammarion, 1993 Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique, trad. Francis Courtès, Vrin, 1989 Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Aubier, 1997 (3e édition corrigée, Flammarion, 2006) Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Louis Guillermit, Vrin, 1986 (1993 pour l'éd. poche) Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. F. Proust, GF, 2006 Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. J. Gibelin, Vrin, 1990 Critique de la raison pratique, trad. Jean-Pierre Fussler, Flammarion, 2003 Critique de la faculté de Juger, trad. Alain Renaut, Flammarion, 2000 Ecrits sur le corps et l'esprit, trad. Grégoire Chamayou, Flammarion, 2007 Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Alain Renaut, Flammarion, 1993 Logique, trad. Louis Guillermit, Vrin, 1966 Les numéros de page des Rêves d'un visionnaire, de l'Essai sur les maladies de la tête et des Premiers principes métaphysiques, sont donnés en références aux éditions françaises pré-citées. Toutes les autres références aux œuvres de Kant sont données dans l'édition allemande de l'Académie : Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1902-1983, 29 tomes. Les références sont appelées par : abréviation du titre de l'oeuvre, suivie de AK, tome, page. Pour l a Critique de la Raison Pure, nous n'avons cependant donné, comme il est d'usage, que la pagination de l'édition originale, appelée par la lettre A pour l'édition de 1781, B pour l'édition de 1787. Les abréviations utilisées sont les suivantes : Essai : Essai sur les maladies de la tête Rêves : Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique CRP : Critique de la raison pure Prolégomènes : Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science Premiers principes : Premiers principes métaphysiques de la science de la nature CRPr : Critique de la raison pratique CFJ : Critique de la faculté de Juger Anthropologie : Anthropologie du point de vue pragmatique 2 Merci à mon directeur de mémoire Quentin Meillassoux pour sa confiance et ses conseils, à Christian Bonnet pour le temps qu'il m'a accordé, à Anaïs Adji pour sa relecture de dernière minute, à Ana Agüera Plaza et Alois Sandner Diaz pour avoir toléré avec bienveillance et amitié mes exaltations kantiennes, pendant un an. 3 INTRODUCTION Cette étude a pour ambition de saisir l'enjeu et l'évolution de la théorie kantienne de l'hallucination, qui permet d'étudier un aspect important du projet de Kant, que le commentaire n'a que peu restitué. Kant développe une pensée dont la cohérence laisse entrevoir une inquiétude, celle d'une âme qui divague dans les fictions qu'elle se crée. Prenons pour point de départ la Critique de la Raison Pure, ouvrage ayant fait l'objet de deux éditions (1781, 1787), qui inaugure la période critique de Kant. L'hallucination peut recevoir une définition de sens commun, que Kant reprend volontiers à son compte dans l'ouvrage ; alors que les choses perçues doivent avoir « dans l'espace des objets réels qui <leur> correspondent »1, à l'inverse, lorsqu'un sujet hallucine, il « invent<e> dans l'imagination maint objet qui, en dehors de celle-ci, n'a aucune place empirique qui lui corresponde dans l'espace »2. Kant mobilise donc le paradigme de la correspondance. L'objet est réellement perçu lorsque, dans l'espace, il y a bien l'objet représenté. Il mobilise par ailleurs la faculté de l'imagination : c'est elle qui doit permettre d'expliquer comment les objets hallucinés sont produits. Remarquons d'ailleurs que cette production n'est pas nécessairement visuelle : nous verrons au contraire que Kant fait droit à la diversité des sens. Une hallucination peut être aussi bien tactile ou auditive, par exemple. Fixons dès à présent le vocabulaire : les sensations produites par l'imagination dans l'hallucination seront appelées intuitions fictives, ou représentations fictives. Le vocabulaire de la perception (Wahrnehmung) sera réservé aux sensations produites par des objets réels, comme le fait Kant lui1 2 CRP, A377 CRP, A374 4 même3. Il faut distinguer l'hallucination d'un autre type d'illusion, que Kant appelle apparence empirique (empirischen Scheine4). Le modèle en est l'illusion d'optique – les exemples de Kant sont récurrents : le niveau de la mer paraissant plus élevé au large que près du rivage, ou encore la Lune qui semble plus grosse à son lever 5. Dans de tels cas, il s'agit, non pas de l'invention d'un objet par l'imagination, mais d'un défaut dans la constitution de nos sens : la mer semble s'élever au large car les rayons de lumière parvenant jusqu'à nos yeux sont plus élevés à l'horizon, tandis que nous n'apprécions pas la distance à sa juste valeur. Ce qui devrait être perçu comme lointain devient pour nous élevé. Cependant ce genre d'illusions ne devient proprement erreur (Irrthum) que si la faculté de juger est incapable d'identifier cette défaillance sensorielle. Un vacancier assez inculte pour ignorer la forme de la Terre pourrait juger que la mer s'élève réellement dans le ciel ; mais le commun des mortels envisagera cette apparence comme une pure et simple illusion, et l'interprétera dans le sens que nous avons indiqué. Ainsi, selon Kant, les sens ne commettent pas d'erreur en eux-mêmes, pour la bonne et simple raison qu'ils ne jugent pas6. De ce point de vue, l'hallucination est un cas particulier qui peut prêter à confusion, car ce qui parvient à la conscience n'est pas une représentation altérée par la limitation de nos sens, mais bel et bien produite par l'imagination. Il semble évident que dans ce cas précis, éviter l'erreur ne peut consister en rien d'autre qu'en l'identification pure et simple de l'hallucination en tant que telle, à la manière du dormeur qui découvre qu'il rêve à l'intérieur de son rêve. « J'hallucine », c'est bien le seul jugement vrai qui peut être formulé par le sujet halluciné. 7 Cette conception de l'hallucination, telle que nous l'avons pour l'instant restituée, est extrêmement classique. Lorsque Kant la formule, c'est précisément pour rappeler que sa conception est réaliste, dans le sens où, contrairement à un certain idéalisme (qualifié de dogmatique8) dont il se défend, il existe bel et bien des objets dans l'espace, qui sont ceux que nous percevons – l'hallucination étant par là réduite à la marginalité de l'illusion. Néanmoins, il ne s'agit que d'un seul versant de la théorie ; l'idéalisme transcendantal, on le sait, ne peut se contenter de cette compréhension empirique de l'existence des objets. L'objectivité est constituée grâce à la catégorisation, par l'entendement, d'un divers sensible provenant d'une chose en soi inconnue de nous ; ce divers sensible est présenté dans les formes a priori de l'espace et du temps. Sans cette activité constituante du sujet - transcendantal, puisque condition de possibilité de l'expérience du 3 4 5 6 7 8 La perception est toujours « extérieure » pour Kant : « la perception extérieure (äußere Wahrnehmung) prouve, de façon immédiate, qu’il y a une réalité dans l’espace » (CRP, A376-7). Au contraire, le vocabulaire de la représentation (Vorstellung) et de l'intuition (Anschauung) est utilisé pour l'hallucination aussi bien que pour l'expérience réelle. Par exemple, en CRP, B278, Kant affirme qu'« une représentation peut parfaitement être le simple effet de l'imagination » ; et dans l'Anthropologie, Kant distingue explicitement les « intuitions (fictives) de l'imagination <des> perceptions réelles » (AK, VII, 169). CRP, B351 CRP, A297/B354 ; exemples repris dans l'Anthropologie, AK VII, 137, 146, 180. CRP, B350 ; Anthropologie, AK VII, 146 Nous reviendrons en détail sur ce point, cf. notre Analytique, II. L'idéalisme dogmatique nie radicalement l'existence de la matière (CRP, A377). 5 sujet empirique – il serait impossible de parler d'objet. Ainsi, empiriquement certes, il existe bel et bien des objets dans l'espace, constituant le critère de ce qui doit être considéré comme expérience réelle ou comme hallucination - de ce point de vue, l'hallucination est constituée par le sujet empirique. Mais la philosophie transcendantale de Kant nous montre que l'expérience réelle ellemême est constituée par le sujet ; cette constitution devant être néanmoins entendue dans un tout autre sens, puisque l'on parle ici du sujet transcendantal, qui constitue à la fois l'expérience réelle et l'hallucination, en tant que cette dernière n'est rien qu'un phénomène psychologique empirique. Il faut être vigilant sur un point, ici : définir l'hallucination, c'est décrire un phénomène psychologique et affirmer que les objets qu'elle invente n'existent pas empiriquement. Il ne s'agit pas, évidement, de dire que l'hallucination génère des objets qui ne sont pas des choses en soi ; cela n'aurait aucun sens, puisque la chose en soi est de toute façon inaccessible. Mais il ne s'agit pas non plus de dire, ce qui serait certes plus raffiné mais pourtant tout aussi faux, que les intuitions produites par l'hallucination ne phénoménalisent aucune chose en soi, alors que la perception effective des objets réels, elle, proviendrait d'une telle phénoménalisation. Selon Kant, la phénoménalisation de la chose en soi est transversale à tous les types d'intuitions, que celles-ci proviennent des fictions de l'imagination ou de la perception effective. La chose en soi est au fondement de l'intuition interne (intuition par le sujet de son propre état intérieur 9, comprenant donc les œuvres d'imagination) aussi bien que des phénomènes externes ; ceci parce que la chose en soi « n'est en soi-même ni matière ni être pensant, mais constitue un fondement, pour nous inconnu, des phénomènes qui nous procurent le concept empirique aussi bien de la première sorte que de la seconde. »10. Kant est parfaitement clair : toute intuition, qu'elle soit interne ou externe, a pour fondement la chose en soi, qui n'est elle-même ni pensée ni matière. Ainsi, de ce point de vue, une hallucination est bien une phénoménalisation. Se référer à la chose en soi pour distinguer l'hallucination de la réalité serait donc incorrect théoriquement, tout autant que pratiquement vain. *** L'articulation du plan empirique et du plan transcendantal est donc centrale dans la compréhension de l'expérience réelle (Wirklichkeit) comparée à l'hallucination. L'expérience réelle peut être comprise, d'après ce que nous avons dit, selon deux points de vue. 1/ Empiriquement, il n'y a d'expérience réelle que si les intuitions qui composent les objets de celle-ci sont perçus, et pas seulement imaginés. Cette perception, ainsi, doit saisir quelque chose « indépendamment de toute 9 10 CRP, A22/B37 CRP, A379/380. Cette citation que nous attribuons à la chose en soi est plus précisément attribuée par Kant à l'objet transcendantal, mais qui n'est que la chose en soi en tant qu'elle cause l'affection. Sur ce point, voir F.-X. Chenet (1998), pp. 404-5. 6 invention »11. 2 / Mais il ne peut y avoir expérience réelle que si les intuitions sont synthétisées dans un ensemble cohérent, qui n'est donc pas, au contraire, une rhapsodie de sensations 12. S'il faudra préciser ce que l'on entend par « cohérence », disons d'ores et déjà que, dans une hallucination, il n'y a pas de loi de la nature : les objets peuvent subitement tournoyer dans l'espace, les fourmis se transformer en éléphants, le ciel devenir rouge sang. Mieux, tous les objets peuvent subitement se désintégrer, et la perception ne devenir plus qu'une interminable vidéo d'art contemporain, dans laquelle se bousculent sons et couleurs, sans possibilité d'en dégager une quelconque règle d'enchainement des perceptions. Tout ce qui vient d'être décrit montre bien que, sur le plan transcendantal, l'expérience réelle doit nécessairement être réglée selon des principes a priori de l'entendement, ceux-ci étant eux-mêmes la manifestation des catégories dans l'expérience sensible. Or cette distinction des deux aspects de la compréhension de l'expérience réelle ne va pas sans une difficulté importante, que l'on peut exposer sous la forme d'un argument sceptique. Ecoutons ce qu'un philosophe sceptique, faisant sienne une telle objection, aurait à nous dire : « Vous venez de dégager deux points de vue sur l'expérience réelle. Ces deux aspects peuvent également être considérés comme deux critères devant être remplis pour qu'il y ait expérience empirique. En effet, si une somme d'intuitions dans l'espace est perçue par le sujet, mais que celui-ci, étant doté d'un entendement défaillant, est incapable de catégoriser ce qu'il perçoit, alors aucun objet n'en sera jamais dégagé ; le sujet sera par là même incapable de saisir une quelconque ''expérience réelle'', car l'expérience n'est autre qu'une connaissance d'objets – on peut même aller jusqu'à penser que sa conscience n'y survivrait pas 13. Hypothèse inverse, si le sujet, dont l'entendement est sain, ne fait qu'halluciner des fictions, à base de personnages inventés et de créatures fantaisistes, ces fictions auront beau être cohérentes, les lois qui les régissent pourront bien être stables, il sera malgré tout impossible de parler d'expérience réelle. Ceci étant dit, venons-en à notre argument : si ce que vous dites est vrai, alors il est impossible de savoir si, à un instant donné, nous vivons bien une expérience réelle, car le premier critère (empirique) est inaccessible au sujet. Le fait qu'une perception soit réellement présentée dans l'espace, ou qu'elle ne soit que le fruit de l'imagination hallucinée, est nécessairement impossible à distinguer, puisque c'est la définition même de l'hallucination. En cela, le premier critère est inapplicable et tautologique. Ainsi, seul le second critère est accessible au sujet (la cohérence de l'enchainement des sensations), or ce critère, nous venons de le voir, est sous-spécifique dans la détermination de la réalité de l'expérience : en effet, une fiction hallucinée peut tout à fait être cohérente dans la manière dont les objets imaginés réagissent entre eux. Chacun conviendra que 11 12 13 CRP, A374 Nous reprenons ici, à titre de première approche, une définition de l'expérience réelle chez Kant donnée par M. David-Ménard (1990), p. 149. Sur ce point, voir Quentin Meillassoux (2013), p. 37. Nous reviendrons en détail sur cette idée dans notre seconde partie (Analytique, II) 7 que l'on n'hallucine pas nécessairement une série anarchique de perceptions sans règles ou des entités aux comportements aberrants. Notre conclusion est donc la suivante : il n'est jamais possible de savoir si l'on hallucine, ou si l'on perçoit la réalité. Mieux : puisqu'à aucun moment il n'est possible de faire ce tri, alors notre vie entière est peut-être une hallucination. Il faut donc être sceptique quant à la réalité des objets dans l'espace, même dans le sens où Kant entend une telle réalité. »14 Cet argument sceptique, nous l'appellerons l'argument de l'hallucination, bien qu'il puisse aussi être nommé argument du rêve, ou encore argument de l'expérience imaginaire. Ici c'est seulement la dimension non-véridique de l'expérience qui compte dans le raisonnement sceptique. Notons aussi que, dans la longue formulation que nous venons de proposer, la dernière précision (« … même dans le sens où Kant entend une telle réalité ») est extrêmement importante : il ne s'agit pas de questionner l'existence d'objets dans l'espace indépendamment de toute représentation du sujet – il s'agit bien au contraire, en ayant intégré la compréhension kantienne de l'objectivité, de prendre l'idéaliste transcendantal à son propre jeu. Kant ne peut pas répliquer, contre une telle attaque, en faisant simplement valoir son Esthétique Transcendantale, démontrant que l'espace et le temps ne sont pas des dimensions des objets existant en elle-mêmes, mais uniquement des formes a priori de l'intuition pour le sujet. Le sceptique admet cela ; mais il met le doigt sur une distinction, au sein même des intuitions présentées sous ces formes, que Kant ne peut refuser : la distinction, au sein des intuitions synthétisées, entre hallucination et réalité. Le sceptique fait de l' apparition (dans le temps et l'espace) une potentielle apparence. Ce que l'on croit matière n'est peut-être qu'oeuvre d'imagination. Cette attaque sceptique est fondamentale, car si Kant n'y répondait pas, elle pourrait faire vaciller l'intégralité de la compréhension kantienne de l'objectivité. En effet, elle semble indiquer que la théorie de la constitution de l'objectivité par les catégories de l'entendement est à elle-seule insuffisante en tant que critère, pour identifier ce qui est de l'ordre de l'expérience objective dans l'enchainement des intuitions. La production de fictions par l'imagination peut, dans certains cas, être indissociable de la réalité ; l'hallucination n'est pas forcément cette simple 'rhapsodie de sensations' que Kant semble parfois opposer binairement à l'expérience objective. L'halluciné génère une expérience consistante. Peut-on aller jusqu'à parler d'o b j e t s de l'hallucination ? A cette question, nous ne pourrons répondre sans avoir étudié la déduction transcendantale ; pour l'instant, contentons-nous de parler de pseudos-objets (car qui contesterait que l'hallucination n'est pas nécessairement une vidéo abstraite d'art contemporain, mais qu'elle peut inclure des licornes, des paysages lunaires et des sapeur-pompiers ?). Une telle voix sceptique est entendue par Kant. Il lui attribue même la dignité d'un personnage conceptuel : l'idéaliste problématique15. Kant a bien vu que, contre un tel adversaire théorique, il ne 14 15 Il s'agit là d'une formulation stylisée de l'argument, qui nous est propre : nous ne citons ici aucun sceptique 'réel' en particulier. CRP, B274. L'idéaliste problématique déclare l'existence des objets hors de nous « douteuse et indémontrable ». 8 servait à rien de faire valoir l'Esthétique transcendantale 16; bien plutôt, la seule manière de le contredire est de démontrer que « des choses extérieures, nous avons aussi l'expérience, et non pas seulement l'imagination »17. Kant entreprend donc de proposer une réponse contre l'argument sceptique que nous avons exposé. Nous verrons que cette réponse est complexe, et qu'à proprement parler, elle est composée de deux parties : 1/ premièrement, prouver qu'il est impossible de supposer que ce que l'on qualifie d'expérience réelle puisse être intégralement une hallucination. Pour prouver cela, Kant s'appuie sur une théorie du sujet, qu'il développe à trois reprises : dans la première édition de la Critique, dans la section correspondant au quatrième paralogisme de la psychologie transcendantale18; dans la seconde édition, au moment de la Réfutation de l'Idéalisme 19; enfin, dans la seconde Préface, dans une longue note censée présenter un complément reformulé de la Réfutation de l'Idéalisme 20 ; 2/ deuxièmement, prouver que, même si certes l'hallucination est possible ponctuellement, elle peut être différentiée par le sujet qui la subit à l'aide de critères pratiques, qu'il s'agit d'exposer. La réponse de Kant s'effectue donc en deux temps : preuve que l'hallucination ne peut être que ponctuelle, puis proposition d'un critère pour discriminer pratiquement de telles hallucinations ponctuelles par rapport aux expériences réelles. La première partie de l'argumentaire (celle qui attaque un scepticisme total, étendu à l'intégralité de l'expérience) répond à l'induction que nous avions formulé dans les dernières lignes de notre restitution de l'argument sceptique : « puisqu'à aucun moment il n'est possible de faire le tri entre l'hallucination et la réalité, alors notre vie entière est peut-être une hallucination ». Une telle induction est dénoncée par Kant comme impraticable, et nous devrons comprendre pourquoi. Mais à supposer même que l'argument kantien soit valide, il est absolument inefficace contre tout le développement central de l'attaque sceptique. La seconde partie de la réponse kantienne est donc tout aussi importante : c'est elle qui doit déterminer, dans l'enchainement de nos intuitions, comment discriminer la réalité et l'hallucination, et ainsi répondre intégralement à l'idéaliste problématique, que nous qualifierons dorénavant de sceptique partiel. « Partiel », car il tient compte du premier argument de Kant consistant à montrer qu'une hallucination n'est possible qu'à titre ponctuel (quoique cette ponctualité puisse être d'une durée indéterminée). Notons par ailleurs que la réponse de Kant en termes de critères de distinction de l'expérience réelle doit permettre de répondre à la difficulté que nous mentionnions, selon laquelle des pseudo-objets peuvent être constitués alors même que l'expérience est subjective, hallucinatoire. Les critères pratiques de l'expérience réelle doivent permettre de comprendre ce qui, malgré la représentation de pseudoobjets dans l'hallucination, diffère fondamentalement de la perception d'objets réels. Cette contre-offensive kantienne représente donc, si l'on suit notre raisonnement, un moment 16 17 18 19 20 Ibid. Ibid., B275 Ibid., A367-380 Ibid., B274-9 Ibid., BXXXIX-XLI 9 théorique important : double enjeu de précision de la théorie kantienne de l'objectivité, et de réponse au sceptique partiel. Dès lors, un fait doit nous sauter aux yeux : c'est la désarmante brièveté dont Kant fait preuve dans son argumentaire. Les commentaires ayant reconstitué la réponse de Kant au scepticisme – notamment les commentateurs d'obédience dite 'analytique' – ont très peu mentionné cette caractéristique pourtant évidente du texte kantien. Le passage le plus symptomatique de cette concision extrême - que le lecteur peut aisément, en première analyse, interpréter comme une preuve manifeste de désintérêt - est celui de la Réfutation de l'Idéalisme. Kant vient de prouver « l'existence des objets dans l'espace hors de moi », dans sa Preuve21 et ses deux premières Remarques22. Il conclut son raisonnement par une troisième remarque, la plus courte, qui se clôt avec la phrase suivante : « Quant à la question de savoir si telle ou telle prétendue expérience ne serait pas simple imagination, il faut en dégager la réponse d'après les déterminations particulières de cette expérience et à travers son accord avec les critères de toute expérience réelle »23. C'est la seule réponse de Kant dans la Réfutation de l'Idéalisme, à la question sceptique que nous avons développée. Cette réponse méritera de notre part une explication détaillée (notamment sur ce que Kant entend par 'critères') ; mais déjà, on ne peut qu'être stupéfait par une telle brièveté formelle. La question de l'hallucination, dont on a dit qu'elle pouvait mettre en danger la théorie kantienne de l'objectivité, est balayée d'un revers de main. En un sens, tout notre travail consistera à expliquer la raison de cette étonnante concision. A cette première observation doit s'en ajouter une seconde : nous avons quelque peu forcé le texte kantien lorsque nous avons unifié l'argument sceptique qui lui était adressée sous le terme d'argument de l'hallucination. En effet, lorsque Kant traite en général des expériences nonvéridiques, son vocabulaire n'est absolument pas stabilisé – signe d'un déficit de thématisation de la question. Déficit paradoxal cependant, car cette absence de stabilité lexicale va de pair avec une prolifération du vocabulaire sur le sujet : « jeu subjectif de mon imaginaire » (ein subjektives Spiel meiner Einbildungen24) ; « Spontanéité de l'imagination » (Spontaneität25) ; « Simple effet de l'imagination » (die blosse Wirkung der Einbildungskraft26), « Délire » (Wahnsinn27), « Fantasme de l’imagination » (Blendwerke der Einbildung28), « Simple jeu de l'imagination » (bloßes Spiel der Einbildung29), « Représentations trompeuses » (trügliche Vorstellungen30), « Illusion » 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 Ibid., B275-7 Ibid., B277-8 Ibid., B279 Ibid., A201/B247. La différence entre « Einbildung » et « Einbildungskraft » peut être restituée respectivement par les termes « Imaginaire » et « Imagination » . L'Einbildung (Imaginaire) est proprement le produit de la faculté d'Einbildungskraft (Imagination). Il est ainsi regrettable que dans la plupart des traductions françaises cette différence conceptuelle soit gommée au profit du seul terme d'Imagination. Sur ce point, cf. B. Longuenesse (1993), p. 26 CRP, B277 Ibid., B278 Ibid. Ibid., A376 Ibid. Ibid. 10 (Täuschung31), « Invention » (Erdichtung32) . Il faut aussi compter le statut spécifique du rêve (Traum), qui bien sûr est un cas spécifique d'hallucination, mais qui est mentionné suffisamment souvent pour devoir attirer notre attention 33. Néanmoins il serait fautif de pointer du doigt l'absence du mot même d'hallucination, qui existe pourtant en allemand : Halluzination. Ce mot est quasiment inconnu dans la langue de l'époque, il n'entre dans la langue courante qu'au tournant du XIXe et du XXe siècles34. Une absence du mot n'est donc pas significative d'une absence de l'idée. *** La Critique de la Raison Pure, dont l'une des tâches principales est l'analyse de la constitution de l'objectivité, a donc pour (quasi-)point aveugle l'autre de cette objectivité ; plus précisément, elle tient pour seul autre le « divers » de sensations non reliées, ce divers qualifié de rhapsodie de sensations qui, sans synthèse, ne permet même pas l'unité de la conscience. Ce divers sensible est l'autre de l'objectivité sur le plan transcendantal, mais il n'est pas réductible à ce second autre, empirique celui-là, qu'est l'expérience hallucinatoire 35. L'argument sceptique tel que nous l'avons restitué, dégageant deux aspects dans la saisie de l'objectivité, a pour mérite de rendre visible cette singulière absence. L'hallucination n'est jamais thématisée comme telle et pourtant elle est présente, évoquée ici et là, suggérée dans des périphrases et même affrontée implicitement, comme nous l'avons vu, au détour de la Réfutation de l'idéalisme. Ce singulier rapport à l'hallucination étonne ; mais il devient fascinant lorsque l'on constate que Kant a traité en détail la question de l'hallucination, dans un écrit pré-critique intitulé Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik – en français : Rêves d'un visionnaire. Cet écrit de 1766 permet de saisir dans quel contexte, à propos de quelle question, le thème de l'hallucination a profondément été mobilisé par Kant. Or, il ne s'agit en aucun cas d'une problématique sceptique. Dans les Rêves d'un visionnaire, Kant propose une explication du phénomène hallucinatoire selon un modèle que nous qualifierons d'optico-physiologique. Modélisation explicite, détaillée, qui tranche radicalement avec la présence latente mais implicite dans la Critique. Pourquoi Kant 31 32 33 34 35 Ibid. Ibid., A377 Ibid., A112, A202/B247, B278, A376, A377, A451/B479, A491/B519, A492/B520, A780/B808 Référence : worterbuchdeutsch.com, estimations effectuées sur les cinq dernières siècles grâce à la base d'ouvrages en langue allemande numérisés (environ 25 millions de titres). Consultation 30 mars 2016. En parlant d'expérience hallucinatoire, nous faisons évidemment une entorse au vocabulaire de Kant, qui définit l'expérience (Erfahrung) comme « une connaissance s'accomplissant par l'intermédiaire de perceptions liées entre elles » (CRP, B161, c'est nous qui soulignons). Nous nous permettons néanmoins d'utiliser ce mot, car nous avons admis, au moins à titre provisoire, la constitution de quasi-objets hallucinatoires. Nous évitons l'expression ''quasiexpérience'' pour ne pas alourdir notre propos. 11 construit-il un tel modèle, si ce n'est pas pour aborder la question sceptique ? Quel problème, quelle inquiétude, l'expérience hallucinatoire catalyse-t-elle ? Esquissons dès à présent une réponse : ce modèle optico-physiologique doit être mis en miroir avec une autre conception de l'hallucination, qui est la conception occultiste. Selon la « philosophie occulte »36, l'hallucination est interprétée comme un mode d'accès à un monde spirituel distinct du monde physique connu des hommes. Pour l'occultiste, les hallucinations sont des visions ; elles donnent accès à une autre réalité, une réalité transcendante qui nous constitue mais de laquelle nous n'avons aucune conscience. Il s'agit alors, pour Kant, de proposer une explication rendant compte de ces visions sans en passer par une telle transcendance. Ainsi, au sceptique se substitue un nouveau personnage conceptuel : celui du visionnaire (Geisterseher), c'est-à-dire celui qui, hallucinant, croit avoir accès à des réalités supérieures. Contrairement au sceptique, il ne révoque pas en doute la réalité en s'appuyant sur la trompeuse expérience hallucinatoire ; bien plutôt, c'est parce qu'il refuse de qualifier l'expérience hallucinatoire de radicalement ''trompeuse'' 37 qu'il imagine un monde transcendant à partir de ses supposées visions. Contredire le visionnaire, ce n'est pas, à la différence du sceptique, fournir des critères de distinction entre la réalité et l'hallucination ; c'est au contraire expliquer pourquoi l'hallucination semble être aussi vraie, et pourquoi elle ne l'est pourtant pas. Homogénéiser (du point de vue du sujet) l'hallucination et l'expérience réelle, montrer en quoi les deux expériences se ressemblent autant malgré l'incontestable fausseté de l'une d'elles, c'est expliquer au visionnaire les raisons de l'illusion imparable qui le meut. Le modèle optico-physiologique aura ce but : en saisissant comment le phénomène hallucinatoire a sa cause dans une mauvaise constitution du cerveau, qui projette les créations imaginaires en dehors de l'homme selon un principe de convergence trompeuse des rayons lumineux, Kant veut réduire le visionnaire à un cas médical. Le visionnaire est atteint de Wahnsinn, d e Verrückung, qui est proprement la maladie de l'hallucination : « j'ai le sentiment de pouvoir offrir, au sujet de cette sorte de dérangement de l'âme qu'on appelle fausse perception (Wahnsinn), et s'il est plus grave hallucination (Verrückung), quelque chose d'intelligible qui en donne la cause. Le propre de cette maladie est que l'homme égaré transporte hors de lui de simples objets de son imagination, et les regarde comme des choses réellement présentes devant lui »38. Derrière cette apparente clarté de la définition – contrairement à la Critique, Kant fixe ici le vocabulaire de l'hallucination qu'il mobilise – se cache néanmoins une difficulté : l'hallucination ainsi définie, c'est le trouble, la maladie des hallucinations ; ce n'est pas l'hallucination elle-même en tant que représentation d'un objet inexistant. Les traductions de Francis Courtès par les expressions « fausse perception » et « hallucination » sont donc, non pas inexactes, mais trompeuses : le Wahnsinn et le Verrückung désignent avant tout un état mental, qui 36 37 38 Le titre du second chapitre de la première partie est : « Fragment de philosophie occulte ayant pour fin de rentrer en communication avec le monde des esprits » (Rêves, p. 61) Radicalement : nous devrons préciser ce point. En effet, d'un certain point de vue, même le visionnaire est capable d'admettre que l'expérience hallucinatoire a quelque chose de trompeur, en ce qu'elle présente des réalités immatérielles dans l'étendue ; toujours est-il qu'elle fait signe vers une réalité transcendante. Rêves, AK, II, 346, p. 82, c'est nous qui soulignons. 12 produit la projection au devant de soi de représentations imaginaires. Les termes choisis par Kant sont en ce sens extrêmement significatifs : le Verrückung au sens propre, c'est le dérangement39 ; quant au Wahnsinn, on pourrait le traduire littéralement par ''délire des sens'' 40. De ce point de vue, les traductions suivantes des mêmes termes sont plus heureuses : Courtès traduit justement Verrückung par ''dérangement''41 et Wahnsinn par ''paresthésie''42. Néanmoins ces deux mots ont un inconvénient notable : ils ne traduisent pas exactement la spécificité du trouble que ces états mentaux engendrent selon Kant. Un homme 'dérangé' n'est pas forcément victime d'hallucinations, et la paresthésie renvoie à un trouble de la sensibilité davantage assimilable au fourmillement et à la perte temporelle du toucher. Toujours est-il qu'une telle explication médicale du phénomène hallucinatoire doit permettre à Kant de contester l'interprétation des hallucinations par le visionnaire, en lui tendant un miroir qui lui révèle son dérangement maladif. Il semble donc qu'un retour sur le texte pré-critique des Rêves d'un visionnaire nous permettra de comprendre ce qui, dans la thématique de l'hallucination, a d'abord intéressé Kant. La possibilité de l'argument sceptique n'est peut-être qu'une conséquence de la réponse kantienne à un adversaire qu'il a considéré, dans ses écrits antérieurs, avec beaucoup plus d'attention ; et c'est parce qu'il a construit un modèle de compréhension qui homogénéise l'hallucination avec la réalité, qui explique pourquoi l'hallucination paraît être aussi réelle, aussi extérieure au sujet, que le sceptique pourra mettre le doigt sur cette homogénéité, et attaquer les critères de l'objectivité que Kant établira dans la Critique. Si la question sceptique, incarnée dans la figure de l'idéaliste problématique partiel, intéresse finalement assez peu Kant, c'est peut-être parce que le véritable danger de l'hallucination est ailleurs : dans sa propension à générer des pensées occultes. *** Kant l'écrit dès 1766 : ces pensées occultes outrepassent toutes les limites de la raison humaine43. Kant n'expose pas ces limites en détail – il le fera, bien sûr, dans la Critique de la Raison Pure. Néanmoins il est déjà possible d'en saisir une genèse hypothétique : c'est parce qu'il a 39 40 41 42 43 D'ailleurs le mot est traduit comme tel un paragraphe plus loin, lorsque Kant l'utilise justement au sens propre : « le dérangement <Verrückung> du tissu nerveux peut devenir la cause qui fait transporter le focus imaginarius à l'endroit d'où viendrait l'impression sensible d'un objet corporel qui serait réellement présent » (p. 83). Notons ainsi comment Kant joue avec les deux sens : le Verrückung est à la fois le trouble (maladie) et l'état physiologique du cerveau qui en est l'explication. Cette traduction se fait nécessairement au prix d'une certaine réduction de la richesse sémantique, car le terme Wahn a une double étymologie, qui l'identifie, jusqu'au XVIIIe siècle, aussi bien à l'illusion qu'à la folie. Voir sur ce point Monique David-Ménard (1990), p. 112. Rêves, AK, II, 347, p. 83 Ibid., 361, p. 103 Ibid., 368, p. 111 13 été confronté à des mystiques hallucinés, qui ont cru pouvoir révéler l'existence de mondes spirituels à partir de leurs visions, que Kant a entrepris le projet de fixer des limites à de telles velléités. On pourrait donc penser, à partir de cette hypothèse, que la distinction entre les Rêves et l a Critique effectue une sorte de partage des tâches, à quinze ans d'intervalle : les Rêves expliqueraient par un modèle scientifique le phénomène hallucinatoire afin qu'il ne puisse plus être instrumentalisé par les soi-disants visionnaires, et la Critique, quinze ans plus tard, réussirait à développer une compréhension des limites exactes dans lesquelles doit se situer la raison humaine. La Critique serait l'envers positif d'une délégitimation négative des fondements occultistes exposée auparavant dans les Rêves. Délégitimé ainsi, le problème de l'hallucination serait intégralement rabattu sur le problème sceptique, problème mineur car déjà le signe d'une victoire : le sceptique ne peut formuler son attaque que sur un fond commun qu'il partage avec Kant, et qui est l'idée que l'hallucination est fausse, trompeuse, qu'elle ne donne aucunement accès à un autre monde, simplement qu'elle entrave la saisie de ce monde-ci. Néanmoins, si cette lecture continuiste des Rêves et de la Critique est justifiée44, elle suppose tout de même de perdre en cours de route la thématique proprement hallucinatoire. L'hallucination devient un phénomène symptomatique certes, en ce qu'il a pu, historiquement, être au fondement de systèmes occultes de pensée. Mais la tâche de la Critique de la Raison Pure s'étend bien au-delà : il s'agit de refuser la légitimité de toute métaphysique dogmatique. L'halluciné se prétendant visionnaire est comme noyé dans la masse de ceux qui tiennent un discours supposément véridique sur un au-delà de l'expérience sensible. Dogmatiques et charlatans, métaphysiciens spiritualistes et délirants mystiques, tous se réunissent dans une commune aspiration à la transcendance. Il semble pourtant qu'un tel nivellement des discours nous fasse oublier un point essentiel des Rêves d'un visionnaire, que nous n'avons pas encore mentionné : l'hallucination, dans son rapport au dogmatisme, ne se trouve pas éliminée sitôt que les limites de la raison sont proclamées, et que le phénomène hallucinatoire lui-même a été expliqué physiologiquement. Le texte des Rêves est beaucoup plus ambigu, sinueux, étrange. Le rapport de Kant à son adversaire le visionnaire y est paradoxal : alors même que Kant expose une théorie optico-physiologique de l'hallucination, il avoue son penchant45 pour l'existence des esprits, et l'éventualité que certaines visions puissent néanmoins tirer leur origine, en dernière analyse, des existences spirituelles transcendantes. Nous devrons montrer quelle est la nature exacte de l'articulation de ces deux interprétations en miroir de l'hallucination – interprétation optico-physiologique, qualifiée de commune, et spiritualiste, qualifiée d'occulte –, qui composent les deux chapitres centraux de la première partie des Rêves d'un visionnaire. A la première lecture du texte, cette articulation paraît ambigüe : pourquoi avoir 44 45 Cette lecture est partagée par Jacques Rozenberg et Monique David-Ménard : « selon <Rozenberg>, la théorie de l'hallucination, de 1766, sert à penser en 1781 le statut de l'idée. La tâche de la dialectique sera bien de montrer l'inconsistance des idées dont la raison fait miroiter la connaissance. Et cet effet de mirage, ou cette fantasmagorie, est appelé une folie que la pensée aime. », Monique David-Ménard (1990), p. 111. Voir aussi Jacques Rozenberg (1985), p. 26. Rêves, AK, II, 327, p. 58 ; 350, p. 88 14 développé une théorie complexe de l'hallucination comme signe de l'existence d'un monde spirituel, si c'est pour ensuite la délégitimer intégralement en l'écrasant sous le poids d'un modèle scientifique ? Pourquoi être d'abord si prudent dans sa condamnation des visionnaires, pour ensuite doubler son livre d'une deuxième partie toute sarcastique et fielleuse contre la figure de Swedenborg, ce mystique suédois que Kant prend pour cible ? Nous suggérerons que la nature de l'articulation entre ces deux théories (optico-physiologique / spiritualiste) est justement cette ambiguité du discours, qui n'est pas tant le symptôme des hésitations de la personne Kant, tiraillée entre deux approches contradictoires d'un même phénomène, que l'indice d'une caractéristique propre à l'hallucination elle-même : l'exceptionnel effet de vérité qu'elle engendre, sa capacité à entrainer la pensée dans sa folle activité de prolifération des représentations. C'est ainsi que l'aspect maladif de l'hallucination peut être le mieux ressaisi : l'halluciné, victime des inventions de son imaginaire, peut se voir emporté par ses visions et, alors que son entendement est sain, perdre l'attachement au réel. Emportement, perte du réel : ce sont bien là deux symptômes guettant l'halluciné. Sa perte de réel le fait devenir un Luftbaumeister46, c'est-à-dire un bâtisseur en l'air de mondes idéaux, qui construit des châteaux par le toit sans prendre appui sur le sol de l'expérience ; son emportement le fait devenir un Schwärmer47, c'est-à-dire un exalté, un enthousiaste abusé de manière incontrôlable par ses visions. Les médiations que Kant établit entre l'hallucination et la construction proprement métaphysique de systèmes de mondes est complexe car elliptique. Nous tenterons d'en saisir la teneur pour comprendre ce qui a particulièrement préoccupé Kant dans ce pouvoir d'emportement propre à l'hallucination. Il faudra en passer par les exemples qu'en donne Kant : certes Swedenborg mobilise toutes les attentions, mais l'hallucination délirée en visions occultes est un talent répandu. De la baguette divinatoire aux prémonitions, en passant pas l'invention des femmes enceintes 48, l'imagination dépose dans le réel les matériaux pour une théorie systématisée de la transcendance, encouragée par l'espérance d'une vie après la mort et l'inertie des on-dit. Cette force de l'imaginaire a une conséquence immédiate : une proclamation simplement théorique des limites de la raison ne peut suffire à en limiter les ardeurs. Lorsque l'imagination s'emballe, le sujet en est la proie. Ce pouvoir d'emballement est visible dans la prose kantienne elle-même ; dans le second chapitre, qui traite de la philosophie occulte, Kant, justement, s'emballe. « J'ai de plus en plus de mal à continuer de tenir le langage prudent de la raison. Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas moi aussi le droit de prendre le ton académique, lui qui est plus péremptoire et dispense l'auteur autant que le lecteur de la réflexion qui ne peut manquer de les amener tôt ou tard aux désagréments de l'indécision »49. Kant n'est peut-être pas halluciné (quoiqu'il parle explicitement de « rêveries de <son> cru »50), mais l'aveu de son emportement 46 47 48 49 50 Ibid., 342, p. 77 Ibid., 348, p. 85 Ibid., 357, p. 98 Ibid., 333, p. 66 Ibid., 366, p. 109 15 témoigne d'un procédé littéraire de restitution de l'emballement propre aux imaginaires débordants : envisageant la possibilité d'un monde des esprits, on court le risque, de proche en proche, de délirer un système du monde sans assise perceptive, déconnecté de toute raison commune. Les Rêves d'un visionnaire présentent donc une difficulté non résolue : les limites formellement posées à la raison ne sont d'aucun poids face au visionnaire, que ses hallucinations emportent au-delà de ces considérations limitatives. Le visionnaire peut bien se moquer de l'étroitesse d'esprit du philosophe devenu juge de la raison : au niveau auquel il se situe, il n'a aucun contradicteur. Aporie pratique51 donc, puisque certes les limites de la raison peuvent être proclamées, mais n'ébranlant nullement, cristallisée dans les visions, la conviction des exaltés. *** La Critique de la Raison Pure, malgré sa compréhension renouvelée de l'objectivité, ne délivre en rien de cette difficulté. Au moins pouvons-nous, une fois exposé sous quel (double) modèle d'intelligibilité l'hallucination a été pensée quinze ans plus tôt, faire retour sur l'hallucination pour en saisir la nouvelle compréhension qu'en propose la Critique. Il est clair que le modèle opticophysiologique ne peut être restitué comme tel. L'étude des conditions de possibilité de l'expérience, et en particulier de la perception des objets dans l'espace, rend lacunaire une compréhension en des termes simplement optiques : l'objectivité ne se réduit pas à l'extériorité d'objets existant en dehors de mon corps. Il faut alors saisir comment, à partir de la Critique, il est possible de reconstituer un n o u v e a u modèle hallucinatoire, que nous qualifierons de psychologico-transcendantal. Transcendantal, car il n'échappe pas aux conditions de possibilité de la conscience d'objets. Empirique, car il s'appuie sur une compréhension approfondie de la faculté d'imagination, que Kant renomme imagination reproductive. Malgré ces nouveaux apports conceptuels, nous montrerons comment ce modèle est pourtant dans la continuité du précédent ; d'ailleurs il peut être combiné avec le modèle optico-physiologique, qui devient lacunaire sans devoir être faux. Surtout, notre étude des Rêves nous permettra une lecture à nouveaux frais des arguments kantiens contre le sceptique partiel. Mieux : nous montrerons pourquoi l'exposition des critères d'identification de l'expérience réelle ravive l'inquiétude qui, dans les Rêves, avait entouré la question de l'hallucination. C'est que Kant, pour se défendre contre le sceptique partiel, s'appuie notamment sur le critère d'intersubjectivité52. Dans la communication avec les autres sujets, dans la comparaison entre les jugements, chacun peut espérer identifier ce qu'il y a de réel dans sa propre 51 52 Nous utilisons dans ce texte l'adjectif « pratique » dans un sens non-kantien, qui n'implique pas de dimension de moralité. La pratique est entendue au sens technico-pratique. Sur ce point, voir Critique de la Faculté de Juger, AK, V, 173. Voir notamment CRP, A820/B848 16 expérience idiosyncratique. C'est ce monde commun, cette communauté des sujets pensants et percevants, qui doit en priorité, comme l'écrit Kant, constituer un critère subjectif de l'objectivité. Or le monde commun, la communauté, sont précisément ce que troublent les sujets hallucinés. Dès les Rêves, Kant y insistait : l'hallucination est un péril indissociablement individuel et collectif. Celui qui s'enferme dans son monde de visions délégitime l'expérience réelle et perturbe la progression de chacun vers la vérité. Ainsi, la Critique de la Raison Pure est dans une situation paradoxale : ayant gommé toute la généalogie de son questionnement sur les limites de la raison, ayant évacué l'expérience hallucinatoire au seul rang d'argument sceptique, elle présuppose pourtant résolue une difficulté que Kant a formulée quinze ans auparavant, et à laquelle la Critique ne répond pourtant pas : celle du danger de l'imagination délirante, qui enferme les sujets dans des mondes personnels, les rendant incapables, par l'intersubjectivité, de s'accorder sur une réalité collective. Le danger de l'hallucination est donc un danger en écho : il se manifeste une première fois dans sa formulation radicale, sceptique (et si ce que je perçois n'était qu'une hallucination ?), et une deuxième fois comme un danger planant sur la réponse kantienne : pour que les hommes progressent dans la compréhension du monde par la communication de leurs jugements, encore faut-il qu'ils aient un monde commun ; et ceci n'est possible que si l'on sait contrer l'emballement des représentations imaginaires, qui font sombrer les hommes dans des idiosyncrasies délirantes. Kant apporte-t-il une réponse à cette inquiétude tenace ? En d'autres termes, accomplit-il, sur le plan psychologico-pratique, ce qu'il a opéré sur le plan critique, dans la Dialectique transcendantale ? Permet-il de dépasser les apories pratiques des Rêves, auxquelles la Dialectique transcendantale a certes apporté une réponse théorique mais qui n'est d'aucun poids face au danger propre à l'hallucination ? Cette réponse est éparse mais elle existe, et c'est surtout dans des textes postérieurs à la Critique que nous la trouverons, notamment dans le Conflit des facultés et l'Anthropologie, que Kant publie à la toute fin de sa vie, en 1798. Elle se formule dans les termes d'une médecine philosophique, médecine de l'esprit essentiellement préventive qui doit permettre à l'homme du sens commun de maitriser le cours de ses pensées. Kant sait que la philosophie ne peut rien contre les anomalies corporelles sédimentées par le temps ; le visionnaire est condamné à l'hôpital, son cerveau dilaté mérite la purge 53. Cependant l'homme ordinaire, sensible aux racontars mystiques et rêveur occasionnel, peut pratiquer sur lui-même des exercices de pensée qui l'éloigneront de cette tendance mortifère. Il peut travailler la maitrise de son imaginaire, par un art subtil des détournements et des répétitions, que rend possible un partage préalable entre les inventions saines et les fictions maladives (toute production de l'imagination n'est pas mauvaise à prendre). Science nouvelle des discriminations, par-delà la dichotomie classique réalité/illusion. La santé y est un enjeu individuel, mais aussi collectif : la maitrise des troubles hallucinés est le 53 Rêves, AK, II, 348, p. 84 17 remède contre une certaine forme d'égoïsme, non pas moral mais logique 54, qui considère l'assentiment des autres humains à ses propres jugements comme inutile et non-avenu. Savoir modérer ses fictions permet d'accéder à la commune condition des hommes de science. Le sujet sain, qui écarte les délires hallucinés mais accueille les inventions favorables, se donne les moyens de rester sur le sol ferme de l'expérience tout en s'autorisant des fantaisies vivifiantes. Kant élabore dans ce but, par les exercices qu'il propose et les partages qu'il établit, une petite psychotechnique de l'imaginaire. *** Notre première partie propose de saisir comment Kant, dans les Rêves d'un visionnaire, construit à propos de l'hallucination un problème qui lui est propre, celui d'une proximité de l'hallucination avec les délires occultistes, tout en mettant en scène une certaine impossibilité à envisager pratiquement une manière de réduire ce danger. Il s'agit donc d'une APORETIQUE. Notre seconde partie étudie la possibilité d'une reconstitution d'un nouveau modèle, proprement critique, de l'hallucination. Ce modèle engendre nécessairement un argument sceptique, auquel Kant répond en présupposant l'aporie des Rêves dépassée. Ce nouveau modèle est rendu possible par la décomposition et l'analyse des facultés de la connaissance, que Kant s'est proposé d'élaborer dans la Critique. Il s'agit donc d'une ANALYTIQUE. Notre troisième et dernière partie montre comment Kant dépasse l'aporie générée par les Rêves et renforcée, quoique de manière muette, dans la Critique de la Raison Pure. Cette réponse est celle d'un philosophe médecin de l'âme, qui énonce les bases d'un certain régime de la pensée. Il s'agit donc d'une DIETETIQUE. 54 Anthropologie, AK VII, 128 18 première partie APORETIQUE L e s Rêves d'un visionnaire (Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik) sont publiés anonymement par Kant en 1766. Ils font donc partie de sa période précritique, et Jacques Rozenberg55 remarque à juste titre qu'ils en synthétisent certains axes d'investigations notables : la psychopathologie, déjà étudiée deux ans avant dans l'Essai sur les maladies de la tête (Versuch über die Krankheiten des Kopfes, 1764), et l'optique, re-mobilisée deux ans plus tard dans Du premier fondement de la différence des régions de l'espace (Von dem ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raume, 1768). L e s Rêves d'un visionnaire ont pour objet principal la critique des ouvrages d'Emanuel Swedenborg, (1688-1772), un scientifique suédois qui, à la suite d'expériences mystiques, abandonne ses fonctions et se consacre à l'écriture d'ouvrages théologico-philosophiques, notamment les volumineuses Arcana Caelestia (les Arcanes Célestes, 1749-1796), dans lesquelles il systématise sa théorie, qui repose sur un principe de correspondances cachées entre le ''monde spirituel'' et le ''monde matériel''. Les hommes, selon lui, ne sont pas conscients du lien qui pourtant les lie intimement au monde spirituel : toute âme, dès cette vie, a sa place dans un supposé monde des esprits56. Les positions réciproques des âmes entre elles sont radicalement différentes des relations spatiales entre les corps dans le monde matériel. Le langage des esprits est une communication immédiate des idées. La mort corporelle n'est pas corrélative d'une mort spirituelle ; au contraire, mourir dans le monde matériel permet à l'âme de reprendre conscience de sa réalité spirituelle, raison pour laquelle Swedenborg affirme pouvoir parler avec les morts. 