Kant et l’hallucination
Adrien Auzias
To cite this version:
Adrien Auzias. Kant et l’hallucination. Philosophie. 2016. dumas-01432134
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Adrien AUZIAS
Kant et l'hallucination
UFR de Philosophie
Mémoire de Master 2
Mention : histoire de la philosophie
Directeur du mémoire : Quentin MEILLASSOUX
2015 - 2016
1
Note bibliographique
Quoique plusieurs traductions aient généralement été utilisées, les versions françaises citées sont les
suivantes :
Observations sur le sentiment de beau et de sublime & Essai sur les maladies de la tête, trad.
Monique David-Ménard, Flammarion, 1993
Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique, trad. Francis Courtès, Vrin,
1989
Critique de la raison pure, trad. Alain Renaut, Aubier, 1997 (3e édition corrigée, Flammarion,
2006)
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Louis
Guillermit, Vrin, 1986 (1993 pour l'éd. poche)
Qu'est-ce que les Lumières ?, trad. F. Proust, GF, 2006
Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, trad. J. Gibelin, Vrin, 1990
Critique de la raison pratique, trad. Jean-Pierre Fussler, Flammarion, 2003
Critique de la faculté de Juger, trad. Alain Renaut, Flammarion, 2000
Ecrits sur le corps et l'esprit, trad. Grégoire Chamayou, Flammarion, 2007
Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. Alain Renaut, Flammarion, 1993
Logique, trad. Louis Guillermit, Vrin, 1966
Les numéros de page des Rêves d'un visionnaire, de l'Essai sur les maladies de la tête et des Premiers
principes métaphysiques, sont donnés en références aux éditions françaises pré-citées. Toutes les autres
références aux œuvres de Kant sont données dans l'édition allemande de l'Académie : Gesammelte
Schriften, herausgegeben von der Königlich Preussischen Akademie der Wissenschaften, Berlin, 1902-1983,
29 tomes. Les références sont appelées par : abréviation du titre de l'oeuvre, suivie de AK, tome, page. Pour
l a Critique de la Raison Pure, nous n'avons cependant donné, comme il est d'usage, que la pagination de
l'édition originale, appelée par la lettre A pour l'édition de 1781, B pour l'édition de 1787.
Les abréviations utilisées sont les suivantes :
Essai : Essai sur les maladies de la tête
Rêves : Rêves d'un visionnaire expliqués par des rêves de la métaphysique
CRP : Critique de la raison pure
Prolégomènes : Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme
science
Premiers principes : Premiers principes métaphysiques de la science de la nature
CRPr : Critique de la raison pratique
CFJ : Critique de la faculté de Juger
Anthropologie : Anthropologie du point de vue pragmatique
2
Merci à mon directeur de mémoire Quentin Meillassoux pour sa confiance et ses conseils,
à Christian Bonnet pour le temps qu'il m'a accordé,
à Anaïs Adji pour sa relecture de dernière minute,
à Ana Agüera Plaza et Alois Sandner Diaz pour avoir toléré avec bienveillance et amitié mes exaltations
kantiennes, pendant un an.
3
INTRODUCTION
Cette étude a pour ambition de saisir l'enjeu et l'évolution de la théorie kantienne de
l'hallucination, qui permet d'étudier un aspect important du projet de Kant, que le commentaire n'a
que peu restitué. Kant développe une pensée dont la cohérence laisse entrevoir une inquiétude,
celle d'une âme qui divague dans les fictions qu'elle se crée.
Prenons pour point de départ la Critique de la Raison Pure, ouvrage ayant fait l'objet de deux
éditions (1781, 1787), qui inaugure la période critique de Kant. L'hallucination peut recevoir une
définition de sens commun, que Kant reprend volontiers à son compte dans l'ouvrage ; alors que les
choses perçues doivent avoir « dans l'espace des objets réels qui <leur> correspondent »1, à
l'inverse, lorsqu'un sujet hallucine, il « invent<e> dans l'imagination maint objet qui, en dehors de
celle-ci, n'a aucune place empirique qui lui corresponde dans l'espace »2. Kant mobilise donc le
paradigme de la correspondance. L'objet est réellement perçu lorsque, dans l'espace, il y a bien
l'objet représenté. Il mobilise par ailleurs la faculté de l'imagination : c'est elle qui doit permettre
d'expliquer comment les objets hallucinés sont produits. Remarquons d'ailleurs que cette
production n'est pas nécessairement visuelle : nous verrons au contraire que Kant fait droit à la
diversité des sens. Une hallucination peut être aussi bien tactile ou auditive, par exemple. Fixons
dès à présent le vocabulaire : les sensations produites par l'imagination dans l'hallucination seront
appelées intuitions fictives, ou représentations fictives. Le vocabulaire de la perception
(Wahrnehmung) sera réservé aux sensations produites par des objets réels, comme le fait Kant lui1
2
CRP, A377
CRP, A374
4
même3.
Il faut distinguer l'hallucination d'un autre type d'illusion, que Kant appelle apparence
empirique (empirischen Scheine4). Le modèle en est l'illusion d'optique – les exemples de Kant
sont récurrents : le niveau de la mer paraissant plus élevé au large que près du rivage, ou encore la
Lune qui semble plus grosse à son lever 5. Dans de tels cas, il s'agit, non pas de l'invention d'un
objet par l'imagination, mais d'un défaut dans la constitution de nos sens : la mer semble s'élever au
large car les rayons de lumière parvenant jusqu'à nos yeux sont plus élevés à l'horizon, tandis que
nous n'apprécions pas la distance à sa juste valeur. Ce qui devrait être perçu comme lointain
devient pour nous élevé. Cependant ce genre d'illusions ne devient proprement erreur (Irrthum)
que si la faculté de juger est incapable d'identifier cette défaillance sensorielle. Un vacancier assez
inculte pour ignorer la forme de la Terre pourrait juger que la mer s'élève réellement dans le ciel ;
mais le commun des mortels envisagera cette apparence comme une pure et simple illusion, et
l'interprétera dans le sens que nous avons indiqué. Ainsi, selon Kant, les sens ne commettent pas
d'erreur en eux-mêmes, pour la bonne et simple raison qu'ils ne jugent pas6. De ce point de vue,
l'hallucination est un cas particulier qui peut prêter à confusion, car ce qui parvient à la conscience
n'est pas une représentation altérée par la limitation de nos sens, mais bel et bien produite par
l'imagination. Il semble évident que dans ce cas précis, éviter l'erreur ne peut consister en rien
d'autre qu'en l'identification pure et simple de l'hallucination en tant que telle, à la manière du
dormeur qui découvre qu'il rêve à l'intérieur de son rêve. « J'hallucine », c'est bien le seul jugement
vrai qui peut être formulé par le sujet halluciné. 7
Cette conception de l'hallucination, telle que nous l'avons pour l'instant restituée, est
extrêmement classique. Lorsque Kant la formule, c'est précisément pour rappeler que sa conception
est réaliste, dans le sens où, contrairement à un certain idéalisme (qualifié de dogmatique8) dont il
se défend, il existe bel et bien des objets dans l'espace, qui sont ceux que nous percevons –
l'hallucination étant par là réduite à la marginalité de l'illusion. Néanmoins, il ne s'agit que d'un seul
versant de la théorie ; l'idéalisme transcendantal, on le sait, ne peut se contenter de cette
compréhension empirique de l'existence des objets. L'objectivité est constituée grâce à la
catégorisation, par l'entendement, d'un divers sensible provenant d'une chose en soi inconnue de
nous ; ce divers sensible est présenté dans les formes a priori de l'espace et du temps. Sans cette
activité constituante du sujet - transcendantal, puisque condition de possibilité de l'expérience du
3
4
5
6
7
8
La perception est toujours « extérieure » pour Kant : « la perception extérieure (äußere Wahrnehmung) prouve, de
façon immédiate, qu’il y a une réalité dans l’espace » (CRP, A376-7). Au contraire, le vocabulaire de la
représentation (Vorstellung) et de l'intuition (Anschauung) est utilisé pour l'hallucination aussi bien que pour
l'expérience réelle. Par exemple, en CRP, B278, Kant affirme qu'« une représentation peut parfaitement être le
simple effet de l'imagination » ; et dans l'Anthropologie, Kant distingue explicitement les « intuitions (fictives) de
l'imagination <des> perceptions réelles » (AK, VII, 169).
CRP, B351
CRP, A297/B354 ; exemples repris dans l'Anthropologie, AK VII, 137, 146, 180.
CRP, B350 ; Anthropologie, AK VII, 146
Nous reviendrons en détail sur ce point, cf. notre Analytique, II.
L'idéalisme dogmatique nie radicalement l'existence de la matière (CRP, A377).
5
sujet empirique – il serait impossible de parler d'objet. Ainsi, empiriquement certes, il existe bel et
bien des objets dans l'espace, constituant le critère de ce qui doit être considéré comme expérience
réelle ou comme hallucination - de ce point de vue, l'hallucination est constituée par le sujet
empirique. Mais la philosophie transcendantale de Kant nous montre que l'expérience réelle ellemême est constituée par le sujet ; cette constitution devant être néanmoins entendue dans un tout
autre sens, puisque l'on parle ici du sujet transcendantal, qui constitue à la fois l'expérience réelle
et l'hallucination, en tant que cette dernière n'est rien qu'un phénomène psychologique empirique. Il
faut être vigilant sur un point, ici : définir l'hallucination, c'est décrire un phénomène
psychologique et affirmer que les objets qu'elle invente n'existent pas empiriquement. Il ne s'agit
pas, évidement, de dire que l'hallucination génère des objets qui ne sont pas des choses en soi ; cela
n'aurait aucun sens, puisque la chose en soi est de toute façon inaccessible. Mais il ne s'agit pas non
plus de dire, ce qui serait certes plus raffiné mais pourtant tout aussi faux, que les intuitions
produites par l'hallucination ne phénoménalisent aucune chose en soi, alors que la perception
effective des objets réels, elle, proviendrait d'une telle phénoménalisation. Selon Kant, la
phénoménalisation de la chose en soi est transversale à tous les types d'intuitions, que celles-ci
proviennent des fictions de l'imagination ou de la perception effective. La chose en soi est au
fondement de l'intuition interne (intuition par le sujet de son propre état intérieur 9, comprenant
donc les œuvres d'imagination) aussi bien que des phénomènes externes ; ceci parce que la chose
en soi « n'est en soi-même ni matière ni être pensant, mais constitue un fondement, pour nous
inconnu, des phénomènes qui nous procurent le concept empirique aussi bien de la première sorte
que de la seconde. »10. Kant est parfaitement clair : toute intuition, qu'elle soit interne ou externe, a
pour fondement la chose en soi, qui n'est elle-même ni pensée ni matière. Ainsi, de ce point de vue,
une hallucination est bien une phénoménalisation. Se référer à la chose en soi pour distinguer
l'hallucination de la réalité serait donc incorrect théoriquement, tout autant que pratiquement vain.
***
L'articulation du plan empirique et du plan transcendantal est donc centrale dans la
compréhension de l'expérience réelle (Wirklichkeit) comparée à l'hallucination. L'expérience réelle
peut être comprise, d'après ce que nous avons dit, selon deux points de vue. 1/ Empiriquement, il
n'y a d'expérience réelle que si les intuitions qui composent les objets de celle-ci sont perçus, et pas
seulement imaginés. Cette perception, ainsi, doit saisir quelque chose « indépendamment de toute
9
10
CRP, A22/B37
CRP, A379/380. Cette citation que nous attribuons à la chose en soi est plus précisément attribuée par Kant à l'objet
transcendantal, mais qui n'est que la chose en soi en tant qu'elle cause l'affection. Sur ce point, voir F.-X. Chenet
(1998), pp. 404-5.
6
invention »11. 2 / Mais il ne peut y avoir expérience réelle que si les intuitions sont synthétisées
dans un ensemble cohérent, qui n'est donc pas, au contraire, une rhapsodie de sensations 12. S'il
faudra préciser ce que l'on entend par « cohérence », disons d'ores et déjà que, dans une
hallucination, il n'y a pas de loi de la nature : les objets peuvent subitement tournoyer dans l'espace,
les fourmis se transformer en éléphants, le ciel devenir rouge sang. Mieux, tous les objets peuvent
subitement se désintégrer, et la perception ne devenir plus qu'une interminable vidéo d'art
contemporain, dans laquelle se bousculent sons et couleurs, sans possibilité d'en dégager une
quelconque règle d'enchainement des perceptions. Tout ce qui vient d'être décrit montre bien que,
sur le plan transcendantal, l'expérience réelle doit nécessairement être réglée selon des principes a
priori de l'entendement, ceux-ci étant eux-mêmes la manifestation des catégories dans l'expérience
sensible.
Or cette distinction des deux aspects de la compréhension de l'expérience réelle ne va pas sans
une difficulté importante, que l'on peut exposer sous la forme d'un argument sceptique. Ecoutons ce
qu'un philosophe sceptique, faisant sienne une telle objection, aurait à nous dire :
« Vous venez de dégager deux points de vue sur l'expérience réelle. Ces deux aspects peuvent
également être considérés comme deux critères devant être remplis pour qu'il y ait expérience
empirique. En effet, si une somme d'intuitions dans l'espace est perçue par le sujet, mais que
celui-ci, étant doté d'un entendement défaillant, est incapable de catégoriser ce qu'il perçoit,
alors aucun objet n'en sera jamais dégagé ; le sujet sera par là même incapable de saisir une
quelconque ''expérience réelle'', car l'expérience n'est autre qu'une connaissance d'objets – on
peut même aller jusqu'à penser que sa conscience n'y survivrait pas 13. Hypothèse inverse, si le
sujet, dont l'entendement est sain, ne fait qu'halluciner des fictions, à base de personnages
inventés et de créatures fantaisistes, ces fictions auront beau être cohérentes, les lois qui les
régissent pourront bien être stables, il sera malgré tout impossible de parler d'expérience réelle.
Ceci étant dit, venons-en à notre argument : si ce que vous dites est vrai, alors il est impossible
de savoir si, à un instant donné, nous vivons bien une expérience réelle, car le premier critère
(empirique) est inaccessible au sujet. Le fait qu'une perception soit réellement présentée dans
l'espace, ou qu'elle ne soit que le fruit de l'imagination hallucinée, est nécessairement impossible
à distinguer, puisque c'est la définition même de l'hallucination. En cela, le premier critère est
inapplicable et tautologique. Ainsi, seul le second critère est accessible au sujet (la cohérence de
l'enchainement des sensations), or ce critère, nous venons de le voir, est sous-spécifique dans la
détermination de la réalité de l'expérience : en effet, une fiction hallucinée peut tout à fait être
cohérente dans la manière dont les objets imaginés réagissent entre eux. Chacun conviendra que
11
12
13
CRP, A374
Nous reprenons ici, à titre de première approche, une définition de l'expérience réelle chez Kant donnée par M.
David-Ménard (1990), p. 149.
Sur ce point, voir Quentin Meillassoux (2013), p. 37. Nous reviendrons en détail sur cette idée dans notre seconde
partie (Analytique, II)
7
que l'on n'hallucine pas nécessairement une série anarchique de perceptions sans règles ou des
entités aux comportements aberrants. Notre conclusion est donc la suivante : il n'est jamais
possible de savoir si l'on hallucine, ou si l'on perçoit la réalité. Mieux : puisqu'à aucun moment il
n'est possible de faire ce tri, alors notre vie entière est peut-être une hallucination. Il faut donc
être sceptique quant à la réalité des objets dans l'espace, même dans le sens où Kant entend une
telle réalité. »14
Cet argument sceptique, nous l'appellerons l'argument de l'hallucination, bien qu'il puisse aussi
être nommé argument du rêve, ou encore argument de l'expérience imaginaire. Ici c'est seulement
la dimension non-véridique de l'expérience qui compte dans le raisonnement sceptique. Notons
aussi que, dans la longue formulation que nous venons de proposer, la dernière précision (« …
même dans le sens où Kant entend une telle réalité ») est extrêmement importante : il ne s'agit pas
de questionner l'existence d'objets dans l'espace indépendamment de toute représentation du sujet –
il s'agit bien au contraire, en ayant intégré la compréhension kantienne de l'objectivité, de prendre
l'idéaliste transcendantal à son propre jeu. Kant ne peut pas répliquer, contre une telle attaque, en
faisant simplement valoir son Esthétique Transcendantale, démontrant que l'espace et le temps ne
sont pas des dimensions des objets existant en elle-mêmes, mais uniquement des formes a priori de
l'intuition pour le sujet. Le sceptique admet cela ; mais il met le doigt sur une distinction, au sein
même des intuitions présentées sous ces formes, que Kant ne peut refuser : la distinction, au sein
des intuitions synthétisées, entre hallucination et réalité. Le sceptique fait de l' apparition (dans le
temps et l'espace) une potentielle apparence. Ce que l'on croit matière n'est peut-être qu'oeuvre
d'imagination. Cette attaque sceptique est fondamentale, car si Kant n'y répondait pas, elle pourrait
faire vaciller l'intégralité de la compréhension kantienne de l'objectivité. En effet, elle semble
indiquer que la théorie de la constitution de l'objectivité par les catégories de l'entendement est à
elle-seule insuffisante en tant que critère, pour identifier ce qui est de l'ordre de l'expérience
objective dans l'enchainement des intuitions. La production de fictions par l'imagination peut, dans
certains cas, être indissociable de la réalité ; l'hallucination n'est pas forcément cette simple
'rhapsodie de sensations' que Kant semble parfois opposer binairement à l'expérience objective.
L'halluciné génère une expérience consistante. Peut-on aller jusqu'à parler d'o b j e t s de
l'hallucination ? A cette question, nous ne pourrons répondre sans avoir étudié la déduction
transcendantale ; pour l'instant, contentons-nous de parler de pseudos-objets (car qui contesterait
que l'hallucination n'est pas nécessairement une vidéo abstraite d'art contemporain, mais qu'elle
peut inclure des licornes, des paysages lunaires et des sapeur-pompiers ?).
Une telle voix sceptique est entendue par Kant. Il lui attribue même la dignité d'un personnage
conceptuel : l'idéaliste problématique15. Kant a bien vu que, contre un tel adversaire théorique, il ne
14
15
Il s'agit là d'une formulation stylisée de l'argument, qui nous est propre : nous ne citons ici aucun sceptique 'réel' en
particulier.
CRP, B274. L'idéaliste problématique déclare l'existence des objets hors de nous « douteuse et indémontrable ».
8
servait à rien de faire valoir l'Esthétique transcendantale 16; bien plutôt, la seule manière de le
contredire est de démontrer que « des choses extérieures, nous avons aussi l'expérience, et non pas
seulement l'imagination »17. Kant entreprend donc de proposer une réponse contre l'argument
sceptique que nous avons exposé. Nous verrons que cette réponse est complexe, et qu'à proprement
parler, elle est composée de deux parties : 1/ premièrement, prouver qu'il est impossible de
supposer que ce que l'on qualifie d'expérience réelle puisse être intégralement une hallucination.
Pour prouver cela, Kant s'appuie sur une théorie du sujet, qu'il développe à trois reprises : dans la
première édition de la Critique, dans la section correspondant au quatrième paralogisme de la
psychologie transcendantale18; dans la seconde édition, au moment de la Réfutation de l'Idéalisme 19;
enfin, dans la seconde Préface, dans une longue note censée présenter un complément reformulé de
la Réfutation de l'Idéalisme 20 ; 2/ deuxièmement, prouver que, même si certes l'hallucination est
possible ponctuellement, elle peut être différentiée par le sujet qui la subit à l'aide de critères
pratiques, qu'il s'agit d'exposer. La réponse de Kant s'effectue donc en deux temps : preuve que
l'hallucination ne peut être que ponctuelle, puis proposition d'un critère pour discriminer
pratiquement de telles hallucinations ponctuelles par rapport aux expériences réelles.
La première partie de l'argumentaire (celle qui attaque un scepticisme total, étendu à l'intégralité
de l'expérience) répond à l'induction que nous avions formulé dans les dernières lignes de notre
restitution de l'argument sceptique : « puisqu'à aucun moment il n'est possible de faire le tri entre
l'hallucination et la réalité, alors notre vie entière est peut-être une hallucination ». Une telle
induction est dénoncée par Kant comme impraticable, et nous devrons comprendre pourquoi. Mais
à supposer même que l'argument kantien soit valide, il est absolument inefficace contre tout le
développement central de l'attaque sceptique. La seconde partie de la réponse kantienne est donc
tout aussi importante : c'est elle qui doit déterminer, dans l'enchainement de nos intuitions,
comment discriminer la réalité et l'hallucination, et ainsi répondre intégralement à l'idéaliste
problématique, que nous qualifierons dorénavant de sceptique partiel. « Partiel », car il tient
compte du premier argument de Kant consistant à montrer qu'une hallucination n'est possible qu'à
titre ponctuel (quoique cette ponctualité puisse être d'une durée indéterminée). Notons par ailleurs
que la réponse de Kant en termes de critères de distinction de l'expérience réelle doit permettre de
répondre à la difficulté que nous mentionnions, selon laquelle des pseudo-objets peuvent être
constitués alors même que l'expérience est subjective, hallucinatoire. Les critères pratiques de
l'expérience réelle doivent permettre de comprendre ce qui, malgré la représentation de pseudoobjets dans l'hallucination, diffère fondamentalement de la perception d'objets réels.
Cette contre-offensive kantienne représente donc, si l'on suit notre raisonnement, un moment
16
17
18
19
20
Ibid.
Ibid., B275
Ibid., A367-380
Ibid., B274-9
Ibid., BXXXIX-XLI
9
théorique important : double enjeu de précision de la théorie kantienne de l'objectivité, et de
réponse au sceptique partiel. Dès lors, un fait doit nous sauter aux yeux : c'est la désarmante
brièveté dont Kant fait preuve dans son argumentaire. Les commentaires ayant reconstitué la
réponse de Kant au scepticisme – notamment les commentateurs d'obédience dite 'analytique' – ont
très peu mentionné cette caractéristique pourtant évidente du texte kantien. Le passage le plus
symptomatique de cette concision extrême - que le lecteur peut aisément, en première analyse,
interpréter comme une preuve manifeste de désintérêt - est celui de la Réfutation de l'Idéalisme.
Kant vient de prouver « l'existence des objets dans l'espace hors de moi », dans sa Preuve21 et ses
deux premières Remarques22. Il conclut son raisonnement par une troisième remarque, la plus
courte, qui se clôt avec la phrase suivante : « Quant à la question de savoir si telle ou telle
prétendue expérience ne serait pas simple imagination, il faut en dégager la réponse d'après les
déterminations particulières de cette expérience et à travers son accord avec les critères de toute
expérience réelle »23. C'est la seule réponse de Kant dans la Réfutation de l'Idéalisme, à la question
sceptique que nous avons développée. Cette réponse méritera de notre part une explication
détaillée (notamment sur ce que Kant entend par 'critères') ; mais déjà, on ne peut qu'être stupéfait
par une telle brièveté formelle. La question de l'hallucination, dont on a dit qu'elle pouvait mettre
en danger la théorie kantienne de l'objectivité, est balayée d'un revers de main. En un sens, tout
notre travail consistera à expliquer la raison de cette étonnante concision.
A cette première observation doit s'en ajouter une seconde : nous avons quelque peu forcé le
texte kantien lorsque nous avons unifié l'argument sceptique qui lui était adressée sous le terme
d'argument de l'hallucination. En effet, lorsque Kant traite en général des expériences nonvéridiques, son vocabulaire n'est absolument pas stabilisé – signe d'un déficit de thématisation de la
question. Déficit paradoxal cependant, car cette absence de stabilité lexicale va de pair avec une
prolifération du vocabulaire sur le sujet : « jeu subjectif de mon imaginaire » (ein subjektives Spiel
meiner Einbildungen24) ; « Spontanéité de l'imagination » (Spontaneität25) ; « Simple effet de
l'imagination » (die blosse Wirkung der Einbildungskraft26), « Délire » (Wahnsinn27), « Fantasme
de l’imagination » (Blendwerke der Einbildung28), « Simple jeu de l'imagination » (bloßes Spiel
der Einbildung29), « Représentations trompeuses » (trügliche Vorstellungen30), « Illusion »
21
22
23
24
25
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28
29
30
Ibid., B275-7
Ibid., B277-8
Ibid., B279
Ibid., A201/B247. La différence entre « Einbildung » et « Einbildungskraft » peut être restituée respectivement par
les termes « Imaginaire » et « Imagination » . L'Einbildung (Imaginaire) est proprement le produit de la faculté
d'Einbildungskraft (Imagination). Il est ainsi regrettable que dans la plupart des traductions françaises cette
différence conceptuelle soit gommée au profit du seul terme d'Imagination. Sur ce point, cf. B. Longuenesse
(1993), p. 26
CRP, B277
Ibid., B278
Ibid.
Ibid., A376
Ibid.
Ibid.
10
(Täuschung31), « Invention » (Erdichtung32) . Il faut aussi compter le statut spécifique du rêve
(Traum), qui bien sûr est un cas spécifique d'hallucination, mais qui est mentionné suffisamment
souvent pour devoir attirer notre attention 33. Néanmoins il serait fautif de pointer du doigt l'absence
du mot même d'hallucination, qui existe pourtant en allemand : Halluzination. Ce mot est
quasiment inconnu dans la langue de l'époque, il n'entre dans la langue courante qu'au tournant du
XIXe et du XXe siècles34. Une absence du mot n'est donc pas significative d'une absence de l'idée.
***
La Critique de la Raison Pure, dont l'une des tâches principales est l'analyse de la constitution
de l'objectivité, a donc pour (quasi-)point aveugle l'autre de cette objectivité ; plus précisément,
elle tient pour seul autre le « divers » de sensations non reliées, ce divers qualifié de rhapsodie de
sensations qui, sans synthèse, ne permet même pas l'unité de la conscience. Ce divers sensible est
l'autre de l'objectivité sur le plan transcendantal, mais il n'est pas réductible à ce second autre,
empirique celui-là, qu'est l'expérience hallucinatoire 35. L'argument sceptique tel que nous l'avons
restitué, dégageant deux aspects dans la saisie de l'objectivité, a pour mérite de rendre visible cette
singulière absence. L'hallucination n'est jamais thématisée comme telle et pourtant elle est
présente, évoquée ici et là, suggérée dans des périphrases et même affrontée implicitement, comme
nous l'avons vu, au détour de la Réfutation de l'idéalisme.
Ce singulier rapport à l'hallucination étonne ; mais il devient fascinant lorsque l'on constate que
Kant a traité en détail la question de l'hallucination, dans un écrit pré-critique intitulé Träume
eines Geistersehers, erläutert durch Träume der Metaphysik – en français : Rêves d'un visionnaire.
Cet écrit de 1766 permet de saisir dans quel contexte, à propos de quelle question, le thème de
l'hallucination a profondément été mobilisé par Kant. Or, il ne s'agit en aucun cas d'une
problématique sceptique.
Dans les Rêves d'un visionnaire, Kant propose une explication du phénomène hallucinatoire
selon un modèle que nous qualifierons d'optico-physiologique. Modélisation explicite, détaillée,
qui tranche radicalement avec la présence latente mais implicite dans la Critique. Pourquoi Kant
31
32
33
34
35
Ibid.
Ibid., A377
Ibid., A112, A202/B247, B278, A376, A377, A451/B479, A491/B519, A492/B520, A780/B808
Référence : worterbuchdeutsch.com, estimations effectuées sur les cinq dernières siècles grâce à la base d'ouvrages
en langue allemande numérisés (environ 25 millions de titres). Consultation 30 mars 2016.
En parlant d'expérience hallucinatoire, nous faisons évidemment une entorse au vocabulaire de Kant, qui définit
l'expérience (Erfahrung) comme « une connaissance s'accomplissant par l'intermédiaire de perceptions liées entre
elles » (CRP, B161, c'est nous qui soulignons). Nous nous permettons néanmoins d'utiliser ce mot, car nous avons
admis, au moins à titre provisoire, la constitution de quasi-objets hallucinatoires. Nous évitons l'expression ''quasiexpérience'' pour ne pas alourdir notre propos.
11
construit-il un tel modèle, si ce n'est pas pour aborder la question sceptique ? Quel problème, quelle
inquiétude, l'expérience hallucinatoire catalyse-t-elle ? Esquissons dès à présent une réponse : ce
modèle optico-physiologique doit être mis en miroir avec une autre conception de l'hallucination,
qui est la conception occultiste. Selon la « philosophie occulte »36, l'hallucination est interprétée
comme un mode d'accès à un monde spirituel distinct du monde physique connu des hommes. Pour
l'occultiste, les hallucinations sont des visions ; elles donnent accès à une autre réalité, une réalité
transcendante qui nous constitue mais de laquelle nous n'avons aucune conscience. Il s'agit alors,
pour Kant, de proposer une explication rendant compte de ces visions sans en passer par une telle
transcendance. Ainsi, au sceptique se substitue un nouveau personnage conceptuel : celui du
visionnaire (Geisterseher), c'est-à-dire celui qui, hallucinant, croit avoir accès à des réalités
supérieures. Contrairement au sceptique, il ne révoque pas en doute la réalité en s'appuyant sur la
trompeuse expérience hallucinatoire ; bien plutôt, c'est parce qu'il refuse de qualifier l'expérience
hallucinatoire de radicalement ''trompeuse'' 37 qu'il imagine un monde transcendant à partir de ses
supposées visions. Contredire le visionnaire, ce n'est pas, à la différence du sceptique, fournir des
critères de distinction entre la réalité et l'hallucination ; c'est au contraire expliquer pourquoi
l'hallucination semble être aussi vraie, et pourquoi elle ne l'est pourtant pas. Homogénéiser (du
point de vue du sujet) l'hallucination et l'expérience réelle, montrer en quoi les deux expériences se
ressemblent autant malgré l'incontestable fausseté de l'une d'elles, c'est expliquer au visionnaire les
raisons de l'illusion imparable qui le meut. Le modèle optico-physiologique aura ce but : en
saisissant comment le phénomène hallucinatoire a sa cause dans une mauvaise constitution du
cerveau, qui projette les créations imaginaires en dehors de l'homme selon un principe de
convergence trompeuse des rayons lumineux, Kant veut réduire le visionnaire à un cas médical. Le
visionnaire est atteint de Wahnsinn, d e Verrückung, qui est proprement la maladie de
l'hallucination : « j'ai le sentiment de pouvoir offrir, au sujet de cette sorte de dérangement de l'âme
qu'on appelle fausse perception (Wahnsinn), et s'il est plus grave hallucination (Verrückung),
quelque chose d'intelligible qui en donne la cause. Le propre de cette maladie est que l'homme
égaré transporte hors de lui de simples objets de son imagination, et les regarde comme des choses
réellement présentes devant lui »38. Derrière cette apparente clarté de la définition – contrairement
à la Critique, Kant fixe ici le vocabulaire de l'hallucination qu'il mobilise – se cache néanmoins une
difficulté : l'hallucination ainsi définie, c'est le trouble, la maladie des hallucinations ; ce n'est pas
l'hallucination elle-même en tant que représentation d'un objet inexistant. Les traductions de
Francis Courtès par les expressions « fausse perception » et « hallucination » sont donc, non pas
inexactes, mais trompeuses : le Wahnsinn et le Verrückung désignent avant tout un état mental, qui
36
37
38
Le titre du second chapitre de la première partie est : « Fragment de philosophie occulte ayant pour fin de rentrer
en communication avec le monde des esprits » (Rêves, p. 61)
Radicalement : nous devrons préciser ce point. En effet, d'un certain point de vue, même le visionnaire est capable
d'admettre que l'expérience hallucinatoire a quelque chose de trompeur, en ce qu'elle présente des réalités
immatérielles dans l'étendue ; toujours est-il qu'elle fait signe vers une réalité transcendante.
Rêves, AK, II, 346, p. 82, c'est nous qui soulignons.
12
produit la projection au devant de soi de représentations imaginaires. Les termes choisis par Kant
sont en ce sens extrêmement significatifs : le Verrückung au sens propre, c'est le dérangement39 ;
quant au Wahnsinn, on pourrait le traduire littéralement par ''délire des sens'' 40. De ce point de vue,
les traductions suivantes des mêmes termes sont plus heureuses : Courtès traduit justement
Verrückung par ''dérangement''41 et Wahnsinn par ''paresthésie''42. Néanmoins ces deux mots ont un
inconvénient notable : ils ne traduisent pas exactement la spécificité du trouble que ces états
mentaux engendrent selon Kant. Un homme 'dérangé' n'est pas forcément victime d'hallucinations,
et la paresthésie renvoie à un trouble de la sensibilité davantage assimilable au fourmillement et à
la perte temporelle du toucher.
Toujours est-il qu'une telle explication médicale du phénomène hallucinatoire doit permettre à
Kant de contester l'interprétation des hallucinations par le visionnaire, en lui tendant un miroir qui
lui révèle son dérangement maladif. Il semble donc qu'un retour sur le texte pré-critique des Rêves
d'un visionnaire nous permettra de comprendre ce qui, dans la thématique de l'hallucination, a
d'abord intéressé Kant. La possibilité de l'argument sceptique n'est peut-être qu'une conséquence de
la réponse kantienne à un adversaire qu'il a considéré, dans ses écrits antérieurs, avec beaucoup
plus d'attention ; et c'est parce qu'il a construit un modèle de compréhension qui homogénéise
l'hallucination avec la réalité, qui explique pourquoi l'hallucination paraît être aussi réelle, aussi
extérieure au sujet, que le sceptique pourra mettre le doigt sur cette homogénéité, et attaquer les
critères de l'objectivité que Kant établira dans la Critique. Si la question sceptique, incarnée dans la
figure de l'idéaliste problématique partiel, intéresse finalement assez peu Kant, c'est peut-être parce
que le véritable danger de l'hallucination est ailleurs : dans sa propension à générer des pensées
occultes.
***
Kant l'écrit dès 1766 : ces pensées occultes outrepassent toutes les limites de la raison
humaine43. Kant n'expose pas ces limites en détail – il le fera, bien sûr, dans la Critique de la
Raison Pure. Néanmoins il est déjà possible d'en saisir une genèse hypothétique : c'est parce qu'il a
39
40
41
42
43
D'ailleurs le mot est traduit comme tel un paragraphe plus loin, lorsque Kant l'utilise justement au sens propre : « le
dérangement <Verrückung> du tissu nerveux peut devenir la cause qui fait transporter le focus imaginarius à
l'endroit d'où viendrait l'impression sensible d'un objet corporel qui serait réellement présent » (p. 83). Notons ainsi
comment Kant joue avec les deux sens : le Verrückung est à la fois le trouble (maladie) et l'état physiologique du
cerveau qui en est l'explication.
Cette traduction se fait nécessairement au prix d'une certaine réduction de la richesse sémantique, car le terme
Wahn a une double étymologie, qui l'identifie, jusqu'au XVIIIe siècle, aussi bien à l'illusion qu'à la folie. Voir sur
ce point Monique David-Ménard (1990), p. 112.
Rêves, AK, II, 347, p. 83
Ibid., 361, p. 103
Ibid., 368, p. 111
13
été confronté à des mystiques hallucinés, qui ont cru pouvoir révéler l'existence de mondes
spirituels à partir de leurs visions, que Kant a entrepris le projet de fixer des limites à de telles
velléités. On pourrait donc penser, à partir de cette hypothèse, que la distinction entre les Rêves et
l a Critique effectue une sorte de partage des tâches, à quinze ans d'intervalle : les Rêves
expliqueraient par un modèle scientifique le phénomène hallucinatoire afin qu'il ne puisse plus être
instrumentalisé par les soi-disants visionnaires, et la Critique, quinze ans plus tard, réussirait à
développer une compréhension des limites exactes dans lesquelles doit se situer la raison humaine.
La Critique serait l'envers positif d'une délégitimation négative des fondements occultistes exposée
auparavant dans les Rêves. Délégitimé ainsi, le problème de l'hallucination serait intégralement
rabattu sur le problème sceptique, problème mineur car déjà le signe d'une victoire : le sceptique ne
peut formuler son attaque que sur un fond commun qu'il partage avec Kant, et qui est l'idée que
l'hallucination est fausse, trompeuse, qu'elle ne donne aucunement accès à un autre monde,
simplement qu'elle entrave la saisie de ce monde-ci.
Néanmoins, si cette lecture continuiste des Rêves et de la Critique est justifiée44, elle suppose
tout de même de perdre en cours de route la thématique proprement hallucinatoire. L'hallucination
devient un phénomène symptomatique certes, en ce qu'il a pu, historiquement, être au fondement
de systèmes occultes de pensée. Mais la tâche de la Critique de la Raison Pure s'étend bien au-delà :
il s'agit de refuser la légitimité de toute métaphysique dogmatique. L'halluciné se prétendant
visionnaire est comme noyé dans la masse de ceux qui tiennent un discours supposément véridique
sur un au-delà de l'expérience sensible. Dogmatiques et charlatans, métaphysiciens spiritualistes et
délirants mystiques, tous se réunissent dans une commune aspiration à la transcendance.
Il semble pourtant qu'un tel nivellement des discours nous fasse oublier un point essentiel des
Rêves d'un visionnaire, que nous n'avons pas encore mentionné : l'hallucination, dans son rapport
au dogmatisme, ne se trouve pas éliminée sitôt que les limites de la raison sont proclamées, et que
le phénomène hallucinatoire lui-même a été expliqué physiologiquement. Le texte des Rêves est
beaucoup plus ambigu, sinueux, étrange. Le rapport de Kant à son adversaire le visionnaire y est
paradoxal : alors même que Kant expose une théorie optico-physiologique de l'hallucination, il
avoue son penchant45 pour l'existence des esprits, et l'éventualité que certaines visions puissent
néanmoins tirer leur origine, en dernière analyse, des existences spirituelles transcendantes. Nous
devrons montrer quelle est la nature exacte de l'articulation de ces deux interprétations en miroir de
l'hallucination – interprétation optico-physiologique, qualifiée de commune, et spiritualiste,
qualifiée d'occulte –, qui composent les deux chapitres centraux de la première partie des Rêves
d'un visionnaire. A la première lecture du texte, cette articulation paraît ambigüe : pourquoi avoir
44
45
Cette lecture est partagée par Jacques Rozenberg et Monique David-Ménard : « selon <Rozenberg>, la théorie de
l'hallucination, de 1766, sert à penser en 1781 le statut de l'idée. La tâche de la dialectique sera bien de montrer
l'inconsistance des idées dont la raison fait miroiter la connaissance. Et cet effet de mirage, ou cette fantasmagorie,
est appelé une folie que la pensée aime. », Monique David-Ménard (1990), p. 111. Voir aussi Jacques Rozenberg
(1985), p. 26.
Rêves, AK, II, 327, p. 58 ; 350, p. 88
14
développé une théorie complexe de l'hallucination comme signe de l'existence d'un monde
spirituel, si c'est pour ensuite la délégitimer intégralement en l'écrasant sous le poids d'un modèle
scientifique ? Pourquoi être d'abord si prudent dans sa condamnation des visionnaires, pour ensuite
doubler son livre d'une deuxième partie toute sarcastique et fielleuse contre la figure de
Swedenborg, ce mystique suédois que Kant prend pour cible ? Nous suggérerons que la nature de
l'articulation entre ces deux théories (optico-physiologique / spiritualiste) est justement cette
ambiguité du discours, qui n'est pas tant le symptôme des hésitations de la personne Kant, tiraillée
entre deux approches contradictoires d'un même phénomène, que l'indice d'une caractéristique
propre à l'hallucination elle-même : l'exceptionnel effet de vérité qu'elle engendre, sa capacité à
entrainer la pensée dans sa folle activité de prolifération des représentations. C'est ainsi que l'aspect
maladif de l'hallucination peut être le mieux ressaisi : l'halluciné, victime des inventions de son
imaginaire, peut se voir emporté par ses visions et, alors que son entendement est sain, perdre
l'attachement au réel. Emportement, perte du réel : ce sont bien là deux symptômes guettant
l'halluciné. Sa perte de réel le fait devenir un Luftbaumeister46, c'est-à-dire un bâtisseur en l'air de
mondes idéaux, qui construit des châteaux par le toit sans prendre appui sur le sol de l'expérience ;
son emportement le fait devenir un Schwärmer47, c'est-à-dire un exalté, un enthousiaste abusé de
manière incontrôlable par ses visions. Les médiations que Kant établit entre l'hallucination et la
construction proprement métaphysique de systèmes de mondes est complexe car elliptique. Nous
tenterons d'en saisir la teneur pour comprendre ce qui a particulièrement préoccupé Kant dans ce
pouvoir d'emportement propre à l'hallucination. Il faudra en passer par les exemples qu'en donne
Kant : certes Swedenborg mobilise toutes les attentions, mais l'hallucination délirée en visions
occultes est un talent répandu. De la baguette divinatoire aux prémonitions, en passant pas
l'invention des femmes enceintes 48, l'imagination dépose dans le réel les matériaux pour une théorie
systématisée de la transcendance, encouragée par l'espérance d'une vie après la mort et l'inertie des
on-dit. Cette force de l'imaginaire a une conséquence immédiate : une proclamation simplement
théorique des limites de la raison ne peut suffire à en limiter les ardeurs. Lorsque l'imagination
s'emballe, le sujet en est la proie. Ce pouvoir d'emballement est visible dans la prose kantienne
elle-même ; dans le second chapitre, qui traite de la philosophie occulte, Kant, justement,
s'emballe. « J'ai de plus en plus de mal à continuer de tenir le langage prudent de la raison. Je ne
vois pas pourquoi je n'aurais pas moi aussi le droit de prendre le ton académique, lui qui est plus
péremptoire et dispense l'auteur autant que le lecteur de la réflexion qui ne peut manquer de les
amener tôt ou tard aux désagréments de l'indécision »49. Kant n'est peut-être pas halluciné
(quoiqu'il parle explicitement de « rêveries de <son> cru »50), mais l'aveu de son emportement
46
47
48
49
50
Ibid., 342, p. 77
Ibid., 348, p. 85
Ibid., 357, p. 98
Ibid., 333, p. 66
Ibid., 366, p. 109
15
témoigne d'un procédé littéraire de restitution de l'emballement propre aux imaginaires débordants :
envisageant la possibilité d'un monde des esprits, on court le risque, de proche en proche, de délirer
un système du monde sans assise perceptive, déconnecté de toute raison commune. Les Rêves d'un
visionnaire présentent donc une difficulté non résolue : les limites formellement posées à la raison
ne sont d'aucun poids face au visionnaire, que ses hallucinations emportent au-delà de ces
considérations limitatives. Le visionnaire peut bien se moquer de l'étroitesse d'esprit du philosophe
devenu juge de la raison : au niveau auquel il se situe, il n'a aucun contradicteur. Aporie pratique51
donc, puisque certes les limites de la raison peuvent être proclamées, mais n'ébranlant nullement,
cristallisée dans les visions, la conviction des exaltés.
***
La Critique de la Raison Pure, malgré sa compréhension renouvelée de l'objectivité, ne délivre
en rien de cette difficulté. Au moins pouvons-nous, une fois exposé sous quel (double) modèle
d'intelligibilité l'hallucination a été pensée quinze ans plus tôt, faire retour sur l'hallucination pour
en saisir la nouvelle compréhension qu'en propose la Critique. Il est clair que le modèle opticophysiologique ne peut être restitué comme tel. L'étude des conditions de possibilité de l'expérience,
et en particulier de la perception des objets dans l'espace, rend lacunaire une compréhension en des
termes simplement optiques : l'objectivité ne se réduit pas à l'extériorité d'objets existant en dehors
de mon corps. Il faut alors saisir comment, à partir de la Critique, il est possible de reconstituer un
n o u v e a u modèle hallucinatoire, que nous qualifierons de psychologico-transcendantal.
Transcendantal, car il n'échappe pas aux conditions de possibilité de la conscience d'objets.
Empirique, car il s'appuie sur une compréhension approfondie de la faculté d'imagination, que Kant
renomme imagination reproductive. Malgré ces nouveaux apports conceptuels, nous montrerons
comment ce modèle est pourtant dans la continuité du précédent ; d'ailleurs il peut être combiné
avec le modèle optico-physiologique, qui devient lacunaire sans devoir être faux.
Surtout, notre étude des Rêves nous permettra une lecture à nouveaux frais des arguments
kantiens contre le sceptique partiel. Mieux : nous montrerons pourquoi l'exposition des critères
d'identification de l'expérience réelle ravive l'inquiétude qui, dans les Rêves, avait entouré la
question de l'hallucination. C'est que Kant, pour se défendre contre le sceptique partiel, s'appuie
notamment sur le critère d'intersubjectivité52. Dans la communication avec les autres sujets, dans la
comparaison entre les jugements, chacun peut espérer identifier ce qu'il y a de réel dans sa propre
51
52
Nous utilisons dans ce texte l'adjectif « pratique » dans un sens non-kantien, qui n'implique pas de dimension de
moralité. La pratique est entendue au sens technico-pratique. Sur ce point, voir Critique de la Faculté de Juger,
AK, V, 173.
Voir notamment CRP, A820/B848
16
expérience idiosyncratique. C'est ce monde commun, cette communauté des sujets pensants et
percevants, qui doit en priorité, comme l'écrit Kant, constituer un critère subjectif de l'objectivité.
Or le monde commun, la communauté, sont précisément ce que troublent les sujets hallucinés. Dès
les Rêves, Kant y insistait : l'hallucination est un péril indissociablement individuel et collectif.
Celui qui s'enferme dans son monde de visions délégitime l'expérience réelle et perturbe la
progression de chacun vers la vérité. Ainsi, la Critique de la Raison Pure est dans une situation
paradoxale : ayant gommé toute la généalogie de son questionnement sur les limites de la raison,
ayant évacué l'expérience hallucinatoire au seul rang d'argument sceptique, elle présuppose
pourtant résolue une difficulté que Kant a formulée quinze ans auparavant, et à laquelle la Critique
ne répond pourtant pas : celle du danger de l'imagination délirante, qui enferme les sujets dans des
mondes personnels, les rendant incapables, par l'intersubjectivité, de s'accorder sur une réalité
collective. Le danger de l'hallucination est donc un danger en écho : il se manifeste une première
fois dans sa formulation radicale, sceptique (et si ce que je perçois n'était qu'une hallucination ?), et
une deuxième fois comme un danger planant sur la réponse kantienne : pour que les hommes
progressent dans la compréhension du monde par la communication de leurs jugements, encore
faut-il qu'ils aient un monde commun ; et ceci n'est possible que si l'on sait contrer l'emballement
des représentations imaginaires, qui font sombrer les hommes dans des idiosyncrasies délirantes.
Kant apporte-t-il une réponse à cette inquiétude tenace ? En d'autres termes, accomplit-il, sur le
plan psychologico-pratique, ce qu'il a opéré sur le plan critique, dans la Dialectique
transcendantale ? Permet-il de dépasser les apories pratiques des Rêves, auxquelles la Dialectique
transcendantale a certes apporté une réponse théorique mais qui n'est d'aucun poids face au danger
propre à l'hallucination ? Cette réponse est éparse mais elle existe, et c'est surtout dans des textes
postérieurs à la Critique que nous la trouverons, notamment dans le Conflit des facultés et
l'Anthropologie, que Kant publie à la toute fin de sa vie, en 1798. Elle se formule dans les termes
d'une médecine philosophique, médecine de l'esprit essentiellement préventive qui doit permettre à
l'homme du sens commun de maitriser le cours de ses pensées. Kant sait que la philosophie ne peut
rien contre les anomalies corporelles sédimentées par le temps ; le visionnaire est condamné à
l'hôpital, son cerveau dilaté mérite la purge 53. Cependant l'homme ordinaire, sensible aux racontars
mystiques et rêveur occasionnel, peut pratiquer sur lui-même des exercices de pensée qui
l'éloigneront de cette tendance mortifère. Il peut travailler la maitrise de son imaginaire, par un art
subtil des détournements et des répétitions, que rend possible un partage préalable entre les
inventions saines et les fictions maladives (toute production de l'imagination n'est pas mauvaise à
prendre). Science nouvelle des discriminations, par-delà la dichotomie classique réalité/illusion. La
santé y est un enjeu individuel, mais aussi collectif : la maitrise des troubles hallucinés est le
53
Rêves, AK, II, 348, p. 84
17
remède contre une certaine forme d'égoïsme, non pas moral mais logique 54, qui considère
l'assentiment des autres humains à ses propres jugements comme inutile et non-avenu. Savoir
modérer ses fictions permet d'accéder à la commune condition des hommes de science. Le sujet
sain, qui écarte les délires hallucinés mais accueille les inventions favorables, se donne les moyens
de rester sur le sol ferme de l'expérience tout en s'autorisant des fantaisies vivifiantes. Kant élabore
dans ce but, par les exercices qu'il propose et les partages qu'il établit, une petite psychotechnique
de l'imaginaire.
***
Notre première partie propose de saisir comment Kant, dans les Rêves d'un visionnaire, construit
à propos de l'hallucination un problème qui lui est propre, celui d'une proximité de l'hallucination
avec les délires occultistes, tout en mettant en scène une certaine impossibilité à envisager
pratiquement une manière de réduire ce danger. Il s'agit donc d'une APORETIQUE.
Notre seconde partie étudie la possibilité d'une reconstitution d'un nouveau modèle, proprement
critique, de l'hallucination. Ce modèle engendre nécessairement un argument sceptique, auquel
Kant répond en présupposant l'aporie des Rêves dépassée. Ce nouveau modèle est rendu possible
par la décomposition et l'analyse des facultés de la connaissance, que Kant s'est proposé d'élaborer
dans la Critique. Il s'agit donc d'une ANALYTIQUE.
Notre troisième et dernière partie montre comment Kant dépasse l'aporie générée par les Rêves
et renforcée, quoique de manière muette, dans la Critique de la Raison Pure. Cette réponse est celle
d'un philosophe médecin de l'âme, qui énonce les bases d'un certain régime de la pensée. Il s'agit
donc d'une DIETETIQUE.
54
Anthropologie, AK VII, 128
18
première partie
APORETIQUE
L e s Rêves d'un visionnaire (Träume eines Geistersehers, erläutert durch Träume der
Metaphysik) sont publiés anonymement par Kant en 1766. Ils font donc partie de sa période précritique, et Jacques Rozenberg55 remarque à juste titre qu'ils en synthétisent certains axes
d'investigations notables : la psychopathologie, déjà étudiée deux ans avant dans l'Essai sur les
maladies de la tête (Versuch über die Krankheiten des Kopfes, 1764), et l'optique, re-mobilisée
deux ans plus tard dans Du premier fondement de la différence des régions de l'espace (Von dem
ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raume, 1768).
L e s Rêves d'un visionnaire ont pour objet principal la critique des ouvrages d'Emanuel
Swedenborg, (1688-1772), un scientifique suédois qui, à la suite d'expériences mystiques,
abandonne ses fonctions et se consacre à l'écriture d'ouvrages théologico-philosophiques,
notamment les volumineuses Arcana Caelestia (les Arcanes Célestes, 1749-1796), dans lesquelles
il systématise sa théorie, qui repose sur un principe de correspondances cachées entre le ''monde
spirituel'' et le ''monde matériel''. Les hommes, selon lui, ne sont pas conscients du lien qui pourtant
les lie intimement au monde spirituel : toute âme, dès cette vie, a sa place dans un supposé monde
des esprits56. Les positions réciproques des âmes entre elles sont radicalement différentes des
relations spatiales entre les corps dans le monde matériel. Le langage des esprits est une
communication immédiate des idées. La mort corporelle n'est pas corrélative d'une mort
spirituelle ; au contraire, mourir dans le monde matériel permet à l'âme de reprendre conscience de
sa réalité spirituelle, raison pour laquelle Swedenborg affirme pouvoir parler avec les morts.
55
56
Rozenberg (1985), pp. 15-16
Kant entend 'esprit' en un sens d'abord minimal : il désigne en premier lieu ce qui ne s'oppose pas à la pénétration
de toutes les autres choses, y compris matérielles (Rêves, p. 51). Un 'monde des esprits' serait donc un monde qui
transcende la matière.
19
En vérité, peu importent ici les subtilités de la théorie mystique de Swedenborg. Le point
fondamental est ailleurs : cette élaboration théorique a pour socle les propres visions de
Swedenborg, qui sont, selon lui, un 'accès' à ce monde spirituel qu'il se propose de décrire. Si lui,
contrairement aux autres hommes, peut avoir un contact direct avec les âmes, c'est seulement parce
que la nature lui a fait don d'un ''être intérieur'' exceptionnellement ouvert, une plus grande
sensibilité aux représentations obscures venues du monde des esprits, qui existent chez tout homme
sans pour autant parvenir à leur conscience. Ainsi, pour réussir à attaquer la théorie de
Swedenborg, il faut en premier lieu pouvoir expliquer ces visions sans avoir recours à une théorie
mystique faisant appel à un prétendu ''monde spirituel''.
requalification des visions mystiques : l'apparition de la thématique de l'hallucination
Notons en premier lieu que ce que Swedenborg qualifie de visions consiste en des perceptions
sensibles : le visionnaire peut voir, entendre, et même toucher les esprits57 ; par ailleurs, il décrit le
monde spirituel comme étant composé de « vastes régions, de demeures, de galeries et d'arcades
d'esprits qu'il verrait de ses propres yeux dans une parfaite clarté, et il assure qu'ayant maintes fois
causé après leur mort avec tous ses amis, il aurait trouvé presque toujours chez ceux qui étaient
morts depuis peu seulement, qu'ils avaient eu beaucoup de mal à se persuader qu'ils étaient morts,
du moment qu'ils voyaient autour d'eux un monde resté analogue »58. En lisant ces lignes, une
attaque évidente peut être formulée contre Swedenborg : si toute la théorie du mystique repose sur
une distinction entre le monde matériel et le monde des esprits, comment se fait-il que, malgré tout,
ce dernier puisse être décrit en des termes renvoyant à la sensation d'objets matériels, à la
corporéité dont précisément les âmes sont censées être émancipées ? Kant, quoiqu'il suggère cette
attaque, va faire preuve d'une étonnante subtilité : il fait grâce à Swedenborg de l'idée selon
laquelle, certes de telles réalités 'corporelles' (les esprits que l'on peut voir et toucher, les galeries et
les demeures) sont des sortes d'illusions, mais qu'elles peuvent malgré tout être les symboles, les
images, les tenants-lieu de réalités spirituelles. Cette idée désamorce une critique purement
logique, une critique faisant valoir l'incohérence des dires de Swedenborg ; on présume que certes,
la représentation 'sensible' des esprits est en quelque façon trompeuse, mais qu'en elle réside malgré
tout la vérité d'une existence immatérielle avec laquelle le visionnaire est en communication 59.
57
58
59
Rêves, AK, II, 361, p. 103
Ibid., 364, p. 107
Swedenborg va encore plus loin dans la 'quasi-matérialisation' du monde spirituel puisqu'il affirme que les esprits
eux-mêmes, dans le monde qui est le leur, « se présentent les uns aux autres sous l'aspect de figures étendues, et
<...> les influx réciproques de tous ces êtres spirituels suscitent en eux, conjointement, l'apparence d'êtres qui eux
encore sont d'autres êtres étendus, et celle, pour ainsi dire, d'un monde matériel, dont les images sans être rien de
plus que des symboles de leur état intérieur, produisent néanmoins une illusion de sens si claire et si durable qu'elle
20
Ainsi, Kant va mettre en miroir deux interprétations des visions mystiques, qui vont constituer
les deux chapitres centraux de la première partie de l'ouvrage. La première interprétation est
qualifiée d'occultiste : elle consiste en la restitution d'une pensée cohérente des visions interprétées
comme accès au monde des esprits. La seconde interprétation est qualifiée de commune : au
contraire, il s'agit alors, pour Kant, de comprendre les visions sans avoir recours à l'au-delà. Cette
interprétation immanentiste est précisément celle qui requalifiera les visions dans les termes de
l'hallucination (apparition des termes Verrückung et Wahnsinn), phénomène optico-physiologique
devant être ressaisi dans les coordonnées de la science et de la médecine.
structure du texte
Les Rêves d'un visionnaire est divisé en deux parties : une partie théorique, qui propose les deux
interprétations concurrentes des visions mystiques ; et une partie historique, qui expose de manière
relativement détaillée le mysticisme de Swedenborg, pris comme exemple de visionnaire célèbre –
quoique toute la première partie soit déjà implicitement dirigée contre lui. Cette seconde partie est
extrêmement sarcastique, voire violente, mais elle ne propose pas une critique en règle de la pensée
swedenborgienne, le travail théorique de sape ayant été déjà effectué auparavant, dans la partie
théorique. Cela confère au texte une structure étrange, qui devra susciter notre interrogation.
Nous aborderons en priorité la première partie (que Kant qualifie lui-même de « partie
essentielle »60) car c'est elle qui recèle les deux compréhensions de l'hallucination, dont l'opposition
forme comme le nœud de la problématique kantienne. Dans cette première partie, au premier
chapitre, Kant commence par exposer une tentative de réponse à trois questions : les esprits
existent-ils ? Si oui, mon âme est-elle un esprit ? Si oui, où est donc le lieu de l'âme dans le corps ?
Face à ces trois questions, Kant fait valoir une grande prudence méthodologique. Il procède par
analyse des concepts, en montrant les contradictoires de certaines positions philosophiques, mais il
ne répond pas lui-même explicitement : l'analyse du concept d'esprit, par exemple, permet
seulement d'exposer les mystères de son inaccessibilité. A la lumière de cette conclusion, le second
chapitre apparaît comme un pari fait sur l'imprudence : Kant élabore, sur un mode dogmatique
quoique hypothétique, une théorie précise et détaillée d'un « monde spirituel », inextricablement
connecté au monde matériel, selon des modalités que Kant détaille. Sans le mentionner, Kant
reconstitue ici un simili-monde swedenborgien, mais il le fait sien, comme pour tester de l'intérieur
le mode de raisonnement mystique. Kant se demande par ailleurs si les humains peuvent, dès leur
vie dans ce monde-ci, avoir 'accès' au monde spirituel. Cette question lui donne l'occasion
60
égale la sensation réelle de ces objets-là » (Rêves, AK, II, 364, p. 107)
Rêves, AK, II, 318, p. 48
21
d'élaborer une théorie occultiste de l'hallucination, faisant droit à l'objection déjà mentionnée selon
laquelle l'accès au monde spirituel ne devrait pas, par définition, pouvoir être sensible - et il répond
à cette objection. Dans un troisième chapitre, Kant balaie d'un revers de main tout ce qui vient
d'être exposé, et établit son modèle optico-physiologique de l'hallucination. Puis dans un ultime
chapitre, il fait valoir les raisons psychologique de l'attachement de tout un chacun aux théories
occultistes, par rapport aux modèles scientifiques ; pour sa part, il laisse le lecteur libre de choisir,
et affirme lui-même avoir un « penchant » pour les histoires d'esprits, tout en se refusant à toute
adhésion systématique. Il maintient une réserve de principe, réserve méthodique qui ne nie en rien
la séduction qu'exerce l'occultisme. Cette position modérée semble néanmoins devoir être, elle
aussi, balayée par la seconde partie, qui ridiculise Swedenborg et en appelle explicitement aux
limites de la raison.
les enjeux de notre lecture des Rêves
Pourquoi portons-nous notre intérêt sur ce texte ? Nous pouvons faire valoir trois raisons
principales. Premièrement, les Rêves d'un visionnaire présentent l'avantage non négligeable de
proposer un modèle hallucinatoire positif et total, qui doit pouvoir rendre raison de ce qui
fondamentalement constitue une hallucination. En ayant recours à un modèle optico-physiologique,
Kant se donne les moyens d'expliquer réellement cette impression étrange d'extériorité de l'objet
qui trompe les hallucinés.
La deuxième raison de notre intérêt porté à ce texte est plus fondamentale encore : les Rêves
d'un visionnaire nous permettent de comprendre dans quel contexte, suite à quel problème, dans
quel horizon de questionnements apparaît véritablement la thématique de l'hallucination chez Kant.
Certes, le philosophe avait déjà évoqué ce thème dans l'Essai sur les maladies de la tête, auquel
nous ferons d'ailleurs référence. Mais en 1764 l'hallucination n'était qu'un moment dans la liste des
troubles mentaux que Kant établissait. Il ne la problématisait pas spécifiquement ni n'en proposait
un modèle. Avec les Rêves, nous comprenons au contraire ce qui intéresse Kant au premier chef :
c'est le danger spécifique que contient en elle l'hallucination d'être interprétée d'une manière qui
dépasse toutes les limites de la raison humaine – limites entendues en 1766 comme ce qui, tout
simplement, peut être perçu, à savoir ce que le mystique appellerait le 'monde matériel'. La
problématisation de l'hallucination peut donc être resituée, grâce à ce texte, dans une trajectoire
plus vaste de la pensée kantienne, qui culminera bien sûr avec la Critique de la Raison Pure. Il ne
s'agit pas, évidemment, d'affirmer que tout était déjà contenu dans les Rêves ; mais plutôt, de saisir
une certaine généalogie du questionnement, une certaine sensibilité de Kant aux problèmes
22
touchant aux limites de la connaissance possible. Contester la capacité qu'aurait l'hallucination de
nous apprendre quelque chose sur un au-delà, c'est déjà faire un pas vers le criticisme, qui établira
systématiquement les critères de la connaissance, encore confus ici.
La troisième raison est corrélative de la seconde. Les Rêves nous permettent certes de saisir une
parenté entre le phénomène hallucinatoire et la théorisation de l'au-delà, voire une relation de cause
à effet (cette parenté étant toute entière incarnée par le visionnaire-philosophe Swedenborg, qui
justement s'inspire de ses propres hallucination pour construire théoriquement un système du
monde spirituel) ; mais le texte de Kant est aussi précieux en ce qu'il saisit ce qui, dans ce
phénomène hallucinatoire, est irréductible à une théorisation métaphysique faite après-coup ; ce
qui, dans l'hallucination, a une force spécifique en elle-même et par elle-même ; ce qui résiste
toujours à une contre-théorie critique, qui certes peut formellement fixer les limites de la raison
mais butte sur l'irréductible effet de vérité qui saisit le visionnaire. Par-delà le modèle opticophysiologique qu'il présente, Kant articule son texte de manière à faire ressentir cet insaisissable.
L e s Rêves sont un texte d'équilibriste ; Kant y déploie un art peu commenté des thèses
contradictoires en balance, la partie historique consacrée spécifiquement à Swedenborg faisant
contre-poids, par son sarcasme, à l'abstraite et modérée partie théorique ; et au sein de la partie
théorique, l'interprétation généreuse envers les thèses mystiques contre-balançant le froid modèle
optico-physiologique. On pourrait aller encore plus loin : au sein de ce modèle médical et
scientifique, l'hallucination proprement dite est, comme nous le verrons, en balance avec une autre
forme d'imaginaire, celle du rêveur éveillé. Ainsi, l'hallucination, tout en se voyant expliquée selon
un modèle rigoureux, est également saisie en tant qu'expérience vécue, qui produit doutes et
incertitudes ; et c'est de ce point de vue qu'elle constitue une aporie pour le système kantien à venir.
Nous commencerons par exposer la compréhension occultiste que propose Kant de
l'hallucination, en ce qu'elle reste favorable aux dires du visionnaire (I). Ensuite, nous expliquerons
le modèle supposé pouvoir 'écraser' le premier par sa positivité, c'est-à-dire le modèle opticophysiologique (II). Enfin, nous étudierons en quoi le phénomène hallucinatoire, malgré cet effort
de rationalisation scientifique, génère une aporie (III).
23
I – L'interprétation mystique proposée par Kant : entre spiritualisme et illusion
pathologique
« Hasardons-nous maintenant sur la voie des périls ». C'est par ces mots que Kant introduit ce
qui va se révéler être une véritable théorie occultiste des hallucinations, théorie qu'il n'aurait aucun
mal à qualifier, dans sa période critique, de dogmatique. Alors que Kant introduisait son ouvrage en
faisant valoir toutes les prudences méthodologiques requises pour traiter d'un sujet aussi éloigné de
l'expérience (partie I, chapitre premier), et l'impossibilité de démontrer quoi que ce soit ayant trait
aux esprits, Kant prend désormais pour point de départ que les esprits existent. Il le fait, notons-le
bien, sans même affirmer qu'il s'agit là d'une expérience de pensée tout juste destinée à tester des
hypothèses. Son jugement semble être sans appel : certes la démonstration de l'existence des esprits
est impossible, mais « le pressentiment d'une intelligence exercée »61 en persuade. Kant va plus
loin : il élabore une théorie précise et détaillée du monde immatériel62, dans lequel les substances
spirituelles simples communiqueraient entre elles de manière analogue aux corps dans l'espace ; et
ce monde spirituel serait inextricablement connecté au monde matériel, selon des modalités que
Kant détaille. Tout sujet humain relierait le monde matériel et le monde immatériel 63 – quoique
seule la connexion avec le monde matériel soit consciente 64 - et en mourant retrouverait
exclusivement le monde immatériel.
C'est dans ce contexte théorique que surgit la thématique de l'hallucination. C'est que Kant
s'interroge sur la possibilité, pour certains hommes, d'avoir dès leur vie dans ce monde un accès
conscient au monde des esprits. Kant n'écarte pas cette possibilité, même s'il insiste sur le caractère
nécessairement exceptionnel d'une telle faculté. De ce point de vue, il semble reprendre à la lettre
le propos de Swedenborg : lorsque l'âme est plongée dans un corps ici-bas, elle ne peut
normalement pas avoir clairement conscience des 'idées' qui appartiennent au monde spirituel, car
elle est comme accaparée par les représentations sensibles du monde corporel 65. Ainsi, une telle
conscience ne peut se produire « que chez des personnes dont les organes possèdent un degré
inhabituel d'irritabilité »66. Par organe, Kant précise qu'il entend ici le « sensorium de l'âme »,
distinct des organes des sens externes comme l'oeil ou le nez. Kant suppose que ce sensorium, qui
génère les « diverses images et représentations de l'âme pensante »67, consiste en une certaine
61
62
63
64
65
66
67
Rêves, AK, II, 329, p. 62
Ibid., 330, p. 62
Ibid., 332, pp. 64-65
Ibid., 338, p. 72
Ibid., 334, p. 67
Ibid., 339, p. 74
Ibid.
24
partie en mouvement du cerveau ; et c'est de ce mouvement que naissent les représentations. Il
existerait donc des personnes dont ce sensorium serait extrêmement sensible, au point de faire
parvenir à la conscience des idées venues de l'autre monde. Inutile de préciser que Kant ne peut en
dire beaucoup plus sur cette faculté mystérieuse ; toujours est-il qu'il la suppose être à l'origine de
la production des visions occultes.
Le plus important est ailleurs, dans la manière dont Kant considère, malgré tout ce qui vient
d'être dit, que les visions occultes sont œuvresed'imagination, quoiqu'elles aient pour cause une
influence spirituelle venue du monde immatériel. Ainsi Kant relie une théorie de l'hallucination
avec une théorie de la voyance. Lisons le texte le plus caractéristique de cette alliance :
« Ces personnes peu banales seraient à certains moments saisies par la vision d'objets
apparaissant comme extérieurs à elles ; elles les prendraient pour la présence de natures
spirituelles venant à leurs sens corporels, et quoique ce ne soit que le déroulement d'un artifice
trompeur de l'imagination, la cause de ce dernier serait une véritable influence spirituelle,
impossible à saisir immédiatement et ne se manifestant à la conscience que par des images
apparentées relevant de la fantaisie, mais ayant adopté l'apparence de sensations. »68
Ainsi, les voyants verraient comme des « fantômes de choses sensibles », réellement connectés
au monde spirituel mais dont la dimension spatiale ne serait par contre qu'une illusion.
L'imagination génèrerait des représentations hallucinées d'objets matériels, car l'imagination ellemême serait comme 'stimulée' par une sensibilité hors-normes au monde des esprits. Que la fiction
créée soit trompeuse et fantaisiste n'empêche pas qu'elle puisse faire signe vers l'au-delà. C'est par
ce moyen que Kant peut répondre à une objection que nous avons déjà signalée, consistant à
pointer du doigt la contradiction du visionnaire, qui affirme pouvoir percevoir un monde qu'il
qualifie lui-même d'immatériel. L'extériorité du monde des esprits ne peut en aucun cas être une
extériorité de type spatial : or c'est bien ce que semble devoir affirmer le visionnaire, lorsqu'il dit
qu'il voit, entend et touche les esprits. Ainsi Kant peut affirmer qu'il est dans l'illusion – mais une
illusion qui ne peut se réduire à un simple trouble mental.
Par ailleurs, et de manière complémentaire, il faut souligner que Kant n'hésite pas, dès ce
chapitre 'occultiste', à pathologiser de la voyance. En effet, selon la théorie de la voyance que Kant
vient de présenter, un tel jeu « inhabituel » de l'imagination ne peut se produire que chez des
personnes possédant des organes au « degré inhabituel d'irritabilité »69, qui n'est pas celui des
« hommes en bonne santé »70, et qui est supérieur au degré d'irritabilité qui « devrait arriver »71.
Kant va jusqu'à affirmer que, s'il y avait effectivement de tels voyants dans le monde, on ne
68
69
70
71
Ibid., 340, pp. 74-75
Ibid., 339, p. 74
Ibid., 340, p. 74
Ibid.,
25
pourrait jamais distinguer ce qui est de l'ordre de la véritable connexion avec le monde spirituel et
ce qui est un pur délire, d'autant que « l'état de ces personnes serait annonciateur d'une véritable
maladie », et que de telles visions ne manqueraient pas d'amener, petit à petit, une véritable
dégénérescence pathologique, car l'homme n'est pas fait pour avoir des visions aussi étrangères à sa
nature72. Ainsi, alors même que Kant propose une théorie qui explique par des raisons extrapsychologiques les visions des visionnaires, il qualifie ces visionnaires de « fantastes »
(Phantasten73), et utilise dès à présent un vocabulaire dépréciatif, connoté médicalement,
vocabulaire qu'il ré-investira amplement, comme nous le verrons. Il parle pour qualifier les visions
des voyants de « barbares chimères », de « caprices déconcertants »74, de « fantômes absurdes »75 ;
mais puisque, par ailleurs, ces visions sont adossées dans sa théorie occultiste à l'idée d'une
communication avec le monde spirituel, il ne peut imputer de dimension pathologique qu'à l'aspect
'contre-nature' d'une telle communication, et de la dégénérescence à venir. Les visions, tout en
faisant signe vers l'existence effective d'un au-delà, font signe également vers une anomalie
pathologique, voire une inadaptation radicale en ce monde ; la supériorité du voyant dans sa
connexion avec les esprits doit être corrélée à son infériorité dans l'élément matériel : « la
connaissance intuitive de l'autre monde ne peut s'acquérir ici-bas qu'au prix d'une partie de
l'intelligence dont on a besoin pour celui-ci »76.
Ainsi, il est étonnant de constater que, dès l'exposition de sa théorie occultiste des
hallucinations, Kant emploie les lexiques dépréciatifs de l'illusion et de la pathologie, destinés à
être encore renforcés lorsqu'il s'agira d'expliquer scientifiquement – et médicalement – le
phénomène des visions occultes. Kant s'est certes, dans ce chapitre, dépossédé d'un certain nombre
de précautions méthodologiques, mais il ne s'est pas pour autant mis intégralement 'dans la peau'
d'un philosophe mystique. Ce fait n'est pas anodin, car il rend difficile, pour le lecteur, de saisir
quel est le ton exact de ce chapitre. S'agit-il d'une pure parodie, d'une restitution moqueuse de
l'occultisme à lire exclusivement au second degré ? F. Courtès indique que certains commentateurs
ont pu l'interpréter ainsi 77. Nous préférons, à ce stade, maintenir l'ambiguité, car le statut
épistémologique de ce texte est loin d'être clair. Kant, par exemple, utilise régulièrement le
conditionnel et les « peut-être », mais cela semble davantage relever de la précaution oratoire que
d'un véritable doute méthodique ; d'ailleurs, le conditionnel est subrepticement remplacé par le
présent à mesure que l'exposition de la thèse avance. Par exemple : « à eux tous <...> les êtres
matériels pourraient bien par une union immédiate constituer peut-être un grand Tout qu'on pourra
72
73
74
75
76
77
Ibid., 340, p. 75
Ibid.
Ibid.
Ibid., 341, p. 76
Ibid.
Rêves, éd. Vrin, p. 140, note 12. Courtès cite le nom du philosophe allemand Hans Vaihinger (Commentar zu
Kants Kritic der reinen Vernunft, II, p.425)
26
appeler le monde immatériel »78 ; puis : « donc ce monde immatériel peut être considéré comme un
Tout existant en soi dont les parties forment entre elles une liaison réciproque et une
communauté »79. L'affirmation simple va même jusqu'à se transformer en décret péremptoire –
Kant avouant lui-même qu'il abandonne le « langage prudent de la raison »80. Ce nouveau type de
discours atteint son point d'orgue lorsque Kant opère ce que l'on pourrait qualifier de véritable
passage en force théorique : « il est <...> pratiquement démontré, ou il pourrait l'être sans peine si
l'on ne craignait pas les longueurs, mieux encore : je ne sais où ni quand mais un jour il sera
démontré que même en cette vie l'âme humaine forme une communauté aux liens indissolubles
avec toutes les natures immatérielles du monde des esprits »81. La prétention du propos fait sourire,
l'affirmation cavalière confine à la parodie – ne serait-ce qu'aux vues des minutieuses précautions
dont Kant faisait montre un chapitre plus tôt.
Cette impression d'avoir affaire à une pensée mouvante, instable et contradictoire, nous pouvons
pour l'instant uniquement la constater 82. Faisons valoir que l'expression de Kant dans ce second
chapitre des Rêves, par sa proximité avec certains thèmes familiers (l'illusion, la pathologie) et les
précautions oratoires que, malgré tout, il utilise régulièrement, est assez ambigüe pour mériter
d'être considérée comme une hypothèse de travail, certes fantasmagorique mais construite en sorte
qu'elle puisse être le pendant mystique d'une théorie scientifique.
Mieux : nous pourrons constater que les thèmes de ''l'illusion provoquée par le sensorium de
l'âme'', et de la dichotomie sain/maladif, parcourront tous les travaux de Kant sur l'hallucination,
jusqu'aux confins de son entreprise critique. Simplement, en abandonnant la théorie occultiste, il
devra expliquer à nouveaux frais la cause des hallucinations du visionnaire. Que les visions fassent
signe vers la pathologie, et qu'elles puissent être qualifiées d'illusions, cela Kant le prend en
compte dès son élaboration de la théorie occultiste. Mais il le fait en adossant l'explication de la
maladie à une cause métaphysique : certes le cerveau du visionnaire est plus irritable que la
moyenne, mais la cause dernière de l'hallucination doit être trouvée dans le monde des esprits.
Cette cause, pour se débarrasser de l'occultisme, devra être requalifiée.
Comment tenir ensemble ces deux exigences, à savoir rendre raison de l'impression
hallucinatoire avec toutes les dimensions qu'elle implique (représentation d'un objet extérieur et
indépendant du sujet, etc.), sans pourtant avoir recours à un fantasmatique monde spirituel, c'est ce
que se propose d'accomplir le second modèle hallucinatoire proposé par Kant : un modèle que nous
qualifions d'optico-physiologique.
78
79
80
81
82
Rêves, AK, II, 329, p. 62
Ibid., nous soulignons.
Citation complète, déjà mentionnée dans notre Introduction : « J'ai de plus en plus de mal à continuer de tenir le
langage prudent de la raison. Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas moi aussi le droit de prendre le ton
académique, lui qui est plus péremptoire et dispense l'auteur autant que le lecteur de la réflexion qui ne peut
manquer de les amener tôt ou tard aux désagréments de l'indécision » , Rêves, AK, II, 333, p. 66, c'est nous qui
soulignons.
Ibid.
cf. Aporétique, section III.
27
II – Le modèle optico-physiologique, pour remplacer l'interprétation mystique
le problème de la distinction entre les rêves éveillés et les hallucinations
Kant veut rendre raison, sans solliciter l'au-delà, du phénomène hallucinatoire. L'hallucination
est caractérisée, comme nous l'avons vu, par l'impression d'avoir affaire à une perception d'objets
externes, dans l'espace, alors même que ceux-ci sont les produits de l'imagination. L' externalité de
ces objets hallucinés est primordiale : c'est elle qui donne au sujet l'impression de ne pas être
responsable de sa perception, de ne pas en être l'inventeur. L'objet se tient là, devant lui, et le sujet
pense être passif dans sa réception sensitive. D'une certaine manière, l'interprétation mystique des
hallucinations permettait de rendre raison de cela : effectivement, selon un point de vue mystique,
il est vrai que le sujet-visionnaire est comme passif dans sa réception des idées venues de l'autre
monde, quoique son imagination génère l'externalité spatiale de ces idées83. Remplacer cette
interprétation mystique par un modèle optico-physiologique, c'est donc nécessairement se donner
pour tâche d'expliquer aussi, mais par d'autres moyens, cette externalité 'ressentie' 84 - afin de ne pas
perdre en exhaustivité de l'explication ce que l'on gagne en rationalité scientifique.
A ces fins, Kant introduit le concept de « rêve éveillé », qui va lui permettre de produire une
analyse a contrario de l'hallucination. En effet, le rêveur éveillé est celui dont l'imagination produit
des images pendant la veille, et il est en cela très proche de l'halluciné, mais à cette différence près
qu'il est à tout moment capable de distinguer les images fantasmatiques des perceptions effectives.
A ce titre, le rêveur éveillé ne prend jamais ses fictions pour la réalité. Comprendre le phénomène
hallucinatoire, c'est, selon Kant, comprendre ce qui vient s'ajouter au phénomène du rêve éveillé,
pour lui prodiguer cette impression d'externalité de l'objet, et de passivité du sujet dans sa
perception de l'objet. En d'autres termes : le fait même que des objets soient imaginés ne pose pas
vraiment question pour Kant, du moins en 1766. Après tout, ne divaguons-nous pas tous un peu ?
83
84
Précisons un point : nous utilisons ici les mots « extériorité », « externalité », « spatialité », comme des quasisynonymes. Ce qui est externe, extérieur, au dehors, hors de…, est ainsi assimilé. En effet, dans le texte original
des Rêves d'un visionnaire Kant utilise toujours le même lexique : außer » (extérieurs, AK, II, 340, p. 74), « die
äußerliche Stellen » (les sens externes, 343, p. 79), « äußere Sinne » (sens externes, 343, p. 79), « äußerlich » (vers
le dehors, 345, p. 81), « außerhalb » (en dehors, 345, p. 81). Il faudrait pourtant se demander si ces termes ne
mériteraient pas d'être distingués. Le problème qui se pose est en effet le suivant : je peux très bien me représenter
spatialement un objet, le 'visualiser' comme étant devant moi par exemple, occupant une certaine position de
l'espace, et pourtant être conscient qu'il n'est pas 'externe' ou 'extérieur', car il n'a pas de réalité objective. Un objet
peut bien être 'spatialisé', occupé une position spatiale dans mon imaginaire, sans pour autant être considéré
comme existant 'extérieurement' à moi. Or Kant, comme nous le verrons, construit un modèle (opticophysiologique) qui assimile toujours la saisie d'une position spatiale avec le fait que le sujet croit vraiment que
l'objet existe dans l'espace hors de lui. Il nous faudra voir en quoi ceci peut être une limite du modèle.
Cette dernière expression s'éloignant bien sûr du vocabulaire kantien
28
Ne sommes-nous pas, parfois, comme 'absorbés' par nos pensées ? Les fictions de l'esprit,
l'imaginaire, ne sont pas en eux-même des phénomènes problématiques. Identifiés comme tels, ils
ne peuvent nullement faire l'objet d'une récupération occultiste. C'est quand l'imaginaire ''échappe''
au sujet lui-même que l'hallucination se produit, et que le mystique surgit pour proposer son
interprétation. C'est donc à cette différence spécifique de l'hallucination par rapport au rêve éveillé,
que Kant doit répondre en faisant valoir ses arguments scientifiques. D'où la structure qui compose
son argumentation : dans un premier temps, Kant propose d'expliquer pourquoi le rêveur éveillé est
capable d'identifier des fictions en tant que fictions. Pour répondre à cette question, Kant doit
proposer un modèle (optique) permettant de saisir comment une perception réelle peut être
considérée comme externe par le sujet. En retournant ce modèle, on peut expliquer a contrario le
phénomène du rêve éveillé : celui-ci sera justement considéré comme une représentation qui ne
remplit pas les critères optiques de la perception externe. Une fois tout ceci exposé, Kant peut alors
comprendre l'hallucination comme une perversion de cette distinction, un détournement du
processus optique, qui 'fait passer' l'oeuvre d'imagination pour une perception effective. En ayant
expliqué comment le rêveur éveillé sait identifier ses fictions, il devient également possible de
comprendre pourquoi l'halluciné ne le peut pas : c'est que sa constitution (physiologique, comme
nous le verrons) ne lui permet pas d'avoir accès au critère qu'utilise le rêveur éveillé.
explication des rêves éveillés : compréhension structurale & abandon du paradigme wolffien de
la clarté
Selon Kant, les rêveurs éveillés sont capables de distinguer leurs fictions des perceptions
effectives selon un principe de contraste. Lisons le texte :
« lesdites images <fantastiques> peuvent très bien, dans l'état de veille, l'occuper mais non le
tromper, si claires qu'elles aient beau être. Car à ce moment-là <sc. dans l'état de veille>, bien
qu'il y ait dans le cerveau une représentation de lui-même et de son corps qui est en balance
avec ses images fantastiques, il y a pourtant la perception effective de son corps par les sens
externes pour provoquer le contraste (Kontrast) à l'égard de ces chimères, pour donner du relief
et faire que les unes soient tenues pour forgées par lui-même, et les autres pour objets
sentis. »85
Lorsqu'elles sont perçues en même temps que les représentations réelles, les images fantastiques
trahissent leur fausseté. Kant explique ainsi le fait que l'on puisse être trompé par ses rêves lorsque
85
Rêves, AK, II, 343, pp. 78-79
29
l'on est endormi : en effet, dans le sommeil, l'''étalon-réalité'' disparaît, il ne vient plus contraster la
production imaginaire86. C'est bien une certaine théorie 'structurale' que Kant met en place ici : la
valeur conférée à une représentation est attribuée selon le rapport entretenu avec les autres
représentations. Tout est affaire de « contraste », de « relief ». Notons que ce modèle, exposé en
l'état, est extrêmement inspiré de la théorie wolffienne des ideae materiales, exposée dans la
Psychologica empirica (paragraphes 95 à 102). En effet, dans ce texte, Wolff élabore un partage
clair entre deux types d'idées : les idées issues de la sensation (qu'il appelle ideae sensuales, ou
idées des sens87) et les idées issues de l'imagination (phantasmata, ou idées de l'imagination88). En
ces deux types d'idées, il y a une « sorte de lutte pour la vie et de sélection naturelle »89 qui
ressemble à celle, kantienne, du Kontrast. Chez Wolff, le critère de survie est celui de la clarté90 .
Les phantasmata étant nécessairement moins clairs que les ideae sensuales, lorsque les deux types
d'idée coexistent dans l'esprit, les ideae sensuales ne peuvent manquer de disqualifier les
phantasmata ; elles les renvoient à leur statut de fantasmagorie : « c'est ce degré différent de clarté
qui se trouve entre les idées de l'Imagination et des Sens, qui nous sert à distinguer les unes des
autres »91. Ici Wolff est plus radical que Kant. Les phantasmata sont si obscures comparées à la
clarté de la sensation, qu'ils disparaissent de la conscience au profit des seules ideae materiales :
« les sensations fortes affaiblissent <...> tellement les idées de l'Imagination, que quoique ces idées
soient et demeurent en nous, elles paraîtront tellement effacées, que nous n'en apercevrons pas
même la trace »92. Kant au contraire, fait droit, notamment par son exemple du rêve éveillé, à une
force particulière des fantasmagories. Chez Kant les fictions ne perdent face aux sensations qu'en
ce sens qu'elles sont révélées en tant que fictions ; chez Wolff, l'échec va jusqu'à la disparition de la
conscientisation elle-même. En revanche Wolff et Kant se rejoignent quant il s'agit de dire que cette
'lutte' entre idées ne peut être gagnée par les phantasmata qu'à condition que les ideae sensuales
soient radicalement affaiblies ; cela se produire dans le sommeil. Lorsque l'on s'endort, écrit Wolff,
« combien de fois nous est-il arrivé, que trompés par l'éclat de ces idées, nous les avons confondues
avec celles des sens, en nous demandant à nous-mêmes, si nous ne veillions pas en effet, tant le
86
87
88
89
90
91
92
Kant reprend ici, en la développant, une analyse déjà exposée deux ans plus tôt dans son Essai sur les maladies de
la tête, AK, II, 264, pp. 60-61.
Wolff, Psychologica empirica, parag. 95, p. 95. Numéros de pages donnés dans l'édition française, traduite sous le
titre Psychologie ou traité de l'âme, Contenant les connaissances que nous en donne l'expérience, Georg Olms
Verlag, Hildesheim, Zürich, New York – il s'agit d'une traduction non-exhaustive et non-littérale datée de 1745, de
la Pars I de la Psychologia empirica – par commodité, nous attribuerons ces mots à Wolff lui-même. Les citations
sont transcrites par nous en français moderne.
Ibid., parag. 96, p. 96
Rêves, éd. Vrin, p. 149, note 5 de F. Courtès
Wolff définit la perception claire de la manière suivante : « Si ce que nous percevons, nous le percevons de
manière que nous puissions le reconnaître, ou le distinguer des autres choses que nous percevons en même temps,
c'est une perception claire ; telle est celle que nous avons d'un arbre que nous voyons en plein jour, ou de la chaleur
que nous sentons en touchant une pierre échauffée par les rayons du Soleil, ou par le feu. » (Wolff, Psychologica
empirica, paragraphe 31, page 45).
Ibid., paragraphe 97, p. 97
Ibid., paragraphe 99, p. 99
30
Mensonge se montrait à nous avec toutes les couleurs de la Vérité »93. L'endormissement est le
salut de l'imaginaire.
Ce modèle 'wolffo-kantien', si l'on en reste là, a une imperfection majeure, car il ne permet pas
d'expliquer le fait que les voyants-hallucinés puissent tenir les créations de leur imagination pour
vraies. Kant le confesse : « la question n'est que de savoir d'où vient qu'ils transportent hors d'eux
l'artifice trompeur de leur imagination, et tout spécialement comment il peut se faire qu'ils le
rattachent à leur corps, bien qu'ils aient sensation de ce corps au moyen de leurs sens externes »94.
Le voyant est un contre-exemple radical à la thèse de Wolff, car il perçoit des esprits et en même
temps le monde réel, physique. Wolff, au contraire, refusait une telle possibilité ; il la balayait d'un
revers de main par une question rhétorique : « quel est l'homme qui, lorsqu'il veille, ne démêlera
pas ce qui n'est que dans l'Imagination, d'avec ce qu'il perçoit par les Sens »95. Le voyant, au
contraire de ce qu'affirme Wolff, prétend voir, entendre, toucher les êtres du monde spirituel, sans
rien perdre de son encrage dans le réel. La chimère n'est pas moins claire que le contexte (la
chambre, le bureau, le mur) dans lequel elle apparaît. Le motif du papier peint ne disqualifie pas,
par sa concrétude, l'allure diaphane du fantôme.
C'est bien pour cela que Kant refuse, dès l'exposition de son modèle, d'attribuer la différence
identifiable entre l'imaginaire et la réalité à un critère de clarté. Dans l'extrait cité plus haut, Kant
affirmait bien que les images fantastiques ne pouvaient tromper le rêveur éveillé, « si claires
qu'elles aient beau être »96. Ce critère wolffien de la clarté était faux puisqu'une représentation
imaginaire peut être aussi claire que la perception d'un objet réel. Puisque ce critère est abandonné,
il va alors falloir en trouver un autre : sur quelle 'échelle' les images sont-elles jaugées les unes par
rapport aux autres, et ainsi identifiées comme imaginaires ou réelles (dit autrement : à quel
'paramètre' le contraste correspond-il ?). Seule la découverte d'un tel critère nous permettra de
comprendre le phénomène de l'hallucination, car l'halluciné est justement celui dont l'imagination
produit des représentations qui arrivent à outrepasser ce critère, et ainsi à être interprétées comme
des perceptions réelles.
théorie des perceptions effectives selon un modèle optique
93
94
95
96
Fin de la citation : « Cette erreur ne vient, que de ce que l'Imagination entièrement dégagée dans ces moments du
tourbillon des autres Sensations, et devenue seule Souveraine de son petit Empire nous représente en effet les
objets avec la plus grande clarté », Ibid, paragraphe 101, pp 100-101
Rêves, AK, II, 343, p. 79
Wolff, Psychologica empirica, paragraphe 97, pp 97-8.
Rêves, AK, II, 343, p. 78
31
Il s'agit d'une théorie optique - c'est ainsi, du moins, que la qualifie Jacques Rozenberg 97
quoique cette appellation soit contestable puisque Kant se propose de traiter toutes les sensations,
qu'elles soient auditives, tactiles, visuelles, etc. Nous conservons néanmoins cette qualification, car
bien que Kant étende effectivement sa théorie à l'ensemble des sens, le paradigme qu'il utilise, le
vocabulaire qu'il emploie, sont clairement de type optique, nourris par la science de son temps à ce
sujet. F. Courtès suggère notamment 98 l'influence d'un ouvrage que Kant ne mentionne jamais,
Observations on man, his frame, his duty and his expectations de David Hartley. Ce livre
développe une typologie des vibrations, à travers des milieux aussi divers que l'éther des physiciens
et les organes internes. J. Rozenberg affirme quant à lui que Kant s'inspire principalement de
l'optique keplerienne, et notamment de la règle du triangle distanciométrique, que nous devrons
exposer. Théories physico-optiques donc, jouées contre la conception wolffienne de la clarté des
idées.
Le modèle de Kant est le suivant. Une sensation est considérée comme perception effective,
parce qu'à la sensation elle-même est jointe la représentation d'un lieu : l'impression est identifiée
comme provenant d'un endroit dans l'espace. Expliquer une perception effective, c'est expliquer
pourquoi et comment nous savons identifier une telle provenance.
Lisons un extrait qui explique ce processus :
« Il commence à être fort probable que ce soit parce que dans la représentation notre âme situe
l'objet senti (das empfindene Object) à l'endroit où convergent, une fois prolongées, les
différentes lignes directrices de l'impression faite par l'objet. C'est ainsi que l'on voit un point
(Punkt) rayonner à l'endroit (Ort) où se coupent les lignes tirées par l'oeil en direction de la
provenance des rayons lumineux. »99
La connaissance de la position de l'objet dans l'espace est produite, selon un tel modèle, par une
opération géométrique de reconstitution de la distance entre l'observateur et l'objet, opération
permise par le prolongement virtuel des rayons captés par l'oeil, jusqu'à leur convergence dans un
point de l'espace. Ainsi, l'ordre causal de la dispersion des rayons par un point lumineux est
retourné : le point de dispersion (Zerstreuungspunkt), dans l'ordre épistémique, devient point de
concours (Sammlungspunkt). Jacques Rozenberg qualifie cette opération de « règle du triangle
distanciométrique de Kepler » : « La psyché localise le point lumineux au sommet du cône de
rayons qui arrivent à la cornée <...> la psyché ayant créé le point lumineux et l'ayant localisé,
97
98
99
Rozenberg (1985) ; le titre de son article étant : « la Théorie optique de l'hallucination dans les ''Rêves d'un
visionnaire'' de Kant »
Rêves, éd. Vrin, p. 151, note 5
Ibid., 344, p. 80
32
l'observateur dit qu'''il voit le point objet'' »100. Notons avec Rozenberg qu'une telle règle, pour
s'appliquer, ne nécessite pas les deux yeux – sinon nous ne comprendrions pas comment Kant peut
affirmer que cette appréciation de la distance est possible « même avec un seul oeil »101. En fait,
Kepler lui-même précise que l'on peut considérer « le triangle distanciométrique dans un seul œil,
de telle sorte que son sommet soit en un point de l'objet vu et sa base dans la largueur de la
pupille »102. Ainsi, la surface de la pupille est assez importante selon Kepler pour que l'opération de
triangulation puisse s'effectuer.
Avouons que Kant est loin d'être précis dans son explication de la manière dont l'oeil arrive à
saisir l'orientation des rayons lumineux qui parviennent à la pupille. On pourra néanmoins
répondre, en prolongeant ce que dit Kant lui-même, que c'est l'opération d'accommodation
effectuée par le cristallin qui est ici déterminante : le cristallin, en s'épaississant ou en s'affinant afin
de faire varier la convergence des rayons à l'intérieur de l'oeil, effectue, d'une certaine manière, une
saisie de l'orientation des rayons ; c'est précisément en saisissant cette orientation qu'il peut
modifier son épaisseur pour produire une image nette.
Kant applique ensuite ce paradigme optique aux impressions sonores qui, selon lui, peuvent se
voir appliquer la même règle ; enfin il finit par étendre cette théorie aux trois autres sens, quoique
de son propre aveu le modèle fonctionne moins bien car « l'objet de la sensation touche directement
les organes »103.
Cette théorie de l'objet extérieur est déconcertante : son horizon de compréhension est
exclusivement physique, c'est-à-dire qu'il ne prend pas en compte les conditions de possibilités de
la constitution de ce monde physique. Il ne s'agit pas, dans ce paradigme, de constituer le monde
physique, mais de le re-constituer : certes une opération de l'esprit vient situer dans l'espace un
point perçu par les sens, mais en fait il s'agit uniquement de retrouver un point qui est effectivement
situé ainsi dans l'espace. Le critère de vérité sera la concordance de la spatialisation opérée par
l'esprit et le point réel. La distinction conceptuelle entre point de dispersion et point de concours
est fondamentale, mais ces deux points peuvent en droit être identiques – ou bien, si l'on veut, se
superposer parfaitement - quoiqu'étant considérés selon des logiques différentes : le premier, selon
l'ordre causal de dispersion des rayons, et le second, selon l'ordre épistémique de la reconstitution
par l'esprit de la localisation spatiale de ce point. D'où le fait qu'il s'agisse uniquement d'une
opération de reconstitution du monde extérieur, et jamais de constitution104.
100
101
102
103
104
Rozenberg (1985), p. 20. Ici Rozenberg cite V. Ronchi (L'optique, science de la vision, trad. fr. Paris, Masson,
1966, p. 36), lui-même expliquant l'optique keplerienne.
Rêves, 344, p. 80
Rozenberg (1985), p. 21, note 22., Rozenberg citant Kepler lui-même, dans Ad Vitellionem Paralipomena, Kepler
Gesammelte Werke, München, MCXXXIX, Bd. II, S. 67, trad fr, Paris, Vrin, 1980, p. 184
Rêves, AK, II, 345, p. 81
Dans la conclusion de notre Analytique, nous nous demanderons si ce modèle est contradictoire avec la théorie
critique de la constitution de l'objectivité par la catégorisation du divers présenté dans les formes de l'espace et du
temps.
33
application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve éveillé
Cette théorie optique de la saisie du réel va être appliquée par Kant à la compréhension des
productions imaginaires105 – dans un premier temps, non pas l'hallucination, mais les fictions qui
sont identifiées par le sujet comme imaginaires. Nous retrouvons ainsi le phénomène du rêve
éveillé. Comme nous l'avons déjà mentionné, c'est uniquement dans un second temps que
l'hallucination pourra être expliquée, a contrario.
Lorsque le sujet imagine une fiction, une fantaisie, ses tissus nerveux « frémissent »106 de
manière analogue au frémissement produit par une véritable sensation. Mais, alors que dans le cas
d'une véritable présence d'objet, les « lignes directrices »107 de la vibration convergent, comme
nous l'avons vu, en dehors du sujet, celles qui sont corrélatives d'une fiction convergent au dedans
du cerveau (innerhalb dem Gehirne)108. Et c'est bien cette différence majeure qui permet au rêveur
éveillé d'identifier sa fiction en tant que fiction : lorsque le point de convergence des lignes
directrices du mouvement nerveux est situé à l'extérieur du cerveau, l'objet est représenté comme
« posé à l'extérieur de moi (außer mir) »109 sinon, il est représenté comme « personnel » (meine
eigene Hirngespinste)110.
Nous pouvons alors expliciter quel était le critère, le paramètre, l'échelle de contraste des
images permettant d'identifier leur provenance : le paramètre pris en compte n'est plus la clarté
comme chez Wolff. C'est tout simplement celui de la distance spatiale par rapport au sujet : le
grand acquis du modèle représentatif que Kant propose ici, c'est son affirmation qu'à l'image ellemême est incorporé son lieu (Ort). Une image n'est jamais seulement un agencement abstrait de
sensations, ce sont des sensations localisées quelque part, ici ou là-bas, au dedans ou en dehors de
moi. Se représenter un objet tout en sachant qu'il s'agit d'une invention de l'imagination, cela
signifie en fait : se représenter un objet et lui attribuer le lieu ''au dedans de moi''. Kant se permet
ainsi de rabattre la question de l'externalité de l'objet (l'objet est-il véritablement extérieur à moi ?
ou est-il seulement l'oeuvre de mon imagination?) sur celle de sa localisation dans l'espace. Le
105
106
107
108
109
110
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid. Remarquons ici que le modèle repose sur une certaine ambiguité : Kant identifie sans le dire les rayons
lumineux qui atteignent l'oeil et les lignes directrices de la vibration dans le cerveau : « toutes les représentations
de la faculté d'imaginer s'accompagnent <...> du frémissement ou de la vibration de l'élément subtil sécrété par les
nerfs , cette vibration étant analogue au mouvement que produirait l'impression sensible » (Rêves, AK, II, 345, p.
81). Il faut donc supposer que, selon Kant, l'orientation des rayons lumineux qui arrivent jusqu'à l'oeil engendre
une vibration nerveuse correspondante dans le cerveau, pour que les deux phénomènes, celui de la perception
réelle et celui de l'imagination fantastique, puissent être assimilés (quoique la convergence des lignes directrices
s'effectue, selon le cas, en des lieux différents).
34
vocabulaire que Kant emploie est à ce titre éloquent : alors que l'on traduit en français par
« extérieur », « externe », « au dehors », « hors de... », le texte original mobilise toujours la même
racine außer-, qui renvoie à l'extériorité : « die äußerliche Stellen » (les sens externes 111), « äußere
Sinne » (sens externes112), « äußerlich » (vers le dehors113), « außerhalb » (en dehors114).
Mais l'aspect le plus étonnant de la théorie kantienne de l'extériorité est ailleurs : le lieu (Ort)
lui-même, qui qualifie l'objet comme étant une fiction personnelle où une existence réelle, Kant
nous invite à le penser comme étant relatif : l'intériorité du point de concours des lignes directrices
n'est identifiée comme telle que si elle s'oppose à d'autres points de concours, qui eux, sont
extérieurs. Le référentiel de marquage spatial n'est pas absolu, il est relatif à la structure d'ensemble
formée par tous les points : sur la 'cartographie' pointilliste que le sujet dessine, les rapports
spatiaux qualifieront certains points comme étant externes, et d'autres internes. Ceci permet de
comprendre à nouveaux frais pourquoi le rêve parvient à tromper le sujet lorsque celui-ci s'endort ;
car dans le sommeil, la cartographie devient lacunaire, il lui manque l'étendue nécessaire pour que
les images fantastiques puissent se faire attribuer un lieu. Monopolisant le champ de la
représentation, les rêves sont comme déterritorialisés. Ils se présentent à la conscience sans
contrepoids.
Le modèle hallucinatoire que Kant s'apprête à exposer doit donc fournir l'explication d'une
anomalie : pourquoi, alors même que les visionnaires perçoivent l'environnement réel, sont-ils
persuadés que les objets fantasmés sont externes à eux-mêmes ? Pourquoi l''effet de contraste'
n'opère-t-il pas ?
la compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au modèle optique de la
perception réelle
Citons un peu longuement :
« J'ai dit qu'en règle générale les lignes directrices du mouvement, accompagnant dans le
cerveau la fantaisie à titre d'auxiliaires matériels, doivent se couper en lui, et que par suite le
lieu où l'homme a conscience de son image est conçu, à l'état de veille, comme se trouvant en
lui-même. Si donc je pose que par un quelconque hasard ou une maladie (Krankheit) certains
organes du cerveau sont à tel point faussés et arrachés à leur équilibre habituel que le
mouvement des nerfs vibrant en harmonie avec quelques fantasmes (die mit einigen Phantasien
111
112
113
114
Ibid., 343, p. 79
Ibid.
Ibid., 345, p. 81
Ibid.
35
harmonish beben) vient à se faire selon des lignes directrices qui, prolongées, se croiseraient
hors du cerveau, le focus imaginarius est alors mis en place au dehors du sujet pensant, et
l'image qui était l'oeuvre de la simple imagination est représentée comme un objet
(Gegenstand) qui serait présent aux sens externes. »115
L'hallucination (Wahnsinn, Verrückung116) est ici présentée comme une sorte d''anomalie au
carré' : une anomalie qui vient s'ajouter à l'anomalie du rêve éveillé, et par là même la voile. Kant
n'hésite pas à dire qu'il peut s'agir d'une véritable maladie (Krankheit). Rappelons-nous que Kant
utilisait déjà ce terme pour qualifier les hallucinations dans le modèle mystique ; mais la Krankheit
renvoyait à ce moment-là à l'anormale hyper-sensibilité du voyant. Cette hyper-sensibilité n'étant
pas expliquée médicalement, le caractère maladif déclaré par Kant avait quelque chose de
purement incantatoire ; il ne s'agissait que de désigner une anormalité (au sens statistique), et
éventuellement d'indiquer que cette hypersensibilité était le signe éventuel d'une dégénérescence à
venir.