55 56 Rozenberg (1985), pp. 15-16 Kant entend 'esprit' en un sens d'abord minimal : il désigne en premier lieu ce qui ne s'oppose pas à la pénétration de toutes les autres choses, y compris matérielles (Rêves, p. 51). Un 'monde des esprits' serait donc un monde qui transcende la matière. 19 En vérité, peu importent ici les subtilités de la théorie mystique de Swedenborg. Le point fondamental est ailleurs : cette élaboration théorique a pour socle les propres visions de Swedenborg, qui sont, selon lui, un 'accès' à ce monde spirituel qu'il se propose de décrire. Si lui, contrairement aux autres hommes, peut avoir un contact direct avec les âmes, c'est seulement parce que la nature lui a fait don d'un ''être intérieur'' exceptionnellement ouvert, une plus grande sensibilité aux représentations obscures venues du monde des esprits, qui existent chez tout homme sans pour autant parvenir à leur conscience. Ainsi, pour réussir à attaquer la théorie de Swedenborg, il faut en premier lieu pouvoir expliquer ces visions sans avoir recours à une théorie mystique faisant appel à un prétendu ''monde spirituel''. requalification des visions mystiques : l'apparition de la thématique de l'hallucination Notons en premier lieu que ce que Swedenborg qualifie de visions consiste en des perceptions sensibles : le visionnaire peut voir, entendre, et même toucher les esprits57 ; par ailleurs, il décrit le monde spirituel comme étant composé de « vastes régions, de demeures, de galeries et d'arcades d'esprits qu'il verrait de ses propres yeux dans une parfaite clarté, et il assure qu'ayant maintes fois causé après leur mort avec tous ses amis, il aurait trouvé presque toujours chez ceux qui étaient morts depuis peu seulement, qu'ils avaient eu beaucoup de mal à se persuader qu'ils étaient morts, du moment qu'ils voyaient autour d'eux un monde resté analogue »58. En lisant ces lignes, une attaque évidente peut être formulée contre Swedenborg : si toute la théorie du mystique repose sur une distinction entre le monde matériel et le monde des esprits, comment se fait-il que, malgré tout, ce dernier puisse être décrit en des termes renvoyant à la sensation d'objets matériels, à la corporéité dont précisément les âmes sont censées être émancipées ? Kant, quoiqu'il suggère cette attaque, va faire preuve d'une étonnante subtilité : il fait grâce à Swedenborg de l'idée selon laquelle, certes de telles réalités 'corporelles' (les esprits que l'on peut voir et toucher, les galeries et les demeures) sont des sortes d'illusions, mais qu'elles peuvent malgré tout être les symboles, les images, les tenants-lieu de réalités spirituelles. Cette idée désamorce une critique purement logique, une critique faisant valoir l'incohérence des dires de Swedenborg ; on présume que certes, la représentation 'sensible' des esprits est en quelque façon trompeuse, mais qu'en elle réside malgré tout la vérité d'une existence immatérielle avec laquelle le visionnaire est en communication 59. 57 58 59 Rêves, AK, II, 361, p. 103 Ibid., 364, p. 107 Swedenborg va encore plus loin dans la 'quasi-matérialisation' du monde spirituel puisqu'il affirme que les esprits eux-mêmes, dans le monde qui est le leur, « se présentent les uns aux autres sous l'aspect de figures étendues, et <...> les influx réciproques de tous ces êtres spirituels suscitent en eux, conjointement, l'apparence d'êtres qui eux encore sont d'autres êtres étendus, et celle, pour ainsi dire, d'un monde matériel, dont les images sans être rien de plus que des symboles de leur état intérieur, produisent néanmoins une illusion de sens si claire et si durable qu'elle 20 Ainsi, Kant va mettre en miroir deux interprétations des visions mystiques, qui vont constituer les deux chapitres centraux de la première partie de l'ouvrage. La première interprétation est qualifiée d'occultiste : elle consiste en la restitution d'une pensée cohérente des visions interprétées comme accès au monde des esprits. La seconde interprétation est qualifiée de commune : au contraire, il s'agit alors, pour Kant, de comprendre les visions sans avoir recours à l'au-delà. Cette interprétation immanentiste est précisément celle qui requalifiera les visions dans les termes de l'hallucination (apparition des termes Verrückung et Wahnsinn), phénomène optico-physiologique devant être ressaisi dans les coordonnées de la science et de la médecine. structure du texte Les Rêves d'un visionnaire est divisé en deux parties : une partie théorique, qui propose les deux interprétations concurrentes des visions mystiques ; et une partie historique, qui expose de manière relativement détaillée le mysticisme de Swedenborg, pris comme exemple de visionnaire célèbre – quoique toute la première partie soit déjà implicitement dirigée contre lui. Cette seconde partie est extrêmement sarcastique, voire violente, mais elle ne propose pas une critique en règle de la pensée swedenborgienne, le travail théorique de sape ayant été déjà effectué auparavant, dans la partie théorique. Cela confère au texte une structure étrange, qui devra susciter notre interrogation. Nous aborderons en priorité la première partie (que Kant qualifie lui-même de « partie essentielle »60) car c'est elle qui recèle les deux compréhensions de l'hallucination, dont l'opposition forme comme le nœud de la problématique kantienne. Dans cette première partie, au premier chapitre, Kant commence par exposer une tentative de réponse à trois questions : les esprits existent-ils ? Si oui, mon âme est-elle un esprit ? Si oui, où est donc le lieu de l'âme dans le corps ? Face à ces trois questions, Kant fait valoir une grande prudence méthodologique. Il procède par analyse des concepts, en montrant les contradictoires de certaines positions philosophiques, mais il ne répond pas lui-même explicitement : l'analyse du concept d'esprit, par exemple, permet seulement d'exposer les mystères de son inaccessibilité. A la lumière de cette conclusion, le second chapitre apparaît comme un pari fait sur l'imprudence : Kant élabore, sur un mode dogmatique quoique hypothétique, une théorie précise et détaillée d'un « monde spirituel », inextricablement connecté au monde matériel, selon des modalités que Kant détaille. Sans le mentionner, Kant reconstitue ici un simili-monde swedenborgien, mais il le fait sien, comme pour tester de l'intérieur le mode de raisonnement mystique. Kant se demande par ailleurs si les humains peuvent, dès leur vie dans ce monde-ci, avoir 'accès' au monde spirituel. Cette question lui donne l'occasion 60 égale la sensation réelle de ces objets-là » (Rêves, AK, II, 364, p. 107) Rêves, AK, II, 318, p. 48 21 d'élaborer une théorie occultiste de l'hallucination, faisant droit à l'objection déjà mentionnée selon laquelle l'accès au monde spirituel ne devrait pas, par définition, pouvoir être sensible - et il répond à cette objection. Dans un troisième chapitre, Kant balaie d'un revers de main tout ce qui vient d'être exposé, et établit son modèle optico-physiologique de l'hallucination. Puis dans un ultime chapitre, il fait valoir les raisons psychologique de l'attachement de tout un chacun aux théories occultistes, par rapport aux modèles scientifiques ; pour sa part, il laisse le lecteur libre de choisir, et affirme lui-même avoir un « penchant » pour les histoires d'esprits, tout en se refusant à toute adhésion systématique. Il maintient une réserve de principe, réserve méthodique qui ne nie en rien la séduction qu'exerce l'occultisme. Cette position modérée semble néanmoins devoir être, elle aussi, balayée par la seconde partie, qui ridiculise Swedenborg et en appelle explicitement aux limites de la raison. les enjeux de notre lecture des Rêves Pourquoi portons-nous notre intérêt sur ce texte ? Nous pouvons faire valoir trois raisons principales. Premièrement, les Rêves d'un visionnaire présentent l'avantage non négligeable de proposer un modèle hallucinatoire positif et total, qui doit pouvoir rendre raison de ce qui fondamentalement constitue une hallucination. En ayant recours à un modèle optico-physiologique, Kant se donne les moyens d'expliquer réellement cette impression étrange d'extériorité de l'objet qui trompe les hallucinés. La deuxième raison de notre intérêt porté à ce texte est plus fondamentale encore : les Rêves d'un visionnaire nous permettent de comprendre dans quel contexte, suite à quel problème, dans quel horizon de questionnements apparaît véritablement la thématique de l'hallucination chez Kant. Certes, le philosophe avait déjà évoqué ce thème dans l'Essai sur les maladies de la tête, auquel nous ferons d'ailleurs référence. Mais en 1764 l'hallucination n'était qu'un moment dans la liste des troubles mentaux que Kant établissait. Il ne la problématisait pas spécifiquement ni n'en proposait un modèle. Avec les Rêves, nous comprenons au contraire ce qui intéresse Kant au premier chef : c'est le danger spécifique que contient en elle l'hallucination d'être interprétée d'une manière qui dépasse toutes les limites de la raison humaine – limites entendues en 1766 comme ce qui, tout simplement, peut être perçu, à savoir ce que le mystique appellerait le 'monde matériel'. La problématisation de l'hallucination peut donc être resituée, grâce à ce texte, dans une trajectoire plus vaste de la pensée kantienne, qui culminera bien sûr avec la Critique de la Raison Pure. Il ne s'agit pas, évidemment, d'affirmer que tout était déjà contenu dans les Rêves ; mais plutôt, de saisir une certaine généalogie du questionnement, une certaine sensibilité de Kant aux problèmes 22 touchant aux limites de la connaissance possible. Contester la capacité qu'aurait l'hallucination de nous apprendre quelque chose sur un au-delà, c'est déjà faire un pas vers le criticisme, qui établira systématiquement les critères de la connaissance, encore confus ici. La troisième raison est corrélative de la seconde. Les Rêves nous permettent certes de saisir une parenté entre le phénomène hallucinatoire et la théorisation de l'au-delà, voire une relation de cause à effet (cette parenté étant toute entière incarnée par le visionnaire-philosophe Swedenborg, qui justement s'inspire de ses propres hallucination pour construire théoriquement un système du monde spirituel) ; mais le texte de Kant est aussi précieux en ce qu'il saisit ce qui, dans ce phénomène hallucinatoire, est irréductible à une théorisation métaphysique faite après-coup ; ce qui, dans l'hallucination, a une force spécifique en elle-même et par elle-même ; ce qui résiste toujours à une contre-théorie critique, qui certes peut formellement fixer les limites de la raison mais butte sur l'irréductible effet de vérité qui saisit le visionnaire. Par-delà le modèle opticophysiologique qu'il présente, Kant articule son texte de manière à faire ressentir cet insaisissable. L e s Rêves sont un texte d'équilibriste ; Kant y déploie un art peu commenté des thèses contradictoires en balance, la partie historique consacrée spécifiquement à Swedenborg faisant contre-poids, par son sarcasme, à l'abstraite et modérée partie théorique ; et au sein de la partie théorique, l'interprétation généreuse envers les thèses mystiques contre-balançant le froid modèle optico-physiologique. On pourrait aller encore plus loin : au sein de ce modèle médical et scientifique, l'hallucination proprement dite est, comme nous le verrons, en balance avec une autre forme d'imaginaire, celle du rêveur éveillé. Ainsi, l'hallucination, tout en se voyant expliquée selon un modèle rigoureux, est également saisie en tant qu'expérience vécue, qui produit doutes et incertitudes ; et c'est de ce point de vue qu'elle constitue une aporie pour le système kantien à venir. Nous commencerons par exposer la compréhension occultiste que propose Kant de l'hallucination, en ce qu'elle reste favorable aux dires du visionnaire (I). Ensuite, nous expliquerons le modèle supposé pouvoir 'écraser' le premier par sa positivité, c'est-à-dire le modèle opticophysiologique (II). Enfin, nous étudierons en quoi le phénomène hallucinatoire, malgré cet effort de rationalisation scientifique, génère une aporie (III). 23 I – L'interprétation mystique proposée par Kant : entre spiritualisme et illusion pathologique « Hasardons-nous maintenant sur la voie des périls ». C'est par ces mots que Kant introduit ce qui va se révéler être une véritable théorie occultiste des hallucinations, théorie qu'il n'aurait aucun mal à qualifier, dans sa période critique, de dogmatique. Alors que Kant introduisait son ouvrage en faisant valoir toutes les prudences méthodologiques requises pour traiter d'un sujet aussi éloigné de l'expérience (partie I, chapitre premier), et l'impossibilité de démontrer quoi que ce soit ayant trait aux esprits, Kant prend désormais pour point de départ que les esprits existent. Il le fait, notons-le bien, sans même affirmer qu'il s'agit là d'une expérience de pensée tout juste destinée à tester des hypothèses. Son jugement semble être sans appel : certes la démonstration de l'existence des esprits est impossible, mais « le pressentiment d'une intelligence exercée »61 en persuade. Kant va plus loin : il élabore une théorie précise et détaillée du monde immatériel62, dans lequel les substances spirituelles simples communiqueraient entre elles de manière analogue aux corps dans l'espace ; et ce monde spirituel serait inextricablement connecté au monde matériel, selon des modalités que Kant détaille. Tout sujet humain relierait le monde matériel et le monde immatériel 63 – quoique seule la connexion avec le monde matériel soit consciente 64 - et en mourant retrouverait exclusivement le monde immatériel. C'est dans ce contexte théorique que surgit la thématique de l'hallucination. C'est que Kant s'interroge sur la possibilité, pour certains hommes, d'avoir dès leur vie dans ce monde un accès conscient au monde des esprits. Kant n'écarte pas cette possibilité, même s'il insiste sur le caractère nécessairement exceptionnel d'une telle faculté. De ce point de vue, il semble reprendre à la lettre le propos de Swedenborg : lorsque l'âme est plongée dans un corps ici-bas, elle ne peut normalement pas avoir clairement conscience des 'idées' qui appartiennent au monde spirituel, car elle est comme accaparée par les représentations sensibles du monde corporel 65. Ainsi, une telle conscience ne peut se produire « que chez des personnes dont les organes possèdent un degré inhabituel d'irritabilité »66. Par organe, Kant précise qu'il entend ici le « sensorium de l'âme », distinct des organes des sens externes comme l'oeil ou le nez. Kant suppose que ce sensorium, qui génère les « diverses images et représentations de l'âme pensante »67, consiste en une certaine 61 62 63 64 65 66 67 Rêves, AK, II, 329, p. 62 Ibid., 330, p. 62 Ibid., 332, pp. 64-65 Ibid., 338, p. 72 Ibid., 334, p. 67 Ibid., 339, p. 74 Ibid. 24 partie en mouvement du cerveau ; et c'est de ce mouvement que naissent les représentations. Il existerait donc des personnes dont ce sensorium serait extrêmement sensible, au point de faire parvenir à la conscience des idées venues de l'autre monde. Inutile de préciser que Kant ne peut en dire beaucoup plus sur cette faculté mystérieuse ; toujours est-il qu'il la suppose être à l'origine de la production des visions occultes. Le plus important est ailleurs, dans la manière dont Kant considère, malgré tout ce qui vient d'être dit, que les visions occultes sont œuvresed'imagination, quoiqu'elles aient pour cause une influence spirituelle venue du monde immatériel. Ainsi Kant relie une théorie de l'hallucination avec une théorie de la voyance. Lisons le texte le plus caractéristique de cette alliance : « Ces personnes peu banales seraient à certains moments saisies par la vision d'objets apparaissant comme extérieurs à elles ; elles les prendraient pour la présence de natures spirituelles venant à leurs sens corporels, et quoique ce ne soit que le déroulement d'un artifice trompeur de l'imagination, la cause de ce dernier serait une véritable influence spirituelle, impossible à saisir immédiatement et ne se manifestant à la conscience que par des images apparentées relevant de la fantaisie, mais ayant adopté l'apparence de sensations. »68 Ainsi, les voyants verraient comme des « fantômes de choses sensibles », réellement connectés au monde spirituel mais dont la dimension spatiale ne serait par contre qu'une illusion. L'imagination génèrerait des représentations hallucinées d'objets matériels, car l'imagination ellemême serait comme 'stimulée' par une sensibilité hors-normes au monde des esprits. Que la fiction créée soit trompeuse et fantaisiste n'empêche pas qu'elle puisse faire signe vers l'au-delà. C'est par ce moyen que Kant peut répondre à une objection que nous avons déjà signalée, consistant à pointer du doigt la contradiction du visionnaire, qui affirme pouvoir percevoir un monde qu'il qualifie lui-même d'immatériel. L'extériorité du monde des esprits ne peut en aucun cas être une extériorité de type spatial : or c'est bien ce que semble devoir affirmer le visionnaire, lorsqu'il dit qu'il voit, entend et touche les esprits. Ainsi Kant peut affirmer qu'il est dans l'illusion – mais une illusion qui ne peut se réduire à un simple trouble mental. Par ailleurs, et de manière complémentaire, il faut souligner que Kant n'hésite pas, dès ce chapitre 'occultiste', à pathologiser de la voyance. En effet, selon la théorie de la voyance que Kant vient de présenter, un tel jeu « inhabituel » de l'imagination ne peut se produire que chez des personnes possédant des organes au « degré inhabituel d'irritabilité »69, qui n'est pas celui des « hommes en bonne santé »70, et qui est supérieur au degré d'irritabilité qui « devrait arriver »71. Kant va jusqu'à affirmer que, s'il y avait effectivement de tels voyants dans le monde, on ne 68 69 70 71 Ibid., 340, pp. 74-75 Ibid., 339, p. 74 Ibid., 340, p. 74 Ibid., 25 pourrait jamais distinguer ce qui est de l'ordre de la véritable connexion avec le monde spirituel et ce qui est un pur délire, d'autant que « l'état de ces personnes serait annonciateur d'une véritable maladie », et que de telles visions ne manqueraient pas d'amener, petit à petit, une véritable dégénérescence pathologique, car l'homme n'est pas fait pour avoir des visions aussi étrangères à sa nature72. Ainsi, alors même que Kant propose une théorie qui explique par des raisons extrapsychologiques les visions des visionnaires, il qualifie ces visionnaires de « fantastes » (Phantasten73), et utilise dès à présent un vocabulaire dépréciatif, connoté médicalement, vocabulaire qu'il ré-investira amplement, comme nous le verrons. Il parle pour qualifier les visions des voyants de « barbares chimères », de « caprices déconcertants »74, de « fantômes absurdes »75 ; mais puisque, par ailleurs, ces visions sont adossées dans sa théorie occultiste à l'idée d'une communication avec le monde spirituel, il ne peut imputer de dimension pathologique qu'à l'aspect 'contre-nature' d'une telle communication, et de la dégénérescence à venir. Les visions, tout en faisant signe vers l'existence effective d'un au-delà, font signe également vers une anomalie pathologique, voire une inadaptation radicale en ce monde ; la supériorité du voyant dans sa connexion avec les esprits doit être corrélée à son infériorité dans l'élément matériel : « la connaissance intuitive de l'autre monde ne peut s'acquérir ici-bas qu'au prix d'une partie de l'intelligence dont on a besoin pour celui-ci »76. Ainsi, il est étonnant de constater que, dès l'exposition de sa théorie occultiste des hallucinations, Kant emploie les lexiques dépréciatifs de l'illusion et de la pathologie, destinés à être encore renforcés lorsqu'il s'agira d'expliquer scientifiquement – et médicalement – le phénomène des visions occultes. Kant s'est certes, dans ce chapitre, dépossédé d'un certain nombre de précautions méthodologiques, mais il ne s'est pas pour autant mis intégralement 'dans la peau' d'un philosophe mystique. Ce fait n'est pas anodin, car il rend difficile, pour le lecteur, de saisir quel est le ton exact de ce chapitre. S'agit-il d'une pure parodie, d'une restitution moqueuse de l'occultisme à lire exclusivement au second degré ? F. Courtès indique que certains commentateurs ont pu l'interpréter ainsi 77. Nous préférons, à ce stade, maintenir l'ambiguité, car le statut épistémologique de ce texte est loin d'être clair. Kant, par exemple, utilise régulièrement le conditionnel et les « peut-être », mais cela semble davantage relever de la précaution oratoire que d'un véritable doute méthodique ; d'ailleurs, le conditionnel est subrepticement remplacé par le présent à mesure que l'exposition de la thèse avance. Par exemple : « à eux tous <...> les êtres matériels pourraient bien par une union immédiate constituer peut-être un grand Tout qu'on pourra 72 73 74 75 76 77 Ibid., 340, p. 75 Ibid. Ibid. Ibid., 341, p. 76 Ibid. Rêves, éd. Vrin, p. 140, note 12. Courtès cite le nom du philosophe allemand Hans Vaihinger (Commentar zu Kants Kritic der reinen Vernunft, II, p.425) 26 appeler le monde immatériel »78 ; puis : « donc ce monde immatériel peut être considéré comme un Tout existant en soi dont les parties forment entre elles une liaison réciproque et une communauté »79. L'affirmation simple va même jusqu'à se transformer en décret péremptoire – Kant avouant lui-même qu'il abandonne le « langage prudent de la raison »80. Ce nouveau type de discours atteint son point d'orgue lorsque Kant opère ce que l'on pourrait qualifier de véritable passage en force théorique : « il est <...> pratiquement démontré, ou il pourrait l'être sans peine si l'on ne craignait pas les longueurs, mieux encore : je ne sais où ni quand mais un jour il sera démontré que même en cette vie l'âme humaine forme une communauté aux liens indissolubles avec toutes les natures immatérielles du monde des esprits »81. La prétention du propos fait sourire, l'affirmation cavalière confine à la parodie – ne serait-ce qu'aux vues des minutieuses précautions dont Kant faisait montre un chapitre plus tôt. Cette impression d'avoir affaire à une pensée mouvante, instable et contradictoire, nous pouvons pour l'instant uniquement la constater 82. Faisons valoir que l'expression de Kant dans ce second chapitre des Rêves, par sa proximité avec certains thèmes familiers (l'illusion, la pathologie) et les précautions oratoires que, malgré tout, il utilise régulièrement, est assez ambigüe pour mériter d'être considérée comme une hypothèse de travail, certes fantasmagorique mais construite en sorte qu'elle puisse être le pendant mystique d'une théorie scientifique. Mieux : nous pourrons constater que les thèmes de ''l'illusion provoquée par le sensorium de l'âme'', et de la dichotomie sain/maladif, parcourront tous les travaux de Kant sur l'hallucination, jusqu'aux confins de son entreprise critique. Simplement, en abandonnant la théorie occultiste, il devra expliquer à nouveaux frais la cause des hallucinations du visionnaire. Que les visions fassent signe vers la pathologie, et qu'elles puissent être qualifiées d'illusions, cela Kant le prend en compte dès son élaboration de la théorie occultiste. Mais il le fait en adossant l'explication de la maladie à une cause métaphysique : certes le cerveau du visionnaire est plus irritable que la moyenne, mais la cause dernière de l'hallucination doit être trouvée dans le monde des esprits. Cette cause, pour se débarrasser de l'occultisme, devra être requalifiée. Comment tenir ensemble ces deux exigences, à savoir rendre raison de l'impression hallucinatoire avec toutes les dimensions qu'elle implique (représentation d'un objet extérieur et indépendant du sujet, etc.), sans pourtant avoir recours à un fantasmatique monde spirituel, c'est ce que se propose d'accomplir le second modèle hallucinatoire proposé par Kant : un modèle que nous qualifions d'optico-physiologique. 78 79 80 81 82 Rêves, AK, II, 329, p. 62 Ibid., nous soulignons. Citation complète, déjà mentionnée dans notre Introduction : « J'ai de plus en plus de mal à continuer de tenir le langage prudent de la raison. Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas moi aussi le droit de prendre le ton académique, lui qui est plus péremptoire et dispense l'auteur autant que le lecteur de la réflexion qui ne peut manquer de les amener tôt ou tard aux désagréments de l'indécision » , Rêves, AK, II, 333, p. 66, c'est nous qui soulignons. Ibid. cf. Aporétique, section III. 27 II – Le modèle optico-physiologique, pour remplacer l'interprétation mystique le problème de la distinction entre les rêves éveillés et les hallucinations Kant veut rendre raison, sans solliciter l'au-delà, du phénomène hallucinatoire. L'hallucination est caractérisée, comme nous l'avons vu, par l'impression d'avoir affaire à une perception d'objets externes, dans l'espace, alors même que ceux-ci sont les produits de l'imagination. L' externalité de ces objets hallucinés est primordiale : c'est elle qui donne au sujet l'impression de ne pas être responsable de sa perception, de ne pas en être l'inventeur. L'objet se tient là, devant lui, et le sujet pense être passif dans sa réception sensitive. D'une certaine manière, l'interprétation mystique des hallucinations permettait de rendre raison de cela : effectivement, selon un point de vue mystique, il est vrai que le sujet-visionnaire est comme passif dans sa réception des idées venues de l'autre monde, quoique son imagination génère l'externalité spatiale de ces idées83. Remplacer cette interprétation mystique par un modèle optico-physiologique, c'est donc nécessairement se donner pour tâche d'expliquer aussi, mais par d'autres moyens, cette externalité 'ressentie' 84 - afin de ne pas perdre en exhaustivité de l'explication ce que l'on gagne en rationalité scientifique. A ces fins, Kant introduit le concept de « rêve éveillé », qui va lui permettre de produire une analyse a contrario de l'hallucination. En effet, le rêveur éveillé est celui dont l'imagination produit des images pendant la veille, et il est en cela très proche de l'halluciné, mais à cette différence près qu'il est à tout moment capable de distinguer les images fantasmatiques des perceptions effectives. A ce titre, le rêveur éveillé ne prend jamais ses fictions pour la réalité. Comprendre le phénomène hallucinatoire, c'est, selon Kant, comprendre ce qui vient s'ajouter au phénomène du rêve éveillé, pour lui prodiguer cette impression d'externalité de l'objet, et de passivité du sujet dans sa perception de l'objet. En d'autres termes : le fait même que des objets soient imaginés ne pose pas vraiment question pour Kant, du moins en 1766. Après tout, ne divaguons-nous pas tous un peu ? 83 84 Précisons un point : nous utilisons ici les mots « extériorité », « externalité », « spatialité », comme des quasisynonymes. Ce qui est externe, extérieur, au dehors, hors de…, est ainsi assimilé. En effet, dans le texte original des Rêves d'un visionnaire Kant utilise toujours le même lexique : außer » (extérieurs, AK, II, 340, p. 74), « die äußerliche Stellen » (les sens externes, 343, p. 79), « äußere Sinne » (sens externes, 343, p. 79), « äußerlich » (vers le dehors, 345, p. 81), « außerhalb » (en dehors, 345, p. 81). Il faudrait pourtant se demander si ces termes ne mériteraient pas d'être distingués. Le problème qui se pose est en effet le suivant : je peux très bien me représenter spatialement un objet, le 'visualiser' comme étant devant moi par exemple, occupant une certaine position de l'espace, et pourtant être conscient qu'il n'est pas 'externe' ou 'extérieur', car il n'a pas de réalité objective. Un objet peut bien être 'spatialisé', occupé une position spatiale dans mon imaginaire, sans pour autant être considéré comme existant 'extérieurement' à moi. Or Kant, comme nous le verrons, construit un modèle (opticophysiologique) qui assimile toujours la saisie d'une position spatiale avec le fait que le sujet croit vraiment que l'objet existe dans l'espace hors de lui. Il nous faudra voir en quoi ceci peut être une limite du modèle. Cette dernière expression s'éloignant bien sûr du vocabulaire kantien 28 Ne sommes-nous pas, parfois, comme 'absorbés' par nos pensées ? Les fictions de l'esprit, l'imaginaire, ne sont pas en eux-même des phénomènes problématiques. Identifiés comme tels, ils ne peuvent nullement faire l'objet d'une récupération occultiste. C'est quand l'imaginaire ''échappe'' au sujet lui-même que l'hallucination se produit, et que le mystique surgit pour proposer son interprétation. C'est donc à cette différence spécifique de l'hallucination par rapport au rêve éveillé, que Kant doit répondre en faisant valoir ses arguments scientifiques. D'où la structure qui compose son argumentation : dans un premier temps, Kant propose d'expliquer pourquoi le rêveur éveillé est capable d'identifier des fictions en tant que fictions. Pour répondre à cette question, Kant doit proposer un modèle (optique) permettant de saisir comment une perception réelle peut être considérée comme externe par le sujet. En retournant ce modèle, on peut expliquer a contrario le phénomène du rêve éveillé : celui-ci sera justement considéré comme une représentation qui ne remplit pas les critères optiques de la perception externe. Une fois tout ceci exposé, Kant peut alors comprendre l'hallucination comme une perversion de cette distinction, un détournement du processus optique, qui 'fait passer' l'oeuvre d'imagination pour une perception effective. En ayant expliqué comment le rêveur éveillé sait identifier ses fictions, il devient également possible de comprendre pourquoi l'halluciné ne le peut pas : c'est que sa constitution (physiologique, comme nous le verrons) ne lui permet pas d'avoir accès au critère qu'utilise le rêveur éveillé. explication des rêves éveillés : compréhension structurale & abandon du paradigme wolffien de la clarté Selon Kant, les rêveurs éveillés sont capables de distinguer leurs fictions des perceptions effectives selon un principe de contraste. Lisons le texte : « lesdites images <fantastiques> peuvent très bien, dans l'état de veille, l'occuper mais non le tromper, si claires qu'elles aient beau être. Car à ce moment-là <sc. dans l'état de veille>, bien qu'il y ait dans le cerveau une représentation de lui-même et de son corps qui est en balance avec ses images fantastiques, il y a pourtant la perception effective de son corps par les sens externes pour provoquer le contraste (Kontrast) à l'égard de ces chimères, pour donner du relief et faire que les unes soient tenues pour forgées par lui-même, et les autres pour objets sentis. »85 Lorsqu'elles sont perçues en même temps que les représentations réelles, les images fantastiques trahissent leur fausseté. Kant explique ainsi le fait que l'on puisse être trompé par ses rêves lorsque 85 Rêves, AK, II, 343, pp. 78-79 29 l'on est endormi : en effet, dans le sommeil, l'''étalon-réalité'' disparaît, il ne vient plus contraster la production imaginaire86. C'est bien une certaine théorie 'structurale' que Kant met en place ici : la valeur conférée à une représentation est attribuée selon le rapport entretenu avec les autres représentations. Tout est affaire de « contraste », de « relief ». Notons que ce modèle, exposé en l'état, est extrêmement inspiré de la théorie wolffienne des ideae materiales, exposée dans la Psychologica empirica (paragraphes 95 à 102). En effet, dans ce texte, Wolff élabore un partage clair entre deux types d'idées : les idées issues de la sensation (qu'il appelle ideae sensuales, ou idées des sens87) et les idées issues de l'imagination (phantasmata, ou idées de l'imagination88). En ces deux types d'idées, il y a une « sorte de lutte pour la vie et de sélection naturelle »89 qui ressemble à celle, kantienne, du Kontrast. Chez Wolff, le critère de survie est celui de la clarté90 . Les phantasmata étant nécessairement moins clairs que les ideae sensuales, lorsque les deux types d'idée coexistent dans l'esprit, les ideae sensuales ne peuvent manquer de disqualifier les phantasmata ; elles les renvoient à leur statut de fantasmagorie : « c'est ce degré différent de clarté qui se trouve entre les idées de l'Imagination et des Sens, qui nous sert à distinguer les unes des autres »91. Ici Wolff est plus radical que Kant. Les phantasmata sont si obscures comparées à la clarté de la sensation, qu'ils disparaissent de la conscience au profit des seules ideae materiales : « les sensations fortes affaiblissent <...> tellement les idées de l'Imagination, que quoique ces idées soient et demeurent en nous, elles paraîtront tellement effacées, que nous n'en apercevrons pas même la trace »92. Kant au contraire, fait droit, notamment par son exemple du rêve éveillé, à une force particulière des fantasmagories. Chez Kant les fictions ne perdent face aux sensations qu'en ce sens qu'elles sont révélées en tant que fictions ; chez Wolff, l'échec va jusqu'à la disparition de la conscientisation elle-même. En revanche Wolff et Kant se rejoignent quant il s'agit de dire que cette 'lutte' entre idées ne peut être gagnée par les phantasmata qu'à condition que les ideae sensuales soient radicalement affaiblies ; cela se produire dans le sommeil. Lorsque l'on s'endort, écrit Wolff, « combien de fois nous est-il arrivé, que trompés par l'éclat de ces idées, nous les avons confondues avec celles des sens, en nous demandant à nous-mêmes, si nous ne veillions pas en effet, tant le 86 87 88 89 90 91 92 Kant reprend ici, en la développant, une analyse déjà exposée deux ans plus tôt dans son Essai sur les maladies de la tête, AK, II, 264, pp. 60-61. Wolff, Psychologica empirica, parag. 95, p. 95. Numéros de pages donnés dans l'édition française, traduite sous le titre Psychologie ou traité de l'âme, Contenant les connaissances que nous en donne l'expérience, Georg Olms Verlag, Hildesheim, Zürich, New York – il s'agit d'une traduction non-exhaustive et non-littérale datée de 1745, de la Pars I de la Psychologia empirica – par commodité, nous attribuerons ces mots à Wolff lui-même. Les citations sont transcrites par nous en français moderne. Ibid., parag. 96, p. 96 Rêves, éd. Vrin, p. 149, note 5 de F. Courtès Wolff définit la perception claire de la manière suivante : « Si ce que nous percevons, nous le percevons de manière que nous puissions le reconnaître, ou le distinguer des autres choses que nous percevons en même temps, c'est une perception claire ; telle est celle que nous avons d'un arbre que nous voyons en plein jour, ou de la chaleur que nous sentons en touchant une pierre échauffée par les rayons du Soleil, ou par le feu. » (Wolff, Psychologica empirica, paragraphe 31, page 45). Ibid., paragraphe 97, p. 97 Ibid., paragraphe 99, p. 99 30 Mensonge se montrait à nous avec toutes les couleurs de la Vérité »93. L'endormissement est le salut de l'imaginaire. Ce modèle 'wolffo-kantien', si l'on en reste là, a une imperfection majeure, car il ne permet pas d'expliquer le fait que les voyants-hallucinés puissent tenir les créations de leur imagination pour vraies. Kant le confesse : « la question n'est que de savoir d'où vient qu'ils transportent hors d'eux l'artifice trompeur de leur imagination, et tout spécialement comment il peut se faire qu'ils le rattachent à leur corps, bien qu'ils aient sensation de ce corps au moyen de leurs sens externes »94. Le voyant est un contre-exemple radical à la thèse de Wolff, car il perçoit des esprits et en même temps le monde réel, physique. Wolff, au contraire, refusait une telle possibilité ; il la balayait d'un revers de main par une question rhétorique : « quel est l'homme qui, lorsqu'il veille, ne démêlera pas ce qui n'est que dans l'Imagination, d'avec ce qu'il perçoit par les Sens »95. Le voyant, au contraire de ce qu'affirme Wolff, prétend voir, entendre, toucher les êtres du monde spirituel, sans rien perdre de son encrage dans le réel. La chimère n'est pas moins claire que le contexte (la chambre, le bureau, le mur) dans lequel elle apparaît. Le motif du papier peint ne disqualifie pas, par sa concrétude, l'allure diaphane du fantôme. C'est bien pour cela que Kant refuse, dès l'exposition de son modèle, d'attribuer la différence identifiable entre l'imaginaire et la réalité à un critère de clarté. Dans l'extrait cité plus haut, Kant affirmait bien que les images fantastiques ne pouvaient tromper le rêveur éveillé, « si claires qu'elles aient beau être »96. Ce critère wolffien de la clarté était faux puisqu'une représentation imaginaire peut être aussi claire que la perception d'un objet réel. Puisque ce critère est abandonné, il va alors falloir en trouver un autre : sur quelle 'échelle' les images sont-elles jaugées les unes par rapport aux autres, et ainsi identifiées comme imaginaires ou réelles (dit autrement : à quel 'paramètre' le contraste correspond-il ?). Seule la découverte d'un tel critère nous permettra de comprendre le phénomène de l'hallucination, car l'halluciné est justement celui dont l'imagination produit des représentations qui arrivent à outrepasser ce critère, et ainsi à être interprétées comme des perceptions réelles. théorie des perceptions effectives selon un modèle optique 93 94 95 96 Fin de la citation : « Cette erreur ne vient, que de ce que l'Imagination entièrement dégagée dans ces moments du tourbillon des autres Sensations, et devenue seule Souveraine de son petit Empire nous représente en effet les objets avec la plus grande clarté », Ibid, paragraphe 101, pp 100-101 Rêves, AK, II, 343, p. 79 Wolff, Psychologica empirica, paragraphe 97, pp 97-8. Rêves, AK, II, 343, p. 78 31 Il s'agit d'une théorie optique - c'est ainsi, du moins, que la qualifie Jacques Rozenberg 97 quoique cette appellation soit contestable puisque Kant se propose de traiter toutes les sensations, qu'elles soient auditives, tactiles, visuelles, etc. Nous conservons néanmoins cette qualification, car bien que Kant étende effectivement sa théorie à l'ensemble des sens, le paradigme qu'il utilise, le vocabulaire qu'il emploie, sont clairement de type optique, nourris par la science de son temps à ce sujet. F. Courtès suggère notamment 98 l'influence d'un ouvrage que Kant ne mentionne jamais, Observations on man, his frame, his duty and his expectations de David Hartley. Ce livre développe une typologie des vibrations, à travers des milieux aussi divers que l'éther des physiciens et les organes internes. J. Rozenberg affirme quant à lui que Kant s'inspire principalement de l'optique keplerienne, et notamment de la règle du triangle distanciométrique, que nous devrons exposer. Théories physico-optiques donc, jouées contre la conception wolffienne de la clarté des idées. Le modèle de Kant est le suivant. Une sensation est considérée comme perception effective, parce qu'à la sensation elle-même est jointe la représentation d'un lieu : l'impression est identifiée comme provenant d'un endroit dans l'espace. Expliquer une perception effective, c'est expliquer pourquoi et comment nous savons identifier une telle provenance. Lisons un extrait qui explique ce processus : « Il commence à être fort probable que ce soit parce que dans la représentation notre âme situe l'objet senti (das empfindene Object) à l'endroit où convergent, une fois prolongées, les différentes lignes directrices de l'impression faite par l'objet. C'est ainsi que l'on voit un point (Punkt) rayonner à l'endroit (Ort) où se coupent les lignes tirées par l'oeil en direction de la provenance des rayons lumineux. »99 La connaissance de la position de l'objet dans l'espace est produite, selon un tel modèle, par une opération géométrique de reconstitution de la distance entre l'observateur et l'objet, opération permise par le prolongement virtuel des rayons captés par l'oeil, jusqu'à leur convergence dans un point de l'espace. Ainsi, l'ordre causal de la dispersion des rayons par un point lumineux est retourné : le point de dispersion (Zerstreuungspunkt), dans l'ordre épistémique, devient point de concours (Sammlungspunkt). Jacques Rozenberg qualifie cette opération de « règle du triangle distanciométrique de Kepler » : « La psyché localise le point lumineux au sommet du cône de rayons qui arrivent à la cornée <...> la psyché ayant créé le point lumineux et l'ayant localisé, 97 98 99 Rozenberg (1985) ; le titre de son article étant : « la Théorie optique de l'hallucination dans les ''Rêves d'un visionnaire'' de Kant » Rêves, éd. Vrin, p. 151, note 5 Ibid., 344, p. 80 32 l'observateur dit qu'''il voit le point objet'' »100. Notons avec Rozenberg qu'une telle règle, pour s'appliquer, ne nécessite pas les deux yeux – sinon nous ne comprendrions pas comment Kant peut affirmer que cette appréciation de la distance est possible « même avec un seul oeil »101. En fait, Kepler lui-même précise que l'on peut considérer « le triangle distanciométrique dans un seul œil, de telle sorte que son sommet soit en un point de l'objet vu et sa base dans la largueur de la pupille »102. Ainsi, la surface de la pupille est assez importante selon Kepler pour que l'opération de triangulation puisse s'effectuer. Avouons que Kant est loin d'être précis dans son explication de la manière dont l'oeil arrive à saisir l'orientation des rayons lumineux qui parviennent à la pupille. On pourra néanmoins répondre, en prolongeant ce que dit Kant lui-même, que c'est l'opération d'accommodation effectuée par le cristallin qui est ici déterminante : le cristallin, en s'épaississant ou en s'affinant afin de faire varier la convergence des rayons à l'intérieur de l'oeil, effectue, d'une certaine manière, une saisie de l'orientation des rayons ; c'est précisément en saisissant cette orientation qu'il peut modifier son épaisseur pour produire une image nette. Kant applique ensuite ce paradigme optique aux impressions sonores qui, selon lui, peuvent se voir appliquer la même règle ; enfin il finit par étendre cette théorie aux trois autres sens, quoique de son propre aveu le modèle fonctionne moins bien car « l'objet de la sensation touche directement les organes »103. Cette théorie de l'objet extérieur est déconcertante : son horizon de compréhension est exclusivement physique, c'est-à-dire qu'il ne prend pas en compte les conditions de possibilités de la constitution de ce monde physique. Il ne s'agit pas, dans ce paradigme, de constituer le monde physique, mais de le re-constituer : certes une opération de l'esprit vient situer dans l'espace un point perçu par les sens, mais en fait il s'agit uniquement de retrouver un point qui est effectivement situé ainsi dans l'espace. Le critère de vérité sera la concordance de la spatialisation opérée par l'esprit et le point réel. La distinction conceptuelle entre point de dispersion et point de concours est fondamentale, mais ces deux points peuvent en droit être identiques – ou bien, si l'on veut, se superposer parfaitement - quoiqu'étant considérés selon des logiques différentes : le premier, selon l'ordre causal de dispersion des rayons, et le second, selon l'ordre épistémique de la reconstitution par l'esprit de la localisation spatiale de ce point. D'où le fait qu'il s'agisse uniquement d'une opération de reconstitution du monde extérieur, et jamais de constitution104. 100 101 102 103 104 Rozenberg (1985), p. 20. Ici Rozenberg cite V. Ronchi (L'optique, science de la vision, trad. fr. Paris, Masson, 1966, p. 36), lui-même expliquant l'optique keplerienne. Rêves, 344, p. 80 Rozenberg (1985), p. 21, note 22., Rozenberg citant Kepler lui-même, dans Ad Vitellionem Paralipomena, Kepler Gesammelte Werke, München, MCXXXIX, Bd. II, S. 67, trad fr, Paris, Vrin, 1980, p. 184 Rêves, AK, II, 345, p. 81 Dans la conclusion de notre Analytique, nous nous demanderons si ce modèle est contradictoire avec la théorie critique de la constitution de l'objectivité par la catégorisation du divers présenté dans les formes de l'espace et du temps. 33 application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve éveillé Cette théorie optique de la saisie du réel va être appliquée par Kant à la compréhension des productions imaginaires105 – dans un premier temps, non pas l'hallucination, mais les fictions qui sont identifiées par le sujet comme imaginaires. Nous retrouvons ainsi le phénomène du rêve éveillé. Comme nous l'avons déjà mentionné, c'est uniquement dans un second temps que l'hallucination pourra être expliquée, a contrario. Lorsque le sujet imagine une fiction, une fantaisie, ses tissus nerveux « frémissent »106 de manière analogue au frémissement produit par une véritable sensation. Mais, alors que dans le cas d'une véritable présence d'objet, les « lignes directrices »107 de la vibration convergent, comme nous l'avons vu, en dehors du sujet, celles qui sont corrélatives d'une fiction convergent au dedans du cerveau (innerhalb dem Gehirne)108. Et c'est bien cette différence majeure qui permet au rêveur éveillé d'identifier sa fiction en tant que fiction : lorsque le point de convergence des lignes directrices du mouvement nerveux est situé à l'extérieur du cerveau, l'objet est représenté comme « posé à l'extérieur de moi (außer mir) »109 sinon, il est représenté comme « personnel » (meine eigene Hirngespinste)110. Nous pouvons alors expliciter quel était le critère, le paramètre, l'échelle de contraste des images permettant d'identifier leur provenance : le paramètre pris en compte n'est plus la clarté comme chez Wolff. C'est tout simplement celui de la distance spatiale par rapport au sujet : le grand acquis du modèle représentatif que Kant propose ici, c'est son affirmation qu'à l'image ellemême est incorporé son lieu (Ort). Une image n'est jamais seulement un agencement abstrait de sensations, ce sont des sensations localisées quelque part, ici ou là-bas, au dedans ou en dehors de moi. Se représenter un objet tout en sachant qu'il s'agit d'une invention de l'imagination, cela signifie en fait : se représenter un objet et lui attribuer le lieu ''au dedans de moi''. Kant se permet ainsi de rabattre la question de l'externalité de l'objet (l'objet est-il véritablement extérieur à moi ? ou est-il seulement l'oeuvre de mon imagination?) sur celle de sa localisation dans l'espace. Le 105 106 107 108 109 110 Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Remarquons ici que le modèle repose sur une certaine ambiguité : Kant identifie sans le dire les rayons lumineux qui atteignent l'oeil et les lignes directrices de la vibration dans le cerveau : « toutes les représentations de la faculté d'imaginer s'accompagnent <...> du frémissement ou de la vibration de l'élément subtil sécrété par les nerfs , cette vibration étant analogue au mouvement que produirait l'impression sensible » (Rêves, AK, II, 345, p. 81). Il faut donc supposer que, selon Kant, l'orientation des rayons lumineux qui arrivent jusqu'à l'oeil engendre une vibration nerveuse correspondante dans le cerveau, pour que les deux phénomènes, celui de la perception réelle et celui de l'imagination fantastique, puissent être assimilés (quoique la convergence des lignes directrices s'effectue, selon le cas, en des lieux différents). 34 vocabulaire que Kant emploie est à ce titre éloquent : alors que l'on traduit en français par « extérieur », « externe », « au dehors », « hors de... », le texte original mobilise toujours la même racine außer-, qui renvoie à l'extériorité : « die äußerliche Stellen » (les sens externes 111), « äußere Sinne » (sens externes112), « äußerlich » (vers le dehors113), « außerhalb » (en dehors114). Mais l'aspect le plus étonnant de la théorie kantienne de l'extériorité est ailleurs : le lieu (Ort) lui-même, qui qualifie l'objet comme étant une fiction personnelle où une existence réelle, Kant nous invite à le penser comme étant relatif : l'intériorité du point de concours des lignes directrices n'est identifiée comme telle que si elle s'oppose à d'autres points de concours, qui eux, sont extérieurs. Le référentiel de marquage spatial n'est pas absolu, il est relatif à la structure d'ensemble formée par tous les points : sur la 'cartographie' pointilliste que le sujet dessine, les rapports spatiaux qualifieront certains points comme étant externes, et d'autres internes. Ceci permet de comprendre à nouveaux frais pourquoi le rêve parvient à tromper le sujet lorsque celui-ci s'endort ; car dans le sommeil, la cartographie devient lacunaire, il lui manque l'étendue nécessaire pour que les images fantastiques puissent se faire attribuer un lieu. Monopolisant le champ de la représentation, les rêves sont comme déterritorialisés. Ils se présentent à la conscience sans contrepoids. Le modèle hallucinatoire que Kant s'apprête à exposer doit donc fournir l'explication d'une anomalie : pourquoi, alors même que les visionnaires perçoivent l'environnement réel, sont-ils persuadés que les objets fantasmés sont externes à eux-mêmes ? Pourquoi l''effet de contraste' n'opère-t-il pas ? la compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au modèle optique de la perception réelle Citons un peu longuement : « J'ai dit qu'en règle générale les lignes directrices du mouvement, accompagnant dans le cerveau la fantaisie à titre d'auxiliaires matériels, doivent se couper en lui, et que par suite le lieu où l'homme a conscience de son image est conçu, à l'état de veille, comme se trouvant en lui-même. Si donc je pose que par un quelconque hasard ou une maladie (Krankheit) certains organes du cerveau sont à tel point faussés et arrachés à leur équilibre habituel que le mouvement des nerfs vibrant en harmonie avec quelques fantasmes (die mit einigen Phantasien 111 112 113 114 Ibid., 343, p. 79 Ibid. Ibid., 345, p. 81 Ibid. 35 harmonish beben) vient à se faire selon des lignes directrices qui, prolongées, se croiseraient hors du cerveau, le focus imaginarius est alors mis en place au dehors du sujet pensant, et l'image qui était l'oeuvre de la simple imagination est représentée comme un objet (Gegenstand) qui serait présent aux sens externes. »115 L'hallucination (Wahnsinn, Verrückung116) est ici présentée comme une sorte d''anomalie au carré' : une anomalie qui vient s'ajouter à l'anomalie du rêve éveillé, et par là même la voile. Kant n'hésite pas à dire qu'il peut s'agir d'une véritable maladie (Krankheit). Rappelons-nous que Kant utilisait déjà ce terme pour qualifier les hallucinations dans le modèle mystique ; mais la Krankheit renvoyait à ce moment-là à l'anormale hyper-sensibilité du voyant. Cette hyper-sensibilité n'étant pas expliquée médicalement, le caractère maladif déclaré par Kant avait quelque chose de purement incantatoire ; il ne s'agissait que de désigner une anormalité (au sens statistique), et éventuellement d'indiquer que cette hypersensibilité était le signe éventuel d'une dégénérescence à venir. Au contraire, dans le nouveau modèle hallucinatoire que Kant forge, la 'maladie' dont il est question reçoit un contenu précis, positif, destiné à expliquer précisément pourquoi l'halluciné croit percevoir des objets en dehors de lui. Il s'agit ni plus ni moins que d'un dérèglement organique : les organes du cerveau sont faussés, dérangés (verzogen), à tel point que la convergence des lignes directrices du mouvement des nerfs s'effectue au mauvais lieu117. Dans une note, Kant rapproche ces phénomènes de l'état d'ivresse et du réveil embrumé : à ce propos, il parle de « dilatation des vaisseaux sanguins » (pour l'ivresse) et de « distorsion des vaisseaux du cerveau » (pour le réveil)118. Il ne s'agit là que d'analogies avec le véritable état hallucinatoire ; néanmoins, il semble exclu que le phénomène hallucinatoire ne soit pas ancré, en quelque manière, dans la 'physicalité' du cerveau. Le tissu nerveux du cerveau est « déformant » de par l'angle qu'il donne aux lignes directrices du mouvement des nerfs, comme un miroir souple que l'on pourrait rendre concave ou convexe119 : selon les formes que l'on donne au miroir, le reflet de l'objet est vu comme plus ou moins éloigné de la position qu'il devrait occuper si le miroir était plat. Par des jeux de déformation, la convergence des rayons est ainsi faussée. Le cerveau d'un halluciné est comme un tel miroir déformant : il projette l'image dans un lieu qui ne devrait pas être le sien. La comparaison de l'hallucination avec l'état au réveil est en cela éclairante : si le sujet à peine éveillé, dont l'esprit est encore embrumé, peut projeter des objets au devant de lui alors qu'ils n'y sont pas 120, et qu'en 115 116 117 118 119 120 Rêves, AK, II, 346, p. 82-3 cf. notre Introduction Dans l'Essai sur les maladies de la tête, Kant affirmait déjà : « si l'on pose <...> que certaines chimères, quelle qu'en soit la cause, aient pu léser l'un ou l'autre organe cérébral de telle manière que l'impression produite sur eux soit devenue à la fois aussi profonde et aussi exacte que ce que peut faire une impression des sens, alors ce fantôme cérébral devra être pris pour une expérience effective, même pendant la veille » (AK, II, 264, p. 61). Rêves, AK, II, 346, p. 82 Nous reprenons cette analogie du miroir déformant à Kant lui-même, bien qu'il l'utilise dans un autre contexte. Voir Rêves, AK, II, 344, p. 80, et le schéma de F. Courtès, p.151, note 6, repris par Rozenberg (1985), p. 23. « Quand après le sommeil on regarde, dans une langueur voisine de l'assoupissement <...>, les fils divers des 36 cela il se rapproche de l'halluciné, en revanche il y a entre les deux une différence fondamentale : car le sujet tout juste réveillé peut à tout moment, par sa seule volonté, 'rapatrier' ces représentations en lui. L'analogie avec le miroir déformant fonctionne bien : tout se passe comme si le sujet tout juste réveillé avait le loisir de 'déformer' librement le miroir, de faire en sorte que les rayons convergent en dedans de lui ou en dehors selon son choix. L'halluciné, lui aussi, a comme un 'miroir déformé' dans le cerveau, mais il ne le sait pas, et il ne peut en faire varier librement la convexité. Nous sommes donc venus à bout du nouveau modèle hallucinatoire proposé par Kant. Celui-ci peut être qualifié d'optico-physiologique, car il allie une théorie optique de la perception réelle, avec une étude physiologique du cerveau des hallucinés. L'halluciné n'est pas le rêveur éveillé, car son cerveau est anormalement constitué. Il fait converger les lignes directrices de la vibration suscitée par l'imagination, en dehors de lui-même et non pas au dedans. remarques sur ce nouveau modèle hallucinatoire De manière encore plus évidente que dans le modèle mystique, Kant poursuit son entreprise de médicalisation de l'hallucination. Le cerveau 'déformant' est un cerveau malade, ou au moins temporairement « dérangé »121 ; contrairement au rêve éveillé, qui est le fruit d'une activité considérée comme excessive d'une faculté pourtant saine (l'imagination), l'hallucination est le produit déréglé d'un organe malade. C'est ainsi tout naturellement qu'à la fin du chapitre, Kant propose une solution médicale pour les hallucinés : la purge122. La purge, comme le note F. Courtès, c'est le nettoyage, l'évacuation d'une pléthore, l'expulsion d'une impureté dont les effets sont mécaniques : torsions, distensions, engorgements. Les torsions et engorgements sont ceux des nerfs du cerveau, dont la déformation a pour résultat de situer le point de convergence des rayons en un lieu indu. La purge devra faire revenir le cerveau à un état sain, en le décongestionnant, en le libérant de son impureté. Remarquons par ailleurs que cette analyse kantienne, telle que nous l'avons décrite, est limitée à l'explication de l'extériorisation des fictions produites par l'imagination. Kant s'intéresse très peu à cette production elle-même. Selon quelle logique l'imagination produit-elle ses représentations inventées, qui, projetées dans le monde, deviennent des hallucinations ? Kant donne quelques 121 122 rideaux du lit ou de la couverture, ou encore les petites taches d'un mur tout proche, on les transforme aisément en dessins représentant des visages humains et autre chose dans ce genre. L'artifice trompeur cesse dès qu'on le veut et qu'on force l'attention. » (Rêves, p. 82, note, c'est nous qui soulignons). Exemple repris de l'Essai sur les maladies de la tête, AK, II, 265, pp. 62-3. Rêves, AK, II, 347, p. 83 Ibid., 348, p. 84 37 indices. 1/ Premièrement, Kant affirme que l'activité imaginative est influencée par des facteurs extérieurs : elle n'est pas totalement 'créatrice'. Kant identifie surtout, ici, des facteurs sociaux : « il est très vraisemblable aussi que les notions apprises sur l'aspect des revenants fournissent à la tête qui est malade les matériaux destinés aux imaginations qui l'abusent ; et qu'un cerveau exempt de pareils préjugés, même s'il était pris de désordre, n'aurait pas tant de facilité à se forger de telles images »123. Les histoires de fantômes stimulent les imaginaires débordants ; lorsqu'elles sont entendues par des sujets dotés de cerveaux malades, nul doute qu'elles puissent fournir la matière à des délires hallucinés. 2/ Par ailleurs, Kant précise que l'activité de l'imagination hallucinante est une activité reproductive : il évoque l'impression sensible réelle « dont la représentation imaginaire est la reproduction »124. L'hallucination consiste en une reproduction des impressions réelles ; mais il ne précise pas comment entendre exactement ce processus de 'copie'. Pathologie, facteurs extérieurs, reproduction d'impressions sensibles réelles : nous verrons que ces trois caractéristiques de l'hallucination, dans la période critique, seront conservées à la lettre. Néanmoins, affirmons dès-à-présent que le modèle optico-physiologique ne sera, en lui-même, jamais ré-investi. Ce fait est étonnant, car ce modèle n'est-il pas l'arme privilégiée par Kant pour contrer l'interprétation mystique de l'hallucination ? N'est-ce pas ce qui permet de requalifier la supposée hyper-sensibilité du sens interne en des termes exclusivement physiologiques, faisant ainsi l'économie d'une référence à l'au-delà ? A ce titre, le modèle optico-physiologique semble être comme une proposition de Kant soumise à la réflexion des lecteurs, mais une proposition sans lendemain. Dès la seconde partie du livre, consacrée à Swedenborg, certes Kant sera cruel envers celui qu'il considère comme « le pire des exaltés »125, mais il fera mine d'oublier ce qu'il a exposé en ce chapitre 3 de la Première partie. Il ne fait jamais jouer la scientificité de son modèle opticophysiologique, contre l'irrationalité des délires de son adversaire. Nous devons expliquer ce fait déconcertant, en faisant valoir deux réponses complémentaires : premièrement, le modèle optico-physiologique devra être abandonné dans sa forme actuelle, non pas parce qu'il est nécessairement faux, mais parce qu'il est, au moins, lacunaire. L'inauguration de la période critique va faire valoir une compréhension de l'externalité des objets qui rend défaillante un modèle fondé sur les seules lois optiques et physiologiques. Deuxièmement, et surtout, la question de la vérité ou de la fausseté du modèle exposé en ces pages manque le point essentiel de la réflexion de Kant dans les Rêves. Une explication scientifique peut certes satisfaire une certaine exigence de rationalité chez le savant curieux ; mais elle ne permet pas ce qui pourtant est le plus fondamental : emporter l'adhésion, résoudre les sujets à se refuser aux idées mystiques et aux théories occultes. Lorsque Kant met en parallèle l'interprétation mystique (chapitre 2 des Rêves) et le modèle scientifique (chapitre 3), il doit constater une cruelle évidence : la séduction est du côté 123 124 125 Ibid., 347, p. 83 Ibid., 345, p. 81 Ibid., 366, p. 109 38 du premier. C'est le cœur de l'aporie propre à l'hallucination, qu'il nous faut développer en détail, puisqu'elle est au centre du devenir, dans l'oeuvre critique de Kant, de la question de l'hallucination. III – L'aporie de l'hallucination Les Rêves d'un visionnaire commencent par un « Avertissement », dans lequel Kant constate la place de premier rang prise par les idées occultes dans les croyances populaires. « Contes de nourrices », « miracles de couvents »126, « rumeur publique »127, « communes histoires de revenants »128 autant de manières de qualifier les histoires d'esprits, et de populariser les théories des visionnaires. Car l'enjeu des rêveries de quelques dérangés dépasse largement leur propre personne ; Kant constate la popularité du mysticisme par-delà son exemple le plus éclatant (Swedenborg). Une popularité qui ne s'arrête pas à la foule, puisque Kant souligne, avec regret, que l'homme de savoir est également un relai de cette mouvance : « si, relativement aux esprits, on fait la somme de ce que l'écolier débite, que la foule raconte, que le philosophe démontre, cette part de notre savoir ne paraîtra pas mince »129. Ainsi, même les philosophes se laissent prendre au jeu des visionnaires, au lieu d'en appeler au retour à l'expérience commune, qui seul pourrait garantir un sol ferme au déploiement de la rationalité. A propos des rêveries d'un Swedenborg, le parti le plus raisonnable serait d'accepter de « ne point se mêler de ces questions aventureuses ou frivoles » (p. 48) ; or c'est tout le contraire qui se produit : « étant raisonnable, cet avis fut toujours, chez les savants sérieux, rejeté à la majorité des voix »130. Il faut alors expliquer ce fait : pourquoi le peuple et les savants s'unissent-ils dans cette naïveté spiritualiste qui leur fait accepter tant de racontars ? Alors même que la science peut expliquer les visions mystiques de manière satisfaisante (ce que Kant a voulu montrer dans son chapitre 3), alors même que toute théorie d'un prétendu monde des esprits se heurte inévitablement à l'impossibilité d'une quelconque vérification par l'expérience commune, comment se fait-il que l'occultisme soit aussi répandu ? C'est dans la nature de l'hallucination, dans les penchants qu'elle stimule et les espoirs qu'elle soutient, que réside la réponse. 126 127 128 129 130 Ibid., 317, p. 47 Ibid., 318, p. 48 Ibid., 347, p. 83 Ibid., 319, p. 49 Ibid., 318, p. 48 39 la force de l'hallucination Le modèle optico-physiologique ne s'est pas contenté d'expliquer le phénomène hallucinatoire ; il nous a montré pourquoi l'hallucination paraît être aussi vraie. En affirmant que la congestion des fibres du cerveau déplace l'image de l'objet à l'extérieur du sujet, ce modèle scientifique homogénéise la réalité et l'illusion hallucinatoire. En effet, le sujet perçoit l'externalité de l'objet fantasmé, exactement de la même manière que s'il était réel, puisque les lignes directrices des vibrations cérébrales permettant la saisie de l'objet sont identiques à ce qu'elles seraient dans le cas d'une expérience réelle. L'hallucination, selon ce modèle, produit donc ce que l'on pourrait appeler un effet de réel. Que l'objet en question soit étrange, magique, qu'il ait des propriétés que n'ont pas les corps de l'expérience 'normale' (pénétrabilité, apesanteur, etc.) peut certes être troublant pour le sujet halluciné, mais cela est insuffisant à discréditer une telle perception ; même rationnel, un sujet ne peut qu'être saisi par de telles apparitions fantastiques. C'est ce que Kant exprime dans de nombreux passages des Rêves : « la perplexité concernant ce qu'on croit être l'apparition d'une chose qui dans l'ordre naturel ne devrait pas être ne tardera pas, même si dans le début le fantôme n'était que bien faible, à mobiliser l'attention et à donner tant de vivacité à l'apparence de sensation, qu'elle ne laissera plus l'homme abusé douter de sa véracité »131. Cette phrase est absolument claire sur le pouvoir propre de l'hallucination : l'homme peut bien connaître les lois de la nature et savoir identifier lorsque l'ordre naturel rompu fait signe vers l'illusion, l'effet de réalité propre à l'hallucination est si puissant qu'il ne peut manquer d'absorber le doute. Cette victoire inévitable de l'hallucination s'inscrit dans le cadre plus large d'une distinction, centrale pour Kant dès sa période pré-critique, entre les sens et la raison 132 (dans son acception étendue). Une illusion des sens est plus retorse qu'une erreur de la raison, car dans la première « l'infortuné ne peut par aucun raisonnement venir à bout de ses artifices trompeurs (Blendwerke) » : les sensations hallucinées précèdent logiquement tout jugement, tout raisonnement que l'on peut tenir, elles possèdent ainsi une « évidence immédiate de beaucoup supérieure à toute autre persuasion »133. Dans l'hallucination, « le fondement premier de nos jugements est atteint et s'il est incorrect, les règles de la logique ne peuvent pas grand-chose »134. L'halluciné peut ratiociner autant qu'il le veut, il ne pourra pas se départir de cette évidence qui se présente à lui sous la forme d'une externalité. Le sujet est comme dépossédé de sa capacité à chercher le vrai, il est condamné à rester enfermé dans sa conviction (Überzeugung). Une phrase de l'Essai sur les maladies de la tête résumait déjà parfaitement cette idée : « il serait vain d'opposer des motifs rationnels à une sensation <...> parce 131 132 133 134 Ibid., 346, p. 83 Kant ne donne pas de définition rigoureuse de ces facultés ; il en ré-élaborera considérablement le sens dans la Critique. Contentons-nous, plutôt que de tenter de restituer une théorie 'pré-critique' des facultés (ce qui serait probablement impossible) d'en saisir une ligne générale en rapport avec la question de l'hallucination. Rêves, AK, II, 347, pp. 83-4 Ibid., 361, p. 103 40 que les sens produisent, à partir des choses effectives, une conviction (Überzeugung) bien plus forte que ne le peut une conclusion rationnelle. A tout le moins, un raisonnement subtil n'amènera jamais un homme charmé par une chimère à douter de l'effectivité de la sensation qu'il croit avoir »135. Nous comprenons désormais la première raison pour laquelle la science et la philosophie ne peuvent qu'échouer à vaincre le mysticisme généré par l'hallucination. Kant pose la question, qui a tout l'air d'être rhétorique : « Entre la protestation d'un témoin oculaire aussi convaincu que sensé et la défensive intérieure d'un doute insurmontable, quel est le philosophe qui n'a pas quelquefois fait la plus saute figure qu'on ne puisse imaginer ? Refusera-t-il toute vérité à tant d'apparitions d'esprits ? »136. La raison d'un homme éclairé semble ne rien pouvoir face aux affirmations du voyant. Tout argument pour sortir l'halluciné de sa rêverie est voué à manquer sa cible, précisément parce que ce n'est pas d'argumentaire qu'il s'agit. Contre le savant extérieur à son délire, l'halluciné a l'arme de l'évidence ressentie (donc supposément inattaquable). l'inclination mimétique A cette force propre de l'imagination viennent s'ajouter des effets de contamination, de mimétisme dans l'illusion, qui pousse chacun à halluciner ce qu'il a entendu dire, ce dont l'« opinion commune » fait son miel. Ce phénomène trouve sa source dans « l'inclination (Triebe) qui nous fait prendre le jugement des autres avec tant de force et de constance » 137. Sensibles à ce que chacun dit avoir vu et entendu, aux histoires populaires, nous finissons par croire à ces racontars (Hörensagen), et nous projetons dans le réel les objets correspondant à notre désir de voir nous aussi. Le fait que « tout le monde en parle »138 devient source de légitimité de n'importe quelle supposée expérience, fût-elle contraire au bon sens. Par exemple, les « notions apprises sur l'aspect des revenants fournissent à la tête qui est malade les matériaux destinés aux imaginations qui l'abusent »139 ; de même « ce fut à force de racontars (Hörensagen) que les enfants et les femmes finirent par amener un bon nombre d'hommes intelligents à prendre un loup commun pour 135 136 137 138 139 Essai, AK, II, 265, pp. 61-2. Suite de la citation, tout aussi intéressant : « des personnes qui présentent en d'autres cas une raison suffisamment mûre affirmeront avec insistance avoir vu de tous leurs yeux on ne sait quelles formes fantomatiques et quelles figures grotesques ; et elles ont assez de finesse pour relier en un rapport systématique leurs expériences imaginaires et maint jugement rationnel subtil. » (Essai, AK, II, 265, p. 62) Rêves, AK, II, 317, pp. 47-8. De même : « La philosophie <...> se voit souvent dans une fâcheuse perplexité à l'occasion de certains récits dont elle ne peut impunément mettre en doute quelques parties. » Un exemple : « les histoires qui circulent au sujet des esprits » : on ne peut les mettre en doute « quand on écoute celui qui les certifie » (Rêves, AK, II, 353, p. 93). Rêves, AK, II, 334, p. 67 Ibid., 357, p. 97 Ibid., 347, p. 83 41 une hyène »140. Dans tous ces cas, il s'agit d'identifier un effet de mimétisme : non seulement l'hallucination a un effet de vérité qui lui est propre, mais en plus, lorsque l'halluciné en fait le récit, il peut devenir malgré lui le déclencheur d'une rumeur qui va générer de nouvelles hallucinations chez les auditeurs naïfs. L'halluciné engendre, par son discours, des avatars de son délire. Ici encore, le scientifique, le philosophe kantien, ou n'importe quel juge de la raison, est bien désarmé face à une telle supposée ''preuve par le nombre''. l'espérance en l'avenir Le combat entre les séductions de l'hallucination et la véritable rationalité incarnée par le modèle optico-physiologique est en défaveur de la seconde, car la première, nous l'avons vu, a pour elle une force propre et une certaine inclination (Triebe) pour le mimétisme. Ce vocabulaire de l'affect, de la passion, du penchant, va être plus que jamais mobilisé par Kant pour exprimer une troisième arme du visionnaire contre l'austère juge de la raison : le fait que les idées occultistes procurent une certaine espérance en l'avenir (Hoffnung der Zukunft), c'est-à-dire l'aspiration à calmer son angoisse de la mort, et à imaginer une vie dans l'au-delà qui nous consoleraient des malheurs d'ici-bas. Cette aspiration est de l'ordre de l' « inclination (Neigung) antérieure à tout examen »141, elle est un « penchant affirmé d'avance » (einer vorher schon entschiedenen Neigung)142 en tout homme, qui rend séduisantes les histoires de fantômes car elles flattent ce désir d'une vie après la mort. Tout fantôme fait signe vers un au-delà inévitablement désiré. Ainsi Kant suggère : « on peut même présumer que le berceau des erreurs portant sur de prétendues apparitions de personnes défuntes fut l'espérance flatteuse que l'on continue d'exister de quelque manière après la mort, car souvent à propos des ombres de la nuit les sens trompés ont vu à partir de formes incertaines naître des fantasmagories conformes à l'opinion dont nous parlons »143. De manière plus générale, Kant disait déjà une chose semblable en 1764 : « c'est <...> un aveuglement commun qui fait voir aux humains non pas ce qui est là, mais ce que leur inclination présente à leurs yeux »144. Nous pouvons remarquer que ces trois 'armes' du visionnaire (effet de vérité engendré par l'hallucination, inclination mimétique, espérance en l'avenir) contre un philosophe tentant d'expliquer les visions scientifiquement et de fixer des limites à la raison, produisent une circularité 140 141 142 143 144 Ibid., 357, p. 98 Ibid., 349, p. 88 Ibid. Ibid., 350, p. 89 Essai, AK, II, 265, p. 63 42 qui s'auto-renforce : 1/ à l'échelle de l'individu : l'hallucination apporte, par sa force propre, la conviction qu'il existe une vie après la mort, conviction inaltérable par un discours de type kantien, et cette conviction elle-même encourage l'individu à halluciner de nouveau puisqu'il croit en son propre discours. 2/ à l'échelle collective : l'halluciné convaincu diffuse le récit de son expérience et, par mimétisme, engendre ainsi d'autres hallucinés, eux aussi victimes de la force de l'hallucination, etc. A toutes ces analyses expliquant l'intérêt que le monde porte aux dires hallucinés du visionnaire, il faut encore ajouter le visionnaire lui-même. Dans les Rêves, en effet, le Geisterseher est un personnage conceptuel à part entière, qui dépasse la personne contingente de Swedenborg. Le visionnaire est la figure contre laquelle Kant est en lutte, tout en étant fasciné par elle. Cette figure est conçue comme un relai extrêmement puissant de l'occultisme, car elle comporte deux facettes, deux aspects essentiels : elle construit à partir de ses visions un système du monde spirituel, et elle diffuse ces idées de manière exaltée, en les rendant populaires pour le plus grand nombre. Le visionnaire est à la fois un Luftbaumeister et un Schwärmer. portrait fasciné de l'ennemi : le visionnaire comme bâtisseur en l'air (Luftbaumeister) et comme exalté (Schwärmer) L e Luftbaumeister145, que F. Courtès traduit par l'expression « bâtisseur en l'air », est en effet celui qui ne s'appuie pas sur le sol ferme de l'expérience commune, celui qui commence à construire sa théorie 'par le toit', pour y suspendre les murs par après. Le Luftbaumeister déplie son modèle sans jamais prendre en compte l'expérience des autres sujets. L'halluciné est un Luftbaumeister en ce sens qu'il ne prête pas attention au fait que ses visions sont contradictoires avec celles des autres, aussi bien les sujets dans leur ensemble que les autres hallucinés, il prend ses visions pour argent comptant et en tire des conclusions qui prétendent dire la vérité. Lorsque Swedenborg écrit ses livres, il fait exactement cela : il tire de ses hallucinations toute une série de conclusions qu'il tente de rendre cohérentes en un système du monde des esprits, comme si son délire devait forcément avoir un sens, et faire signe vers une réalité supérieure. Cette prétention, Kant ira jusqu'à l'appeler un égoïsme logique 146, qui est précisément cette tendance à n'accorder aucune valeur aux jugements des autres, à refuser de bâtir un « monde commun » qui rende raison de l'expérience de chacun. Le visionnaire partage cette tendance égoïste, cette tendance à être un Luftbaumeister, avec les métaphysiciens dogmatiques, dont Kant donne, dans les Rêves, l'exemple de Crusius et de Wolff. Quoiqu'un métaphysicien et un visionnaire ne puissent être rabattus l'un sur 145 146 Rêves, AK, II, 342, p. 77 Cf. notre Diététique, introduction. 43 l'autre147, il n'en reste pas moins que leur tendance à systématiser leurs 'visions' idiosyncrasiques est identique. Ces visions sont seulement d'un ordre différent : Kant les appelle « rêves de la raison » pour les métaphysiciens, et « rêves de la sensation » pour les visionnaires148. Ainsi Kant écrit, à propos de Wolff et de Crusius (mais cela peut aussi s'appliquer à Swedenborg) : « si un jour Dieu veut qu'ils s'éveillent tout à fait, c'est-à-dire que leurs yeux s'ouvrent à une façon de regarder qui n'exclue pas l'assentiment d'un autre entendement humain, <...> les philosophes habiteront en même temps un monde commun, tel que l'ont depuis longtemps les mathématiciens »149. Nous pouvons jouer avec la métaphore du bâtiment : au Luftbaumeister, qui bâtit en commençant par le toit, et n'a donc aucune chance de rendre sa demeure habitable par tous, Kant propose d'oeuvrer plutôt à la construction théorique d'un monde commun. La manière dont nous venons de décrire le Luftbaumeister n'est-elle pas contradictoire, néanmoins, avec l'affirmation selon laquelle les sujets ont une tendance au mimétisme ? Le bâtisseur en l'air n'a-t-il pas, au contraire, tendance à suivre seulement ses propres visions ? Il faut bien voir que la prétention à tout dériver de ses propres visions, la construction de systèmes occultistes, ne sont pas l'activité du commun des mortels. Le visionnaire a nécessairement quelque chose d'exceptionnel, et c'est l'une des raisons pour laquelle il est fascinant. Il est celui qui délire une nouvelle conception du monde, une nouvelle théorie mystique ; il est l'inventeur d'un nouvel occultisme. Ce n'est pas rien ; et Kant sait prendre en compte cette dimension créatrice du Geisterseher, que l'expression Luftbaumeister restitue. Mais si le visionnaire est dangereux, c'est aussi parce que le bâtisseur en l'air se double d'un exalté, un Schwärmer150. Le lexique de la Schwärmerei est mobilisé dans les Rêves à six reprises151. F. Courtès traduit généralement le terme par « exaltation », que nous utilisons également. Néanmoins les traductions sont extrêmement diverses selon les éditions et les traducteurs 152, indice s'il en fallait un que le concept est difficile à saisir – il parcourt toute l'oeuvre de Kant, si bien que Béatrice Allouche-Pourcel va jusqu'à le qualifier de « fil directeur »153. Contentons-nous pour 147 148 149 150 151 152 153 « <O>n aurait tord de se figurer que les deux illusions <sc. les illusions de la raison et les illusions de la sensation, concernant respectivement le métaphysicien et le visionnaire> se ressemblent assez dans leur genèse pour que celle de l'une suffise à expliquer celle de l'autre », Rêves, AK, II, 342, p. 78. Ibid. Ibid., 342, p. 77, nous soulignons Ibid., 348, p. 85 Ibid., 348, p. 85 ; 357, p.99 ; 360, p.102 ; 364, p.107, 365, p. 108 ; et 366, p.109 Quelques exemples : traduit par enthousiasme par A. Philonenko (Qu'est ce que s'orienter sans la pensée ?, Vrin), fanatisme par L. Ferry et H. Wismann (Critique de la Raison Pratique, Pléiade), divagation par J. Rivelaygue (Prolégomènes, Pléiade), extravagance par P. Jalabert (Qu'est ce que s'orienter dans la pensée ?, Pléiade), exaltation par M. Foucault (Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin), illuminisme par A.D. Balmès et P. Osmo (Kant-Lexicon) , exaltation de l'esprit par A. Renaut (Critique de la Raison Pure, GF). Alain Renaut fait valoir à juste titre le caractère daté de la traduction la plus courante par le terme enthousiasme, qui a aujourd'hui perdu toute sa connotation négative, pourtant essentielle dans l'usage qu'en fait Kant. Précisons par ailleurs que le Schwärmer est traduit de manière correspondante dans toutes ces traductions : il est l'enthousiaste, l e fanatique, l'exalté, le divagant, etc. Allouche-Pourcel (2010), p. 11 44 l'instant d'en situer les enjeux par rapport à l'hallucination, dans la période pré-critique de Kant. Le Schwärmer est, dans les Rêves, l'« adept<e> de l'empire des esprits »154. Swedenborg est de fait régulièrement qualifié d'exalté, dans la seconde partie de l'ouvrage ; par exemple : « voilà le réservoir des figures barbares et indiciblement stupides que notre exalté (Schwärmer) croit voir en pleine clarté dans sa fréquentation quotidienne des esprits »155. Cet usage du mot rejoint celui de l'Essai sur les maladies de la tête, publié deux ans plus tôt, dans lequel le terme faisait son apparition chez Kant. Le Schwärmer est «à proprement parler, un homme dérangé (Verrückter) qui s'attribue une inspiration immédiate et une intimité avec les puissances célestes »156. Ainsi, tout constructeur de système métaphysique n'est pas un Schwärmer, car il lui faut aussi l'immédiateté avec l'au-delà ; et tout halluciné n'est pas non plus un Schwärmer, car il manque d'une prétention systématique; le Schwärmer est, pour ainsi dire, le croisement entre les deux : l'halluciné en tant qu'il interprète son hallucination comme une voie d'accès à l'au-delà des esprits et des ''puissances célestes'', à l'instar de Swedenborg pour lequel le concept semble avoir été forgé. Mais le fait même que le Schwärmer soit qualifié de Verrückter (traduit ici par « homme dérangé »), quand on sait que l'hallucination, comme nous l'avons mentionné, est elle-même nommée Verrückung157, dit assez la proximité entre l'halluciné et le Schwärmer. L'exaltation est le devenir possible de l'hallucination, c'est-à-dire une hallucination qui prolifère en système d'un monde spirituel. Kant, dans l'Essai sur les maladies de la tête, ajoute après avoir défini le Schwärmer : « la nature humaine ne connaît pas d'hallucination (Blendwerk) plus dangereuse. Lorsque son irruption est récente, lorsque l'homme a du talent et qu'une grande foule est prête à faire sienne d'elle-même cet instrument d'effervescence, il peut arriver que l’État lui-même soit emporté » 158. Voici donc un second trait distinctif du Schwärmer : son prosélytisme, sa capacité à utiliser les inclinations à l'imitation et à l'espérance en l'avenir, afin de diffuser son système et fasciner les foules. Le succès de l'exalté Swedenborg en témoigne : le public est adepte de théories mystiques prêtes à l'emploi, qui évitent le recours pénible aux sciences arides et calment l'angoisse de la mort prochaine. Le Schwärmer peut ainsi catalyser tous les penchants qu'ont naturellement les hommes pour les théories de l'au-delà : il est l'exalté, qui exalte à son tour s'il sait rencontrer sur son chemin des âmes assez faibles pour s'enthousiasmer de son mysticisme. Ainsi, le danger que contient l'hallucination se cristallise chez Kant dans deux figures en apparence contradictoires et pourtant cumulables : le Luftbaumeister, qui s'enferme dans son idiosyncrasie, et le Schwärmer, le prosélyte exalté qui diffuse sa théorie séduisante d'un monde spirituel. Cette tendance à 'bâtir en l'air' et avoir l'esprit 'exalté', Kant l'expérimente sur lui-même : 154 155 156 157 158 Rêves, AK, II, 348, p. 84 Ibid., 365, p. 108 Essai, AK, II, 267, p. 66 Rêves, AK, II, 346, p. 82. Cf notre Introduction Essai, AK, II, 267, p. 66 45 c'est pour cette raison, à notre avis, que le style et la construction des Rêves d'un visionnaire sont si étranges159 . Kant sent sa propre fascination pour la figure de Swedenborg, et de manière plus générale, pour la construction occultiste des mondes transcendants. Les indécisions dont il témoigne dans les Rêves, les revirements qu'il effectue, les contradictions qui entravent une lecture linéaire, signalent à tout instant que l'ouvrage n'est pas une exposition doctrinale aboutie, mais la saisie d'un problème complexe, qui recèle en son cœur une aporie : l'impossibilité de vaincre le visionnaire par les instruments de la raison. le danger de l'hallucination au cœur de la composition du texte et du style kantien A la lecture des Rêves, cela ne fait aucun doute : Kant est en lutte avec lui-même. Dans la première partie du livre, il dit bien qu'il a, lui le philosophe rationaliste, un certain « penchant » à admettre l'existence des esprits. Dans les Rêves, les phrases témoignant de sa naïveté avouée se multiplient : Kant affirme qu'il s'est laissé aller au préjugé de « tout croire sans examen de ce que dit la rumeur publique »160. Il dit avoir «beaucoup de penchant à affirmer l'existence de natures immatérielles dans le monde et même à ranger <son> âme dans la classe de ces êtres »161. Pourtant, Kant avoue que cette vague conviction ne repose pas sur un argument rationnel, puisque précisément il n'y en a pas ; une thèse mystique génère davantage de problèmes qu'elle n'apporte de réponses : « Mais alors quel mystère que la communauté entre un âme et un corps ! »162. Toute justification d'une telle thèse sera nécessairement « obscure et destinée à le rester »163. Ainsi, ce qui pousse Kant à défendre la thèse de l'immatérialité de l'âme est avant tout une « inclination », et Kant remarque lui-même que cette thèse amène des difficultés insurmontables. Kant va jusqu'à conclure : « ces questions jointes à plusieurs autres dépassent de loin mon intelligence »164. Le statut épistémologique relativement flou du second chapitre, que nous avons déjà étudié (Kant est-il convaincu de ce qu'il avance ? est-ce essentiellement ironique ? Est-ce un pur jeu intellectuel?) renforce encore cette impression d'avoir affaire à une pensée qui hésite, qui se 159 160 161 162 163 164 Monique David-Ménard qualifie les Rêves d'un visionnaire de texte 'unheimlich', cf. David-Ménard (1990), chapitre II, p. 73 Rêves, AK, II, 318, p. 48 Ibid., 327, pp. 58-9. Voir aussi : « On se trouvera persuadé, sinon par la clarté d'une démonstration du moins par le pressentiment d'une intelligence exercée, de l'existence d'êtres immatériels » (Ibid., p. 62) ; ainsi que le long extrait suivant, extrêmement significatif : « Le fait d'invoquer des principes immatériels est un refuge de la philosophie paresseuse <...>. Et pourtant, je suis convaincu que Stahl qui aime expliquer d'un point de vue organique les changements dans l'animal <organique, c'est-à dire pour Kant, = selon le principe des lois d'action des êtres immatériels sur les êtres matériels>, est souvent plus près de la vérité qu'Hofmann, Boehaave et consorts, lesquels mettent de côté les forces immatérielles et s'en tiennent aux causes mécaniques, en quoi ils suivent une méthode plus philosophique <...> et seule profitable à la science » (Ibid., 331, p. 64). Ibid., 327, pp. 58-9 Ibid., 327, p. 58 Ibid., 328, p. 60 46 cherche, d'autant plus lorsque ce second chapitre est suivi d'un troisième qui semble lui être essentiellement contradictoire. Un artifice rhétorique régulièrement utilisé par Kant est l'appel au jugement du lecteur, comme s'il lui déléguait la responsabilité de trancher le problème : « je ne blâme pas du tout le lecteur, si au lieu de voir dans les visionnaires des demi-citoyens de l'autre monde, il les liquide tout bonnement comme candidats à l'hôpital »165. De même, « je laisse le lecteur libre de son jugement »166 ; « j'abandonne par conséquent à la convenance du lecteur le soin de résoudre en ses éléments, dans le récit merveilleux où je me suis compromis, ce mélange de raison et de crédulité »167. Kant joue aussi sur les ruptures de ton, les prises de distance et les emballements soudains. Il va jusqu'à faire de véritables coups de force théoriques, comme pour singer le ton péremptoire des écoles 168. En jouant sur les contradictions, en alternant les points de vue, Kant crée le trouble dans l'esprit du lecteur. A la fin de la première partie, alors que Kant affirme qu'il a trouvé un compromis en ne refusant pas 'en bloc' toutes les histoires d'esprit, mais en doutant de chacune séparément 169, nous pourrions penser que Kant s'est enfin stabilisé sur une position équilibrée 170. Pourtant Kant opère un nouveau basculement dans la seconde partie, son ton devient acerbe, voire violent envers la figure de Swedenborg. Kant est à la limite de l'insulte : il parle de « réservoir de figures barbares et indiciblement stupides »171, il affirme que « son gros ouvrage ne contient pas une seule goute de raison »172, il déclare : « je suis las de reproduire les barbares visions du pire des exaltés »173. Il semble que le contact rapproché avec la figure de Swedenborg crée chez Kant un mouvement de rejet, qui l'oblige à nier la position équilibrée qu'il avait tenté de défendre ; Kant voit en Swedenborg le pire aboutissement de son propre devenir possible, il veut alors s'en écarter à tout prix. Il faut prendre la mesure de cette détresse de Kant l'ennemi de l'occultisme : le philosophe confiera à Mendelssohn, dans une lettre restée célèbre, quelle expérience d'égarement a été pour lui la lecture fascinée des textes de Swedenborg 174. L'expression imagée utilisée par Béatrice Allouche-Pourcel à ce propos a le mérite de la clarté : il s'agit bel et bien d'une authentique 165 166 167 168 169 170 171 172 173 174 Ibid., 348, p. 84 Ibid., 351, p. 90 Ibid., 356, p. 97 Ibid., 333, p. 66 Ibid., 351, p. 90 Au détour d'une phrase, Kant sème encore le trouble. Cet détail peut sembler anecdotique mais il est significatif : « quant à moi, l'excédent d'arguments qui se trouve du côté de mon second chapitre est de toute façon assez grand selon mes vues pour m'entretenir, lorsque j'écoute les diverses espèces de ces récits étranges, dans la réserve et l'indécision » (Ibid., p. 90, c'est nous qui soulignons). Kant voulait-il dire « second modèle » plutôt que « second chapitre » ? Ou alors, est-il en train, subrepticement, de nous dire que c'est bien le second chapitre, c'est à dire le point de vue mystique, qui contient un excédent d'arguments ? Si c'est le cas, Kant contredit ce qu'il avait affirmé p. 84, quand il expliquait que le modèle optico-physiologique rendaient « inutiles les conjectures profondes du précédent chapitre »). F. Courtès suggère qu'il ne s'agit peut-être que d'une erreur d'impression (Ibid., p. 154, note 2). Rêves, AK, II, 365, p. 108 Ibid., 359, p. 101 Ibid., 366, p. 109 Oeuvres Philosophiques, I (lettre à M. Mendelssohn, 8 avril 1766) ; AK, X, 66-70. 47 « tempête sous un crâne »175. *** La fin de la seconde partie consistera alors à radicalement trancher le problème, selon un principe indépendant de toute histoire d'esprit, comme de tout modèle scientifique : Kant proclame l'impossibilité de répondre rationnellement aux questions soulevées dans l'ouvrage 176 ; c'est la grande thèse des limites de la raison, qui n'est ici encore qu'esquissée puisque Kant ne la systématise pas en une 'science de l'apparence', comme il le fera dans la dialectique transcendantale. Par ailleurs, la disproportion entre cette affirmation soudaine, et la lutte effrénée que Kant a mené durant tout l'ouvrage contre ce qu'il a appelé ses « penchants » et ses « inclinations », laisse penser qu'une telle proclamation des limites de la raison est de bien peu de poids contre tant de séduction occultiste. Nous avons identifié en détail les raisons de cette défaillance : la force de l'hallucination, le mimétisme de la foule, l'espoir en l'avenir, l'existence de visionnaires exaltés qui diffusent leur système. Kant expérimente sur lui-même tous ces éléments ; quoiqu'il ne soit apparemment pas lui-même victime d'hallucination 177, les histoires sur ce sujet le fascinent, et entrent en résonance avec ses penchants. L'ouvrage des Rêves, par la richesse et la multiplicité des thèses qu'il met en jeu, est comme un objet d'expérimentation pour l'auteur et le lecteur ; chacun peut mesurer sur lui-même la force de conviction que contient chaque point de vue. Le modèle optico-physiologique est certes intéressant, car il explique pourquoi les hallucinations produisent un effet de réel aussi intense ; mais devant cet effet de réel lui-même, vécu en première personne et renforcé par nos inclinations naturelles (angoisse de la mort, mimétisme) cette rationalité est bien peu efficace. C'est en ce sens que nous avons voulu parler d'aporie pratique : à quoi sert un modèle scientifique détaillé si le danger de l'hallucination menace à tout instant de faire basculer chacun dans un mysticisme à la Swedenborg ? Cette inquiétude est mise en scène par Kant, dans la structure de l'ouvrage lui-même, et elle n'est nullement résolue par l'ultime appel aux limites de la raison, appel essentiellement théorique qui ne contrarie nullement la puissance des inclinations et la force de l'hallucination. 175 176 177 Allouche-Pourcel (2010), p. 91. Rêves, AK, II, 367-8, p. 111 A une exception prêt (cf. Conclusion) 48 Conclusion de l'Aporétique Pérennité du lexique et abandon apparent de la problématique : vers la Critique Affirmons-le tout de suite : une telle aporie ne sera pas reprise dans sa forme actuelle dans la Critique de la Raison Pure. De même, aucun des deux modèles explicatifs de l'hallucination développés dans les Rêves ne sera mobilisé. Le vocabulaire lui-même, lorsqu'il s'agira d'évoquer des expériences hallucinatoires, sera considérablement modifié. Cette question du vocabulaire est extrêmement significative, permettons-nous d'en dire quelques mots. Nous avons vu que les termes Wahnsinn eteVerrückung faisaient référence au trouble hallucinatoire, à la maladie (Krankheit). Cependant la représentation fausse générée par cette maladie n'est pas elle-même qualifiée selon ces deux termes. La représentation hallucinatoire, dans lesdRêves, est souvent nommée Schattenbild178 (fantôme), Betrug179 (illusion), Hirngespenster180 (fantôme), Scheinempfindung181 (apparence de sensation). Néanmoins, le terme le plus souvent utilisé est Grendwerk, que Courtès traduit différemment selon les contextes : « artifice trompeur »182, « prestiges grossiers »183, « fantasmagories »184 ; Monique David-Ménard suggère « formation hallucinée », mais affirme qu'aucune traduction n'est vraiment satisfaisante 185, car on ne peut rendre une résonance importante du terme allemand : Blenden signifie éblouir. La Blendwerk, c'est l'hallucination qui éblouit. Ces termes seront relativement peu mobilisés dans la Critique : Wahnsinn est utilisé une seule fois pour qualifier l'hallucination186, ainsi que Schattenbilder (Schattenbilder eines Traums, traduit par « images fantasmagoriques d'un rêve »187), tandis que les autres termes sont abandonnés ; à une exception près : le mot Blendwerk. Seulement, dans la Critique, ce terme ne désigne plus l'hallucination. Ce fait doit nous interpeller : Kant modifie complètement sa signification, qui paraissait pourtant tout à fait fixée dans les Rêves. Désormais, la Blendwerk est l'« illusion de la raison », ce qui est extrêmement différent. L'hallucination est une (fausse) représentation d'objets physiques ; l'illusion de la raison est comme une tendance fautive à appliquer des principes transcendants au-delà de l'expérience, jusqu'à nous conduire à formuler des jugements à propos 178 179 180 181 182 183 184 185 186 187 Ibid., 340, p. 75 ; 343, p.79 ; 346, p.83 ; 365, p.108 ; 370, p.114. Ibid., 344, p. 79 ; 346, p. 83 ; 354, p. 94 ; 357, p. 98 ; 360, p.102 ; 360, p.103 Ibid., 340, p.75 ; 342, p.78 ; 347, p. 83 ; 348, p.84. Ibid., 346, p. 83 Ibid. 340, p. 74 ; 343, p.79, 347, p.83 Ibid., 340, p. 75 Ibid., 350, p. 89 La Folie dans la Raison Pure, p. 114 CRP, B278 Ibid., A475/B503 49 d'Idées de la raison telles que l'Ame, l'Absolue totalité des phénomènes, ou Dieu. Mais ces « Idées » ne sont pas des objets supposément « physiques », bien au contraire. Ils ne sont que le point de fuite de raisonnements syllogistiques dépassant toutes les limites de l'expérience. Cette tendance de la raison doit être disciplinée, et c'est ainsi que Kant peut écrire : « Il est humiliant pour la raison humaine de ne parvenir à rien dans son usage pur et même d'avoir besoin encore d'une discipline pour contenir ses débordements et éviter les illusions (Blendwerke) qui en proviennent »188. Ce réagencement lexical témoigne, comme l'explique Jacques Rozenberg189, du fait que la problématique de l'hallucination telle qu'identifiée dans les Rêves est 'fondue' dans la Critique avec celle de l'apparence transcendantale. Mais l'hallucination elle-même, en tant que représentation d'objets inexistants, n'est plus évoquée. Tout se passe comme si Kant avait repris la problématique des systèmes dogmatiques de pensée, déconnectés de toute expérience commune et auxquels il faudrait opposer les limites de la raison, mais en masquant consciencieusement le contexte dans lequel, jadis, cette problématique était apparue. Or elle était apparue avec la figure du visionnaire, personnage victime d'hallucinations. Kant abandonne cette figure, pour n'en garder que le dogmatisme : l'ennemi visionnaire est remplacé par l'ennemi métaphysicien, Leibniz est substitué à Swedenborg. Entre les deux, l'hallucination a disparu. Or, en se donnant seulement Leibniz pour ennemi, ou tout autre métaphysicien dogmatique, Kant, d'une certaine manière, simplifie sa tâche car cet ennemi lui est relativement homogène. Le métaphysicien dogmatique peut entendre les arguments critiques car il partage une même communauté de pensée. Le visionnaire, au contraire, était un Autre beaucoup plus menaçant, car il opposait aux arguments rationnels, scientifiques, voire 'proto-critiques' (les limites de la raison) l'évidence hétérogène des visions mystiques, inatteignables par un quelconque argument de philosophe. C'est cette hétérogénéité de l'hallucination à la pensée que Kant évacue en gommant le dialogue fasciné qu'il a eu, jadis, avec la figure du visionnaire. Non pas que la Blendwerk de la Critique n'ait pas, elle aussi, sa force propre : l'illusion transcendantale est indépassable, car elle est causée par la constitution même de la raison. Mais la problématisation spécifique dont avait fait l'objet l'hallucination est perdue. N'y a-t-il pour autant rien à dire sur l'hallucination dans la C ritique ? Bien au contraire. Mais ce n'est pas dans la « Dialectique transcendantale » qu'il faudra le chercher, cette Dialectique qui certes reprend le problème hérité des Rêves (les limites de la raison) mais le déforme tant que l'hallucination n'y a plus sa place. L'hallucination doit être étudiée, dans la Critique, sous l'angle de la nouvelle théorie des facultés qui y est exposée, c'est-à-dire selon l' « Analytique ». En effet, en 188 189 Ibid., A795/B823. Autres exemples de citations faisant intervenir le concept de Blendwerk dans le même contexte : « on rencontre <...> dans la raison pure tout un système d'illusions et de fantasmagories (Blendwerken) », et il faut donc instaurer une discipline « face à quoi aucune fausse apparence sophistique ne saurait subsister » (CRP, A711/B739) ; « les Idées cosmologiques <...> ont peut-être à leur fondement un concept vide et simplement imaginaire <...> : et ce soupçon peut nous mettre déjà sur la bonne piste pour découvrir l'illusion (Blendwerk) qui nous a si longtemps égarés » (CRP, A490/B518). Rosenberg (1985), p. 26 50 proposant une philosophie de la constitution des objets selon les formes de la sensibilité et les catégories de l'entendement, Kant nous donnera les moyens de penser l'hallucination à nouveaux frais. Une compréhension critique de l'hallucination ré-investira nécessairement le lien entre l'hallucination et la réalité commune, mais sous un angle différent des Rêves. Au visionnaire se substituera un nouveau personnage conceptuel institué comme ennemi, faisant signe vers un nouveau champ problématique. 51 seconde partie ANALYTIQUE La période critique de Kant est inaugurée en 1781 avec la parution de la première édition de la Critique de la Raison Pure (Kritik der reinen Vernunft). Kant y expose notamment, dans son Analytique transcendantale, « la décomposition de toute notre connaissance a priori dans les éléments de la connaissance pure de l'entendement »190. En d'autres termes, Kant se donne pour tâche d'analyser (c'est-à-dire décomposer) les facultés, les concepts, les principes, qui rendent possible l'expérience – et de manière plus générale, les représentations conscientes 191. Ainsi l'hallucination, en tant que représentation (certes non corrélée à un objet empirique réel, mais consciente tout de même) doit pouvoir être comprise à l'aune d'une telle doctrine des facultés. Néanmoins nous pouvons déjà prévoir que cette compréhension sera problématique. En effet, c'est avant tout une théorie de la légitimation de l'expérience objective que Kant propose. L'hallucination, en tant que phénomène empirique mais personnel, inquiète le partage méticuleusement établi par Kant entre subjectivité et objectivité. L'hallucination peut faire l'objet de jugements vrais (« tu viens d'halluciner un éléphant rose ») et semble pourtant être l'envers radical de la réalité objective. Interroger la Critique quant au statut qu'elle réserve à l'hallucination, c'est donc 'tester' la philosophie transcendantale de Kant sur un objet à ses marges. Nous verrons néanmoins que le philosophe ne passe pas l'hallucination sous silence ; mieux : nous tenterons de montrer que l'hallucination n'est nullement une aberration, une anomalie négligée par le système kantien. Au contraire, nous pensons qu'elle peut être pleinement resituée au sein de l'idéalisme transcendantal, et même qu'elle permet d'en éclairer certaines ambigüités. 190 191 CRP, A64/B89 Cette différence entre expérience et représentation consciente sera au cœur de notre travail – puisque précisément, c'est dans cet écart que l'hallucination vient se loger. 52 Nous commencerons par établir une nouvelle compréhension de l'hallucination, essentiellement fondée sur la faculté de l'imagination reproductrice et l'analyse de ses lois (I). Cette analyse débouchera sur un paradoxe, qu'il nous faudra exposer précisément mais que nous pouvons déjà résumer en ces termes : l'hallucination n'étant pas objective, elle ne devrait pas pouvoir être catégorisée par les concepts d'objet en général, c'est-à-dire par les concepts purs de l'entendement ; pourtant, ces concepts semblent être la condition de possibilité de la conscience, et l'hallucination est bien un phénomène (interne) conscient. Ainsi nous devons poser la question suivante : l'hallucination peut-elle, et doit-elle, être catégorisée selon de tels concepts, et conséquemment, réglée par les principes a priori de l'entendement pur ? (II) Notre réponse à cette question aura pour conséquence d'harmoniser192 en quelque manière l'hallucination et la réalité objective – ce qui fera surgir une attaque sceptique. Le traditionnel ''argument de l'hallucination'' (ou du rêve) sera réélaboré pour être le plus ajusté possible à la compréhension kantienne de l'hallucination ; et nous devrons alors saisir, dans le texte lui-même, quels arguments Kant peut faire valoir pour vaincre ce scepticisme (III). I – Hallucination & imagination reproductrice : un modèle psychologique Avant de nous lancer dans l'exploration du modèle, faisons une précision, davantage lexicale que philosophique : Kant, lorsqu'il traite de la saisie d'objets inexistants, se réfère bien plus souvent à l'exemple du rêve que de l'hallucination en tant que telle – et ses commentateurs font de même. Or nous verrons que, dans le modèle de l'hallucination qu'il s'agit pour nous de reconstituer à partir de la Critique et des écrits ultérieurs, il n'y a pas de différence significative entre le rêve et l'hallucination. Le rêve (Traum) est finalement un certain type d'hallucination, mais qui se produit durant le sommeil193. Ainsi, dans l'analyse qui suit, ces deux phénomènes seront généralement unis – nous parlerons parfois, à ce titre, d'« expériences non-véridiques », puisqu'elles ont le point commun majeur de n'être suscitées par aucun objet réellement présent. Il ne s'agit pas, bien sûr, de prétendre que ces deux phénomènes sont identiques – au contraire, une différence majeure les sépare, qui sera au cœur de notre troisième partie. Mais quand il s'agit de comprendre par quel processus, grâce à quelles facultés, selon quelles lois, une expérience non-véridique peut être générée, le rêve et l'hallucination partagent un même modèle d'intelligibilité. 