Au contraire, dans le nouveau modèle hallucinatoire que Kant forge, la 'maladie' dont il est
question reçoit un contenu précis, positif, destiné à expliquer précisément pourquoi l'halluciné croit
percevoir des objets en dehors de lui. Il s'agit ni plus ni moins que d'un dérèglement organique : les
organes du cerveau sont faussés, dérangés (verzogen), à tel point que la convergence des lignes
directrices du mouvement des nerfs s'effectue au mauvais lieu117. Dans une note, Kant rapproche
ces phénomènes de l'état d'ivresse et du réveil embrumé : à ce propos, il parle de « dilatation des
vaisseaux sanguins » (pour l'ivresse) et de « distorsion des vaisseaux du cerveau » (pour le
réveil)118. Il ne s'agit là que d'analogies avec le véritable état hallucinatoire ; néanmoins, il semble
exclu que le phénomène hallucinatoire ne soit pas ancré, en quelque manière, dans la 'physicalité'
du cerveau. Le tissu nerveux du cerveau est « déformant » de par l'angle qu'il donne aux lignes
directrices du mouvement des nerfs, comme un miroir souple que l'on pourrait rendre concave ou
convexe119 : selon les formes que l'on donne au miroir, le reflet de l'objet est vu comme plus ou
moins éloigné de la position qu'il devrait occuper si le miroir était plat. Par des jeux de
déformation, la convergence des rayons est ainsi faussée. Le cerveau d'un halluciné est comme un
tel miroir déformant : il projette l'image dans un lieu qui ne devrait pas être le sien. La comparaison
de l'hallucination avec l'état au réveil est en cela éclairante : si le sujet à peine éveillé, dont l'esprit
est encore embrumé, peut projeter des objets au devant de lui alors qu'ils n'y sont pas 120, et qu'en
115
116
117
118
119
120
Rêves, AK, II, 346, p. 82-3
cf. notre Introduction
Dans l'Essai sur les maladies de la tête, Kant affirmait déjà : « si l'on pose <...> que certaines chimères, quelle
qu'en soit la cause, aient pu léser l'un ou l'autre organe cérébral de telle manière que l'impression produite sur eux
soit devenue à la fois aussi profonde et aussi exacte que ce que peut faire une impression des sens, alors ce fantôme
cérébral devra être pris pour une expérience effective, même pendant la veille » (AK, II, 264, p. 61).
Rêves, AK, II, 346, p. 82
Nous reprenons cette analogie du miroir déformant à Kant lui-même, bien qu'il l'utilise dans un autre contexte. Voir
Rêves, AK, II, 344, p. 80, et le schéma de F. Courtès, p.151, note 6, repris par Rozenberg (1985), p. 23.
« Quand après le sommeil on regarde, dans une langueur voisine de l'assoupissement <...>, les fils divers des
36
cela il se rapproche de l'halluciné, en revanche il y a entre les deux une différence fondamentale :
car le sujet tout juste réveillé peut à tout moment, par sa seule volonté, 'rapatrier' ces
représentations en lui. L'analogie avec le miroir déformant fonctionne bien : tout se passe comme si
le sujet tout juste réveillé avait le loisir de 'déformer' librement le miroir, de faire en sorte que les
rayons convergent en dedans de lui ou en dehors selon son choix. L'halluciné, lui aussi, a comme
un 'miroir déformé' dans le cerveau, mais il ne le sait pas, et il ne peut en faire varier librement la
convexité.
Nous sommes donc venus à bout du nouveau modèle hallucinatoire proposé par Kant. Celui-ci
peut être qualifié d'optico-physiologique, car il allie une théorie optique de la perception réelle,
avec une étude physiologique du cerveau des hallucinés. L'halluciné n'est pas le rêveur éveillé, car
son cerveau est anormalement constitué. Il fait converger les lignes directrices de la vibration
suscitée par l'imagination, en dehors de lui-même et non pas au dedans.
remarques sur ce nouveau modèle hallucinatoire
De manière encore plus évidente que dans le modèle mystique, Kant poursuit son entreprise de
médicalisation de l'hallucination. Le cerveau 'déformant' est un cerveau malade, ou au moins
temporairement « dérangé »121 ; contrairement au rêve éveillé, qui est le fruit d'une activité
considérée comme excessive d'une faculté pourtant saine (l'imagination), l'hallucination est le
produit déréglé d'un organe malade. C'est ainsi tout naturellement qu'à la fin du chapitre, Kant
propose une solution médicale pour les hallucinés : la purge122. La purge, comme le note F.
Courtès, c'est le nettoyage, l'évacuation d'une pléthore, l'expulsion d'une impureté dont les effets
sont mécaniques : torsions, distensions, engorgements. Les torsions et engorgements sont ceux des
nerfs du cerveau, dont la déformation a pour résultat de situer le point de convergence des rayons
en un lieu indu. La purge devra faire revenir le cerveau à un état sain, en le décongestionnant, en le
libérant de son impureté.
Remarquons par ailleurs que cette analyse kantienne, telle que nous l'avons décrite, est limitée à
l'explication de l'extériorisation des fictions produites par l'imagination. Kant s'intéresse très peu à
cette production elle-même. Selon quelle logique l'imagination produit-elle ses représentations
inventées, qui, projetées dans le monde, deviennent des hallucinations ? Kant donne quelques
121
122
rideaux du lit ou de la couverture, ou encore les petites taches d'un mur tout proche, on les transforme aisément en
dessins représentant des visages humains et autre chose dans ce genre. L'artifice trompeur cesse dès qu'on le veut
et qu'on force l'attention. » (Rêves, p. 82, note, c'est nous qui soulignons). Exemple repris de l'Essai sur les
maladies de la tête, AK, II, 265, pp. 62-3.
Rêves, AK, II, 347, p. 83
Ibid., 348, p. 84
37
indices. 1/ Premièrement, Kant affirme que l'activité imaginative est influencée par des facteurs
extérieurs : elle n'est pas totalement 'créatrice'. Kant identifie surtout, ici, des facteurs sociaux : « il
est très vraisemblable aussi que les notions apprises sur l'aspect des revenants fournissent à la tête
qui est malade les matériaux destinés aux imaginations qui l'abusent ; et qu'un cerveau exempt de
pareils préjugés, même s'il était pris de désordre, n'aurait pas tant de facilité à se forger de telles
images »123. Les histoires de fantômes stimulent les imaginaires débordants ; lorsqu'elles sont
entendues par des sujets dotés de cerveaux malades, nul doute qu'elles puissent fournir la matière à
des délires hallucinés. 2/ Par ailleurs, Kant précise que l'activité de l'imagination hallucinante est
une activité reproductive : il évoque l'impression sensible réelle « dont la représentation imaginaire
est la reproduction »124. L'hallucination consiste en une reproduction des impressions réelles ; mais
il ne précise pas comment entendre exactement ce processus de 'copie'.
Pathologie, facteurs extérieurs, reproduction d'impressions sensibles réelles : nous verrons que
ces trois caractéristiques de l'hallucination, dans la période critique, seront conservées à la lettre.
Néanmoins, affirmons dès-à-présent que le modèle optico-physiologique ne sera, en lui-même,
jamais ré-investi. Ce fait est étonnant, car ce modèle n'est-il pas l'arme privilégiée par Kant pour
contrer l'interprétation mystique de l'hallucination ? N'est-ce pas ce qui permet de requalifier la
supposée hyper-sensibilité du sens interne en des termes exclusivement physiologiques, faisant
ainsi l'économie d'une référence à l'au-delà ? A ce titre, le modèle optico-physiologique semble être
comme une proposition de Kant soumise à la réflexion des lecteurs, mais une proposition sans
lendemain. Dès la seconde partie du livre, consacrée à Swedenborg, certes Kant sera cruel envers
celui qu'il considère comme « le pire des exaltés »125, mais il fera mine d'oublier ce qu'il a exposé
en ce chapitre 3 de la Première partie. Il ne fait jamais jouer la scientificité de son modèle opticophysiologique, contre l'irrationalité des délires de son adversaire.
Nous devons expliquer ce fait déconcertant, en faisant valoir deux réponses complémentaires :
premièrement, le modèle optico-physiologique devra être abandonné dans sa forme actuelle, non
pas parce qu'il est nécessairement faux, mais parce qu'il est, au moins, lacunaire. L'inauguration de
la période critique va faire valoir une compréhension de l'externalité des objets qui rend défaillante
un modèle fondé sur les seules lois optiques et physiologiques. Deuxièmement, et surtout, la
question de la vérité ou de la fausseté du modèle exposé en ces pages manque le point essentiel de
la réflexion de Kant dans les Rêves. Une explication scientifique peut certes satisfaire une certaine
exigence de rationalité chez le savant curieux ; mais elle ne permet pas ce qui pourtant est le plus
fondamental : emporter l'adhésion, résoudre les sujets à se refuser aux idées mystiques et aux
théories occultes. Lorsque Kant met en parallèle l'interprétation mystique (chapitre 2 des Rêves) et
le modèle scientifique (chapitre 3), il doit constater une cruelle évidence : la séduction est du côté
123
124
125
Ibid., 347, p. 83
Ibid., 345, p. 81
Ibid., 366, p. 109
38
du premier. C'est le cœur de l'aporie propre à l'hallucination, qu'il nous faut développer en détail,
puisqu'elle est au centre du devenir, dans l'oeuvre critique de Kant, de la question de l'hallucination.
III – L'aporie de l'hallucination
Les Rêves d'un visionnaire commencent par un « Avertissement », dans lequel Kant constate la
place de premier rang prise par les idées occultes dans les croyances populaires. « Contes de
nourrices », « miracles de couvents »126, « rumeur publique »127, « communes histoires de
revenants »128 autant de manières de qualifier les histoires d'esprits, et de populariser les théories
des visionnaires. Car l'enjeu des rêveries de quelques dérangés dépasse largement leur propre
personne ; Kant constate la popularité du mysticisme par-delà son exemple le plus éclatant
(Swedenborg). Une popularité qui ne s'arrête pas à la foule, puisque Kant souligne, avec regret, que
l'homme de savoir est également un relai de cette mouvance : « si, relativement aux esprits, on fait
la somme de ce que l'écolier débite, que la foule raconte, que le philosophe démontre, cette part de
notre savoir ne paraîtra pas mince »129. Ainsi, même les philosophes se laissent prendre au jeu des
visionnaires, au lieu d'en appeler au retour à l'expérience commune, qui seul pourrait garantir un
sol ferme au déploiement de la rationalité. A propos des rêveries d'un Swedenborg, le parti le plus
raisonnable serait d'accepter de « ne point se mêler de ces questions aventureuses ou frivoles » (p.
48) ; or c'est tout le contraire qui se produit : « étant raisonnable, cet avis fut toujours, chez les
savants sérieux, rejeté à la majorité des voix »130. Il faut alors expliquer ce fait : pourquoi le peuple
et les savants s'unissent-ils dans cette naïveté spiritualiste qui leur fait accepter tant de racontars ?
Alors même que la science peut expliquer les visions mystiques de manière satisfaisante (ce que
Kant a voulu montrer dans son chapitre 3), alors même que toute théorie d'un prétendu monde des
esprits se heurte inévitablement à l'impossibilité d'une quelconque vérification par l'expérience
commune, comment se fait-il que l'occultisme soit aussi répandu ? C'est dans la nature de
l'hallucination, dans les penchants qu'elle stimule et les espoirs qu'elle soutient, que réside la
réponse.
126
127
128
129
130
Ibid., 317, p. 47
Ibid., 318, p. 48
Ibid., 347, p. 83
Ibid., 319, p. 49
Ibid., 318, p. 48
39
la force de l'hallucination
Le modèle optico-physiologique ne s'est pas contenté d'expliquer le phénomène hallucinatoire ;
il nous a montré pourquoi l'hallucination paraît être aussi vraie. En affirmant que la congestion des
fibres du cerveau déplace l'image de l'objet à l'extérieur du sujet, ce modèle scientifique
homogénéise la réalité et l'illusion hallucinatoire. En effet, le sujet perçoit l'externalité de l'objet
fantasmé, exactement de la même manière que s'il était réel, puisque les lignes directrices des
vibrations cérébrales permettant la saisie de l'objet sont identiques à ce qu'elles seraient dans le cas
d'une expérience réelle. L'hallucination, selon ce modèle, produit donc ce que l'on pourrait appeler
un effet de réel. Que l'objet en question soit étrange, magique, qu'il ait des propriétés que n'ont pas
les corps de l'expérience 'normale' (pénétrabilité, apesanteur, etc.) peut certes être troublant pour le
sujet halluciné, mais cela est insuffisant à discréditer une telle perception ; même rationnel, un
sujet ne peut qu'être saisi par de telles apparitions fantastiques. C'est ce que Kant exprime dans de
nombreux passages des Rêves : « la perplexité concernant ce qu'on croit être l'apparition d'une
chose qui dans l'ordre naturel ne devrait pas être ne tardera pas, même si dans le début le fantôme
n'était que bien faible, à mobiliser l'attention et à donner tant de vivacité à l'apparence de
sensation, qu'elle ne laissera plus l'homme abusé douter de sa véracité »131. Cette phrase est
absolument claire sur le pouvoir propre de l'hallucination : l'homme peut bien connaître les lois de
la nature et savoir identifier lorsque l'ordre naturel rompu fait signe vers l'illusion, l'effet de réalité
propre à l'hallucination est si puissant qu'il ne peut manquer d'absorber le doute. Cette victoire
inévitable de l'hallucination s'inscrit dans le cadre plus large d'une distinction, centrale pour Kant
dès sa période pré-critique, entre les sens et la raison 132 (dans son acception étendue). Une illusion
des sens est plus retorse qu'une erreur de la raison, car dans la première « l'infortuné ne peut par
aucun raisonnement venir à bout de ses artifices trompeurs (Blendwerke) » : les sensations
hallucinées précèdent logiquement tout jugement, tout raisonnement que l'on peut tenir, elles
possèdent ainsi une « évidence immédiate de beaucoup supérieure à toute autre persuasion »133.
Dans l'hallucination, « le fondement premier de nos jugements est atteint et s'il est incorrect, les
règles de la logique ne peuvent pas grand-chose »134. L'halluciné peut ratiociner autant qu'il le veut,
il ne pourra pas se départir de cette évidence qui se présente à lui sous la forme d'une externalité.
Le sujet est comme dépossédé de sa capacité à chercher le vrai, il est condamné à rester enfermé
dans sa conviction (Überzeugung). Une phrase de l'Essai sur les maladies de la tête résumait déjà
parfaitement cette idée : « il serait vain d'opposer des motifs rationnels à une sensation <...> parce
131
132
133
134
Ibid., 346, p. 83
Kant ne donne pas de définition rigoureuse de ces facultés ; il en ré-élaborera considérablement le sens dans la
Critique. Contentons-nous, plutôt que de tenter de restituer une théorie 'pré-critique' des facultés (ce qui serait
probablement impossible) d'en saisir une ligne générale en rapport avec la question de l'hallucination.
Rêves, AK, II, 347, pp. 83-4
Ibid., 361, p. 103
40
que les sens produisent, à partir des choses effectives, une conviction (Überzeugung) bien plus
forte que ne le peut une conclusion rationnelle. A tout le moins, un raisonnement subtil n'amènera
jamais un homme charmé par une chimère à douter de l'effectivité de la sensation qu'il croit
avoir »135.
Nous comprenons désormais la première raison pour laquelle la science et la philosophie ne
peuvent qu'échouer à vaincre le mysticisme généré par l'hallucination. Kant pose la question, qui a
tout l'air d'être rhétorique : « Entre la protestation d'un témoin oculaire aussi convaincu que sensé et
la défensive intérieure d'un doute insurmontable, quel est le philosophe qui n'a pas quelquefois fait
la plus saute figure qu'on ne puisse imaginer ? Refusera-t-il toute vérité à tant d'apparitions
d'esprits ? »136. La raison d'un homme éclairé semble ne rien pouvoir face aux affirmations du
voyant. Tout argument pour sortir l'halluciné de sa rêverie est voué à manquer sa cible, précisément
parce que ce n'est pas d'argumentaire qu'il s'agit. Contre le savant extérieur à son délire, l'halluciné
a l'arme de l'évidence ressentie (donc supposément inattaquable).
l'inclination mimétique
A cette force propre de l'imagination viennent s'ajouter des effets de contamination, de
mimétisme dans l'illusion, qui pousse chacun à halluciner ce qu'il a entendu dire, ce dont
l'« opinion commune » fait son miel. Ce phénomène trouve sa source dans « l'inclination (Triebe)
qui nous fait prendre le jugement des autres avec tant de force et de constance » 137. Sensibles à ce
que chacun dit avoir vu et entendu, aux histoires populaires, nous finissons par croire à ces
racontars (Hörensagen), et nous projetons dans le réel les objets correspondant à notre désir de
voir nous aussi. Le fait que « tout le monde en parle »138 devient source de légitimité de n'importe
quelle supposée expérience, fût-elle contraire au bon sens. Par exemple, les « notions apprises sur
l'aspect des revenants fournissent à la tête qui est malade les matériaux destinés aux imaginations
qui l'abusent »139 ; de même « ce fut à force de racontars (Hörensagen) que les enfants et les
femmes finirent par amener un bon nombre d'hommes intelligents à prendre un loup commun pour
135
136
137
138
139
Essai, AK, II, 265, pp. 61-2. Suite de la citation, tout aussi intéressant : « des personnes qui présentent en d'autres
cas une raison suffisamment mûre affirmeront avec insistance avoir vu de tous leurs yeux on ne sait quelles
formes fantomatiques et quelles figures grotesques ; et elles ont assez de finesse pour relier en un rapport
systématique leurs expériences imaginaires et maint jugement rationnel subtil. » (Essai, AK, II, 265, p. 62)
Rêves, AK, II, 317, pp. 47-8. De même : « La philosophie <...> se voit souvent dans une fâcheuse perplexité à
l'occasion de certains récits dont elle ne peut impunément mettre en doute quelques parties. » Un exemple : « les
histoires qui circulent au sujet des esprits » : on ne peut les mettre en doute « quand on écoute celui qui les certifie »
(Rêves, AK, II, 353, p. 93).
Rêves, AK, II, 334, p. 67
Ibid., 357, p. 97
Ibid., 347, p. 83
41
une hyène »140. Dans tous ces cas, il s'agit d'identifier un effet de mimétisme : non seulement
l'hallucination a un effet de vérité qui lui est propre, mais en plus, lorsque l'halluciné en fait le récit,
il peut devenir malgré lui le déclencheur d'une rumeur qui va générer de nouvelles hallucinations
chez les auditeurs naïfs. L'halluciné engendre, par son discours, des avatars de son délire.
Ici encore, le scientifique, le philosophe kantien, ou n'importe quel juge de la raison, est bien
désarmé face à une telle supposée ''preuve par le nombre''.
l'espérance en l'avenir
Le combat entre les séductions de l'hallucination et la véritable rationalité incarnée par le
modèle optico-physiologique est en défaveur de la seconde, car la première, nous l'avons vu, a pour
elle une force propre et une certaine inclination (Triebe) pour le mimétisme. Ce vocabulaire de
l'affect, de la passion, du penchant, va être plus que jamais mobilisé par Kant pour exprimer une
troisième arme du visionnaire contre l'austère juge de la raison : le fait que les idées occultistes
procurent une certaine espérance en l'avenir (Hoffnung der Zukunft), c'est-à-dire l'aspiration à
calmer son angoisse de la mort, et à imaginer une vie dans l'au-delà qui nous consoleraient des
malheurs d'ici-bas. Cette aspiration est de l'ordre de l' « inclination (Neigung) antérieure à tout
examen »141, elle est un « penchant affirmé d'avance » (einer vorher schon entschiedenen
Neigung)142 en tout homme, qui rend séduisantes les histoires de fantômes car elles flattent ce désir
d'une vie après la mort. Tout fantôme fait signe vers un au-delà inévitablement désiré. Ainsi Kant
suggère : « on peut même présumer que le berceau des erreurs portant sur de prétendues
apparitions de personnes défuntes fut l'espérance flatteuse que l'on continue d'exister de quelque
manière après la mort, car souvent à propos des ombres de la nuit les sens trompés ont vu à partir
de formes incertaines naître des fantasmagories conformes à l'opinion dont nous parlons »143. De
manière plus générale, Kant disait déjà une chose semblable en 1764 : « c'est <...> un aveuglement
commun qui fait voir aux humains non pas ce qui est là, mais ce que leur inclination présente à
leurs yeux »144.
Nous pouvons remarquer que ces trois 'armes' du visionnaire (effet de vérité engendré par
l'hallucination, inclination mimétique, espérance en l'avenir) contre un philosophe tentant
d'expliquer les visions scientifiquement et de fixer des limites à la raison, produisent une circularité
140
141
142
143
144
Ibid., 357, p. 98
Ibid., 349, p. 88
Ibid.
Ibid., 350, p. 89
Essai, AK, II, 265, p. 63
42
qui s'auto-renforce : 1/ à l'échelle de l'individu : l'hallucination apporte, par sa force propre, la
conviction qu'il existe une vie après la mort, conviction inaltérable par un discours de type kantien,
et cette conviction elle-même encourage l'individu à halluciner de nouveau puisqu'il croit en son
propre discours. 2/ à l'échelle collective : l'halluciné convaincu diffuse le récit de son expérience et,
par mimétisme, engendre ainsi d'autres hallucinés, eux aussi victimes de la force de l'hallucination,
etc.
A toutes ces analyses expliquant l'intérêt que le monde porte aux dires hallucinés du visionnaire,
il faut encore ajouter le visionnaire lui-même. Dans les Rêves, en effet, le Geisterseher est un
personnage conceptuel à part entière, qui dépasse la personne contingente de Swedenborg. Le
visionnaire est la figure contre laquelle Kant est en lutte, tout en étant fasciné par elle. Cette figure
est conçue comme un relai extrêmement puissant de l'occultisme, car elle comporte deux facettes,
deux aspects essentiels : elle construit à partir de ses visions un système du monde spirituel, et elle
diffuse ces idées de manière exaltée, en les rendant populaires pour le plus grand nombre. Le
visionnaire est à la fois un Luftbaumeister et un Schwärmer.
portrait fasciné de l'ennemi : le visionnaire comme bâtisseur en l'air (Luftbaumeister) et comme
exalté (Schwärmer)
L e Luftbaumeister145, que F. Courtès traduit par l'expression « bâtisseur en l'air », est en effet
celui qui ne s'appuie pas sur le sol ferme de l'expérience commune, celui qui commence à
construire sa théorie 'par le toit', pour y suspendre les murs par après. Le Luftbaumeister déplie son
modèle sans jamais prendre en compte l'expérience des autres sujets. L'halluciné est un
Luftbaumeister en ce sens qu'il ne prête pas attention au fait que ses visions sont contradictoires
avec celles des autres, aussi bien les sujets dans leur ensemble que les autres hallucinés, il prend
ses visions pour argent comptant et en tire des conclusions qui prétendent dire la vérité. Lorsque
Swedenborg écrit ses livres, il fait exactement cela : il tire de ses hallucinations toute une série de
conclusions qu'il tente de rendre cohérentes en un système du monde des esprits, comme si son
délire devait forcément avoir un sens, et faire signe vers une réalité supérieure. Cette prétention,
Kant ira jusqu'à l'appeler un égoïsme logique 146, qui est précisément cette tendance à n'accorder
aucune valeur aux jugements des autres, à refuser de bâtir un « monde commun » qui rende raison
de l'expérience de chacun. Le visionnaire partage cette tendance égoïste, cette tendance à être un
Luftbaumeister, avec les métaphysiciens dogmatiques, dont Kant donne, dans les Rêves, l'exemple
de Crusius et de Wolff. Quoiqu'un métaphysicien et un visionnaire ne puissent être rabattus l'un sur
145
146
Rêves, AK, II, 342, p. 77
Cf. notre Diététique, introduction.
43
l'autre147, il n'en reste pas moins que leur tendance à systématiser leurs 'visions' idiosyncrasiques
est identique. Ces visions sont seulement d'un ordre différent : Kant les appelle « rêves de la raison »
pour les métaphysiciens, et « rêves de la sensation » pour les visionnaires148. Ainsi Kant écrit, à
propos de Wolff et de Crusius (mais cela peut aussi s'appliquer à Swedenborg) : « si un jour Dieu
veut qu'ils s'éveillent tout à fait, c'est-à-dire que leurs yeux s'ouvrent à une façon de regarder qui
n'exclue pas l'assentiment d'un autre entendement humain, <...> les philosophes habiteront en
même temps un monde commun, tel que l'ont depuis longtemps les mathématiciens »149. Nous
pouvons jouer avec la métaphore du bâtiment : au Luftbaumeister, qui bâtit en commençant par le
toit, et n'a donc aucune chance de rendre sa demeure habitable par tous, Kant propose d'oeuvrer
plutôt à la construction théorique d'un monde commun.
La manière dont nous venons de décrire le Luftbaumeister n'est-elle pas contradictoire,
néanmoins, avec l'affirmation selon laquelle les sujets ont une tendance au mimétisme ? Le
bâtisseur en l'air n'a-t-il pas, au contraire, tendance à suivre seulement ses propres visions ? Il faut
bien voir que la prétention à tout dériver de ses propres visions, la construction de systèmes
occultistes, ne sont pas l'activité du commun des mortels. Le visionnaire a nécessairement quelque
chose d'exceptionnel, et c'est l'une des raisons pour laquelle il est fascinant. Il est celui qui délire
une nouvelle conception du monde, une nouvelle théorie mystique ; il est l'inventeur d'un nouvel
occultisme. Ce n'est pas rien ; et Kant sait prendre en compte cette dimension créatrice du
Geisterseher, que l'expression Luftbaumeister restitue.
Mais si le visionnaire est dangereux, c'est aussi parce que le bâtisseur en l'air se double d'un
exalté, un Schwärmer150. Le lexique de la Schwärmerei est mobilisé dans les Rêves à six reprises151.
F. Courtès traduit généralement le terme par « exaltation », que nous utilisons également.
Néanmoins les traductions sont extrêmement diverses selon les éditions et les traducteurs 152, indice
s'il en fallait un que le concept est difficile à saisir – il parcourt toute l'oeuvre de Kant, si bien que
Béatrice Allouche-Pourcel va jusqu'à le qualifier de « fil directeur »153. Contentons-nous pour
147
148
149
150
151
152
153
« <O>n aurait tord de se figurer que les deux illusions <sc. les illusions de la raison et les illusions de la sensation,
concernant respectivement le métaphysicien et le visionnaire> se ressemblent assez dans leur genèse pour que celle
de l'une suffise à expliquer celle de l'autre », Rêves, AK, II, 342, p. 78.
Ibid.
Ibid., 342, p. 77, nous soulignons
Ibid., 348, p. 85
Ibid., 348, p. 85 ; 357, p.99 ; 360, p.102 ; 364, p.107, 365, p. 108 ; et 366, p.109
Quelques exemples : traduit par enthousiasme par A. Philonenko (Qu'est ce que s'orienter sans la pensée ?, Vrin),
fanatisme par L. Ferry et H. Wismann (Critique de la Raison Pratique, Pléiade), divagation par J. Rivelaygue
(Prolégomènes, Pléiade), extravagance par P. Jalabert (Qu'est ce que s'orienter dans la pensée ?, Pléiade),
exaltation par M. Foucault (Anthropologie du point de vue pragmatique, Vrin), illuminisme par A.D. Balmès et P.
Osmo (Kant-Lexicon) , exaltation de l'esprit par A. Renaut (Critique de la Raison Pure, GF). Alain Renaut fait
valoir à juste titre le caractère daté de la traduction la plus courante par le terme enthousiasme, qui a aujourd'hui
perdu toute sa connotation négative, pourtant essentielle dans l'usage qu'en fait Kant. Précisons par ailleurs que le
Schwärmer est traduit de manière correspondante dans toutes ces traductions : il est l'enthousiaste, l e fanatique,
l'exalté, le divagant, etc.
Allouche-Pourcel (2010), p. 11
44
l'instant d'en situer les enjeux par rapport à l'hallucination, dans la période pré-critique de Kant. Le
Schwärmer est, dans les Rêves, l'« adept<e> de l'empire des esprits »154. Swedenborg est de fait
régulièrement qualifié d'exalté, dans la seconde partie de l'ouvrage ; par exemple : « voilà le
réservoir des figures barbares et indiciblement stupides que notre exalté (Schwärmer) croit voir en
pleine clarté dans sa fréquentation quotidienne des esprits »155. Cet usage du mot rejoint celui de
l'Essai sur les maladies de la tête, publié deux ans plus tôt, dans lequel le terme faisait son
apparition chez Kant. Le Schwärmer est «à proprement parler, un homme dérangé (Verrückter) qui
s'attribue une inspiration immédiate et une intimité avec les puissances célestes »156. Ainsi, tout
constructeur de système métaphysique n'est pas un Schwärmer, car il lui faut aussi l'immédiateté
avec l'au-delà ; et tout halluciné n'est pas non plus un Schwärmer, car il manque d'une prétention
systématique; le Schwärmer est, pour ainsi dire, le croisement entre les deux : l'halluciné en tant
qu'il interprète son hallucination comme une voie d'accès à l'au-delà des esprits et des ''puissances
célestes'', à l'instar de Swedenborg pour lequel le concept semble avoir été forgé. Mais le fait même
que le Schwärmer soit qualifié de Verrückter (traduit ici par « homme dérangé »), quand on sait
que l'hallucination, comme nous l'avons mentionné, est elle-même nommée Verrückung157, dit
assez la proximité entre l'halluciné et le Schwärmer. L'exaltation est le devenir possible de
l'hallucination, c'est-à-dire une hallucination qui prolifère en système d'un monde spirituel. Kant,
dans l'Essai sur les maladies de la tête, ajoute après avoir défini le Schwärmer : « la nature
humaine ne connaît pas d'hallucination (Blendwerk) plus dangereuse. Lorsque son irruption est
récente, lorsque l'homme a du talent et qu'une grande foule est prête à faire sienne d'elle-même cet
instrument d'effervescence, il peut arriver que l’État lui-même soit emporté » 158. Voici donc un
second trait distinctif du Schwärmer : son prosélytisme, sa capacité à utiliser les inclinations à
l'imitation et à l'espérance en l'avenir, afin de diffuser son système et fasciner les foules. Le succès
de l'exalté Swedenborg en témoigne : le public est adepte de théories mystiques prêtes à l'emploi,
qui évitent le recours pénible aux sciences arides et calment l'angoisse de la mort prochaine. Le
Schwärmer peut ainsi catalyser tous les penchants qu'ont naturellement les hommes pour les
théories de l'au-delà : il est l'exalté, qui exalte à son tour s'il sait rencontrer sur son chemin des
âmes assez faibles pour s'enthousiasmer de son mysticisme.
Ainsi, le danger que contient l'hallucination se cristallise chez Kant dans deux figures en
apparence contradictoires et pourtant cumulables : le Luftbaumeister, qui s'enferme dans son
idiosyncrasie, et le Schwärmer, le prosélyte exalté qui diffuse sa théorie séduisante d'un monde
spirituel. Cette tendance à 'bâtir en l'air' et avoir l'esprit 'exalté', Kant l'expérimente sur lui-même :
154
155
156
157
158
Rêves, AK, II, 348, p. 84
Ibid., 365, p. 108
Essai, AK, II, 267, p. 66
Rêves, AK, II, 346, p. 82. Cf notre Introduction
Essai, AK, II, 267, p. 66
45
c'est pour cette raison, à notre avis, que le style et la construction des Rêves d'un visionnaire sont si
étranges159 . Kant sent sa propre fascination pour la figure de Swedenborg, et de manière plus
générale, pour la construction occultiste des mondes transcendants. Les indécisions dont il
témoigne dans les Rêves, les revirements qu'il effectue, les contradictions qui entravent une lecture
linéaire, signalent à tout instant que l'ouvrage n'est pas une exposition doctrinale aboutie, mais la
saisie d'un problème complexe, qui recèle en son cœur une aporie : l'impossibilité de vaincre le
visionnaire par les instruments de la raison.
le danger de l'hallucination au cœur de la composition du texte et du style kantien
A la lecture des Rêves, cela ne fait aucun doute : Kant est en lutte avec lui-même. Dans la
première partie du livre, il dit bien qu'il a, lui le philosophe rationaliste, un certain « penchant » à
admettre l'existence des esprits. Dans les Rêves, les phrases témoignant de sa naïveté avouée se
multiplient : Kant affirme qu'il s'est laissé aller au préjugé de « tout croire sans examen de ce que
dit la rumeur publique »160. Il dit avoir «beaucoup de penchant à affirmer l'existence de natures
immatérielles dans le monde et même à ranger <son> âme dans la classe de ces êtres »161.
Pourtant, Kant avoue que cette vague conviction ne repose pas sur un argument rationnel, puisque
précisément il n'y en a pas ; une thèse mystique génère davantage de problèmes qu'elle n'apporte de
réponses : « Mais alors quel mystère que la communauté entre un âme et un corps ! »162. Toute
justification d'une telle thèse sera nécessairement « obscure et destinée à le rester »163. Ainsi, ce qui
pousse Kant à défendre la thèse de l'immatérialité de l'âme est avant tout une « inclination », et
Kant remarque lui-même que cette thèse amène des difficultés insurmontables. Kant va jusqu'à
conclure : « ces questions jointes à plusieurs autres dépassent de loin mon intelligence »164.
Le statut épistémologique relativement flou du second chapitre, que nous avons déjà étudié
(Kant est-il convaincu de ce qu'il avance ? est-ce essentiellement ironique ? Est-ce un pur jeu
intellectuel?) renforce encore cette impression d'avoir affaire à une pensée qui hésite, qui se
159
160
161
162
163
164
Monique David-Ménard qualifie les Rêves d'un visionnaire de texte 'unheimlich', cf. David-Ménard (1990),
chapitre II, p. 73
Rêves, AK, II, 318, p. 48
Ibid., 327, pp. 58-9. Voir aussi : « On se trouvera persuadé, sinon par la clarté d'une démonstration du moins par le
pressentiment d'une intelligence exercée, de l'existence d'êtres immatériels » (Ibid., p. 62) ; ainsi que le long extrait
suivant, extrêmement significatif : « Le fait d'invoquer des principes immatériels est un refuge de la philosophie
paresseuse <...>. Et pourtant, je suis convaincu que Stahl qui aime expliquer d'un point de vue organique les
changements dans l'animal <organique, c'est-à dire pour Kant, = selon le principe des lois d'action des êtres
immatériels sur les êtres matériels>, est souvent plus près de la vérité qu'Hofmann, Boehaave et consorts, lesquels
mettent de côté les forces immatérielles et s'en tiennent aux causes mécaniques, en quoi ils suivent une méthode
plus philosophique <...> et seule profitable à la science » (Ibid., 331, p. 64).
Ibid., 327, pp. 58-9
Ibid., 327, p. 58
Ibid., 328, p. 60
46
cherche, d'autant plus lorsque ce second chapitre est suivi d'un troisième qui semble lui être
essentiellement contradictoire. Un artifice rhétorique régulièrement utilisé par Kant est l'appel au
jugement du lecteur, comme s'il lui déléguait la responsabilité de trancher le problème : « je ne
blâme pas du tout le lecteur, si au lieu de voir dans les visionnaires des demi-citoyens de l'autre
monde, il les liquide tout bonnement comme candidats à l'hôpital »165. De même, « je laisse le
lecteur libre de son jugement »166 ; « j'abandonne par conséquent à la convenance du lecteur le soin
de résoudre en ses éléments, dans le récit merveilleux où je me suis compromis, ce mélange de
raison et de crédulité »167. Kant joue aussi sur les ruptures de ton, les prises de distance et les
emballements soudains. Il va jusqu'à faire de véritables coups de force théoriques, comme pour
singer le ton péremptoire des écoles 168. En jouant sur les contradictions, en alternant les points de
vue, Kant crée le trouble dans l'esprit du lecteur.
A la fin de la première partie, alors que Kant affirme qu'il a trouvé un compromis en ne refusant
pas 'en bloc' toutes les histoires d'esprit, mais en doutant de chacune séparément 169, nous pourrions
penser que Kant s'est enfin stabilisé sur une position équilibrée 170. Pourtant Kant opère un nouveau
basculement dans la seconde partie, son ton devient acerbe, voire violent envers la figure de
Swedenborg. Kant est à la limite de l'insulte : il parle de « réservoir de figures barbares et
indiciblement stupides »171, il affirme que « son gros ouvrage ne contient pas une seule goute de
raison »172, il déclare : « je suis las de reproduire les barbares visions du pire des exaltés »173. Il
semble que le contact rapproché avec la figure de Swedenborg crée chez Kant un mouvement de
rejet, qui l'oblige à nier la position équilibrée qu'il avait tenté de défendre ; Kant voit en
Swedenborg le pire aboutissement de son propre devenir possible, il veut alors s'en écarter à tout
prix. Il faut prendre la mesure de cette détresse de Kant l'ennemi de l'occultisme : le philosophe
confiera à Mendelssohn, dans une lettre restée célèbre, quelle expérience d'égarement a été pour lui
la lecture fascinée des textes de Swedenborg 174. L'expression imagée utilisée par Béatrice
Allouche-Pourcel à ce propos a le mérite de la clarté : il s'agit bel et bien d'une authentique
165
166
167
168
169
170
171
172
173
174
Ibid., 348, p. 84
Ibid., 351, p. 90
Ibid., 356, p. 97
Ibid., 333, p. 66
Ibid., 351, p. 90
Au détour d'une phrase, Kant sème encore le trouble. Cet détail peut sembler anecdotique mais il est significatif :
« quant à moi, l'excédent d'arguments qui se trouve du côté de mon second chapitre est de toute façon assez grand
selon mes vues pour m'entretenir, lorsque j'écoute les diverses espèces de ces récits étranges, dans la réserve et
l'indécision » (Ibid., p. 90, c'est nous qui soulignons). Kant voulait-il dire « second modèle » plutôt que « second
chapitre » ? Ou alors, est-il en train, subrepticement, de nous dire que c'est bien le second chapitre, c'est à dire le
point de vue mystique, qui contient un excédent d'arguments ? Si c'est le cas, Kant contredit ce qu'il avait affirmé
p. 84, quand il expliquait que le modèle optico-physiologique rendaient « inutiles les conjectures profondes du
précédent chapitre »). F. Courtès suggère qu'il ne s'agit peut-être que d'une erreur d'impression (Ibid., p. 154, note
2).
Rêves, AK, II, 365, p. 108
Ibid., 359, p. 101
Ibid., 366, p. 109
Oeuvres Philosophiques, I (lettre à M. Mendelssohn, 8 avril 1766) ; AK, X, 66-70.
47
« tempête sous un crâne »175.
***
La fin de la seconde partie consistera alors à radicalement trancher le problème, selon un
principe indépendant de toute histoire d'esprit, comme de tout modèle scientifique : Kant proclame
l'impossibilité de répondre rationnellement aux questions soulevées dans l'ouvrage 176 ; c'est la
grande thèse des limites de la raison, qui n'est ici encore qu'esquissée puisque Kant ne la
systématise pas en une 'science de l'apparence', comme il le fera dans la dialectique
transcendantale. Par ailleurs, la disproportion entre cette affirmation soudaine, et la lutte effrénée
que Kant a mené durant tout l'ouvrage contre ce qu'il a appelé ses « penchants » et ses
« inclinations », laisse penser qu'une telle proclamation des limites de la raison est de bien peu de
poids contre tant de séduction occultiste. Nous avons identifié en détail les raisons de cette
défaillance : la force de l'hallucination, le mimétisme de la foule, l'espoir en l'avenir, l'existence de
visionnaires exaltés qui diffusent leur système. Kant expérimente sur lui-même tous ces éléments ;
quoiqu'il ne soit apparemment pas lui-même victime d'hallucination 177, les histoires sur ce sujet le
fascinent, et entrent en résonance avec ses penchants. L'ouvrage des Rêves, par la richesse et la
multiplicité des thèses qu'il met en jeu, est comme un objet d'expérimentation pour l'auteur et le
lecteur ; chacun peut mesurer sur lui-même la force de conviction que contient chaque point de
vue. Le modèle optico-physiologique est certes intéressant, car il explique pourquoi les
hallucinations produisent un effet de réel aussi intense ; mais devant cet effet de réel lui-même,
vécu en première personne et renforcé par nos inclinations naturelles (angoisse de la mort,
mimétisme) cette rationalité est bien peu efficace.
C'est en ce sens que nous avons voulu parler d'aporie pratique : à quoi sert un modèle
scientifique détaillé si le danger de l'hallucination menace à tout instant de faire basculer chacun
dans un mysticisme à la Swedenborg ? Cette inquiétude est mise en scène par Kant, dans la
structure de l'ouvrage lui-même, et elle n'est nullement résolue par l'ultime appel aux limites de la
raison, appel essentiellement théorique qui ne contrarie nullement la puissance des inclinations et la
force de l'hallucination.
175
176
177
Allouche-Pourcel (2010), p. 91.
Rêves, AK, II, 367-8, p. 111
A une exception prêt (cf. Conclusion)
48
Conclusion de l'Aporétique
Pérennité du lexique et abandon apparent de la problématique : vers la Critique
Affirmons-le tout de suite : une telle aporie ne sera pas reprise dans sa forme actuelle dans la
Critique de la Raison Pure. De même, aucun des deux modèles explicatifs de l'hallucination
développés dans les Rêves ne sera mobilisé. Le vocabulaire lui-même, lorsqu'il s'agira d'évoquer
des expériences hallucinatoires, sera considérablement modifié. Cette question du vocabulaire est
extrêmement significative, permettons-nous d'en dire quelques mots.
Nous avons vu que les termes Wahnsinn eteVerrückung faisaient référence au trouble
hallucinatoire, à la maladie (Krankheit). Cependant la représentation fausse générée par cette
maladie n'est pas elle-même qualifiée selon ces deux termes. La représentation hallucinatoire, dans
lesdRêves, est souvent nommée Schattenbild178 (fantôme), Betrug179 (illusion), Hirngespenster180
(fantôme), Scheinempfindung181 (apparence de sensation). Néanmoins, le terme le plus souvent
utilisé est Grendwerk, que Courtès traduit différemment selon les contextes : « artifice
trompeur »182, « prestiges grossiers »183, « fantasmagories »184 ; Monique David-Ménard suggère
« formation hallucinée », mais affirme qu'aucune traduction n'est vraiment satisfaisante 185, car on
ne peut rendre une résonance importante du terme allemand : Blenden signifie éblouir. La
Blendwerk, c'est l'hallucination qui éblouit.
Ces termes seront relativement peu mobilisés dans la Critique : Wahnsinn est utilisé une seule
fois pour qualifier l'hallucination186, ainsi que Schattenbilder (Schattenbilder eines Traums, traduit
par « images fantasmagoriques d'un rêve »187), tandis que les autres termes sont abandonnés ; à une
exception près : le mot Blendwerk. Seulement, dans la Critique, ce terme ne désigne plus
l'hallucination. Ce fait doit nous interpeller : Kant modifie complètement sa signification, qui
paraissait pourtant tout à fait fixée dans les Rêves. Désormais, la Blendwerk est l'« illusion de la
raison », ce qui est extrêmement différent. L'hallucination est une (fausse) représentation d'objets
physiques ; l'illusion de la raison est comme une tendance fautive à appliquer des principes
transcendants au-delà de l'expérience, jusqu'à nous conduire à formuler des jugements à propos
178
179
180
181
182
183
184
185
186
187
Ibid., 340, p. 75 ; 343, p.79 ; 346, p.83 ; 365, p.108 ; 370, p.114.
Ibid., 344, p. 79 ; 346, p. 83 ; 354, p. 94 ; 357, p. 98 ; 360, p.102 ; 360, p.103
Ibid., 340, p.75 ; 342, p.78 ; 347, p. 83 ; 348, p.84.
Ibid., 346, p. 83
Ibid. 340, p. 74 ; 343, p.79, 347, p.83
Ibid., 340, p. 75
Ibid., 350, p. 89
La Folie dans la Raison Pure, p. 114
CRP, B278
Ibid., A475/B503
49
d'Idées de la raison telles que l'Ame, l'Absolue totalité des phénomènes, ou Dieu. Mais ces « Idées »
ne sont pas des objets supposément « physiques », bien au contraire. Ils ne sont que le point de
fuite de raisonnements syllogistiques dépassant toutes les limites de l'expérience. Cette tendance de
la raison doit être disciplinée, et c'est ainsi que Kant peut écrire : « Il est humiliant pour la raison
humaine de ne parvenir à rien dans son usage pur et même d'avoir besoin encore d'une discipline
pour contenir ses débordements et éviter les illusions (Blendwerke) qui en proviennent »188. Ce réagencement lexical témoigne, comme l'explique Jacques Rozenberg189, du fait que la
problématique de l'hallucination telle qu'identifiée dans les Rêves est 'fondue' dans la Critique avec
celle de l'apparence transcendantale. Mais l'hallucination elle-même, en tant que représentation
d'objets inexistants, n'est plus évoquée. Tout se passe comme si Kant avait repris la problématique
des systèmes dogmatiques de pensée, déconnectés de toute expérience commune et auxquels il
faudrait opposer les limites de la raison, mais en masquant consciencieusement le contexte dans
lequel, jadis, cette problématique était apparue. Or elle était apparue avec la figure du visionnaire,
personnage victime d'hallucinations. Kant abandonne cette figure, pour n'en garder que le
dogmatisme : l'ennemi visionnaire est remplacé par l'ennemi métaphysicien, Leibniz est substitué à
Swedenborg. Entre les deux, l'hallucination a disparu. Or, en se donnant seulement Leibniz pour
ennemi, ou tout autre métaphysicien dogmatique, Kant, d'une certaine manière, simplifie sa tâche
car cet ennemi lui est relativement homogène. Le métaphysicien dogmatique peut entendre les
arguments critiques car il partage une même communauté de pensée. Le visionnaire, au contraire,
était un Autre beaucoup plus menaçant, car il opposait aux arguments rationnels, scientifiques,
voire 'proto-critiques' (les limites de la raison) l'évidence hétérogène des visions mystiques,
inatteignables par un quelconque argument de philosophe. C'est cette hétérogénéité de
l'hallucination à la pensée que Kant évacue en gommant le dialogue fasciné qu'il a eu, jadis, avec la
figure du visionnaire. Non pas que la Blendwerk de la Critique n'ait pas, elle aussi, sa force propre :
l'illusion transcendantale est indépassable, car elle est causée par la constitution même de la raison.
Mais la problématisation spécifique dont avait fait l'objet l'hallucination est perdue.
N'y a-t-il pour autant rien à dire sur l'hallucination dans la C ritique ? Bien au contraire. Mais ce
n'est pas dans la « Dialectique transcendantale » qu'il faudra le chercher, cette Dialectique qui
certes reprend le problème hérité des Rêves (les limites de la raison) mais le déforme tant que
l'hallucination n'y a plus sa place. L'hallucination doit être étudiée, dans la Critique, sous l'angle de
la nouvelle théorie des facultés qui y est exposée, c'est-à-dire selon l' « Analytique ». En effet, en
188
189
Ibid., A795/B823. Autres exemples de citations faisant intervenir le concept de Blendwerk dans le même contexte :
« on rencontre <...> dans la raison pure tout un système d'illusions et de fantasmagories (Blendwerken) », et il faut
donc instaurer une discipline « face à quoi aucune fausse apparence sophistique ne saurait subsister » (CRP,
A711/B739) ; « les Idées cosmologiques <...> ont peut-être à leur fondement un concept vide et simplement
imaginaire <...> : et ce soupçon peut nous mettre déjà sur la bonne piste pour découvrir l'illusion (Blendwerk) qui
nous a si longtemps égarés » (CRP, A490/B518).
Rosenberg (1985), p. 26
50
proposant une philosophie de la constitution des objets selon les formes de la sensibilité et les
catégories de l'entendement, Kant nous donnera les moyens de penser l'hallucination à nouveaux
frais. Une compréhension critique de l'hallucination ré-investira nécessairement le lien entre
l'hallucination et la réalité commune, mais sous un angle différent des Rêves. Au visionnaire se
substituera un nouveau personnage conceptuel institué comme ennemi, faisant signe vers un
nouveau champ problématique.
51
seconde partie
ANALYTIQUE
La période critique de Kant est inaugurée en 1781 avec la parution de la première édition de la
Critique de la Raison Pure (Kritik der reinen Vernunft). Kant y expose notamment, dans son
Analytique transcendantale, « la décomposition de toute notre connaissance a priori dans les
éléments de la connaissance pure de l'entendement »190. En d'autres termes, Kant se donne pour
tâche d'analyser (c'est-à-dire décomposer) les facultés, les concepts, les principes, qui rendent
possible l'expérience – et de manière plus générale, les représentations conscientes 191. Ainsi
l'hallucination, en tant que représentation (certes non corrélée à un objet empirique réel, mais
consciente tout de même) doit pouvoir être comprise à l'aune d'une telle doctrine des facultés.
Néanmoins nous pouvons déjà prévoir que cette compréhension sera problématique. En effet, c'est
avant tout une théorie de la légitimation de l'expérience objective que Kant propose.
L'hallucination, en tant que phénomène empirique mais personnel, inquiète le partage
méticuleusement établi par Kant entre subjectivité et objectivité. L'hallucination peut faire l'objet
de jugements vrais (« tu viens d'halluciner un éléphant rose ») et semble pourtant être l'envers
radical de la réalité objective. Interroger la Critique quant au statut qu'elle réserve à l'hallucination,
c'est donc 'tester' la philosophie transcendantale de Kant sur un objet à ses marges. Nous verrons
néanmoins que le philosophe ne passe pas l'hallucination sous silence ; mieux : nous tenterons de
montrer que l'hallucination n'est nullement une aberration, une anomalie négligée par le système
kantien. Au contraire, nous pensons qu'elle peut être pleinement resituée au sein de l'idéalisme
transcendantal, et même qu'elle permet d'en éclairer certaines ambigüités.
190
191
CRP, A64/B89
Cette différence entre expérience et représentation consciente sera au cœur de notre travail – puisque précisément,
c'est dans cet écart que l'hallucination vient se loger.