192 193 Nous développerons bien sûr ce que nous entendons ici par le terme largement équivoque d'« harmonisation » mais il ne sera aucunement question de rendre équivalentes l'hallucination et la réalité matérielle, à quelque degré de clarté près. Anthropologie, AK, VII, 167-9. cf. paragraphe suivant 53 Nous nous référerons en priorité à la Critique de la raison pure dans ses deux éditions (1781/1787), ainsi qu'à l'Anthropologie du point de vue pragmatique (Anthropologie in pragmatischer Hinsicht), dernier ouvrage publié par Kant lui-même, en 1797, visant à exposer une doctrine de la connaissance de l'homme en tant qu'être libre. L'ouvrage s'inspire de notes prises par les auditeurs des cours de Kant (qui professa l'anthropologie vingt-huit fois dans sa carrière, sur trente ans194). Le livre I de l'ouvrage traite de la « Faculté de connaître » de l'homme ; Kant est alors amené à analyser la faculté d'imagination, les illusions et fantaisies qui en naissent. Ces pages nous seront d'une grande utilité pour constituer un nouveau modèle de l'hallucination. la reproduction des sensations Toute expérience, qu'elle soit véridique ou non, nécessite une matière qui puisse être soumise à l'entendement. Cette matière est ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation195 ; ainsi, elle est nécessairement fournie par la sensibilité 196. Cette affirmation semble exclure d'emblée toute possibilité de compréhension de l'hallucination : celle-ci n'est-elle pas, précisément, un phénomène dont aucune matière n'est fournie par les sens ? En fait, il faut ici prendre la « sensibilité » dans un sens qui n'est pas celui, restreint, donné à la première page de l'« Esthétique transcendantale »197 ; la sensibilité peut faire chez Kant l'objet d'une définition étendue : « dans la faculté de connaître, la sensibilité (la faculté des représentations dans l’intuition) contient deux éléments : le sens et l’imagination. Le premier est la faculté de l’intuition en présence de l’objet, la seconde même sans la présence de celui-ci. »198 Selon cette définition, l'imagination est incluse dans la sensibilité car, tout comme les sens, elle fournit les sensations nécessaires à la constitution de représentations (imaginaires). Kant est tout à fait clair sur ce rôle central de l'imagination, notamment à propos de ce qui nous occupe, l'hallucination : en effet, c'est bien l'imagination qui « engendre des chimères »199, produit fantasmes et fantaisies, et qui, dans le sommeil, nous permet de rêver ; car rêver, c'est précisément « être le jouet involontaire de ses chimères » dans son sommeil200. Il nous faut comprendre comment cette faculté d'imagination, que Kant n'avait finalement que peu évoquée dans les Rêves d'un visionnaire, est au cœur d'une compréhension renouvelée de l'hallucination. De nombreux extraits vont dans le même sens, mentionnons-en quelques-uns : 194 195 196 197 198 199 200 cf. présentation d'A. Renaut, Anthropologie, GF, 1993, p. 4, ainsi que Préface, AK, VII, 122, note CRP, A20/B34 « Sans la sensibilité, il n’y aurait pas de matière qui puisse être élaborée en se trouvant soumise à l’usage qu’en fait l’entendement législateur. » (Anthropologie, AK, VII, 144) « La capacité de recevoir (réceptivité) des représentations par la manière dont nous sommes affectés par des objets s'appelle sensibilité » (CRP, A19/B33) Anthropologie, AK VII 153-4 Ibid., AK, VII, 167-9 Ibid. 54 « <Une> représentation intuitive de choses extérieures <...> peut parfaitement être le simple effet de l'imagination (dans les rêves aussi bien que dans le délire) ; elle n'advient toutefois que par la reproduction d'anciennes perceptions externes, lesquelles <...> ne sont possibles que par l'expérience externe en général. »201 « Sans le sens externe, dont les représentations sont seulement reproduites et combinées par nous de manière différente, nous ne serions même pas capables de rêver »202 « L'imagination <...> n'est cependant pas, pour autant, créatrice, c'est-à-dire qu'elle n'a pas la faculté de produire une représentation sensible qui n'ait jamais été donnée auparavant à notre faculté de sentir »203 Ces citations mobilisent toutes la même idée : l'imagination au sens où nous l'entendons ici, c'est-à-dire, en première analyse, la faculté de générer des représentations de choses inexistantes actuellement, nécessite la perception véridique d'objets réels antérieurement à cette production imaginaire. Seules les intuitions réelles, en effet, peuvent fournir à l'imagination la matière que celle-ci pourra ré-investir dans les fictions qu'elle engendre. Précisons cette idée : Kant ne dit pas que tout ce qui est imaginé doit auparavant avoir été réellement perçu. L'imagination n'est pas vouée à une simple activité de reproduction des expériences réelles. Ce qu'en revanche l'imagination est vouée à reproduire, ce qu'elle ne peut ''sortir de son propre fond'', ce qu'elle ne peut créer de toutes pièces, c'est la matière (Materie) à l'aide de laquelle les fictions sont produites. Ici, c'est presque la matière au sens de 'matière première', au sens de 'matériau de construction', qu'il faut entendre204. Kant donne un exemple éclairant, celui d'un aveugle de naissance : il lui est impossible d'imaginer les couleurs, parce qu'il ne les a jamais perçues 205. Au contraire, un homme dont ce handicap est acquis au cours de la vie en est tout à fait capable. C'est bien la preuve que l'imagination, en vérité, ne produit jamais de sensation nouvelle : elle les reproduit, tout en pouvant les combiner différemment. Notre second aveugle peut tout à fait imaginer une licorne, alors même qu'une telle licorne n'a jamais été perçue dans sa vie de 'voyant'. Il lui suffit de recombiner des impressions passées de manière inédite : soit, une jument et une corne. Kant affirme par ailleurs que les sensations reproduites par l’imagination ne diffèrent en rien, ‘qualitativement’ pourrait-on dire, des sensations originales qu’elles imitent : 201 202 203 204 205 CRP, B278-9, nous soulignons Notes 18 : 310 (1785-9), c'est nous qui soulignons Anthropologie, AK, VII, 167-9, c'est nous qui soulignons La matière peut être qualifiée de « donnée », de « data » (Data der Erscheinung, CRP, B430). Anthropologie, AK, VII, 167-9. Cet exemple était déjà pris par Aristote : « un aveugle de naissance peut bien raisonner des couleurs ; et ainsi de telles gens ne discourent que sur des mots sans aucune idée », cf. Aristote, Physique, Livre II, 1, 193a 55 « Ce qui introduit la différence entre la vérité et le rêve, ce n'est pas la nature des représentations qui sont rapportées à l'objet, puisque dans les deux cas elles sont identiques »206 L’imagination empirique est une fidèle reproductrice ; le rouge imaginé ne diffère pas en nature du rouge réel ; ainsi, comme nous le verrons, la différence entre le rêve et l’hallucination devra être située sur un autre terrain. Intéressons-nous pour l’instant à la faculté de recombinaison propre à l’hallucination reproductrice. Jusqu’à quel degré cette recombinaison est-elle possible ? Les agencements nouveaux qu'elle peut produire sont-ils en nombre limité ? Par exemple, est-elle assez 'inventive' pour reconstituer tout le spectre colorimétrique à partir de la vue d'une seule couleur ? pour composer en pensées une mélodie complexe, en ayant seulement écouté quelques notes de piano ? Kant nous fournit un seul indice de sa conception d'un tel pouvoir d'agencement, et c'est un indice négatif : « si on ne les a pas vues, on ne peut pas concevoir les couleurs intermédiaires, produites par le mélange de deux autres, par exemple la couleur verte. Le jaune et le bleu mélangés donnent le vert ; mais l'imagination ne pourrait produire la moindre représentation de cette couleur si elle n'avait v u ce mélange. »207 Une composition imaginaire semble, selon cette conception, ne pas pouvoir être mélange, si ce mélange est nouveauté. Une couleur intermédiaire au jaune et au bleu n'est pas seulement une association de ces deux teintes, à la manière d'un éléphant rose qui est l'association du rose et de la forme de l'éléphant. La qualité de la sensation ''Vert'' a quelque chose d'imprévisible si elle n'a pas été réellement expérimentée. L'enfant versant la peinture rouge dans la peinture bleue est émerveillé de l'apparition du violet. Kant ne donne pas plus d'indications quant aux limites réelles de l'imaginaire. On peut néanmoins le suivre dans cette affirmation selon laquelle l'imagination ne peut pas tout. Comme Kant l'écrit joliment, elle est certes une grande artiste, une magicienne, mais elle n'est pas créatrice 208. A-t-on jamais essayé d'imaginer une odeur inédite, à supposer même que l''imagination' d'une odeur soit possible ? Pouvons-nous goûter en pensée une saveur nouvelle, ou entendre un son radicalement inédit ? En proposant de faire de l'imagination (au sens où nous la comprenons ici) une faculté essentiellement reproductive, quoiqu'habilement combinatoire, Kant pose le primat de la perception véridique sur la fiction ; il affirme que l'on retrouve, au sein de toute fantaisie divisée en ses parties les plus simples, le grain du réel. Une telle idée suppose que l'imagination soit capable de décomposer de manière extrêmement fine les représentations passées qui sont gardées en mémoire, afin qu'elle puisse les ré-investir dans les fictions qu'elle produit. La perception véridique d'un éléphant doit être l'occasion de s'informer de la couleur de sa peau, tout autant que, et séparément de, la nature de son cri. En suivant Andrew 206 207 208 Prolégomènes, AK, IV, 290-1 Ibid. Ibid. 56 Stephenson dans son récent article « Kant on the object-dependence of intuition and hallucination »209, nous considérons que cette faculté de division peut être dite 'pré-conceptuelle', en ce sens qu'elle ne nécessite pas, de la part du sujet empirique, la saisie d'objets spécifiquement identifiés comme tels pour pouvoir s'effectuer. La vue des couleurs de l'arc-en-ciel, quelle que soit la façon dont cet arc-en-ciel est par ailleurs conceptuellement compris, est suffisante pour que l'imagination ait soudain à sa disposition l'éventail de teintes nécessaire à ses délires colorés. Stephenson affirme ainsi que, selon Kant, « tout ce que l'imagination reproductive a besoin de faire afin de recomposer (gerrymander210) un divers original, c'est d'opérer une discrimination des sensations, sur la base de leurs propriétés 211. Et cela n'est absolument pas une capacité conceptuelle. Cela n'implique aucune compréhension (understanding) de ce que l'information encodée dans ces sensations signifie »212. Nous laisserons de côté la métaphore informatique, peutêtre un peu osée (elle est filée dans tout l'article) ; mais nous suivons Stephenson dans sa volonté de circonscrire la reproduction intuitive à un enjeu de sensibilité, d'affectabilité. Il y a une mémoire propre à la perception ; des souvenirs sensoriels se créent par-delà l'entendement. Cette règle selon laquelle l'imagination peut seulement reproduire les sensations, et non pas les produire de toute pièce (quoique la recombinaison puisse être totale) , nous l'appellerons ''"règle de l'affectabilité première". Elle nous sera particulièrement utile en Analytique, III, lorsqu'il s'agira d'étudier les arguments de Kant contre un certain type de scepticisme. l'« organe » du sens interne L'hallucination, en tant qu'elle est saisie dans le temps comme toute autre perception, est intuitionnée par le sens interne213. Or, tandis que le sens externe « est celui où le corps humain est affecté par des choses corporelles », le sens interne est « celui où il <sc. le corps humain> est affecté (afficirt) par l'esprit (Gemüt)»214. En d'autres termes, le sens interne est « une conscience de ce qu'il <sc. l’homme> subit, en tant qu’il est affecté par le jeu de sa propre pensée »215. Il est remarquable que Kant maintienne, à propos du sens interne, le vocabulaire de l'affection ; en cela, il crée un parallèle, voir une équivalence, entre le sens interne et les cinq sens externes. Dans les deux cas, il s'agit bien d'être affecté par quelque chose. Qu'est-ce qui est affecté, et par quoi ? 209 210 211 212 213 214 215 cf. bibliographie Le verbe « gerrymander » est généralement utilisé dans le contexte d'un redécoupage électoral (ce que l'on appelle parfois, en français, le 'charcutage' électoral : en un sens, l'imagination 'charcute' les représentations issues d'expériences véridiques passées, pour en créer de nouvelles). Ce que Stephenson appelle « propriété » ici, c'est seulement le fait d''être rouge', d''avoir telle odeur', etc. Stephenson (2015), p. 24, nous traduisons. CRP, A34/B50-1 Anthropologie, AK, VII, 153. Le terme Gemüt désigne l'esprit au sens large : c'est l'ensemble des facultés. Ibid., AK, VII, 161-2 57 Citons plus longuement : « Il n’y a qu’un unique sens interne, parce qu’il n’existe pas différents organes grâce auxquels l’homme parvient à une impression interne de lui-même ; et l’on pourrait dire que l’âme est l’organe du sens interne, en précisant alors qu’il est soumis lui aussi <tout comme les sens externes> à des illusions »216. Même si le conditionnel signale que l'expression est certainement analogique, Kant parle d'« organe du sens interne ». L'effet d'équivalence avec les sens externes est ici encore approfondi : tout comme l'oeil est l'organe de la vue, l'âme serait l'organe qui rendrait possible l'affectation du sujet par ses propres représentations, notamment lorsqu'il s'agit d'hallucinations. Ainsi, selon cet extrait de l'Anthropologie, certes l'imagination permet l'hallucination, en tant qu'elle reproduit et combine une matière sensorielle antérieurement perçue, mais elle implique aussi, comme toute autre intuition (véridique ou non), un organe passif de 'réception' de cette intuition. Dans le cas des perceptions véridiques, il s'agit des organes des sens externes (les yeux, le nez, la bouche, etc.) ; et dans les intuitions fictives, il s'agit de l' « âme », définie comme « organe du sens interne ». Par ailleurs, il faut préciser que l'âme réceptionne tout autant les perceptions réelles que les intuitions fictives, puisque le sens interne, comme nous l'avons rappelé, est une affection du corps humain par l'« esprit » (Gemüt) au sens très général d'ensemble des facultés. Toute perception réelle, en tant qu'elle est dans le temps, est partie intégrante du sens interne. Ainsi, l'âme est l'organe qui réceptionne toutes les intuitions, qu'elles soient fictives ou véridiques. Résumons : l'hallucination est générée par l'imagination, qui reproduit la matière des sensations précédemment perçues réellement, en les agençant éventuellement d'une manière inédite – en ce sens, elle génère une expérience certes fictive, mais qui ne fait que ré-organiser des éléments qui composent la réalité. Par ailleurs, l'organe qui reçoit ces fictions pour les rendre conscientes au sujet, est le même que celui recevant les expériences véridiques : il s'agit de l'âme, organe du sens interne. Nous pouvons tirer de ces considérations la conclusion suivante : la seule chose qui distingue, du point de vue des facultés en jeu, les intuitions réelles des intuitions hallucinées, c'est le fait que pour les premières les organes des sens externes sont impliqués dans l'opération de saisie sensible, en plus de l'organe du sens interne. Dans les deux cas, l'âme saisit des impressions qu'elle ne produit pas elle-même, qui lui parviennent d'ailleurs : dans le cas des perceptions véridique, cet ailleurs est l'organe du sens externe, et par-delà cet organe, le monde sensible lui-même ; dans le cas de l'hallucination, cet ailleurs est l'imagination reproductive, et par-delà celle-ci, la mémoire des perceptions effectives antérieures. Nous avons donc deux schémas très proches. C'est ainsi que Stephenson peut affirmer : « l'imagination reproductive remplace pleinement l'objet et on lui attribue des pouvoirs causaux 216 Ibid. 58 similaires »217. Il faut néanmoins préciser un point décisif : pour l'instant, nous nous situons dans un cadre exclusivement empirique, c'est-à-dire que nous considérons qu'il existe bel et bien, en dehors du sujet (empirique), un monde d'objets réels, et que les facultés évoquées par nous (l'imagination, l'entendement, la sensibilité) sont des capacités de type psychologique. Cette remarque est importante pour ce qui suit. précisions sur la faculté d'imagination Nous avons constaté que comprendre la faculté d'imagination était décisif dans le nouveau modèle hallucinatoire que nous exposons. En parlant simplement d'« imagination », nous avons néanmoins commis une imprécision. Le nom que donne Kant à la faculté dont nous traitons ici est plus exactement « imagination reproductrice ». C'est une faculté que Kant évoque très peu dans la Critique – raison pour laquelle la plupart des textes mobilisés jusqu’à présent dans ce chapitre appartiennent à l'Anthropologie. En revanche, l' « imagination » est aussi entendue par Kant dans un autre sens que Kant développe bien davantage. Il s'agit de l'imagination productrice. La définition générale de l’imagination comme « pouvoir de se représenter un objet dans l’imagination même sans sa présence »218 est traditionnelle. Néanmoins, la distinction productrice/reproductrice qui s'en suit est tout à fait originale. Un problème doit être d'emblée souligné, qui est d'ordre épistémologique : Kant est relativement flottant dans ses dénominations, puisqu'il parle régulièrement d' « imagination » sans plus de précisions ; mais surtout, il va jusqu'à intervertir les termes : l'imagination productrice est dite opérer des synthèses « reproductives », et l'imagination reproductrice est dite « produire » des fictions219. Il faudra donc être vigilant. Par ailleurs, il n'est nullement question ici d'aborder les débats immenses autour de la place de l'imagination productrice dans l'économie de la Critique, notamment à partir de la lecture heideggérienne220. Contentons-nous d'en situer les enjeux par rapport à l'imagination reproductrice. L'imagination productrice est évoquée dans la Critique (quoique sous la terminologie générale d'« imagination ») dès la déduction métaphysique des catégories. Kant insiste déjà sur son caractère indispensable dans la constitution de l’expérience : il la qualifie de « fonction <...> indispensable à l'âme, sans laquelle nous n'aurions jamais aucune connaissance » 221. Cette fonction, c'est la fonction de synthèse, qu'il qualifie en général comme l'« action d'ajouter différentes représentations 217 218 219 220 221 Stephenson (2015), p. 27, nous traduisons. CRP, B151 Anthropologie, AK, VII, 172-3 Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, 1929, trad. par A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, 1953 ; voir aussi Rivelaygue (1992), cf. bibliographie. CRP, A78/B103 59 les unes aux autres et de rassembler leur diversité dans une connaissance » 222. Néanmoins il faut attendre la déduction transcendantale pour comprendre exactement de quelle opération il est question ici. L’imagination opère une reproduction des perceptions – terminologie paradoxale, puisqu’ici la reproduction est bien une opération de l’imagination productrice223. Cette opération est nécessaire car il faut bien, pour que le divers soit rassemblé, que les intuitions soient conservées dans la pensée au fur et à mesure de leur perception : si chaque perception disparaissait de ma pensée aussitôt qu’elle était intuitionnée, je ne pourrais jamais avoir de représentation complète 224. Ainsi, certes l’imagination reproduit les intuitions au fur et à mesure de leur perception, mais cette opération est productrice en tant qu’elle permet de constituer l’expérience. Sans synthèse de la reproduction de l’imagination productrice, aucun objet ne pourrait être constitué car chaque perception disparaitrait de ma pensée aussitôt que mon esprit passerait à une autre perception. On peut, à ce titre, parler tout aussi bien de ‘rétention’ que de reproduction : les représentations sont comme ‘retenues’ dans la conscience au fur et à mesure de leur enchainement, selon les règles de l’entendement. Il faut ici faire une remarque importante : d'après ce que nous venons d'affirmer (la constitution de l'expérience par l'imagination) cette synthèse de la reproduction doit être considérée d’un point de vue non pas psychologique (comme simple action de remémoration de ce que l’on vient de percevoir) mais bien d’un point de vue transcendantal : « <l'imagination, tout comme les sens et l'aperception> peut être considérée comme empirique, à savoir dans l'application à des phénomènes donnés, mais toutes <ces trois facultés> sont aussi des éléments ou des fondements a priori qui eux-mêmes rendent possible cet usage empirique »225 ; de même : « l’imagination est donc aussi un pouvoir de synthèse a priori, ce pourquoi nous lui donnons le nom d’imagination productive »226. Ainsi Kant peut parler de synthèse transcendantale de l’imagination : « la synthèse reproductive de l'imagination appartient aux actes transcendantaux de l'esprit » 227. La question de l'acte mental en question dans cette constitution ne fait pas problème : la synthèse transcendantale de la reproduction dont il est question n'est pas une opération psychologique. C’est ce qu’il faut bien appeler une méthode de constitution de l'espace et du temps pour toute expérience possible, espace et temps qui pourront alors être ‘remplis’ d’une matière sensibles donnant lieu à des actes cognitifs spécifiques. En quoi consiste donc cette méthode ? Kant nous laisse entrevoir la réponse dans un exemple : 222 223 224 225 226 227 Ibid., A77/B103 Cette ambiguïté terminologique se manifeste régulièrement dans la Critique, ayant ainsi donné lieu à des débats d’édition : par exemple, en A102, Kant écrit « la synthèse reproductive de l’imagination appartient aux actes transcendantaux de l’esprit » ; Riehl propose de remplacer reproductive pa r productive, puisque l’imagination proprement dite ne peut effectuer d’acte transcendantal. Cette modification peut en effet s’appuyer sur le fait que, en A118, cette même synthèse transcendantale est nommée « synthèse productive de l’imagination ». CRP, A102 Ibid., A115 Ibid., A123 Ibid., A102 60 « il est manifeste que si je tire une ligne par la pensée, <...> il me faut nécessairement en premier lieu saisir dans ma pensée ces divers représentations l'un après l'autre. En revanche, si je laissais toujours les précédentes (les premières parties de la ligne <...>) disparaître de mes pensées et si je ne les reproduisais pas en passant aux suivantes, jamais ne pourrait se produire une représentation complète »228. Ce qui, dans cet exemple, fournit la méthode de reproduction, c'est le concept de ligne. C’est donc l’entendement, faculté des concepts, qui fournit à l’imagination le moyen de synthétiser l’intuition. Puisque nous sommes ici sur le plan transcendantal, ce sont les concepts purs a priori (que Kant nomme catégories) dont il est question. Ainsi lorsque Kant affirme que l'imagination « détermine le sens quant à sa forme »229, il ajoute : « conformément à l'unité de l'aperception ». C'est-à-dire, conformément aux catégories : les concepts de cause, de substance, de réalité, etc., fournissent à l'imagination la manière dont il faut synthétiser l'expérience. Plus précisément, Kant montrera que l'imagination productive ne peut appliquer les catégories telles qu'elles, elle doit d'abord les temporaliser, c'est-à-dire en faire proprement des méthodes de reproduction des impressions : c’est ce que Kant appelle le schème transcendantal 230. Mais c'est déjà le propre de la déduction transcendantale subjective de 1781 de montrer que la synthèse produite par l'imagination ne peut s’opérer que grâce aux catégories de l’entendement : ainsi, l’imagination synthétise l’intuition en conformité avec les catégories. Pourquoi Kant donne-t-il le même nom à deux facultés, l’imagination productrice et l’imagination reproductrice, qui paraissent pourtant être si distinctes ? Y a-t-il vraiment un point commun entre les deux, étant donné que l’une permet de constituer l’expérience, alors que l’autre s’appuie sur l’expérience pour la dépasser dans des fictions ? On peut mentionner d’abord le fait que les deux imaginations opèrent des reproductions d'intuitions– même si ces reproductions sont extrêmement différentes, puisque l’une permet de constituer l’espace et le temps eux-mêmes selon des règles a priori, tandis que l’autre ne fait que reproduire les intuitions dans l’espace et le temps selon des lois empiriques d’associations qui sont uniquement psychologiques (nous y reviendrons). Mais le point fondamental est ailleurs, dans la définition même que donne Kant de l’imagination, rappelons-le, comme « pouvoir de se représenter un objet dans l’imagination même sans sa présence »231. Comme l’écrit J. Rivelaygue, « <l’imagination reproductrice> est la représentation d’un objet absent, mais déjà constitué autrefois dans la conscience sous la forme d’objet perçu ou scientifique, et qu’elle se remémore. L’imagination productrice est aussi la représentation d’un objet absent, mais non encore constitué : elle représente en fait la méthode qui va le construire. <...> Dans le premier cas, l’absence de l’objet est contingente, elle est comme un « ex-présent », 228 229 230 231 Ibid., A102. Cet exemple emprunté à la géométrie a le mérite de faire saisir que la reproduction peut se produire dans l'espace et le temps considérés comme forme pure, même si nous sommes déjà dans le cadre d'une singularité (« une » ligne). Ibid., B152 Ibid., A138/B177 Ibid., B151 61 alors que, dans le second cas, elle est due au fait qu’il n’est pas encore constitué. »232. Cette interprétation est éclairante et juste, à une nuance près : l'objet de l'imagination reproductive n'est, comme nous l’avons vu précédemment, pas nécessairement un « ex-présent » : seules les intuitions qui le composent sont nécessairement des ex-présentes. Cette précision est fondamentale, car elle permet de mettre en doute une distinction un peu vite établie entre une imagination productrice qui serait du côté de la constitution originelle de l'expérience, et une imagination reproductrice qui serait du côté de la 'copie', sans aucun pouvoir propre de production inédite. Nous avons vu au contraire que l'imagination reproductrice jouissait d'un certain potentiel novateur. Les productions oniriques peuvent être extrêmement élaborées et fantaisistes. L’imagination reproductrice invente de nouveaux objets, de nouvelles règles : les rêves rendent possible la lévitation et la métamorphose. On pourrait alors, en s’arrêtant sur ce point, opérer un renversement intéressant : si l’imagination productrice est en fait soumise aux concepts de l’entendement, réglée selon des représentations dont elle n’est pas l’origine, et n’a finalement qu’un rôle de médiation 233 entre l’entendement et la sensibilité, l'inventivité de l'imagination reproductrice, par la transgression des lois de la nature qu'elle rend possible et la conception d’objets originaux, serait finalement du côté de la création. L’halluciné découvre les potentialités folles de son imaginaire ; à l'inverse l’imagination productrice est contrainte par des règles immuables. Néanmoins Kant n'en reste pas là ; il ne permet pas tout à fait d’opérer ce renversement. Il limite les potentialités imaginatives (de l’imagination reproductrice) en les déterminant selon des lois psychologiques (lois d’association). Par ailleurs, il conditionne ces lois d’association à l’activité de l’imagination productrice elle-même (les lois d’associations nécessitent que l’expérience véridique soit réglée par des principes). la psychologie est-elle une science ? L'imagination reproductrice et ce qu’elle engendre appartient à la psychologie234 ; et à ce titre, elle obéit à des lois empiriques précises, pouvant être découvertes et expliquées, qui règlent l’enchainement des représentations imaginaires ; Kant les appelle, en suivant la tradition, « lois d'association » : «<la synthèse de l'imagination reproductrice> est soumise exclusivement à des lois empiriques, à savoir celles de l’association, et par conséquent ne contribue en rien à l’explication de la possibilité de la connaissance a priori et, de ce fait, n’appartient pas à la philosophie transcendantale, mais à la psychologie »235. Le statut que Kant confère à la psychologie 232 233 234 235 Rivelaygue (1992), pp. 139-140 CRP, B151 Prolégomènes, AK, IV, 295 CRP, B152 62 en tant que discipline est à peine évoqué dans la Critique. Il fait en revanche l'objet d'une partie de la préface aux Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, publiés en 1786. L'ouvrage traite en priorité de la mécanique newtonienne, que Kant essaie d'établir a priori ; mais il prend d'abord soin de distinguer théorie des corps et théorie de l'âme. Il donne à ce titre des informations intéressantes sur sa conception de la psychologie. Disons-en quelques mots. La nature, entendue comme l'ensemble de tous les phénomènes 236 peut faire l'objet de deux théories, en suivant la division de nos sens : à l'objet du sens interne correspond une théorie de l'âme et aux objets du sens externe correspond d'une théorie des corps. Néanmoins, Kant circonscrit l'usage du terme de science : « une théorie rationnelle de la nature ne mérite le nom de science de la nature que si les lois naturelles sur lesquelles elle se fonde, sont connues a priori et ne sont pas de simples lois d'expérience »237. Si donc la théorie de l'âme voulait prétendre au statut de science, les lois qu'elle mobilise devraient résulter a priori des principes transcendantaux identifiés dans l'Analytique des principes de la Critique. Kant concède qu'une telle étude des lois a priori repose nécessairement sur l'ajout d'un concept empirique238 : selon qu'il s'agit d'une théorie de l'âme ou d'une théorie des corps, ce sera respectivement le concept d' être pensant ou celui de matière. Ainsi, à ce stade, Kant considère encore la possibilité d'une science pure de la nature de l'âme, que Kant n'hésite pas à appeler Psychologie239. La psychologie pure est l'application des principes transcendantaux au concept empirique d'être pensant, afin de découvrir les lois psychologiques a priori. Néanmoins, Kant semble suggérer qu'une telle psychologie pure est impossible 240, pour la simple raison qu'il considère le sens interne comme non mathématisable 241. Kant introduit ce critère de la mathématisation car il considère que la partie pure d'une science, en tant qu'elle ne peut pas mobiliser de concepts d'objets empiriques (à part la matière et l'être pensant), ne peut que construire des concepts dans l'intuition pure, et c'est précisément ce que font les mathématiques 242. A ce titre, la psychologie peut certes être une description des lois psychologiques empiriques dans leur systématicité (les phénomènes du sens interne sont bien réglés par des lois243), ce que Kant appelle une « théorie naturelle historique du sens interne »244, mais elle ne pourra jamais être une science pure, ni même une théorie expérimentale de l'âme, non seulement parce que le sens interne 236 237 238 239 240 241 242 243 244 Premiers Principes, p. 7 (voir AK, IV, 467-479) Ibid., p. 9 Ibid., p. 14 Ibid., p. 11 Ibid., p. 13. Cette impossibilité n'est jamais explicitement déclarée, car Kant évoque avant tout la psychologie empirique. Néanmoins une phrase semble assez claire, qui traite seulement de la théorie des corps mais indique a contrario ce qu'il en est de la théorie des corps : « nous avons donné à cet ouvrage qui contient en fait les principes de la théorie des corps, suivant l'usage, le titre général de science de la nature parce que, au sens propre, cette dénomination lui convient seule <sous-entendu : la théorie de l'âme, donc la psychologie, ne peut pas être une science> et ne saurait donner lieu, par suite, à quelque ambigüité » (p. 13). Ibid., p. 11 Ibid. Ibid., p. 12 Ibid., p. 13 63 n'est pas mathématisable mais en plus parce qu'il se refuse à toute expérimentation à proprement parler : « il n'est pas possible de soumettre un autre sujet pensant à des expériences convenant à nos fins et l'observation altère et défigure déjà en soi l'état de l'objet observé »245. Cette remarque de Kant est subtile : le sens interne résiste à la science parce que soit l'observation est pratiquée sur autrui et le phénomène étudié devient proprement inaccessible, soit l'observation est pratiquée sur soi-même mais elle implique alors une conscience réflexive qui parasite l'expérimentation. Ainsi, toute loi psychologique empirique que l'on pourra dériver de sa propre expérience mentale sera forcément faillible et partielle. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une loi, et qu'ainsi, comme toute loi, elle est une instanciation des principes universels dans un concept empirique, en l'occurrence l'être pensant. Ces remarques nous seront d'une grande utilité pour la suite de notre travail ; tâchons de nous en souvenir. Pour l'instant, il faut identifier quelles lois empiriques, sous le nom de « lois d'association », peuvent bien s'appliquer à l'imagination reproductrice. les lois de l'imagination reproductrice Kant suggère dans la Critique246 qu’il ne compte pas faire œuvre de psychologue (du moins dans cet ouvrage), portant en priorité son attention sur la constitution d’une philosophie transcendantale. Ainsi, à propos de ces lois d'association, il se contente de quelques mots (néanmoins éclairants) et l’essentiel de ses explications doivent être trouvées dans son Anthropologie. S'il ne s'y attarde pas, c'est que la plupart de ces lois ont déjà été identifiées avant lui, et Kant les prend pour acquises ; en effet, les lois d'association font l'objet d'études détaillées dans les manuels dont Kant se servait, notamment ceux de Wolff et de Baumgarten, tous deux intitulés Psychologia Empirica247. Les lois d'association peuvent s'exprimer selon des formes différentes. Elles peuvent, premièrement, résulter de ce que l’on pourrait appeler des ‘’associations par accoutumance’’ : si, dans l'expérience, la représentation X est souvent/toujours associée à (ou suivie de) la représentation Y, alors chaque présentation de X (imaginaire ou réelle) engendrera dans l’imagination la représentation de Y 248. Lorsque X est réelle, on parle de prévision249 (en percevant le ciel actuel, j’imagine le ciel de demain). Lorsque X est elle-même imaginaire, on parle 245 246 247 248 249 Ibid. CRP, B152 Wollf, Psychologia Empirica, parag. 104 à 117 ; Baumgarten, Psychologia Empirica, parag. 558. cf. B. Longuenesse (1993), p. 226. La formulation la plus claire de cette loi que nous appelons « loi d’association par accoutumance » peut être trouvée en CRP, A100 Anthropologie, AK, VII, 185 64 d’imagination réglée (lorsque je rêve du soleil, je rêve en même temps de la chaleur sur ma peau). Nous utilisons le terme d'accoutumance à dessein (quoiqu'il ne soit pas utilisé par Kant lui-même), qui renvoie à la théorie humienne de la causalité 250. C'est que Kant, dans sa compréhension des lois qui régissent l'imagination, est étonnamment proche de Hume. Il ne nie absolument pas le processus psychologique d'habitude et d'accoutumance décrit par Hume dans son Enquête sur l'entendement humain251, au contraire : il le met à profit pour comprendre l'imagination reproductrice. Mieux, il s'en sert comme argument en faveur de sa philosophie transcendantale, puisqu'il montre qu'une telle accoutumance a pour condition de possibilité l'expérience réglée selon des principes nécessaires (le fameux exemple du cinabre sera paradigmatique de cette approche 252). Ainsi, Kant utilise la théorie humienne de l'accoutumance, mais la circonscrit. Elle permet de rendre raison de l'activité imaginative, non pas de la saisie du réel, qui nécessite des principes supplémentaires. L'imaginaire devient une sorte d'îlot humien dans la philosophie transcendantale kantienne, cette philosophie qui tente absolument, à propos de l'expérience réelle, de dépasser Hume grâce aux lois nécessaires a priori. A la loi de reproduction par accoutumance, il faut ajouter celle de ressemblance 253, qui consiste non plus à associer des représentations imaginaires selon leur contigüité temporelle dans l'expérience réelle, mais sur la similarité de leur apparence (la vue d'une vitre cassée dans une église nous rappellera une vitre cassée observée dans un autre lieu 254). Ces lois d’association par accoutumance et ressemblance se dérobent parfois à la compréhension du sujet lui-même ; l'imagination peut se faire « magicienne »255, semblant échapper par là aux lois empiriques censées régir l'enchainement de ses productions : les fictions de l'imagination, chacun peut s'en rendre compte, semblent bel et bien générer des nouveautés, présenter des compositions inédites, surprendre par leurs fulgurances. Mais ces nouveautés, en tant que phénomènes psychologiques comme les autres, doivent malgré tout pouvoir être comprises elles aussi sous des lois empiriques. Que ces lois soient difficiles à identifier ne signifie donc pas qu'elles sont inexistantes. L'explication de Wolff, qu'il détaille précisément dans les paragraphes 108 à 110 de sa Psychologia Empirica, consiste à affirmer que ce sont bien les mêmes lois d'accoutumance et de ressemblance qui gouvernent l'apparent « vagabondage » de l'imagination, mais dont la célérité est telle qu'elle 250 251 252 253 254 255 La notion d'accoutumance est également utilisée par Wolff : cf. Psychologia Empirica, parag. 108, p. 115. Hume, Enquête sur l'entendement humain, pp. 105-6 : « ce principe, c'est l'accoutumance, l'habitude. <...> Nous avançons ici, au moins, une proposition très intelligible, quand nous affirmons que, après la constante conjonction de deux objets, - chaleur et flamme, par exemple, ou poids et solidité, - nous sommes déterminés par la seule accoutumance à attendre l'un quand paraît l'autre. <...> Toutes les inférences tirées de l'expérience sont des effets de l'accoutumance ». Cf. Analytique, II. Le nom de cette loi n'est à notre connaissance jamais mentionné explicitement par Kant. Nous empruntons le mot à Hume (Enquête sur l'entendement humain, p. 72) et Wolff (Psychologia Empirica, parag. 109, p. 117) L'exemple est de Wolff (parag. 109, p. 117). Anthropologie, AK, VII, 167-9 65 échappe à la compréhension par le sujet256. C'est l'enchainement rapide des images qui crée cette impression d'une imagination libre de toute règle ; l'imagination saute d'image en image « avec la vitesse de l'éclair »257, un peu à la manière des chansons en laisse à l'usage des enfants, réglées par le principe d'anadiplose : ''trois petits chats – chapeaux de paille – paillasson – etc.'' 258 Ainsi l'imagination, dans son « fond d'inclination à la dissipation et à une espèce de libertinage »259, peut en droit être intégralement expliquée par des lois psychologiques empiriques. Il faut aussi souligner que plus d'une fois, Kant semble faire référence, sans véritablement les thématiser, à des lois d'association d'une nature légèrement différente, qui s'appuient non pas sur une expérience individuelle, mais sur des idées reçues collectives : « quand on lit ou se fait raconter la vie et les actions d'un grand homme – grand par son talent, son mérite ou son rang -, on est généralement amené à lui conférer dans l'imagination une stature imposante. »260 Cette association n’est pas nécessairement constatée dans l’expérience ou générée selon un principe de ressemblance (au-delà de l'homonymie), mais elle est une idée admise, ce que l'on appellerait aujourd'hui un cliché, que l’imagination peut réinvestir ; ainsi les rêves ne sont pas épargnés par les stéréotypes, ils se font parfois les miroirs d’une époque. Par ailleurs, les associations de représentations dans l’imagination peuvent aussi être influencés par des éléments absolument exogènes à la pensée représentative : la composition du repas, les liqueurs et les substances propices à la rêverie peuvent porter en eux leurs propres types d’associations, suscitant par exemple des combinaisons joyeuses avec le vin, ou faisant sombrer dans l'isolement quand il s’agit de bière. 261 Enfin, le fait même que Kant considère que « tel individu lie la représentation d’un certain mot avec une chose, tel autre avec une autre chose »262 est le signe d'idiosyncrasies non réductibles à un travail d'accoutumance et d'associations ressemblantes ; les complexions individuelles plus ou moins conscientes sont mises en jeu dans le processus imaginaire associatif. Il y a donc tout un champ d'études, proprement empiriques, que Kant, selon ses propres dires, n'explore que peu thématiquement, mais qu’il évoque de manière régulière en reprenant pour une vaste part des écrits de Wolff et de Baumgarten. A présent, après avoir exploré ces lois de l’imagination reproductive, nous pouvons comprendre 256 257 258 259 260 261 262 Pour une belle description de l'activité imaginative, voir notamment Wolff, Psychologia Empirica, parag. 108, pp. 115-6 : « tantôt vagabonde & changeante, elle <sc. L'Imagination> voltige d'un objet à un autre tout différent. A ne voir que légèrement et sans examen tous ces jeux, on serait tenté de croire que rien n'est comparable à son inconstance et à sa légèreté, mais observons-la de près, et voyons si dans ce désordre apparent, elle n'est pas encore assujettie à quelques règles : la difficulté sera de la saisir, elle nous échappe avec la vitesse de l'éclair ». Ibid. Wolff donne un exemple éclairant : « ce même homme <...> qui avait sauté des fenêtres de l’Église à la Chaire, passera dans l'instant de la Chaire au Prédicateur, du Prédicateur au Jardin, où il s'est promené avec lui ; les arbres de ce Jardin l’emmèneront au Bois, un cerf qu'il y a vu débucher, le transportera à la chasse <...> ; il ne le perdre pas même de vue alors, il l'escortera jusqu'à la cuisine, d'où les plats d'étain qu'il y rencontre malheureusement, le feront retomber à la foire, ou au Cabaret ; voilà sa Destinée. » (Ibid., parag. 110, p. 120). Ibid., parag 110, p. 122 Anthropologie, AK, VII, 172-3 Ibid., AK, VII, 170 CRP, B140 66 un nouveau lien entre l’imagination productrice et l’imagination reproductrice. Les lois psychologiques d’association sont rendues possibles par les synthèses transcendantales de l‘imagination productrice. En effet, pour qu’une loi d’association (par accoutumance notamment) soit opérante, il faut qu’une régularité puisse avoir été constatée dans l’expérience, régularité qui fait signe vers une règle de la constitution de cette expérience. Ainsi, pour que l’image du soleil puisse être associée à la sensation de chaleur, le soleil doit effectivement être lié à la chaleur selon une relation de cause à effet. C'est ce qu'entend Kant lorsqu'il déclare qu'« au fondement de l’association, <il y a> la synthèse pure de l’imagination »263. Pour le dire encore autrement, la reproduction a priori selon les règles universelles et nécessaires de l’entendement est la condition de possibilité de la reproduction empirique selon des lois psychologiques d’association, particulières et contingentes. Le texte incontournable à ce sujet est l'exemple du cinabre : « si le cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd, <…> mon imagination empirique ne pourrait jamais obtenir l’occasion de recevoir parmi ses pensées, avec la représentation de la couleur rouge, le lourd cinabre »264. Cet exemple peut certes être utilisé comme un argument canonique, qui par sa radicalisation peut résumer la stratégie utilisée dans la déduction transcendantale toute entière265. Mais si l'on replace cet extrait dans son contexte d'origine, il sert uniquement à montrer cette relation de dépendance entre les lois d’association de l’imagination reproductrice et la synthèse transcendantale de l’imagination productrice : si le réel n'était pas stable, si les lois qui le régissaient changeaient en permanence, bon nombre d'associations ne pourraient s'effectuer, celles qui demandent ce que nous avons appelé une accoutumance, une habitude, voiredun 'conditionnement'. L'exemple de Kant permet de montrer que toute association psychologique, empirique, contingente, fait signe vers une loi plus fondamentale qui régit le réel lui-même. Evoquons enfin une dernière modalité du lien entre imagination productrice et imagination reproductrice dans l'hallucination, ayant trait à la schématisation des concepts empiriques. Voici un extrait issu du chapitre consacré au schématisme : « Le concept de chien signifie une règle d'après laquelle mon imagination peut tracer dans sa dimension de généralité la figure du quadrupède, sans être limitée à quelque figure particulière que m'offre l'expérience ou encore à quelque image possible que je puisse présenter in concreto. <...> Le schème des concepts sensibles (comme figures dans l'espace) est un produit et pour ainsi dire un monogramme de l'imagination pure a priori à l'aide duquel et d'après lequel seulement les images deviennent possibles, mais de telle manière que celles-ci doivent toujours être attachées au concept uniquement par l'intermédiaire du schème vers lequel elles 263 264 265 Ibid., A115-116 Ibid., A101 cf. Analytique, II, ainsi que Meillassoux (2013), p. 39 et suiv. 67 font signe »266. Selon ce texte, toute activité de l'imagination reproductrice doit être comme 'guidée' par un schème de l'imagination productrice, schème qui est une méthode générale permettant à l'imagination de reproduire les intuitions conformément au concept dont il s'agit de fournir une image. Ainsi, pour imaginer un chien, mon entendement fournit en premier lieu le concept de chien, que l'imagination productrice schématise, fournissant ainsi une méthode à l'imagination reproductrice afin qu'elle puisse générer l'image du chien, perdant par là une certaine généralité du schème : il ne s'agit plus d'un chien 'en général', mais par exemple d'un Dobermann. Ce qu'est vraiment ce « schème » du chien indépendamment de l'image qu'il permet de constituer, Kant dit lui-même que nous ne pouvons pas véritablement le savoir267. Toujours est-il que l'imagination productrice, non seulement rend possible les lois d'association par accoutumance en fournissant un réel réglé selon des lois invariantes, mais en plus, elle guide l'imagination empirique dans sa reproduction des intuitions en lui fournissant les schèmes empiriques nécessaires à la production de représentations. *** En vue d'établir un nouveau modèle de l'hallucination, modèle de la période critique de Kant, nous nous sommes prioritairement intéressés à la faculté nommée « imagination reproductrice ». Nous avons vu comment cette imagination pouvait 'extraire' la matière des perceptions réelles, pour la recomposer dans des productions fictives. Nous avons ensuite étudié selon quelles lois cette production-recomposition s'effectuait ; cela nous a permis de découvrir que, même si Kant qualifie parfois l'imagination reproductrice de « magicienne » ou d'« artiste », il la pense comme une faculté psychologique soumise à des lois empiriques précises, qui sont les lois d'association. L'hallucination, ainsi, ne peut pas être considérée comme une création originale émancipée de toutes les contingences, qui fait fleurir les représentations dans un grand délire libérateur. L'hallucination est un phénomène psychologique, elle est soumise à des lois que le psychologue peut étudier. L'horizon de la science, fondamental dans le modèle optico-physiologique étudié dans notre Aporétique, n'est donc pas abandonné dans ce nouveau modèle268. Néanmoins, si le lien entre imagination productrice et imagination reproductrice a été ressaisi 266 267 268 CRP, A140-42/B179-81 « Ce schématisme <...> est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine, dont nous arracherons toujours difficilement les vrais mécanismes à la nature pour les mettre à découvert devant nos yeux. » (CRP, A141/B180-1) … quoique la psychologie, nous l'avons dit, ne puisse pas être constituée a priori, et ne peut donc être qualifiée de « science » au sens rigoureux du terme. 68 dans sa complexité, la place exacte qu'occupe l'entendement dans les productions imaginatives de type hallucinatoire est encore à déterminer. Que l'imagination reproduise les liaisons synthétiques du réel, c'est un fait ; mais il ne s'agit-là, précisément, que d'une imitation, une reproduction du réel. La preuve en est qu'à tout moment, les éléments d'un rêve ou d'une hallucination pourraient se recomposer d'une manière absolument inédite, jamais vue dans l'expérience. Les tables pourraient se mettre à léviter au-dessus du sol, les livres de la bibliothèque pourraient se transformer en bouteilles de vin. En fait, c'est précisément ce qu'énonce Kant dans l'exemple du cinabre : si le cinabre pouvait devenir tantôt léger tantôt lourd, si un homme pouvait subitement prendre une forme animale, si « au cours d'une très longue journée la campagne était couverte tantôt de fruits, tantôt de glace et de neige »269, et bien précisément, ce serait un rêve (ou une hallucination). Les productions imaginatives ont cette capacité de brusque effondrement des lois de l'expérience, de recomposition complète de la fiction ; ce que ne peut justement pas l'expérience réelle, qui est réglée selon des lois immuables car nécessaires a priori. Se demander quel rôle peut être attribué à l'entendement au sein de la constitution d'une production imaginative, c'est donc déjà s'engager sur la voie d'une certaine homogénéisation de la réalité et de l'imaginaire. C'est supposer que, peut-être, les principes a priori pourraient trouver, dans l'imaginaire, un terrain d'application. Posons la question de manière frontale : l'hallucination peut-elle être (est-elle ?) catégorisée par l'entendement ? II. L'hallucination est-elle catégorisée ? Le philosophe américain C. I. Lewis (1883-1964) pose en 1929 une question provoquante : « Did the Sage of Königsberg have no dreams ? »270 . Tentons de comprendre l'enjeu d'une telle interrogation, malgré le caractère elliptique de l'analyse de Lewis. Selon lui, la philosophie transcendantale de Kant court le risque de tomber dans un problème artificiel, un problème qui n'a pas lieu d'être. Ce problème est, selon Lewis, l'incapacité dont fait preuve la théorie kantienne à envisager toute possibilité d'une expérience qui ne respecterait pas les lois empiriques communes. Lewis ne prétend pas que l'expérience réelle peut à tout moment modifier ses lois ; simplement, il pointe du doigt le fait que l' « expérience », entendue communément, couvre un champ beaucoup plus vaste que celui de l'expérience réelle : on peut expérimenter une hallucination, un rêve, etc. Or, comme nous l'avons déjà abondamment mentionné, dans ces types d'expérience alternative les 269 270 CRP, A101 “Le sage de Königsberg ne rêvait-il pas ?”, C. I. Lewis, Mind and the world order, New York, 1929, p. 221 69 lois de l'expérience réelle ne sont pas nécessairement respectées (les lévitations, les métamorphoses divers sont possibles). Selon Lewis, Kant se priverait des moyens de comprendre, et même de concevoir, de telles expériences alternatives, car il associerait, pour reprendre la formulation de Quentin Meillassoux271, « les conditions de la science », c'est-à-dire la catégorisation des intuitions et la soumission des phénomènes à des règles a priori, et « les conditions de la conscience ». Pour le dire simplement, Kant assimilerait trois choses : 1- la conscience ; <=> 2- la catégorisation des intuitions ; <=> 3- la réalité de l'expérience. Ces trois points seraient inséparables, équivalents et interchangeables. On peut les formuler dans l'ordre que l'on souhaite : s'il y a conscience d'un sujet, c'est qu'il y a catégorisation, qui constitue l'expérience réelle ; la catégorisation des intuitions est condition de possibilité de la conscience et de l'expérience réelle ; si l'expérience est réelle, c'est qu'elle est catégorisée et que le sujet est conscient. Ceci étant posé, on comprend pourquoi l'hallucination, dans ce contexte théorique, est absolument inconcevable, au sens où il n'est même pas envisageable que quelqu'un puisse avoir une hallucination. En effet, la négation de 3-, qui entraine la négation de 2-, entraine également la négation de 1- : si l'expérience n'est pas réelle (par définition de l'hallucination), alors c'est qu'elle n'est pas catégorisée (dans l'hallucination, tous les principes nécessaires de l’expérience réelle peuvent être transgressés), et dans ce cas, la conscience est impossible ; donc rien n'est expérimenté, puisque le sujet, en quelque sorte, disparaît. L'hallucination n'est pas simplement la mise entre parenthèses de la réalité, mais aussi celle du sujet tout court. On comprend à présent la question ironique de Lewis : tout se passe comme si Kant niait la possibilité même de rêver ou d'halluciner. En assimilant expérience (au sens large de saisie consciente de quelque chose) et expérience réelle, Kant, selon Lewis, restreint drastiquement le champ des expériences possibles, il prive en fait les sujets de toute capacité imaginative. Puisqu'une telle position est évidemment intenable, Lewis suggère qu'il faut en finir avec une telle compréhension de l'expérience – son projet étant précisément de montrer qu'il existe des expériences (les hallucinations notamment) qui ne nécessitent pas la catégorisation telle que Kant l'entend. A cette fin, Lewis distingue la réalité et l'expérience : « Les principes a priori de l'expérience catégoriale sont requis pour limiter la réalité ; ils ne sont pas requis pour limiter l'expérience. » En d'autres termes, Lewis refuse le passage de 2- et 3- à 1-. Kant aurait eu raison d'affirmer que la réalité nécessite la catégorisation ; mais il aurait eu tord d'appeler la réalité « expérience », car en faisant cela il rend l'expérience hallucinatoire problématique. Or, est-il nécessaire de le rappeler : Kant fait droit aux rêves et à l'hallucination dans la Critique. 