52
Nous commencerons par établir une nouvelle compréhension de l'hallucination, essentiellement
fondée sur la faculté de l'imagination reproductrice et l'analyse de ses lois (I). Cette analyse
débouchera sur un paradoxe, qu'il nous faudra exposer précisément mais que nous pouvons déjà
résumer en ces termes : l'hallucination n'étant pas objective, elle ne devrait pas pouvoir être
catégorisée par les concepts d'objet en général, c'est-à-dire par les concepts purs de l'entendement ;
pourtant, ces concepts semblent être la condition de possibilité de la conscience, et l'hallucination
est bien un phénomène (interne) conscient. Ainsi nous devons poser la question suivante :
l'hallucination peut-elle, et doit-elle, être catégorisée selon de tels concepts, et conséquemment,
réglée par les principes a priori de l'entendement pur ? (II) Notre réponse à cette question aura pour
conséquence d'harmoniser192 en quelque manière l'hallucination et la réalité objective – ce qui fera
surgir une attaque sceptique. Le traditionnel ''argument de l'hallucination'' (ou du rêve) sera réélaboré pour être le plus ajusté possible à la compréhension kantienne de l'hallucination ; et nous
devrons alors saisir, dans le texte lui-même, quels arguments Kant peut faire valoir pour vaincre ce
scepticisme (III).
I – Hallucination & imagination reproductrice : un modèle psychologique
Avant de nous lancer dans l'exploration du modèle, faisons une précision, davantage lexicale
que philosophique : Kant, lorsqu'il traite de la saisie d'objets inexistants, se réfère bien plus souvent
à l'exemple du rêve que de l'hallucination en tant que telle – et ses commentateurs font de même.
Or nous verrons que, dans le modèle de l'hallucination qu'il s'agit pour nous de reconstituer à partir
de la Critique et des écrits ultérieurs, il n'y a pas de différence significative entre le rêve et
l'hallucination. Le rêve (Traum) est finalement un certain type d'hallucination, mais qui se produit
durant le sommeil193. Ainsi, dans l'analyse qui suit, ces deux phénomènes seront généralement unis
– nous parlerons parfois, à ce titre, d'« expériences non-véridiques », puisqu'elles ont le point
commun majeur de n'être suscitées par aucun objet réellement présent. Il ne s'agit pas, bien sûr, de
prétendre que ces deux phénomènes sont identiques – au contraire, une différence majeure les
sépare, qui sera au cœur de notre troisième partie. Mais quand il s'agit de comprendre par quel
processus, grâce à quelles facultés, selon quelles lois, une expérience non-véridique peut être
générée, le rêve et l'hallucination partagent un même modèle d'intelligibilité.
192
193
Nous développerons bien sûr ce que nous entendons ici par le terme largement équivoque d'« harmonisation » mais il ne sera aucunement question de rendre équivalentes l'hallucination et la réalité matérielle, à quelque degré
de clarté près.
Anthropologie, AK, VII, 167-9. cf. paragraphe suivant
53
Nous nous référerons en priorité à la Critique de la raison pure dans ses deux éditions
(1781/1787), ainsi qu'à l'Anthropologie du point de vue pragmatique (Anthropologie in
pragmatischer Hinsicht), dernier ouvrage publié par Kant lui-même, en 1797, visant à exposer une
doctrine de la connaissance de l'homme en tant qu'être libre. L'ouvrage s'inspire de notes prises par
les auditeurs des cours de Kant (qui professa l'anthropologie vingt-huit fois dans sa carrière, sur
trente ans194). Le livre I de l'ouvrage traite de la « Faculté de connaître » de l'homme ; Kant est
alors amené à analyser la faculté d'imagination, les illusions et fantaisies qui en naissent. Ces pages
nous seront d'une grande utilité pour constituer un nouveau modèle de l'hallucination.
la reproduction des sensations
Toute expérience, qu'elle soit véridique ou non, nécessite une matière qui puisse être soumise à
l'entendement. Cette matière est ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation195 ; ainsi,
elle est nécessairement fournie par la sensibilité 196. Cette affirmation semble exclure d'emblée toute
possibilité de compréhension de l'hallucination : celle-ci n'est-elle pas, précisément, un phénomène
dont aucune matière n'est fournie par les sens ? En fait, il faut ici prendre la « sensibilité » dans un
sens qui n'est pas celui, restreint, donné à la première page de l'« Esthétique transcendantale »197 ;
la sensibilité peut faire chez Kant l'objet d'une définition étendue : « dans la faculté de connaître, la
sensibilité (la faculté des représentations dans l’intuition) contient deux éléments : le sens et
l’imagination. Le premier est la faculté de l’intuition en présence de l’objet, la seconde même sans
la présence de celui-ci. »198 Selon cette définition, l'imagination est incluse dans la sensibilité car,
tout comme les sens, elle fournit les sensations nécessaires à la constitution de représentations
(imaginaires). Kant est tout à fait clair sur ce rôle central de l'imagination, notamment à propos de
ce qui nous occupe, l'hallucination : en effet, c'est bien l'imagination qui « engendre des
chimères »199, produit fantasmes et fantaisies, et qui, dans le sommeil, nous permet de rêver ; car
rêver, c'est précisément « être le jouet involontaire de ses chimères » dans son sommeil200.
Il nous faut comprendre comment cette faculté d'imagination, que Kant n'avait finalement que
peu évoquée dans les Rêves d'un visionnaire, est au cœur d'une compréhension renouvelée de
l'hallucination. De nombreux extraits vont dans le même sens, mentionnons-en quelques-uns :
194
195
196
197
198
199
200
cf. présentation d'A. Renaut, Anthropologie, GF, 1993, p. 4, ainsi que Préface, AK, VII, 122, note
CRP, A20/B34
« Sans la sensibilité, il n’y aurait pas de matière qui puisse être élaborée en se trouvant soumise à l’usage qu’en fait
l’entendement législateur. » (Anthropologie, AK, VII, 144)
« La capacité de recevoir (réceptivité) des représentations par la manière dont nous sommes affectés par des objets
s'appelle sensibilité » (CRP, A19/B33)
Anthropologie, AK VII 153-4
Ibid., AK, VII, 167-9
Ibid.
54
« <Une> représentation intuitive de choses extérieures <...> peut parfaitement être le simple
effet de l'imagination (dans les rêves aussi bien que dans le délire) ; elle n'advient toutefois que
par la reproduction d'anciennes perceptions externes, lesquelles <...> ne sont possibles que par
l'expérience externe en général. »201
« Sans le sens externe, dont les représentations sont seulement reproduites et combinées par
nous de manière différente, nous ne serions même pas capables de rêver »202
« L'imagination <...> n'est cependant pas, pour autant, créatrice, c'est-à-dire qu'elle n'a pas la
faculté de produire une représentation sensible qui n'ait jamais été donnée auparavant à notre
faculté de sentir »203
Ces citations mobilisent toutes la même idée : l'imagination au sens où nous l'entendons ici,
c'est-à-dire, en première analyse, la faculté de générer des représentations de choses inexistantes
actuellement, nécessite la perception véridique d'objets réels antérieurement à cette production
imaginaire. Seules les intuitions réelles, en effet, peuvent fournir à l'imagination la matière que
celle-ci pourra ré-investir dans les fictions qu'elle engendre. Précisons cette idée : Kant ne dit pas
que tout ce qui est imaginé doit auparavant avoir été réellement perçu. L'imagination n'est pas
vouée à une simple activité de reproduction des expériences réelles. Ce qu'en revanche
l'imagination est vouée à reproduire, ce qu'elle ne peut ''sortir de son propre fond'', ce qu'elle ne
peut créer de toutes pièces, c'est la matière (Materie) à l'aide de laquelle les fictions sont produites.
Ici, c'est presque la matière au sens de 'matière première', au sens de 'matériau de construction',
qu'il faut entendre204. Kant donne un exemple éclairant, celui d'un aveugle de naissance : il lui est
impossible d'imaginer les couleurs, parce qu'il ne les a jamais perçues 205. Au contraire, un homme
dont ce handicap est acquis au cours de la vie en est tout à fait capable. C'est bien la preuve que
l'imagination, en vérité, ne produit jamais de sensation nouvelle : elle les reproduit, tout en pouvant
les combiner différemment. Notre second aveugle peut tout à fait imaginer une licorne, alors même
qu'une telle licorne n'a jamais été perçue dans sa vie de 'voyant'. Il lui suffit de recombiner des
impressions passées de manière inédite : soit, une jument et une corne. Kant affirme par ailleurs
que les sensations reproduites par l’imagination ne diffèrent en rien, ‘qualitativement’ pourrait-on
dire, des sensations originales qu’elles imitent :
201
202
203
204
205
CRP, B278-9, nous soulignons
Notes 18 : 310 (1785-9), c'est nous qui soulignons
Anthropologie, AK, VII, 167-9, c'est nous qui soulignons
La matière peut être qualifiée de « donnée », de « data » (Data der Erscheinung, CRP, B430).
Anthropologie, AK, VII, 167-9. Cet exemple était déjà pris par Aristote : « un aveugle de naissance peut bien
raisonner des couleurs ; et ainsi de telles gens ne discourent que sur des mots sans aucune idée », cf. Aristote,
Physique, Livre II, 1, 193a
55
« Ce qui introduit la différence entre la vérité et le rêve, ce n'est pas la nature des
représentations qui sont rapportées à l'objet, puisque dans les deux cas elles sont identiques »206
L’imagination empirique est une fidèle reproductrice ; le rouge imaginé ne diffère pas en nature
du rouge réel ; ainsi, comme nous le verrons, la différence entre le rêve et l’hallucination devra être
située sur un autre terrain.
Intéressons-nous pour l’instant à la faculté de recombinaison propre à l’hallucination
reproductrice. Jusqu’à quel degré cette recombinaison est-elle possible ? Les agencements
nouveaux qu'elle peut produire sont-ils en nombre limité ? Par exemple, est-elle assez 'inventive'
pour reconstituer tout le spectre colorimétrique à partir de la vue d'une seule couleur ? pour
composer en pensées une mélodie complexe, en ayant seulement écouté quelques notes de piano ?
Kant nous fournit un seul indice de sa conception d'un tel pouvoir d'agencement, et c'est un indice
négatif : « si on ne les a pas vues, on ne peut pas concevoir les couleurs intermédiaires, produites
par le mélange de deux autres, par exemple la couleur verte. Le jaune et le bleu mélangés donnent
le vert ; mais l'imagination ne pourrait produire la moindre représentation de cette couleur si elle
n'avait v u ce mélange. »207 Une composition imaginaire semble, selon cette conception, ne pas
pouvoir être mélange, si ce mélange est nouveauté. Une couleur intermédiaire au jaune et au bleu
n'est pas seulement une association de ces deux teintes, à la manière d'un éléphant rose qui est
l'association du rose et de la forme de l'éléphant. La qualité de la sensation ''Vert'' a quelque chose
d'imprévisible si elle n'a pas été réellement expérimentée. L'enfant versant la peinture rouge dans la
peinture bleue est émerveillé de l'apparition du violet. Kant ne donne pas plus d'indications quant
aux limites réelles de l'imaginaire. On peut néanmoins le suivre dans cette affirmation selon
laquelle l'imagination ne peut pas tout. Comme Kant l'écrit joliment, elle est certes une grande
artiste, une magicienne, mais elle n'est pas créatrice 208. A-t-on jamais essayé d'imaginer une odeur
inédite, à supposer même que l''imagination' d'une odeur soit possible ? Pouvons-nous goûter en
pensée une saveur nouvelle, ou entendre un son radicalement inédit ? En proposant de faire de
l'imagination (au sens où nous la comprenons ici) une faculté essentiellement reproductive,
quoiqu'habilement combinatoire, Kant pose le primat de la perception véridique sur la fiction ; il
affirme que l'on retrouve, au sein de toute fantaisie divisée en ses parties les plus simples, le grain
du réel.
Une telle idée suppose que l'imagination soit capable de décomposer de manière extrêmement
fine les représentations passées qui sont gardées en mémoire, afin qu'elle puisse les ré-investir dans
les fictions qu'elle produit. La perception véridique d'un éléphant doit être l'occasion de s'informer
de la couleur de sa peau, tout autant que, et séparément de, la nature de son cri. En suivant Andrew
206
207
208
Prolégomènes, AK, IV, 290-1
Ibid.
Ibid.
56
Stephenson dans son récent article « Kant on the object-dependence of intuition and
hallucination »209, nous considérons que cette faculté de division peut être dite 'pré-conceptuelle',
en ce sens qu'elle ne nécessite pas, de la part du sujet empirique, la saisie d'objets spécifiquement
identifiés comme tels pour pouvoir s'effectuer. La vue des couleurs de l'arc-en-ciel, quelle que soit
la façon dont cet arc-en-ciel est par ailleurs conceptuellement compris, est suffisante pour que
l'imagination ait soudain à sa disposition l'éventail de teintes nécessaire à ses délires colorés.
Stephenson affirme ainsi que, selon Kant, « tout ce que l'imagination reproductive a besoin de faire
afin de recomposer (gerrymander210) un divers original, c'est d'opérer une discrimination des
sensations, sur la base de leurs propriétés 211. Et cela n'est absolument pas une capacité
conceptuelle. Cela n'implique aucune compréhension (understanding) de ce que l'information
encodée dans ces sensations signifie »212. Nous laisserons de côté la métaphore informatique, peutêtre un peu osée (elle est filée dans tout l'article) ; mais nous suivons Stephenson dans sa volonté de
circonscrire la reproduction intuitive à un enjeu de sensibilité, d'affectabilité. Il y a une mémoire
propre à la perception ; des souvenirs sensoriels se créent par-delà l'entendement.
Cette règle selon laquelle l'imagination peut seulement reproduire les sensations, et non pas les
produire de toute pièce (quoique la recombinaison puisse être totale) , nous l'appellerons ''"règle de
l'affectabilité première". Elle nous sera particulièrement utile en Analytique, III, lorsqu'il s'agira
d'étudier les arguments de Kant contre un certain type de scepticisme.
l'« organe » du sens interne
L'hallucination, en tant qu'elle est saisie dans le temps comme toute autre perception, est
intuitionnée par le sens interne213. Or, tandis que le sens externe « est celui où le corps humain est
affecté par des choses corporelles », le sens interne est « celui où il <sc. le corps humain> est
affecté (afficirt) par l'esprit (Gemüt)»214. En d'autres termes, le sens interne est « une conscience de
ce qu'il <sc. l’homme> subit, en tant qu’il est affecté par le jeu de sa propre pensée »215. Il est
remarquable que Kant maintienne, à propos du sens interne, le vocabulaire de l'affection ; en cela,
il crée un parallèle, voir une équivalence, entre le sens interne et les cinq sens externes. Dans les
deux cas, il s'agit bien d'être affecté par quelque chose. Qu'est-ce qui est affecté, et par quoi ?
209
210
211
212
213
214
215
cf. bibliographie
Le verbe « gerrymander » est généralement utilisé dans le contexte d'un redécoupage électoral (ce que l'on appelle
parfois, en français, le 'charcutage' électoral : en un sens, l'imagination 'charcute' les représentations issues
d'expériences véridiques passées, pour en créer de nouvelles).
Ce que Stephenson appelle « propriété » ici, c'est seulement le fait d''être rouge', d''avoir telle odeur', etc.
Stephenson (2015), p. 24, nous traduisons.
CRP, A34/B50-1
Anthropologie, AK, VII, 153. Le terme Gemüt désigne l'esprit au sens large : c'est l'ensemble des facultés.
Ibid., AK, VII, 161-2
57
Citons plus longuement :
« Il n’y a qu’un unique sens interne, parce qu’il n’existe pas différents organes grâce auxquels
l’homme parvient à une impression interne de lui-même ; et l’on pourrait dire que l’âme est
l’organe du sens interne, en précisant alors qu’il est soumis lui aussi <tout comme les sens
externes> à des illusions »216.
Même si le conditionnel signale que l'expression est certainement analogique, Kant parle
d'« organe du sens interne ». L'effet d'équivalence avec les sens externes est ici encore approfondi :
tout comme l'oeil est l'organe de la vue, l'âme serait l'organe qui rendrait possible l'affectation du
sujet par ses propres représentations, notamment lorsqu'il s'agit d'hallucinations. Ainsi, selon cet
extrait de l'Anthropologie, certes l'imagination permet l'hallucination, en tant qu'elle reproduit et
combine une matière sensorielle antérieurement perçue, mais elle implique aussi, comme toute
autre intuition (véridique ou non), un organe passif de 'réception' de cette intuition. Dans le cas des
perceptions véridiques, il s'agit des organes des sens externes (les yeux, le nez, la bouche, etc.) ; et
dans les intuitions fictives, il s'agit de l' « âme », définie comme « organe du sens interne ». Par
ailleurs, il faut préciser que l'âme réceptionne tout autant les perceptions réelles que les intuitions
fictives, puisque le sens interne, comme nous l'avons rappelé, est une affection du corps humain par
l'« esprit » (Gemüt) au sens très général d'ensemble des facultés. Toute perception réelle, en tant
qu'elle est dans le temps, est partie intégrante du sens interne. Ainsi, l'âme est l'organe qui
réceptionne toutes les intuitions, qu'elles soient fictives ou véridiques.
Résumons : l'hallucination est générée par l'imagination, qui reproduit la matière des sensations
précédemment perçues réellement, en les agençant éventuellement d'une manière inédite – en ce
sens, elle génère une expérience certes fictive, mais qui ne fait que ré-organiser des éléments qui
composent la réalité. Par ailleurs, l'organe qui reçoit ces fictions pour les rendre conscientes au
sujet, est le même que celui recevant les expériences véridiques : il s'agit de l'âme, organe du sens
interne. Nous pouvons tirer de ces considérations la conclusion suivante : la seule chose qui
distingue, du point de vue des facultés en jeu, les intuitions réelles des intuitions hallucinées, c'est
le fait que pour les premières les organes des sens externes sont impliqués dans l'opération de saisie
sensible, en plus de l'organe du sens interne. Dans les deux cas, l'âme saisit des impressions qu'elle
ne produit pas elle-même, qui lui parviennent d'ailleurs : dans le cas des perceptions véridique, cet
ailleurs est l'organe du sens externe, et par-delà cet organe, le monde sensible lui-même ; dans le
cas de l'hallucination, cet ailleurs est l'imagination reproductive, et par-delà celle-ci, la mémoire
des perceptions effectives antérieures.
Nous avons donc deux schémas très proches. C'est ainsi que Stephenson peut affirmer :
« l'imagination reproductive remplace pleinement l'objet et on lui attribue des pouvoirs causaux
216
Ibid.
58
similaires »217. Il faut néanmoins préciser un point décisif : pour l'instant, nous nous situons dans
un cadre exclusivement empirique, c'est-à-dire que nous considérons qu'il existe bel et bien, en
dehors du sujet (empirique), un monde d'objets réels, et que les facultés évoquées par nous
(l'imagination, l'entendement, la sensibilité) sont des capacités de type psychologique. Cette
remarque est importante pour ce qui suit.
précisions sur la faculté d'imagination
Nous avons constaté que comprendre la faculté d'imagination était décisif dans le nouveau
modèle hallucinatoire que nous exposons. En parlant simplement d'« imagination », nous avons
néanmoins commis une imprécision. Le nom que donne Kant à la faculté dont nous traitons ici est
plus exactement « imagination reproductrice ». C'est une faculté que Kant évoque très peu dans la
Critique – raison pour laquelle la plupart des textes mobilisés jusqu’à présent dans ce chapitre
appartiennent à l'Anthropologie. En revanche, l' « imagination » est aussi entendue par Kant dans
un autre sens que Kant développe bien davantage. Il s'agit de l'imagination productrice.
La définition générale de l’imagination comme « pouvoir de se représenter un objet dans
l’imagination même sans sa présence »218 est traditionnelle. Néanmoins, la distinction
productrice/reproductrice qui s'en suit est tout à fait originale. Un problème doit être d'emblée
souligné, qui est d'ordre épistémologique : Kant est relativement flottant dans ses dénominations,
puisqu'il parle régulièrement d' « imagination » sans plus de précisions ; mais surtout, il va jusqu'à
intervertir les termes : l'imagination productrice est dite opérer des synthèses « reproductives », et
l'imagination reproductrice est dite « produire » des fictions219. Il faudra donc être vigilant. Par
ailleurs, il n'est nullement question ici d'aborder les débats immenses autour de la place de
l'imagination productrice dans l'économie de la Critique, notamment à partir de la lecture
heideggérienne220. Contentons-nous d'en situer les enjeux par rapport à l'imagination reproductrice.
L'imagination productrice est évoquée dans la Critique (quoique sous la terminologie générale
d'« imagination ») dès la déduction métaphysique des catégories. Kant insiste déjà sur son caractère
indispensable dans la constitution de l’expérience : il la qualifie de « fonction <...> indispensable à
l'âme, sans laquelle nous n'aurions jamais aucune connaissance » 221. Cette fonction, c'est la
fonction de synthèse, qu'il qualifie en général comme l'« action d'ajouter différentes représentations
217
218
219
220
221
Stephenson (2015), p. 27, nous traduisons.
CRP, B151
Anthropologie, AK, VII, 172-3
Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, 1929, trad. par A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard,
1953 ; voir aussi Rivelaygue (1992), cf. bibliographie.
CRP, A78/B103
59
les unes aux autres et de rassembler leur diversité dans une connaissance » 222. Néanmoins il faut
attendre la déduction transcendantale pour comprendre exactement de quelle opération il est
question ici. L’imagination opère une reproduction des perceptions – terminologie paradoxale,
puisqu’ici la reproduction est bien une opération de l’imagination productrice223. Cette opération
est nécessaire car il faut bien, pour que le divers soit rassemblé, que les intuitions soient conservées
dans la pensée au fur et à mesure de leur perception : si chaque perception disparaissait de ma
pensée aussitôt qu’elle était intuitionnée, je ne pourrais jamais avoir de représentation complète 224.
Ainsi, certes l’imagination reproduit les intuitions au fur et à mesure de leur perception, mais cette
opération est productrice en tant qu’elle permet de constituer l’expérience. Sans synthèse de la
reproduction de l’imagination productrice, aucun objet ne pourrait être constitué car chaque
perception disparaitrait de ma pensée aussitôt que mon esprit passerait à une autre perception. On
peut, à ce titre, parler tout aussi bien de ‘rétention’ que de reproduction : les représentations sont
comme ‘retenues’ dans la conscience au fur et à mesure de leur enchainement, selon les règles de
l’entendement.
Il faut ici faire une remarque importante : d'après ce que nous venons d'affirmer (la constitution
de l'expérience par l'imagination) cette synthèse de la reproduction doit être considérée d’un point
de vue non pas psychologique (comme simple action de remémoration de ce que l’on vient de
percevoir) mais bien d’un point de vue transcendantal : « <l'imagination, tout comme les sens et
l'aperception> peut être considérée comme empirique, à savoir dans l'application à des phénomènes
donnés, mais toutes <ces trois facultés> sont aussi des éléments ou des fondements a priori qui
eux-mêmes rendent possible cet usage empirique »225 ; de même : « l’imagination est donc aussi un
pouvoir de synthèse a priori, ce pourquoi nous lui donnons le nom d’imagination productive »226.
Ainsi Kant peut parler de synthèse transcendantale de l’imagination : « la synthèse reproductive de
l'imagination appartient aux actes transcendantaux de l'esprit » 227. La question de l'acte mental en
question dans cette constitution ne fait pas problème : la synthèse transcendantale de la
reproduction dont il est question n'est pas une opération psychologique. C’est ce qu’il faut bien
appeler une méthode de constitution de l'espace et du temps pour toute expérience possible, espace
et temps qui pourront alors être ‘remplis’ d’une matière sensibles donnant lieu à des actes cognitifs
spécifiques.
En quoi consiste donc cette méthode ? Kant nous laisse entrevoir la réponse dans un exemple :
222
223
224
225
226
227
Ibid., A77/B103
Cette ambiguïté terminologique se manifeste régulièrement dans la Critique, ayant ainsi donné lieu à des débats
d’édition : par exemple, en A102, Kant écrit « la synthèse reproductive de l’imagination appartient aux actes
transcendantaux de l’esprit » ; Riehl propose de remplacer reproductive pa r productive, puisque l’imagination
proprement dite ne peut effectuer d’acte transcendantal. Cette modification peut en effet s’appuyer sur le fait que,
en A118, cette même synthèse transcendantale est nommée « synthèse productive de l’imagination ».
CRP, A102
Ibid., A115
Ibid., A123
Ibid., A102
60
« il est manifeste que si je tire une ligne par la pensée, <...> il me faut nécessairement en premier
lieu saisir dans ma pensée ces divers représentations l'un après l'autre. En revanche, si je laissais
toujours les précédentes (les premières parties de la ligne <...>) disparaître de mes pensées et si je
ne les reproduisais pas en passant aux suivantes, jamais ne pourrait se produire une représentation
complète »228. Ce qui, dans cet exemple, fournit la méthode de reproduction, c'est le concept de
ligne. C’est donc l’entendement, faculté des concepts, qui fournit à l’imagination le moyen de
synthétiser l’intuition. Puisque nous sommes ici sur le plan transcendantal, ce sont les concepts
purs a priori (que Kant nomme catégories) dont il est question. Ainsi lorsque Kant affirme que
l'imagination « détermine le sens quant à sa forme »229, il ajoute : « conformément à l'unité de
l'aperception ». C'est-à-dire, conformément aux catégories : les concepts de cause, de substance, de
réalité, etc., fournissent à l'imagination la manière dont il faut synthétiser l'expérience. Plus
précisément, Kant montrera que l'imagination productive ne peut appliquer les catégories telles
qu'elles, elle doit d'abord les temporaliser, c'est-à-dire en faire proprement des méthodes de
reproduction des impressions : c’est ce que Kant appelle le schème transcendantal 230. Mais c'est
déjà le propre de la déduction transcendantale subjective de 1781 de montrer que la synthèse
produite par l'imagination ne peut s’opérer que grâce aux catégories de l’entendement : ainsi,
l’imagination synthétise l’intuition en conformité avec les catégories.
Pourquoi Kant donne-t-il le même nom à deux facultés, l’imagination productrice et
l’imagination reproductrice, qui paraissent pourtant être si distinctes ? Y a-t-il vraiment un point
commun entre les deux, étant donné que l’une permet de constituer l’expérience, alors que l’autre
s’appuie sur l’expérience pour la dépasser dans des fictions ? On peut mentionner d’abord le fait
que les deux imaginations opèrent des reproductions d'intuitions– même si ces reproductions sont
extrêmement différentes, puisque l’une permet de constituer l’espace et le temps eux-mêmes selon
des règles a priori, tandis que l’autre ne fait que reproduire les intuitions dans l’espace et le temps
selon des lois empiriques d’associations qui sont uniquement psychologiques (nous y reviendrons).
Mais le point fondamental est ailleurs, dans la définition même que donne Kant de l’imagination,
rappelons-le, comme « pouvoir de se représenter un objet dans l’imagination même sans sa
présence »231. Comme l’écrit J. Rivelaygue, « <l’imagination reproductrice> est la représentation
d’un objet absent, mais déjà constitué autrefois dans la conscience sous la forme d’objet perçu ou
scientifique, et qu’elle se remémore. L’imagination productrice est aussi la représentation d’un
objet absent, mais non encore constitué : elle représente en fait la méthode qui va le construire.
<...> Dans le premier cas, l’absence de l’objet est contingente, elle est comme un « ex-présent »,
228
229
230
231
Ibid., A102. Cet exemple emprunté à la géométrie a le mérite de faire saisir que la reproduction peut se produire
dans l'espace et le temps considérés comme forme pure, même si nous sommes déjà dans le cadre d'une singularité
(« une » ligne).
Ibid., B152
Ibid., A138/B177
Ibid., B151
61
alors que, dans le second cas, elle est due au fait qu’il n’est pas encore constitué. »232. Cette
interprétation est éclairante et juste, à une nuance près : l'objet de l'imagination reproductive n'est,
comme nous l’avons vu précédemment, pas nécessairement un
« ex-présent » : seules les
intuitions qui le composent sont nécessairement des ex-présentes. Cette précision est fondamentale,
car elle permet de mettre en doute une distinction un peu vite établie entre une imagination
productrice qui serait du côté de la constitution originelle de l'expérience, et une imagination
reproductrice qui serait du côté de la 'copie', sans aucun pouvoir propre de production inédite. Nous
avons vu au contraire que l'imagination reproductrice jouissait d'un certain potentiel novateur. Les
productions oniriques peuvent être extrêmement élaborées et fantaisistes. L’imagination
reproductrice invente de nouveaux objets, de nouvelles règles : les rêves rendent possible la
lévitation et la métamorphose. On pourrait alors, en s’arrêtant sur ce point, opérer un renversement
intéressant : si l’imagination productrice est en fait soumise aux concepts de l’entendement, réglée
selon des représentations dont elle n’est pas l’origine, et n’a finalement qu’un rôle de médiation 233
entre l’entendement et la sensibilité, l'inventivité de l'imagination reproductrice, par la
transgression des lois de la nature qu'elle rend possible et la conception d’objets originaux, serait
finalement du côté de la création. L’halluciné découvre les potentialités folles de son imaginaire ; à
l'inverse l’imagination productrice est contrainte par des règles immuables.
Néanmoins Kant n'en reste pas là ; il ne permet pas tout à fait d’opérer ce renversement. Il limite
les potentialités imaginatives (de l’imagination reproductrice) en les déterminant selon des lois
psychologiques (lois d’association). Par ailleurs, il conditionne ces lois d’association à l’activité de
l’imagination productrice elle-même (les lois d’associations nécessitent que l’expérience véridique
soit réglée par des principes).
la psychologie est-elle une science ?
L'imagination reproductrice et ce qu’elle engendre appartient à la psychologie234 ; et à ce titre,
elle obéit à des lois empiriques précises, pouvant être découvertes et expliquées, qui règlent
l’enchainement des représentations imaginaires ; Kant les appelle, en suivant la tradition, « lois
d'association » : «<la synthèse de l'imagination reproductrice> est soumise exclusivement à des
lois empiriques, à savoir celles de l’association, et par conséquent ne contribue en rien à
l’explication de la possibilité de la connaissance a priori et, de ce fait, n’appartient pas à la
philosophie transcendantale, mais à la psychologie »235. Le statut que Kant confère à la psychologie
232
233
234
235
Rivelaygue (1992), pp. 139-140
CRP, B151
Prolégomènes, AK, IV, 295
CRP, B152
62
en tant que discipline est à peine évoqué dans la Critique. Il fait en revanche l'objet d'une partie de
la préface aux Premiers Principes métaphysiques de la science de la nature, publiés en 1786.
L'ouvrage traite en priorité de la mécanique newtonienne, que Kant essaie d'établir a priori ; mais il
prend d'abord soin de distinguer théorie des corps et théorie de l'âme. Il donne à ce titre des
informations intéressantes sur sa conception de la psychologie. Disons-en quelques mots.
La nature, entendue comme l'ensemble de tous les phénomènes 236 peut faire l'objet de deux
théories, en suivant la division de nos sens : à l'objet du sens interne correspond une théorie de
l'âme et aux objets du sens externe correspond d'une théorie des corps. Néanmoins, Kant
circonscrit l'usage du terme de science : « une théorie rationnelle de la nature ne mérite le nom de
science de la nature que si les lois naturelles sur lesquelles elle se fonde, sont connues a priori et ne
sont pas de simples lois d'expérience »237. Si donc la théorie de l'âme voulait prétendre au statut de
science, les lois qu'elle mobilise devraient résulter a priori des principes transcendantaux identifiés
dans l'Analytique des principes de la Critique. Kant concède qu'une telle étude des lois a priori
repose nécessairement sur l'ajout d'un concept empirique238 : selon qu'il s'agit d'une théorie de
l'âme ou d'une théorie des corps, ce sera respectivement le concept d' être pensant ou celui de
matière. Ainsi, à ce stade, Kant considère encore la possibilité d'une science pure de la nature de
l'âme, que Kant n'hésite pas à appeler Psychologie239. La psychologie pure est l'application des
principes transcendantaux au concept empirique d'être pensant, afin de découvrir les lois
psychologiques a priori.
Néanmoins, Kant semble suggérer qu'une telle psychologie pure est impossible 240, pour la
simple raison qu'il considère le sens interne comme non mathématisable 241. Kant introduit ce
critère de la mathématisation car il considère que la partie pure d'une science, en tant qu'elle ne
peut pas mobiliser de concepts d'objets empiriques (à part la matière et l'être pensant), ne peut que
construire des concepts dans l'intuition pure, et c'est précisément ce que font les mathématiques 242.
A ce titre, la psychologie peut certes être une description des lois psychologiques empiriques dans
leur systématicité (les phénomènes du sens interne sont bien réglés par des lois243), ce que Kant
appelle une « théorie naturelle historique du sens interne »244, mais elle ne pourra jamais être une
science pure, ni même une théorie expérimentale de l'âme, non seulement parce que le sens interne
236
237
238
239
240
241
242
243
244
Premiers Principes, p. 7 (voir AK, IV, 467-479)
Ibid., p. 9
Ibid., p. 14
Ibid., p. 11
Ibid., p. 13. Cette impossibilité n'est jamais explicitement déclarée, car Kant évoque avant tout la psychologie
empirique. Néanmoins une phrase semble assez claire, qui traite seulement de la théorie des corps mais indique a
contrario ce qu'il en est de la théorie des corps : « nous avons donné à cet ouvrage qui contient en fait les principes
de la théorie des corps, suivant l'usage, le titre général de science de la nature parce que, au sens propre, cette
dénomination lui convient seule <sous-entendu : la théorie de l'âme, donc la psychologie, ne peut pas être une
science> et ne saurait donner lieu, par suite, à quelque ambigüité » (p. 13).
Ibid., p. 11
Ibid.
Ibid., p. 12
Ibid., p. 13
63
n'est pas mathématisable mais en plus parce qu'il se refuse à toute expérimentation à proprement
parler : « il n'est pas possible de soumettre un autre sujet pensant à des expériences convenant à nos
fins et l'observation altère et défigure déjà en soi l'état de l'objet observé »245. Cette remarque de
Kant est subtile : le sens interne résiste à la science parce que soit l'observation est pratiquée sur
autrui et le phénomène étudié devient proprement inaccessible, soit l'observation est pratiquée sur
soi-même mais elle implique alors une conscience réflexive qui parasite l'expérimentation. Ainsi,
toute loi psychologique empirique que l'on pourra dériver de sa propre expérience mentale sera
forcément faillible et partielle. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une loi, et qu'ainsi, comme toute
loi, elle est une instanciation des principes universels dans un concept empirique, en l'occurrence
l'être pensant.
Ces remarques nous seront d'une grande utilité pour la suite de notre travail ; tâchons de nous en
souvenir. Pour l'instant, il faut identifier quelles lois empiriques, sous le nom de « lois
d'association », peuvent bien s'appliquer à l'imagination reproductrice.
les lois de l'imagination reproductrice
Kant suggère dans la Critique246 qu’il ne compte pas faire œuvre de psychologue (du moins
dans cet ouvrage), portant en priorité son attention sur la constitution d’une philosophie
transcendantale. Ainsi, à propos de ces lois d'association, il se contente de quelques mots
(néanmoins éclairants) et l’essentiel de ses explications doivent être trouvées dans son
Anthropologie. S'il ne s'y attarde pas, c'est que la plupart de ces lois ont déjà été identifiées avant
lui, et Kant les prend pour acquises ; en effet, les lois d'association font l'objet d'études détaillées
dans les manuels dont Kant se servait, notamment ceux de Wolff et de Baumgarten, tous deux
intitulés Psychologia Empirica247.
Les lois d'association peuvent s'exprimer selon des formes différentes. Elles peuvent,
premièrement, résulter de ce que l’on pourrait appeler des ‘’associations par accoutumance’’ : si,
dans l'expérience, la représentation X est souvent/toujours associée à (ou suivie de) la
représentation Y, alors chaque présentation de X (imaginaire ou réelle) engendrera dans
l’imagination la représentation de Y 248. Lorsque X est réelle, on parle de prévision249 (en percevant
le ciel actuel, j’imagine le ciel de demain). Lorsque X est elle-même imaginaire, on parle
245
246
247
248
249
Ibid.
CRP, B152
Wollf, Psychologia Empirica, parag. 104 à 117 ; Baumgarten, Psychologia Empirica, parag. 558. cf. B.
Longuenesse (1993), p. 226.
La formulation la plus claire de cette loi que nous appelons « loi d’association par accoutumance » peut être
trouvée en CRP, A100
Anthropologie, AK, VII, 185
64
d’imagination réglée (lorsque je rêve du soleil, je rêve en même temps de la chaleur sur ma peau).
Nous utilisons le terme d'accoutumance à dessein (quoiqu'il ne soit pas utilisé par Kant lui-même),
qui renvoie à la théorie humienne de la causalité 250. C'est que Kant, dans sa compréhension des lois
qui régissent l'imagination, est étonnamment proche de Hume. Il ne nie absolument pas le
processus psychologique d'habitude et d'accoutumance décrit par Hume dans son Enquête sur
l'entendement humain251, au contraire : il le met à profit pour comprendre l'imagination
reproductrice. Mieux, il s'en sert comme argument en faveur de sa philosophie transcendantale,
puisqu'il montre qu'une telle accoutumance a pour condition de possibilité l'expérience réglée selon
des principes nécessaires (le fameux exemple du cinabre sera paradigmatique de cette approche 252).
Ainsi, Kant utilise la théorie humienne de l'accoutumance, mais la circonscrit. Elle permet de
rendre raison de l'activité imaginative, non pas de la saisie du réel, qui nécessite des principes
supplémentaires. L'imaginaire devient une sorte d'îlot humien dans la philosophie transcendantale
kantienne, cette philosophie qui tente absolument, à propos de l'expérience réelle, de dépasser
Hume grâce aux lois nécessaires a priori.
A la loi de reproduction par accoutumance, il faut ajouter celle de ressemblance 253, qui consiste
non plus à associer des représentations imaginaires selon leur contigüité temporelle dans
l'expérience réelle, mais sur la similarité de leur apparence (la vue d'une vitre cassée dans une
église nous rappellera une vitre cassée observée dans un autre lieu 254). Ces lois d’association par
accoutumance et ressemblance se dérobent parfois à la compréhension du sujet lui-même ;
l'imagination peut se faire « magicienne »255, semblant échapper par là aux lois empiriques censées
régir l'enchainement de ses productions : les fictions de l'imagination, chacun peut s'en rendre
compte, semblent bel et bien générer des nouveautés, présenter des compositions inédites,
surprendre par leurs fulgurances. Mais ces nouveautés, en tant que phénomènes psychologiques
comme les autres, doivent malgré tout pouvoir être comprises elles aussi sous des lois empiriques.
Que ces lois soient difficiles à identifier ne signifie donc pas qu'elles sont inexistantes.
L'explication de Wolff, qu'il détaille précisément dans les paragraphes 108 à 110 de sa Psychologia
Empirica, consiste à affirmer que ce sont bien les mêmes lois d'accoutumance et de ressemblance
qui gouvernent l'apparent « vagabondage » de l'imagination, mais dont la célérité est telle qu'elle
250
251
252
253
254
255
La notion d'accoutumance est également utilisée par Wolff : cf. Psychologia Empirica, parag. 108, p. 115.
Hume, Enquête sur l'entendement humain, pp. 105-6 : « ce principe, c'est l'accoutumance, l'habitude. <...> Nous
avançons ici, au moins, une proposition très intelligible, quand nous affirmons que, après la constante conjonction
de deux objets, - chaleur et flamme, par exemple, ou poids et solidité, - nous sommes déterminés par la seule
accoutumance à attendre l'un quand paraît l'autre. <...> Toutes les inférences tirées de l'expérience sont des effets
de l'accoutumance ».
Cf. Analytique, II.
Le nom de cette loi n'est à notre connaissance jamais mentionné explicitement par Kant. Nous empruntons le mot à
Hume (Enquête sur l'entendement humain, p. 72) et Wolff (Psychologia Empirica, parag. 109, p. 117)
L'exemple est de Wolff (parag. 109, p. 117).
Anthropologie, AK, VII, 167-9
65
échappe à la compréhension par le sujet256. C'est l'enchainement rapide des images qui crée cette
impression d'une imagination libre de toute règle ; l'imagination saute d'image en image « avec la
vitesse de l'éclair »257, un peu à la manière des chansons en laisse à l'usage des enfants, réglées par
le principe d'anadiplose : ''trois petits chats – chapeaux de paille – paillasson – etc.'' 258 Ainsi
l'imagination, dans son « fond d'inclination à la dissipation et à une espèce de libertinage »259, peut
en droit être intégralement expliquée par des lois psychologiques empiriques.
Il faut aussi souligner que plus d'une fois, Kant semble faire référence, sans véritablement les
thématiser, à des lois d'association d'une nature légèrement différente, qui s'appuient non pas sur
une expérience individuelle, mais sur des idées reçues collectives : « quand on lit ou se fait raconter
la vie et les actions d'un grand homme – grand par son talent, son mérite ou son rang -, on est
généralement amené à lui conférer dans l'imagination une stature imposante. »260 Cette association
n’est pas nécessairement constatée dans l’expérience ou générée selon un principe de ressemblance
(au-delà de l'homonymie), mais elle est une idée admise, ce que l'on appellerait aujourd'hui un
cliché, que l’imagination peut réinvestir ; ainsi les rêves ne sont pas épargnés par les stéréotypes,
ils se font parfois les miroirs d’une époque. Par ailleurs, les associations de représentations dans
l’imagination peuvent aussi être influencés par des éléments absolument exogènes à la pensée
représentative : la composition du repas, les liqueurs et les substances propices à la rêverie peuvent
porter en eux leurs propres types d’associations, suscitant par exemple des combinaisons joyeuses
avec le vin, ou faisant sombrer dans l'isolement quand il s’agit de bière. 261 Enfin, le fait même que
Kant considère que « tel individu lie la représentation d’un certain mot avec une chose, tel autre
avec une autre chose »262 est le signe d'idiosyncrasies non réductibles à un travail d'accoutumance
et d'associations ressemblantes ; les complexions individuelles plus ou moins conscientes sont
mises en jeu dans le processus imaginaire associatif. Il y a donc tout un champ d'études,
proprement empiriques, que Kant, selon ses propres dires, n'explore que peu thématiquement, mais
qu’il évoque de manière régulière en reprenant pour une vaste part des écrits de Wolff et de
Baumgarten.
A présent, après avoir exploré ces lois de l’imagination reproductive, nous pouvons comprendre
256
257
258
259
260
261
262
Pour une belle description de l'activité imaginative, voir notamment Wolff, Psychologia Empirica, parag. 108, pp.
115-6 : « tantôt vagabonde & changeante, elle <sc. L'Imagination> voltige d'un objet à un autre tout différent. A ne
voir que légèrement et sans examen tous ces jeux, on serait tenté de croire que rien n'est comparable à son
inconstance et à sa légèreté, mais observons-la de près, et voyons si dans ce désordre apparent, elle n'est pas encore
assujettie à quelques règles : la difficulté sera de la saisir, elle nous échappe avec la vitesse de l'éclair ».
Ibid.
Wolff donne un exemple éclairant : « ce même homme <...> qui avait sauté des fenêtres de l’Église à la Chaire,
passera dans l'instant de la Chaire au Prédicateur, du Prédicateur au Jardin, où il s'est promené avec lui ; les arbres
de ce Jardin l’emmèneront au Bois, un cerf qu'il y a vu débucher, le transportera à la chasse <...> ; il ne le perdre
pas même de vue alors, il l'escortera jusqu'à la cuisine, d'où les plats d'étain qu'il y rencontre malheureusement, le
feront retomber à la foire, ou au Cabaret ; voilà sa Destinée. » (Ibid., parag. 110, p. 120).
Ibid., parag 110, p. 122
Anthropologie, AK, VII, 172-3
Ibid., AK, VII, 170
CRP, B140
66
un nouveau lien entre l’imagination productrice et l’imagination reproductrice. Les lois
psychologiques d’association sont rendues possibles par les synthèses transcendantales de
l‘imagination productrice. En effet, pour qu’une loi d’association (par accoutumance notamment)
soit opérante, il faut qu’une régularité puisse avoir été constatée dans l’expérience, régularité qui
fait signe vers une règle de la constitution de cette expérience. Ainsi, pour que l’image du soleil
puisse être associée à la sensation de chaleur, le soleil doit effectivement être lié à la chaleur selon
une relation de cause à effet. C'est ce qu'entend Kant lorsqu'il déclare qu'« au fondement de
l’association, <il y a> la synthèse pure de l’imagination »263. Pour le dire encore autrement, la
reproduction a priori selon les règles universelles et nécessaires de l’entendement est la condition
de possibilité de la reproduction empirique selon des lois psychologiques d’association,
particulières et contingentes. Le texte incontournable à ce sujet est l'exemple du cinabre : « si le
cinabre était tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd, <…> mon imagination empirique ne
pourrait jamais obtenir l’occasion de recevoir parmi ses pensées, avec la représentation de la
couleur rouge, le lourd cinabre »264. Cet exemple peut certes être utilisé comme un argument
canonique, qui par sa radicalisation peut résumer la stratégie utilisée dans la déduction
transcendantale toute entière265. Mais si l'on replace cet extrait dans son contexte d'origine, il sert
uniquement à montrer cette relation de dépendance entre les lois d’association de l’imagination
reproductrice et la synthèse transcendantale de l’imagination productrice : si le réel n'était pas
stable, si les lois qui le régissaient changeaient en permanence, bon nombre d'associations ne
pourraient s'effectuer, celles qui demandent ce que nous avons appelé une accoutumance, une
habitude, voiredun 'conditionnement'. L'exemple de Kant permet de montrer que toute association
psychologique, empirique, contingente, fait signe vers une loi plus fondamentale qui régit le réel
lui-même.
Evoquons enfin une dernière modalité du lien entre imagination productrice et imagination
reproductrice dans l'hallucination, ayant trait à la schématisation des concepts empiriques. Voici un
extrait issu du chapitre consacré au schématisme :
« Le concept de chien signifie une règle d'après laquelle mon imagination peut tracer dans sa
dimension de généralité la figure du quadrupède, sans être limitée à quelque figure particulière
que m'offre l'expérience ou encore à quelque image possible que je puisse présenter in
concreto. <...> Le schème des concepts sensibles (comme figures dans l'espace) est un produit
et pour ainsi dire un monogramme de l'imagination pure a priori à l'aide duquel et d'après
lequel seulement les images deviennent possibles, mais de telle manière que celles-ci doivent
toujours être attachées au concept uniquement par l'intermédiaire du schème vers lequel elles
263
264
265
Ibid., A115-116
Ibid., A101
cf. Analytique, II, ainsi que Meillassoux (2013), p. 39 et suiv.
67
font signe »266.
Selon ce texte, toute activité de l'imagination reproductrice doit être comme 'guidée' par un
schème de l'imagination productrice, schème qui est une méthode générale permettant à
l'imagination de reproduire les intuitions conformément au concept dont il s'agit de fournir une
image. Ainsi, pour imaginer un chien, mon entendement fournit en premier lieu le concept de
chien, que l'imagination productrice schématise, fournissant ainsi une méthode à l'imagination
reproductrice afin qu'elle puisse générer l'image du chien, perdant par là une certaine généralité du
schème : il ne s'agit plus d'un chien 'en général', mais par exemple d'un Dobermann. Ce qu'est
vraiment ce « schème » du chien indépendamment de l'image qu'il permet de constituer, Kant dit
lui-même que nous ne pouvons pas véritablement le savoir267. Toujours est-il que l'imagination
productrice, non seulement rend possible les lois d'association par accoutumance en fournissant un
réel réglé selon des lois invariantes, mais en plus, elle guide l'imagination empirique dans sa
reproduction des intuitions en lui fournissant les schèmes empiriques nécessaires à la production de
représentations.
***
En vue d'établir un nouveau modèle de l'hallucination, modèle de la période critique de Kant,
nous nous sommes prioritairement intéressés à la faculté nommée « imagination reproductrice ».
Nous avons vu comment cette imagination pouvait 'extraire' la matière des perceptions réelles, pour
la recomposer dans des productions fictives. Nous avons ensuite étudié selon quelles lois cette
production-recomposition s'effectuait ; cela nous a permis de découvrir que, même si Kant qualifie
parfois l'imagination reproductrice de « magicienne » ou d'« artiste », il la pense comme une
faculté psychologique soumise à des lois empiriques précises, qui sont les lois d'association.
L'hallucination, ainsi, ne peut pas être considérée comme une création originale émancipée de
toutes les contingences, qui fait fleurir les représentations dans un grand délire libérateur.
L'hallucination est un phénomène psychologique, elle est soumise à des lois que le psychologue
peut étudier. L'horizon de la science, fondamental dans le modèle optico-physiologique étudié dans
notre Aporétique, n'est donc pas abandonné dans ce nouveau modèle268.
Néanmoins, si le lien entre imagination productrice et imagination reproductrice a été ressaisi
266
267
268
CRP, A140-42/B179-81
« Ce schématisme <...> est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine, dont nous arracherons toujours
difficilement les vrais mécanismes à la nature pour les mettre à découvert devant nos yeux. » (CRP, A141/B180-1)
… quoique la psychologie, nous l'avons dit, ne puisse pas être constituée a priori, et ne peut donc être qualifiée de
« science » au sens rigoureux du terme.
68
dans sa complexité, la place exacte qu'occupe l'entendement dans les productions imaginatives de
type hallucinatoire est encore à déterminer. Que l'imagination reproduise les liaisons synthétiques
du réel, c'est un fait ; mais il ne s'agit-là, précisément, que d'une imitation, une reproduction du
réel. La preuve en est qu'à tout moment, les éléments d'un rêve ou d'une hallucination pourraient se
recomposer d'une manière absolument inédite, jamais vue dans l'expérience. Les tables pourraient
se mettre à léviter au-dessus du sol, les livres de la bibliothèque pourraient se transformer en
bouteilles de vin. En fait, c'est précisément ce qu'énonce Kant dans l'exemple du cinabre : si le
cinabre pouvait devenir tantôt léger tantôt lourd, si un homme pouvait subitement prendre une
forme animale, si « au cours d'une très longue journée la campagne était couverte tantôt de fruits,
tantôt de glace et de neige »269, et bien précisément, ce serait un rêve (ou une hallucination). Les
productions imaginatives ont cette capacité de brusque effondrement des lois de l'expérience, de
recomposition complète de la fiction ; ce que ne peut justement pas l'expérience réelle, qui est
réglée selon des lois immuables car nécessaires a priori. Se demander quel rôle peut être attribué à
l'entendement au sein de la constitution d'une production imaginative, c'est donc déjà s'engager sur
la voie d'une certaine homogénéisation de la réalité et de l'imaginaire. C'est supposer que, peut-être,
les principes a priori pourraient trouver, dans l'imaginaire, un terrain d'application. Posons la
question de manière frontale : l'hallucination peut-elle être (est-elle ?) catégorisée par
l'entendement ?