271 Meillassoux (2013), p. 37 70 Certes, certains passages peuvent donner l'impression que Kant a tendance à oublier la possibilité de représentations qui ne correspondent à aucun objet réel272 ; mais une lecture même rapide de l' « Analytique transcendantale » suffit à admettre que ces oublis sont marginaux : Kant parle bien de « fantasme de l'imagination »273, de rêve, de « simple jeu de l'imagination », d'« invention », etc. Il ne 'refoule' en aucun cas le fait que les sujets empiriques hallucinent, rêvent, divaguent, fantasment des mondes imaginaires. Il faut donc résoudre ce paradoxe, entre la – supposée – incapacité de Kant à penser ne serait-ce que la possibilité de l'hallucination, et la mention de tels phénomènes dans le texte lui-même. Kant est-il, tout simplement, inconséquent ? Avant de tirer une telle conclusion, il faut se demander dans quelle mesure l'interprétation que fait Lewis de l'Analytique transcendantale est pertinente. Cela revient à s'interroger sur le bien fondé de l'équivalence entre 1-, 2- et 3- dans la philosophie transcendantale kantienne ; où, ce qui revient au même puisqu'il s'agit de relations d'équivalence, entre les 1', 2' et 3' suivants : 1'- l'absence de conscience <=> 2'- la non-catégorisation des intuitions ; <=> 3'- l'hallucination (ou le rêve) Nous réussirons à montrer que Kant peut penser l'hallucination, si nous réussissons à démontrer qu'il ne pratique pas l'équivalence entre 1'- et 3'- ; en d'autres termes, il faut montrer que Kant réussit à penser une hallucination consciente. Cela peut se faire de deux manières différentes, selon le statut que l'on accorde à 2'- (la non-catégorisation). Soit on maintient l'équivalence de 1'- et de 2'-, et dans ce cas il faut penser une expérience hallucinatoire consciente mais donc, aussi, noncatégorisée ; soit on dénonce cette équivalence, et dans ce cas on peut penser une hallucination non-consciente et pourtant catégorisée. Nous appellerons ces deux hypothèses, l'hypothèse A et l'hypothèse B. Il existe donc un dilemme entre deux façons de 'sauver' Kant de la critique Lewisienne. Chacune comporte des avantages, mais aussi des difficultés notables. * L'hypothèse A L'hypothèse A revient à faire de Kant un Lewissien. Lewis aurait contesté Kant, sans voir qu'il le faisait au nom d'un point de vue kantien. Selon A, l'hallucination peut être consciente sans toutefois devoir être catégorisée. La catégorisation est le critère de la réalité d'une expérience, mais non de sa conscientisation. Cette hypothèse a le grand avantage de rendre raison du fait que les rêves, les hallucinations, sont conscients alors même qu'ils semblent transgresser tous les principes a priori de l'entendement. C'est d'ailleurs l'argument principal de Lewis. Néanmoins, cette thèse génère une 272 273 Par exemple, Prolégomènes, AK, IV, 319 : « la seule notion que nous ayons de la nature, c'est celle de l'ensemble des phénomènes, c'est-à-dire des représentations en nous » (nous soulignons) CRP, A376-7 71 difficulté pour la cohérence du système kantien (on parlera de difficulté interne). L'hypothèse A fait fît d'une équivalence qui semble pourtant être le cœur de l'argument de la déduction transcendantale : si les catégories s'appliquent à l'expérience, c'est parce que si elles ne s'appliquaient pas, la conscience elle-même serait impossible, et donc il n'y aurait tout simplement pas d'expérience. Cette preuve par le fait, s'il est vrai qu'elle est le cœur de l'argument kantien, invalide complètement l'hypothèse A. Justifier A demanderait donc de montrer que la déduction transcendantale ne repose pas sur une telle preuve. * L'hypothèse B Selon l'hypothèse B, l'hallucination peut au contraire être catégorisée, alors même qu'elle est, par définition, non-véridique. L'avantage de B est d'éviter de devoir contester l'équivalence catégorisation/conscience – ainsi, l'argument supposément au cœur de la déduction transcendantale n'est pas remis en cause. Mais cette hypothèse B se heurte à deux difficultés essentielles, l'une externe au système kantien, l'autre interne : - Difficulté externe : B semble rendre absolument mystérieux le fait que l'hallucination puisse transgresser les lois de l'expérience réelle. Comment expliquer que, dans l'hallucination, le cinabre puisse être tantôt léger tantôt lourd, alors même que cette hallucination est censée être catégorisée ? Il semble y avoir là une difficulté insurmontable, qui s'appuie sur une preuve par le fait : l'hallucination transgresse les lois de l'expérience, et cela, personne ne peut le contester. - Difficulté interne : B nécessite d'admettre que la catégorisation ne constitue pas nécessairement l'objectivité, la réalité de l'expérience, ce qui semble pourtant être, ici aussi, au cœur de la déduction transcendantale ; et par là même, l'expérience réelle semble perdre toute spécificité. Or, l'idéalisme de Kant ne conduit-il pas à affirmer qu'une ''hallucination'' catégorisée devient, précisément, une expérience réelle ? Si aucune extériorité en soi, connaissable par le sujet transcendantal, ne peut être un critère de la réalité, ce critère n'est-il pas la catégorisation ? Rendre l'hallucination catégorisable, ce serait tout simplement, dans ce cas, faire disparaître l'hallucination, qui deviendrait une expérience réelle comme une autre. Nous allons défendre l'hypothèse B. Nous pensons en effet que Kant nous donne les outils nécessaires pour affirmer que les deux difficultés engendrées par B ne sont pas insurmontables. Formulées comme nous l'avons fait, elles correspondent en fait à une imprécision dans la conception des lois a priori de l'entendement. Le cœur de la confusion réside, disons-le d'emblée, dans l'articulation entre principes nécessaires a priori et lois empiriques. Dans les sections suivantes nous nous appuierons en particulier sur la Critique de la Raison Pure ainsi que sur les Prolégomènes. Les Prolégomènes sont publiés en 1783, soit deux ans après 72 la première édition de la Critique, et quatre ans avant la seconde. Jules Vuillemin, dans son introduction à l'ouvrage, écrit que selon Kant lui-même, « il est destiné non pas à remplacer la Critique par un ouvrage populaire, mais à fournir une méthode pour exposer la Critique d'une façon non plus simple, mais plus ramassée »274. Ces éléments chronologiques et textuels nous autorisent à mobiliser les Prolégomènes sans supposer a priori une quelconque évolution doctrinale par rapport à la Critique. l'hallucination doit être catégorisée (ou le spectre du moi bigarré) L'un des changements les plus conséquents entre les deux éditions de la Critique (1781, 1787) est la réécriture de la déduction transcendantale des catégories, dans laquelle Kant entreprend de prouver la légitimité de l'application des concepts purs de l'entendement au divers sensible. Selon nous, la partie objective (paragraphes 15 à 21) de la déduction de 1787 nous fournira l'argument le plus clair et le plus robuste pour affirmer que l'hallucination doit, comme n'importe quelle expérience, être catégorisée pour être même possible. Avant cela, remarquons que de nombreux extraits de la Critique peuvent nous mettre sur la voie de cette thèse ; l'exemple le plus saisissant est le passage suivant : « le concept d’une cause n’est rien d’autre qu’une synthèse <...> d’après des concepts, et sans une telle unité, qui possède ses règles a priori et se soumet les phénomènes, on ne trouverait pas d’unité complète et universelle, donc nécessaire, de la conscience dans le divers des perceptions. Mais dans ce cas celles-ci <sc. les perceptions> n’appartiendraient plus à une expérience, par conséquent elles seraient sans objet et ne seraient qu’un jeu aveugle des représentations, c’est-à-dire moins qu’un rêve. »275 Sans même inspecter l'articulation exacte de l'argument, nous sommes en mesure de constater que Kant affirme la chose suivante : si les perceptions ne sont pas liées dans un concept de cause, l'expérience se désintègre, et le jeu des représentations devient « moins qu'un rêve ». Cette expression est décisive, car elle nous donne un indice extrêmement précieux sur la manière dont Kant envisage le rêve. Certes le rêve ne présente aucun objet existant réellement ; et pourtant, il ne peut pas non plus être un jeu totalement aveugle de représentations non liées par des concepts, car si c'était le cas il deviendrait 'moins que lui-même'. Kant pense donc le rêve dans un entre-deux 274 275 Prolégomènes, trad. L. Guillermit, Vrin, 1993 (poche), p. 11 CRP, A112 73 étrange, que tout notre travail consistera à ressaisir. Le rêve doit se tenir au-delà du jeu aveugle des représentations (le seul moyen pour accomplir cela étant la catégorisation), mais en deçà de la catégorisation propre à une expérience réelle. Mobilisons à présent la déduction objective des catégories dans la seconde édition de Critique, que l'on peut identifier, quoique Kant ne fournisse pas de délimitation explicite, dans les paragraphes 15 à 21. L'objectif de la déduction objective est de prouver que, quelles que soit la nature des intuitions, pourvues qu'elles soient sensibles (non intellectuelles), celles-ci doivent nécessairement être catégorisées. Quel sens donner à ce « devoir », à cette « nécessité » ? C'est toute la question à laquelle Kant tente de répondre. La première création conceptuelle introduite par Kant dans ces lignes est l'« aperception pure »276. Il s'agit de la représentation a priori « je pense », qui doit pouvoir accompagner a priori toutes mes représentations277, pour cette simple raison que, dans le cas contraire, elles ne seraient pas mes représentations (« si tel n’était pas le cas, <…> la représentation ou bien serait impossible, ou bien ne serait rien pour moi »278). L'aperception pure n'est pas, notons-le, une ''conscience (Bewusstsein) de soi-même'', conscience empirique qui n'a pas sa place a priori ; néanmoins aperception pure et conscience sont liées, puisque la première est la condition de possibilité de la seconde. En examinant ce que requiert une conscience de soi-même, nous serons donc à même de comprendre l'aperception transcendantale. Dire que toutes les représentations doivent être mes représentations, c’est dire que chacune de ces représentations doit être ajoutée aux autres dans une synthèse, et cette synthèse doit être consciente (« cette identité complète de l’aperception <…> n’est possible que par la conscience de cette synthèse »279). Si tel n'était pas le cas, chaque représentation particulière pourrait être corrélée à un Je 'différent', qui s'abolirait à chaque nouvelle représentation ; les représentations ne seraient pas toutes m e s représentations («c’est seulement parce que je peux saisir le divers de ces représentations en une conscience que je les nomme toutes mes représentations »280). C’est ainsi que Kant parle d’unité synthétique de l’aperception : le « je pense » est un dans la conscience des synthèses opérées. On peut donc d’ores et déjà affirmer la chose suivante : si pour une raison quelconque une représentation venait à ne pas pouvoir être synthétisée avec les autres, l’identité de la conscience se trouverait abolie ; ce ne serait plus une représentation pour moi, donc plus une représentation du tout – les affections affecteraient en pure perte. Nous nous acheminons ici vers ce qui va constituer, à notre sens, le cœur de l'argument kantien de cette déduction objective : Kant, afin de prouver la nécessité de la catégorisation, crée conceptuellement une alternative à cette 276 277 278 279 280 Ibid., B132 Ibid. Ibid. Ibid., B133 Ibid., B134 74 catégorisation. Il suggère ce que seraient les représentations du moi sans la catégorisation ; il crée, en un sens, l'envers radical du « moi » catégorisant. Kant donne un nom à cet Autre du moi : c'est le moi bigarré. Lisons un extrait du paragraphe 16 de la déduction objective : « C'est seulement parce que je peux saisir le divers de ces représentations en une conscience que je les nomme toutes mes représentations ; car, si tel n'était pas le cas, j'aurais un moi aussi bigarré (Vielfärbiges) et divers que j'ai de représentations dont je suis conscient. »281 La traduction d'A. Renaut, reprise de Barni, est malicieuse : être bigarré, c'est manquer d'harmonie, être fait d'éléments disparates qui ne s'assemblent pas en une unité. Or toute la stratégie de Kant consiste justement à montrer que le moi privé de liaison entre ses représentations, est comme désintégré : il sent mais ne peut ni juger, ni mémoriser, ni même savoir qu'il sent ; il s'abolit à chaque nouvelle représentation, il n'est qu'un réceptacle vide, prisonnier d'une perpétuelle amnésie. Même la conscience du temps lui est impossible ; il vit dans un perpétuel présent, sans mémoire ni attente. Seule la catégorisation, nous dira Kant, sauve le moi de cette terrible condition ; elle est l'instrument du moi pour survivre aux renouvellements perceptifs, en constituant une expérience unique que le sujet, au fil de ses affections, pourra tisser. Kant construit donc une entité, le « moi bigarré », comme l'antithèse de l'unité de la conscience sur laquelle il appuie son argument, puisqu'il va s'agir pour lui d'explorer les conditions de possibilité de cette unité. Dans des textes ultérieurs, Kant donne des exemples pouvant permettre de saisir ce à quoi un moi bigarré peut empiriquement correspondre : Kant n'hésite pas notamment à définir l'ivresse comme « l’état contre nature où l’on est incapable d’ordonner ses représentations sensibles conformément aux lois de l’expérience »282; de même un certain type de folie appelée par Kant « perte de tout sens » (Unsinnigkeit) consiste en « l'incapacité d'ordonner ses représentations, ne serait-ce même que selon l'enchainement nécessaire à l'expérience. »283 L'homme ivre et le fou, incapables d'ordonner leurs représentations, n'ont même pas d'« expérience » à proprement parler puisque leurs représentations ne sont pas liées entre elles ; leur moi unifié est introuvable dans le chaos de leurs représentations. Néanmoins il ne faut se méprendre sur le statut du moi bigarré : si des exemples empiriques permettent d'en proposer une première approche, ils n'en restituent pas la teneur sur le plan transcendantal. En effet, le moi bigarré n'est pas une simple défaillance des facultés empiriques qui manquent de saisir un monde pourtant bien présent ; pour que l'argument fonctionne, il faut que le moi bigarré soit l'antithèse de l'aperception constituante, qui proprement rend possible l'expérience. Le seul exemple véritablement valable sur le plan transcendantal tiré du texte kantien, serait ce que l'on peut appeler « l'exemple du cinabre radicalisé ». En effet, 281 282 283 Ibid., B135 Anthropologie, AK, VII, 165-6, voir aussi AK, VII, 170 Ibid., AK, VII, 219-220 75 l'hypothèse du moi bigarré est bien celle d'une désintégration de l'expérience objective elle-même, dont la stabilité vient tant à faire défaut que la conscience n'y survit pas. Il ne faut pas seulement dire que le cinabre change perpétuellement de couleur, mais tout bonnement qu'il n'y a plus de cinabre (d'où la radicalisation de l'exemple284 ) ; dans l'hypothèse du moi bigarré comprise sur le plan transcendantal, les objets de l'expérience sont purement et simplement pulvérisés dans un chaos d'intuitions que plus rien ne lie. L'objectif de Kant est alors d'expliquer la raison pour laquelle le moi un et conscient n'est pas ce moi bigarré ; en saisissant ce qui manque au moi bigarré, nous pourrons saisir ce qui, à contrario, est la condition de possibilité de l'unité empirique de la conscience. Nous avons pour l'instant réussi à prouver que l'éloignement, pourrions-nous dire, du ''spectre du moi bigarré'' nécessitait la synthèse des représentations, et que cette synthèse devait être transcendantale puisqu'elle devait constituer l'expérience : « je suis donc conscient du moi identique <...> Or cela équivaut à dire que j'ai conscience d'une synthèse nécessaire a priori de ces représentations »285. Kant aura gagné le pari de la déduction transcendantale quand il aura montré que cette synthèse s'effectue conformément aux catégories de l'entendement. C'est le propos des paragraphes 17 à 21. Nous ne pourrons évidement pas restituer l'intégralité du raisonnement Kant. Les médiations entre la thèse selon laquelle une synthèse transcendantale doit être opérée pour ne pas sombrer dans le moi bigarré, et l'idée que cette synthèse s'effectue selon les catégories de l'entendement, sont extrêmement complexes à saisir. Kant mobilise notamment les fonctions logiques du jugement présentées dans la déduction métaphysique des catégories 286 dont nous ne pouvons restituer toute la logique ici287. L'étude détaillée de ces médiations ne serait de toute façon pas nécessaire pour notre projet. Résumons en une phrase ce que nous avons affirmé jusqu'à présent : pour qu'une intuition, quel que soit son contenu, ne s'abolisse pas dans le moi bigarré, elle doit être synthétisée avec les autres intuitions. Ainsi, le point décisif est le suivant, qui relève le défi que nous nous étions fixés : en considérant que l'hallucination n'est pas un cas de « moi bigarré », qu'elle n'est pas une éternelle amnésie abolissant perpétuellement la conscience, alors c'est qu'elle doit nécessairement être incluse dans le propos de la déduction transcendantale. Les intuitions de l'hallucination, pour faire 284 285 286 287 Voir Meillassoux (2013), pp. 40-41 : « le chaos kantien va s'avérer plus intense encore que celui que décrit la scène du cinabre <...> Un réel sans loi, en vérité, serait bien trop instable pour permettre seulement d'esquisser de telles entités en devenir : toute entité exploserait aussitôt que créée, et rien n'aurait le temps de se différentier de rien ». CRP, B135 Ibid., A70/B95 Les fonctions logiques du jugement, « fonctions de l’unité entre nos représentations » (Ibid., A69/B94), ont déjà été identifiées dans la déduction métaphysique des catégories (Ibid., A70/B95), elles sont aisées à étudier car elles s'expriment dans des contenus propositionnels, dont on peut isoler la forme logique. Kant rappelle alors que les catégories « ne sont rien d'autre que ces mêmes fonctions du jugement, en tant que le divers d'une intuition donnée est déterminé par rapport à elles » (Ibid., B143). Ainsi les « concepts d'objets » dont il faut chercher à découvrir le type de synthèse a priori qui s'y pratiquent, sont précisément des concepts constitués d'après la synthèse de l'intuition pure dans l'objet en général, c'est-à-dire d'après les concepts purs de l'entendement. Sur cette mobilisation des fonctions logiques du jugement dans la déduction transcendantale, cf. Longuenesse (1993), particulièrement la seconde partie, « les Formes logiques du jugement comme formes de réflexion ». 76 partie du moi, doivent être synthétisées grâce à des concepts a priori permettant la constitution d'objets en général ; dès lors, si l'on admet que Kant réussit à prouver que ces concepts sont les catégories, alors cette preuve concerne à la fois les hallucinations et l'expérience réelle. La déduction transcendantale s'applique à n'importe quelle intuition, sans discrimination de provenance (la seule condition est que cette intuition soit sensible, et non intellectuelle). La preuve par le fait de la conscience fonctionne aussi bien pour l'hallucination que pour l'expérience réelle : le fait même que je puisse dire « j'hallucine » est bien la preuve que l'hallucination est catégorisée ; sinon je ne serais pas là pour le dire. On pourra néanmoins formuler à notre encontre la remarque suivante : « ce que vous avez prouvé, ce n'est pas le fait que toute hallucination doit être catégorisée. Vous avez seulement prouvé que toute hallucination doit l'être pour autant qu'elle est consciente – c'est-à-dire, pour autant qu'elle échappe au moi bigarré -, ce qui est très différent ». Cette remarque est tout à fait juste. La nécessité de la catégorisation que nous avons démontrée grâce à la déduction objective s'applique seulement aux hallucinations conscientes – il ne s'agit donc pas d'une nécessité absolue. Ceci est tout à fait fidèle aux écrits de Kant lui-même qui, comme nous l'avons noté, envisage des cas empiriques typiques d'une absence de catégorisation par le sujet (ivresse, folie, etc.) ll n'y a aucune raison de penser que l'hallucination – et le rêve – échappent à cette thèse. Le moi bigarré (empirique) et l'hallucination peuvent ponctuellement se rejoindre. Après tout, la consommation de substances hallucinogènes engendre bien, en plus des visions fantasmatiques, des amnésies passagères et des chaos de perceptions non-restituables ultérieurement - le rêve lui-même peut parfois être cette expérience étrange qui s'efface perpétuellement de la mémoire : on se réveille en sachant vaguement que l'on a rêvé, mais sans savoir de quoi. Notre thèse est au plus proche du vécu des hallucinés, dont le délire est plus chaotique qu'une expérience véridique. Néanmoins, le fait même que la plupart des hallucinations puissent être racontées (« j'ai halluciné un éléphant rose ») et surtout vécues en première personne d'une manière unifiée (« je suis en train d'halluciner un éléphant rose »), prouve que les intuitions hallucinatoires peuvent être liées entre elles dans des concepts d'objets, c'est-à-dire catégorisées. Le rêveur et l'halluciné, par leurs récits, apportent la preuve de la catégorisation. L'hypothèse A, que nous avions associés à la thèse de Lewis, est irrémédiablement disqualifiée, au profit de l'hypothèse B. Mais il nous faut à présent affronter les deux difficultés mentionnées. réponse à la première difficulté 77 Rappelons la difficulté : si l'hallucination est catégorisée, alors elle obéit aux principes a priori de l'entendement énoncés dans l' « Analytique des principes ». Or, si l'on accepte une telle conclusion, ne rend-on pas incompréhensible le fait, pourtant inattaquable, que l'hallucination contient des représentations qui transgressent toutes les lois de la nature ? Comment expliquer les évènements 'surnaturels' auxquels nous assistons dans les hallucinations, si celles-ci sont soumises aux principes a priori de l'entendement ? Notre réponse a pour point de départ la question suivante : de quels 'évènements surnaturels' parlons-nous ? A ce point de notre travail, il a souvent été question de lévitations, de métamorphoses, de cinabres changeant de couleurs, de campagnes changeant de saison. N'est-il pas étrange que tous ces exemples renvoient, sans exception, à la catégorie de causalité ? La 'transgression' que nous avons en vue lorsque nous défendons la spécificité de l'hallucination par rapport à l'expérience réelle est systématiquement une transgression de type causal. Ce fait doit nous étonner. Quelle est la spécificité du principe correspondant à la catégorie de causalité, pour qu'il soit systématiquement celui que l'hallucination est dite transgresser ? Un principe est une règle absolument nécessaire. Le principe que suscite la catégorie de causalité lorsqu'elle est appliquée au divers sensible est le suivant : « Tout ce qui se produit (commence d'être) suppose quelque chose à quoi il succède d'après une règle »288. Il s'agit de la formulation de la première édition (1781). Kant affirme ainsi que, grâce à la catégorie de causalité, l'entendement légifère quant à la succession des phénomènes, selon des règles d'enchainement de causes et d'effets. Voici donc une règle absolument universelle énonçant que les changements se produisent d'après... une règle. Cette apparente tautologie témoigne en vérité d'un double sens de la notion de « règle » (Regel). La règle dont il est question dans la formulation du principe est la règle empirique particulière, que l'on connaît a posteriori, grâce à l'expérience (par exemple la première loi de Newton). En revanche, la règle universelle, baptisée 'principe', énonce la soumission de tout changement à une règle empirique. Cette règle empirique n'est pas déterminée, car elle dépend bien sûr de la nature du phénomène en question – c'est pour cette raison que Kant a recours à l'article indéfini (une règle). Pour le dire autrement : la règle universelle énonce que tout changement s'effectue selon une règle empirique. La règle universelle est comme une 'méta-règle' à propos de la règle empirique. Lorsque le scientifique découvre une règle empirique (par exemple Newton, énonçant que tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme en ligne droit dans lequel il se trouve) cette règle fait signe vers le principe selon lequel les changements (dans notre exemple, les changements de position) sont toujours réglés, et que des mêmes causes surviennent les mêmes effets. La règle de Newton instancie, sous forme particulière, le principe de l'entendement pur. Remarquons que la formulation du principe est légèrement 288 CRP, A189 78 modifiée en 1787 : « tous les changements se produisent d'après la loi de la liaison de la cause et de l'effet »289. La « loi » dont il est question ici n'est plus la règle empirique, mais la règle universelle elle-même, comme en témoigne l'article défini (la loi). Pour autant, le contenu du principe n'est pas modifié, puisque Kant continue d'affirmer, dans le corps de la Preuve, que « d'après une telle règle, dans ce qui précède en général un évènement doit se trouver la condition d'une règle d'après laquelle cet évènement suit toujours et nécessairement »290. Cette formulation est encore plus éclatante que l'énoncé du principe, puisque le mot « règle » y apparaît deux fois, dans ses deux sens différents. Ce double sens de la règle est décisif pour nous. Admettons que Jean soit en train de rêver d'une partie de billard. Les boules se comportent normalement, aucun mouvement aberrant n'est à signaler. Jean ne sait pas qu'il rêve, il assiste à la partie en croyant être réellement en compagnie de ses amis. Soudain, l'une des boules, qui était au repos, commence à s'élever au-dessus de la table de billard et à tournoyer dans la pièce. Jean assiste médusé à ce phénomène. Il peut alors se dire plusieurs choses : qu'il est victime d'un canular mettant en jeu un mécanisme sophistiqué à base de fils de nylon ; qu'un courant d'air extrêmement atypique, et d'une puissance considérable, est en train de traverser la pièce sans qu'il ne le ressente, etc. ; ou tout simplement, qu'il est en train de rêver. En d'autres termes, Jean est en train de rechercher la règle empirique permettant d'expliquer le changement survenu. Cette recherche est possible en vertu du principe universel sus-mentionné, qui est la condition de possibilité de la persévérance de la conscience de Jean dans le temps – y compris dans ce rêve étrange. Mais il faut aller plus loin : admettons que Jean finisse par être convaincu de l'hypothèse du fil de nylon. Nous pouvons alors dire que Jean commet une erreur de jugement. Il s'est, tout simplement, trompé de loi, tel un scientifique incompétent. Le comportement chaotique de la boule n'aurait pas dû être attribué par Jean à une loi empirique physique (par exemple : seule une force agissant sur un corps peut le contraindre à passer du repos au mouvement) qui régit par définition le mouvement des corps matériels, et non de l'onirisme. A quel type de loi Jean aurait-il dû se référer pour ne pas être dans l'erreur ? Ce type de loi a déjà été étudié par nous : il s'agit tout simplement des lois empiriques psychologiques, qui règlent les représentations du sens interne. Car c'est bien de cela dont il est question dans un rêve : nous avons vu que toute production imaginaire était réglée, dans l'enchainement des sensations qui la constituaient, par des lois d'associations spécifiques qui peuvent être découvertes par la psychologie (et même si ces lois sont trop complexes pour être découvertes en intégralité – après tout, réussirons-nous jamais à comprendre parfaitement la logique des rêves – il n'en reste pas moins que ces règles existent). Les représentations peuplant le rêve de Jean ont bel et bien une cause (donc : elles sont régies par le principe universel de la causalité), comme tout phénomène 289 290 Ibid., B232 Ibid., A193/B238-39 79 empirique. Jean, en confondant son rêve avec la réalité, a simplement mal identifié ces lois causales, y compris dans la partie du rêve dans laquelle nul évènement surnaturel ne survenait. Lorsque les boules s'entrechoquaient normalement sur la table, cela n'était évidemment pas dû à la loi des chocs, puisque ces boules n'existaient pas. Le mouvement des boules était réglé par une loi d'association psychologique qui reproduisait parfaitement les lois des chocs. La loi psychologique d'association se 'faisait passer' pour une loi physique de type newtonienne. Refuser d’admettre, sous prétexte que Jean fait une erreur de jugement dans son identification de la cause du mouvement de la boule (confondant loi psychologique et loi physique 291), que son expérience hallucinatoire est malgré tout catégorisée et réglée par les principes a priori issus de cette catégorisation, serait aussi absurde que refuser d’affirmer la catégorisation dans les cas d’ « apparence empirique » (empirischen Scheine) comme les illusion d’optique. Il faut y insister : le fait que Jean n’identifie pas les bonnes lois causales empiriques ne signifie pas que son expérience n’est pas réglée selon le principe universel de la causalité, car dans le cas contraire cela signifierait qu'aussitôt qu’un sujet empirique commet une erreur d’interprétation, il sombre dans le moi bigarré, ce qui est évidemment absurde. Toute erreur de jugement ferait s'effondrer la conscience sur elle-même... Il est possible de se tromper tandis que l’expérience reste réglée malgré tout – les lois empiriques véritables attendant simplement d’être découvertes 292. Ainsi, nous pouvons remarquer que ce fait rapproche l'hallucination de cet autre type d'illusion que sont les « apparences empiriques » (par exemple : la Lune paraissant plus grosse à son lever) telles que nous les avons identifiées dans notre Introduction. Cette distinction, quoiqu'empiriquement opérante, reposait sur le fait qu'en première analyse l'apparence empirique mettait en jeu un objet effectivement présent (dans notre exemple : la Lune), contrairement à l'hallucination. Mais notre analyse présente nous pousse à envisager l'hallucination différemment ; car certes, dans une hallucination à base de boules de billard, aucune boule de billard n'existe réellement, mais une chose, en revanche, existe bel et bien, à savoir l'hallucination elle-même. Lorsque j'hallucine, il y a un objet réel, c'est l'hallucination – objet du sens interne, donc objet certes atypique, mais objet quand même. La preuve en est que je peux formuler des jugements vrais quant à cet objet, par exemple : « mon hallucination consiste en une boule de billard virevoltant dans les airs », « la boule de billard hallucinée est rouge », ou encore : « mon hallucination a duré une heure ». Mieux, n'importe qui peut formuler ces mêmes jugements vrais : « la boule de billard que tu hallucines est rouge »293. Ainsi, dans un langage contemporain, nous pourrions parler à propos de la boule de 291 292 293 Comme nous l'avons vu plus haut, Kant établit explicitement la différence entre ces deux types de loi : cf. Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, (voir AK, IV, 467-479) cf p. 9 pour les lois physiques, et p. 12 pour les lois psychologiques. Kant admet d’ailleurs que certaines lois empiriques sont au seuil de la capacité de connaissance de l’homme ; il n’en reste pas moins que ces lois complexes existent malgré tout : « « Les objets qui nous sont donnés par expérience nous sont à maints égards inexplicables et bien des questions auxquelles la loi de la nature nous conduit, lorsque, tout en restant conformes à cette loi, elles sont élevées à un certain niveau, ne sauraient recevoir aucune réponse, par exemple : d'où vient que les matières s'attirent entre elles ? » (Prolégomènes, AK IV 348-9) Une observation relativement similaire est faite par Beck (1978), pp. 50-51, à propos des jugements de perception 80 billard hallucinée d'''objet mental''. Kant n'est pas loin d'affirmer cela, par exemple dans une note datée de 1790-1, à propos du « rêve et de la fièvre » : « la conscience peut accompagner toutes les représentations, et également celles de l'imagination, qui est elle-même, comme son jeu propre, un objet du sens interne, et dont il faut pouvoir être conscient en tant qu'objet. »294 Non seulement cette phrase confirme notre thèse selon laquelle, contre Lewis, Kant est en mesure de penser l'hallucination et le rêve, mais aussi, plus spécifiquement, que l'hallucination peut être catégorisée dans un concept d'objet. Simplement, l' « objet » dont les catégories permettent la constitution n'est pas la boule de billard : c'est l'hallucination de la boule de billard, qui obéit à ses propres lois. Nul mystère dans le fait que la boule de billard onirique, malgré la catégorisation et la soumission aux principes a priori de l'entendement, viole toutes les lois de la nature physique : c'est qu'un objet mental n'a pas à répondre des lois physiques. Il est finalement étonnant de constater que l'hallucination ait pu poser problème à certains commentateurs de Kant, dans la compréhension de la théorie kantienne de l'objectivité. Le phénomène hallucinatoire ne remet pas plus en cause la philosophie transcendantale qu'une illusion banale, consistant par exemple à croire voir un visage dans la pénombre alors qu'il s'agit en fait d'un tableau ; ou encore, en écoutant derrière une porte, à croire entendre une dispute violente entre deux amants, alors qu'il s'agit d'acteurs répétant un dialogue écrit. Ce sont là des jugements faux, produits suite à une mauvaise interprétation de la chaine de causes et d'effets aboutissant à notre perception. L'homme écoutant aux portes n'a pas su, dans les intonations des acteurs, reconnaître un texte récité. Quant à Jean, il s'est laissé piéger par son petit théâtre onirique – manquant de noter qu'en coulisse, son imagination tirait les fils des marionnettes. réponse à la seconde difficulté Notre réponse à la seconde difficulté sera plus brève, car elle s'appuie en fait sur la première réponse. Il s'agissait, rappelons-nous, de pointer du doigt l'idée selon laquelle, dans l'idéalisme transcendantal, la catégorisation constitue l'objectivité, l'expérience réelle, et qu'à ce titre une hallucination catégorisée perdrait purement et simplement son statut d'hallucination. Elle deviendrait au contraire une expérience réelle, puisque l'expérience réelle n'est rien d'autre qu'un divers sensible réglé par l'entendement. 294 tels que définis dans les Prolégomènes. Reflexion 6315 (AK VIII 621), nous soulignons. 81 Le modèle de l'hallucination que nous avons développé, qui la conçoit comme un phénomène psychologique régi par des lois empiriques, permet au contraire de ressaisir les productions imaginatives comme faisant partie des objets possibles de l'expérience, afin qu'elles ne soient pas comprises comme des cas exorbitants à la pensée kantienne des principes a priori. L'hallucination est certes catégorisable, et les principes de l'entendement purs s'appliquent à elle ; mais ils s'y appliquent en tant qu'hallucination, ou en tant que « boule de billard hallucinée », non pas en tant que boule de billard tout court. Alors certes, en un sens, l'hallucination est une expérience réelle ; plus exactement, c'est une expérience hallucinée réelle ; ou mieux encore : une expérience réellement hallucinée. La boule de billard de notre exemple n'existe pas, elle n'est pas objective ; en revanche, l'hallucination de la boule de billard, elle, existe, et répond en cela des règles empiriques s'appliquant à toute hallucination. *** Dans cette partie, nous avons vu que l'hallucination était catégorisée et répondait des principes a priori de l'entendement, mais d'une manière différente de ce que la victime de l'hallucination ellemême peut croire. Jean, dans notre exemple, peut penser que la boule de billard (et non pas : la boule de billard en tant qu'hallucination) est effectivement réelle et objective, et qu'à ce titre elle est réglée par les lois newtonienne d'inertie, etc. Ainsi, il a tord, car les lois qui régissent l'hallucination sont en fait des lois d'association. Il est probable que Jean ait assisté à de si nombreuses parties de billard réelles, que son imagination soit capable de reproduire fidèlement le comportement des boules, les voix de ses amis et l'ambiance de l'arrière-salle du bar. Ainsi, à supposer que l'imagination de Jean ne fasse tournoyer aucune boule dans les airs, et qu'elle se contente de reproduire scrupuleusement les lois empiriques de l'expérience, il est possible d'envisager une expérience hallucinatoire que le sujet ne saurait distinguer de l'expérience réelle. A ce titre, il est légitime que l'adversaire sceptique, que nous avions croisé dans notre Introduction puis abandonné au profit du visionnaire, ressurgisse enfin. 82 III – Hallucination & scepticisme fictions non discriminables, inconscientes et involontaires L’hallucination est générée par l’imagination reproductrice, qui procède par associations d’impressions reproduites à partir de l’expérience réelle ; cette association peut elle-même, selon un processus psychologique que nous avons qualifié d’accoutumance, imiter les changements réglés de la réalité empirique. Par ailleurs, nous avons souligné que l’hallucination était catégorisée. Il semble que nous puissions en conclure qu’en droit, une hallucination est potentiellement impossible à distinguer de l’expérience réelle. C’est du reste ce que Kant semble suggérer à des nombreuses reprises, par exemple dans cet extrait : « Du fait que l'existence d'objets extérieurs est requise pour la possibilité d'une conscience déterminée de nous-mêmes, il ne s'ensuit pas que toute représentation intuitive de choses extérieures en contienne en même temps l'existence, car une telle représentation peut parfaitement être le simple effet de l'imagination (dans les rêves aussi bien que dans le délire) »295 Une boule de billard hallucinée ressemble à s’y méprendre à une boule de billard réelle. Sur le plan empirique, la différence entre les deux réside évidemment dans la source de la sensation : les sens externes dans le cas de l’expérience véridique, et l’imagination dans le cas de l’hallucination. Néanmoins une telle différence ne peut pas être saisie par le sujet lui-même, puisque comme le remarque pertinemment Stephenson : « l'entendement <...> ne peut pas plonger (reach down) dans la sensibilité pour vérifier si oui ou non l'imagination reproductrice était active de manière problématique <...> Dans un langage contemporain, Kant concède que l'intuition véridique et l'intuition hallucinatoire puisse être introspectivement non-discriminables »296. Cette observation, pour être vraie, nécessite deux propriétés des intuitions fictives : 1/ qu’elles soient qualitativement identiques aux perceptions réelles (c’est-à-dire, par exemple, que le rouge halluciné soit identique au rouge réel). C’est bien ce que Kant affirme dans les Prolégomènes : « ce qui introduit la différence entre la vérité et le rêve, ce n'est pas la nature des 295 296 CRP, B278-9 Stephenson (2015), p. 25, nous traduisons 83 représentations qui sont rapportées à l'objet, puisque dans les deux cas elles sont identiques »297. 2/ que les intuitions fictives soient générées par l’imagination reproductrice de manière involontaire (donc : sans décision du sujet empirique) et inconsciente – en effet, si tel n’était pas le cas, le sujet empirique saurait en permanence quand son imagination est ‘active’, il ne pourrait donc jamais être trompé par son hallucination. Là encore, de nombreuses phrases de Kant viennent soutenir cette supposition : il affirme notamment qu’« une invention <…> involontaire (comme par exemple dans le rêve), s'appelle fantasme »298, ou encore que « la mémoire est différente de l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est capable de reproduire volontairement la représentation antérieure et que l'esprit n'en est donc pas un simple jouet »299. Ainsi, dans un état hallucinatoire, l’esprit est précisément le « jouet » de l’imagination, car celle-ci génère des représentations fictives de manière involontaire 300. A ces deux points, ajoutons-en un troisième : nous avons prouvé dans la partie précédente (Analytique, II) que l'hallucination pouvait détenir ce que l'on pourrait appeler une certaine cohérence, ou consistance, en ce sens qu'une hallucination n'est pas nécessairement un chaos de sensations faisant sombrer la conscience dans le moi bigarré. Certes, de telles hallucinations existent sans doute (quoique par définition nous ne soyons pas capable d'en rendre compte, ni immédiatement ni a posteriori, puisque la conscience permettant un tel récit est au moins temporairement désintégrée) ; mais ces hallucinations détruisant le moi conscient ne sont pas le tout venant de l'hallucination. L'hallucination est en droit consistante, et d'ailleurs l'expérience quotidienne du rêve – jusqu'ici considéré à bon droit comme une variante de l'hallucination - peut en témoigner. Mieux : l'hallucination peut en droit offrir un divers de sensations apparemment relié de manière tout à fait conforme aux lois empiriques de la nature. Nulle nécessité, dans l'hallucination, que les boules de billard tourbillonnent au dessus de la table. L'imagination est tout à fait capable de reproduire, 'sagement' pourrions-nous dire, l'expérience réelle. Nous avons à présent tous les éléments nécessaires pour formuler l'attaque sceptique telle qu'elle a été introduite dans notre Introduction. Rappelons-là brièvement : si la réalité matérielle est définie comme l'existence de corps extérieurs au sujet empirique (ce que Kant admet), la possibilité de l'hallucination met en doute notre connaissance de cette réalité matérielle. N'importe quelle représentation que l'on croit correspondre à un objet réel peut être une hallucination ; et ce que nous avions appelé la cohérence301 de nos perceptions ne peut être une preuve que nous avons affaire à la réalité, puisque l'hallucination peut tout autant présenter une telle cohérence. Nourris des analyses de cette Analytique, précisons ce que nous entendons par ''cohérence'', terme que nous 297 298 299 300 301 Prolégomènes, AK IV, 291, nous soulignons Anthropologie, AK VII, 174-6 Ibid., AK, VII, 182 Pour plus de précisions sur ce point, voir notre Diététique, section I, « le volontaire et l'involontaire ». Prolégomènes, AK, IV, 290-1 84 avions dû utiliser de manière relativement vague dans l'Introduction, faute d'une analyse adaptée : la cohérence est avant tout le fait, pour une expérience, d'instancier (ou donner l'illusion d'instancier) des lois empiriques particulières réglant les mouvements des corps matériels, de manière à ce que des mêmes causes surviennent toujours les mêmes effets. L'hallucination, grâce aux lois d'association, permet une telle cohérence, ou plutôt une telle illusion de cohérence (car l'hallucination a bien elle aussi une cohérence, mais elle est ailleurs : dans les lois d’association). Ainsi, l'hallucination ne génère pas nécessairement des évènements imprévus, des comportements bizarres de corps qui trahiraient la fiction. D'ailleurs, il est possible d'aller plus loin : à partir de quel niveau de 'bizarrerie' l'halluciné, tentant de guetter dans son expérience tout évènement faisait signe vers une absence de lois physiques trahissant l'imaginaire, doit-il considérer qu'il s'agit bel et bien d'un signe déterminant ? Après tout, n'assistons-nous pas régulièrement à des phénomènes que l'on ne peut expliquer, mais dont on suppose une cohérence cachée, explicable par la science, avec les autres phénomènes de l'expérience, quoique cette explication ne nous soit pas immédiatement disponible ? L'explorateur du XVIIIe siècle qui, en Alaska, assiste à une aurore boréale, doit-il en conclure, parce qu'il ne peut expliquer ces voiles lumineuses, qu'il est en train d'halluciner ? Nous en concluions, dans notre Introduction, à une sous-spécificité du critère de la cohérence pour différencier l'hallucination de l'expérience réelle ; nous avons pu, dans notre Analytique II, expliquer en détail la raison de cette sous-spécificité. L'attaque sceptique se nourrit de cette conception de l'hallucination ; une conception qui n'est pas propre à Kant dans sa partie « empirique » (la thématique des lois d'associations), mais que l'idéalisme transcendantal lui-même ne parvient pas à dépasser totalement. La philosophie transcendantale, qui propose une conception originale de l'objectivité (rendue possible par la catégorisation selon les concepts de l'entendement), semble, contre toute attente, impuissante à contredire le sceptique, qui précisément remet en cause cette objectivité grâce à l'argument de l'hallucination (ou du rêve). Un argument qui déjà, pour Hobbes répondant Descartes, était considéré comme une « vieillerie »302 ; mais auquel Kant doit malgré tout répondre, s'il souhaite défendre sa conception de l'objectivité. les trois scepticismes Nous avons temporairement spécifié le scepticisme comme une doctrine niant la possibilité d'être certain de l'existence d'un monde matériel réel. Il nous faut préciser ce point, qui recouvre un certain nombre de difficultés. Comme nous l'avons mentionné dans notre introduction, Kant affronte à trois reprises, dans la 302 Hobbes, IIIae Objectiones, Objectio I, in. Méditations Métaphysiques, GF, 1979, p. 297 85 Critique, l'adversaire que nous avons qualifié de 'sceptique' : dans la première édition de la Critique, dans la section correspondant au quatrième paralogisme de la psychologie transcendantale303; dans la seconde édition, au moment de la Réfutation de l'Idéalisme 304; enfin, dans la seconde Préface, dans une longue note censée présenter un complément reformulé de la Réfutation de l'Idéalisme 305. Or, en lisant ces passages de près, on peut se rendre compte que les arguments mobilisés par Kant contre le scepticisme ne sont pas nécessairement superposables, ou plutôt qu'ils ne répondent pas tous au même type de scepticisme. Le seul scepticisme que Kant affronte explicitement – et qu'il appelle idéalisme sceptique – masque la diversité des arguments kantiens, qui en vérité ne s'adressent pas tous à ce scepticisme particulier. Cette particularité du texte a pour conséquence de rendre ces réfutations extrêmement difficiles à la lecture, car Kant semble jongler entre divers arguments, tout en les nouant ensemble de manière inextricable. La première tâche du lecteur consiste donc à séparer les différents types de scepticisme, pour comprendre comment Kant répond individuellement à chaque argument mettant en jeu l'hallucination. Notre point de départ sera un extrait du Quatrième paralogisme de la raison pure, qui est archétypal de ce nouage. Cette section de notre travail pourra être considérée comme un commentaire détaillé de ce texte. « <A> A partir des perceptions, une connaissance de l’objet peut être produite soit par un simple jeu de l’imagination, soit encore par l’intermédiaire de l’expérience. Et dès lors peuvent en naître assurément des représentations trompeuses auxquelles les objets ne correspondent pas et où l’illusion peut être imputée tantôt à un fantasme de l’imagination <einem Blendwerke der Einbildung> (dans le rêve), tantôt à une défaillance de la faculté de juger (dans ce que l’on appelle les erreurs des sens <Betruge der Sinne>). Pour se soustraire alors, ici, à la fausse apparence, on procède selon cette règle : ce qui s’accorde avec une perception d’après des lois empiriques est réel. <…> <B> Pour réfuter l’idéalisme empirique en montrant qu’il correspond à une incertitude erronée à l’égard de la réalité objective de nos perceptions extérieures, il suffit déjà que la perception extérieure prouve, de façon immédiate, qu’il y a une réalité dans l’espace, lequel espace, bien qu’en lui-même il soit uniquement une pure forme des représentation, possède pourtant, vis-à-vis de tous les phénomènes extérieurs (qui, eux non plus, ne sont rien d’autre que de simples représentations), de la réalité objective ; <C> de même est-il suffisant que, sans perception, même l’invention et le rêve <die Erdichtung und der Traum> ne soient pas possibles, et donc que nos sens externes, d’après les données d’où peut procéder l’expérience, aient dans l’espace des objets réels qui leur correspondent. »306 303 304 305 306 CRP, A367-380 Ibid., B274-9 Ibid., BXXXIX-XLI Ibid., A376-7 86 Les lettres <A>, <B> et <C> que nous avons ajoutées aux textes partitionnent les différents moments théoriques de la réfutation. Nous qualifions la partie <A> de moment sceptique partiel, la partie <B> de moment sceptique total fort, et la partie <C> de moment sceptique total faible. Explorons les adversaires théoriques et leur rapport à l'hallucination correspondant à ces trois positions, pour comprendre la pertinence des arguments kantiens. Le sceptique total (fort & faible) remet en cause l'intégralité de l'expérience que l'on croit objective, alors que le sceptique partiel remet seulement en cause le fait qu'à chaque instant, je sois certain que mon expérience est objective. En d'autres termes, le sceptique total (fort & faible) affirme que nous n'avons aucune raison valable pour affirmer que nous percevons bien, comme nous le croyons, un monde matériel ; quant au sceptique partiel, il se contente de dire que, même si l'on admet que l'on perçoit parfois le monde matériel tel qu'il est, nous ne savons jamais à quel moment nous le percevons car les deux expériences ne sont pas discriminables. Par conséquent, ces deux scepticismes mettent en jeu l'argument de l'hallucination de manière différente. Le sceptique total dira que nous n'avons aucune preuve que notre vie entière n'est pas une gigantesque hallucination. Le sceptique partiel, de manière moins radicale, dira que nous n'avons aucun critère pour différentier ce qui, dans notre expérience, relève de la réalité et de l'hallucination. Le sceptique total, néanmoins, se subdivise en deux types distincts. Le sceptique total fort affirmera que nous n'avons aucune preuve du fait que le monde