II. L'hallucination est-elle catégorisée ?
Le philosophe américain C. I. Lewis (1883-1964) pose en 1929 une question provoquante :
« Did the Sage of Königsberg have no dreams ? »270 . Tentons de comprendre l'enjeu d'une telle
interrogation, malgré le caractère elliptique de l'analyse de Lewis. Selon lui, la philosophie
transcendantale de Kant court le risque de tomber dans un problème artificiel, un problème qui n'a
pas lieu d'être. Ce problème est, selon Lewis, l'incapacité dont fait preuve la théorie kantienne à
envisager toute possibilité d'une expérience qui ne respecterait pas les lois empiriques communes.
Lewis ne prétend pas que l'expérience réelle peut à tout moment modifier ses lois ; simplement, il
pointe du doigt le fait que l' « expérience », entendue communément, couvre un champ beaucoup
plus vaste que celui de l'expérience réelle : on peut expérimenter une hallucination, un rêve, etc.
Or, comme nous l'avons déjà abondamment mentionné, dans ces types d'expérience alternative les
269
270
CRP, A101
“Le sage de Königsberg ne rêvait-il pas ?”, C. I. Lewis, Mind and the world order, New York, 1929, p. 221
69
lois de l'expérience réelle ne sont pas nécessairement respectées (les lévitations, les métamorphoses
divers sont possibles). Selon Lewis, Kant se priverait des moyens de comprendre, et même de
concevoir, de telles expériences alternatives, car il associerait, pour reprendre la formulation de
Quentin Meillassoux271, « les conditions de la science », c'est-à-dire la catégorisation des intuitions
et la soumission des phénomènes à des règles a priori, et « les conditions de la conscience ». Pour
le dire simplement, Kant assimilerait trois choses :
1- la conscience ;
<=> 2- la catégorisation des intuitions ;
<=> 3- la réalité de l'expérience.
Ces trois points seraient inséparables, équivalents et interchangeables. On peut les formuler dans
l'ordre que l'on souhaite : s'il y a conscience d'un sujet, c'est qu'il y a catégorisation, qui constitue
l'expérience réelle ; la catégorisation des intuitions est condition de possibilité de la conscience et
de l'expérience réelle ; si l'expérience est réelle, c'est qu'elle est catégorisée et que le sujet est
conscient. Ceci étant posé, on comprend pourquoi l'hallucination, dans ce contexte théorique, est
absolument inconcevable, au sens où il n'est même pas envisageable que quelqu'un puisse avoir
une hallucination. En effet, la négation de 3-, qui entraine la négation de 2-, entraine également la
négation de 1- : si l'expérience n'est pas réelle (par définition de l'hallucination), alors c'est qu'elle
n'est pas catégorisée (dans l'hallucination, tous les principes nécessaires de l’expérience réelle
peuvent être transgressés), et dans ce cas, la conscience est impossible ; donc rien n'est
expérimenté, puisque le sujet, en quelque sorte, disparaît. L'hallucination n'est pas simplement la
mise entre parenthèses de la réalité, mais aussi celle du sujet tout court. On comprend à présent la
question ironique de Lewis : tout se passe comme si Kant niait la possibilité même de rêver ou
d'halluciner. En assimilant expérience (au sens large de saisie consciente de quelque chose) et
expérience réelle, Kant, selon Lewis, restreint drastiquement le champ des expériences possibles, il
prive en fait les sujets de toute capacité imaginative.
Puisqu'une telle position est évidemment intenable, Lewis suggère qu'il faut en finir avec une
telle compréhension de l'expérience – son projet étant précisément de montrer qu'il existe des
expériences (les hallucinations notamment) qui ne nécessitent pas la catégorisation telle que Kant
l'entend. A cette fin, Lewis distingue la réalité et l'expérience : « Les principes a priori de
l'expérience catégoriale sont requis pour limiter la réalité ; ils ne sont pas requis pour limiter
l'expérience. » En d'autres termes, Lewis refuse le passage de 2- et 3- à 1-. Kant aurait eu raison
d'affirmer que la réalité nécessite la catégorisation ; mais il aurait eu tord d'appeler la réalité
« expérience », car en faisant cela il rend l'expérience hallucinatoire problématique.
Or, est-il nécessaire de le rappeler : Kant fait droit aux rêves et à l'hallucination dans la Critique.
271
Meillassoux (2013), p. 37
70
Certes, certains passages peuvent donner l'impression que Kant a tendance à oublier la possibilité
de représentations qui ne correspondent à aucun objet réel272 ; mais une lecture même rapide de
l' « Analytique transcendantale » suffit à admettre que ces oublis sont marginaux : Kant parle bien
de « fantasme de l'imagination »273, de rêve, de « simple jeu de l'imagination », d'« invention », etc.
Il ne 'refoule' en aucun cas le fait que les sujets empiriques hallucinent, rêvent, divaguent,
fantasment des mondes imaginaires. Il faut donc résoudre ce paradoxe, entre la – supposée –
incapacité de Kant à penser ne serait-ce que la possibilité de l'hallucination, et la mention de tels
phénomènes dans le texte lui-même. Kant est-il, tout simplement, inconséquent ? Avant de tirer une
telle conclusion, il faut se demander dans quelle mesure l'interprétation que fait Lewis de
l'Analytique transcendantale est pertinente. Cela revient à s'interroger sur le bien fondé de
l'équivalence entre 1-, 2- et 3- dans la philosophie transcendantale kantienne ; où, ce qui revient au
même puisqu'il s'agit de relations d'équivalence, entre les 1', 2' et 3' suivants :
1'- l'absence de conscience
<=> 2'- la non-catégorisation des intuitions ;
<=> 3'- l'hallucination (ou le rêve)
Nous réussirons à montrer que Kant peut penser l'hallucination, si nous réussissons à démontrer
qu'il ne pratique pas l'équivalence entre 1'- et 3'- ; en d'autres termes, il faut montrer que Kant
réussit à penser une hallucination consciente. Cela peut se faire de deux manières différentes, selon
le statut que l'on accorde à 2'- (la non-catégorisation). Soit on maintient l'équivalence de 1'- et de
2'-, et dans ce cas il faut penser une expérience hallucinatoire consciente mais donc, aussi, noncatégorisée ; soit on dénonce cette équivalence, et dans ce cas on peut penser une hallucination
non-consciente et pourtant catégorisée. Nous appellerons ces deux hypothèses, l'hypothèse A et
l'hypothèse B.
Il existe donc un dilemme entre deux façons de 'sauver' Kant de la critique Lewisienne. Chacune
comporte des avantages, mais aussi des difficultés notables.
* L'hypothèse A
L'hypothèse A revient à faire de Kant un Lewissien. Lewis aurait contesté Kant, sans voir qu'il le
faisait au nom d'un point de vue kantien. Selon A, l'hallucination peut être consciente sans toutefois
devoir être catégorisée. La catégorisation est le critère de la réalité d'une expérience, mais non de
sa conscientisation. Cette hypothèse a le grand avantage de rendre raison du fait que les rêves, les
hallucinations, sont conscients alors même qu'ils semblent transgresser tous les principes a priori de
l'entendement. C'est d'ailleurs l'argument principal de Lewis. Néanmoins, cette thèse génère une
272
273
Par exemple, Prolégomènes, AK, IV, 319 : « la seule notion que nous ayons de la nature, c'est celle de l'ensemble
des phénomènes, c'est-à-dire des représentations en nous » (nous soulignons)
CRP, A376-7
71
difficulté pour la cohérence du système kantien (on parlera de difficulté interne). L'hypothèse A fait
fît d'une équivalence qui semble pourtant être le cœur de l'argument de la déduction
transcendantale : si les catégories s'appliquent à l'expérience, c'est parce que si elles ne
s'appliquaient pas, la conscience elle-même serait impossible, et donc il n'y aurait tout simplement
pas d'expérience. Cette preuve par le fait, s'il est vrai qu'elle est le cœur de l'argument kantien,
invalide complètement l'hypothèse A. Justifier A demanderait donc de montrer que la déduction
transcendantale ne repose pas sur une telle preuve.
* L'hypothèse B
Selon l'hypothèse B, l'hallucination peut au contraire être catégorisée, alors même qu'elle est,
par définition, non-véridique. L'avantage de B est d'éviter de devoir contester l'équivalence
catégorisation/conscience – ainsi, l'argument supposément au cœur de la déduction transcendantale
n'est pas remis en cause. Mais cette hypothèse B se heurte à deux difficultés essentielles, l'une
externe au système kantien, l'autre interne :
- Difficulté externe : B semble rendre absolument mystérieux le fait que l'hallucination puisse
transgresser les lois de l'expérience réelle. Comment expliquer que, dans l'hallucination, le cinabre
puisse être tantôt léger tantôt lourd, alors même que cette hallucination est censée être catégorisée ?
Il semble y avoir là une difficulté insurmontable, qui s'appuie sur une preuve par le fait :
l'hallucination transgresse les lois de l'expérience, et cela, personne ne peut le contester.
- Difficulté interne : B nécessite d'admettre que la catégorisation ne constitue pas
nécessairement l'objectivité, la réalité de l'expérience, ce qui semble pourtant être, ici aussi, au
cœur de la déduction transcendantale ; et par là même, l'expérience réelle semble perdre toute
spécificité. Or, l'idéalisme de Kant ne conduit-il pas à affirmer qu'une ''hallucination'' catégorisée
devient, précisément, une expérience réelle ? Si aucune extériorité en soi, connaissable par le sujet
transcendantal, ne peut être un critère de la réalité, ce critère n'est-il pas la catégorisation ? Rendre
l'hallucination catégorisable, ce serait tout simplement, dans ce cas, faire disparaître
l'hallucination, qui deviendrait une expérience réelle comme une autre.
Nous allons défendre l'hypothèse B. Nous pensons en effet que Kant nous donne les outils
nécessaires pour affirmer que les deux difficultés engendrées par B ne sont pas insurmontables.
Formulées comme nous l'avons fait, elles correspondent en fait à une imprécision dans la
conception des lois a priori de l'entendement. Le cœur de la confusion réside, disons-le d'emblée,
dans l'articulation entre principes nécessaires a priori et lois empiriques.
Dans les sections suivantes nous nous appuierons en particulier sur la Critique de la Raison
Pure ainsi que sur les Prolégomènes. Les Prolégomènes sont publiés en 1783, soit deux ans après
72
la première édition de la Critique, et quatre ans avant la seconde. Jules Vuillemin, dans son
introduction à l'ouvrage, écrit que selon Kant lui-même, « il est destiné non pas à remplacer la
Critique par un ouvrage populaire, mais à fournir une méthode pour exposer la Critique d'une
façon non plus simple, mais plus ramassée »274. Ces éléments chronologiques et textuels nous
autorisent à mobiliser les Prolégomènes sans supposer a priori une quelconque évolution doctrinale
par rapport à la Critique.
l'hallucination doit être catégorisée
(ou le spectre du moi bigarré)
L'un des changements les plus conséquents entre les deux éditions de la Critique (1781, 1787)
est la réécriture de la déduction transcendantale des catégories, dans laquelle Kant entreprend de
prouver la légitimité de l'application des concepts purs de l'entendement au divers sensible. Selon
nous, la partie objective (paragraphes 15 à 21) de la déduction de 1787 nous fournira l'argument le
plus clair et le plus robuste pour affirmer que l'hallucination doit, comme n'importe quelle
expérience, être catégorisée pour être même possible.
Avant cela, remarquons que de nombreux extraits de la Critique peuvent nous mettre sur la voie
de cette thèse ; l'exemple le plus saisissant est le passage suivant :
« le concept d’une cause n’est rien d’autre qu’une synthèse <...> d’après des concepts, et sans
une telle unité, qui possède ses règles a priori et se soumet les phénomènes, on ne trouverait pas
d’unité complète et universelle, donc nécessaire, de la conscience dans le divers des
perceptions. Mais dans ce cas celles-ci <sc. les perceptions> n’appartiendraient plus à une
expérience, par conséquent elles seraient sans objet et ne seraient qu’un jeu aveugle des
représentations, c’est-à-dire moins qu’un rêve. »275
Sans même inspecter l'articulation exacte de l'argument, nous sommes en mesure de constater
que Kant affirme la chose suivante : si les perceptions ne sont pas liées dans un concept de cause,
l'expérience se désintègre, et le jeu des représentations devient « moins qu'un rêve ». Cette
expression est décisive, car elle nous donne un indice extrêmement précieux sur la manière dont
Kant envisage le rêve. Certes le rêve ne présente aucun objet existant réellement ; et pourtant, il ne
peut pas non plus être un jeu totalement aveugle de représentations non liées par des concepts, car
si c'était le cas il deviendrait 'moins que lui-même'. Kant pense donc le rêve dans un entre-deux
274
275
Prolégomènes, trad. L. Guillermit, Vrin, 1993 (poche), p. 11
CRP, A112
73
étrange, que tout notre travail consistera à ressaisir. Le rêve doit se tenir au-delà du jeu aveugle des
représentations (le seul moyen pour accomplir cela étant la catégorisation), mais en deçà de la
catégorisation propre à une expérience réelle.
Mobilisons à présent la déduction objective des catégories dans la seconde édition de Critique,
que l'on peut identifier, quoique Kant ne fournisse pas de délimitation explicite, dans les
paragraphes 15 à 21. L'objectif de la déduction objective est de prouver que, quelles que soit la
nature des intuitions, pourvues qu'elles soient sensibles (non intellectuelles), celles-ci doivent
nécessairement être catégorisées. Quel sens donner à ce « devoir », à cette « nécessité » ? C'est
toute la question à laquelle Kant tente de répondre.
La première création conceptuelle introduite par Kant dans ces lignes est l'« aperception
pure »276. Il s'agit de la représentation a priori « je pense », qui doit pouvoir accompagner a priori
toutes mes représentations277, pour cette simple raison que, dans le cas contraire, elles ne seraient
pas mes représentations (« si tel n’était pas le cas, <…> la représentation ou bien serait impossible,
ou bien ne serait rien pour moi »278). L'aperception pure n'est pas, notons-le, une ''conscience
(Bewusstsein) de soi-même'', conscience empirique qui n'a pas sa place a priori ; néanmoins
aperception pure et conscience sont liées, puisque la première est la condition de possibilité de la
seconde. En examinant ce que requiert une conscience de soi-même, nous serons donc à même de
comprendre l'aperception transcendantale.
Dire que toutes les représentations doivent être mes représentations, c’est dire que chacune de
ces représentations doit être ajoutée aux autres dans une synthèse, et cette synthèse doit être
consciente (« cette identité complète de l’aperception <…> n’est possible que par la conscience de
cette synthèse »279). Si tel n'était pas le cas, chaque représentation particulière pourrait être corrélée
à un Je 'différent', qui s'abolirait à chaque nouvelle représentation ; les représentations ne seraient
pas toutes m e s représentations («c’est seulement parce que je peux saisir le divers de ces
représentations en une conscience que je les nomme toutes mes représentations »280). C’est ainsi
que Kant parle d’unité synthétique de l’aperception : le « je pense » est un dans la conscience des
synthèses opérées. On peut donc d’ores et déjà affirmer la chose suivante : si pour une raison
quelconque une représentation venait à ne pas pouvoir être synthétisée avec les autres, l’identité de
la conscience se trouverait abolie ; ce ne serait plus une représentation pour moi, donc plus une
représentation du tout – les affections affecteraient en pure perte. Nous nous acheminons ici vers ce
qui va constituer, à notre sens, le cœur de l'argument kantien de cette déduction objective : Kant,
afin de prouver la nécessité de la catégorisation, crée conceptuellement une alternative à cette
276
277
278
279
280
Ibid., B132
Ibid.
Ibid.
Ibid., B133
Ibid., B134
74
catégorisation. Il suggère ce que seraient les représentations du moi sans la catégorisation ; il crée,
en un sens, l'envers radical du « moi » catégorisant. Kant donne un nom à cet Autre du moi : c'est le
moi bigarré. Lisons un extrait du paragraphe 16 de la déduction objective :
« C'est seulement parce que je peux saisir le divers de ces représentations en une conscience
que je les nomme toutes mes représentations ; car, si tel n'était pas le cas, j'aurais un moi aussi
bigarré (Vielfärbiges) et divers que j'ai de représentations dont je suis conscient. »281
La traduction d'A. Renaut, reprise de Barni, est malicieuse : être bigarré, c'est manquer
d'harmonie, être fait d'éléments disparates qui ne s'assemblent pas en une unité. Or toute la stratégie
de Kant consiste justement à montrer que le moi privé de liaison entre ses représentations, est
comme désintégré : il sent mais ne peut ni juger, ni mémoriser, ni même savoir qu'il sent ; il s'abolit
à chaque nouvelle représentation, il n'est qu'un réceptacle vide, prisonnier d'une perpétuelle
amnésie. Même la conscience du temps lui est impossible ; il vit dans un perpétuel présent, sans
mémoire ni attente. Seule la catégorisation, nous dira Kant, sauve le moi de cette terrible
condition ; elle est l'instrument du moi pour survivre aux renouvellements perceptifs, en constituant
une expérience unique que le sujet, au fil de ses affections, pourra tisser.
Kant construit donc une entité, le « moi bigarré », comme l'antithèse de l'unité de la conscience
sur laquelle il appuie son argument, puisqu'il va s'agir pour lui d'explorer les conditions de
possibilité de cette unité. Dans des textes ultérieurs, Kant donne des exemples pouvant permettre
de saisir ce à quoi un moi bigarré peut empiriquement correspondre : Kant n'hésite pas notamment
à définir l'ivresse comme « l’état contre nature où l’on est incapable d’ordonner ses représentations
sensibles conformément aux lois de l’expérience »282; de même un certain type de folie appelée par
Kant « perte de tout sens » (Unsinnigkeit) consiste en « l'incapacité d'ordonner ses représentations,
ne serait-ce même que selon l'enchainement nécessaire à l'expérience. »283 L'homme ivre et le fou,
incapables d'ordonner leurs représentations, n'ont même pas d'« expérience » à proprement parler
puisque leurs représentations ne sont pas liées entre elles ; leur moi unifié est introuvable dans le
chaos de leurs représentations. Néanmoins il ne faut se méprendre sur le statut du moi bigarré : si
des exemples empiriques permettent d'en proposer une première approche, ils n'en restituent pas la
teneur sur le plan transcendantal. En effet, le moi bigarré n'est pas une simple défaillance des
facultés empiriques qui manquent de saisir un monde pourtant bien présent ; pour que l'argument
fonctionne, il faut que le moi bigarré soit l'antithèse de l'aperception constituante, qui proprement
rend possible l'expérience. Le seul exemple véritablement valable sur le plan transcendantal tiré du
texte kantien, serait ce que l'on peut appeler « l'exemple du cinabre radicalisé ». En effet,
281
282
283
Ibid., B135
Anthropologie, AK, VII, 165-6, voir aussi AK, VII, 170
Ibid., AK, VII, 219-220
75
l'hypothèse du moi bigarré est bien celle d'une désintégration de l'expérience objective elle-même,
dont la stabilité vient tant à faire défaut que la conscience n'y survit pas. Il ne faut pas seulement
dire que le cinabre change perpétuellement de couleur, mais tout bonnement qu'il n'y a plus de
cinabre (d'où la radicalisation de l'exemple284 ) ; dans l'hypothèse du moi bigarré comprise sur le
plan transcendantal, les objets de l'expérience sont purement et simplement pulvérisés dans un
chaos d'intuitions que plus rien ne lie.
L'objectif de Kant est alors d'expliquer la raison pour laquelle le moi un et conscient n'est pas ce
moi bigarré ; en saisissant ce qui manque au moi bigarré, nous pourrons saisir ce qui, à contrario,
est la condition de possibilité de l'unité empirique de la conscience. Nous avons pour l'instant
réussi à prouver que l'éloignement, pourrions-nous dire, du ''spectre du moi bigarré'' nécessitait la
synthèse des représentations, et que cette synthèse devait être transcendantale puisqu'elle devait
constituer l'expérience : « je suis donc conscient du moi identique <...> Or cela équivaut à dire que
j'ai conscience d'une synthèse nécessaire a priori de ces représentations »285. Kant aura gagné le
pari de la déduction transcendantale quand il aura montré que cette synthèse s'effectue
conformément aux catégories de l'entendement. C'est le propos des paragraphes 17 à 21.
Nous ne pourrons évidement pas restituer l'intégralité du raisonnement Kant. Les médiations
entre la thèse selon laquelle une synthèse transcendantale doit être opérée pour ne pas sombrer dans
le moi bigarré, et l'idée que cette synthèse s'effectue selon les catégories de l'entendement, sont
extrêmement complexes à saisir. Kant mobilise notamment les fonctions logiques du jugement
présentées dans la déduction métaphysique des catégories 286 dont nous ne pouvons restituer toute la
logique ici287. L'étude détaillée de ces médiations ne serait de toute façon pas nécessaire pour notre
projet. Résumons en une phrase ce que nous avons affirmé jusqu'à présent : pour qu'une intuition,
quel que soit son contenu, ne s'abolisse pas dans le moi bigarré, elle doit être synthétisée avec les
autres intuitions. Ainsi, le point décisif est le suivant, qui relève le défi que nous nous étions fixés :
en considérant que l'hallucination n'est pas un cas de « moi bigarré », qu'elle n'est pas une éternelle
amnésie abolissant perpétuellement la conscience, alors c'est qu'elle doit nécessairement être
incluse dans le propos de la déduction transcendantale. Les intuitions de l'hallucination, pour faire
284
285
286
287
Voir Meillassoux (2013), pp. 40-41 : « le chaos kantien va s'avérer plus intense encore que celui que décrit la scène
du cinabre <...> Un réel sans loi, en vérité, serait bien trop instable pour permettre seulement d'esquisser de telles
entités en devenir : toute entité exploserait aussitôt que créée, et rien n'aurait le temps de se différentier de rien ».
CRP, B135
Ibid., A70/B95
Les fonctions logiques du jugement, « fonctions de l’unité entre nos représentations » (Ibid., A69/B94), ont déjà
été identifiées dans la déduction métaphysique des catégories (Ibid., A70/B95), elles sont aisées à étudier car elles
s'expriment dans des contenus propositionnels, dont on peut isoler la forme logique. Kant rappelle alors que les
catégories « ne sont rien d'autre que ces mêmes fonctions du jugement, en tant que le divers d'une intuition donnée
est déterminé par rapport à elles » (Ibid., B143). Ainsi les « concepts d'objets » dont il faut chercher à découvrir le
type de synthèse a priori qui s'y pratiquent, sont précisément des concepts constitués d'après la synthèse de
l'intuition pure dans l'objet en général, c'est-à-dire d'après les concepts purs de l'entendement. Sur cette
mobilisation des fonctions logiques du jugement dans la déduction transcendantale, cf. Longuenesse (1993),
particulièrement la seconde partie, « les Formes logiques du jugement comme formes de réflexion ».
76
partie du moi, doivent être synthétisées grâce à des concepts a priori permettant la constitution
d'objets en général ; dès lors, si l'on admet que Kant réussit à prouver que ces concepts sont les
catégories, alors cette preuve concerne à la fois les hallucinations et l'expérience réelle. La
déduction transcendantale s'applique à n'importe quelle intuition, sans discrimination de
provenance (la seule condition est que cette intuition soit sensible, et non intellectuelle). La preuve
par le fait de la conscience fonctionne aussi bien pour l'hallucination que pour l'expérience réelle :
le fait même que je puisse dire « j'hallucine » est bien la preuve que l'hallucination est catégorisée ;
sinon je ne serais pas là pour le dire.
On pourra néanmoins formuler à notre encontre la remarque suivante : « ce que vous avez
prouvé, ce n'est pas le fait que toute hallucination doit être catégorisée. Vous avez seulement
prouvé que toute hallucination doit l'être pour autant qu'elle est consciente – c'est-à-dire, pour
autant qu'elle échappe au moi bigarré -, ce qui est très différent ». Cette remarque est tout à fait
juste. La nécessité de la catégorisation que nous avons démontrée grâce à la déduction objective
s'applique seulement aux hallucinations conscientes – il ne s'agit donc pas d'une nécessité absolue.
Ceci est tout à fait fidèle aux écrits de Kant lui-même qui, comme nous l'avons noté, envisage des
cas empiriques typiques d'une absence de catégorisation par le sujet (ivresse, folie, etc.) ll n'y a
aucune raison de penser que l'hallucination – et le rêve – échappent à cette thèse. Le moi bigarré
(empirique) et l'hallucination peuvent ponctuellement se rejoindre. Après tout, la consommation de
substances hallucinogènes engendre bien, en plus des visions fantasmatiques, des amnésies
passagères et des chaos de perceptions non-restituables ultérieurement - le rêve lui-même peut
parfois être cette expérience étrange qui s'efface perpétuellement de la mémoire : on se réveille en
sachant vaguement que l'on a rêvé, mais sans savoir de quoi. Notre thèse est au plus proche du vécu
des hallucinés, dont le délire est plus chaotique qu'une expérience véridique. Néanmoins, le fait
même que la plupart des hallucinations puissent être racontées (« j'ai halluciné un éléphant rose »)
et surtout vécues en première personne d'une manière unifiée (« je suis en train d'halluciner un
éléphant rose »), prouve que les intuitions hallucinatoires peuvent être liées entre elles dans des
concepts d'objets, c'est-à-dire catégorisées. Le rêveur et l'halluciné, par leurs récits, apportent la
preuve de la catégorisation. L'hypothèse A, que nous avions associés à la thèse de Lewis, est
irrémédiablement disqualifiée, au profit de l'hypothèse B. Mais il nous faut à présent affronter les
deux difficultés mentionnées.
réponse à la première difficulté
77
Rappelons la difficulté : si l'hallucination est catégorisée, alors elle obéit aux principes a priori
de l'entendement énoncés dans l' « Analytique des principes ». Or, si l'on accepte une telle
conclusion, ne rend-on pas incompréhensible le fait, pourtant inattaquable, que l'hallucination
contient des représentations qui transgressent toutes les lois de la nature ? Comment expliquer les
évènements 'surnaturels' auxquels nous assistons dans les hallucinations, si celles-ci sont soumises
aux principes a priori de l'entendement ?
Notre réponse a pour point de départ la question suivante : de quels 'évènements surnaturels'
parlons-nous ? A ce point de notre travail, il a souvent été question de lévitations, de
métamorphoses, de cinabres changeant de couleurs, de campagnes changeant de saison. N'est-il pas
étrange que tous ces exemples renvoient, sans exception, à la catégorie de causalité ? La
'transgression' que nous avons en vue lorsque nous défendons la spécificité de l'hallucination par
rapport à l'expérience réelle est systématiquement une transgression de type causal. Ce fait doit
nous étonner. Quelle est la spécificité du principe correspondant à la catégorie de causalité, pour
qu'il soit systématiquement celui que l'hallucination est dite transgresser ?
Un principe est une règle absolument nécessaire. Le principe que suscite la catégorie de
causalité lorsqu'elle est appliquée au divers sensible est le suivant : « Tout ce qui se produit
(commence d'être) suppose quelque chose à quoi il succède d'après une règle »288. Il s'agit de la
formulation de la première édition (1781). Kant affirme ainsi que, grâce à la catégorie de causalité,
l'entendement légifère quant à la succession des phénomènes, selon des règles d'enchainement de
causes et d'effets. Voici donc une règle absolument universelle énonçant que les changements se
produisent d'après... une règle. Cette apparente tautologie témoigne en vérité d'un double sens de la
notion de « règle » (Regel). La règle dont il est question dans la formulation du principe est la règle
empirique particulière, que l'on connaît a posteriori, grâce à l'expérience (par exemple la première
loi de Newton). En revanche, la règle universelle, baptisée 'principe', énonce la soumission de tout
changement à une règle empirique. Cette règle empirique n'est pas déterminée, car elle dépend bien
sûr de la nature du phénomène en question – c'est pour cette raison que Kant a recours à l'article
indéfini (une règle). Pour le dire autrement : la règle universelle énonce que tout changement
s'effectue selon une règle empirique. La règle universelle est comme une 'méta-règle' à propos de la
règle empirique. Lorsque le scientifique découvre une règle empirique (par exemple Newton,
énonçant que tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement rectiligne uniforme en
ligne droit dans lequel il se trouve) cette règle fait signe vers le principe selon lequel les
changements (dans notre exemple, les changements de position) sont toujours réglés, et que des
mêmes causes surviennent les mêmes effets. La règle de Newton instancie, sous forme particulière,
le principe de l'entendement pur. Remarquons que la formulation du principe est légèrement
288
CRP, A189
78
modifiée en 1787 : « tous les changements se produisent d'après la loi de la liaison de la cause et de
l'effet »289. La « loi » dont il est question ici n'est plus la règle empirique, mais la règle universelle
elle-même, comme en témoigne l'article défini (la loi). Pour autant, le contenu du principe n'est pas
modifié, puisque Kant continue d'affirmer, dans le corps de la Preuve, que « d'après une telle règle,
dans ce qui précède en général un évènement doit se trouver la condition d'une règle d'après
laquelle cet évènement suit toujours et nécessairement »290. Cette formulation est encore plus
éclatante que l'énoncé du principe, puisque le mot « règle » y apparaît deux fois, dans ses deux sens
différents.
Ce double sens de la règle est décisif pour nous. Admettons que Jean soit en train de rêver d'une
partie de billard. Les boules se comportent normalement, aucun mouvement aberrant n'est à
signaler. Jean ne sait pas qu'il rêve, il assiste à la partie en croyant être réellement en compagnie de
ses amis. Soudain, l'une des boules, qui était au repos, commence à s'élever au-dessus de la table de
billard et à tournoyer dans la pièce. Jean assiste médusé à ce phénomène. Il peut alors se dire
plusieurs choses : qu'il est victime d'un canular mettant en jeu un mécanisme sophistiqué à base de
fils de nylon ; qu'un courant d'air extrêmement atypique, et d'une puissance considérable, est en
train de traverser la pièce sans qu'il ne le ressente, etc. ; ou tout simplement, qu'il est en train de
rêver. En d'autres termes, Jean est en train de rechercher la règle empirique permettant d'expliquer
le changement survenu. Cette recherche est possible en vertu du principe universel sus-mentionné,
qui est la condition de possibilité de la persévérance de la conscience de Jean dans le temps – y
compris dans ce rêve étrange. Mais il faut aller plus loin : admettons que Jean finisse par être
convaincu de l'hypothèse du fil de nylon. Nous pouvons alors dire que Jean commet une erreur de
jugement. Il s'est, tout simplement, trompé de loi, tel un scientifique incompétent. Le
comportement chaotique de la boule n'aurait pas dû être attribué par Jean à une loi empirique
physique (par exemple : seule une force agissant sur un corps peut le contraindre à passer du
repos au mouvement) qui régit par définition le mouvement des corps matériels, et non de
l'onirisme.
A quel type de loi Jean aurait-il dû se référer pour ne pas être dans l'erreur ? Ce type de loi a
déjà été étudié par nous : il s'agit tout simplement des lois empiriques psychologiques, qui règlent
les représentations du sens interne. Car c'est bien de cela dont il est question dans un rêve : nous
avons vu que toute production imaginaire était réglée, dans l'enchainement des sensations qui la
constituaient, par des lois d'associations spécifiques qui peuvent être découvertes par la
psychologie (et même si ces lois sont trop complexes pour être découvertes en intégralité – après
tout, réussirons-nous jamais à comprendre parfaitement la logique des rêves – il n'en reste pas
moins que ces règles existent). Les représentations peuplant le rêve de Jean ont bel et bien une
cause (donc : elles sont régies par le principe universel de la causalité), comme tout phénomène
289
290
Ibid., B232
Ibid., A193/B238-39
79
empirique. Jean, en confondant son rêve avec la réalité, a simplement mal identifié ces lois
causales, y compris dans la partie du rêve dans laquelle nul évènement surnaturel ne survenait.
Lorsque les boules s'entrechoquaient normalement sur la table, cela n'était évidemment pas dû à la
loi des chocs, puisque ces boules n'existaient pas. Le mouvement des boules était réglé par une loi
d'association psychologique qui reproduisait parfaitement les lois des chocs. La loi psychologique
d'association se 'faisait passer' pour une loi physique de type newtonienne.
Refuser d’admettre, sous prétexte que Jean fait une erreur de jugement dans son identification
de la cause du mouvement de la boule (confondant loi psychologique et loi physique 291), que son
expérience hallucinatoire est malgré tout catégorisée et réglée par les principes a priori issus de
cette catégorisation, serait aussi absurde que refuser d’affirmer la catégorisation dans les cas
d’ « apparence empirique » (empirischen Scheine) comme les illusion d’optique. Il faut y insister :
le fait que Jean n’identifie pas les bonnes lois causales empiriques ne signifie pas que son
expérience n’est pas réglée selon le principe universel de la causalité, car dans le cas contraire cela
signifierait qu'aussitôt qu’un sujet empirique commet une erreur d’interprétation, il sombre dans le
moi bigarré, ce qui est évidemment absurde. Toute erreur de jugement ferait s'effondrer la
conscience sur elle-même... Il est possible de se tromper tandis que l’expérience reste réglée
malgré tout – les lois empiriques véritables attendant simplement d’être découvertes 292. Ainsi, nous
pouvons remarquer que ce fait rapproche l'hallucination de cet autre type d'illusion que sont les
« apparences empiriques » (par exemple : la Lune paraissant plus grosse à son lever) telles que
nous les avons identifiées dans notre Introduction. Cette distinction, quoiqu'empiriquement
opérante, reposait sur le fait qu'en première analyse l'apparence empirique mettait en jeu un objet
effectivement présent (dans notre exemple : la Lune), contrairement à l'hallucination. Mais notre
analyse présente nous pousse à envisager l'hallucination différemment ; car certes, dans une
hallucination à base de boules de billard, aucune boule de billard n'existe réellement, mais une
chose, en revanche, existe bel et bien, à savoir l'hallucination elle-même. Lorsque j'hallucine, il y a
un objet réel, c'est l'hallucination – objet du sens interne, donc objet certes atypique, mais objet
quand même. La preuve en est que je peux formuler des jugements vrais quant à cet objet, par
exemple : « mon hallucination consiste en une boule de billard virevoltant dans les airs », « la
boule de billard hallucinée est rouge », ou encore : « mon hallucination a duré une heure ». Mieux,
n'importe qui peut formuler ces mêmes jugements vrais : « la boule de billard que tu hallucines est
rouge »293. Ainsi, dans un langage contemporain, nous pourrions parler à propos de la boule de
291
292
293
Comme nous l'avons vu plus haut, Kant établit explicitement la différence entre ces deux types de loi : cf. Premiers
principes métaphysiques de la science de la nature, (voir AK, IV, 467-479) cf p. 9 pour les lois physiques, et p. 12
pour les lois psychologiques.
Kant admet d’ailleurs que certaines lois empiriques sont au seuil de la capacité de connaissance de l’homme ; il
n’en reste pas moins que ces lois complexes existent malgré tout : « « Les objets qui nous sont donnés par
expérience nous sont à maints égards inexplicables et bien des questions auxquelles la loi de la nature nous
conduit, lorsque, tout en restant conformes à cette loi, elles sont élevées à un certain niveau, ne sauraient recevoir
aucune réponse, par exemple : d'où vient que les matières s'attirent entre elles ? » (Prolégomènes, AK IV 348-9)
Une observation relativement similaire est faite par Beck (1978), pp. 50-51, à propos des jugements de perception
80
billard hallucinée d'''objet mental''. Kant n'est pas loin d'affirmer cela, par exemple dans une note
datée de 1790-1, à propos du « rêve et de la fièvre » :
« la conscience peut accompagner toutes les représentations, et également celles de
l'imagination, qui est elle-même, comme son jeu propre, un objet du sens interne, et dont il faut
pouvoir être conscient en tant qu'objet. »294
Non seulement cette phrase confirme notre thèse selon laquelle, contre Lewis, Kant est en
mesure de penser l'hallucination et le rêve, mais aussi, plus spécifiquement, que l'hallucination peut
être catégorisée dans un concept d'objet. Simplement, l' « objet » dont les catégories permettent la
constitution n'est pas la boule de billard : c'est l'hallucination de la boule de billard, qui obéit à ses
propres lois. Nul mystère dans le fait que la boule de billard onirique, malgré la catégorisation et la
soumission aux principes a priori de l'entendement, viole toutes les lois de la nature physique : c'est
qu'un objet mental n'a pas à répondre des lois physiques.
Il est finalement étonnant de constater que l'hallucination ait pu poser problème à certains
commentateurs de Kant, dans la compréhension de la théorie kantienne de l'objectivité. Le
phénomène hallucinatoire ne remet pas plus en cause la philosophie transcendantale qu'une illusion
banale, consistant par exemple à croire voir un visage dans la pénombre alors qu'il s'agit en fait
d'un tableau ; ou encore, en écoutant derrière une porte, à croire entendre une dispute violente entre
deux amants, alors qu'il s'agit d'acteurs répétant un dialogue écrit. Ce sont là des jugements faux,
produits suite à une mauvaise interprétation de la chaine de causes et d'effets aboutissant à notre
perception. L'homme écoutant aux portes n'a pas su, dans les intonations des acteurs, reconnaître
un texte récité. Quant à Jean, il s'est laissé piéger par son petit théâtre onirique – manquant de noter
qu'en coulisse, son imagination tirait les fils des marionnettes.
réponse à la seconde difficulté
Notre réponse à la seconde difficulté sera plus brève, car elle s'appuie en fait sur la première
réponse. Il s'agissait, rappelons-nous, de pointer du doigt l'idée selon laquelle, dans l'idéalisme
transcendantal, la catégorisation constitue l'objectivité, l'expérience réelle, et qu'à ce titre une
hallucination catégorisée perdrait purement et simplement son statut d'hallucination. Elle
deviendrait au contraire une expérience réelle, puisque l'expérience réelle n'est rien d'autre qu'un
divers sensible réglé par l'entendement.
294
tels que définis dans les Prolégomènes.
Reflexion 6315 (AK VIII 621), nous soulignons.
81
Le modèle de l'hallucination que nous avons développé, qui la conçoit comme un phénomène
psychologique régi par des lois empiriques, permet au contraire de ressaisir les productions
imaginatives comme faisant partie des objets possibles de l'expérience, afin qu'elles ne soient pas
comprises comme des cas exorbitants à la pensée kantienne des principes a priori. L'hallucination
est certes catégorisable, et les principes de l'entendement purs s'appliquent à elle ; mais ils s'y
appliquent en tant qu'hallucination, ou en tant que « boule de billard hallucinée », non pas en tant
que boule de billard tout court. Alors certes, en un sens, l'hallucination est une expérience réelle ;
plus exactement, c'est une expérience hallucinée réelle ; ou mieux encore : une expérience
réellement hallucinée. La boule de billard de notre exemple n'existe pas, elle n'est pas objective ; en
revanche, l'hallucination de la boule de billard, elle, existe, et répond en cela des règles empiriques
s'appliquant à toute hallucination.
***
Dans cette partie, nous avons vu que l'hallucination était catégorisée et répondait des principes a
priori de l'entendement, mais d'une manière différente de ce que la victime de l'hallucination ellemême peut croire. Jean, dans notre exemple, peut penser que la boule de billard (et non pas : la
boule de billard en tant qu'hallucination) est effectivement réelle et objective, et qu'à ce titre elle est
réglée par les lois newtonienne d'inertie, etc. Ainsi, il a tord, car les lois qui régissent l'hallucination
sont en fait des lois d'association. Il est probable que Jean ait assisté à de si nombreuses parties de
billard réelles, que son imagination soit capable de reproduire fidèlement le comportement des
boules, les voix de ses amis et l'ambiance de l'arrière-salle du bar. Ainsi, à supposer que
l'imagination de Jean ne fasse tournoyer aucune boule dans les airs, et qu'elle se contente de
reproduire scrupuleusement les lois empiriques de l'expérience, il est possible d'envisager une
expérience hallucinatoire que le sujet ne saurait distinguer de l'expérience réelle. A ce titre, il est
légitime que l'adversaire sceptique, que nous avions croisé dans notre Introduction puis abandonné
au profit du visionnaire, ressurgisse enfin.
82
III – Hallucination & scepticisme
fictions non discriminables, inconscientes et involontaires
L’hallucination est générée par l’imagination reproductrice, qui procède par associations
d’impressions reproduites à partir de l’expérience réelle ; cette association peut elle-même, selon
un processus psychologique que nous avons qualifié d’accoutumance, imiter les changements
réglés de la réalité empirique. Par ailleurs, nous avons souligné que l’hallucination était
catégorisée.
Il semble que nous puissions en conclure qu’en droit, une hallucination est potentiellement
impossible à distinguer de l’expérience réelle. C’est du reste ce que Kant semble suggérer à des
nombreuses reprises, par exemple dans cet extrait :
« Du fait que l'existence d'objets extérieurs est requise pour la possibilité d'une conscience
déterminée de nous-mêmes, il ne s'ensuit pas que toute représentation intuitive de choses
extérieures en contienne en même temps l'existence, car une telle représentation peut
parfaitement être le simple effet de l'imagination (dans les rêves aussi bien que dans le
délire) »295
Une boule de billard hallucinée ressemble à s’y méprendre à une boule de billard réelle. Sur le
plan empirique, la différence entre les deux réside évidemment dans la source de la sensation : les
sens externes dans le cas de l’expérience véridique, et l’imagination dans le cas de l’hallucination.
Néanmoins une telle différence ne peut pas être saisie par le sujet lui-même, puisque comme le
remarque pertinemment Stephenson : « l'entendement <...> ne peut pas plonger (reach down) dans
la sensibilité pour vérifier si oui ou non l'imagination reproductrice était active de manière
problématique <...> Dans un langage contemporain, Kant concède que l'intuition véridique et
l'intuition hallucinatoire puisse être introspectivement non-discriminables »296. Cette observation,
pour être vraie, nécessite deux propriétés des intuitions fictives :
1/ qu’elles soient qualitativement identiques aux perceptions réelles (c’est-à-dire, par exemple,
que le rouge halluciné soit identique au rouge réel). C’est bien ce que Kant affirme dans les
Prolégomènes : « ce qui introduit la différence entre la vérité et le rêve, ce n'est pas la nature des
295
296
CRP, B278-9
Stephenson (2015), p. 25, nous traduisons
83
représentations qui sont rapportées à l'objet, puisque dans les deux cas elles sont identiques »297.
2/ que les intuitions fictives soient générées par l’imagination reproductrice de manière
involontaire (donc : sans décision du sujet empirique) et inconsciente – en effet, si tel n’était pas le
cas, le sujet empirique saurait en permanence quand son imagination est ‘active’, il ne pourrait
donc jamais être trompé par son hallucination. Là encore, de nombreuses phrases de Kant viennent
soutenir cette supposition : il affirme notamment qu’« une invention <…> involontaire (comme
par exemple dans le rêve), s'appelle fantasme »298, ou encore que « la mémoire est différente de
l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est capable de reproduire volontairement la
représentation antérieure et que l'esprit n'en est donc pas un simple jouet »299. Ainsi, dans un état
hallucinatoire, l’esprit est précisément le « jouet » de l’imagination, car celle-ci génère des
représentations fictives de manière involontaire 300.
A ces deux points, ajoutons-en un troisième : nous avons prouvé dans la partie précédente
(Analytique, II) que l'hallucination pouvait détenir ce que l'on pourrait appeler une certaine
cohérence, ou consistance, en ce sens qu'une hallucination n'est pas nécessairement un chaos de
sensations faisant sombrer la conscience dans le moi bigarré. Certes, de telles hallucinations
existent sans doute (quoique par définition nous ne soyons pas capable d'en rendre compte, ni
immédiatement ni a posteriori, puisque la conscience permettant un tel récit est au moins
temporairement désintégrée) ; mais ces hallucinations détruisant le moi conscient ne sont pas le
tout venant de l'hallucination. L'hallucination est en droit consistante, et d'ailleurs l'expérience
quotidienne du rêve – jusqu'ici considéré à bon droit comme une variante de l'hallucination - peut
en témoigner. Mieux : l'hallucination peut en droit offrir un divers de sensations apparemment relié
de manière tout à fait conforme aux lois empiriques de la nature. Nulle nécessité, dans
l'hallucination, que les boules de billard tourbillonnent au dessus de la table. L'imagination est tout
à fait capable de reproduire, 'sagement' pourrions-nous dire, l'expérience réelle.
Nous avons à présent tous les éléments nécessaires pour formuler l'attaque sceptique telle qu'elle
a été introduite dans notre Introduction. Rappelons-là brièvement : si la réalité matérielle est
définie comme l'existence de corps extérieurs au sujet empirique (ce que Kant admet), la
possibilité de l'hallucination met en doute notre connaissance de cette réalité matérielle. N'importe
quelle représentation que l'on croit correspondre à un objet réel peut être une hallucination ; et ce
que nous avions appelé la cohérence301 de nos perceptions ne peut être une preuve que nous avons
affaire à la réalité, puisque l'hallucination peut tout autant présenter une telle cohérence. Nourris
des analyses de cette Analytique, précisons ce que nous entendons par ''cohérence'', terme que nous
297
298
299
300
301
Prolégomènes, AK IV, 291, nous soulignons
Anthropologie, AK VII, 174-6
Ibid., AK, VII, 182
Pour plus de précisions sur ce point, voir notre Diététique, section I, « le volontaire et l'involontaire ».
Prolégomènes, AK, IV, 290-1
84
avions dû utiliser de manière relativement vague dans l'Introduction, faute d'une analyse adaptée :
la cohérence est avant tout le fait, pour une expérience, d'instancier (ou donner l'illusion
d'instancier) des lois empiriques particulières réglant les mouvements des corps matériels, de
manière à ce que des mêmes causes surviennent toujours les mêmes effets. L'hallucination, grâce
aux lois d'association, permet une telle cohérence, ou plutôt une telle illusion de cohérence (car
l'hallucination a bien elle aussi une cohérence, mais elle est ailleurs : dans les lois d’association).
Ainsi, l'hallucination ne génère pas nécessairement des évènements imprévus, des comportements
bizarres de corps qui trahiraient la fiction. D'ailleurs, il est possible d'aller plus loin : à partir de
quel niveau de 'bizarrerie' l'halluciné, tentant de guetter dans son expérience tout évènement faisait
signe vers une absence de lois physiques trahissant l'imaginaire, doit-il considérer qu'il s'agit bel et
bien d'un signe déterminant ? Après tout, n'assistons-nous pas régulièrement à des phénomènes que
l'on ne peut expliquer, mais dont on suppose une cohérence cachée, explicable par la science, avec
les autres phénomènes de l'expérience, quoique cette explication ne nous soit pas immédiatement
disponible ? L'explorateur du XVIIIe siècle qui, en Alaska, assiste à une aurore boréale, doit-il en
conclure, parce qu'il ne peut expliquer ces voiles lumineuses, qu'il est en train d'halluciner ?
Nous en concluions, dans notre Introduction, à une sous-spécificité du critère de la cohérence
pour différencier l'hallucination de l'expérience réelle ; nous avons pu, dans notre Analytique II,
expliquer en détail la raison de cette sous-spécificité. L'attaque sceptique se nourrit de cette
conception de l'hallucination ; une conception qui n'est pas propre à Kant dans sa partie «
empirique » (la thématique des lois d'associations), mais que l'idéalisme transcendantal lui-même
ne parvient pas à dépasser totalement. La philosophie transcendantale, qui propose une conception
originale de l'objectivité (rendue possible par la catégorisation selon les concepts de
l'entendement), semble, contre toute attente, impuissante à contredire le sceptique, qui précisément
remet en cause cette objectivité grâce à l'argument de l'hallucination (ou du rêve). Un argument qui
déjà, pour Hobbes répondant Descartes, était considéré comme une « vieillerie »302 ; mais auquel
Kant doit malgré tout répondre, s'il souhaite défendre sa conception de l'objectivité.
les trois scepticismes
Nous avons temporairement spécifié le scepticisme comme une doctrine niant la possibilité
d'être certain de l'existence d'un monde matériel réel. Il nous faut préciser ce point, qui recouvre un
certain nombre de difficultés.
Comme nous l'avons mentionné dans notre introduction, Kant affronte à trois reprises, dans la
302
Hobbes, IIIae Objectiones, Objectio I, in. Méditations Métaphysiques, GF, 1979, p. 297
85
Critique, l'adversaire que nous avons qualifié de 'sceptique' : dans la première édition de la
Critique, dans la section correspondant au quatrième paralogisme de la psychologie
transcendantale303; dans la seconde édition, au moment de la Réfutation de l'Idéalisme 304; enfin,
dans la seconde Préface, dans une longue note censée présenter un complément reformulé de la
Réfutation de l'Idéalisme 305. Or, en lisant ces passages de près, on peut se rendre compte que les
arguments mobilisés par Kant contre le scepticisme ne sont pas nécessairement superposables, ou
plutôt qu'ils ne répondent pas tous au même type de scepticisme. Le seul scepticisme que Kant
affronte explicitement – et qu'il appelle idéalisme sceptique – masque la diversité des arguments
kantiens, qui en vérité ne s'adressent pas tous à ce scepticisme particulier. Cette particularité du
texte a pour conséquence de rendre ces réfutations extrêmement difficiles à la lecture, car Kant
semble jongler entre divers arguments, tout en les nouant ensemble de manière inextricable. La
première tâche du lecteur consiste donc à séparer les différents types de scepticisme, pour
comprendre comment Kant répond individuellement à chaque argument mettant en jeu
l'hallucination. Notre point de départ sera un extrait du Quatrième paralogisme de la raison pure,
qui est archétypal de ce nouage. Cette section de notre travail pourra être considérée comme un
commentaire détaillé de ce texte.
« <A> A partir des perceptions, une connaissance de l’objet peut être produite soit par un
simple jeu de l’imagination, soit encore par l’intermédiaire de l’expérience. Et dès lors peuvent
en naître assurément des représentations trompeuses auxquelles les objets ne correspondent pas
et où l’illusion peut être imputée tantôt à un fantasme de l’imagination <einem Blendwerke der
Einbildung> (dans le rêve), tantôt à une défaillance de la faculté de juger (dans ce que l’on
appelle les erreurs des sens <Betruge der Sinne>). Pour se soustraire alors, ici, à la fausse
apparence, on procède selon cette règle : ce qui s’accorde avec une perception d’après des lois
empiriques est réel. <…> <B> Pour réfuter l’idéalisme empirique en montrant qu’il correspond
à une incertitude erronée à l’égard de la réalité objective de nos perceptions extérieures, il suffit
déjà que la perception extérieure prouve, de façon immédiate, qu’il y a une réalité dans
l’espace, lequel espace, bien qu’en lui-même il soit uniquement une pure forme des
représentation, possède pourtant, vis-à-vis de tous les phénomènes extérieurs (qui, eux non
plus, ne sont rien d’autre que de simples représentations), de la réalité objective ; <C> de même
est-il suffisant que, sans perception, même l’invention et le rêve <die Erdichtung und der
Traum> ne soient pas possibles, et donc que nos sens externes, d’après les données d’où peut
procéder l’expérience, aient dans l’espace des objets réels qui leur correspondent. »306
303
304
305
306
CRP, A367-380
Ibid., B274-9
Ibid., BXXXIX-XLI
Ibid., A376-7
86
Les lettres <A>, <B> et <C> que nous avons ajoutées aux textes partitionnent les différents
moments théoriques de la réfutation. Nous qualifions la partie <A> de moment sceptique partiel, la
partie <B> de moment sceptique total fort, et la partie <C> de moment sceptique total faible.