matériel existe. Il concevra ainsi l'expérience, non seulement comme une hallucination potentielle, mais en plus comme une hallucination 'suspendue' au dessus d'une réalité non-matérielle. Le sceptique total faible affirmera quant à lui que le monde matériel existe bel et bien, mais que nous n'y avons peut-être jamais accès. En cela, il est une sorte de sceptique partiel radicalisé : non seulement l'hallucination est non discriminable du monde matériel réel (au moins en ce sens qu'elle peut être tout aussi cohérente), mais en plus il n'y a aucune raison de penser que notre vie n'est pas une hallucination intégrale. Résumons. Nous avons identifié trois adversaires sceptiques différents : – le sceptique total fort, qui met en doute l'existence de corps matériels ; – le sceptique total faible, qui admet l'existence de corps matériels mais met en doute notre capacité à les atteindre (peut-être halluciné-je toute ma vie durant) ; – le sceptique partiel, admettant que nous avons parfois accès aux objets matériels réels, mais qu'il nous est impossible de savoir à quel moment c'est le cas. L'ordre dans lequel nous avons exposé ces trois scepticismes n'a pas été choisi au hasard. Non seulement ils s'échelonnent du plus radical au moins radical, mais par ailleurs, et c'est le plus important, les arguments réfutant chacun de ces trois scepticismes sont dans une étroite relation 87 d'interdépendance. Disons-le d'emblée, avant d'exposer les arguments eux-mêmes : chaque argument de Kant contre une forme de scepticisme 1/ ne réfute pas les scepticismes situés "en dessous" de lui, 2/ mais chacun s'appuie par ailleurs sur les conclusions de l'argument situé ''au dessus'' de lui. Par exemple, lorsque Kant affirme que "les représentations ne peuvent être que des reproductions d'anciennes perceptions externes" (argument, nous le verrons, conçu pour réfuter le second type de scepticisme), il faut déjà avoir prouvé qu'il y avait bien des perceptions externes, que le monde extérieur existe bel et bien (donc, avoir déjà contré le premier scepticisme) : car la "règle de l'affectabilité première" selon laquelle une intuition imaginée doit nécessairement avoir été auparavant perçue ne fonctionne que si l'on présuppose l'existence d'un certain corps qui a la capacité d'être affecté, et une certaine faculté de l'homme en tant qu'être psycho-corporel fini. Mais à supposer qu'il n'y ait aucun corps extérieur dans la réalité, un tel argument perd tout son sens : si la seule réalité est spirituelle, alors une telle règle d'affectabilité ne peut être maintenue (il n'y a même aucun 'corps affectable'). Le lecteur, lisant une telle preuve, aurait donc beau jeu de pointer du doigt un certain arbitraire dans l'argument kantien de l'affectabilité. C'est qu'une telle preuve, prise isolément, est résolument partielle. L'existence des objets extérieurs doit être prouvée d'une autre manière - que Kant donne par ailleurs. D'où notre échelonnage selon trois radicalités de scepticisme. le sceptique total fort Le sceptique total fort, comme le nom que nous lui avons donné l'indique, incarne l'adversaire le plus radical. Il est sans doute celui dont le point de vue est le plus difficile à réfuter. Le travail que nous proposons dans les pages qui suivent, disons-le d'emblée, s'éloigne en quelque façon du texte de Kant ; notre but est de reconstituer la logique de la réponse kantienne à ce sceptique, afin de dépasser autant que faire se peut les objections qu'une lecture de la Réfutation kantienne font surgir dans l'esprit du lecteur. Nous nous éloignerons donc de la lettre du texte, pour tenter d'en reconstituer l'esprit ; opération qui nous semble souhaitable, dans la mesure où ce passage de la Critique est d'une redoutable complexité. En effet, par delà les difficultés déjà soulignées ayant trait à l'intrication entre les différents types de scepticisme, l'argument spécialement mobilisé contre le sceptique total fort ne peut manquer de jeter le trouble dans l'esprit du lecteur. Entre tous les obstacles, l'un d'entre eux peut presque sembler rédhibitoire. Kant, nous allons le voir, fait reposer sa preuve sur le concept de permanence. Selon lui, seule une perception externe peut fournir la permanence nécessaire au maintien de l'intuition interne elle-même - il le dit et le répète : l'intuition interne est impossible 88 sans l'intuition externe. Mais là est la difficulté : ce que Kant semble montrer (à supposer même qu'il y arrive), c'est que l'intuition interne nécessite des représentations spatiales ; mais pourquoi cesereprésentations spatiales auraient-elles à être réelles ? Ne peut-on envisager qu'une hallucination spatialisée ''suffit'' à garantir une telle permanence ? Il semble difficile de prouver le contraire : lorsque j'hallucine, j'ai bien une intuition interne ; cette intuition interne n'est pas 'désintégrée' par le fait que l'intuition externe n'est pas réelle307. Pour que Kant parvienne à prouver qu'il existe réellement des corps extérieurs, il faudrait aller plus loin ; il faudrait affirmer que la permanence doit se situer 'au-delà' de la représentation (potentiellement hallucinée), pour concerner l'''objet lui-même'', seul détenteur véritable de la permanence 308. Mais ne sommes-nous pas ici en train de formuler une thèse sur la chose en soi ? Qu'est-ce qu'une permanence si ce n'est la permanence de la représentation ? Et s'il en est ainsi, pourquoi cette représentation devrait-elle nécessairement correspondre à un objet réel, et non pas seulement à une représentation de type hallucinatoire ? Le lecteur de la Réfutation est donc face à un dilemme : 1/ soit il considère que Kant tente de prouver, à partir du concept de permanence, la nécessaire existence de représentations de corps matériels, mais il paraît délicat d'en conclure la nécessaire existence de représentations de corps matériels réels (que faire de l'hallucination ?) ; 2/ soit il considère que Kant tient en vérité, quoique à demi-mots, un discours sur la chose en soi elle-même ; mais cela semble transgresser tous les fondements de l'idéalisme transcendantal. Notre interprétation de la Réfutation devra répondre à cette difficulté manifeste. La seconde hypothèse étant, à notre sens, bien trop couteuse pour le système kantien (tenter de prouver la permanence de la chose en soi ne peut être que le projet d'un exalté de l'esprit), nous œuvrerons à prouver la validité de la première hypothèse par delà les inévitables difficultés. Afin d'y parvenir, nous allons d'abord faire le ''portrait détaillé' de l'argument sceptique ; c'est en exposant précisément, et dans sa radicalité, l'attaque sceptique, que l'on pourra en comprendre la faille. Dans un second temps, nous restituerons l'argument kantien, tel qu'il nous paraît être le plus apte à réfuter un tel sceptique. Nous terminerons cette section par quelques remarques conclusives. a. portrait du sceptique total fort 307 308 Que penser d'une phrase telle que : « la détermination de mon existence dans le temps n'est possible qu'à travers l'existence de choses réelles que je perçois hors de moi » (CRP, B275-6, nous soulignons) ? Cela signifie-t-il que, dès que j'hallucine (et donc que je ne perçois plus des choses réellement hors de moi), je ne suis plus « déterminé dans mon existence » ? De nombreuses phrases semblent aller dans cette direction. Kant semble à plusieurs reprises suggérer cela : « elle <sc. la représentation fluctuante> se rapporte pourtant à quelque chose de permanent, qui doit donc être une chose distincte de toutes mes représentations et extérieure à moi » (CRP, BXLI) 89 Le sceptique total fort est celui que Kant semble avoir le plus cherché à disqualifier ; l'obstination avec laquelle Kant semble avoir tenté de reformuler à deux reprises sa réfutation semble indiquer une insatisfaction dans la ''preuve'' fournie, tout autant que la crainte d'être confondu avec un tel scepticisme, qui de fait joue sur les ambigüités de l'idéalisme transcendantal : il fait, comme nous le mentionnions dans notre Introduction, de l'apparition du divers sensible dans l'espace une potentielle apparence. La position que nous appelons « scepticisme total fort » afin de la distinguer des deux autres formes, Kant la nomme « idéalisme sceptique ». Pour davantage de clarté nous utilisons dans cette section la terminologie de Kant. D'où vient ce terme d' « idéalisme sceptique » ? Kant, à plusieurs reprises, identifie une position qu'il nomme ''idéalisme empirique'' dans la première édition 309 et ''idéalisme matériel'' dans la seconde310. L'idéaliste empirique/matériel est celui qui, de manière générale, se pose la question de l'existence réelle des corps matériels. Mais Kant subdivise cette position en idéalisme sceptique 311 et idéalisme dogmatique, selon que son défenseur met en doute l'existence de la matière, ou affirme avec certitude que la matière n'existe pas 312. Si le second est qualifié de « dogmatique », c'est en partie parce qu'il est plus radical dans sa thèse (il nie tout bonnement la réalité de la matière 313), mais surtout parce que son discours croit être tenu à propos de ladchose en soi, qui est pourtant inaccessible. Il faut donc, au nom de l'Esthétique transcendantale, opposer à ce dogmatisme une fin de non recevoir. En revanche, Kant accorde une importance particulière à l'idéaliste sceptique : « p a r idéaliste, il faut donc entendre <...> celui qui, simplement, n'admet pas qu'elle <sc. l'existence d'objets dans l'espace> soit connue par perception immédiate, et qui en conclut que nous ne pouvons jamais acquérir, par aucune expérience possible, l'entière certitude de leur réalité. »314 Une première ambiguïté se fait jour ici. Le sceptique ne peut pas seulement être, contrairement au dogmatique, celui qui met en doute l'existence de la matière plutôt que de la nier radicalement ; car ce doute-là, quoique n'affirmant rien, pourrait tout à fait s'exercer sur la chose en soi ellemême. Or, douter de la matérialité de la chose en soi doit être, selon Kant, tout autant hors de propos que le fait d'affirmer que la chose en soi n'est pas matérielle. C'est pourtant la manière dont Kant semble parfois définir l'idéaliste sceptique ; plus précisément, il semble considérer que 309 310 311 312 313 314 Ibid., A369 Ibid., B274 Ibid., A377 et B274. Dans la seconde édition la dénomination « idéalisme sceptique » est remplacée par « idéalisme dogmatique », mais il s'agit de la même position – Descartes est dans les deux cas associé à cette figure. « L'idéalisme (j'entends l'idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l'existence des objets dans l'espace hors de nous, soit simplement douteuse et indémontrable, soit fausse et impossible » (Ibid., B274) Ibid., A377 Ibid., A368-9 90 l'idéaliste sceptique ''suspend son jugement'' quant au niveau sur lequel il situe son doute 315. Si ce doute concerne la chose en soi, on ne comprend pas pourquoi Kant devrait se priver d'une objection du même type que celle formulée contre le dogmatique. Le sceptique, s'il exerce son scepticisme sur la chose en soi, est tout autant dogmatique que le dogmatique : le fait même de douter des objets matériels absolument en dehors de moi (außer mir) n'a aucun sens, car les objets sont constitués par le sujet et l'espace n'est rien qu'une forme de la sensibilité. Il n'y aurait aucune raison, en ce sens, de douter du fait que j'ai des représentations spatiales ; il suffirait d'affirmer, dans une tautologie qui n'est pourtant qu'apparente : « il y a des objets dans l'espace… puisque je perçois des objets dans l'espace ». Dans le moment <B> du texte que nous avons mis en exergue, c'est précisément ce qu'affirme Kant : « la perception extérieure prouve, de façon immédiate, qu’il y a une réalité dans l’espace »316. L'extériorité spatiale étant une forme nécessaire de nos perceptions, elle serait comme auto-justifiante, elle serait sa propre preuve. Le Quatrième paralogisme de 1781 repose en grande partie sur ce raisonnement 317. Une telle simplicité de l'argumentation masque, nous l'avons dit, une ambiguïté dans la manière dont Kant conçoit l'idéaliste sceptique. Pour lui donner son plein pouvoir, pour en faire un adversaire véritablement robuste, il ne faut pas se contenter de dire que ce sceptique doute de la matérialité de la chose en soi. Il faut dire qu'il doute de la matérialité y compris à propos de l'expérience immanente, de l'expérience des sujets empiriques. Ce qui est étrange pour le lecteur de la Réfutation de l'Idéalisme (version 1787), c'est que Kant continue de définir le sceptique comme celui qui doute de la matérialité - alors qu'à la limite, l'intensité de la ''conviction'' du sceptique est sans importance ; l'importance est au contraire dans le niveau (immanent ou transcendant) sur lequel le sceptique situe son doute. Pour que l'adversaire sceptique soit véritablement robuste aux yeux de Kant, il faut que celui-là soit considéré comme ayant ''entendu'' l'objection kantienne de l'Esthétique transcendantale, et qu'il situe son doute dans l'immanence de l'expérience. Étrangement, c'est bien ce que considère Kant sans le dire, puisqu'il admet que l'Esthétique transcendantale ne peut rien contre le sceptique (et par conséquent, sa Preuve de la Réfutation de l'idéalisme sera formulée en des termes absolument différents). Il faut voir ce que Kant fait, quel argument il mobilise, pour comprendre contre quelle position il se bat réellement. Et si cet argument a été deux fois reformulé (dans la Réfutation de l'Idéalisme, et dans une note de la Préface), c'est que Kant a bien compris cette force du sceptique par-delà l'Esthétique 315 316 317 « L'idéalisme dogmatique est inévitable si l'on considère l'espace comme une propriété qui doit être attribuée aux choses en soi ; car il est alors, avec tout ce à quoi il sert de condition, un non-être/ Le soubassement d'un tel idéalisme, nous l'avons toutefois supprimé dans l'Esthétique transcendantale. L'idéalisme problématique, qui n'affirme rien à cet égard, mais met seulement en avant l'impuissance à démontrer par expérience immédiate une existence en dehors de la nôtre, est rationnel et conforme à une manière de penser profonde et philosophique » (Ibid., B274-5, nous soulignons) Ibid., A376-7 Ibid., A370 91 Transcendantale. Afin de tenter d'en reconstituer la teneur, expliquons pourquoi l'argument de l'Esthétique transcendantale ne réfute précisément pas le sceptique. C'est que cet adversaire (correctement compris) soutient une double thèse : 1/ Si les corps matériels devaient exister réellement, ils ne seraient certes, comme l'explique Kant, que le produit d'une catégorisation (par l'entendement) d'un divers sensible présenté dans les formes a priori de la sensibilité propre au sujet – ils ne seraient, en un sens, qu'une représentation propre au sujet. 2/ Et pourtant, même en étant considérés sous ce point de vue, il faut admettre que nous n'avons aucune preuve que les objets matériels existent. Cette thèse peut sembler extrêmement paradoxale, voire absolument dénuée de sens. Pourtant, c'est une position cohérente. Il suffit, pour s'en apercevoir, d'avoir recours à l'argument de l'hallucination. Faisons parler le sceptique : « Certes, comme vous le dîtes (vous l'idéaliste transcendantal), la spatialité et la matérialité n'existent pas en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; mais ce que j'affirme moi, c'est que faute de preuve, l'espace et la matière qui le remplit ne devraient pas être considérés comme existant pour nous non plus. Prenez l'exemple de l'hallucination : il prouve que toute représentation présentée comme spatiale n'est pas nécessairement corrélative d'un objet effectivement spatial. Ainsi, la transition naturelle qu'effectue l'extrait <B> entre représentation (spatiale) et réalité objective de cette représentation est fallacieuse, même en considérant comme admise l'Esthétique transcendantale. » Il faut prendre la mesure de la radicalité de cette thèse, lorsqu'elle est clairement exposée. Quelle est cette "réalité" que le sceptique pense pouvoir, au moins hypothétiquement, opposer à Kant ? Si c'est une réalité non-spatiale et non-matérielle, alors ce doit être une réalité d'ordre exclusivement temporelle et en quelque manière 'spirituelle', 'intérieure' (le temps étant « la forme du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous avons de nous-même et de notre état intérieur »318). Il est bien sûr difficile de décrire positivement ce qu'une telle réalité serait, puisque justement nous ne l'atteignons jamais selon le sceptique, nous qui sommes trompés par le ''voile'' d'une hallucination toujours spatialisante ; mais de toute façon le sceptique n'a nullement besoin d'une telle description, il lui suffit de prétendre que nous ne pouvons pas prouver que la réalité n'est pas ainsi. Tentons au moins de saisir, pour comprendre ce dont il est question, ce qu'une telle réalité exclusivement spirituelle n'est pas : elle n'a aucune figure, aucune forme géométrique, aucune simultanéité (les rapports temporels étant forcément successifs), elle ne présente aucune position, aucune dimension319. Cette réalité se réduirait, en quelques sortes, à une série d'' états d'âme', par exemple une succession d'émotions ; quant à des sensations telles que la couleur, si l'on veut les 318 319 Ibid., A33/B49 Ces caractères dont la forme du temps est privée sont déterminés en Ibid., A33/B50 92 sauver de cette réduction 'temporalisante' de la réalité sceptique, il faut les concevoir comme des affections sans figure, des intuitions sans étendues, purement intensives, comme une sorte d''émotion' de couleur. Derrière le ''voile de l'hallucination'' qui nous trompe en présentant des intuitions dans le temps et l'espace, il y aurait une réalité dénuée de spatialité, entièrement constituée d'une succession d'états sensoriels. 'Jets' temporels d'idées, décharges spirituelles, dont l''épaisseur' spatiale ne relèverait que de la supercherie hallucinatoire. Le fait même que l'on ait du mal à saisir ce qu'une telle réalité non-spatiale peut être, est certainement au cœur de la généalogie de la position kantienne. b. l'argument kantien Voyons la stratégie de Kant face à une telle position du sceptique. Le nerf de l'attaque nous semble être le suivant : le philosophe critique s'applique à prouver qu'une réalité qui serait exclusivement temporelle, spirituelle, serait impraticable par la conscience, aucune conscience humaine ne pourrait la saisir, parce qu'elle ne présenterait aucune « permanence ». Ce moment de l'introduction du concept de permanence dans la Réfutation de l'Idéalisme est évidemment fondamental. Il faut comprendre ce qu'il signifie : la permanence est nécessaire à la conscience, tout simplement parce que c'est le schème correspondant à la catégorie de substance. La Première analogie de l'expérience affirme bien que toute expérience possible doit contenir une substance dont le quantum « ne se trouve dans la nature ni augmenté ni diminué »320. Or une ''expérience'' purement temporelle, qui ne présente aucune figure, aucune étendue, aucune position spatiale, est impossible pour la conscience parce qu'un tel "quantum" permanent substantiel y est introuvable. Comme nous l'avons vu, les intuitions n'y sont que des sortes d'émotions qui s'écoulent sans fixité, sans ''point de repère'' (précisément, il n'y a pas de ''point'', car pas de position). Voici un extrait de la Réfutation : « Non seulement nous ne pouvons percevoir toute détermination du temps que par le changement intervenant dans les rapports extérieurs (le mouvement) relativement à ce qu'il y a de permanent dans l'espace (par exemple le mouvement du Soleil vis-à-vis des objets de la Terre), mais nous n'avons même à notre disposition rien de permanent que nous puissions placer, comme intuition, sous le concept d'une substance, si ce n'est la matière ».321 Ainsi, cet extrait nous dit que les rapports temporels eux-mêmes ne peuvent être proprement 320 321 Ibid., B224 Ibid., B277-8 93 saisis par le sujet que si ceux-ci sont corrélés à des mouvements spatiaux (le mouvement du Soleil par exemple) ; sans de tels 'repères', le Moi serait dans une sorte d'éternel présent sans unité, ce qui est proprement la manière dont nous avions plus haut qualifié le moi bigarré. Le moi, dans sa temporalité, ne peut trouver en lui-même les ressources de sa permanence. Un « état intérieur »322 non spatialisé n'a aucune permanence, tout simplement parce qu'il n'est pas un « quantum » qui demeurerait toujours identique malgré ses fluctuations. A ce titre, il faut remarquer que Kant semble avoir malicieusement formulé son Principe de permanence (Première analogie) de manière à bloquer toute possibilité d'application sérieuse du principe à une réalité seulement temporelle. Car si l'on voit bien ce à quoi peut correspondre le « quantum <qui> ne se trouve dans la nature ni augmenté ni diminué » lorsque le quantum en question est spatial, matériel (''rien ne se perd, rien ne se crée''), on a beaucoup plus de mal à voir de quoi l'on parle s'il nous faut affirmer la même chose à propos d'un « quantum » exclusivement temporel. Si l'on accepte cette conclusion de Kant, alors le philosophe a gagné son pari. La réalité que masque le "voile de l'hallucination spatialisante'', à supposer même que notre vie ne soit qu'hallucination (là est la force de l'argument), ne peut pas être seulement spirituelle, temporelle ; parce que si c'était le cas, ce ne serait tout simplement pas une réalité au sens de l'idéalisme transcendantal, c'est-à-dire une réalité catégorisée selon les concepts purs de l'entendement et réglée par des principes universels a priori ; bref une réalité qui pourrait faire l'objet d'une expérience possible. Il y manquerait la permanence de la substance. Aucune conscience (humaine) ne pourrait même en droit la saisir323. Or, l'une des grandes leçons de l'idéalisme transcendantal est justement que la réalité doit toujours remplir les critères d'une expérience au moins possible. C'est le cœur de l'argument, il faut donc être particulièrement clair : le fait qu'une réalité soit toujours ''voilée'' par une hallucination spatialisée ne signifie pas qu'elle puisse échapper aux normes nécessaires qui la définissent comme réalité dans l'idéalisme transcendantal. Si le sceptique n'est pas dogmatique, donc s'il ne croit pas tenir un discours sur la chose en soi, mais qu'il accepte au contraire de rester dans le champ de l'expérience possible, il doit accorder ce point à Kant. Il doit accepter que la réalité qu'il envisage au-delà de l'illusion des corps matériels remplisse, même si elle n'est finalement jamais atteinte en fait, les critères de l'expérience définis dans l'Analytique Transcendantale. Ce point est à notre sens l'arme majeure de Kant contre l'idéaliste sceptique. Il suffit que Kant prouve que cette prétendue "réalité" spirituelle non-spatiale ne rencontre pas ces critères, et dans ce cas il oblige le sceptique à une alternative : soit le sceptique accepte qu'aucune expérience exclusivement temporelle n'est possible, et considère par là même que la réalité est 322 323 Ibid., A33/B49 D'où le fait que Kant connecte toujours le fait de la conscience avec l'existence d'une réalité spatiale : « à la faveur de notre doctrine, disparaît toute difficulté à admettre, sur le témoignage de notre simple conscience de nousmêmes, et à déclarer par là démontrée l'existence de la matière » (A370, nous soulignons) ; « la simple conscience, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence prouve l'existence d'objets dans l'espace hors de moi » (Ibid., B 275, nous soulignons) 94 nécessairement spatiale et matérielle ; soit il "rapatrie" son discours sur la chose en soi, et dans ce cas il perd toute pertinence face à l'idéaliste transcendantal, qui peut lui objecter l'argument déjà utilisé contre le dogmatique. c. remarques Qu'avons-nous fait dans cette reconstitution de l'argument anti-idéaliste sceptique ? Nous avons déporté l'argument de la permanence au delà de la représentation spatiale. Mais attention : nous n'avons pas pour autant formulé un discours sur la chose en soi. Nous sommes allé au delà de la représentation en ce sens que nous avons postulé le statut hallucinatoire de cette représentation, et que nous avons ''percé'' le voile de cette hallucination pour saisir la réalité (supposée par l'idéaliste sceptique) derrière ce voile. Il s'agit donc d'un ''au-delà'' supposément inaccessible en fait, mais immanent malgré tout : cet au-delà est tout autant une représentation que l'hallucination spatialisée. Et c'est au sein de cette réalité immanente, cachée derrière le voile de l'hallucination, que nous avons fait germer l'argument kantien de la permanence. Ainsi nous échappons à l'objection consistant à faire valoir l'impossibilité de spéculer sur la chose en soi ; mais nous échappons également à la difficulté posée par l'hallucination : au contraire, nous nous appuyons sur elle, en la postulant, et en concevant ce que peut bien être la réalité derrière/au delà de cette hallucination. Une réalité telle que l'idéaliste sceptique l'imagine, réalité dépouillée de toute spatialité, est alors déclarée impossible par l'argument de la permanence. Cette attaque contre le sceptique fonctionne évidemment à la seule condition que l'on accepte cette conception de la permanence, c'est-à-dire l'idée selon laquelle une réalité seulement temporelle, qui ne présenterait aucune dimension, aucune figure, aucune étendue, n'aurait pas la "permanence" substantielle requise pour permettre l'unité de la conscience. Cette position peut être considérée comme assez proche du sens commun : il semble difficile d'imaginer une conscience unifiée dans le temps qui ne serait pas, en même temps, représentation d'étendue, de position, de dimension, etc., bref de tout ce que l'espace rend possible ; une conscience sans spatialité paraît être proprement inconcevable. Néanmoins il n'est pas certain que cette idée soit entièrement convaincante, ne serait-ce que lorsqu'on la confronte à d'autres affirmations de Kant lui-même. Comme le remarque Alain Boyer 324, Kant n'est pas très explicite sur son refus radical d'accorder la permanence à une hypothétique réalité exclusivement temporelle. Ne serait-il pas possible, même en tant qu'idéaliste transcendantal, d'affirmer qu'il y a bien une substance correspondant au sens 324 Boyer (2001), « Réfutation de l'Idéalisme I », p. 158 95 interne indépendamment de la spatialité, et que cette substance du sens interne est l'âme ellemême ? Certes, il ne faudrait pas commettre un contre-sens à ce propos, en pensant tenir ici un discours d'ordre transcendant (comme s'il y avait un être pensant en soi). Mais il semble étrange que Kant paraisse d'emblée exclure la possibilité qu'un être pensant puisse fournir la permanence empirique nécessaire au maintien du moi unifié dans le temps. D'ailleurs, dans le Premier paralogisme de la raison pure de 1781, Kant prouve certes que le moi n'est pas une chose en soi substantielle, mais il concède que l'affirmation « l'âme est substance » n'est pas fausse, elle doit seulement être comprise dans l'ordre des phénomènes325, et elle est par là même relativement inutile puisqu'elle ne prouve jamais ce pour quoi les philosophes dogmatiques la mobilisent en général : prouver l'immortalité de l'âme 326. Bref, Kant prouve sans doute que l'utilisation du concept de substance relativement au sens interne ne doit pas être comprise de manière transcendante, mais après tout c'est également le cas pour la substance du sens externe : Kant ne peut évidement pas dire que la chose en soi, qui est ''hors de nous'' au sens transcendant (c'est-àdire non spatial), est une substance matérielle. Ainsi, pourquoi une suite d'affections sans figures, sans étendue, sans position spatiale, devrait nécessairement rimer avec la désintégration de la conscience, faute de permanence ? L'âme ne peut-elle pas se contempler elle-même dans ses affections internes temporelles, sans jamais avoir recours à l'extériorité ? Et après tout, les phénomènes temporels ne sont-ils pas eux-mêmes de l'ordre de l'instabilité perpétuelle, de cet écoulement que jamais nous ne pourrions fixer sur des entités stables ?327 Là est le nœud de la difficulté ; il n'est pas certain qu'elle soit totalement résolue ; mais au moins nous l'avons circonscrite, par delà les inévitables difficultés de lecture que comporte la Réfutation de l'Idéalisme. le sceptique total faible Le sceptique total faible, à la différence du sceptique total fort, ne prétend pas que le monde matériel n'existe pas ou est indémontrable. Cela suffit à l'immuniser contre l'argument kantien que nous venons de développer. L'attaque du sceptique total faible se situe donc sur un terrain différent : alors même que le monde physique existe, je ne peux pas prouver que ma vie n'est pas une gigantesque hallucination. La réponse de Kant à cette attaque est claire et sans appel, elle est fondée sur la nécessaire 325 326 327 CRP, A350 Ibid., A351 Kant lui-même, étonnamment, admet cela dans la note de la Préface : « la représentation de quelque chose de permanent dans l'existence <...> peut être très fluctuante et varie, comme toutes nos représentations, y compris les représentations de la matière » (Ibid., BXLI) 96 reproduction des sensations par l'imagination (règle que nous avions identifié en Analytique, section I, sous le nom de "règle de l'affectabilité première"). L'imagination, comme nous l'avons vu, n'est pas créatrice, elle ne peut pas générer des sensations inventées sans les avoir d'abord, en quelque mesure, 'prélevées' sur l'expérience réelle. C'est un argument que Kant utilise à plusieurs reprises, dans les deux éditions : « La question <…> serait de savoir si nous avons seulement un sens interne, sans avoir de sens externe, mais seulement une imagination externe. Il est clair toutefois que, ne serait-ce que pour imaginer quelque chose comme extérieur, c’est-à-dire pour le représenter à notre sens dans l’intuition, il nous faut déjà disposer d’un sens externe »328 « <une représentation rêvée ou délirée> n'advient toutefois que par la reproduction d'anciennes perceptions externes, lesquelles, comme on l'a montré, ne sont possibles que par l'expérience externe en général. »329 Enfin, le segment <C> de notre extrait de départ : « de même est-il suffisant que, sans perception, même l’invention et le rêve ne soient pas possibles, et donc que nos sens externes, d’après les données d’où peut procéder l’expérience, aient dans l’espace des objets réels qui leur correspondent. »330 Cet argument est simple car il s'appuie sur une analyse exclusivement empirique d'une faculté psychologique, l'imagination reproductive. La concession du sceptique total faible selon laquelle un monde matériel existe, le rend par là inconséquent : si le monde matériel existe, alors les affections doivent provenir de cette extériorité. Une hallucination qui couvrirait l'intégralité d'une vie est proprement impossible, pour des raisons que l'on pourrait qualifier de 'cognitives' (dans un langage contemporain qui n'est évidement pas celui de Kant). La concession du sceptique total faible le conduit donc à sa propre perte, car en admettant le monde physique, il accepte tout un ensemble de thèses psycho-physiques en termes d'affectation, de limitation de la sensibilité à l'empirie, etc. Nous devons néanmoins admettre que Kant ne peut se prémunir contre des arguments sceptiques reposant sur des expériences de pensée plus robustes, spécifiquement dédiées au contournement de tels contre-arguments. Par exemple, la célèbre expérience de pensée du ''cerveau dans une cuve'' (Brain in a vat), exposée par le philosophe américain Hilary Putnam dans son livre 328 329 330 Ibid., B276-7 Ibid., B278-9 Ibid., A376-7 97 Reason, Truth, and History331, est particulièrement immunisée contre l'argument kantien : si notre cerveau est placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur, au lieu de ceux envoyés par notre corps, il est possible d'expliquer comment les intuitions fictionnelles seraient générées sans même avoir été réellement expérimentées. C'est que, dans une telle expérience, ce n'est plus l'imagination qui produit l'hallucination à proprement parler. En assimilant théorie de l'hallucination et théorie de l'imagination reproductrice, les arguments empiriques de Kant sont ainsi limités à la sphère de l'étude des facultés de connaissance telles que la psychologie les a révélées. Le remplacement de ces facultés par des logiciels informatiques n'est évidemment pas dans le champ de hypothèses formulables par Kant.332 le sceptique partiel Nous en arrivons à la dernière forme de scepticisme réfutée par Kant. Il s'agit, pour le sceptique partiel, d'affirmer que certes, la vie consciente ne peut être constituée exclusivement de fictions hallucinées (en cela, il admet les arguments précédents de Kant) ; en revanche, il n'est jamais possible de savoir à quel moment nous sommes victimes d'hallucination. Le sceptique partiel s'appuie donc de manière exclusive sur l'argument, non pas simplement de la cohérence de l'hallucination, mais surtout de son indiscriminabilité par rapport à l'expérience réelle. A la limite, la seule exception à cette incertitude permanente, si l'on suit la logique de l'imagination reproductive, consiste dans les moments de radicale nouveauté intuitive. D'une certaine manière, la première fois que l'enfant perçoit du rouge, il peut être sûr qu'il s'agit d'une perception réelle (car son imagination n'aurait pas pu l'inventer). Mais la découverte du spectre coloré est bien vite achevée ; l'expérience quotidienne est principalement, voire exclusivement, une indéfinie recombinaison de sensations passées. Pourtant Kant affirme qu'il est possible d'émettre des jugements empiriques certains quant à notre expérience333. Il faut donc réussir à identifier quels peuvent être les critères de cette certitude. Car il s'agit bien là, à la différence des réponses aux deux autres scepticismes, d'une affaire de critères de vérité334. Kant ne peut pas affirmer que la position du sceptique partiel est totalement 331 332 333 334 Putnam, Hilary, Raison, Vérité et Histoire, 1981 ; traduit de l'anglais par Abel Gerschenfeld Nous n'utilisons pas ici l'argument cartésien (pourtant nettement moins anachronique) du Dieu trompeur, exposé dans la Méditation Première. Car certes cet argument occupe la même fonction (anticipée) de 'court-circuitage' de l'argument kantien en ce qu'il remplace la faculté nécessairement reproductrice de l'imagination par une entité exogène au sujet, qui 'injecterait' en lui des représentations ; mais cet argument est utilisé dans un contexte dans lequel la matière, pourrait-on dire, n'existe déjà plus dans l'économie de la Méditation Première ; le brain in a vat de Putnam, au contraire, s'appuie sur cette matérialité concédée à Kant (la cuve et le cerveau sont bel et bien des objets matériels) pour détruire le présupposé kantien d'une nécessaire reproduction des sensations. Prolégomènes, AK, IV, 281 Ibid., AK, IV, 375 98 fausse ; les sujets empiriques sont effectivement victimes d'hallucination (parfois). Néanmoins, il est possible de remettre en cause la prétendue indiscriminabilité des fictions de l'imagination, en identifiant des critères trahissant l'illusion. Nous pensons avoir identifié, dans le texte kantien, au moins trois critères. a. premier critère : le respect des lois empiriques physiques Dans le texte que nous avions cités comme point de départ, Kant esquissait une réponse : « Pour se soustraire alors, ici, à la fausse apparence, on procède selon cette règle : ce qui s’accorde avec une perception d’après des lois empiriques est réel. »335 Il s'agit de la réponse la plus couramment mobilisée par Kant. Elle est employée dans la troisième remarque de la Réfutation de l'idéalisme 336, dans l'Antinomie de la Raison Pure (sixième section337), ainsi que dans les Prolégomènes338. Quoique la formulation diffère légèrement parfois, l'idée est toujours la même : les corps matériels sont gouvernés par des lois empiriques précises et strictement appliquées. Ainsi, si les corps que l'on perçoit ne respectent paseces lois, si les déterminations de ces corps ne « s'enchainent <pas> exactement et complètement en se conformant à des lois empiriques »339, alors cette expérience est un produit de l'imagination, rêve ou hallucination. Ce critère est banal et fascinant à la fois. Banal, parce qu'il a été souvent formulé avant lui ; Descartes, déjà dans sa Méditation Sixième, affirmait que « si quelqu'un, lorsque je veille, m'apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en dormant, <...> ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans mon cerveau »340 ; quant à Hobbes, il était encore plus explicite, car c'est proprement un critère de cohérence qu'il soumettait : « pour ma part, considérant que dans les rêves je ne pense pas souvent ni d'une façon suivie (constantly) aux mêmes personnes, endroits, objets et actions que dans la veille, que je ne me rappelle pas un enchaînement de pensées cohérentes (a trayne of coherent thoughts) aussi long, lorsque je rêve, et aussi parce que dans la veille je remarque souvent l'absurdité (absurdity) des rêves <...> j'estime avoir la preuve qu'étant éveillé je sais que je ne rêve 335 336 337 338 339 340 CRP, A376-7 Ibid., B278-9 Ibid., A491-2/B519-521 Prolégomènes, AK, IV, 290-1 CRP, A491-2/B519-521, nous soulignons Descartes, Méditation Sixième, AT, VII, 89, 25-90, I. 6 – AT, IX-I, 71) 99 pas »341. Ce critère est par ailleurs tout à fait en accord avec le sens commun : Kant avoue luimême que, ce qu'il prescrit, « nous ne cessons de le faire dans la vie courante : en nous enquérant de la liaison des phénomènes selon les lois générales de l'expérience »342. Kant n'a d'ailleurs pas attendu sa période critique pour exposer un tel critère : dès les Rêves d'un Visionnaire, il affirmait qu'un défaut de « concordance » et d'« uniformité » dans les lois de l'expérience faisaient signe vers « un dérèglement dans le témoignage des sens »343. Mais si ce critère est fascinant malgré tout, c'est parce que Kant s'appuie, pour le fonder, non seulement sur sa philosophie transcendantale (nulle cohérenceedans l'expérience réelle sans principes de l'entendement pur) mais aussi sur une présupposition de type probabiliste. Quentin Meillassoux a déjà pu mettre en lumière un présupposé probabiliste kantien sur le plan transcendantal : Kant semble miser, pour établir sa déduction transcendantale, sur le fait qu'un monde dépourvu de lois strictes devrait nécessairement s'effondrer totalement, en emportant la conscience avec lui ; Kant exclut la possibilité selon laquelle le monde, même sans véritable loi invariable, puisse subsister et présenter une certaine cohérence ; comme s'il était extraordinairement improbable que le monde puisse présenter la cohérence qui est la sienne, et même tout simplement exister, s'il n'était pas scrupuleusement réglé (d'où le préjugé probabiliste)344. Notre analyse vise à montrer que Kant, non seulement s'appuie sur un tel présupposé probabiliste, mais il le double d'un second, qui en est comme son miroir inversé : non seulement l'expérience d'objets externes doit être parfaitement réglée puisqu'elle existe, mais à l'inverse les productions de l'imagination doivent être imparfaitement réglées puisqu'elles n'existent pas. Ou, pour le dire de manière plus précise et moins ambigüe : le rêve, l'hallucination, ne doivent pas pouvoir imiter scrupuleusement les lois physiques réglant la matérialité. Bizarreries, aberrations, incohérences : tel doit être le lot de l'onirisme pour que le critère de Kant fonctionne. Autrement dit, les lois psychologiques de reproductions doivent être toujours en deçà du seuil de reproductibilité qui empêcherait le rêveur ou l'halluciné de repérer l'illusion. Chacun, se faisant le détective de ses rêves, doit pouvoir découvrir la supercherie : Jean, observant la table de billards, doit pouvoir noter une étrangeté au moins minimale dans l'entrechoquement des boules. Ne pas s'atteler à cette tâche relèverait même de l'esprit chimérique de l'homme abusé par ses fictions : « celui qui se dispense habituellement de confronter ce qu'il imagine aux lois de l'expérience (c'est-à-dire celui qui rêve éveillé) est un esprit à fantasmes (esprit chimérique) »345. Confrontation, comparaison, traque de la supercherie : Kant incite chacun à devenir un détective dans son rêve, chargé de relever les traces qui forcément trahissent l'imaginaire. Si nous parlons de présupposé 'probabiliste', c'est parce que Kant ne dit jamais que l'imagination 341 342 343 344 345 Hobbes, Leviathan, II, éd. C.B. Macpherson, Harmondsworth, 1968, p. 90 Prolégomènes, AK IV 336-7 Rêves, AK, II, 372, p. 117 Voir Meillassoux (2013), p. 43 et suivantes, ainsi que Meillassoux (2012), chapitre 4. Anthropologie, AK, VII, 202 100 reproduit en permanence le réel de manière défaillante et erronée ; il semble se contenter d'affirmer que, tôt ou tard, comme par une loi des grands nombres, elle sera démasquée. Dans le langage inspiré de Wolff : l'imagination ne pourra s'empêcher de redevenir la faculté « dissipée » et « libertine » qu'elle a toujours été346. La loi d'association par accoutumance (qui prend en charge la ''ressemblance'' avec la réalité en en reproduisant les enchainements temporels) sera nécessairement parasitée en quelque façon par d'autres types de loi, que nous avons identifiées 347. Ainsi le sujet empirique devenu l'enquêteur de son rêve, peut, une fois que celui-ci est trahi, se faire un observateur attentif de son imaginaire : il découvre la richesse fictionnelle de son esprit, en tenant la chronique de ses associations cocasses. Il tire sur une boule de billard, et attend, curieux, de voir quel sera son mouvement aberrant. Il ausculte les recoins de son rêve pour en découvrir les merveilles. b. second critère : la ''phénoménalité'' de l'imaginaire Ce second critère est, de loin, le moins traité par Kant. Le texte le plus significatif est le suivant : « Si, lors du réveil, il n'y avait pas beaucoup de lacunes dans nos souvenirs (oubli par inattention de représentations intermédiaires assurant les liaisons), si nous recommencions, durant la nuit suivante, notre rêve là où nous l'avions laissé la nuit précédente, je ne sais si nous n'aurions pas l'illusion de vivre dans deux univers différents. »348 Cet extrait est étonnant, car Kant y témoigne d'une attention particulière à ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui la phénoménalité du rêve. Le point le plus important selon nous est dans la parenthèse : certes les rêves peuvent en droit être confondus avec la réalité, au point de donner l'impression au sujet de vivre alternativement dans deux univers différents (affirmation qui déjà, en elle-même, est assez originale dans l'oeuvre du ''philosophe de l'objectivité'' pour être soulignée) ; mais en fait, le rêve est bien trop chaotique pour laisser libre cours à une telle croyance. Le rêve est plus parcellaire que la réalité, il est identifiable par le fait que les liaisons entre les représentations oniriques ne sont pas nécessairement assurées. Certes, il semble s'agir ici d'une phénoménalité principalement à rebours, en ce sens que ''l'oubli'' des représentations intermédiaires dont il est question est celle du rêveur-réveillé, quoique l'inattention puisse être celle, antérieure, du rêveur346 347 348 Psychologia Empirica, parag. 110, p. 122 Nous avons notamment dit (Analytique, II) que le 'libertinage' de l'imagination relevait sans doute d'une célérité spécifique, combinant loi d'accoutumance et loi de ressemblance, voire les stéréotypes sociaux, la logique propre à l'inconscient, les idiosyncrasies divers, etc. Anthropologie, AK VII, 174-6, nous soulignons 101 rêvant. Néanmoins Kant semble avoir pris la mesure de la distinction vécue entre les productions imaginatives et la réalité. La qualité de l'''attention'' (mot plurivoque) portée aux représentations oniriques n'est pas identique à l'expérience véridique. Kant en joue, afin d'identifier, au détour de son paragraphe, ce nouveau critère de discrimination de la réalité 349. Par delà la nouvelle réponse qu'il propose au sceptique partiel, cet extrait a selon nous une importance majeure car il immunise Kant contre un soupçon légitime, qui n'est pas propre à sa théorie mais concerne au contraire toute philosophie dépensant ses forces à lutter contre l'argument sceptique du rêve ou de l'hallucination. Quelque porte-parole du sens commun (à supposer qu'il soit quand même phénoménologue de cœur) pourrait en effet, devant la Réfutation de l'idéalisme et autres Paralogismes, faire l'objection suivante : « Vous vous amusez à élaborer des contre-arguments complexes à l'attaque sceptique reposant sur la possibilité du rêve ou de l'hallucination. Mais pourquoi allez-vous chercher si loin ? Il est évident que ces fictions de l'imagination ne peuvent jeter aucune suspicion sur la réalité : leur phénoménalité n'est absolument pas la même que l'expérience réelle. La table de billard hallucinée par Jean n'a pas la 'matérialité' ressentie de son soi-disant équivalent réel ; le rêve a quelque chose de toujours fuyant, hostile à la saisie minutieuse, il glisse entre les doigts. Certes le rêveur doit parfois attendre son réveil pour pouvoir clairement formuler l'affirmation : ''j'ai rêvé'' (Descartes le dit déjà dans la Méditation Première). Mais inversement, lorsque, dans l'expérience réelle, je déclare : ''je ne rêve pas'', il est difficile de penser que je sois malgré tout en train de rêver. Le rêveur trompé n'est pas trompé parce qu'il a tenté de juger son rêve, et qu'il a échoué ; c'est plutôt qu'il a comme ''oublié de juger'', parce qu'il était dans un état cognitif spécifique. Argument a fortiori : cet ''oubli de juger'' n'est pas inévitable ; une preuve par le fait suffit à montrer qu'il est possible, au sein même d'un rêve, de sentir que l'on rêve, en raison même de cette phénoménalité bizarre 350. C'est encore plus clair dans le cas de l'hallucination : l'halluciné 'savant', familier de ce phénomène car rompu à la consommation de substances, s'amuse lui-même de ses créations sans avoir à ''enquêter'' : la qualité de ses fictions 351 trahit immédiatement sa nature ». Il faut bien comprendre ce qui est dit ici : notre interlocuteur défend l'idée selon laquelle les 349 350 351 On pourrait peut-être rapprocher ce critère de celui proposé par Hume, qui ne parle certes pas d''attention' mais de clarté. Cette distinction de clarté est d'ailleurs, selon Hume, le seul critère véritable permettant de distinguer le rêve de la réalité : « La croyance ou l'assentiment qui accompagne toujours <...> les sens n'est rien d'autre que la vivacité des perceptions qu'ils présentent, et cela seul les distingue de l'imagination » (Hume, Traité de la Nature Humaine, I, III, V) L'auteur de ce mémoire prie son lecteur de bien vouloir lui accorder sa bonne foi : il est familier de cette prise de conscience étrange. Voir Jocelyn Benoist (2015), reprenant les analyses de Juan C. González (« El argumento de la alucinación revisitado », Acta Comportamentalia, vol. 12, Monográfico 2004, p. 55-73.), p. 17 : « ce qui caractérise souvent l'expérience de type hallucinatoire, c'est paradoxalement sa très forte trempe de réalité. Ce qui apparaît dans l'hallucination apparaît avec une réalité insoutenable et est, en quelque sorte, « trop réel pour être vrai ». C'est d'ailleurs cette sur-réalité qui fait que, généralement, la question de l'indistinguabilité épistémique ne se pose pas : il n'y a aucun risque que le sujet prenne épistémiquement l'hallucination pour une perception de réalité. Phénoménologiquement, si l'on peut dire, ce qui est donné dans l'hallucination est trop réel pour cela. » 102 productions imaginaires peuvent être discriminées de la réalité sans même devoir en passer par une analyse minutieuse de la cohérence des simili lois physiques que ces hallucinations imitent. Il y a quelque chose d'incommensurable, de qualitativement 352 distinct, entre les expériences véridiques et non-véridiques de type onirique ou hallucinatoire. Kant, dans le texte pré-cité, semble toucher du doigt une telle idée, en notant que le rêve est entouré d'un vague effet d'inattention – quoique Kant n'ait pas les outils conceptuels requis pour développer une telle pensée 353. Surtout, notre division de l'adversaire sceptique en trois figures spécifiques (total fort, total faible, partiel), nous permet d'identifier à quel moment de l'économie argumentative une telle observation phénoménale peut être mobilisé. Elle ne peut l'être qu'en tant que critère de distinction, c'est-à-dire dans un cadre polémique dans lequel les adversaires (le sceptique d'un côté, Kant de l'autre) supposent tous deux que parmi les représentations, certaines au moins sont réelles354. Mais que répliquer à celui qui nous dira que ce critère de distinction (en terme de phénoménalité) est suffisamment spécifique pour nous épargner l'analyse des deux autres (celui, déjà vu, du respect des lois physiques, et celui, à venir, de l'intersubjectivité) ? Peut-être suffit-il de dire que Kant n'a pas à répondre de notre interlocuteur représentant du sens commun ; il suffit qu'en droit l'hallucination et le rêve soient phénoménalement non discriminables (ce qui n'est ni logiquement contradictoire, ni complètement dénué de pertinence empirique) pour que les autres critères aient leur place. c. troisième critère : l'intersubjectivité Kant y insiste : c'est en communiquant ses jugements aux autres hommes que chacun pourra le plus sûrement s'approcher de la vérité. C'est dans les débats, les objections et les confrontations que l'on identifie le mieux ce qui, dans ce que l'on croit être l'expérience, est de l'ordre de la fantaisie ou 352 353 354 … mais pas ''qualitativement'' au simple sens de l'intensité perceptive, cf. Critique, Anticipations de la Perception (CRP, A166/B207 et suiv.) Il est possible que Kant ne puisse pas véritablement travailler une telle distinction phénoménale, parce qu'il saisit le vécu du sujet empirique dans les coordonnées rigides et exclusives des formes a priori de la sensibilité et de la catégorisation par l'entendement ; or les divers 'phénoménalités' dont il est question ici ne sont pas nécessairement saisissables par ces outils conceptuels. Le critère phénoménal n'est en particulier d'aucune utilité devant le sceptique total fort (l'idéaliste sceptique), il peut même lui donner matière à argumentation. En effet nous avons dit que l'hallucination était utilisée par un tel sceptique à titre essentiellement analogique. Rien n'exclut, si l'on ne prouve pas qu'il y a une matière par delà l'illusion supposément intégrale de notre vie, que la réalité (non-matérielle, donc) ne soit pas d'une nature radicalement autre, et dont l'écart avec l'expérience matérielle que nous pensons vivre est analogue à l'écart phénoménal que l'on identifie empiriquement entre la réalité matérielle et le rêve. Ainsi la distinction phénoménale que nous menons sert le sceptique total fort plutôt qu'elle ne le desserre. Un tel sceptique peut, en pointant du doigt cette différence qualitative, affirmer : « si nous pouvions (pourquoi pas après la mort?) expérimenter la réalité, qui n'est pas matérielle, nous constaterions qu'elle est aussi extraordinaire, aussi qualitativement distincte de l'expérience que nous qualifions de ''réelle', que l'hallucination ne l'est à propos de cette supposée expérience. » Ainsi, l'argument kantien contre le sceptique total fort fait bien, quoique l'on puisse penser par ailleurs de sa validité, de ne pas miser sur une telle distinction phénoménale. 