Explorons les adversaires théoriques et leur rapport à l'hallucination correspondant à ces trois
positions, pour comprendre la pertinence des arguments kantiens.
Le sceptique total (fort & faible) remet en cause l'intégralité de l'expérience que l'on croit
objective, alors que le sceptique partiel remet seulement en cause le fait qu'à chaque instant, je sois
certain que mon expérience est objective. En d'autres termes, le sceptique total (fort & faible)
affirme que nous n'avons aucune raison valable pour affirmer que nous percevons bien, comme
nous le croyons, un monde matériel ; quant au sceptique partiel, il se contente de dire que, même si
l'on admet que l'on perçoit parfois le monde matériel tel qu'il est, nous ne savons jamais à quel
moment nous le percevons car les deux expériences ne sont pas discriminables.
Par conséquent, ces deux scepticismes mettent en jeu l'argument de l'hallucination de manière
différente. Le sceptique total dira que nous n'avons aucune preuve que notre vie entière n'est pas
une gigantesque hallucination. Le sceptique partiel, de manière moins radicale, dira que nous
n'avons aucun critère pour différentier ce qui, dans notre expérience, relève de la réalité et de
l'hallucination.
Le sceptique total, néanmoins, se subdivise en deux types distincts. Le sceptique total fort
affirmera que nous n'avons aucune preuve du fait que le monde matériel existe. Il concevra ainsi
l'expérience, non seulement comme une hallucination potentielle, mais en plus comme une
hallucination 'suspendue' au dessus d'une réalité non-matérielle. Le sceptique total faible affirmera
quant à lui que le monde matériel existe bel et bien, mais que nous n'y avons peut-être jamais
accès. En cela, il est une sorte de sceptique partiel radicalisé : non seulement l'hallucination est non
discriminable du monde matériel réel (au moins en ce sens qu'elle peut être tout aussi cohérente),
mais en plus il n'y a aucune raison de penser que notre vie n'est pas une hallucination intégrale.
Résumons. Nous avons identifié trois adversaires sceptiques différents :
–
le sceptique total fort, qui met en doute l'existence de corps matériels ;
–
le sceptique total faible, qui admet l'existence de corps matériels mais met en doute notre
capacité à les atteindre (peut-être halluciné-je toute ma vie durant) ;
–
le sceptique partiel, admettant que nous avons parfois accès aux objets matériels réels, mais
qu'il nous est impossible de savoir à quel moment c'est le cas.
L'ordre dans lequel nous avons exposé ces trois scepticismes n'a pas été choisi au hasard. Non
seulement ils s'échelonnent du plus radical au moins radical, mais par ailleurs, et c'est le plus
important, les arguments réfutant chacun de ces trois scepticismes sont dans une étroite relation
87
d'interdépendance. Disons-le d'emblée, avant d'exposer les arguments eux-mêmes : chaque
argument de Kant contre une forme de scepticisme 1/ ne réfute pas les scepticismes situés "en
dessous" de lui, 2/ mais chacun s'appuie par ailleurs sur les conclusions de l'argument situé ''au
dessus'' de lui. Par exemple, lorsque Kant affirme que "les représentations ne peuvent être que des
reproductions d'anciennes perceptions externes" (argument, nous le verrons, conçu pour réfuter le
second type de scepticisme), il faut déjà avoir prouvé qu'il y avait bien des perceptions externes,
que le monde extérieur existe bel et bien (donc, avoir déjà contré le premier scepticisme) : car la
"règle de l'affectabilité première" selon laquelle une intuition imaginée doit nécessairement avoir
été auparavant perçue ne fonctionne que si l'on présuppose l'existence d'un certain corps qui a la
capacité d'être affecté, et une certaine faculté de l'homme en tant qu'être psycho-corporel fini. Mais
à supposer qu'il n'y ait aucun corps extérieur dans la réalité, un tel argument perd tout son sens : si
la seule réalité est spirituelle, alors une telle règle d'affectabilité ne peut être maintenue (il n'y a
même aucun 'corps affectable'). Le lecteur, lisant une telle preuve, aurait donc beau jeu de pointer
du doigt un certain arbitraire dans l'argument kantien de l'affectabilité. C'est qu'une telle preuve,
prise isolément, est résolument partielle. L'existence des objets extérieurs doit être prouvée d'une
autre manière - que Kant donne par ailleurs. D'où notre échelonnage selon trois radicalités de
scepticisme.
le sceptique total fort
Le sceptique total fort, comme le nom que nous lui avons donné l'indique, incarne l'adversaire le
plus radical. Il est sans doute celui dont le point de vue est le plus difficile à réfuter. Le travail que
nous proposons dans les pages qui suivent, disons-le d'emblée, s'éloigne en quelque façon du texte
de Kant ; notre but est de reconstituer la logique de la réponse kantienne à ce sceptique, afin de
dépasser autant que faire se peut les objections qu'une lecture de la Réfutation kantienne font surgir
dans l'esprit du lecteur. Nous nous éloignerons donc de la lettre du texte, pour tenter d'en
reconstituer l'esprit ; opération qui nous semble souhaitable, dans la mesure où ce passage de la
Critique est d'une redoutable complexité.
En effet, par delà les difficultés déjà soulignées ayant trait à l'intrication entre les différents
types de scepticisme, l'argument spécialement mobilisé contre le sceptique total fort ne peut
manquer de jeter le trouble dans l'esprit du lecteur. Entre tous les obstacles, l'un d'entre eux peut
presque sembler rédhibitoire. Kant, nous allons le voir, fait reposer sa preuve sur le concept de
permanence. Selon lui, seule une perception externe peut fournir la permanence nécessaire au
maintien de l'intuition interne elle-même - il le dit et le répète : l'intuition interne est impossible
88
sans l'intuition externe. Mais là est la difficulté : ce que Kant semble montrer (à supposer même
qu'il y arrive), c'est que l'intuition interne nécessite des représentations spatiales ; mais pourquoi
cesereprésentations spatiales auraient-elles à être réelles ? Ne peut-on envisager qu'une
hallucination spatialisée ''suffit'' à garantir une telle permanence ? Il semble difficile de prouver le
contraire : lorsque j'hallucine, j'ai bien une intuition interne ; cette intuition interne n'est pas
'désintégrée' par le fait que l'intuition externe n'est pas réelle307. Pour que Kant parvienne à prouver
qu'il existe réellement des corps extérieurs, il faudrait aller plus loin ; il faudrait affirmer que la
permanence doit se situer 'au-delà' de la représentation (potentiellement hallucinée), pour concerner
l'''objet lui-même'', seul détenteur véritable de la permanence 308. Mais ne sommes-nous pas ici en
train de formuler une thèse sur la chose en soi ? Qu'est-ce qu'une permanence si ce n'est la
permanence de la représentation ? Et s'il en est ainsi, pourquoi cette représentation devrait-elle
nécessairement correspondre à un objet réel, et non pas seulement à une représentation de type
hallucinatoire ?
Le lecteur de la Réfutation est donc face à un dilemme : 1/ soit il considère que Kant tente de
prouver, à partir du concept de permanence, la nécessaire existence de représentations de corps
matériels, mais il paraît délicat d'en conclure la nécessaire existence de représentations de corps
matériels réels (que faire de l'hallucination ?) ; 2/ soit il considère que Kant tient en vérité, quoique
à demi-mots, un discours sur la chose en soi elle-même ; mais cela semble transgresser tous les
fondements de l'idéalisme transcendantal.
Notre interprétation de la Réfutation devra répondre à cette difficulté manifeste. La seconde
hypothèse étant, à notre sens, bien trop couteuse pour le système kantien (tenter de prouver la
permanence de la chose en soi ne peut être que le projet d'un exalté de l'esprit), nous œuvrerons à
prouver la validité de la première hypothèse par delà les inévitables difficultés. Afin d'y parvenir,
nous allons d'abord faire le ''portrait détaillé' de l'argument sceptique ; c'est en exposant
précisément, et dans sa radicalité, l'attaque sceptique, que l'on pourra en comprendre la faille. Dans
un second temps, nous restituerons l'argument kantien, tel qu'il nous paraît être le plus apte à
réfuter un tel sceptique. Nous terminerons cette section par quelques remarques conclusives.
a. portrait du sceptique total fort
307
308
Que penser d'une phrase telle que : « la détermination de mon existence dans le temps n'est possible qu'à travers
l'existence de choses réelles que je perçois hors de moi » (CRP, B275-6, nous soulignons) ? Cela signifie-t-il que,
dès que j'hallucine (et donc que je ne perçois plus des choses réellement hors de moi), je ne suis plus « déterminé
dans mon existence » ? De nombreuses phrases semblent aller dans cette direction.
Kant semble à plusieurs reprises suggérer cela : « elle <sc. la représentation fluctuante> se rapporte pourtant à
quelque chose de permanent, qui doit donc être une chose distincte de toutes mes représentations et extérieure à
moi » (CRP, BXLI)
89
Le sceptique total fort est celui que Kant semble avoir le plus cherché à disqualifier ;
l'obstination avec laquelle Kant semble avoir tenté de reformuler à deux reprises sa réfutation
semble indiquer une insatisfaction dans la ''preuve'' fournie, tout autant que la crainte d'être
confondu avec un tel scepticisme, qui de fait joue sur les ambigüités de l'idéalisme transcendantal :
il fait, comme nous le mentionnions dans notre Introduction, de l'apparition du divers sensible dans
l'espace une potentielle apparence.
La position que nous appelons « scepticisme total fort » afin de la distinguer des deux autres
formes, Kant la nomme « idéalisme sceptique ». Pour davantage de clarté nous utilisons dans cette
section la terminologie de Kant. D'où vient ce terme d' « idéalisme sceptique » ? Kant, à plusieurs
reprises, identifie une position qu'il nomme ''idéalisme empirique'' dans la première édition 309 et
''idéalisme matériel'' dans la seconde310. L'idéaliste empirique/matériel est celui qui, de manière
générale, se pose la question de l'existence réelle des corps matériels. Mais Kant subdivise cette
position en idéalisme sceptique 311 et idéalisme dogmatique, selon que son défenseur met en doute
l'existence de la matière, ou affirme avec certitude que la matière n'existe pas 312. Si le second est
qualifié de « dogmatique », c'est en partie parce qu'il est plus radical dans sa thèse (il nie tout
bonnement la réalité de la matière 313), mais surtout parce que son discours croit être tenu à propos
de ladchose en soi, qui est pourtant inaccessible. Il faut donc, au nom de l'Esthétique
transcendantale, opposer à ce dogmatisme une fin de non recevoir. En revanche, Kant accorde une
importance particulière à l'idéaliste sceptique :
« p a r idéaliste, il faut donc entendre <...> celui qui, simplement, n'admet pas qu'elle <sc.
l'existence d'objets dans l'espace> soit connue par perception immédiate, et qui en conclut que
nous ne pouvons jamais acquérir, par aucune expérience possible, l'entière certitude de leur
réalité. »314
Une première ambiguïté se fait jour ici. Le sceptique ne peut pas seulement être, contrairement
au dogmatique, celui qui met en doute l'existence de la matière plutôt que de la nier radicalement ;
car ce doute-là, quoique n'affirmant rien, pourrait tout à fait s'exercer sur la chose en soi ellemême. Or, douter de la matérialité de la chose en soi doit être, selon Kant, tout autant hors de
propos que le fait d'affirmer que la chose en soi n'est pas matérielle. C'est pourtant la manière dont
Kant semble parfois définir l'idéaliste sceptique ; plus précisément, il semble considérer que
309
310
311
312
313
314
Ibid., A369
Ibid., B274
Ibid., A377 et B274. Dans la seconde édition la dénomination « idéalisme sceptique » est remplacée par
« idéalisme dogmatique », mais il s'agit de la même position – Descartes est dans les deux cas associé à cette
figure.
« L'idéalisme (j'entends l'idéalisme matériel) est la théorie qui déclare l'existence des objets dans l'espace hors de
nous, soit simplement douteuse et indémontrable, soit fausse et impossible » (Ibid., B274)
Ibid., A377
Ibid., A368-9
90
l'idéaliste sceptique ''suspend son jugement'' quant au niveau sur lequel il situe son doute 315. Si ce
doute concerne la chose en soi, on ne comprend pas pourquoi Kant devrait se priver d'une objection
du même type que celle formulée contre le dogmatique. Le sceptique, s'il exerce son scepticisme
sur la chose en soi, est tout autant dogmatique que le dogmatique : le fait même de douter des
objets matériels absolument en dehors de moi (außer mir) n'a aucun sens, car les objets sont
constitués par le sujet et l'espace n'est rien qu'une forme de la sensibilité. Il n'y aurait aucune
raison, en ce sens, de douter du fait que j'ai des représentations spatiales ; il suffirait d'affirmer,
dans une tautologie qui n'est pourtant qu'apparente : « il y a des objets dans l'espace… puisque je
perçois des objets dans l'espace ». Dans le moment <B> du texte que nous avons mis en exergue,
c'est précisément ce qu'affirme Kant : « la perception extérieure prouve, de façon immédiate, qu’il
y a une réalité dans l’espace »316. L'extériorité spatiale étant une forme nécessaire de nos
perceptions, elle serait comme auto-justifiante, elle serait sa propre preuve. Le Quatrième
paralogisme de 1781 repose en grande partie sur ce raisonnement 317.
Une telle simplicité de l'argumentation masque, nous l'avons dit, une ambiguïté dans la manière
dont Kant conçoit l'idéaliste sceptique. Pour lui donner son plein pouvoir, pour en faire un
adversaire véritablement robuste, il ne faut pas se contenter de dire que ce sceptique doute de la
matérialité de la chose en soi. Il faut dire qu'il doute de la matérialité y compris à propos de
l'expérience immanente, de l'expérience des sujets empiriques. Ce qui est étrange pour le lecteur de
la Réfutation de l'Idéalisme (version 1787), c'est que Kant continue de définir le sceptique comme
celui qui doute de la matérialité - alors qu'à la limite, l'intensité de la ''conviction'' du sceptique est
sans importance ; l'importance est au contraire dans le niveau (immanent ou transcendant) sur
lequel le sceptique situe son doute. Pour que l'adversaire sceptique soit véritablement robuste aux
yeux de Kant, il faut que celui-là soit considéré comme ayant ''entendu'' l'objection kantienne de
l'Esthétique transcendantale, et qu'il situe son doute dans l'immanence de l'expérience.
Étrangement, c'est bien ce que considère Kant sans le dire, puisqu'il admet que l'Esthétique
transcendantale ne peut rien contre le sceptique (et par conséquent, sa Preuve de la Réfutation de
l'idéalisme sera formulée en des termes absolument différents). Il faut voir ce que Kant fait, quel
argument il mobilise, pour comprendre contre quelle position il se bat réellement. Et si cet
argument a été deux fois reformulé (dans la Réfutation de l'Idéalisme, et dans une note de la
Préface), c'est que Kant a bien compris cette force du sceptique par-delà l'Esthétique
315
316
317
« L'idéalisme dogmatique est inévitable si l'on considère l'espace comme une propriété qui doit être attribuée aux
choses en soi ; car il est alors, avec tout ce à quoi il sert de condition, un non-être/ Le soubassement d'un tel
idéalisme, nous l'avons toutefois supprimé dans l'Esthétique transcendantale. L'idéalisme problématique, qui
n'affirme rien à cet égard, mais met seulement en avant l'impuissance à démontrer par expérience immédiate une
existence en dehors de la nôtre, est rationnel et conforme à une manière de penser profonde et philosophique »
(Ibid., B274-5, nous soulignons)
Ibid., A376-7
Ibid., A370
91
Transcendantale.
Afin de tenter d'en reconstituer la teneur, expliquons pourquoi l'argument de l'Esthétique
transcendantale ne réfute précisément pas le sceptique. C'est que cet adversaire (correctement
compris) soutient une double thèse : 1/ Si les corps matériels devaient exister réellement, ils ne
seraient certes, comme l'explique Kant, que le produit d'une catégorisation (par l'entendement) d'un
divers sensible présenté dans les formes a priori de la sensibilité propre au sujet – ils ne seraient, en
un sens, qu'une représentation propre au sujet. 2/ Et pourtant, même en étant considérés sous ce
point de vue, il faut admettre que nous n'avons aucune preuve que les objets matériels existent.
Cette thèse peut sembler extrêmement paradoxale, voire absolument dénuée de sens. Pourtant,
c'est une position cohérente. Il suffit, pour s'en apercevoir, d'avoir recours à l'argument de
l'hallucination. Faisons parler le sceptique :
« Certes, comme vous le dîtes (vous l'idéaliste transcendantal), la spatialité et la matérialité
n'existent pas en elles-mêmes et pour elles-mêmes ; mais ce que j'affirme moi, c'est que faute de
preuve, l'espace et la matière qui le remplit ne devraient pas être considérés comme existant
pour nous non plus. Prenez l'exemple de l'hallucination : il prouve que toute représentation
présentée comme spatiale n'est pas nécessairement corrélative d'un objet effectivement spatial.
Ainsi, la transition naturelle qu'effectue l'extrait <B> entre représentation (spatiale) et réalité
objective de cette représentation est fallacieuse, même en considérant comme admise
l'Esthétique transcendantale. »
Il faut prendre la mesure de la radicalité de cette thèse, lorsqu'elle est clairement exposée.
Quelle est cette "réalité" que le sceptique pense pouvoir, au moins hypothétiquement, opposer à
Kant ? Si c'est une réalité non-spatiale et non-matérielle, alors ce doit être une réalité d'ordre
exclusivement temporelle et en quelque manière 'spirituelle', 'intérieure' (le temps étant « la forme
du sens interne, c'est-à-dire de l'intuition que nous avons de nous-même et de notre état
intérieur »318). Il est bien sûr difficile de décrire positivement ce qu'une telle réalité serait, puisque
justement nous ne l'atteignons jamais selon le sceptique, nous qui sommes trompés par le ''voile''
d'une hallucination toujours spatialisante ; mais de toute façon le sceptique n'a nullement besoin
d'une telle description, il lui suffit de prétendre que nous ne pouvons pas prouver que la réalité n'est
pas ainsi. Tentons au moins de saisir, pour comprendre ce dont il est question, ce qu'une telle réalité
exclusivement spirituelle n'est pas : elle n'a aucune figure, aucune forme géométrique, aucune
simultanéité (les rapports temporels étant forcément successifs), elle ne présente aucune position,
aucune dimension319. Cette réalité se réduirait, en quelques sortes, à une série d'' états d'âme', par
exemple une succession d'émotions ; quant à des sensations telles que la couleur, si l'on veut les
318
319
Ibid., A33/B49
Ces caractères dont la forme du temps est privée sont déterminés en Ibid., A33/B50
92
sauver de cette réduction 'temporalisante' de la réalité sceptique, il faut les concevoir comme des
affections sans figure, des intuitions sans étendues, purement intensives, comme une sorte
d''émotion' de couleur. Derrière le ''voile de l'hallucination'' qui nous trompe en présentant des
intuitions dans le temps et l'espace, il y aurait une réalité dénuée de spatialité, entièrement
constituée d'une succession d'états sensoriels. 'Jets' temporels d'idées, décharges spirituelles, dont
l''épaisseur' spatiale ne relèverait que de la supercherie hallucinatoire.
Le fait même que l'on ait du mal à saisir ce qu'une telle réalité non-spatiale peut être, est
certainement au cœur de la généalogie de la position kantienne.
b. l'argument kantien
Voyons la stratégie de Kant face à une telle position du sceptique. Le nerf de l'attaque nous
semble être le suivant : le philosophe critique s'applique à prouver qu'une réalité qui serait
exclusivement temporelle, spirituelle, serait impraticable par la conscience, aucune conscience
humaine ne pourrait la saisir, parce qu'elle ne présenterait aucune « permanence ». Ce moment de
l'introduction du concept de permanence dans la Réfutation de l'Idéalisme est évidemment
fondamental. Il faut comprendre ce qu'il signifie : la permanence est nécessaire à la conscience,
tout simplement parce que c'est le schème correspondant à la catégorie de substance. La Première
analogie de l'expérience affirme bien que toute expérience possible doit contenir une substance
dont le quantum « ne se trouve dans la nature ni augmenté ni diminué »320. Or une ''expérience''
purement temporelle, qui ne présente aucune figure, aucune étendue, aucune position spatiale, est
impossible pour la conscience parce qu'un tel "quantum" permanent substantiel y est introuvable.
Comme nous l'avons vu, les intuitions n'y sont que des sortes d'émotions qui s'écoulent sans fixité,
sans ''point de repère'' (précisément, il n'y a pas de ''point'', car pas de position). Voici un extrait de
la Réfutation :
« Non seulement nous ne pouvons percevoir toute détermination du temps que par le
changement intervenant dans les rapports extérieurs (le mouvement) relativement à ce qu'il y a
de permanent dans l'espace (par exemple le mouvement du Soleil vis-à-vis des objets de la
Terre), mais nous n'avons même à notre disposition rien de permanent que nous puissions
placer, comme intuition, sous le concept d'une substance, si ce n'est la matière ».321
Ainsi, cet extrait nous dit que les rapports temporels eux-mêmes ne peuvent être proprement
320
321
Ibid., B224
Ibid., B277-8
93
saisis par le sujet que si ceux-ci sont corrélés à des mouvements spatiaux (le mouvement du Soleil
par exemple) ; sans de tels 'repères', le Moi serait dans une sorte d'éternel présent sans unité, ce qui
est proprement la manière dont nous avions plus haut qualifié le moi bigarré. Le moi, dans sa
temporalité, ne peut trouver en lui-même les ressources de sa permanence. Un « état intérieur »322
non spatialisé n'a aucune permanence, tout simplement parce qu'il n'est pas un « quantum » qui
demeurerait toujours identique malgré ses fluctuations. A ce titre, il faut remarquer que Kant
semble avoir malicieusement formulé son Principe de permanence (Première analogie) de manière
à bloquer toute possibilité d'application sérieuse du principe à une réalité seulement temporelle.
Car si l'on voit bien ce à quoi peut correspondre le « quantum <qui> ne se trouve dans la nature ni
augmenté ni diminué » lorsque le quantum en question est spatial, matériel (''rien ne se perd, rien
ne se crée''), on a beaucoup plus de mal à voir de quoi l'on parle s'il nous faut affirmer la même
chose à propos d'un « quantum » exclusivement temporel.
Si l'on accepte cette conclusion de Kant, alors le philosophe a gagné son pari. La réalité que
masque le "voile de l'hallucination spatialisante'', à supposer même que notre vie ne soit
qu'hallucination (là est la force de l'argument), ne peut pas être seulement spirituelle, temporelle ;
parce que si c'était le cas, ce ne serait tout simplement pas une réalité au sens de l'idéalisme
transcendantal, c'est-à-dire une réalité catégorisée selon les concepts purs de l'entendement et
réglée par des principes universels a priori ; bref une réalité qui pourrait faire l'objet d'une
expérience possible. Il y manquerait la permanence de la substance. Aucune conscience (humaine)
ne pourrait même en droit la saisir323. Or, l'une des grandes leçons de l'idéalisme transcendantal est
justement que la réalité doit toujours remplir les critères d'une expérience au moins possible.
C'est le cœur de l'argument, il faut donc être particulièrement clair : le fait qu'une réalité soit
toujours ''voilée'' par une hallucination spatialisée ne signifie pas qu'elle puisse échapper aux
normes nécessaires qui la définissent comme réalité dans l'idéalisme transcendantal. Si le sceptique
n'est pas dogmatique, donc s'il ne croit pas tenir un discours sur la chose en soi, mais qu'il accepte
au contraire de rester dans le champ de l'expérience possible, il doit accorder ce point à Kant. Il
doit accepter que la réalité qu'il envisage au-delà de l'illusion des corps matériels remplisse, même
si elle n'est finalement jamais atteinte en fait, les critères de l'expérience définis dans l'Analytique
Transcendantale. Ce point est à notre sens l'arme majeure de Kant contre l'idéaliste sceptique. Il
suffit que Kant prouve que cette prétendue "réalité" spirituelle non-spatiale ne rencontre pas ces
critères, et dans ce cas il oblige le sceptique à une alternative : soit le sceptique accepte qu'aucune
expérience exclusivement temporelle n'est possible, et considère par là même que la réalité est
322
323
Ibid., A33/B49
D'où le fait que Kant connecte toujours le fait de la conscience avec l'existence d'une réalité spatiale : « à la faveur
de notre doctrine, disparaît toute difficulté à admettre, sur le témoignage de notre simple conscience de nousmêmes, et à déclarer par là démontrée l'existence de la matière » (A370, nous soulignons) ; « la simple conscience,
mais empiriquement déterminée, de ma propre existence prouve l'existence d'objets dans l'espace hors de moi »
(Ibid., B 275, nous soulignons)
94
nécessairement spatiale et matérielle ; soit il "rapatrie" son discours sur la chose en soi, et dans ce
cas il perd toute pertinence face à l'idéaliste transcendantal, qui peut lui objecter l'argument déjà
utilisé contre le dogmatique.
c. remarques
Qu'avons-nous fait dans cette reconstitution de l'argument anti-idéaliste sceptique ? Nous avons
déporté l'argument de la permanence au delà de la représentation spatiale. Mais attention : nous
n'avons pas pour autant formulé un discours sur la chose en soi. Nous sommes allé au delà de la
représentation en ce sens que nous avons postulé le statut hallucinatoire de cette représentation, et
que nous avons ''percé'' le voile de cette hallucination pour saisir la réalité (supposée par l'idéaliste
sceptique) derrière ce voile. Il s'agit donc d'un ''au-delà'' supposément inaccessible en fait, mais
immanent malgré tout : cet au-delà est tout autant une représentation que l'hallucination spatialisée.
Et c'est au sein de cette réalité immanente, cachée derrière le voile de l'hallucination, que nous
avons fait germer l'argument kantien de la permanence. Ainsi nous échappons à l'objection
consistant à faire valoir l'impossibilité de spéculer sur la chose en soi ; mais nous échappons
également à la difficulté posée par l'hallucination : au contraire, nous nous appuyons sur elle, en la
postulant, et en concevant ce que peut bien être la réalité derrière/au delà de cette hallucination.
Une réalité telle que l'idéaliste sceptique l'imagine, réalité dépouillée de toute spatialité, est alors
déclarée impossible par l'argument de la permanence.
Cette attaque contre le sceptique fonctionne évidemment à la seule condition que l'on accepte
cette conception de la permanence, c'est-à-dire l'idée selon laquelle une réalité seulement
temporelle, qui ne présenterait aucune dimension, aucune figure, aucune étendue, n'aurait pas la
"permanence" substantielle requise pour permettre l'unité de la conscience. Cette position peut être
considérée comme assez proche du sens commun : il semble difficile d'imaginer une conscience
unifiée dans le temps qui ne serait pas, en même temps, représentation d'étendue, de position, de
dimension, etc., bref de tout ce que l'espace rend possible ; une conscience sans spatialité paraît
être proprement inconcevable. Néanmoins il n'est pas certain que cette idée soit entièrement
convaincante, ne serait-ce que lorsqu'on la confronte à d'autres affirmations de Kant lui-même.
Comme le remarque Alain Boyer 324, Kant n'est pas très explicite sur son refus radical d'accorder la
permanence à une hypothétique réalité exclusivement temporelle. Ne serait-il pas possible, même
en tant qu'idéaliste transcendantal, d'affirmer qu'il y a bien une substance correspondant au sens
324
Boyer (2001), « Réfutation de l'Idéalisme I », p. 158
95
interne indépendamment de la spatialité, et que cette substance du sens interne est l'âme ellemême ? Certes, il ne faudrait pas commettre un contre-sens à ce propos, en pensant tenir ici un
discours d'ordre transcendant (comme s'il y avait un être pensant en soi). Mais il semble étrange
que Kant paraisse d'emblée exclure la possibilité qu'un être pensant puisse fournir la permanence
empirique nécessaire au maintien du moi unifié dans le temps. D'ailleurs, dans le Premier
paralogisme de la raison pure de 1781, Kant prouve certes que le moi n'est pas une chose en soi
substantielle, mais il concède que l'affirmation « l'âme est substance » n'est pas fausse, elle doit
seulement être comprise dans l'ordre des phénomènes325, et elle est par là même relativement
inutile puisqu'elle ne prouve jamais ce pour quoi les philosophes dogmatiques la mobilisent en
général : prouver l'immortalité de l'âme 326. Bref, Kant prouve sans doute que l'utilisation du
concept de substance relativement au sens interne ne doit pas être comprise de manière
transcendante, mais après tout c'est également le cas pour la substance du sens externe : Kant ne
peut évidement pas dire que la chose en soi, qui est ''hors de nous'' au sens transcendant (c'est-àdire non spatial), est une substance matérielle. Ainsi, pourquoi une suite d'affections sans figures,
sans étendue, sans position spatiale, devrait nécessairement rimer avec la désintégration de la
conscience, faute de permanence ? L'âme ne peut-elle pas se contempler elle-même dans ses
affections internes temporelles, sans jamais avoir recours à l'extériorité ? Et après tout, les
phénomènes temporels ne sont-ils pas eux-mêmes de l'ordre de l'instabilité perpétuelle, de cet
écoulement que jamais nous ne pourrions fixer sur des entités stables ?327 Là est le nœud de la
difficulté ; il n'est pas certain qu'elle soit totalement résolue ; mais au moins nous l'avons
circonscrite, par delà les inévitables difficultés de lecture que comporte la Réfutation de
l'Idéalisme.
le sceptique total faible
Le sceptique total faible, à la différence du sceptique total fort, ne prétend pas que le monde
matériel n'existe pas ou est indémontrable. Cela suffit à l'immuniser contre l'argument kantien que
nous venons de développer. L'attaque du sceptique total faible se situe donc sur un terrain
différent : alors même que le monde physique existe, je ne peux pas prouver que ma vie n'est pas
une gigantesque hallucination.
La réponse de Kant à cette attaque est claire et sans appel, elle est fondée sur la nécessaire
325
326
327
CRP, A350
Ibid., A351
Kant lui-même, étonnamment, admet cela dans la note de la Préface : « la représentation de quelque chose de
permanent dans l'existence <...> peut être très fluctuante et varie, comme toutes nos représentations, y compris les
représentations de la matière » (Ibid., BXLI)
96
reproduction des sensations par l'imagination (règle que nous avions identifié en Analytique,
section I, sous le nom de "règle de l'affectabilité première"). L'imagination, comme nous l'avons
vu, n'est pas créatrice, elle ne peut pas générer des sensations inventées sans les avoir d'abord, en
quelque mesure, 'prélevées' sur l'expérience réelle. C'est un argument que Kant utilise à plusieurs
reprises, dans les deux éditions :
« La question <…> serait de savoir si nous avons seulement un sens interne, sans avoir de sens
externe, mais seulement une imagination externe. Il est clair toutefois que, ne serait-ce que pour
imaginer quelque chose comme extérieur, c’est-à-dire pour le représenter à notre sens dans
l’intuition, il nous faut déjà disposer d’un sens externe »328
« <une représentation rêvée ou délirée> n'advient toutefois que par la reproduction d'anciennes
perceptions externes, lesquelles, comme on l'a montré, ne sont possibles que par l'expérience
externe en général. »329
Enfin, le segment <C> de notre extrait de départ :
« de même est-il suffisant que, sans perception, même l’invention et le rêve ne soient pas
possibles, et donc que nos sens externes, d’après les données d’où peut procéder l’expérience,
aient dans l’espace des objets réels qui leur correspondent. »330
Cet argument est simple car il s'appuie sur une analyse exclusivement empirique d'une faculté
psychologique, l'imagination reproductive. La concession du sceptique total faible selon laquelle
un monde matériel existe, le rend par là inconséquent : si le monde matériel existe, alors les
affections doivent provenir de cette extériorité. Une hallucination qui couvrirait l'intégralité d'une
vie est proprement impossible, pour des raisons que l'on pourrait qualifier de 'cognitives' (dans un
langage contemporain qui n'est évidement pas celui de Kant). La concession du sceptique total
faible le conduit donc à sa propre perte, car en admettant le monde physique, il accepte tout un
ensemble de thèses psycho-physiques en termes d'affectation, de limitation de la sensibilité à
l'empirie, etc.
Nous devons néanmoins admettre que Kant ne peut se prémunir contre des arguments
sceptiques reposant sur des expériences de pensée plus robustes, spécifiquement dédiées au
contournement de tels contre-arguments. Par exemple, la célèbre expérience de pensée du ''cerveau
dans une cuve'' (Brain in a vat), exposée par le philosophe américain Hilary Putnam dans son livre
328
329
330
Ibid., B276-7
Ibid., B278-9
Ibid., A376-7
97
Reason, Truth, and History331, est particulièrement immunisée contre l'argument kantien : si notre
cerveau est placé dans une cuve et reçoit des stimuli envoyés par un ordinateur, au lieu de ceux
envoyés par notre corps, il est possible d'expliquer comment les intuitions fictionnelles seraient
générées sans même avoir été réellement expérimentées. C'est que, dans une telle expérience, ce
n'est plus l'imagination qui produit l'hallucination à proprement parler. En assimilant théorie de
l'hallucination et théorie de l'imagination reproductrice, les arguments empiriques de Kant sont
ainsi limités à la sphère de l'étude des facultés de connaissance telles que la psychologie les a
révélées. Le remplacement de ces facultés par des logiciels informatiques n'est évidemment pas
dans le champ de hypothèses formulables par Kant.332
le sceptique partiel
Nous en arrivons à la dernière forme de scepticisme réfutée par Kant. Il s'agit, pour le sceptique
partiel, d'affirmer que certes, la vie consciente ne peut être constituée exclusivement de fictions
hallucinées (en cela, il admet les arguments précédents de Kant) ; en revanche, il n'est jamais
possible de savoir à quel moment nous sommes victimes d'hallucination. Le sceptique partiel
s'appuie donc de manière exclusive sur l'argument, non pas simplement de la cohérence de
l'hallucination, mais surtout de son indiscriminabilité par rapport à l'expérience réelle. A la limite,
la seule exception à cette incertitude permanente, si l'on suit la logique de l'imagination
reproductive, consiste dans les moments de radicale nouveauté intuitive. D'une certaine manière, la
première fois que l'enfant perçoit du rouge, il peut être sûr qu'il s'agit d'une perception réelle (car
son imagination n'aurait pas pu l'inventer). Mais la découverte du spectre coloré est bien vite
achevée ; l'expérience quotidienne est principalement, voire exclusivement, une indéfinie
recombinaison de sensations passées.
Pourtant Kant affirme qu'il est possible d'émettre des jugements empiriques certains quant à
notre expérience333. Il faut donc réussir à identifier quels peuvent être les critères de cette certitude.
Car il s'agit bien là, à la différence des réponses aux deux autres scepticismes, d'une affaire de
critères de vérité334. Kant ne peut pas affirmer que la position du sceptique partiel est totalement
331
332
333
334
Putnam, Hilary, Raison, Vérité et Histoire, 1981 ; traduit de l'anglais par Abel Gerschenfeld
Nous n'utilisons pas ici l'argument cartésien (pourtant nettement moins anachronique) du Dieu trompeur, exposé
dans la Méditation Première. Car certes cet argument occupe la même fonction (anticipée) de 'court-circuitage' de
l'argument kantien en ce qu'il remplace la faculté nécessairement reproductrice de l'imagination par une entité
exogène au sujet, qui 'injecterait' en lui des représentations ; mais cet argument est utilisé dans un contexte dans
lequel la matière, pourrait-on dire, n'existe déjà plus dans l'économie de la Méditation Première ; le brain in a vat
de Putnam, au contraire, s'appuie sur cette matérialité concédée à Kant (la cuve et le cerveau sont bel et bien des
objets matériels) pour détruire le présupposé kantien d'une nécessaire reproduction des sensations.
Prolégomènes, AK, IV, 281
Ibid., AK, IV, 375
98
fausse ; les sujets empiriques sont effectivement victimes d'hallucination (parfois). Néanmoins, il
est possible de remettre en cause la prétendue indiscriminabilité des fictions de l'imagination, en
identifiant des critères trahissant l'illusion. Nous pensons avoir identifié, dans le texte kantien, au
moins trois critères.
a. premier critère : le respect des lois empiriques physiques
Dans le texte que nous avions cités comme point de départ, Kant esquissait une réponse :
« Pour se soustraire alors, ici, à la fausse apparence, on procède selon cette règle : ce qui
s’accorde avec une perception d’après des lois empiriques est réel. »335
Il s'agit de la réponse la plus couramment mobilisée par Kant. Elle est employée dans la
troisième remarque de la Réfutation de l'idéalisme 336, dans l'Antinomie de la Raison Pure (sixième
section337), ainsi que dans les Prolégomènes338. Quoique la formulation diffère légèrement parfois,
l'idée est toujours la même : les corps matériels sont gouvernés par des lois empiriques précises et
strictement appliquées. Ainsi, si les corps que l'on perçoit ne respectent paseces lois, si les
déterminations de ces corps ne « s'enchainent <pas> exactement et complètement en se conformant
à des lois empiriques »339, alors cette expérience est un produit de l'imagination, rêve ou
hallucination.
Ce critère est banal et fascinant à la fois. Banal, parce qu'il a été souvent formulé avant lui ;
Descartes, déjà dans sa Méditation Sixième, affirmait que « si quelqu'un, lorsque je veille,
m'apparaissait tout soudain et disparaissait de même, comme font les images que je vois en
dormant, <...> ce ne serait pas sans raison que je l'estimerais un spectre ou un fantôme formé dans
mon cerveau »340 ; quant à Hobbes, il était encore plus explicite, car c'est proprement un critère de
cohérence qu'il soumettait : « pour ma part, considérant que dans les rêves je ne pense pas souvent
ni d'une façon suivie (constantly) aux mêmes personnes, endroits, objets et actions que dans la
veille, que je ne me rappelle pas un enchaînement de pensées cohérentes (a trayne of coherent
thoughts) aussi long, lorsque je rêve, et aussi parce que dans la veille je remarque souvent
l'absurdité (absurdity) des rêves <...> j'estime avoir la preuve qu'étant éveillé je sais que je ne rêve
335
336
337
338
339
340
CRP, A376-7
Ibid., B278-9
Ibid., A491-2/B519-521
Prolégomènes, AK, IV, 290-1
CRP, A491-2/B519-521, nous soulignons
Descartes, Méditation Sixième, AT, VII, 89, 25-90, I. 6 – AT, IX-I, 71)
99
pas »341. Ce critère est par ailleurs tout à fait en accord avec le sens commun : Kant avoue luimême que, ce qu'il prescrit, « nous ne cessons de le faire dans la vie courante : en nous enquérant
de la liaison des phénomènes selon les lois générales de l'expérience »342. Kant n'a d'ailleurs pas
attendu sa période critique pour exposer un tel critère : dès les Rêves d'un Visionnaire, il affirmait
qu'un défaut de « concordance » et d'« uniformité » dans les lois de l'expérience faisaient signe vers
« un dérèglement dans le témoignage des sens »343.
Mais si ce critère est fascinant malgré tout, c'est parce que Kant s'appuie, pour le fonder, non
seulement sur sa philosophie transcendantale (nulle cohérenceedans l'expérience réelle sans
principes de l'entendement pur) mais aussi sur une présupposition de type probabiliste. Quentin
Meillassoux a déjà pu mettre en lumière un présupposé probabiliste kantien sur le plan
transcendantal : Kant semble miser, pour établir sa déduction transcendantale, sur le fait qu'un
monde dépourvu de lois strictes devrait nécessairement s'effondrer totalement, en emportant la
conscience avec lui ; Kant exclut la possibilité selon laquelle le monde, même sans véritable loi
invariable, puisse subsister et présenter une certaine cohérence ; comme s'il était
extraordinairement improbable que le monde puisse présenter la cohérence qui est la sienne, et
même tout simplement exister, s'il n'était pas scrupuleusement réglé (d'où le préjugé probabiliste)344.
Notre analyse vise à montrer que Kant, non seulement s'appuie sur un tel présupposé probabiliste,
mais il le double d'un second, qui en est comme son miroir inversé : non seulement l'expérience
d'objets externes doit être parfaitement réglée puisqu'elle existe, mais à l'inverse les productions de
l'imagination doivent être imparfaitement réglées puisqu'elles n'existent pas. Ou, pour le dire de
manière plus précise et moins ambigüe : le rêve, l'hallucination, ne doivent pas pouvoir imiter
scrupuleusement les lois physiques réglant la matérialité. Bizarreries, aberrations, incohérences : tel
doit être le lot de l'onirisme pour que le critère de Kant fonctionne. Autrement dit, les lois
psychologiques de reproductions doivent être toujours en deçà du seuil de reproductibilité qui
empêcherait le rêveur ou l'halluciné de repérer l'illusion. Chacun, se faisant le détective de ses
rêves, doit pouvoir découvrir la supercherie : Jean, observant la table de billards, doit pouvoir noter
une étrangeté au moins minimale dans l'entrechoquement des boules. Ne pas s'atteler à cette tâche
relèverait même de l'esprit chimérique de l'homme abusé par ses fictions : « celui qui se dispense
habituellement de confronter ce qu'il imagine aux lois de l'expérience (c'est-à-dire celui qui rêve
éveillé) est un esprit à fantasmes (esprit chimérique) »345. Confrontation, comparaison, traque de la
supercherie : Kant incite chacun à devenir un détective dans son rêve, chargé de relever les traces
qui forcément trahissent l'imaginaire.
Si nous parlons de présupposé 'probabiliste', c'est parce que Kant ne dit jamais que l'imagination
341
342
343
344
345
Hobbes, Leviathan, II, éd. C.B. Macpherson, Harmondsworth, 1968, p. 90
Prolégomènes, AK IV 336-7
Rêves, AK, II, 372, p. 117
Voir Meillassoux (2013), p. 43 et suivantes, ainsi que Meillassoux (2012), chapitre 4.
Anthropologie, AK, VII, 202
100
reproduit en permanence le réel de manière défaillante et erronée ; il semble se contenter d'affirmer
que, tôt ou tard, comme par une loi des grands nombres, elle sera démasquée. Dans le langage
inspiré de Wolff : l'imagination ne pourra s'empêcher de redevenir la faculté « dissipée » et
« libertine » qu'elle a toujours été346. La loi d'association par accoutumance (qui prend en charge la
''ressemblance'' avec la réalité en en reproduisant les enchainements temporels) sera nécessairement
parasitée en quelque façon par d'autres types de loi, que nous avons identifiées 347. Ainsi le sujet
empirique devenu l'enquêteur de son rêve, peut, une fois que celui-ci est trahi, se faire un
observateur attentif de son imaginaire : il découvre la richesse fictionnelle de son esprit, en tenant
la chronique de ses associations cocasses. Il tire sur une boule de billard, et attend, curieux, de voir
quel sera son mouvement aberrant. Il ausculte les recoins de son rêve pour en découvrir les
merveilles.
b. second critère : la ''phénoménalité'' de l'imaginaire
Ce second critère est, de loin, le moins traité par Kant. Le texte le plus significatif est le suivant :
« Si, lors du réveil, il n'y avait pas beaucoup de lacunes dans nos souvenirs (oubli par
inattention de représentations intermédiaires assurant les liaisons), si nous recommencions,
durant la nuit suivante, notre rêve là où nous l'avions laissé la nuit précédente, je ne sais si nous
n'aurions pas l'illusion de vivre dans deux univers différents. »348
Cet extrait est étonnant, car Kant y témoigne d'une attention particulière à ce que l'on pourrait
appeler aujourd'hui la phénoménalité du rêve. Le point le plus important selon nous est dans la
parenthèse : certes les rêves peuvent en droit être confondus avec la réalité, au point de donner
l'impression au sujet de vivre alternativement dans deux univers différents (affirmation qui déjà, en
elle-même, est assez originale dans l'oeuvre du ''philosophe de l'objectivité'' pour être soulignée) ;
mais en fait, le rêve est bien trop chaotique pour laisser libre cours à une telle croyance. Le rêve est
plus parcellaire que la réalité, il est identifiable par le fait que les liaisons entre les représentations
oniriques ne sont pas nécessairement assurées. Certes, il semble s'agir ici d'une phénoménalité
principalement à rebours, en ce sens que ''l'oubli'' des représentations intermédiaires dont il est
question est celle du rêveur-réveillé, quoique l'inattention puisse être celle, antérieure, du rêveur346
347
348
Psychologia Empirica, parag. 110, p. 122
Nous avons notamment dit (Analytique, II) que le 'libertinage' de l'imagination relevait sans doute d'une célérité
spécifique, combinant loi d'accoutumance et loi de ressemblance, voire les stéréotypes sociaux, la logique propre à
l'inconscient, les idiosyncrasies divers, etc.
Anthropologie, AK VII, 174-6, nous soulignons
101
rêvant. Néanmoins Kant semble avoir pris la mesure de la distinction vécue entre les productions
imaginatives et la réalité. La qualité de l'''attention'' (mot plurivoque) portée aux représentations
oniriques n'est pas identique à l'expérience véridique. Kant en joue, afin d'identifier, au détour de
son paragraphe, ce nouveau critère de discrimination de la réalité 349.
Par delà la nouvelle réponse qu'il propose au sceptique partiel, cet extrait a selon nous une
importance majeure car il immunise Kant contre un soupçon légitime, qui n'est pas propre à sa
théorie mais concerne au contraire toute philosophie dépensant ses forces à lutter contre l'argument
sceptique du rêve ou de l'hallucination. Quelque porte-parole du sens commun (à supposer qu'il soit
quand même phénoménologue de cœur) pourrait en effet, devant la Réfutation de l'idéalisme et
autres Paralogismes, faire l'objection suivante :
« Vous vous amusez à élaborer des contre-arguments complexes à l'attaque sceptique reposant
sur la possibilité du rêve ou de l'hallucination. Mais pourquoi allez-vous chercher si loin ? Il est
évident que ces fictions de l'imagination ne peuvent jeter aucune suspicion sur la réalité : leur
phénoménalité n'est absolument pas la même que l'expérience réelle. La table de billard
hallucinée par Jean n'a pas la 'matérialité' ressentie de son soi-disant équivalent réel ; le rêve a
quelque chose de toujours fuyant, hostile à la saisie minutieuse, il glisse entre les doigts. Certes
le rêveur doit parfois attendre son réveil pour pouvoir clairement formuler l'affirmation : ''j'ai
rêvé'' (Descartes le dit déjà dans la Méditation Première). Mais inversement, lorsque, dans
l'expérience réelle, je déclare : ''je ne rêve pas'', il est difficile de penser que je sois malgré tout
en train de rêver. Le rêveur trompé n'est pas trompé parce qu'il a tenté de juger son rêve, et qu'il
a échoué ; c'est plutôt qu'il a comme ''oublié de juger'', parce qu'il était dans un état cognitif
spécifique. Argument a fortiori : cet ''oubli de juger'' n'est pas inévitable ; une preuve par le fait
suffit à montrer qu'il est possible, au sein même d'un rêve, de sentir que l'on rêve, en raison
même de cette phénoménalité bizarre 350. C'est encore plus clair dans le cas de l'hallucination :
l'halluciné 'savant', familier de ce phénomène car rompu à la consommation de substances,
s'amuse lui-même de ses créations sans avoir à ''enquêter'' : la qualité de ses fictions 351 trahit
immédiatement sa nature ».
Il faut bien comprendre ce qui est dit ici : notre interlocuteur défend l'idée selon laquelle les
349
350
351
On pourrait peut-être rapprocher ce critère de celui proposé par Hume, qui ne parle certes pas d''attention' mais de
clarté. Cette distinction de clarté est d'ailleurs, selon Hume, le seul critère véritable permettant de distinguer le rêve
de la réalité : « La croyance ou l'assentiment qui accompagne toujours <...> les sens n'est rien d'autre que la
vivacité des perceptions qu'ils présentent, et cela seul les distingue de l'imagination » (Hume, Traité de la Nature
Humaine, I, III, V)
L'auteur de ce mémoire prie son lecteur de bien vouloir lui accorder sa bonne foi : il est familier de cette prise de
conscience étrange.
Voir Jocelyn Benoist (2015), reprenant les analyses de Juan C. González (« El argumento de la alucinación
revisitado », Acta Comportamentalia, vol. 12, Monográfico 2004, p. 55-73.), p. 17 : « ce qui caractérise souvent
l'expérience de type hallucinatoire, c'est paradoxalement sa très forte trempe de réalité. Ce qui apparaît dans
l'hallucination apparaît avec une réalité insoutenable et est, en quelque sorte, « trop réel pour être vrai ». C'est
d'ailleurs cette sur-réalité qui fait que, généralement, la question de l'indistinguabilité épistémique ne se pose pas :
il n'y a aucun risque que le sujet prenne épistémiquement l'hallucination pour une perception de réalité.
Phénoménologiquement, si l'on peut dire, ce qui est donné dans l'hallucination est trop réel pour cela. »
102
productions imaginaires peuvent être discriminées de la réalité sans même devoir en passer par une
analyse minutieuse de la cohérence des simili lois physiques que ces hallucinations imitent. Il y a
quelque chose d'incommensurable, de qualitativement 352 distinct, entre les expériences véridiques
et non-véridiques de type onirique ou hallucinatoire. Kant, dans le texte pré-cité, semble toucher du
doigt une telle idée, en notant que le rêve est entouré d'un vague effet d'inattention – quoique Kant
n'ait pas les outils conceptuels requis pour développer une telle pensée 353.
Surtout, notre division de l'adversaire sceptique en trois figures spécifiques (total fort, total
faible, partiel), nous permet d'identifier à quel moment de l'économie argumentative une telle
observation phénoménale peut être mobilisé. Elle ne peut l'être qu'en tant que critère de distinction,
c'est-à-dire dans un cadre polémique dans lequel les adversaires (le sceptique d'un côté, Kant de
l'autre) supposent tous deux que parmi les représentations, certaines au moins sont réelles354.
Mais que répliquer à celui qui nous dira que ce critère de distinction (en terme de
phénoménalité) est suffisamment spécifique pour nous épargner l'analyse des deux autres (celui,
déjà vu, du respect des lois physiques, et celui, à venir, de l'intersubjectivité) ? Peut-être suffit-il de
dire que Kant n'a pas à répondre de notre interlocuteur représentant du sens commun ; il suffit
qu'en droit l'hallucination et le rêve soient phénoménalement non discriminables (ce qui n'est ni
logiquement contradictoire, ni complètement dénué de pertinence empirique) pour que les autres
critères aient leur place.
c. troisième critère : l'intersubjectivité
Kant y insiste : c'est en communiquant ses jugements aux autres hommes que chacun pourra le
plus sûrement s'approcher de la vérité. C'est dans les débats, les objections et les confrontations que
l'on identifie le mieux ce qui, dans ce que l'on croit être l'expérience, est de l'ordre de la fantaisie ou
352
353
354
… mais pas ''qualitativement'' au simple sens de l'intensité perceptive, cf. Critique, Anticipations de la Perception
(CRP, A166/B207 et suiv.)
Il est possible que Kant ne puisse pas véritablement travailler une telle distinction phénoménale, parce qu'il saisit le
vécu du sujet empirique dans les coordonnées rigides et exclusives des formes a priori de la sensibilité et de la
catégorisation par l'entendement ; or les divers 'phénoménalités' dont il est question ici ne sont pas nécessairement
saisissables par ces outils conceptuels.
Le critère phénoménal n'est en particulier d'aucune utilité devant le sceptique total fort (l'idéaliste sceptique), il
peut même lui donner matière à argumentation. En effet nous avons dit que l'hallucination était utilisée par un tel
sceptique à titre essentiellement analogique. Rien n'exclut, si l'on ne prouve pas qu'il y a une matière par delà
l'illusion supposément intégrale de notre vie, que la réalité (non-matérielle, donc) ne soit pas d'une nature
radicalement autre, et dont l'écart avec l'expérience matérielle que nous pensons vivre est analogue à l'écart
phénoménal que l'on identifie empiriquement entre la réalité matérielle et le rêve. Ainsi la distinction phénoménale
que nous menons sert le sceptique total fort plutôt qu'elle ne le desserre. Un tel sceptique peut, en pointant du doigt
cette différence qualitative, affirmer : « si nous pouvions (pourquoi pas après la mort?) expérimenter la réalité, qui
n'est pas matérielle, nous constaterions qu'elle est aussi extraordinaire, aussi qualitativement distincte de
l'expérience que nous qualifions de ''réelle', que l'hallucination ne l'est à propos de cette supposée expérience. »
Ainsi, l'argument kantien contre le sceptique total fort fait bien, quoique l'on puisse penser par ailleurs de sa
validité, de ne pas miser sur une telle distinction phénoménale.
103
de la faute de raisonnement. Ainsi, les hallucinations doivent pouvoir être identifiées de cette
manière, « par exemple pour savoir si un tintement se produit seulement dans nos oreilles ou si
nous entendons une cloche qu'on a effectivement tirée : nous trouvons alors nécessaire d'interroger
aussi d'autres hommes pour leur demander s'ils n'ont pas le même sentiment. »355 Cette idée ne date
pas de l'Anthropologie. Dans les Rêves d'un visionnaire, déjà, Kant déplorait que, par définition, les
visions de Swedenborg étaient personnelles et ne pouvaient donc être « confirmées »,
« cautionnées », par aucun témoin vivant – Swedenborg se privait donc de toute possibilité de
confronter ses jugements à ceux d'autrui356. Il ne disposait, selon le vocabulaire de Kant, d'aucune
« pierre de touche »357, aucun critère, aucun élément extérieur auquel se rapporter pour évaluer sa
propre conception. Dans la Critique aussi, lorsqu'il s'agissait de définir un canon de la raison pure,
c'est-à-dire un ensemble de principes pour l'usage légitime des pouvoirs de connaître 358, Kant
distinguait les convictions des persuasions. Une persuasion est, dans son vocabulaire, l'acte de tenir
pour vrai (créance359) mais un acte seulement subjectif ; pour s'élever à l'objectivité, et ainsi
devenir une conviction, cette créance doit être mise à l'épreuve « sur l'entendement d'autres
personnes » ; ainsi « la pierre de touche de la créance, pour reconnaître s'il s'agit d'une conviction
ou d'une simple persuasion est donc, de façon extérieure, la possibilité de la communiquer, et de
trouver que la créance possède une validité pour la raison de chaque être humain »360. Ainsi, alors
qu'il est sur le point de conclure la Critique, Kant ébauche ce critère de l'intersubjectivité, cette idée
qu'une communication est une voie importante, même peut-être la plus importante, pour « redresser
nos propres pensées »361.
Bien sûr, un tel critère empirique est nécessairement partiel. Il suppose que l'on ait déjà prouvé
qu'il y a un monde objectif, et que celui-ci est accessible : c'est dans ce monde objectif que je
trouverai les sujets avec qui je devrai m'entendre sur la réalité extérieure. Il s'agit bien là d'un
critère empirique, et donc possiblement défaillant : après tout, il n'est pas impossible que le sujet
avec qui je m'entretiens soit, lui aussi, une création de mon imaginaire (Kant n'entreprend jamais de
prouver l'existence d'autres sujets). Kant peut donc affirmer qu'il s'agit d'un critère subjectif de
l'objectivité ; une pierre de touche « subjectivement nécessaire »362. Le sujet ne pourra jamais sortir
de lui-même pour s'assurer que les autres voient bien ce qu'ils prétendent voir ; il y a une
dissymétrie radicale entre ce que l'on ressent et juge personnellement, par rapport à ce que les
355
356
357
358
359
360
361
362
Anthropologie, AK VII, 128-9
Rêves, AK, II, 367, p. 110
Anthropologie, AK, VII, 219-220 : « <P>our la justesse de nos jugements en général et donc aussi pour la santé de
notre entendement, c'est une pierre de touche subjectivement nécessaire que nous mesurions celui-ci aussi à
l'entendement des autres, plutôt que de nous isoler avec le nôtre et de porter cependant, à partir de notre
représentation privée, pour ainsi dire des jugements publics. »
CRP, A795/B823
A. Renaut traduit Das Fürwahrhalten, littéralement « acte de tenir pour vrai », par le mot « créance », tout en
reconnaissant qu'il s'agit là d'une traduction purement conventionnelle (Critique de la Raison Pure, GF, p. 719,
note 166)
CRP, A820/B848, nous soulignons
Anthropologie, AK, VII, 219-220
Ibid., AK, VII, 219-220
104
autres sujets nous communiquent. Néanmoins, c'est par les recoupements incessants entre nos
différentes subjectivités, par la vérification perpétuelle de nos créances, que nous aboutirons à
délimiter parmi nos représentations celles qui peuvent prétendre au monde commun.
Ce critère de l'intersubjectivité nous permet de lever une ambiguïté fondamentale à propos d'une
distinction que Kant opère, et que nous avons jusqu'ici passée sous silence : la distinction mobilisée
dans les Prolégomènes entre jugement d'expérience et jugement de perception. Une lecture
superficielle des Prolégomènes pourrait laisser penser que les jugements d'expérience sont
nécessairement du côté de l'objectivité, et ceux de perception, du côté de la subjectivité. En effet,
selon Kant « tous nos jugements commencent par être de simples jugements de perception ; ils
valent uniquement pour nous, c'est-à-dire pour notre subjectivité, et ce n'est qu'ensuite que nous
leur procurons une nouvelle relation, la relation à un objet »363. C'est par l'ajout d'une catégorie de
l'entendement au jugement de perception que ce jugement devient un discours à propos de
l'« expérience », donc un jugement objectif. Par exemple, ce n'est qu'en affirmant que le soleil
cause la chaleur de la pierre que j'aurai identifié une relation objective entre le soleil et la pierre ; si
je me contentais de constater successivement que le soleil propageait ses rayons, puis que la pierre
était chaude, cette objectivité de la relation entre les deux m'aurait échappée. Mais voici le point
fondamental : le fait de mobiliser une catégorie dans le jugement (et d'en faire ainsi un jugement
d'expérience) ne signifie pas que ce jugement devient de ce fait même un jugement objectif. Il faut
plutôt dire qu'il a une forme objective, ou qu'il prétend à l'objectivité. Le fait de mobiliser le
concept de cause ne garantit pas contre l'erreur de jugement. Simplement, c'est en mobilisant cette
catégorie de cause que je rends mon jugement communicable, évaluable par les autres sujets, que je
donne la possibilité à ce jugement d'être soumis au critère de l'intersubjectivité. La catégorisation
permet la discussion364. C'est en ce sens qu'il faut lire la suite de la phrase des Prolégomènes que
nous avons déjà citée plus haut : « nous voulons qu'ils <sc. nos jugements d'expérience> soient
également valables pour nous toujours et de même pour chacun »365. Lorsque l'on formule un
jugement d'expérience, on veut que ce jugement soit valable pour tous ; on tend vers cela. Mais il
n'est pas certain que nous y arrivions toujours. Ainsi la distinction entre jugement de perception et
jugement d'expérience ne recoupe pas nécessairement la distinction entre subjectivité et objectivité.
Le jugement d'expérience doit être comme testé sur les autres sujets ; il faut vérifier sa prétention à
l'objectivité grâce au critère de l'intersubjectivité. Ainsi, il faut distinguer deux ordres : du point de
vue transcendantal, ce sont les conditions de possibilité de l'objectivité (constitution des objets
selon les catégories de l'entendement, jugements universels, etc.) qui permettent
363
364
365
Prolégomènes, AK, IV, 297-8
Dans la déduction transcendantale (CRP, B168), Kant remarque ainsi : « du moins <sans les catégories> ne
pourrait-on entreprendre de discuter avec personne à propos de quelque chose qui repose seulement, chez chacun,
sur la manière dont sa subjectivité est organisée. »
Prolégomènes, AK, IV, 297-8, nous soulignons
105
l'intersubjectivité366 ; mais du point de vue épistémologique, empirique, c'est le critère de
l'intersubjectivité qui permet d'identifier les jugements qui relèvent véritablement de l'objectivité.
Appliquée au cas particulier de l'hallucination, cette observation nous permet de dire que le
jugement « je perçois un éléphant rose » peut difficilement être soumis au critère de
l'intersubjectivité, car il ne donne aucune 'prise' à la contestation d'autrui, étant donné qu'il s'agit
d'un jugement de perception (je fais état d'une perception subjective, qu'autrui peut difficilement
me contester)367 ; au contraire, le jugement « la présence d'un éléphant rose réel cause ma
perception de l'éléphant rose » donne la possibilité à chacun de valider ou de réfuter l'affirmation,
en vérifiant si oui ou non il y a bien un éléphant rose devant moi.
Conclusion de l'Analytique
Nous venons d'analyser comment Kant répond aux trois types de scepticisme identifiés : le
sceptique total fort, total faible, et partiel. Contre le premier, il a fallu mobiliser un argument
clairement issu de la philosophie transcendantale kantienne ; contre le second, c'est un argument
psycho-physique qui a prévalu ; contre le troisième, nous avons identifié trois critères empiriques
afin de distinguer les hallucinations de la réalité. La réponse au sceptique total fort, telle que nous
avons tenté de la reconstituer, est originale et absolument propre à Kant. Les deux autres réponses
sont plus classiques, car elles se situent sur un plan strictement empirique. Il s'agit dans les deux
cas, non pas d'interroger les conditions de possibilité du monde réel, mais plutôt l'accès empirique à
celui-ci ; ainsi, sur ces questions, Kant reste dans le droit chemin des réponses empiristes
classiques. Au moins avons-nous pu constater que la philosophie transcendantale n'invalidait pas
ces réponses ; au contraire, elle les justifie et les fonde. Ainsi par exemple, le premier critère contre
le sceptique partiel (la stabilité des lois de l'expérience) est fondé sur la seconde analogie de
l'expérience : c'est parce que dans la nature les mêmes effets suivent toujours les mêmes causes,
selon une loi empirique qui n'est qu'une instanciation particulière d'un principe universel, que ce
366
367
Kant est très clair sur ce point : pour que l'intersubjectivité soit possible, il faut que le sujet (transcendantal) ait
constitué une réalité objective. Par exemple, Prolégomènes, AK, IV, 297-8 : « il n'y aurait pas de raison pour que
les jugements des autres s'accordent aux miens s'il n'y avait pas l'unité de l'objet auquel tous se rapportent, auquel
ils s'accordent et auquel, de ce fait ils doivent également tous de s'accorder entre eux. »
Comme l'a noté abondamment L. W. Beck (1978), tout porte à croire que derrière chaque jugement de perception
se cache en fait des jugements d'expérience : le jugement « je perçois un éléphant rose » n'est pas dénué de la
catégorie de substance (n'y a-t-il pas une structure sujet/attribut dans l'expression « éléphant rose ? », tout autant
que dans le fait de dire que le « je » est en train de « percevoir l'éléphant rose » ?). La preuve en est que,
contrairement à ce que nous avons affirmé afin de simplifier la démonstration, un autre sujet pourrait toujours
tenter de découvrir la vérité ou la fausseté objective du jugement « je perçois un éléphant rose ». Après tout, je
peux tout à fait avoir menti, et n'avoir rien perçu du tout.
106
critère peut s'appliquer.
NotreeAnalytique nous a ainsi permis de comprendre comment Kant pouvait penser
l'hallucination à l'aide des outils conceptuels développés durant sa période critique. Il a beaucoup
été question de l'imagination reproductive, faculté empirique qui recombine des sensations déjà
fournies par l'expérience réelle. En développant ce modèle « psychologique » de l'hallucination,
suggéré ça et là dans les marges de la Critique, des Prolégomènes et de l'Anthropologie, modèle par
ailleurs grandement inspiré des lectures de Kant (Hume, Wolff, Baumgarten), nous avons vu que la
théorie kantienne de l'objectivité était potentiellement remise en question. En effet, si
l'hallucination consistait en une présentation d'objets (quoique imaginaires, fictionnels), n'y avait-il
pas là matière à contester le fait que les catégories, qui sont des concepts d'objets en général,
constituent nécessaire l'expérience réelle ? Afin de répondre à cette question, il a fallu effectuer un
travail d'intégration du ''cas de l'hallucination'' au sein de la philosophie transcendantale. Nous
avons à ce titre, dans notre section II (à propos de la catégorisation de l'hallucination) adopté une
attitude essentiellement défensive : nous avons montré que l'hallucination ne constituait pas un
danger pour la théorie kantienne de l'objectivité ; elle n'était pas une aberration, une anomalie
impossible à intégrer au système. Au contraire, elle permettait d'éclaircir encore l'idéalisme kantien,
notamment en explorant la déduction transcendantale à travers l'idée que nous avons appelé le
« moi bigarré », et aussi à travers la distinction entre principes universels de l'entendement pur et
lois empiriques. C'est en intégrant l'hallucination au système de Kant, en en faisant un objet de
l'expérience (quoique cet objet soit « du sens interne »368), que l'adversaire sceptique a pu surgir –
ou plutôt, les adversaires : contre chacun d'eux, Kant a dû mobiliser des arguments spécifiques.
Il est temps maintenant de mettre tout ceci en perspective avec les conclusions de notre
Première Partie (Aporétique), selon deux points de vue : la comparaison entre les modèles de
l'hallucination proposés, et la réponse à l'aporie des Rêves.
1- le modèle optico-physiologique développé dans le chapitre III de la première partie des Rêves
d'un visionnaire a été remplacé par un modèle essentiellement psychologique, s'appuyant sur
l'étude de la faculté d'imagination reproductive. L'imagination et les lois d'association n'étaient pas
totalement absentes des Rêves ; néanmoins leur mobilisation était tout à fait secondaire, voire
subliminale. Dans les Rêves, il était essentiellement question de la manière dont les productions
imaginatives sont comme projetées en dehors du sujet, et non pas comment elles sont élaborées. Le
modèle développé dans les Rêves expliquait cette projection externe en ayant recours à une
explication de type optique : la localisation de l'objet imaginaire dans l'espace correspondait au
point de convergence des lignes d'ébranlement des fibres cérébrales. Ce modèle opticophysiologique est-il nécessairement contradictoire avec le modèle psychologique reposant sur
368
Reflexion 6315 (AK VIII 621)
107
l'imagination reproductive ? Rien n'est moins sûr. Il semble plutôt qu'il lui soit complémentaire.
L'imagination élabore les fictions en associant des sensations diversement issues de l'expérience
réelle, et ces fictions sont 'projetées' au dehors du sujet selon un principe optique. S'il fallait à tout
prix combiner ces deux modèles, il y aurait certes quelques difficultés : car d'un côté il est question
d'une faculté psychologique, de l'autre du cerveau dans sa matérialité physique. Par ailleurs, la
spatialité des objets ne peut plus être considérée de manière aussi naïve que dans les Rêves : les
notions de distance, de profondeur, de dimension, de matière, de solidité ayant pour condition de
possibilité les catégories de l'entendement, c'est bien le sujet (transcendantal) qui permet
l''extériorisation' des objets, y compris les objets réels. Mais puisque les Rêves se situent en
permanence sur un plan empirique, ce qui y est dit n'a rien d'essentiellement faux. Le fait que Kant
n'ait plus mobilisé le modèle optico-physiologique après les Rêves n'est donc pas le signe que ce
modèle est invalidé par la Critique ; tout au plus peut-on faire l'hypothèse que l'évocation de ce
modèle était principalement conjoncturelle, destinée spécifiquement à faire contre-poids à
l'interprétation occultiste de l'hallucination.
2 – si la Critique, plutôt que de contredire l'ouvrage de 1766, doit plutôt être considérée comme
leecomplétant, peut-on également dire qu'elle en résout l'aporie ? Rappelons cette aporie : il
s'agissait de montrer que l'hallucination pouvait engendrer ce que nous avions appelé un « effet de
réel » suffisamment puissant, et porté en outre par des figures suffisamment charismatiques (les
Schwärmer) pour que les arguments rationnels et scientifiques soient impuissants à remporter
l'adhésion. L'hallucination portait en elle le risque de faire basculer l'halluciné dans le mysticisme
occulte. La proclamation des limites de la raison ne pouvait rien contre cette tendance, ancrée dans
les penchants humains du mimétisme et de l'espérance en l'avenir. Autant l'affirmer tout de suite :
la Critique passe cette aporie sous silence, et elle ne la résout nullement. Les arguments développés
contre le sceptique ne sont en particulier d'aucune utilité contre le visionnaire. Ces arguments
prouvent l'existence du monde matériel – mais de cela, le visionnaire ne doute nullement ; quant
aux critères permettant d'identifier l'hallucination de la réalité matérielle, ils sont tout aussi
impuissants à combattre le visionnaire, qui n'a aucun mal à identifier ses propres hallucinations.
C'est au contraire parce qu'il les identifie, parce qu'il en saisit la nature aberrante, exceptionnelle,
radicalement autre, bref c'est en creusant encore cet écart entre l'hallucination et le monde matériel,
que le visionnaire prétend voir dans ces hallucinations la porte d'entrée vers une réalité spirituelle.
Le visionnaire est en quelque sorte l'envers du sceptique : plutôt que de miser sur la gémellité entre
la réalité matérielle et l'hallucination, il insiste au contraire sur ce qui en fait une expérience hors
du commun – au sens littéral, puisqu'au contraire du sceptique, le visionnaire a besoin de montrer
que ses visions ne sont pas quelque chose de commun, d'accessible à tous, mais qu'au contraire
elles sont le signe d'une nature exceptionnellement réceptive.
Le constat de cette force de l'hallucination n'est d'ailleurs pas abandonné ; Kant le réitère,
108
particulièrement dans l'Anthropologie. Ainsi peut-il y affirmer que « nous jouons souvent et
volontiers avec l'imagination ; mais l'imagination (comme fantasmagorie) joue elle aussi, tout aussi
souvent, avec nous, et parfois bien mal à propos »369 ; ou encore que « la fantasmagorie réduit
entièrement l'homme à être son jouet et le malheureux n'a pas le moindre pouvoir sur le cours de
ses représentations »370. Certaines phrases semblent même tout droit sorties des Rêves d'un
visionnaire, puisqu'elles font état d'hallucinations interprétées par les sujets comme faisant signe
vers un au-delà du monde matériel : « il faut exclure de considérer les histoires rêvées comme des
révélations venues d'un monde invisible » 371 ; plus significativement encore, il est dit que l'homme
peut tenir ses hallucinations « pour des suggestions venues d’un autre être qui n’est pourtant pas un
objet des sens externes : dans ce cas, l’illusion est exaltation de l’esprit, ou même vision »372. On
retrouve ici la thématique de la Schwärmerei telle qu'elle avait été identifiée dans les Rêves.
Ainsi notre Analytique nous aura permis d'élaborer une nouvelle conception de l'hallucination à
partir des outils conceptuels de la philosophie transcendantale ; elle nous aura aussi permis de
dépasser le problème épistémologique de la connaissance du monde matériel par-delà les
hallucinations possibles ; mais le problème de la croyance en un monde spirituel transcendant la
matérialité sera quant à lui resté ouvert. Nous pensons néanmoins que Kant donne des clés pour le
résoudre.
369
370
371
372
Anthropologie, AK VII, 174-6
Ibid., AK VII, 180-181
Ibid., AK VII, 174-6
Ibid., AK VII 161-2
109
troisième partie
DIETETIQUE
Notre Analytique ne nous a pas seulement permis de constater que l'aporie exposée dans les
Rêves demeurait irrésolue. Elle nous a aussi montré qu'une telle aporie était ignorée. Pourtant,
parmi les arguments contre le scepticisme que Kant a exposés, celui de l'intersubjectivité est mis en
danger par une telle aporie. En effet l'intersubjectivité n'est opérante qu'à partir du moment où l'on
considère que chacun a la réalité physique pour référence ; que nos interlocuteurs sont capables,
dans une certaine mesure au moins, de distinguer le vrai du faux. Or le visionnaire inquiète un tel
partage. Il sème le doute dans la communauté des hommes, il trouble le projet commun d'une
compréhension toujours plus étendue du monde réel. Il attire l'attention des hommes sur un au-delà,
leurs yeux se détournent de l'expérience. Il indique aux hommes que la vérité est ailleurs. Il n'est
pas le sceptique cependant : ce n'est pas que l'expérience quotidienne soit une illusion ;
simplement, elle est sans intérêt. A un tel point de vue, nul argument réaliste ne fait l'affaire ; le
visionnaire se contenterait d'un hochement de tête entendu, et retournerait halluciner son supposé
dialogue avec les esprits. Seule une réponse en acte peut atteindre le visionnaire et ses disciples ;
c'est pour cette raison que, selon nous, il n'y a qu'une diététique pour sauver, en quelque manière, le
goût de l'expérience sensible.
Pour saisir l'urgence d'une réponse au visionnaire, il faut comprendre que l'intersubjectivité n'est
pas un argument parmi d'autres contre le scepticisme. Comme l'explique Katerina Deligiorgi dans
son ouvrage Kant and the Culture of Enlightenment 373, la communication de nos perceptions et
jugements avec les autres sujets est ce qui permet de concilier une exigence d'autonomie dans la
pensée avec l'impératif de ne pas tomber dans ce que Kant appelle l'égoïsme logique, c'est-à-dire
373
Deligiorgi (2005), p. 83
110
l'attitude consistant à considérer qu'« il n'est pas nécessaire de mettre son jugement à l'épreuve de
l'entendement des autres hommes, exactement comme s'il n'y avait aucunement besoin de cette
pierre de touche (criterium veritatis externum) »374. L'halluciné conscient de son trouble fera tout
pour départager, grâce à la communication, ce qui est objectif dans ce qu'il perçoit. Mais le
visionnaire refuse par définition une telle démarche : le fait que personne d'autre ne voit ce qu'il
voit fait signe au contraire, selon lui, vers une vérité supérieure. Comme le précise K. Deligiorgi, il
ne s'agit pas de dire que Kant est un théoricien du consensus avant la lettre, qui valoriserait le
potentiel régulateur d'une future convergence potentielle des opinions : ce qu'il vise, c'est au
contraire la possibilité toujours ouverte du dissensus ici et maintenant. Mais le visionnaire s'extrait
sciemment de cette 'communauté du dissensus' : il constitue sa propre échelle de valeur, détachée
de la communauté d'expérience et des labeurs du travail scientifique. Mais ces valeurs sont celles
d'un exalté ; rejoindre son délire équivaudrait à l'abandon de la rationalité scientifique.
Participer à la construction d'un « monde commun », pour reprendre l'expression de Kant dans
les Rêves375, c'est-à-dire un monde qui n'exclut l'assentiment d'aucun entendement humain, n'est
pas directement, en elle-même, une exigence morale : Kant distingue l'égoïsme logique de
l'égoïsme moral (celui-ci correspondant à ce que l'on entend généralement par égoïsme : rapporter
toutes les fins à soi376). Néanmoins, le fait même que Kant utilise cette notion montre bien qu'il
entend valoriser l'attitude opposée. Ainsi par exemple, il qualifie le fait d'entretenir autrui de ses
pensées personnelles, dénuées d'objectivité, d'« attitude répréhensible »377 ; il qualifie d'impératif
immuable (pour la « classe des penseurs ») le fait de « se mettre en pensée à la place de tout autre
(dans la communication avec des êtres humains) »378 - il y a donc, quoique de manière non
thématisée, des accents moraux. Il faut chasser la « singularité logique » : l'homme, par exemple,
qui entend des voix que nul autre n'entend, doit en conclure qu'il est atteint de dérangement mental,
et doit se faire soigner379. Mais puisque le devenir possible de l'hallucination est l'exaltation de
l'esprit, et étant donné ce que nous avons dit à propos de la force de l'hallucination, une telle
'intégrité' scientifique n'est pas nécessairement pratiquée : l'effet de vérité produit par la vision,
ainsi que l'amour propre380, empêche souvent de s'extraire de l'égoïsme logique.
Voilà donc le problème fondamental qui nous est posé : comment permettre aux hommes, et en
particulier aux savants, d'être prémunis contre les délires visionnaires. Il s'agit, notons-le bien,
d'une question technique, pratique (au sens courant du terme), à laquelle une réponse de nature
argumentative (comme celle fournie contre le scepticisme) ne peut absolument pas convenir. Il
faut se mettre à la hauteur de la question, et proposer une réponse pratique elle aussi. Nous
374
375
376
377
378
379
380
Anthropologie, AK, VII, 128-9
Rêves, AK, II, 342, p. 77
Anthropologie, AK, VII, 130
Conflit des Facultés, AK VII 98
Anthropologie, AK, VII, 228
Ibid., 219-220
cf. Rêves, AK, II, 350, pp. 88-89
111
souhaitons montrer que Kant, à travers la diététique qu'il propose, fournit des éléments de réponse.
Certes cette diététique n'est pas toute entière orientée vers la question de la connaissance ; Kant
s'intéresse, de manière générale, à ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui le 'style de vie'.
Cependant, au détour de ses sages conseils, de manière relativement éparse mais néanmoins
appuyée, Kant explore ce qui permet à l'homme de contrôler son imagination. Nous avons dit que
l'imagination se faisait libertine ; néanmoins elle n'est pas incontrôlable. Par de subtiles
psychotechniques, et grâce à une intelligence des situations et des contextes, Kant parcourt les
modalités d'un rapport sain à l'imaginaire. Il ne s'agit ni de bridage, ni de licence ; tout est affaire
d'occasions. La diététique commence donc par l'établissement d'un complexe partage (I), qui vise à
identifier quels troubles hallucinés peuvent être pris en charge par cet art ; c'est que cette ambition
d'établir un rapport direct à soi-même, à son corps et à son âme, est en concurrence avec la
pharmacologie des médecins. Enfin il sera temps d'étudier, dans les détours et les recoins du texte
kantien, les modalités de la maîtrise de l'imagination, cette faculté capable du meilleur - les rêves comme du pire - les décadentes fantasmagories de l'exalté (II).
I – Des partages
La nosologie des troubles de l'esprit est une pratique commune dans l'Europe scientifique du
XVIIIe siècle. Les classements sont principalement effectués en fonction de la faculté atteinte ; à
chaque faculté doivent être associées les décadences correspondant à sa nature. Tous les troubles
doivent avoir leur place dans le tableau général de l'activité de l'esprit. Ainsi le médecin et
botaniste français Boissier de Sauvages, dans sa Nosologie méthodique381, distingue les
hallucinations, qui troublent l'imagination, les bizarreries, qui troublent l'appétit, et les délires, qui
troublent le jugement. Le naturaliste suédois Carl von Linné 382 divise quant à lui les maladies
mentales en trois classes, idéales (délire, démence), imaginatives (vision, vertige, hypocondrie), et
pathétiques (goût dépravé, boulimie, anxiété). Le médecin bavarois Melchior-Adam Weickard,
pour sa part383, distingue les maladies du sentiment et les maladies de l'esprit, et au sein des
maladies de l'esprit, il propose huit groupes, incluant notamment la vivacité de l'imagination,
l'absence de mémoire, les défauts de jugement, le délire et la sottise 384. A chaque fois, les troubles
propres à l'imagination sont minutieusement distingués des autres ; avant d'être un insensé,
381
382
383
384
Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique, 1763
Linné, Genera morborum, 1763
Weickard, Der philosophische Artz, 1790
Pour une présentation plus détaillée de ces trois propositions de classifications, voir Foucault (1972), pp. 250-251
112
l'halluciné est quelqu'un qui ne peut contrôler son imagination. Son mal est causé par sa sensibilité
plus que par son entendement. Certes il prend ses inventions pour la réalité, et en cela il commet
une erreur de jugement, mais là n'est pas le coeur de son délire. Sa maladie est avant tout une
hyperactivité de son imaginaire. Kant, en un sens, est dans la droite lignée de ces grands partages.
Il propose à au moins deux reprises, de part et d'autre de son parcours philosophique, une petite
nosologie de cette sorte : d'abord dans l'Essai sur les maladies de la tête (1764), puis dans
l'Anthropologie (1798). Les deux classifications ne se superposent pas totalement parce que la
terminologie de Kant est relativement fluctuante, mais on peut dire que le partage est du même
ordre que ceux de Boissier, Linné et Weickard : on retrouve la grande démarcation entre trouble de
la sensibilité (ou de l'imagination) et trouble du jugement.
Dans l'Essai, le premier trouble est appelé Verrückung (dérangement), ce qui sera aussi le nom
de l'hallucination dans les Rêves d'un visionnaire. Dans l'Anthropologie, il est appelé Wahnsinn
(délire des sens), et rapproché du latin dementia385 (difficulté lexicale : dans l'Essai, le Wahnsinn
est au contraire rapproché du trouble du jugement386). Mais dans les deux ouvrages, il s'agit bien
d'affirmer que « des représentations inventées par une imagination dont l'activité est faussée sont
prises pour des perceptions »387 , et que l'homme troublé est accoutumé « à se représenter
clairement pendant la veille certaines choses qui ne sont pas présentes du tout »388. Au contraire,
dans la seconde famille de troubles (troubles du jugement), nul besoin de productions imaginatives :
la pathologie consiste en une incapacité qu'éprouve le sujet à lier les perceptions (réelles) d'une
manière convenable. Le délire opère « contre les règles communes de l'entendement »389 . Ainsi
l'orgueilleux qui croit voir de l'admiration dans un air moqueur.
Ce partage entre sensibilité et entendement n'est cependant pas exclusif : dans l'Anthropologie,
Kant joint également à sa typologie la perte de tout sens (amentia)390, consistant, non pas à mal
ordonner ses représentations, mais à ne pas les ordonner du tout ; il ajoute aussi la déraison
(vesania)391, considérée comme le stade le plus radical de la perturbation mentale puisque le fou
s'émancipe de tous les concepts purs de l'entendement (hypothèse par ailleurs fascinante, puisque
385
386
387
388
389
390
391
A noter, une erreur dans l'édition GF : il est écrit insania au lieu de dementia (p. 61).
L'instabilité lexicale va encore plus loin : dès la période pré-critique, le terme « Wahnsinn » a subi un changement
de définition. Il passe d'un côté à l'autre du grand partage trouble des sens / trouble du jugement. Dans l' Essai sur
les maladies de la tête, le Wahnsinn est proprement le trouble du jugement : il opère « contre les règles communes
de l'entendement » (AK, II, 268, p. 68), il est un « désordre introduit dans la faculté de juger » (AK, II, 264, p. 59).
Il s'oppose en cela au Verrückung, qui est un trouble des sens, qui au contraire n'implique pas de dérèglement de
l'entendement : « <dans le Verrückung> la faculté de comprendre n'est pas atteinte, ou du moins il n'est pas
nécessaire qu'elle le soit » (AK, II, 267, p. 67), mais au contraire ce trouble implique que l'âme génère « toutes
sortes d'images de choses inactuelles » (AK, II, 264, p. 60). Dans l'Essai, l'hallucination est donc proprement le
Verrückung, mais pas le Wahnsinn. Dans les Rêves d'un visionnaire (1766), cependant, Kant modifie le lexique : il
assimile Verrückung et Wahnsinn, qui sont désormais tous les deux considérés comme consistant en un trouble de
la perception (hallucination) ; le trouble du jugement, quant à lui, est appelé Wahnwitz, aussi qualifié de
« ratiocination aberrante », et écarté par Kant qui trouve ce trouble peu intéressant.
Anthropologie, AK VII, 215
Essai, AK, II, 265, p. 62
Essai, AK, II, 268, p. 68
Anthropologie, 214
Ibid., 215
113
Kant suppose une folie positive qui s'invente ses propres règles, absolument émancipée des
principes a priori de l'expérience). Dans l'Essai, au dérangement et au délire s'ajoute la démence,
qui est « raison en désordre »392, et dont la description semble assez proche de la déraison de
l'Anthropologie.
Robert E. Butts suggère que la quadruple typologie de l'Anthropologie peut ainsi être associée
aux quatre facultés que sont l'entendement, la sensibilité, la faculté de juger et la raison 393. Si l'on
ajoute à cet inventaire schématique les dénominations de l'Essai, on obtient le tableau suivant :
Dénomination dans l'Essai
sur les maladies de la tête
Faculté en jeu
Trouble
Description
Entendement
Perte de tout sens
Unsinnigkeit (amentia)
Incapacité d'ordonner ses x
représentations de manière
suffisamment cohérente
pour rendre l'expérience
possible
Sensibilité
Délire
Wahnsinn (dementia)
Créations imaginaires prises Dérangement
p o u r d e s p e r c e p t i o n s Verrückung
(quoique liées dans l'esprit
en accord avec l'expérience
et la logique)
Faculté de juger
Absurdité d'esprit
Wahnwitz (insania)
Perturbation du jugement, Délire
e s p r i t l e u r r é p a r d e s Wahnsinn
confusions entre concepts
Raison
Déraison
Aberwitz (vesania)
I n v e n t i o n d e r è g l e s Démence
alternatives de liaisons entre Wahnwitz
les représentations
Ce tableau permet une vue synthétique des ''maladies de la tête''. Néanmoins il faut se garder
d'en conclure la rigidité du partage. Les glissements lexicaux nous avertissent déjà de la relative
élasticité de la typologie kantienne ; bien plus, ces troubles s'interpénètrent, leurs frontières sont
poreuses. Kant écrit d'ailleurs que l'Anthropologie ne peut que « dégager les grandes lignes, en
général »394 de ces différentes folies de l'esprit, mais qu'il sera toujours difficile « d'introduire une
division systématique dans ce qui est, par essence et irrémédiablement, désordre »395. Sa
nosographie est assez flottante pour que Kant puisse se permettre, par exemple, de considérer que
le délirant victime d'un trouble du jugement est comme un « créateur », « distrait par la diversité de
ce qu'il invente »396, alors même que c'est sa faculté de juger qui est défaillante, et non, en premier
lieu, son imagination. Autre exemple, la figure du paranoïaque est considérée selon les textes tantôt
comme appartenant au trouble des sens (l'homme 'imagine' avoir en face de lui des visages pleins
392
393
394
395
396
Essai, AK, II, 268, p. 69
Butts (1984), p. 301
Anthropologie, AK, VII, 214
Ibid.
Ibid., 215
114
de défiance), tantôt comme une illustration d'une incapacité à juger correctement. Il faut prendre
acte de ce caractère essentiellement flottant d'une typologie basée sur l'étude des facultés ; Michel
Foucault remarque d'ailleurs que ce patient labeur de classification, étendu sur tout le XVIIIe
siècle, sera finalement abandonné : « tout se passe comme si cette activité classificatrice avait
fonctionné à vide, se déployant pour un résultat nul, se reprenant et se corrigeant sans cesse pour ne
parvenir à rien : activité incessante qui n'a jamais réussi à devenir un travail réel »397. La science
des partages en fonction des facultés de l'esprit est condamnée à la désuétude, parce qu'elle est à la
fois trop naïve (Foucault soulignant qu'aucun nosographe du XVIIIe siècle n'a jamais eu contact
avec le monde des hôpitaux) et trop rigide (elle méconnaît la nature hybride et fuyante des délires
réels).
Kant, néanmoins, échappe à ces observations. Il ne fait pas œuvre de nosographe – ses
distinctions sont bien peu détaillées par rapport à celles de Boissier, Linné et Weickard. Sa
typologie quaternaire n'est, finalement, rien de plus qu'une adaptation des grands partages (plus ou
moins communs à tous) à sa propre conception des facultés de l'esprit 398. Mais l'originalité du geste
kantien est ailleurs : elle est dans l'absolue prolifération des typologies. L'hallucination n'est pas
simplement mise en regard d'autres formes de délires de l'esprit. Elle est quadrillée, délimitée,
disséquée, en fonction d'une multitude de critères. Kant n'a de cesse, en particulier dans
l'Anthropologie, de distinguer les cas et de multiplier les terminologies. Sa nosographie quaternaire
n'est que l'un des plans de ce grand partage, plan à la fois le plus général et le moins pertinent,
puisqu'il associe un trouble (l'hallucination) avec une faculté privilégiée (l'imagination), mais sans
explorer les divers modes de cette association, ses circonstances et ses conditions. Toutes les
hallucinations ne sont pas identiques en nature, quoiqu'elles soient toutes occasionnées par un
trouble des sens. C'est dans les subtilités d'une prolifération des partages que Kant pourra identifier
le rôle que peut précisément jouer le philosophe vis-à-vis du danger de l'hallucination.
La première grande distinction est simple et pourtant décisive : c'est celle, ignorée des
nosographes que la pathologie intéresse exclusivement, entre les hallucinations saines et les
hallucinations pathologiques.
le pathologique et le sain
Kant ne pense nullement que toute production imaginaire soit mauvaise pour l'homme. Bien au
397
398
Foucault (1972), p. 251
Pigeaud (2001), p. 129 : « il n'y a pas de raison <...> de s'étonner du vocabulaire kantien des « troubles de la tête ».
Ce vocabulaire est, comme nous avons eu l'occasion de le remarquer, parfaitement homogène avec à celui de ses
contemporains médecins. <...> Unzer, qui par définition n'est pas philosophe, utilise en gros le même langage que
Kant ».
115
contraire : l'imagination étant une faculté nécessaire à la connaissance (notamment dans la synthèse
de l'imagination reproductrice), ses 'divagations' peuvent être salutaires « car au moins elle se
trouvera animée et fortifiée par la liberté d'un tel élan, et il sera toujours plus facile de modérer son
audace que de secourir sa langueur »399. Une imagination dynamique est signe de bonne santé. Elle
peut bien divaguer, c'est-à-dire produire des associations de représentations qui ne correspondent à
aucune expérience réelle ; elle sera toujours à même de se remettre au service de l'expérience
lorsque cela sera nécessaire.
C'est en mobilisant un tel motif du dynamisme de l'imagination, que Kant se permet de justifier
et légitimer certaines 'visions' de l'esprit pourtant clairement détachées de l'expérience réelle.
L'exemple le plus saisissant est bien sûr celui de rêve : « dans le sommeil (un état qui fait partie de
la bonne santé), être le jouet involontaire de ses chimères, c'est rêver »400. La parenthèse est
décisive : elle indique précisément ce partage que Kant a toujours en vue entre les attitudes
blâmables car maladives, et louables car signes de santé. C'est que, d'entre toutes les modalités de
l'hallucination, le rêve est bien celle qui a les faveurs de Kant, et qu'il évoque le plus souvent. Selon
lui, le rêve est signe de santé, il est même nécessaire à la santé, car « dormir et mourir seraient une
seule et même chose si le rêve ne survenait comme une agitation naturelle, bien qu'involontaire,
des organes vitaux internes sous l'effet de l'imagination »401. La vie de l'homme est suspendue à ses
rêves. Si son sommeil était absolue, sa force vitale disparaîtrait et entrainerait la mort 402. Le rêve
est « une sage disposition de la nature pour dynamiser la force vitale par des affects qui se
rapportent à des données involontairement inventées »403. Kant va même jusqu'à faire l'éloge des
cauchemars. Il remarque en effet que ceux-ci sont les plus dynamisant : dans les frissons de nos
terreurs nocturnes, nous sollicitons notre force musculaire et l'endurance de notre système
cardiaque. Notre corps s'accroche à la vie en générant la peur 404.
Puisque le rêve - et le cauchemar - sont sains et favorables à la vie, ils sont par là même
nécessaires : celui qui prétend ne pas avoir rêvé « a simplement oublié son rêve »405. Le rêve est
universel, puisqu'il est sain : il serait absurde de prétendre que l'humanité rêveuse est victime d'un
fléau duquel elle ne peut se défaire. Un caractère maladif ne peut être identifié que dans les cas où
existent, en face de lui, une saine alternative. Or la vie sans rêve n'est pas une option. Mais il faut
être précis : c'est bien le rêve (ou le cauchemar) associé au sommeil qui a les faveurs de Kant ; le
399
400
401
402
403
404
405
Prolégomènes, AK, IV, 317
Anthropologie, AK, VII, 167-9
Ibid., 190
« La force vitale, si elle n'était pas maintenue toujours active par l'intermédiaire des rêves, s'éteindrait et que le plus
profond sommeil entraînerait nécessairement avec lui, en même temps, la mort » Anthropologie, AK VII, 174-6.
Voir aussi Conflit des facultés, AK, VII, 106.
Ibid.
« Sans cette image effrayante d'un fantôme qui nous accable et sans l'application de toute la force musculaire à
nous placer dans une autre position, l'immobilité du sang mettrait fin rapidement à la vie <...> de telles
représentations stimulent davantage les forces de l'âme que ce n'est le cas quand tout correspond à nos désirs et à
nos volontés » Anthropologie, AK, VII, 190
Ibid.
116
'rêveur éveillé', au contraire, est dans un état pathologique : « le jeu de la fantasmagorie avec
l'homme pendant le sommeil correspond au rêve et se produit même quand l'individu est en bonne
santé ; en revanche, il trahit un état pathologique quand il survient dans la veille »406. Foucault
considère dans une note de son Histoire de la folie que Kant est l'un des représentants de ce XVIIIe
siècle qui comprend la folie comme étant exactement au point de contact « de l'onirique et de
l'erroné »407. Le délire serait, selon lui, « le rêve des personnes qui veillent ». Avec l'erreur, la folie
« a en commun la non-vérité, et l'arbitraire dans l'affirmation ou la négation ; au rêve elle emprunte
la montée des images et la présence colorée des fantasmes. »408 Il faudrait raffiner cette affirmation.
Le rêve éveillé est certes déclaré pathologique par Kant notamment en tant qu'il mène à l'erreur ;
mais cela ne peut être le seul critère, car le rêve éveillé ne mène pas nécessairement à l'erreur. Nous
avons vu dans notre Aporétique (section I) que le rêve éveillé pouvait avoir une modalité non
délirante, car les images fantasmatiques peuvent très bien « occuper <le rêveur éveillé> sans le
tromper »409. Celui qui s'imagine être roi de France, celui qui fait des châteaux en Espagne, n'est
pas nécessairement abusé par son imaginaire. Ceci vient du fait, comme nous l'expliquions, que ces
fantasmes sont en rapport avec le réel alentour, qui ne disparaît jamais totalement : « il y a pourtant
la perception effective de son corps par les sens externes pour provoquer le contraste (Kontrast) à
l'égard de ces chimères, pour donner du relief et faire que les unes soient tenues pour forgées par
lui-même, et les autres pour objets sentis. »410 Le délire en tant que tel survient uniquement quand
la fantasmagorie entraine l'homme dans son mensonge, sans lui laisser un pied sur le sol ferme du
réel – et cette méprise, nous l'avons vu, Kant l'associait à une défaillance physiologique du cerveau.
Mais la fantasmagorie peut se jouer de l'homme selon une autre modalité pathologique, qui n'est
pas la modalité de l'erreur. Le rêve de l'homme éveillé peut être signe de mauvaise santé (relative),
alors même que le rêveur le repère comme tel. C'est que le rêve éveillé, quel que soit le degré de
croyance qu'il génère, est le signe d'un défaut de dynamisme des forces vitales. Le rêveur se refuse
à l'action en s'enfermant dans une idiosyncrasie mortifère. Il souffre d'un désintérêt pour la réalité,
désintérêt blâmable puisqu'il confine à la négation de la communauté des hommes. Le sommeil et
le rêve ne sont légitimes et sains qu'en vue d'une participation active au monde ; ils ne sont pas leur
propre fin. Le rêveur éveillé est certes amené à se tromper sur le monde si ses fantasmagories sont
assez intenses ; mais surtout, il nie ce monde. Le rêve sans sommeil est doublement pathologique,
car il prive le sujet de connaissance et il fait secrètement signe vers un désintérêt pour ce savoir.
Monde mépris, monde méprisé.
Un autre exemple significatif de ce partage incessant entre le sain et le maladif est celui de la
boisson : « L’ivresse est l’état contre nature où l’on est incapable d’ordonner ses représentations
406
407
408
409
410
Anthropologie, AK VII, 174-6, nous soulignons
Foucault (1972), p. 309
Ibid.
Rêves, AK, II, 343, p. 78
Ibid., 343, pp. 78-79
117
sensibles conformément aux lois de l’expérience, dans la mesure où un tel état est l’effet de la
consommation excessive d’une substance. »411 Certes l'ivresse est d'emblée considérée comme
excessive et contre nature ; mais elle n'est pas pour cela frappée d'anathème. Kant développe une
petite classification des alcools et des substances ; certains sont dits affaiblir la force vitale
(« certains champignons, le porsch, l'acanthe sauvages, la chica des Péruviens, l'opium »412),
d'autres sont dits la dynamiser, comme le vin et la bière. Ainsi, les produits du premier groupe
doivent être évités, ils sont « honteux en soi »413 (nouvel accent moral) car ils génèrent une ivresse
taciturne et détruisent la sociabilité. Les seconds au contraire produisent une ivresse conviviale et
féconde. Ils suscitent certes une « indisposition des sens »414, mais c'est un effet passager, qui a le
mérite de délier la langue et de ravir le coeur ; les buveurs expérimentent la « joie d'être en
société »415 - encore qu'ils faillent distinguer le vin et la bière, car la seconde reste « sujette à
s'enfermer dans le rêve »416 . Les alcools peuvent donc avoir dans la veille le rôle du rêve dans le
sommeil : certes ils ne valent pas en eux-mêmes, mais dynamisent les forces vitales ; revenus à la
lucidité temporairement effacée par une ivresse permise, les hommes sont fortifiés et prêts à
prendre le monde à bras-le-corps.
Enfin, citons le cas insolite du dada (Steckenpferd), cette « propension accentuée à s'occuper
délibérément, comme s'il s'agissait d'une affaire sérieuse, d'objets de l'imagination »417. En toute
rigueur le Steckenpferd est ce jouet qui se présente sous la forme d'un bâton en bois orné d'une tête
de cheval stylisée. Les enfants mettent le bâton entre leurs jambes et miment l'attitude d'un cavalier.
Par extension, le Steckenpferd est un passe-temps, un hobby (hobby-horse), sur lequel on revient
sans cesse de manière presque maniaque, et qui a surtout pour particularité la mobilisation
interactive d'un élément imaginaire. Telle personne âgée se distraira en bavardant avec un ami
depuis longtemps disparu ; tel enfant s'imaginera capitaine de navire. Contre toute attente, cette
« oisiveté affairée »418 n'est pas blâmée par Kant : « pour des personnes âgées qui vivent dans le
repos et l'aisance, cette disposition d'esprit <...> est bénéfique à la santé dans la mesure où elle
constitue une agitation qui maintient en éveil la force vitale ». Toujours ce motif du dynamisme et
de la vitalité. Le dada est l'exemple d'un rapport ambivalent à l'imaginaire : le sujet sait qu'il
invente, mais il est suffisamment impliqué dans son jeu pour adhérer à ses fantaisies. Il est à michemin entre l'hallucination et l'invention délibérée ; la réalité de l'objet n'est plus son problème. Le
joueur est pris dans une inertie ludique, de laquelle il peut néanmoins s'extraire lorsque le réel
frappe à sa porte. Son délire est donc inoffensif, et Kant suggère de voir avec bienveillance cette
411
412
413
414
415
416
417
418
Anthropologie, AK VII 165-6
Ibid., 170
Ibid.
Ibid., 172
Ibid., 171
Ibid., 170
Ibid., 203-4
Ibid.
118
manie bénigne qui fait rire le monde et offusque les pédants.
Ainsi ce partage multiforme qu'effectue Kant entre les hallucinations saines et pathologiques,
témoigne d'un rapport subtil du philosophe aux inventions de l'imagination. La perception de
l'inexistant peut se faire sous une multitude de rapports ; totalement subies ou à demi provoquées,
dynamisantes ou mortifères, l'homme s'amuse à se tromper lui-même en générant des images puis
en oubliant qu'elles provenaient de lui. La pathologie est davantage inscrite dans l' effet produit par
l'hallucination que dans son irréalité. Le constat simpliste de son caractère non-véridique manque
l'essentiel de son ambiguité : c'est que l'hallucination détache l'homme de l'expérience, mais parfois
pour mieux l'y faire revenir.
A ce grand partage sain/pathologique est indexée toute une série de distinctions importantes.
le volontaire et l'involontaire
Le chimérique est victime de « crises de fantasmagorie » sur lesquelles il n'a aucun pouvoir419 ;
l'endormi rêve involontairement, par définition même du rêve 420 ; l'imagination du fantaste invente
sans frein. Face à ces trois modalités de l'hallucination involontaire, Kant appelle composition, ou
invention421, l'imagination régie par l'arbitre ; cette imagination avec laquelle il est possible de
jouer, comme dans l'exemple du dada précédemment rencontré 422. Jouer avec l'imagination, laisser
l'imagination se jouer de nous : deux modalités de l'imaginaire, qui ne s'assimilent pas
nécessairement au partage entre le sain et le maladif, puisque le rêve est sain alors qu'il est
involontaire.