103 de la faute de raisonnement. Ainsi, les hallucinations doivent pouvoir être identifiées de cette manière, « par exemple pour savoir si un tintement se produit seulement dans nos oreilles ou si nous entendons une cloche qu'on a effectivement tirée : nous trouvons alors nécessaire d'interroger aussi d'autres hommes pour leur demander s'ils n'ont pas le même sentiment. »355 Cette idée ne date pas de l'Anthropologie. Dans les Rêves d'un visionnaire, déjà, Kant déplorait que, par définition, les visions de Swedenborg étaient personnelles et ne pouvaient donc être « confirmées », « cautionnées », par aucun témoin vivant – Swedenborg se privait donc de toute possibilité de confronter ses jugements à ceux d'autrui356. Il ne disposait, selon le vocabulaire de Kant, d'aucune « pierre de touche »357, aucun critère, aucun élément extérieur auquel se rapporter pour évaluer sa propre conception. Dans la Critique aussi, lorsqu'il s'agissait de définir un canon de la raison pure, c'est-à-dire un ensemble de principes pour l'usage légitime des pouvoirs de connaître 358, Kant distinguait les convictions des persuasions. Une persuasion est, dans son vocabulaire, l'acte de tenir pour vrai (créance359) mais un acte seulement subjectif ; pour s'élever à l'objectivité, et ainsi devenir une conviction, cette créance doit être mise à l'épreuve « sur l'entendement d'autres personnes » ; ainsi « la pierre de touche de la créance, pour reconnaître s'il s'agit d'une conviction ou d'une simple persuasion est donc, de façon extérieure, la possibilité de la communiquer, et de trouver que la créance possède une validité pour la raison de chaque être humain »360. Ainsi, alors qu'il est sur le point de conclure la Critique, Kant ébauche ce critère de l'intersubjectivité, cette idée qu'une communication est une voie importante, même peut-être la plus importante, pour « redresser nos propres pensées »361. Bien sûr, un tel critère empirique est nécessairement partiel. Il suppose que l'on ait déjà prouvé qu'il y a un monde objectif, et que celui-ci est accessible : c'est dans ce monde objectif que je trouverai les sujets avec qui je devrai m'entendre sur la réalité extérieure. Il s'agit bien là d'un critère empirique, et donc possiblement défaillant : après tout, il n'est pas impossible que le sujet avec qui je m'entretiens soit, lui aussi, une création de mon imaginaire (Kant n'entreprend jamais de prouver l'existence d'autres sujets). Kant peut donc affirmer qu'il s'agit d'un critère subjectif de l'objectivité ; une pierre de touche « subjectivement nécessaire »362. Le sujet ne pourra jamais sortir de lui-même pour s'assurer que les autres voient bien ce qu'ils prétendent voir ; il y a une dissymétrie radicale entre ce que l'on ressent et juge personnellement, par rapport à ce que les 355 356 357 358 359 360 361 362 Anthropologie, AK VII, 128-9 Rêves, AK, II, 367, p. 110 Anthropologie, AK, VII, 219-220 : « <P>our la justesse de nos jugements en général et donc aussi pour la santé de notre entendement, c'est une pierre de touche subjectivement nécessaire que nous mesurions celui-ci aussi à l'entendement des autres, plutôt que de nous isoler avec le nôtre et de porter cependant, à partir de notre représentation privée, pour ainsi dire des jugements publics. » CRP, A795/B823 A. Renaut traduit Das Fürwahrhalten, littéralement « acte de tenir pour vrai », par le mot « créance », tout en reconnaissant qu'il s'agit là d'une traduction purement conventionnelle (Critique de la Raison Pure, GF, p. 719, note 166) CRP, A820/B848, nous soulignons Anthropologie, AK, VII, 219-220 Ibid., AK, VII, 219-220 104 autres sujets nous communiquent. Néanmoins, c'est par les recoupements incessants entre nos différentes subjectivités, par la vérification perpétuelle de nos créances, que nous aboutirons à délimiter parmi nos représentations celles qui peuvent prétendre au monde commun. Ce critère de l'intersubjectivité nous permet de lever une ambiguïté fondamentale à propos d'une distinction que Kant opère, et que nous avons jusqu'ici passée sous silence : la distinction mobilisée dans les Prolégomènes entre jugement d'expérience et jugement de perception. Une lecture superficielle des Prolégomènes pourrait laisser penser que les jugements d'expérience sont nécessairement du côté de l'objectivité, et ceux de perception, du côté de la subjectivité. En effet, selon Kant « tous nos jugements commencent par être de simples jugements de perception ; ils valent uniquement pour nous, c'est-à-dire pour notre subjectivité, et ce n'est qu'ensuite que nous leur procurons une nouvelle relation, la relation à un objet »363. C'est par l'ajout d'une catégorie de l'entendement au jugement de perception que ce jugement devient un discours à propos de l'« expérience », donc un jugement objectif. Par exemple, ce n'est qu'en affirmant que le soleil cause la chaleur de la pierre que j'aurai identifié une relation objective entre le soleil et la pierre ; si je me contentais de constater successivement que le soleil propageait ses rayons, puis que la pierre était chaude, cette objectivité de la relation entre les deux m'aurait échappée. Mais voici le point fondamental : le fait de mobiliser une catégorie dans le jugement (et d'en faire ainsi un jugement d'expérience) ne signifie pas que ce jugement devient de ce fait même un jugement objectif. Il faut plutôt dire qu'il a une forme objective, ou qu'il prétend à l'objectivité. Le fait de mobiliser le concept de cause ne garantit pas contre l'erreur de jugement. Simplement, c'est en mobilisant cette catégorie de cause que je rends mon jugement communicable, évaluable par les autres sujets, que je donne la possibilité à ce jugement d'être soumis au critère de l'intersubjectivité. La catégorisation permet la discussion364. C'est en ce sens qu'il faut lire la suite de la phrase des Prolégomènes que nous avons déjà citée plus haut : « nous voulons qu'ils <sc. nos jugements d'expérience> soient également valables pour nous toujours et de même pour chacun »365. Lorsque l'on formule un jugement d'expérience, on veut que ce jugement soit valable pour tous ; on tend vers cela. Mais il n'est pas certain que nous y arrivions toujours. Ainsi la distinction entre jugement de perception et jugement d'expérience ne recoupe pas nécessairement la distinction entre subjectivité et objectivité. Le jugement d'expérience doit être comme testé sur les autres sujets ; il faut vérifier sa prétention à l'objectivité grâce au critère de l'intersubjectivité. Ainsi, il faut distinguer deux ordres : du point de vue transcendantal, ce sont les conditions de possibilité de l'objectivité (constitution des objets selon les catégories de l'entendement, jugements universels, etc.) qui permettent 363 364 365 Prolégomènes, AK, IV, 297-8 Dans la déduction transcendantale (CRP, B168), Kant remarque ainsi : « du moins <sans les catégories> ne pourrait-on entreprendre de discuter avec personne à propos de quelque chose qui repose seulement, chez chacun, sur la manière dont sa subjectivité est organisée. » Prolégomènes, AK, IV, 297-8, nous soulignons 105 l'intersubjectivité366 ; mais du point de vue épistémologique, empirique, c'est le critère de l'intersubjectivité qui permet d'identifier les jugements qui relèvent véritablement de l'objectivité. Appliquée au cas particulier de l'hallucination, cette observation nous permet de dire que le jugement « je perçois un éléphant rose » peut difficilement être soumis au critère de l'intersubjectivité, car il ne donne aucune 'prise' à la contestation d'autrui, étant donné qu'il s'agit d'un jugement de perception (je fais état d'une perception subjective, qu'autrui peut difficilement me contester)367 ; au contraire, le jugement « la présence d'un éléphant rose réel cause ma perception de l'éléphant rose » donne la possibilité à chacun de valider ou de réfuter l'affirmation, en vérifiant si oui ou non il y a bien un éléphant rose devant moi. Conclusion de l'Analytique Nous venons d'analyser comment Kant répond aux trois types de scepticisme identifiés : le sceptique total fort, total faible, et partiel. Contre le premier, il a fallu mobiliser un argument clairement issu de la philosophie transcendantale kantienne ; contre le second, c'est un argument psycho-physique qui a prévalu ; contre le troisième, nous avons identifié trois critères empiriques afin de distinguer les hallucinations de la réalité. La réponse au sceptique total fort, telle que nous avons tenté de la reconstituer, est originale et absolument propre à Kant. Les deux autres réponses sont plus classiques, car elles se situent sur un plan strictement empirique. Il s'agit dans les deux cas, non pas d'interroger les conditions de possibilité du monde réel, mais plutôt l'accès empirique à celui-ci ; ainsi, sur ces questions, Kant reste dans le droit chemin des réponses empiristes classiques. Au moins avons-nous pu constater que la philosophie transcendantale n'invalidait pas ces réponses ; au contraire, elle les justifie et les fonde. Ainsi par exemple, le premier critère contre le sceptique partiel (la stabilité des lois de l'expérience) est fondé sur la seconde analogie de l'expérience : c'est parce que dans la nature les mêmes effets suivent toujours les mêmes causes, selon une loi empirique qui n'est qu'une instanciation particulière d'un principe universel, que ce 366 367 Kant est très clair sur ce point : pour que l'intersubjectivité soit possible, il faut que le sujet (transcendantal) ait constitué une réalité objective. Par exemple, Prolégomènes, AK, IV, 297-8 : « il n'y aurait pas de raison pour que les jugements des autres s'accordent aux miens s'il n'y avait pas l'unité de l'objet auquel tous se rapportent, auquel ils s'accordent et auquel, de ce fait ils doivent également tous de s'accorder entre eux. » Comme l'a noté abondamment L. W. Beck (1978), tout porte à croire que derrière chaque jugement de perception se cache en fait des jugements d'expérience : le jugement « je perçois un éléphant rose » n'est pas dénué de la catégorie de substance (n'y a-t-il pas une structure sujet/attribut dans l'expression « éléphant rose ? », tout autant que dans le fait de dire que le « je » est en train de « percevoir l'éléphant rose » ?). La preuve en est que, contrairement à ce que nous avons affirmé afin de simplifier la démonstration, un autre sujet pourrait toujours tenter de découvrir la vérité ou la fausseté objective du jugement « je perçois un éléphant rose ». Après tout, je peux tout à fait avoir menti, et n'avoir rien perçu du tout. 106 critère peut s'appliquer. NotreeAnalytique nous a ainsi permis de comprendre comment Kant pouvait penser l'hallucination à l'aide des outils conceptuels développés durant sa période critique. Il a beaucoup été question de l'imagination reproductive, faculté empirique qui recombine des sensations déjà fournies par l'expérience réelle. En développant ce modèle « psychologique » de l'hallucination, suggéré ça et là dans les marges de la Critique, des Prolégomènes et de l'Anthropologie, modèle par ailleurs grandement inspiré des lectures de Kant (Hume, Wolff, Baumgarten), nous avons vu que la théorie kantienne de l'objectivité était potentiellement remise en question. En effet, si l'hallucination consistait en une présentation d'objets (quoique imaginaires, fictionnels), n'y avait-il pas là matière à contester le fait que les catégories, qui sont des concepts d'objets en général, constituent nécessaire l'expérience réelle ? Afin de répondre à cette question, il a fallu effectuer un travail d'intégration du ''cas de l'hallucination'' au sein de la philosophie transcendantale. Nous avons à ce titre, dans notre section II (à propos de la catégorisation de l'hallucination) adopté une attitude essentiellement défensive : nous avons montré que l'hallucination ne constituait pas un danger pour la théorie kantienne de l'objectivité ; elle n'était pas une aberration, une anomalie impossible à intégrer au système. Au contraire, elle permettait d'éclaircir encore l'idéalisme kantien, notamment en explorant la déduction transcendantale à travers l'idée que nous avons appelé le « moi bigarré », et aussi à travers la distinction entre principes universels de l'entendement pur et lois empiriques. C'est en intégrant l'hallucination au système de Kant, en en faisant un objet de l'expérience (quoique cet objet soit « du sens interne »368), que l'adversaire sceptique a pu surgir – ou plutôt, les adversaires : contre chacun d'eux, Kant a dû mobiliser des arguments spécifiques. Il est temps maintenant de mettre tout ceci en perspective avec les conclusions de notre Première Partie (Aporétique), selon deux points de vue : la comparaison entre les modèles de l'hallucination proposés, et la réponse à l'aporie des Rêves. 1- le modèle optico-physiologique développé dans le chapitre III de la première partie des Rêves d'un visionnaire a été remplacé par un modèle essentiellement psychologique, s'appuyant sur l'étude de la faculté d'imagination reproductive. L'imagination et les lois d'association n'étaient pas totalement absentes des Rêves ; néanmoins leur mobilisation était tout à fait secondaire, voire subliminale. Dans les Rêves, il était essentiellement question de la manière dont les productions imaginatives sont comme projetées en dehors du sujet, et non pas comment elles sont élaborées. Le modèle développé dans les Rêves expliquait cette projection externe en ayant recours à une explication de type optique : la localisation de l'objet imaginaire dans l'espace correspondait au point de convergence des lignes d'ébranlement des fibres cérébrales. Ce modèle opticophysiologique est-il nécessairement contradictoire avec le modèle psychologique reposant sur 368 Reflexion 6315 (AK VIII 621) 107 l'imagination reproductive ? Rien n'est moins sûr. Il semble plutôt qu'il lui soit complémentaire. L'imagination élabore les fictions en associant des sensations diversement issues de l'expérience réelle, et ces fictions sont 'projetées' au dehors du sujet selon un principe optique. S'il fallait à tout prix combiner ces deux modèles, il y aurait certes quelques difficultés : car d'un côté il est question d'une faculté psychologique, de l'autre du cerveau dans sa matérialité physique. Par ailleurs, la spatialité des objets ne peut plus être considérée de manière aussi naïve que dans les Rêves : les notions de distance, de profondeur, de dimension, de matière, de solidité ayant pour condition de possibilité les catégories de l'entendement, c'est bien le sujet (transcendantal) qui permet l''extériorisation' des objets, y compris les objets réels. Mais puisque les Rêves se situent en permanence sur un plan empirique, ce qui y est dit n'a rien d'essentiellement faux. Le fait que Kant n'ait plus mobilisé le modèle optico-physiologique après les Rêves n'est donc pas le signe que ce modèle est invalidé par la Critique ; tout au plus peut-on faire l'hypothèse que l'évocation de ce modèle était principalement conjoncturelle, destinée spécifiquement à faire contre-poids à l'interprétation occultiste de l'hallucination. 2 – si la Critique, plutôt que de contredire l'ouvrage de 1766, doit plutôt être considérée comme leecomplétant, peut-on également dire qu'elle en résout l'aporie ? Rappelons cette aporie : il s'agissait de montrer que l'hallucination pouvait engendrer ce que nous avions appelé un « effet de réel » suffisamment puissant, et porté en outre par des figures suffisamment charismatiques (les Schwärmer) pour que les arguments rationnels et scientifiques soient impuissants à remporter l'adhésion. L'hallucination portait en elle le risque de faire basculer l'halluciné dans le mysticisme occulte. La proclamation des limites de la raison ne pouvait rien contre cette tendance, ancrée dans les penchants humains du mimétisme et de l'espérance en l'avenir. Autant l'affirmer tout de suite : la Critique passe cette aporie sous silence, et elle ne la résout nullement. Les arguments développés contre le sceptique ne sont en particulier d'aucune utilité contre le visionnaire. Ces arguments prouvent l'existence du monde matériel – mais de cela, le visionnaire ne doute nullement ; quant aux critères permettant d'identifier l'hallucination de la réalité matérielle, ils sont tout aussi impuissants à combattre le visionnaire, qui n'a aucun mal à identifier ses propres hallucinations. C'est au contraire parce qu'il les identifie, parce qu'il en saisit la nature aberrante, exceptionnelle, radicalement autre, bref c'est en creusant encore cet écart entre l'hallucination et le monde matériel, que le visionnaire prétend voir dans ces hallucinations la porte d'entrée vers une réalité spirituelle. Le visionnaire est en quelque sorte l'envers du sceptique : plutôt que de miser sur la gémellité entre la réalité matérielle et l'hallucination, il insiste au contraire sur ce qui en fait une expérience hors du commun – au sens littéral, puisqu'au contraire du sceptique, le visionnaire a besoin de montrer que ses visions ne sont pas quelque chose de commun, d'accessible à tous, mais qu'au contraire elles sont le signe d'une nature exceptionnellement réceptive. Le constat de cette force de l'hallucination n'est d'ailleurs pas abandonné ; Kant le réitère, 108 particulièrement dans l'Anthropologie. Ainsi peut-il y affirmer que « nous jouons souvent et volontiers avec l'imagination ; mais l'imagination (comme fantasmagorie) joue elle aussi, tout aussi souvent, avec nous, et parfois bien mal à propos »369 ; ou encore que « la fantasmagorie réduit entièrement l'homme à être son jouet et le malheureux n'a pas le moindre pouvoir sur le cours de ses représentations »370. Certaines phrases semblent même tout droit sorties des Rêves d'un visionnaire, puisqu'elles font état d'hallucinations interprétées par les sujets comme faisant signe vers un au-delà du monde matériel : « il faut exclure de considérer les histoires rêvées comme des révélations venues d'un monde invisible » 371 ; plus significativement encore, il est dit que l'homme peut tenir ses hallucinations « pour des suggestions venues d’un autre être qui n’est pourtant pas un objet des sens externes : dans ce cas, l’illusion est exaltation de l’esprit, ou même vision »372. On retrouve ici la thématique de la Schwärmerei telle qu'elle avait été identifiée dans les Rêves. Ainsi notre Analytique nous aura permis d'élaborer une nouvelle conception de l'hallucination à partir des outils conceptuels de la philosophie transcendantale ; elle nous aura aussi permis de dépasser le problème épistémologique de la connaissance du monde matériel par-delà les hallucinations possibles ; mais le problème de la croyance en un monde spirituel transcendant la matérialité sera quant à lui resté ouvert. Nous pensons néanmoins que Kant donne des clés pour le résoudre. 369 370 371 372 Anthropologie, AK VII, 174-6 Ibid., AK VII, 180-181 Ibid., AK VII, 174-6 Ibid., AK VII 161-2 109 troisième partie DIETETIQUE Notre Analytique ne nous a pas seulement permis de constater que l'aporie exposée dans les Rêves demeurait irrésolue. Elle nous a aussi montré qu'une telle aporie était ignorée. Pourtant, parmi les arguments contre le scepticisme que Kant a exposés, celui de l'intersubjectivité est mis en danger par une telle aporie. En effet l'intersubjectivité n'est opérante qu'à partir du moment où l'on considère que chacun a la réalité physique pour référence ; que nos interlocuteurs sont capables, dans une certaine mesure au moins, de distinguer le vrai du faux. Or le visionnaire inquiète un tel partage. Il sème le doute dans la communauté des hommes, il trouble le projet commun d'une compréhension toujours plus étendue du monde réel. Il attire l'attention des hommes sur un au-delà, leurs yeux se détournent de l'expérience. Il indique aux hommes que la vérité est ailleurs. Il n'est pas le sceptique cependant : ce n'est pas que l'expérience quotidienne soit une illusion ; simplement, elle est sans intérêt. A un tel point de vue, nul argument réaliste ne fait l'affaire ; le visionnaire se contenterait d'un hochement de tête entendu, et retournerait halluciner son supposé dialogue avec les esprits. Seule une réponse en acte peut atteindre le visionnaire et ses disciples ; c'est pour cette raison que, selon nous, il n'y a qu'une diététique pour sauver, en quelque manière, le goût de l'expérience sensible. Pour saisir l'urgence d'une réponse au visionnaire, il faut comprendre que l'intersubjectivité n'est pas un argument parmi d'autres contre le scepticisme. Comme l'explique Katerina Deligiorgi dans son ouvrage Kant and the Culture of Enlightenment 373, la communication de nos perceptions et jugements avec les autres sujets est ce qui permet de concilier une exigence d'autonomie dans la pensée avec l'impératif de ne pas tomber dans ce que Kant appelle l'égoïsme logique, c'est-à-dire 373 Deligiorgi (2005), p. 83 110 l'attitude consistant à considérer qu'« il n'est pas nécessaire de mettre son jugement à l'épreuve de l'entendement des autres hommes, exactement comme s'il n'y avait aucunement besoin de cette pierre de touche (criterium veritatis externum) »374. L'halluciné conscient de son trouble fera tout pour départager, grâce à la communication, ce qui est objectif dans ce qu'il perçoit. Mais le visionnaire refuse par définition une telle démarche : le fait que personne d'autre ne voit ce qu'il voit fait signe au contraire, selon lui, vers une vérité supérieure. Comme le précise K. Deligiorgi, il ne s'agit pas de dire que Kant est un théoricien du consensus avant la lettre, qui valoriserait le potentiel régulateur d'une future convergence potentielle des opinions : ce qu'il vise, c'est au contraire la possibilité toujours ouverte du dissensus ici et maintenant. Mais le visionnaire s'extrait sciemment de cette 'communauté du dissensus' : il constitue sa propre échelle de valeur, détachée de la communauté d'expérience et des labeurs du travail scientifique. Mais ces valeurs sont celles d'un exalté ; rejoindre son délire équivaudrait à l'abandon de la rationalité scientifique. Participer à la construction d'un « monde commun », pour reprendre l'expression de Kant dans les Rêves375, c'est-à-dire un monde qui n'exclut l'assentiment d'aucun entendement humain, n'est pas directement, en elle-même, une exigence morale : Kant distingue l'égoïsme logique de l'égoïsme moral (celui-ci correspondant à ce que l'on entend généralement par égoïsme : rapporter toutes les fins à soi376). Néanmoins, le fait même que Kant utilise cette notion montre bien qu'il entend valoriser l'attitude opposée. Ainsi par exemple, il qualifie le fait d'entretenir autrui de ses pensées personnelles, dénuées d'objectivité, d'« attitude répréhensible »377 ; il qualifie d'impératif immuable (pour la « classe des penseurs ») le fait de « se mettre en pensée à la place de tout autre (dans la communication avec des êtres humains) »378 - il y a donc, quoique de manière non thématisée, des accents moraux. Il faut chasser la « singularité logique » : l'homme, par exemple, qui entend des voix que nul autre n'entend, doit en conclure qu'il est atteint de dérangement mental, et doit se faire soigner379. Mais puisque le devenir possible de l'hallucination est l'exaltation de l'esprit, et étant donné ce que nous avons dit à propos de la force de l'hallucination, une telle 'intégrité' scientifique n'est pas nécessairement pratiquée : l'effet de vérité produit par la vision, ainsi que l'amour propre380, empêche souvent de s'extraire de l'égoïsme logique. Voilà donc le problème fondamental qui nous est posé : comment permettre aux hommes, et en particulier aux savants, d'être prémunis contre les délires visionnaires. Il s'agit, notons-le bien, d'une question technique, pratique (au sens courant du terme), à laquelle une réponse de nature argumentative (comme celle fournie contre le scepticisme) ne peut absolument pas convenir. Il faut se mettre à la hauteur de la question, et proposer une réponse pratique elle aussi. Nous 374 375 376 377 378 379 380 Anthropologie, AK, VII, 128-9 Rêves, AK, II, 342, p. 77 Anthropologie, AK, VII, 130 Conflit des Facultés, AK VII 98 Anthropologie, AK, VII, 228 Ibid., 219-220 cf. Rêves, AK, II, 350, pp. 88-89 111 souhaitons montrer que Kant, à travers la diététique qu'il propose, fournit des éléments de réponse. Certes cette diététique n'est pas toute entière orientée vers la question de la connaissance ; Kant s'intéresse, de manière générale, à ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui le 'style de vie'. Cependant, au détour de ses sages conseils, de manière relativement éparse mais néanmoins appuyée, Kant explore ce qui permet à l'homme de contrôler son imagination. Nous avons dit que l'imagination se faisait libertine ; néanmoins elle n'est pas incontrôlable. Par de subtiles psychotechniques, et grâce à une intelligence des situations et des contextes, Kant parcourt les modalités d'un rapport sain à l'imaginaire. Il ne s'agit ni de bridage, ni de licence ; tout est affaire d'occasions. La diététique commence donc par l'établissement d'un complexe partage (I), qui vise à identifier quels troubles hallucinés peuvent être pris en charge par cet art ; c'est que cette ambition d'établir un rapport direct à soi-même, à son corps et à son âme, est en concurrence avec la pharmacologie des médecins. Enfin il sera temps d'étudier, dans les détours et les recoins du texte kantien, les modalités de la maîtrise de l'imagination, cette faculté capable du meilleur - les rêves comme du pire - les décadentes fantasmagories de l'exalté (II). I – Des partages La nosologie des troubles de l'esprit est une pratique commune dans l'Europe scientifique du XVIIIe siècle. Les classements sont principalement effectués en fonction de la faculté atteinte ; à chaque faculté doivent être associées les décadences correspondant à sa nature. Tous les troubles doivent avoir leur place dans le tableau général de l'activité de l'esprit. Ainsi le médecin et botaniste français Boissier de Sauvages, dans sa Nosologie méthodique381, distingue les hallucinations, qui troublent l'imagination, les bizarreries, qui troublent l'appétit, et les délires, qui troublent le jugement. Le naturaliste suédois Carl von Linné 382 divise quant à lui les maladies mentales en trois classes, idéales (délire, démence), imaginatives (vision, vertige, hypocondrie), et pathétiques (goût dépravé, boulimie, anxiété). Le médecin bavarois Melchior-Adam Weickard, pour sa part383, distingue les maladies du sentiment et les maladies de l'esprit, et au sein des maladies de l'esprit, il propose huit groupes, incluant notamment la vivacité de l'imagination, l'absence de mémoire, les défauts de jugement, le délire et la sottise 384. A chaque fois, les troubles propres à l'imagination sont minutieusement distingués des autres ; avant d'être un insensé, 381 382 383 384 Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, 1763 Linné, Genera morborum, 1763 Weickard, Der philosophische Artz, 1790 Pour une présentation plus détaillée de ces trois propositions de classifications, voir Foucault (1972), pp. 250-251 112 l'halluciné est quelqu'un qui ne peut contrôler son imagination. Son mal est causé par sa sensibilité plus que par son entendement. Certes il prend ses inventions pour la réalité, et en cela il commet une erreur de jugement, mais là n'est pas le coeur de son délire. Sa maladie est avant tout une hyperactivité de son imaginaire. Kant, en un sens, est dans la droite lignée de ces grands partages. Il propose à au moins deux reprises, de part et d'autre de son parcours philosophique, une petite nosologie de cette sorte : d'abord dans l'Essai sur les maladies de la tête (1764), puis dans l'Anthropologie (1798). Les deux classifications ne se superposent pas totalement parce que la terminologie de Kant est relativement fluctuante, mais on peut dire que le partage est du même ordre que ceux de Boissier, Linné et Weickard : on retrouve la grande démarcation entre trouble de la sensibilité (ou de l'imagination) et trouble du jugement. Dans l'Essai, le premier trouble est appelé Verrückung (dérangement), ce qui sera aussi le nom de l'hallucination dans les Rêves d'un visionnaire. Dans l'Anthropologie, il est appelé Wahnsinn (délire des sens), et rapproché du latin dementia385 (difficulté lexicale : dans l'Essai, le Wahnsinn est au contraire rapproché du trouble du jugement386). Mais dans les deux ouvrages, il s'agit bien d'affirmer que « des représentations inventées par une imagination dont l'activité est faussée sont prises pour des perceptions »387 , et que l'homme troublé est accoutumé « à se représenter clairement pendant la veille certaines choses qui ne sont pas présentes du tout »388. Au contraire, dans la seconde famille de troubles (troubles du jugement), nul besoin de productions imaginatives : la pathologie consiste en une incapacité qu'éprouve le sujet à lier les perceptions (réelles) d'une manière convenable. Le délire opère « contre les règles communes de l'entendement »389 . Ainsi l'orgueilleux qui croit voir de l'admiration dans un air moqueur. Ce partage entre sensibilité et entendement n'est cependant pas exclusif : dans l'Anthropologie, Kant joint également à sa typologie la perte de tout sens (amentia)390, consistant, non pas à mal ordonner ses représentations, mais à ne pas les ordonner du tout ; il ajoute aussi la déraison (vesania)391, considérée comme le stade le plus radical de la perturbation mentale puisque le fou s'émancipe de tous les concepts purs de l'entendement (hypothèse par ailleurs fascinante, puisque 385 386 387 388 389 390 391 A noter, une erreur dans l'édition GF : il est écrit insania au lieu de dementia (p. 61). L'instabilité lexicale va encore plus loin : dès la période pré-critique, le terme « Wahnsinn » a subi un changement de définition. Il passe d'un côté à l'autre du grand partage trouble des sens / trouble du jugement. Dans l' Essai sur les maladies de la tête, le Wahnsinn est proprement le trouble du jugement : il opère « contre les règles communes de l'entendement » (AK, II, 268, p. 68), il est un « désordre introduit dans la faculté de juger » (AK, II, 264, p. 59). Il s'oppose en cela au Verrückung, qui est un trouble des sens, qui au contraire n'implique pas de dérèglement de l'entendement : « <dans le Verrückung> la faculté de comprendre n'est pas atteinte, ou du moins il n'est pas nécessaire qu'elle le soit » (AK, II, 267, p. 67), mais au contraire ce trouble implique que l'âme génère « toutes sortes d'images de choses inactuelles » (AK, II, 264, p. 60). Dans l'Essai, l'hallucination est donc proprement le Verrückung, mais pas le Wahnsinn. Dans les Rêves d'un visionnaire (1766), cependant, Kant modifie le lexique : il assimile Verrückung et Wahnsinn, qui sont désormais tous les deux considérés comme consistant en un trouble de la perception (hallucination) ; le trouble du jugement, quant à lui, est appelé Wahnwitz, aussi qualifié de « ratiocination aberrante », et écarté par Kant qui trouve ce trouble peu intéressant. Anthropologie, AK VII, 215 Essai, AK, II, 265, p. 62 Essai, AK, II, 268, p. 68 Anthropologie, 214 Ibid., 215 113 Kant suppose une folie positive qui s'invente ses propres règles, absolument émancipée des principes a priori de l'expérience). Dans l'Essai, au dérangement et au délire s'ajoute la démence, qui est « raison en désordre »392, et dont la description semble assez proche de la déraison de l'Anthropologie. Robert E. Butts suggère que la quadruple typologie de l'Anthropologie peut ainsi être associée aux quatre facultés que sont l'entendement, la sensibilité, la faculté de juger et la raison 393. Si l'on ajoute à cet inventaire schématique les dénominations de l'Essai, on obtient le tableau suivant : Dénomination dans l'Essai sur les maladies de la tête Faculté en jeu Trouble Description Entendement Perte de tout sens Unsinnigkeit (amentia) Incapacité d'ordonner ses x représentations de manière suffisamment cohérente pour rendre l'expérience possible Sensibilité Délire Wahnsinn (dementia) Créations imaginaires prises Dérangement p o u r d e s p e r c e p t i o n s Verrückung (quoique liées dans l'esprit en accord avec l'expérience et la logique) Faculté de juger Absurdité d'esprit Wahnwitz (insania) Perturbation du jugement, Délire e s p r i t l e u r r é p a r d e s Wahnsinn confusions entre concepts Raison Déraison Aberwitz (vesania) I n v e n t i o n d e r è g l e s Démence alternatives de liaisons entre Wahnwitz les représentations Ce tableau permet une vue synthétique des ''maladies de la tête''. Néanmoins il faut se garder d'en conclure la rigidité du partage. Les glissements lexicaux nous avertissent déjà de la relative élasticité de la typologie kantienne ; bien plus, ces troubles s'interpénètrent, leurs frontières sont poreuses. Kant écrit d'ailleurs que l'Anthropologie ne peut que « dégager les grandes lignes, en général »394 de ces différentes folies de l'esprit, mais qu'il sera toujours difficile « d'introduire une division systématique dans ce qui est, par essence et irrémédiablement, désordre »395. Sa nosographie est assez flottante pour que Kant puisse se permettre, par exemple, de considérer que le délirant victime d'un trouble du jugement est comme un « créateur », « distrait par la diversité de ce qu'il invente »396, alors même que c'est sa faculté de juger qui est défaillante, et non, en premier lieu, son imagination. Autre exemple, la figure du paranoïaque est considérée selon les textes tantôt comme appartenant au trouble des sens (l'homme 'imagine' avoir en face de lui des visages pleins 392 393 394 395 396 Essai, AK, II, 268, p. 69 Butts (1984), p. 301 Anthropologie, AK, VII, 214 Ibid. Ibid., 215 114 de défiance), tantôt comme une illustration d'une incapacité à juger correctement. Il faut prendre acte de ce caractère essentiellement flottant d'une typologie basée sur l'étude des facultés ; Michel Foucault remarque d'ailleurs que ce patient labeur de classification, étendu sur tout le XVIIIe siècle, sera finalement abandonné : « tout se passe comme si cette activité classificatrice avait fonctionné à vide, se déployant pour un résultat nul, se reprenant et se corrigeant sans cesse pour ne parvenir à rien : activité incessante qui n'a jamais réussi à devenir un travail réel »397. La science des partages en fonction des facultés de l'esprit est condamnée à la désuétude, parce qu'elle est à la fois trop naïve (Foucault soulignant qu'aucun nosographe du XVIIIe siècle n'a jamais eu contact avec le monde des hôpitaux) et trop rigide (elle méconnaît la nature hybride et fuyante des délires réels). Kant, néanmoins, échappe à ces observations. Il ne fait pas œuvre de nosographe – ses distinctions sont bien peu détaillées par rapport à celles de Boissier, Linné et Weickard. Sa typologie quaternaire n'est, finalement, rien de plus qu'une adaptation des grands partages (plus ou moins communs à tous) à sa propre conception des facultés de l'esprit 398. Mais l'originalité du geste kantien est ailleurs : elle est dans l'absolue prolifération des typologies. L'hallucination n'est pas simplement mise en regard d'autres formes de délires de l'esprit. Elle est quadrillée, délimitée, disséquée, en fonction d'une multitude de critères. Kant n'a de cesse, en particulier dans l'Anthropologie, de distinguer les cas et de multiplier les terminologies. Sa nosographie quaternaire n'est que l'un des plans de ce grand partage, plan à la fois le plus général et le moins pertinent, puisqu'il associe un trouble (l'hallucination) avec une faculté privilégiée (l'imagination), mais sans explorer les divers modes de cette association, ses circonstances et ses conditions. Toutes les hallucinations ne sont pas identiques en nature, quoiqu'elles soient toutes occasionnées par un trouble des sens. C'est dans les subtilités d'une prolifération des partages que Kant pourra identifier le rôle que peut précisément jouer le philosophe vis-à-vis du danger de l'hallucination. La première grande distinction est simple et pourtant décisive : c'est celle, ignorée des nosographes que la pathologie intéresse exclusivement, entre les hallucinations saines et les hallucinations pathologiques. le pathologique et le sain Kant ne pense nullement que toute production imaginaire soit mauvaise pour l'homme. Bien au 397 398 Foucault (1972), p. 251 Pigeaud (2001), p. 129 : « il n'y a pas de raison <...> de s'étonner du vocabulaire kantien des « troubles de la tête ». Ce vocabulaire est, comme nous avons eu l'occasion de le remarquer, parfaitement homogène avec à celui de ses contemporains médecins. <...> Unzer, qui par définition n'est pas philosophe, utilise en gros le même langage que Kant ». 115 contraire : l'imagination étant une faculté nécessaire à la connaissance (notamment dans la synthèse de l'imagination reproductrice), ses 'divagations' peuvent être salutaires « car au moins elle se trouvera animée et fortifiée par la liberté d'un tel élan, et il sera toujours plus facile de modérer son audace que de secourir sa langueur »399. Une imagination dynamique est signe de bonne santé. Elle peut bien divaguer, c'est-à-dire produire des associations de représentations qui ne correspondent à aucune expérience réelle ; elle sera toujours à même de se remettre au service de l'expérience lorsque cela sera nécessaire. C'est en mobilisant un tel motif du dynamisme de l'imagination, que Kant se permet de justifier et légitimer certaines 'visions' de l'esprit pourtant clairement détachées de l'expérience réelle. L'exemple le plus saisissant est bien sûr celui de rêve : « dans le sommeil (un état qui fait partie de la bonne santé), être le jouet involontaire de ses chimères, c'est rêver »400. La parenthèse est décisive : elle indique précisément ce partage que Kant a toujours en vue entre les attitudes blâmables car maladives, et louables car signes de santé. C'est que, d'entre toutes les modalités de l'hallucination, le rêve est bien celle qui a les faveurs de Kant, et qu'il évoque le plus souvent. Selon lui, le rêve est signe de santé, il est même nécessaire à la santé, car « dormir et mourir seraient une seule et même chose si le rêve ne survenait comme une agitation naturelle, bien qu'involontaire, des organes vitaux internes sous l'effet de l'imagination »401. La vie de l'homme est suspendue à ses rêves. Si son sommeil était absolue, sa force vitale disparaîtrait et entrainerait la mort 402. Le rêve est « une sage disposition de la nature pour dynamiser la force vitale par des affects qui se rapportent à des données involontairement inventées »403. Kant va même jusqu'à faire l'éloge des cauchemars. Il remarque en effet que ceux-ci sont les plus dynamisant : dans les frissons de nos terreurs nocturnes, nous sollicitons notre force musculaire et l'endurance de notre système cardiaque. Notre corps s'accroche à la vie en générant la peur 404. Puisque le rêve - et le cauchemar - sont sains et favorables à la vie, ils sont par là même nécessaires : celui qui prétend ne pas avoir rêvé « a simplement oublié son rêve »405. Le rêve est universel, puisqu'il est sain : il serait absurde de prétendre que l'humanité rêveuse est victime d'un fléau duquel elle ne peut se défaire. Un caractère maladif ne peut être identifié que dans les cas où existent, en face de lui, une saine alternative. Or la vie sans rêve n'est pas une option. Mais il faut être précis : c'est bien le rêve (ou le cauchemar) associé au sommeil qui a les faveurs de Kant ; le 399 400 401 402 403 404 405 Prolégomènes, AK, IV, 317 Anthropologie, AK, VII, 167-9 Ibid., 190 « La force vitale, si elle n'était pas maintenue toujours active par l'intermédiaire des rêves, s'éteindrait et que le plus profond sommeil entraînerait nécessairement avec lui, en même temps, la mort » Anthropologie, AK VII, 174-6. Voir aussi Conflit des facultés, AK, VII, 106. Ibid. « Sans cette image effrayante d'un fantôme qui nous accable et sans l'application de toute la force musculaire à nous placer dans une autre position, l'immobilité du sang mettrait fin rapidement à la vie <...> de telles représentations stimulent davantage les forces de l'âme que ce n'est le cas quand tout correspond à nos désirs et à nos volontés » Anthropologie, AK, VII, 190 Ibid. 116 'rêveur éveillé', au contraire, est dans un état pathologique : « le jeu de la fantasmagorie avec l'homme pendant le sommeil correspond au rêve et se produit même quand l'individu est en bonne santé ; en revanche, il trahit un état pathologique quand il survient dans la veille »406. Foucault considère dans une note de son Histoire de la folie que Kant est l'un des représentants de ce XVIIIe siècle qui comprend la folie comme étant exactement au point de contact « de l'onirique et de l'erroné »407. Le délire serait, selon lui, « le rêve des personnes qui veillent ». Avec l'erreur, la folie « a en commun la non-vérité, et l'arbitraire dans l'affirmation ou la négation ; au rêve elle emprunte la montée des images et la présence colorée des fantasmes. »408 Il faudrait raffiner cette affirmation. Le rêve éveillé est certes déclaré pathologique par Kant notamment en tant qu'il mène à l'erreur ; mais cela ne peut être le seul critère, car le rêve éveillé ne mène pas nécessairement à l'erreur. Nous avons vu dans notre Aporétique (section I) que le rêve éveillé pouvait avoir une modalité non délirante, car les images fantasmatiques peuvent très bien « occuper <le rêveur éveillé> sans le tromper »409. Celui qui s'imagine être roi de France, celui qui fait des châteaux en Espagne, n'est pas nécessairement abusé par son imaginaire. Ceci vient du fait, comme nous l'expliquions, que ces fantasmes sont en rapport avec le réel alentour, qui ne disparaît jamais totalement : « il y a pourtant la perception effective de son corps par les sens externes pour provoquer le contraste (Kontrast) à l'égard de ces chimères, pour donner du relief et faire que les unes soient tenues pour forgées par lui-même, et les autres pour objets sentis. »410 Le délire en tant que tel survient uniquement quand la fantasmagorie entraine l'homme dans son mensonge, sans lui laisser un pied sur le sol ferme du réel – et cette méprise, nous l'avons vu, Kant l'associait à une défaillance physiologique du cerveau. Mais la fantasmagorie peut se jouer de l'homme selon une autre modalité pathologique, qui n'est pas la modalité de l'erreur. Le rêve de l'homme éveillé peut être signe de mauvaise santé (relative), alors même que le rêveur le repère comme tel. C'est que le rêve éveillé, quel que soit le degré de croyance qu'il génère, est le signe d'un défaut de dynamisme des forces vitales. Le rêveur se refuse à l'action en s'enfermant dans une idiosyncrasie mortifère. Il souffre d'un désintérêt pour la réalité, désintérêt blâmable puisqu'il confine à la négation de la communauté des hommes. Le sommeil et le rêve ne sont légitimes et sains qu'en vue d'une participation active au monde ; ils ne sont pas leur propre fin. Le rêveur éveillé est certes amené à se tromper sur le monde si ses fantasmagories sont assez intenses ; mais surtout, il nie ce monde. Le rêve sans sommeil est doublement pathologique, car il prive le sujet de connaissance et il fait secrètement signe vers un désintérêt pour ce savoir. Monde mépris, monde méprisé. Un autre exemple significatif de ce partage incessant entre le sain et le maladif est celui de la boisson : « L’ivresse est l’état contre nature où l’on est incapable d’ordonner ses représentations 406 407 408 409 410 Anthropologie, AK VII, 174-6, nous soulignons Foucault (1972), p. 309 Ibid. Rêves, AK, II, 343, p. 78 Ibid., 343, pp. 78-79 117 sensibles conformément aux lois de l’expérience, dans la mesure où un tel état est l’effet de la consommation excessive d’une substance. »411 Certes l'ivresse est d'emblée considérée comme excessive et contre nature ; mais elle n'est pas pour cela frappée d'anathème. Kant développe une petite classification des alcools et des substances ; certains sont dits affaiblir la force vitale (« certains champignons, le porsch, l'acanthe sauvages, la chica des Péruviens, l'opium »412), d'autres sont dits la dynamiser, comme le vin et la bière. Ainsi, les produits du premier groupe doivent être évités, ils sont « honteux en soi »413 (nouvel accent moral) car ils génèrent une ivresse taciturne et détruisent la sociabilité. Les seconds au contraire produisent une ivresse conviviale et féconde. Ils suscitent certes une « indisposition des sens »414, mais c'est un effet passager, qui a le mérite de délier la langue et de ravir le coeur ; les buveurs expérimentent la « joie d'être en société »415 - encore qu'ils faillent distinguer le vin et la bière, car la seconde reste « sujette à s'enfermer dans le rêve »416 . Les alcools peuvent donc avoir dans la veille le rôle du rêve dans le sommeil : certes ils ne valent pas en eux-mêmes, mais dynamisent les forces vitales ; revenus à la lucidité temporairement effacée par une ivresse permise, les hommes sont fortifiés et prêts à prendre le monde à bras-le-corps. Enfin, citons le cas insolite du dada (Steckenpferd), cette « propension accentuée à s'occuper délibérément, comme s'il s'agissait d'une affaire sérieuse, d'objets de l'imagination »417. En toute rigueur le Steckenpferd est ce jouet qui se présente sous la forme d'un bâton en bois orné d'une tête de cheval stylisée. Les enfants mettent le bâton entre leurs jambes et miment l'attitude d'un cavalier. Par extension, le Steckenpferd est un passe-temps, un hobby (hobby-horse), sur lequel on revient sans cesse de manière presque maniaque, et qui a surtout pour particularité la mobilisation interactive d'un élément imaginaire. Telle personne âgée se distraira en bavardant avec un ami depuis longtemps disparu ; tel enfant s'imaginera capitaine de navire. Contre toute attente, cette « oisiveté affairée »418 n'est pas blâmée par Kant : « pour des personnes âgées qui vivent dans le repos et l'aisance, cette disposition d'esprit <...> est bénéfique à la santé dans la mesure où elle constitue une agitation qui maintient en éveil la force vitale ». Toujours ce motif du dynamisme et de la vitalité. Le dada est l'exemple d'un rapport ambivalent à l'imaginaire : le sujet sait qu'il invente, mais il est suffisamment impliqué dans son jeu pour adhérer à ses fantaisies. Il est à michemin entre l'hallucination et l'invention délibérée ; la réalité de l'objet n'est plus son problème. Le joueur est pris dans une inertie ludique, de laquelle il peut néanmoins s'extraire lorsque le réel frappe à sa porte. Son délire est donc inoffensif, et Kant suggère de voir avec bienveillance cette 411 412 413 414 415 416 417 418 Anthropologie, AK VII 165-6 Ibid., 170 Ibid. Ibid., 172 Ibid., 171 Ibid., 170 Ibid., 203-4 Ibid. 118 manie bénigne qui fait rire le monde et offusque les pédants. Ainsi ce partage multiforme qu'effectue Kant entre les hallucinations saines et pathologiques, témoigne d'un rapport subtil du philosophe aux inventions de l'imagination. La perception de l'inexistant peut se faire sous une multitude de rapports ; totalement subies ou à demi provoquées, dynamisantes ou mortifères, l'homme s'amuse à se tromper lui-même en générant des images puis en oubliant qu'elles provenaient de lui. La pathologie est davantage inscrite dans l' effet produit par l'hallucination que dans son irréalité. Le constat simpliste de son caractère non-véridique manque l'essentiel de son ambiguité : c'est que l'hallucination détache l'homme de l'expérience, mais parfois pour mieux l'y faire revenir. A ce grand partage sain/pathologique est indexée toute une série de distinctions importantes. le volontaire et l'involontaire Le chimérique est victime de « crises de fantasmagorie » sur lesquelles il n'a aucun pouvoir419 ; l'endormi rêve involontairement, par définition même du rêve 420 ; l'imagination du fantaste invente sans frein. Face à ces trois modalités de l'hallucination involontaire, Kant appelle composition, ou invention421, l'imagination régie par l'arbitre ; cette imagination avec laquelle il est possible de jouer, comme dans l'exemple du dada précédemment rencontré 422. Jouer avec l'imagination, laisser l'imagination se jouer de nous : deux modalités de l'imaginaire, qui ne s'assimilent pas nécessairement au partage entre le sain et le maladif, puisque le rêve est sain alors qu'il est involontaire. Précisons que la distinction volontaire/involontaire ne recoupe absolument pas la distinction liberté/déterminisme. S'il arrive à Kant d'affirmer que l'imagination, en tant qu'elle peut produire des représentations volontaires, est régie par l'arbitre (Willkür423), il ne faut pas interpréter cet 419 420 421 422 423 « Les accès qui s'emparent inopinément du chimérique sont des crises de fantasmagorie (raptus). » (Anthropologie, AK, VII, 202) Ibid., 175 Ibid. Dans certains passages de l'Anthropologie, Kant semble néanmoins considérer, de manière étrange, que l'activité de l'imagination reproductrice est toujours involontaire. Par exemple, lorsqu'elle est comparée à la mémoire : « La mémoire est différente de l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est capable de reproduire volontairement la représentation antérieure et que l'esprit n'en est donc pas un simple jouet. La fantasmagorie, c'est-à-dire l'imagination créatrice, ne doit pas venir s'en mêler, car, si tel était le cas, la mémoire deviendrait infidèle. » (Anthropologie, AK, VII, 182). Outre le fait qu'il soit étrange de séparer mémoire et imagination reproductrice (la seconde étant la faculté qui rend possible la première), l'idée selon laquelle l'imagination reproductrice serait nécessairement involontaire est contradictoire avec ce que dit Kant par ailleurs à propos du dada ou de l'invention de l'artiste (et par ailleurs, contradictoire avec l'expérience de chacun). Ainsi suggérons-nous de lire l'extrait précédent dans le sens suivant : la mémoire est différente de l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est toujours capable de reproduire volontairement les représentations dans un ordre déterminé – car sinon, par définition, ce ne serait pas la mémoire. En revanche l'imagination reproductrice prise dans un sens général, n'est volontaire que conditionnellement. notamment en Anthropologie, AK VII, 175 119 arbitre comme un libre arbitre ; il s'agit seulement de dire que les productions sont déterminables consciemment par le sujet, selon des modalités qui peuvent être passionnelles ou rationnelles. On ne peut parler de libre arbitre (freie Willkür) que dans les cas où cette modalité est rationnelle et morale424 ; or Kant, à propos des inventions de l'imaginaire, n'en évoque jamais clairement la possibilité (nous avons déjà abondamment signalé que l'imagination, au contraire, était régie par de strictes lois d'associations). le temporaire et le définitif Le rêve de l'endormi est passager, aussi passager que son sommeil ; caractère éphémère, également, de l'hallucination sous drogue et de la divagation du constructeur de châteaux en Espagne425. Chez tous ceux-là, le réel ne tarde pas à refaire surface. Au contraire, le fou peut bien vivre indéfiniment dans la fantasmagorie. Sur le délirant, Kant écrit : « Je n'ai jamais vu que quelqu'un eût été guéri de cette maladie »426. A ce fou, il n'est jamais offert, comme au rêveur occasionnel, l'occasion de juger rétrospectivement de l'absurdité de ses visions. Il est la proie définitive de l'invention délirante ; incurable, il erre sans échappatoire dans les confins de son imagination. Pourtant tout trouble mental n'est pas définitif : Kant note par exemple que la vue d'un forcené peut engendrer chez les sensibles « une forte imagination par contagion sympathique », mais ces délires fiévreux ne doivent pas être considérés comme des 'dérangements' à proprement parler, « dans la mesure où ils sont passagers »427. Une fois encore, il faut donc noter que cette distinction entre le temporaire et le définitif ne recoupe pas nécessairement celle du sain et du pathologique. Certaines maladies de l'imaginaire sont passagères ; et à l'inverse, les créations imaginatives indéfiniment prolongées ne sont pas nécessairement signes de décadence. Dans sa période pré-critique, Kant est même allé jusqu'à dire, en suivant sa théorie du contraste entre les rêves éveillés et la réalité 428, que l'esprit générait en permanence des fantasmagories. Simplement, elles étaient masquées, voilées par l'inaltérable force du réel (chez les gens sains) : « on n'a aucune raison de croire que notre esprit suive en cela d'autres lois pendant la veille que pendant le sommeil, et tout laisse au contraire supposer que, lorsque nous sommes éveillés, les impressions vivaces des sens éclipsent les images chimériques, qui sont plus 424 425 426 427 428 voir sur ce point Anthropologie, éd. GF, 1993 (cf. bibliographie), note d'Alain Renaut n°43, pp. 331-2 ; ainsi que « Introduction générale à la métaphysique des mœurs », traduite par A. Philonenko in : Doctrine du droit, Vrin, 1971. Sur les constructeurs de châteaux en Espagne : Anthropologie, AK VII, 180-181 Anthropologie, AK, VII, 215 Ibid. 203 cf. notre Aporétique, section II, « Application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve éveillé » 120 ténues, jusqu'à les rendre méconnaissables, alors que celles-ci retrouvent toute leur force dans le sommeil »429. Derrière les perceptions véridiques, l'imaginaire travaille en silence, indéfiniment. Ce qui est temporaire, donc, ce ne sont pas les images inventées, mais leur conscience aigüe et vivace. l'ici et l'au-delà Enfin, Kant re-mobilise dans l'Anthropologie un grand partage que nous avons déjà analysé en détail, qui a trait à l'interprétation que font les hallucinés de leurs visions. L'homme est en effet sujet à des illusions, des tromperies, par lesquelles ou bien il « prend les phénomènes de ce sens pour des phénomènes extérieurs <...> ou bien les tient pour des suggestions venues d’un autre être qui n’est pourtant pas un objet des sens externes : dans ce cas, l’illusion est exaltation de l’esprit (Schwärmerei) »430. L'homme trompé par son imagination, selon la provenance qu'il attribue à sa vision, devra être considéré tantôt comme un simple halluciné, tantôt comme un exalté. Kant reprend ici, telle quelle, la typologie des Rêves d'un visionnaire. Déjà il y montrait que l'exaltation n'était que l'un des devenirs possibles de l'hallucination, mais son devenir le plus problématique et dangereux. Les visions ne se contentaient plus de tromper le délirant sur la réalité matérielle qui l'entourait ; elles l'incitaient à croire en un au-delà transcendant. Ainsi un nouveau rapport de vérité à ses chimères doit être pris en compte : 1/ l'homme peut jouer avec ses fantasmagories tout en sachant qu'elles sont imaginaires (l'exemple du dada) ; 2/ il peut être trompé par ces visions, en les croyant vraies (l'hallucination 'traditionnelle') ; 3/ enfin il peut les prendre pour une porte d'entrée vers un autre monde, un 'au-delà du vrai', pourrait-on dire. Le premier 'halluciné' ne pose pas problème, ses inventions sont vivifiantes et paisibles. Le second doit être remis au contact du réel. Mais que faire contre le troisième ? C'est bien la question qui nous avait occupé dans notre Aporétique, sans que nous puissions trouver une réponse. Ainsi Kant multiplie-il les partages. Il catégorise les visions selon divers critères, sans que les distinctions ne soient superposables. L'hallucination elle-même devient plurivoque et poreuse. Un rêve n'est-il rien d'autre qu'une hallucination saine ? Pouvons-nous dire que nous 'hallucinons' lorsque nos visions sont volontaires ? Notre définition initiale de l'hallucination (comme « perception d'objets inexistants ») manquait les multiples modalités de son advenue. Nous suggérions en Introduction que le grand partage du Vrai et du Faux devrait alors être remplacé par celui du sain et du maladif. Mais là encore, l'ambiguité est reine : la pathologie de l'exalté, persuadé de son contact avec l'au-delà, n'est pas identique au trouble du rêveur éveillé, qui volontairement se 429 430 Essai, AK, II, 264 Anthropologie, AK, VII, 161-2 121 retire du monde en laissant libre cours à un monde fantasmé mais identifié comme faux. La diversité des visions pourrait s'étaler sur un graphique à dimensions multiples ; sa version la plus bénigne, la plus aimable et inoffensive, serait la divagation passagère et vivifiante, identifiée et voulue comme telle ; de l'autre côté du spectre, la version la plus décadente de la pathologie, qui s'éternise en chimères sordides, exalte l'esprit et prive de tout contact sain avec la commune vérité des hommes. Mais entre ces deux pôles extrêmes, les hallucinés naviguent. Dans quelle mesure, pour quels types de cas, le philosophe a-t-il encore un rôle à jouer ? Cette question nous oblige à un dernier grand partage : celui entre les délires relevant uniquement de la compétence du médecin, et ceux contre lesquels le philosophe a encore une utilité. le philosophe et le médecin Dans l’Essai sur les maladies de la tête de 1764, Kant considère que les maladies en question, incluant l’hallucination (Verrückung), ne peuvent pas à proprement parler être soignées par le philosophe ; elles exigent un traitement proprement médical : « Ces tristes maux, pourvu qu'ils ne soient pas héréditaires, font encore espérer une guérison, et celui dont l'assistance, ici, est à rechercher particulièrement, c'est le médecin. »431 Le philosophe est exclu de la boucle. Quelle est la raison d’un tel aveu d’échec ? C’est que, selon Kant, les maladies de l’esprit sont avant tout causées par un dysfonctionnement du corps. Les hallucinations et les délires ont leurs racines dans les organes : « Je n'ai prêté attention qu'aux manifestations de ces maladies dans l'esprit sans vouloir déceler ni leurs racines, qui, à vrai dire, se trouvent dans le corps, ni leur siège principal, qui pourrait bien être les parties digestives plutôt que le cerveau, comme le prouve vraisemblablement cet hebdomadaire apprécié et universellement connu sous le nom Le Médecin, dans ses numéros 150, 151 et 152. <...> Si l'on a, ne serait-ce qu'un peu, porté attention aux exemples, on sera convaincu que c'est d'abord le corps qui souffre »432 Seul le spécialiste du corps peut guérir le malade : dans les cerveaux et les viscères, le médecin doit trouver le secret de la folie. Sans un savoir adapté sur le corps, sans l’apport positif de la science médicale, on est condamné à méconnaître le trouble dont l’hallucination n’est qu’une manifestation. Ce constat est repris à demi-mots dans les Rêves d’un visionnaire, lorsque Kant se 431 432 Essai, AK, II, 270-1, pp. 73-5 Ibid. 122 demande quel traitement doivent mériter les mystiques qui prétendent entrer en contact avec des esprits : tout porte à croire qu’ils sont de parfaits « candidats à l'hôpital », et qu’on doit les « purger »433. Alors, quel rôle reste-t-il au philosophe ? Pour le Kant pré-critique, ce rôle est bien modeste. Après avoir, dans l’Essai, affirmer la prévalence du savoir des médecins, il ajoute : « Mais, pour l'honneur, je ne voudrais pas exclure le philosophe, qui pourrait ordonner la diète de l'esprit ; à la seule condition que, comme pour ses nombreuses autres activités, il ne se fasse pas payer. »434 Qu’entend-il par « diète de l’esprit » ? Pourquoi le rôle alloué au philosophe est-il si mince par rapport au médecin ? Il faut comprendre le contexte historique dans lequel se situe Kant, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Comme le montre Grégoire Chamayou 435, au moment où Kant rédige et publie son Essai, les troubles mentaux ne relèvent pas encore d’une discipline spécialisée, qui serait la psychologie ou la psychiatrie. Certes Kant aborde la « psychologie », il professe même plusieurs cours sur la question 436 ; mais seulement à propos de l’étude des lois générales de l’esprit comme les lois d’association 437, et non des troubles mentaux à proprement parler ; il évoque aussi la science des « physiologues », auxquels il revient notamment d’expliquer le rôle exact du sommeil dans la préservation de la force vitale438. Mais la question des troubles psychiques est là encore soigneusement évitée. Grégoire Chamayou explique qu’en l’absence d’une psychothérapie constituée comme discipline autonome, la médecine et la philosophie se partageaient, avant Kant, le champ du traitement des délires mentaux : « historiquement, la philosophie morale s’est réservé le traitement discursif des ‘’maladies de l’âme’’ de nature passionnelle, en abandonnant à la médecine les troubles organiques et les troubles mentaux d’origine somatique »439. Au fond, le traditionnel partage établi par Cicéron a perduré : « il existe une médecine de l’âme, la philosophie. Pour en avoir le secours, il n’y a pas, comme pour les maladies du corps, à s’adresser au-dehors, et nous devons employer toutes nos ressources et toutes nos forces pour nous mettre en état de nous soigner nous-même »440. Mais Kant se situe dans une période de transition : son siècle fait le constat d’une incapacité de la philosophie à traiter en profondeur, par la ''thérapie discursive'', les délirants. Le logos ne peut rien contre le mal organique. Ainsi, dans l’ Essai, Kant suggère que l’hallucination se produit suite à un endommagement de « tel ou tel organe du cerveau »441 ; et 433 434 435 436 437 438 439 440 441 Rêves, AK, II, 348, p. 84 Essai, AK, II, 270-1, pp. 73-5 Présentation des Ecrits sur le corps et l’esprit, GF, 2007 (cf. bibliographie), p. 22 Voir Frierson (2014), Introduction, p. 1 Prolégomènes, AK, IV, 295 ; Anthropologie, AK VII 161-2 Anthropologie, AK VII 165-6 : « Le sommeil est <…> un état où un homme sain se trouve incapable de parvenir à la conscience des représentations qui lui viennent des sens externes. Trouver à cet égard l'explication de la chose, cela demeure l'affaire des physiologistes, lesquels doivent expliquer, s'ils le peuvent, cette détente qui est pourtant, en même temps, un rassemblement des forces en vue d'obtenir des impressions sensorielles externes renouvelées ». Présentation des Ecrits sur le corps et l’esprit, GF, 2007 (cf. bibliographie), p. 22 Cicéron, Tusculanes, livre III, III-5, trad. Humbert, les Belles Lettres, p. 5 Essai, AK II, 265 123 dans les Rêves, nous avons assez dit442 combien le motif de la congestion, de la déformation des fibres cérébrales, était un élément décisif dans l’analyse des visions par Kant. Alors le philosophe rencontre une aporie, générée par la compréhension renouvelée des troubles mentaux que son époque vit : l’historien de la médecine Jackie Pigeaud affirme dans son ouvrage Aux portes de la psychiatrie que « l’aporie que rencontre Kant, c’est-à-dire le cul de sac, cette incompatibilité entre médecine et philosophie, cette incompatibilité entre médicament et dialogue, cette résolution du non-sens dans la physiologie, il n’en est pas le maître. <…> Kant expérimente la situation où se trouvent depuis des siècles la médecine et la philosophie en rapport avec la folie » 443. Cette aporie fait naître une inquiétude : si la folie est générée par des dysfonctionnements du corps, et que seul le médecin est capable de soigner ce corps, alors se pose la question de la dépendance de chacun vis-à-vis du médecin. Le temps où nous pouvions prétendre, à la manière de Cicéron, nous mettre en état de nous soigner nous-même444, semble être révolu. On comprend alors ce souci de Kant dans Qu’est-ce que les Lumières : « Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime, etc., alors je n’ai pas moi-même à fournir d’efforts »445. La tutelle du médecin est problématique. Si la philosophie peut apporter un complément à la médecine, c’est dans la mesure où elle pourra préserver un rapport direct et attentif de l’homme à son propre corps, non médié par l’élément exogène du savoir médical et pharmacologique. Un tel rapport est-il encore possible et défendable ? Chez Kant, c’est dans une certaine Diététique qu’il faut le chercher. 442 443 444 445 Cf. notre Aporétique, section II, « La compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au modèle optique de la perception réelle » Jackie Pigeaud, Aux portes de la psychiatrie, Aubier, 2001, pp. 136-7. Voir aussi p. 133 : « si les passions ne sont que causes annexes et non essentielles, si tout se joue dans le corps, et, si l'on suit Unzer, dans le bas-ventre, que peut le philosophe puisque toute espérance de cure est dans l'exonération, c'est-à-dire dans la purge ? Alors le philosophe doit-il se contenter de la fonction de consolateur, d'exhortateur ou d'accompagnateur ? ». Cicéron, Tusculanes, livre III, III-5, trad. Humbert, les Belles Lettres, p. 5 Qu’est-ce que les Lumières, AK VIII, 35 124 II – Le régime de l'esprit la diététique, art préventif En 1798, à la même période que l'Anthropologie, Kant publie un essai sous le titre Du pouvoir du mental d'être maître de ses sentiments maladifs par sa seule résolution (Von der Macht des Gemüths durch den blossen Vorsatz seiner kranhaften Gefühle Meister zu seyn), publié la même année en troisième partie de son ouvrage connu sous le titre Le Conflit des Facultés. Dans une lettre à Christoph Wilhelm Hufeland, médecin du roi de Prusse, voici les mots qu'il employait pour qualifier le projet à l'origine de ce texte : « il m'est passé par la tête l'idée suivante : faire l'esquisse d'une diététique que je vous adresserais, où j'exposerais simplement le pouvoir du mental sur ses sensations corporelles maladives, tiré de ma propre expérience ; une expérimentation dont je crois qu'elle n'est pas négligeable, qui mériterait à elle seule d'être admise à titre de remède psychologique dans la doctrine de la médecine »446. Nous souhaiterions montrer que cette diététique pensée comme complémentaire de la médecine, non seulement répond à des enjeux philosophiques chers à Kant (la maitrise du cours de nos pensées, notamment pour ne pas sombrer dans le délire du visionnaire) mais relève aussi par elle-même de la philosophie. Le philosophe est dans son rôle lorsqu'il professe des conseils de vie, que ce soit à propos du sommeil, du manger et du boire, ou encore de la manière de respirer. Selon Kant, la diététique est philosophique « si le simple pouvoir de la raison en l'homme d'être maître de ses sentiments sensibles par un principe qu'il s'est donné à lui-même, détermine sa façon de vivre. Si au contraire, pour exciter ou pour écarter ces sensations, elle cherche de l'aide hors de soi dans des moyens corporels (de la pharmacie ou de la chirurgie), elle est simplement empirique et mécanique »447. C'est parce que l'homme, dans la diététique, trouve en soi, par les seules facultés de son esprit, les ressources pour vaincre ses troubles, c'est donc en tant qu'il est le maître intérieur de lui-même, que cette diététique peut être dite philosophique ; l'hypocondriaque par exemple, qui fabule des maladies imaginaires, croit que seul le médecin peut l'aider alors qu'« il n'y a en effet que le patient lui-même qui puisse, par la diététique du jeu de ses pensées, surmonter les représentations incommodantes qui s'installent involontairement »448. La diététique est un « art 446 447 448 Lettre 746, AK XII, 157-8. Correspondance, p. 657, trad. modifiée par Grégoire Chamayou Conflit des facultés, AK, VII, 100-101 Ibid., 103. Jackie Pigeaud remarque que l'évocation de l'hypocondrie par Kant est l'un des rares cas où le philosophe cite précisément une maladie de l'âme : « nous tenons là, pour la première fois, une maladie précise, 125 libre »449, autrement dit un art accessible à tous, que chacun peut pratiquer pour lui-même, sans avoir recours à la tierce personne du médecin. Néanmoins, cette ambition est confrontée à un obstacle de taille : l'autonomie dans la gestion de son corps, sans l'aide de la médecine, suppose en quelque façon que l'homme soit capable de faire son propre diagnostic, qu'il soit comme transparent à lui-même. Or n'est-ce pas tout l'inverse ? Kant reconnaît lui-même que l'on ne peut jamais savoir si l'on est réellement malade, mais seulement si l'on a le sentiment d'être malade450, ce qui est évidement tout autre chose. Pour que l'halluciné travaille à recouvrer la santé, il faudrait déjà qu'il sache qu'il est malade, qu'il identifie ses visions comme étant le signe d'une dégénérescence. Alors Kant qualifie la diététique de la manière suivante : « la diététique <…> n’agit que de façon négative, en tant qu’art d’empêcher les maladies. Mais cet art présuppose une faculté que la philosophie seule, ou son esprit, peut fournir, et qu’il faut tout simplement présupposer. C’est là ce à quoi se rapporte la tâche diététique suprême contenue dans le thème : Du pouvoir du mental d’être maître de ses sentiments maladifs par sa seule résolution »451 La diététique, dirions-nous aujourd'hui, est préventive. Elle soigne de façon négative, elle est « l'art de prévenir les maladies »452, et c'est précisément pour cette raison qu'elle ne nécessite pas une vue exhaustive et scientifiquement déterminée des troubles enfouis. La diététique est l'ensemble des techniques et des arts de vivre permettant d'éviter la maladie autant que possible. Elle éloigne la médecine et le médecin 453, sans pour autant les rendre inutiles : lorsque la maladie se déclare, lorsque le trouble fait surface, il faudra prendre la direction de l'hôpital. Ainsi la diététique ne peut rien pour les visionnaires et autres délirants mystiques : ils nécessitent un traitement médical en bonne et due forme 454. Mais tous leurs potentiels disciplines, tous les rêveurs occasionnels, tous ceux qui divaguent sans conviction, ceux-là sont éminemment concernés par la diététique. La diététique n'est donc pas exactement un art médical ; mais elle se détache aussi de problématiques strictement philosophiques. La diététique est une technique, elle ne relève pas, à 449 450 451 452 453 454 j'entend une maladie de médecin. Kant la décrit comme une maladie où le malade se trompe, s'hallucine sur son propre état intérieur (âme ou corps) » Pigeaud (2001), p. 122. Manuscrit sur la diététique (1797), AK XXIII, 464, trad. Grégoire Chamayou, in. Ecrits sur le corps et l'esprit (cf. biblio) Conflit des facultés, AK, VII, 100 Ibid., 98 Ibid., 99 Dans son Cours d'Anthropologie, Kant affirme qu'« un médecin qui a longtemps exercé son art, et qui en même temps applique à son patient des principes négatifs, est quelqu'un qui ne lui donne pas souvent de médecine, et qui fait d'une certaine manière en sorte que son malade puisse se dispenser de son aide. » Cours d'Anthropologie, AK XXV, 890, trad. Grégoire Chamayou (Ecrits sur le corps et l'esprit, p. 279). Rêves, AK, II, 348, p. 84 126 proprement parler, de laepratiqueeau sens kantien : « la raison en est que ces disciplines <notamment la diététique et la maîtrise des affects> ne contiennent toutes ensemble que des règles de l'habileté, qui sont par conséquent technico-pratiques, pour produire un effet qui est possible d'après les concepts naturels des causes et des effets »455. La diététique est le produit du jugement hypothétique : c'est parce que je veux garder la santé que je dois exercer cet art de vivre. La définition kantienne du domaine moral comme découlant de la Loi de la raison exclut du domaine authentiquement pratique les techniques de l'existence456. Mais la diététique n'est pas non plus le résultat d'une réflexion métaphysique sur l'union de l'âme et du corps. Cette question, on le sait, est congédiée par Kant : non pas que cette union soit considérée comme inexistante (une expérience quotidienne prouve le contraire), mais elle est une question mal posée. Car si l'on se situe sur le plan des phénomènes, la distinction entre le corps et l'âme n'est qu'une distinction entre deux formes de la sensibilité, l'espace et le temps : « Je suis, en tant que pensant, un objet du sens interne et porte le nom d'âme. Ce qui est un objet des sens externes porte le nom de corps »457. Mais si l'on tente de se placer sur le plan des substrats du corps et de l'âme (substrats au-delà des phénomènes) alors on est confronté à l'inaccessibilité de la chose en soi : « la fameuse question de l'union entre le sujet pensant et ce qui est étendu <...> ne peut trouver une réponse, et l'on n'est jamais en mesure de combler cette lacune de notre savoir »458. Pourtant cette indécidabilité ne pose pas problème lorsqu'il s'agit de s'intéresser aux pratiques diététiques : le constat anthropologique de l'unité de l'homme se substitue aux tergiversations métaphysiques de l'union entre son corps et son âme. Que l'aliment et la boisson, ou la durée du sommeil, puissent avoir un effet sur le cours des pensées, la vie affective et la santé, chacun peut le constater à son propre compte ; partant de ce constat, l'art diététique doit s'atteler à l'identification et la mise en pratique des attitudes de vie les plus bénéfiques à l'homme dans son entièreté, comme union d'une âme et d'un corps. Nous pouvons maintenant exposer les suggestions qu'au fil des pages de l' Anthropologie et Du pouvoir du mental (Conflit des Facultés), Kant expose afin de permettre à chacun de maîtriser son imagination ; et éviter, de ce fait, le délire authentiquement hallucinatoire. 455 456 457 458 CFJ, AK V, 173 Sur ce point, voir Ecrits sur le corps et l'esprit, p. 42 CRP, B400 CRP, A392-3. Kant suggère régulièrement une théorie de l'identité du noumène du corps et du noumène de l'âme : peut-être le corps et l'âme sont-ils deux phénoménalisations, dans deux formes distinctes, d'une même chose en soi. Ainsi : « si quelqu'un affirme que le substrat de la matière et le substrat de notre propre pensée sont les mêmes êtres, nous pouvons bien le lui accorder, mais en disant cela, il ne dit pourtant rien » (Leçon sur l'âme, cours de métaphysique K2 (1794), Psychologia rationalis, AK XXVIII, 760). Voir aussi dans la CRP : « il se pourrait éventuellement que ce quelque chose qui est au fondement des phénomènes extérieurs et qui affecte notre sens de telle manière qu'il reçoit les représentations d'espace, de matière, de figure, etc., soit aussi, considéré comme noumène <...>, le sujet de mes pensées » (CRP, A358). 127 distraction, dissipation A propos de sa propre disposition naturelle à l'hypocondrie, ce mal qui consiste à s'hallucine sur son propre état intérieur, Kant écrit : « l'oppression <du coeur, dû à une poitrine ''faible et étroite''> m'est restée, car la cause réside dans ma constitution corporelle, mais je suis devenu maître de son influence sur mes pensées et mes actions, en détournant mon attention de ce sentiment, comme s'il ne me concernait pas du tout »459. L'hypocondriaque ne peut pas faire disparaître ses sentiments maladifs par sa seule volonté. Mais il peut les ignorer, sans détacher, en détourner son attention. La diététique permet cela. Ainsi, l'halluciné ne peut s'empêcher d'avoir ses sens troublés, surtout si son mal est originellement de nature corporelle. Mais il peut se édtourner de ses visions maladives. Cet art de la distraction, du détour, est exploré par Kant : « Laedistraction (distractio) est l'état qui correspond à une attention qui se détourne (abstractio) de certaines représentations dominantes parce qu'elle se disperse à travers d'autres représentations de nature différente. <...> C'est une des défaillances de l'esprit que d'être fixé par l'imagination reproductrice à une représentation à laquelle on applique une attention intense ou durable, et de ne pas pouvoir s'en détacher, c'est-à-dire rendre sa liberté au cours de l'imagination. <...> En revanche, se distraire, c'est-à-dire créer une diversion pour son imagination involontairement reproductrice – par exemple, à la manière du prêtre qui a prononcé le sermon qu'il avait appris par cœur et veut l'empêcher de revenir sans cesse dans sa tête -, c'est là un procédé nécessaire, même s'il est en partie artificiel, pour prendre soin de sa santé mentale. »460 Kant suggère plusieurs manières de mettre fin à l'activité incommodante de l'imagination reproductrice : par exemple en lisant le journal, ou en faisant la conversation. En soumettant aux sens des objets nouveaux, ou en se mettant soi-même dans une nouvelle situation, on peut réussir à re-diriger l'activité reproductrice de l'imagination. On suscite de nouvelles associations d'idées, de nouveaux systèmes de liaisons entre les représentations : petite psychotechnique de l'imaginaire. Comme toute technique, il s'agit d'identifier des lois nécessaires (ici, les lois psychologiques d'association) pour les utiliser à son avantage : la diététique peut ainsi énoncer des « règles de l'habileté », dont le propre est, comme toute règle de ce genre, de produire un effet à partir d'une certaine connaissance des lois empiriques de causalité 461. 459 460 461 Conflit des facultés, AK VII, 104 Anthropologie, AK, VII, 206-7 CFJ, AK V, 173 128 Le pendant de la distraction est la dissipation. Il s'agit, non plus de contrôler strictement l'activité imaginative, mais au contraire de l'inviter au libre jeu du rêve : « Il n'y a pas d'autre conseil diététique que de détourner aussitôt l'attention dès que l'on perçoit intérieurement une quelconque pensée s'agiter ou que l'on en prend conscience (exactement comme si, les yeux fermés, on dirigeait l'attention vers un autre côté) : il en découle ensuite progressivement, du fait que l'on coupe court à toute pensée, que l'on sent affluer une confusion des représentations qui permet de dépasser la conscience de la position (extérieure) de son propre corps, et par où s'instaure un ordre de choses tout à fait différent, un jeu involontaire de l'imagination (ce qui, à l'état de santé, est le rêve). »462 La diététique peut permettre aux insomniaques d'empêcher l'agitation de leurs pensées. Alors l'imagination peut entrer dans un jeu autre, qui est celui de l'onirisme. Ainsi l'imaginaire se contraint et se provoque, tout à la fois. L'insomniaque apprend à devenir rêveur, comme l'halluciné apprend à se détacher de ses visions. Cela ne peut se faire sans un travail d'identification des conditions, des contextes, qui suscitent ou au contraire empêchent l'imaginaire de se déployer. Le moment de la nuit est concerné en tout premier lieu. Car la nuit vivifie les images fantasmatiques, elle « les élève au-delà de leur contenu effectif <...>. L'imagination s'échauffe chez celui qui, dans le calme de la nuit, se livre à des élucubrations »463. Kant reprend ici sa théorie des contrastes : l'effacement des perceptions réelles dans l'obscurité nocturne permet, par opposition, de faire ressortir les représentations fantasmées. Ainsi c'est tout particulièrement avant de se coucher que la diététique des pensées, le « régime de l'esprit », est nécessaire. La méthode de la dissipation doit être mobilisable et reproductible à tout moment, elle est comme un outil mental indispensable à celui qui veut rester maître de son esprit : ainsi, contre ses propres spasmes et accès convulsifs nocturnes, Kant affirme qu'il a recours à la technique consistant à appliquer sa pensée sur un objet quelconque qu'il choisit arbitrairement, et qu'ainsi « celle-ci <sc. la sensation des spasmes> s'amoindrissait alors par ce biais, au point même que l'assoupissement prenait le dessus. Je suis en mesure de réitérer cette opération avec le même succès, chaque fois que reviennent des crises de cette espèce lors des brèves interruptions du sommeil de la nuit »464. les attitudes néfastes 462 463 464 Conflit des facultés, AK, VII, 106. Voir aussi Marginalia, AK XV, 952, in Ecrits sur le corps et l'esprit, pp. 195-6, trad. Grégoire Chamayou. Anthropologie, AK VII, 180-181 Conflit des facultés, AK VII, 107 129 Kant identifie une série de pratiques qui altèrent le travail de l'imagination. La marche et les repas sont concernés en premier lieu : ce sont deux activités qui, selon Kant, méritent un arrêt du travail de la pensée, auquel il faut préférer un libre jeu de l'imagination 465. C'est en laissant son esprit divaguer, passer sans règle de représentation en représentation, que l'on évitera, notamment, l'hypocondrie, c'est-à-dire l'hallucination d'un état interne maladif. Cela nécessite de savoir maitriser, 'négativement' pourrait-on dire, le cours de ses pensées. Il faut pouvoir être capable de les laisser divaguer, selon la technique déjà exposée de la dissipation. Par ailleurs, si les liqueurs elles-mêmes, lorsqu'elles sont consommées en vue d'une guérison, sont authentiquement de l'ordre de la médecine (puisqu'il s'agit d'absorber un élément exogène au corps), le choix de la liqueur dans un contexte récréatif relève au contraire de l'art diététique. « Les beuveries à la bière, observe Kant, sont davantage sujettes à s'enfermer dans le rêve, de même que, souvent, elles ont quelque chose de grossier, tandis que celles qui recourent au vin sont joyeuses, bruyantes et caractérisées par une faconde spirituelle »466. Un choix éclairé et judicieux dans ses consommations d'alcool permet de maîtriser le cours de l'imagination ; si la bière « enferme dans le rêve », c'est qu'elle suscite un autre rapport au réel, qui est le rapport du rêveur éveillé, qui finit par faire « peu de cas des impressions des sens actuellement les plus pressantes »467. La bière modifie le rapport de contraste entre nos intuitions imaginaires et réelles, elle amoindrit les secondes au bénéfice des premières. En société, il s'agit donc, selon Kant, de préférer des alcools qui au contraire renforceront la prise de l'homme sur son environnement immédiat : le sujet deviendra joyeux et bruyant. Certaines pratiques sont également désapprouvées par Kant, qui suscitent une absence du sujet au monde qui l'entoure. La lecture de romans en fait partie. Le lecteur - ou, en l'occurrence, la lectrice, puisque Kant suit ici le lieu commun de son temps selon lequel les femmes sont les plus concernées par cette pratique – devient distrait et absent car il (elle) s'abandonne aux inventions suscitées par la fiction. S'il n'y a rien là de proprement hallucinatoire, la lecture crée néanmoins une disposition à celle-ci468. C'est idée de disposition est extrêmement importante : elle est le point exact d'application de l'art diététique. Son objet est précisément de susciter des dispositions saines, quoiqu'elles ne garantissent jamais que le trouble ne surgira pas. Tout le monde n'est pas égal devant le risque de la fantasmagorie. Certains esprits sont plus sensibles que d'autres, et ceux-là doivent donc redoubler de prudence dans leurs activités et leurs fréquentations. Certains ont une disposition particulière à la contagion du délire ; un penchant mimétique particulier les rend sensibles aux imaginaires détraqués – or, rappelons-nous que l'inclination mimétique était l'une des causes principales, selon le Kant des Rêves, du tort que causait le visionnaire à la société. C'est parce que le mystique rencontrait sur sa route des personnes disposées à adhérer à ses fantasmes, et 465 466 467 468 Ibid., 109 Anthropologie, AK, VII, 170 Rêves, AK, II, 343, p. 78 Anthropologie, AK, VII, 185 : « l'esprit se trouve ainsi disposé à la fantasmagorie ». 130 qui finissaient par voir elles aussi des soi-disants 'esprits', que le Schwärmer devenait un danger pour la communauté des hommes. Les effets mimétiques, les contagions fiévreuses, doivent donc être identifiées et maitrisées. On ne peut qu'y penser à la lecture des lignes suivantes : « Les propos incohérents tenus sous l'effet de la fièvre, ou l'accès de fureur qui s'apparente à l'épilepsie et que suscite parfois une forte imagination par contagion sympathique à la simple vue d'un forcené (ce pourquoi il faut déconseiller aussi aux personnes nerveusement très émotives d'étendre leur curiosité jusqu'aux cellules des malheureux) ne doivent pas être tenus, dans la mesure où ils sont passagers, pour constituant des dérangements mentaux. »469 Le dérangé, c'est le « forcené » (le Schwärmer?). La personne qui est simplement victime de « contagion sympathique » doit simplement être tenues à distance de lui : son trouble est mineur, il ne fait signe vers aucune folie essentielle ; le délire est contextuel. Le détraqué, au contraire, est audelà de telles considérations. Ainsi Kant s'applique-t-il à distinguer les délires, comme nous l'avons déjà souligné dans la section précédente, selon leur temporalité. Le caractère passager, éphémère de l'hallucination peut porter à croire qu'il ne constitue pas un danger pour la société. le retour au réel Dans ses Confessions, Rousseau écrit : « Mon imagination prit un parti qui me sauva de moimême et calma ma naissante sensualité : ce fut de se nourrir de situations qui m'avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un de ces personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mes goûts, enfin que l'état fictif où je venais de me mettre me fit oublier mon état réel, dont j'étais si mécontent. »470 Y a-t-il position pour éclairer plus clairement ce contre quoi Kant souhaite lutter ? Cette complaisance à l'égard de son imagination, cette attitude qui consiste à s'enfermer dans son rêve pour mieux nier le réel, tout cela n'est pour Kant qu'égoïsme logique et déni de vie. Dans l'Anthropologie, Kant affirme explicitement qu'une telle attitude est clairement propice à l'hallucination en bonne et due forme. Alors qu'il vient de qualifier les hallucinations de maladies de l'esprit, il écrit : « Souvent, intervient également ici le penchant à se maintenir dans un état d’esprit artificiel, peut-être parce qu’on le considère pour salutaire et pour s’élevant bien au-delà de la bassesse 469 470 Ibid., 203 Jean-Jacques Rousseau, Confessions, 1ere partie, livre I 131 des représentations sensibles, et à se duper par les intuitions qu’on a ainsi façonnées (rêver lorsque l’on est éveillé) ».471 Le rêve éveillé, nous l'avons déjà souligné, n'est p a s l'hallucination ; le sujet ne croit pas réellement en ses inventions. Ainsi, Rousseau a beau dire que son état fictif lui fait oublier son état réel, il semble évident qu'il n'adhère pas à ses chimères sur un mode exactement identique à ses perceptions réelles. Mais Kant nous dit que cet état d'esprit est favorable à l'apparition d'un délire plus grave, celui de l'hallucination à proprement parler. Ici encore, tout est affaire de dispositions. Voilà une idée que les Rêves d'un visionnaire, qui comparaient pourtant explicitement le rêve éveillé et l'hallucination, n'avait pas exploré : le lien entre les deux phénomènes psychiques, non plus sur le plan de la parenté phénoménale, mais de la succession chronologique. Le rêveur éveillé, s'il n'y prête pas garde, pourrait bien devenir un authentique halluciné. L'hallucination ne serait finalement que l'ultime étape d'un parcours tout entier orienté vers la négation du réel. Le rêveur divague, il se détache un peu du monde mais garde un pied sur terre ; l'halluciné s'en émancipe. C'est contre cette attitude que Kant prône un véritable retour au réel : « Le penchant à se replier sur soi-même, avec les intuitions du sens interne qui en sont les conséquences, ne peut être dominé que si l’on ramène l’individu au monde extérieur et, par là, à l’ordre des choses qui s’offrent aux sens externes. »472 Qui est ce « on » qui ramène l'individu à la réalité ? Est-ce le philosophe ? Est-ce le médecin ? Nous privilégions une réponse consistant, par fidélité à la prolifération des partages opérée par Kant, à distinguer les cas. L'halluciné doit passer entre les mains du médecin. Mais le rêveur occasionnel, l'homme du commun parfois tenté par l'échappée imaginaire au-delà du prosaïsme du quotidien, doit pouvoir grâce à l'art diététique se sortir lui-même de ses divagations, à la manière du Baron de Münchhausen qui s'extrait du marécage en se tirant lui-même par la ganse de sa botte. Au détour d'un paragraphe consacré à la respiration à adopter pendant le sommeil, Kant fait une remarque qui pourrait sembler anodine : il s'étonne de constater que certaines personnes arrivent, avant de s'endormir, de décider de l'heure à laquelle ils vont se réveiller, par exemple de se réveiller plus tôt que d'habitude s'ils ont prévu de partir en balade. Comment y arrivent-ils ? certainement en entendant, même en étant endormis, les horloges de la ville 473. Technique fascinante, « habitude louable » : il s'agit, alors même que l'on est plongé dans ses rêves, de garder contact avec la réalité ; 471 472 473 Anthropologie, AK, VII, 161 Ibid., AK VII 162 Conflit des facultés, AK, VII, 112 : « Dans le sommeil et le rêve aussi, il n’y a pas une absence complète de l’état de veille, au point qu’il ne s’y même pas quelque attention à la condition de cet état ; ce que l’on peut aussi conclure de ce fait que ceux qui se sont proposé le soir précédent de se lever plus tôt que d’ordinaire (par exemple, pour aller se promener), s’éveillent aussi plus tôt ; effet, sans doute, des horloges de la ville qu’ils ont par conséquent dû entendre dans leur sommeil et auxquelles ils ont dû faire attention. » 132 d'avoir comme une pensée de derrière, qui veille à ne pas faire sombrer le sujet dans une absence totale au monde. Cela n'est, finalement, qu'une nouvelle manière de formuler la relative bienveillance que Kant entretenait à l'égard du rêveur éveillé dans les Rêves d'un visionnaire : ce rêveur qui certes, n'était pas de plain pied dans la réalité, mais qui ne faisait pas scandale tant qu'il était capable de distinguer, au sein même de son rêve, l'au dehors et l'au dedans. Conclusion de la Diététique Certaines hallucinations, au sens large du terme, sont saines. Le rêve en est l'exemple paradigmatique. Et parmi les hallucinations pathologiques, beaucoup ne sont pas du ressort de la diététique – le visionnaire, comme le dit Kant, est un bon candidat à l'hôpital. Mais il y a un tiers groupe : celui des divaguants, des vieux maniaques, des constructeurs de châteaux en Espagne, des lectrices de romans. Il y a toutes celles et ceux qui, dans leurs petites fictions, se détachent un peu du monde. Kant leur dit qu'ils risquent de basculer dans le délire, parce qu'en n'y prenant pas garde leur imagination peut les emporter. Dans leur désintérêt pour la vie sensible, la vie dans le monde commun des hommes, ces rêveurs éveillés sont les victimes idéales des occultistes exaltés. Par une succession de distinctions, Kant quadrille le phénomène hallucinatoire : rationnel ou sensible, volontaire ou involontaire, temporaire ou définitif... C'est par cette prolifération des partages qu'il pourra identifier quelle est la place du philosophe dans cet inventaire des petites et grandes fantaisies. Sa diététique est avant tout préventive ; elle est salutaire à l'homme ordinaire, « ni fou ni sain », l'homme des Lumières qui pense par lui-même mais n'est pas à l'abris du délire halluciné. Elle est ce petit ensemble de psychotechniques destinées à prémunir contre les tentations occultes et l'enthousiasme à bon compte. Elle rend chacun, autant que possible, maître de ses pensées ; et idéalement, elle éloigne de l'hôpital. 133 CONCLUSION Au fond, en étudiant le rapport de Kant à l'hallucination, nous aurons croisé sur notre route trois personnages : le visionnaire, le sceptique, le médecin. Le visionnaire est celui qui, dans ses hallucinations, croit voir des esprits. Il interprète son délire dans le sens d'une exceptionnelle sensibilité à l'au-delà. A partir de ces visions, il construit des mondes occultes, il fantasme une transcendance sans fondement. Le sceptique, par l'argument de l'hallucination, croit pouvoir mettre en doute la réalité du monde sensible. Si les hallucinations sont en droit impossibles à discriminer des perceptions réelles, alors pourquoi ne pas penser que notre vie n'est qu'illusion ? Le sceptique mobilise le phénomène hallucinatoire comme un outil argumentatif. Le médecin prend acte de l'anormalité pathologique de l'hallucination. Le secret des visions est dans le corps ; dans le cerveau congestionné et les plis des intestins. Voilà trois rapports à l'hallucination, que Kant a pu affronter, depuis l'Essai sur les maladies de la tête jusqu'à son Anthropologie. Au centre, la Critique de la raison pure, qui propose ce que l'on peut qualifier de théorie de la réalité objective, puisqu'elle en explore les principes et les conditions de possibilité, complétée par une théorie de l'apparence transcendantale. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes que cet ouvrage majeur, contrairement à d'autres, n'aborde pourtant pas l'hallucination de manière thématisée. Nous avons tenté de montrer que cela n'était pas le signe d'une impossibilité théorique à intégrer le phénomène hallucinatoire dans le champ de la philosophie transcendantale. Au contraire, confronter l'hallucination à la théorie kantienne de l'objectivité nous a permis d'en éclairer certaines ambiguïtés et d'en mesurer la richesse. Nous avons ainsi été amenés à étudier des profils méconnus de l'œuvre de Kant : le philosophe tenté par 134 le dogmatisme (théorie occulte des esprits dans les Rêves), l'empiriste (étude de l'imagination reproductive), le diététicien (art de la maîtrise des pensées). En produisant deux modèles d'intelligibilités de l'hallucination (modèle optico-physiologique dans les Rêves, modèle psychologique dans les écrits critiques), Kant a proposé une compréhension exhaustive du phénomène, qui rend compte à la fois de l'enchainement des représentations hallucinées, et de la troublante impression d'extériorité qu'elles portent en elles. Sur le versant des lois psychologiques, Kant s'inspire abondamment de ses lectures : Hume, Wolff, Baumgarten. Quant au versant de la 'projection' des images en dehors de soi, c'est surtout à l'astronome Kepler que Kant emprunte les idées de son modèle (auxquelles il faut ajouter la théorie physiologique du cerveau congestionné). Nouvel étonnement : c'est certainement dans les complexités de sa théorie optique de la convergence des rayons en dedans ou en dehors du cerveau, théorie qui pourrait sembler fantaisiste, que Kant fait preuve de la plus grande originalité. Il développe une véritable compréhension structurale des perceptions, selon laquelle le lieu attribué à chaque image est en rapport à toutes les autres. Le sujet percevant élabore une cartographie mentale des objets de son monde. Le rêve éveillé est identifié comme tel par contraste avec les perceptions véridiques ; c'est parce que chaque intuition est en rapport avec les autres que le sujet peut faire la part des choses. Ce sont ces modèles eux-mêmes qui suscitent l'advenue des personnages que nous avons rencontrés. Le visionnaire propose une compréhension opposée des hallucinations, que le modèle kantien ne peut contredire : en effet, que répondre à celui qui affirme que certes les hallucinations sont des illusions, puisqu'elles sont spatialisées alors que les esprits sont, par nature, inétendues, mais que ces hallucinations sont comme 'inspirées', qu'elles 'font signes', vers une réalité transcendante ? Le sceptique, quant à lui, est l'envers du visionnaire : il affirme le caractère absolument illusoire des hallucinations, justement pour pouvoir affirmer que notre vie entière est peut-être de cet ordre. Enfin, le médecin prend acte de l'origine physiologique du trouble, et propose de diriger le patient vers la purge. A ces personnages, nous avons vu que Kant oppose une réponse en deux temps : le premier, argumentatif (réfutation de l'idéalisme, critères de distinction de la réalité et de l'illusion), et le second, technico-pratique (diététique). Concluons sur une observation, dont il est difficile de savoir si elle est révélatrice ou pas, mais qui a au moins le mérite d'être spectaculaire. Dans un passage de l'Anthropologie, Kant donne un exemple trié sur le volet de ce qu'il appelle un « dérangement mental » (Verrücktheit) : « un homme qui voit en plein jour, sur sa table, brûler une lumière que pourtant une autre personne, à ses côtés, ne perçoit pas »474. Cas typique d'hallucination, que Kant juge sévèrement comme étant le signe d'une folie, d'un dérangement, à mettre sur le même plan que le fait d'entendre des voix (c'est 474 Anthropologie, AK, VII, 219 135 d'ailleurs un second exemple, qu'il donne juste après). Et voilà que dans le texte Du pouvoir du mental, publié à la même période, en 1798, l'un des tous derniers textes du philosophe (puisque l'Anthropologie est surtout un recueil de cours), Kant, au dernier mot de la dernière phrase, ajoute une note, qui à notre connaissance n'a jamais attiré l'attention des commentateurs. Permettons-nous de la citer dans sa longueur, pour elle-même. « J'ai fait l'expérience d'un accident maladif des yeux (non pas à proprement parler une maladie des yeux) qui m'a affecté pour la première fois vers la quarantaine ; et plus tard de temps à autre, à quelques années d'intervalle, mais c'est à présent le cas plusieurs fois par an. Le phénomène consiste en ceci : sur la feuille que je lis, d'un coup, tous les caractères se brouillent, et s'estompent à cause d'une espèce de luminosité qui les gagne, jusqu'à les rendre pour illisibles... Je vins par hasard, alors que ce phénomène se produisait, à fermer les yeux, et même, pour mieux occulter la lumière extérieure, à y poser la main, et je vis alors une figure d'une blanche clarté, comme tracée sur une feuille par du phosphore dans l'obscurité, similaire au dernier quartier de lune tel qu'on le représente dans le calendrier, avec cependant le bord convexe découpé. Il perdit progressivement de sa luminosité, et disparut dans l'intervalle de temps susdit. Je voudrais bien savoir si d'autres ont eux aussi fait cette observation, et comment on peut expliquer ce phénomène, qui ne devrait pas avoir son siège dans les yeux – puisque cette image ne suit pas leur mouvement lorsqu'ils bougent et qu'on la voit toujours à la même place. »475 Lui aussi, le vieux sage de Königsberg, finalement, voyait des chimères. 475 AK, VII, 115, note 136 BIBLIOGRAPHIE Ouvrages de Kant Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1902-1983 Oeuvres Philosophiques, dir. Ferdinand Alquié, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980-19851986 Observations sur le sentiment de beau et de sublime & Essai sur les maladies de la tête, trad. Monique David-Ménard, Flammarion, 1993 Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique, trad. Francis Courtès, Vrin, 1989 Critique de la raison pure, trad. 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Abel Gerschenfeld, Cambridge University Press, 1981 140 TABLE DES MATIERES note bibliographie……………………………………………………………………………… 2 remerciements …………………………………………………………………………………. 3 INTRODUCTION ……………………………………………………………………………... 4 APORETIQUE ………………………………………………………………………………… 19 requalification des visions mystiques : l'apparition de la thématique de l'hallucination ………. 20 structure du texte …………………….……………….……………….……………….………... 21 les enjeux de notre lecture des Rêves .……………….….……………….….……………….….. 22 I – L'interprétation mystique proposée par Kant : entre spiritualisme et illusion pathologique …………………………………………………………………………………… 24 II – Le modèle optico-physiologique, pour remplacer l'interprétation mystique …………. 28 le problème de la distinction entre les rêves éveillés et les hallucinations ……………………... 28 explication des rêves éveillés : compréhension structurale & abandon du paradigme wolffien de la clarté ……………………………………………………………………………………… 29 théorie des perceptions effectives selon un modèle optique …………...…...…...…...…...…….. 31 application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve éveillé …………….. 34 la compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au modèle optique de la perception réelle ……………...……………...……………...……………...…………………... 35 141 remarques sur ce nouveau modèle hallucinatoire ...…………….....…………….....…………... 37 III – L'aporie de l'hallucination……………………………………………………………….. 39 la force de l'hallucination ……………...…………………………...…………………………... 40 l'inclination mimétique ……………...…………………………...…………………………...…. 41 l'espérance en l'avenir ……………...…………………………...…………………………...…. 42 portrait fasciné de l'ennemi : le visionnaire comme bâtisseur en l'air (Luftbaumeister) et comme exalté (Schwärmer) ……………...…………………………...…………………………. 43 le danger de l'hallucination au cœur de la composition du texte et du style kantien …………... 46 Conclusion de l'Aporétique - Pérennité du lexique et abandon apparent de la problématique : vers la Critique ……………………………………………………………… 49 ANALYTIQUE ………………………………………………………………………………… 52 I – Hallucination & imagination reproductrice : un modèle psychologique ………………. 53 la reproduction des sensations ……………...…………………………...……………………… 54 l'« organe » du sens interne ……………...…………………………...………………………… 57 précisions sur la faculté d'imagination ……………...…………………………...……………... 59 la psychologie est-elle une science ? ……………...…………………………...……………….. 62 les lois de l'imagination reproductrice ……………...…………………………...……………… 64 II. L'hallucination est-elle catégorisée ? ……………………………………………………… 69 l'hallucination doit être catégorisée (ou le spectre du moi bigarré) ……………...…………….. 73 réponse à la première difficulté ……………...…………………………...…………………….. 77 réponse à la seconde difficulté ……………...…………………………...……………………… 81 III – Hallucination & scepticisme …………………………………………………………….. 83 fictions non discriminables, inconscientes et involontaires ……………...……………………... 83 les trois scepticismes ……………...…………………………...…………………………...…… 85 le sceptique total fort ……………...…………………………...…………………………...…... 88 a. portrait du sceptique total fort ……………...…………………………...……………………. 89 b. l'argument kantien ……………...…………………………...…………………………...…… 93 c. remarques ……………...…………………………...…………………………...……………. 95 le sceptique total faible ……………...…………………………...…………………………...… 96 le sceptique partiel ……………...…………………………...…………………………...……... 98 a. premier critère : le respect des lois empiriques physiques ……………...……………………. 99 b. second critère : la ''phénoménalité'' de l'imaginaire ……………...…………………………... 101 c. troisième critère : l'intersubjectivité ……………...…………………………...……………… 103 Conclusion de l'Analytique…………………………………………………………………….. 106 142 DIETETIQUE …………………………………………………………………………………. 110 I - Des partages ………………………………………………………………………………… 112 le pathologique et le sain ……………...…………………………...…………………………… 115 le volontaire et l'involontaire ……………...…………………………...……………………….. 119 le temporaire et le définitif ……………...…………………………...………………………….. 120 l'ici et l'au-delà ……………...…………………………...…………………………...………… 121 le philosophe et le médecin ……………...…………………………...…………………………. 122 II – Le régime de l'esprit ……………………………………………………………………… 125 la diététique, art préventif ……………...…………………………...…………………………... 125 distraction, dissipation ……………...…………………………...…………………………...…. 128 les attitudes néfastes ……………...…………………………...…………………………...…… 129 le retour au réel ……………...…………………………...…………………………...………... 131 Conclusion de la Diététique …………………………………………………………………… 133 CONCLUSION ………………………………………………………………………………... 134 BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………….. 137 TABLE DES MATIERES …………………………………………………………………….. 141 143