Précisons que la distinction volontaire/involontaire ne recoupe absolument pas la distinction
liberté/déterminisme. S'il arrive à Kant d'affirmer que l'imagination, en tant qu'elle peut produire
des représentations volontaires, est régie par l'arbitre (Willkür423), il ne faut pas interpréter cet
419
420
421
422
423
« Les accès qui s'emparent inopinément du chimérique sont des crises de fantasmagorie (raptus). »
(Anthropologie, AK, VII, 202)
Ibid., 175
Ibid.
Dans certains passages de l'Anthropologie, Kant semble néanmoins considérer, de manière étrange, que l'activité
de l'imagination reproductrice est toujours involontaire. Par exemple, lorsqu'elle est comparée à la mémoire : « La
mémoire est différente de l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est capable de reproduire volontairement la
représentation antérieure et que l'esprit n'en est donc pas un simple jouet. La fantasmagorie, c'est-à-dire
l'imagination créatrice, ne doit pas venir s'en mêler, car, si tel était le cas, la mémoire deviendrait infidèle. »
(Anthropologie, AK, VII, 182). Outre le fait qu'il soit étrange de séparer mémoire et imagination reproductrice (la
seconde étant la faculté qui rend possible la première), l'idée selon laquelle l'imagination reproductrice serait
nécessairement involontaire est contradictoire avec ce que dit Kant par ailleurs à propos du dada ou de l'invention
de l'artiste (et par ailleurs, contradictoire avec l'expérience de chacun). Ainsi suggérons-nous de lire l'extrait
précédent dans le sens suivant : la mémoire est différente de l'imagination reproductrice en ceci qu'elle est toujours
capable de reproduire volontairement les représentations dans un ordre déterminé – car sinon, par définition, ce ne
serait pas la mémoire. En revanche l'imagination reproductrice prise dans un sens général, n'est volontaire que
conditionnellement.
notamment en Anthropologie, AK VII, 175
119
arbitre comme un libre arbitre ; il s'agit seulement de dire que les productions sont déterminables
consciemment par le sujet, selon des modalités qui peuvent être passionnelles ou rationnelles. On
ne peut parler de libre arbitre (freie Willkür) que dans les cas où cette modalité est rationnelle et
morale424 ; or Kant, à propos des inventions de l'imaginaire, n'en évoque jamais clairement la
possibilité (nous avons déjà abondamment signalé que l'imagination, au contraire, était régie par de
strictes lois d'associations).
le temporaire et le définitif
Le rêve de l'endormi est passager, aussi passager que son sommeil ; caractère éphémère,
également, de l'hallucination sous drogue et de la divagation du constructeur de châteaux en
Espagne425. Chez tous ceux-là, le réel ne tarde pas à refaire surface. Au contraire, le fou peut bien
vivre indéfiniment dans la fantasmagorie. Sur le délirant, Kant écrit : « Je n'ai jamais vu que
quelqu'un eût été guéri de cette maladie »426. A ce fou, il n'est jamais offert, comme au rêveur
occasionnel, l'occasion de juger rétrospectivement de l'absurdité de ses visions. Il est la proie
définitive de l'invention délirante ; incurable, il erre sans échappatoire dans les confins de son
imagination. Pourtant tout trouble mental n'est pas définitif : Kant note par exemple que la vue d'un
forcené peut engendrer chez les sensibles « une forte imagination par contagion sympathique »,
mais ces délires fiévreux ne doivent pas être considérés comme des 'dérangements' à proprement
parler, « dans la mesure où ils sont passagers »427.
Une fois encore, il faut donc noter que cette distinction entre le temporaire et le définitif ne
recoupe pas nécessairement celle du sain et du pathologique. Certaines maladies de l'imaginaire
sont passagères ; et à l'inverse, les créations imaginatives indéfiniment prolongées ne sont pas
nécessairement signes de décadence. Dans sa période pré-critique, Kant est même allé jusqu'à dire,
en suivant sa théorie du contraste entre les rêves éveillés et la réalité 428, que l'esprit générait en
permanence des fantasmagories. Simplement, elles étaient masquées, voilées par l'inaltérable force
du réel (chez les gens sains) : « on n'a aucune raison de croire que notre esprit suive en cela d'autres
lois pendant la veille que pendant le sommeil, et tout laisse au contraire supposer que, lorsque nous
sommes éveillés, les impressions vivaces des sens éclipsent les images chimériques, qui sont plus
424
425
426
427
428
voir sur ce point Anthropologie, éd. GF, 1993 (cf. bibliographie), note d'Alain Renaut n°43, pp. 331-2 ; ainsi que
« Introduction générale à la métaphysique des mœurs », traduite par A. Philonenko in : Doctrine du droit, Vrin,
1971.
Sur les constructeurs de châteaux en Espagne : Anthropologie, AK VII, 180-181
Anthropologie, AK, VII, 215
Ibid. 203
cf. notre Aporétique, section II, « Application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve
éveillé »
120
ténues, jusqu'à les rendre méconnaissables, alors que celles-ci retrouvent toute leur force dans le
sommeil »429. Derrière les perceptions véridiques, l'imaginaire travaille en silence, indéfiniment. Ce
qui est temporaire, donc, ce ne sont pas les images inventées, mais leur conscience aigüe et vivace.
l'ici et l'au-delà
Enfin, Kant re-mobilise dans l'Anthropologie un grand partage que nous avons déjà analysé en
détail, qui a trait à l'interprétation que font les hallucinés de leurs visions. L'homme est en effet
sujet à des illusions, des tromperies, par lesquelles ou bien il « prend les phénomènes de ce sens
pour des phénomènes extérieurs <...> ou bien les tient pour des suggestions venues d’un autre être
qui n’est pourtant pas un objet des sens externes : dans ce cas, l’illusion est exaltation de l’esprit
(Schwärmerei) »430. L'homme trompé par son imagination, selon la provenance qu'il attribue à sa
vision, devra être considéré tantôt comme un simple halluciné, tantôt comme un exalté. Kant
reprend ici, telle quelle, la typologie des Rêves d'un visionnaire. Déjà il y montrait que l'exaltation
n'était que l'un des devenirs possibles de l'hallucination, mais son devenir le plus problématique et
dangereux. Les visions ne se contentaient plus de tromper le délirant sur la réalité matérielle qui
l'entourait ; elles l'incitaient à croire en un au-delà transcendant. Ainsi un nouveau rapport de vérité
à ses chimères doit être pris en compte : 1/ l'homme peut jouer avec ses fantasmagories tout en
sachant qu'elles sont imaginaires (l'exemple du dada) ; 2/ il peut être trompé par ces visions, en les
croyant vraies (l'hallucination 'traditionnelle') ; 3/ enfin il peut les prendre pour une porte d'entrée
vers un autre monde, un 'au-delà du vrai', pourrait-on dire. Le premier 'halluciné' ne pose pas
problème, ses inventions sont vivifiantes et paisibles. Le second doit être remis au contact du réel.
Mais que faire contre le troisième ? C'est bien la question qui nous avait occupé dans notre
Aporétique, sans que nous puissions trouver une réponse.
Ainsi Kant multiplie-il les partages. Il catégorise les visions selon divers critères, sans que les
distinctions ne soient superposables. L'hallucination elle-même devient plurivoque et poreuse. Un
rêve n'est-il rien d'autre qu'une hallucination saine ? Pouvons-nous dire que nous 'hallucinons'
lorsque nos visions sont volontaires ? Notre définition initiale de l'hallucination (comme
« perception d'objets inexistants ») manquait les multiples modalités de son advenue. Nous
suggérions en Introduction que le grand partage du Vrai et du Faux devrait alors être remplacé par
celui du sain et du maladif. Mais là encore, l'ambiguité est reine : la pathologie de l'exalté, persuadé
de son contact avec l'au-delà, n'est pas identique au trouble du rêveur éveillé, qui volontairement se
429
430
Essai, AK, II, 264
Anthropologie, AK, VII, 161-2
121
retire du monde en laissant libre cours à un monde fantasmé mais identifié comme faux. La
diversité des visions pourrait s'étaler sur un graphique à dimensions multiples ; sa version la plus
bénigne, la plus aimable et inoffensive, serait la divagation passagère et vivifiante, identifiée et
voulue comme telle ; de l'autre côté du spectre, la version la plus décadente de la pathologie, qui
s'éternise en chimères sordides, exalte l'esprit et prive de tout contact sain avec la commune vérité
des hommes. Mais entre ces deux pôles extrêmes, les hallucinés naviguent. Dans quelle mesure,
pour quels types de cas, le philosophe a-t-il encore un rôle à jouer ? Cette question nous oblige à un
dernier grand partage : celui entre les délires relevant uniquement de la compétence du médecin, et
ceux contre lesquels le philosophe a encore une utilité.
le philosophe et le médecin
Dans l’Essai sur les maladies de la tête de 1764, Kant considère que les maladies en question,
incluant l’hallucination (Verrückung), ne peuvent pas à proprement parler être soignées par le
philosophe ; elles exigent un traitement proprement médical :
« Ces tristes maux, pourvu qu'ils ne soient pas héréditaires, font encore espérer une guérison, et
celui dont l'assistance, ici, est à rechercher particulièrement, c'est le médecin. »431
Le philosophe est exclu de la boucle. Quelle est la raison d’un tel aveu d’échec ? C’est que,
selon Kant, les maladies de l’esprit sont avant tout causées par un dysfonctionnement du corps. Les
hallucinations et les délires ont leurs racines dans les organes :
« Je n'ai prêté attention qu'aux manifestations de ces maladies dans l'esprit sans vouloir déceler
ni leurs racines, qui, à vrai dire, se trouvent dans le corps, ni leur siège principal, qui pourrait
bien être les parties digestives plutôt que le cerveau, comme le prouve vraisemblablement cet
hebdomadaire apprécié et universellement connu sous le nom Le Médecin, dans ses numéros
150, 151 et 152. <...> Si l'on a, ne serait-ce qu'un peu, porté attention aux exemples, on sera
convaincu que c'est d'abord le corps qui souffre »432
Seul le spécialiste du corps peut guérir le malade : dans les cerveaux et les viscères, le médecin
doit trouver le secret de la folie. Sans un savoir adapté sur le corps, sans l’apport positif de la
science médicale, on est condamné à méconnaître le trouble dont l’hallucination n’est qu’une
manifestation. Ce constat est repris à demi-mots dans les Rêves d’un visionnaire, lorsque Kant se
431
432
Essai, AK, II, 270-1, pp. 73-5
Ibid.
122
demande quel traitement doivent mériter les mystiques qui prétendent entrer en contact avec des
esprits : tout porte à croire qu’ils sont de parfaits « candidats à l'hôpital », et qu’on doit les
« purger »433. Alors, quel rôle reste-t-il au philosophe ? Pour le Kant pré-critique, ce rôle est bien
modeste. Après avoir, dans l’Essai, affirmer la prévalence du savoir des médecins, il ajoute :
« Mais, pour l'honneur, je ne voudrais pas exclure le philosophe, qui pourrait ordonner la diète
de l'esprit ; à la seule condition que, comme pour ses nombreuses autres activités, il ne se fasse
pas payer. »434
Qu’entend-il par « diète de l’esprit » ? Pourquoi le rôle alloué au philosophe est-il si mince par
rapport au médecin ? Il faut comprendre le contexte historique dans lequel se situe Kant, dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle. Comme le montre Grégoire Chamayou 435, au moment où Kant
rédige et publie son Essai, les troubles mentaux ne relèvent pas encore d’une discipline spécialisée,
qui serait la psychologie ou la psychiatrie. Certes Kant aborde la « psychologie », il professe même
plusieurs cours sur la question 436 ; mais seulement à propos de l’étude des lois générales de l’esprit
comme les lois d’association 437, et non des troubles mentaux à proprement parler ; il évoque aussi
la science des « physiologues », auxquels il revient notamment d’expliquer le rôle exact du
sommeil dans la préservation de la force vitale438. Mais la question des troubles psychiques est là
encore soigneusement évitée. Grégoire Chamayou explique qu’en l’absence d’une psychothérapie
constituée comme discipline autonome, la médecine et la philosophie se partageaient, avant Kant,
le champ du traitement des délires mentaux : « historiquement, la philosophie morale s’est réservé
le traitement discursif des ‘’maladies de l’âme’’ de nature passionnelle, en abandonnant à la
médecine les troubles organiques et les troubles mentaux d’origine somatique »439. Au fond, le
traditionnel partage établi par Cicéron a perduré : « il existe une médecine de l’âme, la philosophie.
Pour en avoir le secours, il n’y a pas, comme pour les maladies du corps, à s’adresser au-dehors, et
nous devons employer toutes nos ressources et toutes nos forces pour nous mettre en état de nous
soigner nous-même »440. Mais Kant se situe dans une période de transition : son siècle fait le
constat d’une incapacité de la philosophie à traiter en profondeur, par la ''thérapie discursive'', les
délirants. Le logos ne peut rien contre le mal organique. Ainsi, dans l’ Essai, Kant suggère que
l’hallucination se produit suite à un endommagement de « tel ou tel organe du cerveau »441 ; et
433
434
435
436
437
438
439
440
441
Rêves, AK, II, 348, p. 84
Essai, AK, II, 270-1, pp. 73-5
Présentation des Ecrits sur le corps et l’esprit, GF, 2007 (cf. bibliographie), p. 22
Voir Frierson (2014), Introduction, p. 1
Prolégomènes, AK, IV, 295 ; Anthropologie, AK VII 161-2
Anthropologie, AK VII 165-6 : « Le sommeil est <…> un état où un homme sain se trouve incapable de parvenir à
la conscience des représentations qui lui viennent des sens externes. Trouver à cet égard l'explication de la chose,
cela demeure l'affaire des physiologistes, lesquels doivent expliquer, s'ils le peuvent, cette détente qui est pourtant,
en même temps, un rassemblement des forces en vue d'obtenir des impressions sensorielles externes renouvelées ».
Présentation des Ecrits sur le corps et l’esprit, GF, 2007 (cf. bibliographie), p. 22
Cicéron, Tusculanes, livre III, III-5, trad. Humbert, les Belles Lettres, p. 5
Essai, AK II, 265
123
dans les Rêves, nous avons assez dit442 combien le motif de la congestion, de la déformation des
fibres cérébrales, était un élément décisif dans l’analyse des visions par Kant. Alors le philosophe
rencontre une aporie, générée par la compréhension renouvelée des troubles mentaux que son
époque vit : l’historien de la médecine Jackie Pigeaud affirme dans son ouvrage Aux portes de la
psychiatrie que « l’aporie que rencontre Kant, c’est-à-dire le cul de sac, cette incompatibilité entre
médecine et philosophie, cette incompatibilité entre médicament et dialogue, cette résolution du
non-sens dans la physiologie, il n’en est pas le maître. <…> Kant expérimente la situation où se
trouvent depuis des siècles la médecine et la philosophie en rapport avec la folie » 443. Cette aporie
fait naître une inquiétude : si la folie est générée par des dysfonctionnements du corps, et que seul
le médecin est capable de soigner ce corps, alors se pose la question de la dépendance de chacun
vis-à-vis du médecin. Le temps où nous pouvions prétendre, à la manière de Cicéron, nous mettre
en état de nous soigner nous-même444, semble être révolu. On comprend alors ce souci de Kant
dans Qu’est-ce que les Lumières : « Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de
l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un
médecin qui juge à ma place de mon régime, etc., alors je n’ai pas moi-même à fournir
d’efforts »445. La tutelle du médecin est problématique. Si la philosophie peut apporter un
complément à la médecine, c’est dans la mesure où elle pourra préserver un rapport direct et
attentif de l’homme à son propre corps, non médié par l’élément exogène du savoir médical et
pharmacologique. Un tel rapport est-il encore possible et défendable ? Chez Kant, c’est dans une
certaine Diététique qu’il faut le chercher.
442
443
444
445
Cf. notre Aporétique, section II, « La compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au
modèle optique de la perception réelle »
Jackie Pigeaud, Aux portes de la psychiatrie, Aubier, 2001, pp. 136-7. Voir aussi p. 133 : « si les passions ne sont
que causes annexes et non essentielles, si tout se joue dans le corps, et, si l'on suit Unzer, dans le bas-ventre, que
peut le philosophe puisque toute espérance de cure est dans l'exonération, c'est-à-dire dans la purge ? Alors le
philosophe doit-il se contenter de la fonction de consolateur, d'exhortateur ou d'accompagnateur ? ».
Cicéron, Tusculanes, livre III, III-5, trad. Humbert, les Belles Lettres, p. 5
Qu’est-ce que les Lumières, AK VIII, 35
124
II – Le régime de l'esprit
la diététique, art préventif
En 1798, à la même période que l'Anthropologie, Kant publie un essai sous le titre Du pouvoir
du mental d'être maître de ses sentiments maladifs par sa seule résolution (Von der Macht des
Gemüths durch den blossen Vorsatz seiner kranhaften Gefühle Meister zu seyn), publié la même
année en troisième partie de son ouvrage connu sous le titre Le Conflit des Facultés. Dans une
lettre à Christoph Wilhelm Hufeland, médecin du roi de Prusse, voici les mots qu'il employait pour
qualifier le projet à l'origine de ce texte : « il m'est passé par la tête l'idée suivante : faire l'esquisse
d'une diététique que je vous adresserais, où j'exposerais simplement le pouvoir du mental sur ses
sensations corporelles maladives, tiré de ma propre expérience ; une expérimentation dont je crois
qu'elle n'est pas négligeable, qui mériterait à elle seule d'être admise à titre de remède
psychologique dans la doctrine de la médecine »446. Nous souhaiterions montrer que cette
diététique pensée comme complémentaire de la médecine, non seulement répond à des enjeux
philosophiques chers à Kant (la maitrise du cours de nos pensées, notamment pour ne pas sombrer
dans le délire du visionnaire) mais relève aussi par elle-même de la philosophie. Le philosophe est
dans son rôle lorsqu'il professe des conseils de vie, que ce soit à propos du sommeil, du manger et
du boire, ou encore de la manière de respirer.
Selon Kant, la diététique est philosophique « si le simple pouvoir de la raison en l'homme d'être
maître de ses sentiments sensibles par un principe qu'il s'est donné à lui-même, détermine sa façon
de vivre. Si au contraire, pour exciter ou pour écarter ces sensations, elle cherche de l'aide hors de
soi dans des moyens corporels (de la pharmacie ou de la chirurgie), elle est simplement empirique
et mécanique »447. C'est parce que l'homme, dans la diététique, trouve en soi, par les seules facultés
de son esprit, les ressources pour vaincre ses troubles, c'est donc en tant qu'il est le maître intérieur
de lui-même, que cette diététique peut être dite philosophique ; l'hypocondriaque par exemple, qui
fabule des maladies imaginaires, croit que seul le médecin peut l'aider alors qu'« il n'y a en effet
que le patient lui-même qui puisse, par la diététique du jeu de ses pensées, surmonter les
représentations incommodantes qui s'installent involontairement »448. La diététique est un « art
446
447
448
Lettre 746, AK XII, 157-8. Correspondance, p. 657, trad. modifiée par Grégoire Chamayou
Conflit des facultés, AK, VII, 100-101
Ibid., 103. Jackie Pigeaud remarque que l'évocation de l'hypocondrie par Kant est l'un des rares cas où le
philosophe cite précisément une maladie de l'âme : « nous tenons là, pour la première fois, une maladie précise,
125
libre »449, autrement dit un art accessible à tous, que chacun peut pratiquer pour lui-même, sans
avoir recours à la tierce personne du médecin.
Néanmoins, cette ambition est confrontée à un obstacle de taille : l'autonomie dans la gestion de
son corps, sans l'aide de la médecine, suppose en quelque façon que l'homme soit capable de faire
son propre diagnostic, qu'il soit comme transparent à lui-même. Or n'est-ce pas tout l'inverse ? Kant
reconnaît lui-même que l'on ne peut jamais savoir si l'on est réellement malade, mais seulement si
l'on a le sentiment d'être malade450, ce qui est évidement tout autre chose. Pour que l'halluciné
travaille à recouvrer la santé, il faudrait déjà qu'il sache qu'il est malade, qu'il identifie ses visions
comme étant le signe d'une dégénérescence. Alors Kant qualifie la diététique de la manière
suivante :
« la diététique <…> n’agit que de façon négative, en tant qu’art d’empêcher les maladies. Mais
cet art présuppose une faculté que la philosophie seule, ou son esprit, peut fournir, et qu’il faut
tout simplement présupposer. C’est là ce à quoi se rapporte la tâche diététique suprême
contenue dans le thème : Du pouvoir du mental d’être maître de ses sentiments maladifs par sa
seule résolution »451
La diététique, dirions-nous aujourd'hui, est préventive. Elle soigne de façon négative, elle est
« l'art de prévenir les maladies »452, et c'est précisément pour cette raison qu'elle ne nécessite pas
une vue exhaustive et scientifiquement déterminée des troubles enfouis. La diététique est
l'ensemble des techniques et des arts de vivre permettant d'éviter la maladie autant que possible.
Elle éloigne la médecine et le médecin 453, sans pour autant les rendre inutiles : lorsque la maladie
se déclare, lorsque le trouble fait surface, il faudra prendre la direction de l'hôpital. Ainsi la
diététique ne peut rien pour les visionnaires et autres délirants mystiques : ils nécessitent un
traitement médical en bonne et due forme 454. Mais tous leurs potentiels disciplines, tous les rêveurs
occasionnels, tous ceux qui divaguent sans conviction, ceux-là sont éminemment concernés par la
diététique.
La diététique n'est donc pas exactement un art médical ; mais elle se détache aussi de
problématiques strictement philosophiques. La diététique est une technique, elle ne relève pas, à
449
450
451
452
453
454
j'entend une maladie de médecin. Kant la décrit comme une maladie où le malade se trompe, s'hallucine sur son
propre état intérieur (âme ou corps) » Pigeaud (2001), p. 122.
Manuscrit sur la diététique (1797), AK XXIII, 464, trad. Grégoire Chamayou, in. Ecrits sur le corps et l'esprit (cf.
biblio)
Conflit des facultés, AK, VII, 100
Ibid., 98
Ibid., 99
Dans son Cours d'Anthropologie, Kant affirme qu'« un médecin qui a longtemps exercé son art, et qui en même
temps applique à son patient des principes négatifs, est quelqu'un qui ne lui donne pas souvent de médecine, et qui
fait d'une certaine manière en sorte que son malade puisse se dispenser de son aide. » Cours d'Anthropologie, AK
XXV, 890, trad. Grégoire Chamayou (Ecrits sur le corps et l'esprit, p. 279).
Rêves, AK, II, 348, p. 84
126
proprement parler, de laepratiqueeau sens kantien : « la raison en est que ces disciplines
<notamment la diététique et la maîtrise des affects> ne contiennent toutes ensemble que des règles
de l'habileté, qui sont par conséquent technico-pratiques, pour produire un effet qui est possible
d'après les concepts naturels des causes et des effets »455. La diététique est le produit du jugement
hypothétique : c'est parce que je veux garder la santé que je dois exercer cet art de vivre. La
définition kantienne du domaine moral comme découlant de la Loi de la raison exclut du domaine
authentiquement pratique les techniques de l'existence456.
Mais la diététique n'est pas non plus le résultat d'une réflexion métaphysique sur l'union de l'âme
et du corps. Cette question, on le sait, est congédiée par Kant : non pas que cette union soit
considérée comme inexistante (une expérience quotidienne prouve le contraire), mais elle est une
question mal posée. Car si l'on se situe sur le plan des phénomènes, la distinction entre le corps et
l'âme n'est qu'une distinction entre deux formes de la sensibilité, l'espace et le temps : « Je suis, en
tant que pensant, un objet du sens interne et porte le nom d'âme. Ce qui est un objet des sens
externes porte le nom de corps »457. Mais si l'on tente de se placer sur le plan des substrats du corps
et de l'âme (substrats au-delà des phénomènes) alors on est confronté à l'inaccessibilité de la chose
en soi : « la fameuse question de l'union entre le sujet pensant et ce qui est étendu <...> ne peut
trouver une réponse, et l'on n'est jamais en mesure de combler cette lacune de notre savoir »458.
Pourtant cette indécidabilité ne pose pas problème lorsqu'il s'agit de s'intéresser aux pratiques
diététiques : le constat anthropologique de l'unité de l'homme se substitue aux tergiversations
métaphysiques de l'union entre son corps et son âme. Que l'aliment et la boisson, ou la durée du
sommeil, puissent avoir un effet sur le cours des pensées, la vie affective et la santé, chacun peut le
constater à son propre compte ; partant de ce constat, l'art diététique doit s'atteler à l'identification
et la mise en pratique des attitudes de vie les plus bénéfiques à l'homme dans son entièreté, comme
union d'une âme et d'un corps.
Nous pouvons maintenant exposer les suggestions qu'au fil des pages de l' Anthropologie et Du
pouvoir du mental (Conflit des Facultés), Kant expose afin de permettre à chacun de maîtriser son
imagination ; et éviter, de ce fait, le délire authentiquement hallucinatoire.
455
456
457
458
CFJ, AK V, 173
Sur ce point, voir Ecrits sur le corps et l'esprit, p. 42
CRP, B400
CRP, A392-3. Kant suggère régulièrement une théorie de l'identité du noumène du corps et du noumène de l'âme :
peut-être le corps et l'âme sont-ils deux phénoménalisations, dans deux formes distinctes, d'une même chose en soi.
Ainsi : « si quelqu'un affirme que le substrat de la matière et le substrat de notre propre pensée sont les mêmes
êtres, nous pouvons bien le lui accorder, mais en disant cela, il ne dit pourtant rien » (Leçon sur l'âme, cours de
métaphysique K2 (1794), Psychologia rationalis, AK XXVIII, 760). Voir aussi dans la CRP : « il se pourrait
éventuellement que ce quelque chose qui est au fondement des phénomènes extérieurs et qui affecte notre sens de
telle manière qu'il reçoit les représentations d'espace, de matière, de figure, etc., soit aussi, considéré comme
noumène <...>, le sujet de mes pensées » (CRP, A358).
127
distraction, dissipation
A propos de sa propre disposition naturelle à l'hypocondrie, ce mal qui consiste à s'hallucine sur
son propre état intérieur, Kant écrit : « l'oppression <du coeur, dû à une poitrine ''faible et étroite''>
m'est restée, car la cause réside dans ma constitution corporelle, mais je suis devenu maître de son
influence sur mes pensées et mes actions, en détournant mon attention de ce sentiment, comme s'il
ne me concernait pas du tout »459. L'hypocondriaque ne peut pas faire disparaître ses sentiments
maladifs par sa seule volonté. Mais il peut les ignorer, sans détacher, en détourner son attention. La
diététique permet cela. Ainsi, l'halluciné ne peut s'empêcher d'avoir ses sens troublés, surtout si son
mal est originellement de nature corporelle. Mais il peut se édtourner de ses visions maladives. Cet
art de la distraction, du détour, est exploré par Kant :
« Laedistraction (distractio) est l'état qui correspond à une attention qui se détourne
(abstractio) de certaines représentations dominantes parce qu'elle se disperse à travers d'autres
représentations de nature différente. <...> C'est une des défaillances de l'esprit que d'être fixé
par l'imagination reproductrice à une représentation à laquelle on applique une attention intense
ou durable, et de ne pas pouvoir s'en détacher, c'est-à-dire rendre sa liberté au cours de
l'imagination. <...> En revanche, se distraire, c'est-à-dire créer une diversion pour son
imagination involontairement reproductrice – par exemple, à la manière du prêtre qui a
prononcé le sermon qu'il avait appris par cœur et veut l'empêcher de revenir sans cesse dans sa
tête -, c'est là un procédé nécessaire, même s'il est en partie artificiel, pour prendre soin de sa
santé mentale. »460
Kant suggère plusieurs manières de mettre fin à l'activité incommodante de l'imagination
reproductrice : par exemple en lisant le journal, ou en faisant la conversation. En soumettant aux
sens des objets nouveaux, ou en se mettant soi-même dans une nouvelle situation, on peut réussir à
re-diriger l'activité reproductrice de l'imagination. On suscite de nouvelles associations d'idées, de
nouveaux systèmes de liaisons entre les représentations : petite psychotechnique de l'imaginaire.
Comme toute technique, il s'agit d'identifier des lois nécessaires (ici, les lois psychologiques
d'association) pour les utiliser à son avantage : la diététique peut ainsi énoncer des « règles de
l'habileté », dont le propre est, comme toute règle de ce genre, de produire un effet à partir d'une
certaine connaissance des lois empiriques de causalité 461.
459
460
461
Conflit des facultés, AK VII, 104
Anthropologie, AK, VII, 206-7
CFJ, AK V, 173
128
Le pendant de la distraction est la dissipation. Il s'agit, non plus de contrôler strictement
l'activité imaginative, mais au contraire de l'inviter au libre jeu du rêve :
« Il n'y a pas d'autre conseil diététique que de détourner aussitôt l'attention dès que l'on perçoit
intérieurement une quelconque pensée s'agiter ou que l'on en prend conscience (exactement
comme si, les yeux fermés, on dirigeait l'attention vers un autre côté) : il en découle ensuite
progressivement, du fait que l'on coupe court à toute pensée, que l'on sent affluer une confusion
des représentations qui permet de dépasser la conscience de la position (extérieure) de son
propre corps, et par où s'instaure un ordre de choses tout à fait différent, un jeu involontaire de
l'imagination (ce qui, à l'état de santé, est le rêve). »462
La diététique peut permettre aux insomniaques d'empêcher l'agitation de leurs pensées. Alors
l'imagination peut entrer dans un jeu autre, qui est celui de l'onirisme. Ainsi l'imaginaire se
contraint et se provoque, tout à la fois. L'insomniaque apprend à devenir rêveur, comme l'halluciné
apprend à se détacher de ses visions. Cela ne peut se faire sans un travail d'identification des
conditions, des contextes, qui suscitent ou au contraire empêchent l'imaginaire de se déployer. Le
moment de la nuit est concerné en tout premier lieu. Car la nuit vivifie les images fantasmatiques,
elle « les élève au-delà de leur contenu effectif <...>. L'imagination s'échauffe chez celui qui, dans
le calme de la nuit, se livre à des élucubrations »463. Kant reprend ici sa théorie des contrastes :
l'effacement des perceptions réelles dans l'obscurité nocturne permet, par opposition, de faire
ressortir les représentations fantasmées. Ainsi c'est tout particulièrement avant de se coucher que la
diététique des pensées, le « régime de l'esprit », est nécessaire. La méthode de la dissipation doit
être mobilisable et reproductible à tout moment, elle est comme un outil mental indispensable à
celui qui veut rester maître de son esprit : ainsi, contre ses propres spasmes et accès convulsifs
nocturnes, Kant affirme qu'il a recours à la technique consistant à appliquer sa pensée sur un objet
quelconque qu'il choisit arbitrairement, et qu'ainsi « celle-ci <sc. la sensation des spasmes>
s'amoindrissait alors par ce biais, au point même que l'assoupissement prenait le dessus. Je suis en
mesure de réitérer cette opération avec le même succès, chaque fois que reviennent des crises de
cette espèce lors des brèves interruptions du sommeil de la nuit »464.
les attitudes néfastes
462
463
464
Conflit des facultés, AK, VII, 106. Voir aussi Marginalia, AK XV, 952, in Ecrits sur le corps et l'esprit, pp. 195-6,
trad. Grégoire Chamayou.
Anthropologie, AK VII, 180-181
Conflit des facultés, AK VII, 107
129
Kant identifie une série de pratiques qui altèrent le travail de l'imagination. La marche et les
repas sont concernés en premier lieu : ce sont deux activités qui, selon Kant, méritent un arrêt du
travail de la pensée, auquel il faut préférer un libre jeu de l'imagination 465. C'est en laissant son
esprit divaguer, passer sans règle de représentation en représentation, que l'on évitera, notamment,
l'hypocondrie, c'est-à-dire l'hallucination d'un état interne maladif. Cela nécessite de savoir
maitriser, 'négativement' pourrait-on dire, le cours de ses pensées. Il faut pouvoir être capable de les
laisser divaguer, selon la technique déjà exposée de la dissipation.
Par ailleurs, si les liqueurs elles-mêmes, lorsqu'elles sont consommées en vue d'une guérison,
sont authentiquement de l'ordre de la médecine (puisqu'il s'agit d'absorber un élément exogène au
corps), le choix de la liqueur dans un contexte récréatif relève au contraire de l'art diététique. « Les
beuveries à la bière, observe Kant, sont davantage sujettes à s'enfermer dans le rêve, de même que,
souvent, elles ont quelque chose de grossier, tandis que celles qui recourent au vin sont joyeuses,
bruyantes et caractérisées par une faconde spirituelle »466. Un choix éclairé et judicieux dans ses
consommations d'alcool permet de maîtriser le cours de l'imagination ; si la bière « enferme dans le
rêve », c'est qu'elle suscite un autre rapport au réel, qui est le rapport du rêveur éveillé, qui finit par
faire « peu de cas des impressions des sens actuellement les plus pressantes »467. La bière modifie
le rapport de contraste entre nos intuitions imaginaires et réelles, elle amoindrit les secondes au
bénéfice des premières. En société, il s'agit donc, selon Kant, de préférer des alcools qui au
contraire renforceront la prise de l'homme sur son environnement immédiat : le sujet deviendra
joyeux et bruyant.
Certaines pratiques sont également désapprouvées par Kant, qui suscitent une absence du sujet
au monde qui l'entoure. La lecture de romans en fait partie. Le lecteur - ou, en l'occurrence, la
lectrice, puisque Kant suit ici le lieu commun de son temps selon lequel les femmes sont les plus
concernées par cette pratique – devient distrait et absent car il (elle) s'abandonne aux inventions
suscitées par la fiction. S'il n'y a rien là de proprement hallucinatoire, la lecture crée néanmoins une
disposition à celle-ci468. C'est idée de disposition est extrêmement importante : elle est le point
exact d'application de l'art diététique. Son objet est précisément de susciter des dispositions saines,
quoiqu'elles ne garantissent jamais que le trouble ne surgira pas. Tout le monde n'est pas égal
devant le risque de la fantasmagorie. Certains esprits sont plus sensibles que d'autres, et ceux-là
doivent donc redoubler de prudence dans leurs activités et leurs fréquentations. Certains ont une
disposition particulière à la contagion du délire ; un penchant mimétique particulier les rend
sensibles aux imaginaires détraqués – or, rappelons-nous que l'inclination mimétique était l'une des
causes principales, selon le Kant des Rêves, du tort que causait le visionnaire à la société. C'est
parce que le mystique rencontrait sur sa route des personnes disposées à adhérer à ses fantasmes, et
465
466
467
468
Ibid., 109
Anthropologie, AK, VII, 170
Rêves, AK, II, 343, p. 78
Anthropologie, AK, VII, 185 : « l'esprit se trouve ainsi disposé à la fantasmagorie ».
130
qui finissaient par voir elles aussi des soi-disants 'esprits', que le Schwärmer devenait un danger
pour la communauté des hommes. Les effets mimétiques, les contagions fiévreuses, doivent donc
être identifiées et maitrisées. On ne peut qu'y penser à la lecture des lignes suivantes :
« Les propos incohérents tenus sous l'effet de la fièvre, ou l'accès de fureur qui s'apparente à
l'épilepsie et que suscite parfois une forte imagination par contagion sympathique à la simple
vue d'un forcené (ce pourquoi il faut déconseiller aussi aux personnes nerveusement très
émotives d'étendre leur curiosité jusqu'aux cellules des malheureux) ne doivent pas être tenus,
dans la mesure où ils sont passagers, pour constituant des dérangements mentaux. »469
Le dérangé, c'est le « forcené » (le Schwärmer?). La personne qui est simplement victime de
« contagion sympathique » doit simplement être tenues à distance de lui : son trouble est mineur, il
ne fait signe vers aucune folie essentielle ; le délire est contextuel. Le détraqué, au contraire, est audelà de telles considérations. Ainsi Kant s'applique-t-il à distinguer les délires, comme nous l'avons
déjà souligné dans la section précédente, selon leur temporalité. Le caractère passager, éphémère de
l'hallucination peut porter à croire qu'il ne constitue pas un danger pour la société.
le retour au réel
Dans ses Confessions, Rousseau écrit : « Mon imagination prit un parti qui me sauva de moimême et calma ma naissante sensualité : ce fut de se nourrir de situations qui m'avaient intéressé
dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que
je devinsse un de ces personnages que j'imaginais, que je me visse toujours dans les positions les
plus agréables selon mes goûts, enfin que l'état fictif où je venais de me mettre me fit oublier mon
état réel, dont j'étais si mécontent. »470 Y a-t-il position pour éclairer plus clairement ce contre quoi
Kant souhaite lutter ? Cette complaisance à l'égard de son imagination, cette attitude qui consiste à
s'enfermer dans son rêve pour mieux nier le réel, tout cela n'est pour Kant qu'égoïsme logique et
déni de vie. Dans l'Anthropologie, Kant affirme explicitement qu'une telle attitude est clairement
propice à l'hallucination en bonne et due forme. Alors qu'il vient de qualifier les hallucinations de
maladies de l'esprit, il écrit :
« Souvent, intervient également ici le penchant à se maintenir dans un état d’esprit artificiel,
peut-être parce qu’on le considère pour salutaire et pour s’élevant bien au-delà de la bassesse
469
470
Ibid., 203
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, 1ere partie, livre I
131
des représentations sensibles, et à se duper par les intuitions qu’on a ainsi façonnées (rêver
lorsque l’on est éveillé) ».471
Le rêve éveillé, nous l'avons déjà souligné, n'est p a s l'hallucination ; le sujet ne croit pas
réellement en ses inventions. Ainsi, Rousseau a beau dire que son état fictif lui fait oublier son état
réel, il semble évident qu'il n'adhère pas à ses chimères sur un mode exactement identique à ses
perceptions réelles. Mais Kant nous dit que cet état d'esprit est favorable à l'apparition d'un délire
plus grave, celui de l'hallucination à proprement parler. Ici encore, tout est affaire de dispositions.
Voilà une idée que les Rêves d'un visionnaire, qui comparaient pourtant explicitement le rêve
éveillé et l'hallucination, n'avait pas exploré : le lien entre les deux phénomènes psychiques, non
plus sur le plan de la parenté phénoménale, mais de la succession chronologique. Le rêveur éveillé,
s'il n'y prête pas garde, pourrait bien devenir un authentique halluciné. L'hallucination ne serait
finalement que l'ultime étape d'un parcours tout entier orienté vers la négation du réel. Le rêveur
divague, il se détache un peu du monde mais garde un pied sur terre ; l'halluciné s'en émancipe.
C'est contre cette attitude que Kant prône un véritable retour au réel :
« Le penchant à se replier sur soi-même, avec les intuitions du sens interne qui en sont les
conséquences, ne peut être dominé que si l’on ramène l’individu au monde extérieur et, par là,
à l’ordre des choses qui s’offrent aux sens externes. »472
Qui est ce « on » qui ramène l'individu à la réalité ? Est-ce le philosophe ? Est-ce le médecin ?
Nous privilégions une réponse consistant, par fidélité à la prolifération des partages opérée par
Kant, à distinguer les cas. L'halluciné doit passer entre les mains du médecin. Mais le rêveur
occasionnel, l'homme du commun parfois tenté par l'échappée imaginaire au-delà du prosaïsme du
quotidien, doit pouvoir grâce à l'art diététique se sortir lui-même de ses divagations, à la manière
du Baron de Münchhausen qui s'extrait du marécage en se tirant lui-même par la ganse de sa botte.
Au détour d'un paragraphe consacré à la respiration à adopter pendant le sommeil, Kant fait une
remarque qui pourrait sembler anodine : il s'étonne de constater que certaines personnes arrivent,
avant de s'endormir, de décider de l'heure à laquelle ils vont se réveiller, par exemple de se réveiller
plus tôt que d'habitude s'ils ont prévu de partir en balade. Comment y arrivent-ils ? certainement en
entendant, même en étant endormis, les horloges de la ville 473. Technique fascinante, « habitude
louable » : il s'agit, alors même que l'on est plongé dans ses rêves, de garder contact avec la réalité ;
471
472
473
Anthropologie, AK, VII, 161
Ibid., AK VII 162
Conflit des facultés, AK, VII, 112 : « Dans le sommeil et le rêve aussi, il n’y a pas une absence complète de l’état
de veille, au point qu’il ne s’y même pas quelque attention à la condition de cet état ; ce que l’on peut aussi
conclure de ce fait que ceux qui se sont proposé le soir précédent de se lever plus tôt que d’ordinaire (par exemple,
pour aller se promener), s’éveillent aussi plus tôt ; effet, sans doute, des horloges de la ville qu’ils ont par
conséquent dû entendre dans leur sommeil et auxquelles ils ont dû faire attention. »
132
d'avoir comme une pensée de derrière, qui veille à ne pas faire sombrer le sujet dans une absence
totale au monde. Cela n'est, finalement, qu'une nouvelle manière de formuler la relative
bienveillance que Kant entretenait à l'égard du rêveur éveillé dans les Rêves d'un visionnaire : ce
rêveur qui certes, n'était pas de plain pied dans la réalité, mais qui ne faisait pas scandale tant qu'il
était capable de distinguer, au sein même de son rêve, l'au dehors et l'au dedans.
Conclusion de la Diététique
Certaines hallucinations, au sens large du terme, sont saines. Le rêve en est l'exemple
paradigmatique. Et parmi les hallucinations pathologiques, beaucoup ne sont pas du ressort de la
diététique – le visionnaire, comme le dit Kant, est un bon candidat à l'hôpital. Mais il y a un tiers
groupe : celui des divaguants, des vieux maniaques, des constructeurs de châteaux en Espagne, des
lectrices de romans. Il y a toutes celles et ceux qui, dans leurs petites fictions, se détachent un peu
du monde. Kant leur dit qu'ils risquent de basculer dans le délire, parce qu'en n'y prenant pas garde
leur imagination peut les emporter. Dans leur désintérêt pour la vie sensible, la vie dans le monde
commun des hommes, ces rêveurs éveillés sont les victimes idéales des occultistes exaltés.
Par une succession de distinctions, Kant quadrille le phénomène hallucinatoire : rationnel ou
sensible, volontaire ou involontaire, temporaire ou définitif... C'est par cette prolifération des
partages qu'il pourra identifier quelle est la place du philosophe dans cet inventaire des petites et
grandes fantaisies. Sa diététique est avant tout préventive ; elle est salutaire à l'homme ordinaire,
« ni fou ni sain », l'homme des Lumières qui pense par lui-même mais n'est pas à l'abris du délire
halluciné. Elle est ce petit ensemble de psychotechniques destinées à prémunir contre les tentations
occultes et l'enthousiasme à bon compte. Elle rend chacun, autant que possible, maître de ses
pensées ; et idéalement, elle éloigne de l'hôpital.
133
CONCLUSION
Au fond, en étudiant le rapport de Kant à l'hallucination, nous aurons croisé sur notre route trois
personnages : le visionnaire, le sceptique, le médecin.
Le visionnaire est celui qui, dans ses hallucinations, croit voir des esprits. Il interprète son délire
dans le sens d'une exceptionnelle sensibilité à l'au-delà. A partir de ces visions, il construit des
mondes occultes, il fantasme une transcendance sans fondement.
Le sceptique, par l'argument de l'hallucination, croit pouvoir mettre en doute la réalité du monde
sensible. Si les hallucinations sont en droit impossibles à discriminer des perceptions réelles, alors
pourquoi ne pas penser que notre vie n'est qu'illusion ? Le sceptique mobilise le phénomène
hallucinatoire comme un outil argumentatif.
Le médecin prend acte de l'anormalité pathologique de l'hallucination. Le secret des visions est
dans le corps ; dans le cerveau congestionné et les plis des intestins.
Voilà trois rapports à l'hallucination, que Kant a pu affronter, depuis l'Essai sur les maladies de
la tête jusqu'à son Anthropologie. Au centre, la Critique de la raison pure, qui propose ce que l'on
peut qualifier de théorie de la réalité objective, puisqu'elle en explore les principes et les conditions
de possibilité, complétée par une théorie de l'apparence transcendantale. Et ce n'est pas le moindre
des paradoxes que cet ouvrage majeur, contrairement à d'autres, n'aborde pourtant pas
l'hallucination de manière thématisée. Nous avons tenté de montrer que cela n'était pas le signe
d'une impossibilité théorique à intégrer le phénomène hallucinatoire dans le champ de la
philosophie transcendantale. Au contraire, confronter l'hallucination à la théorie kantienne de
l'objectivité nous a permis d'en éclairer certaines ambiguïtés et d'en mesurer la richesse. Nous
avons ainsi été amenés à étudier des profils méconnus de l'œuvre de Kant : le philosophe tenté par
134
le dogmatisme (théorie occulte des esprits dans les Rêves), l'empiriste (étude de l'imagination
reproductive), le diététicien (art de la maîtrise des pensées).
En produisant deux modèles d'intelligibilités de l'hallucination (modèle optico-physiologique
dans les Rêves, modèle psychologique dans les écrits critiques), Kant a proposé une compréhension
exhaustive du phénomène, qui rend compte à la fois de l'enchainement des représentations
hallucinées, et de la troublante impression d'extériorité qu'elles portent en elles. Sur le versant des
lois psychologiques, Kant s'inspire abondamment de ses lectures : Hume, Wolff, Baumgarten.
Quant au versant de la 'projection' des images en dehors de soi, c'est surtout à l'astronome Kepler
que Kant emprunte les idées de son modèle (auxquelles il faut ajouter la théorie physiologique du
cerveau congestionné). Nouvel étonnement : c'est certainement dans les complexités de sa théorie
optique de la convergence des rayons en dedans ou en dehors du cerveau, théorie qui pourrait
sembler fantaisiste, que Kant fait preuve de la plus grande originalité. Il développe une véritable
compréhension structurale des perceptions, selon laquelle le lieu attribué à chaque image est en
rapport à toutes les autres. Le sujet percevant élabore une cartographie mentale des objets de son
monde. Le rêve éveillé est identifié comme tel par contraste avec les perceptions véridiques ; c'est
parce que chaque intuition est en rapport avec les autres que le sujet peut faire la part des choses.
Ce sont ces modèles eux-mêmes qui suscitent l'advenue des personnages que nous avons
rencontrés. Le visionnaire propose une compréhension opposée des hallucinations, que le modèle
kantien ne peut contredire : en effet, que répondre à celui qui affirme que certes les hallucinations
sont des illusions, puisqu'elles sont spatialisées alors que les esprits sont, par nature, inétendues,
mais que ces hallucinations sont comme 'inspirées', qu'elles 'font signes', vers une réalité
transcendante ? Le sceptique, quant à lui, est l'envers du visionnaire : il affirme le caractère
absolument illusoire des hallucinations, justement pour pouvoir affirmer que notre vie entière est
peut-être de cet ordre. Enfin, le médecin prend acte de l'origine physiologique du trouble, et
propose de diriger le patient vers la purge. A ces personnages, nous avons vu que Kant oppose une
réponse en deux temps : le premier, argumentatif (réfutation de l'idéalisme, critères de distinction
de la réalité et de l'illusion), et le second, technico-pratique (diététique).
Concluons sur une observation, dont il est difficile de savoir si elle est révélatrice ou pas, mais
qui a au moins le mérite d'être spectaculaire. Dans un passage de l'Anthropologie, Kant donne un
exemple trié sur le volet de ce qu'il appelle un « dérangement mental » (Verrücktheit) : « un homme
qui voit en plein jour, sur sa table, brûler une lumière que pourtant une autre personne, à ses côtés,
ne perçoit pas »474. Cas typique d'hallucination, que Kant juge sévèrement comme étant le signe
d'une folie, d'un dérangement, à mettre sur le même plan que le fait d'entendre des voix (c'est
474
Anthropologie, AK, VII, 219
135
d'ailleurs un second exemple, qu'il donne juste après). Et voilà que dans le texte Du pouvoir du
mental, publié à la même période, en 1798, l'un des tous derniers textes du philosophe (puisque
l'Anthropologie est surtout un recueil de cours), Kant, au dernier mot de la dernière phrase, ajoute
une note, qui à notre connaissance n'a jamais attiré l'attention des commentateurs. Permettons-nous
de la citer dans sa longueur, pour elle-même.
« J'ai fait l'expérience d'un accident maladif des yeux (non pas à proprement parler une
maladie des yeux) qui m'a affecté pour la première fois vers la quarantaine ; et plus tard
de temps à autre, à quelques années d'intervalle, mais c'est à présent le cas plusieurs fois
par an. Le phénomène consiste en ceci : sur la feuille que je lis, d'un coup, tous les
caractères se brouillent, et s'estompent à cause d'une espèce de luminosité qui les gagne,
jusqu'à les rendre pour illisibles... Je vins par hasard, alors que ce phénomène se
produisait, à fermer les yeux, et même, pour mieux occulter la lumière extérieure, à y
poser la main, et je vis alors une figure d'une blanche clarté, comme tracée sur une feuille
par du phosphore dans l'obscurité, similaire au dernier quartier de lune tel qu'on le
représente dans le calendrier, avec cependant le bord convexe découpé. Il perdit
progressivement de sa luminosité, et disparut dans l'intervalle de temps susdit. Je
voudrais bien savoir si d'autres ont eux aussi fait cette observation, et comment on peut
expliquer ce phénomène, qui ne devrait pas avoir son siège dans les yeux – puisque cette
image ne suit pas leur mouvement lorsqu'ils bougent et qu'on la voit toujours à la même
place. »475
Lui aussi, le vieux sage de Königsberg, finalement, voyait des chimères.
475
AK, VII, 115, note
136
BIBLIOGRAPHIE
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Guillermit, Vrin, 1986
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140
TABLE DES MATIERES
note bibliographie……………………………………………………………………………… 2
remerciements …………………………………………………………………………………. 3
INTRODUCTION ……………………………………………………………………………... 4
APORETIQUE ………………………………………………………………………………… 19
requalification des visions mystiques : l'apparition de la thématique de l'hallucination ………. 20
structure du texte …………………….……………….……………….……………….………... 21
les enjeux de notre lecture des Rêves .……………….….……………….….……………….….. 22
I – L'interprétation mystique proposée par Kant : entre spiritualisme et illusion
pathologique …………………………………………………………………………………… 24
II – Le modèle optico-physiologique, pour remplacer l'interprétation mystique …………. 28
le problème de la distinction entre les rêves éveillés et les hallucinations ……………………... 28
explication des rêves éveillés : compréhension structurale & abandon du paradigme wolffien
de la clarté ……………………………………………………………………………………… 29
théorie des perceptions effectives selon un modèle optique …………...…...…...…...…...…….. 31
application de ce modèle optique de la perception au phénomène du rêve éveillé …………….. 34
la compréhension physiologique de l'hallucination, qui vient s'ajouter au modèle optique de la
perception réelle ……………...……………...……………...……………...…………………... 35
141
remarques sur ce nouveau modèle hallucinatoire ...…………….....…………….....…………... 37
III – L'aporie de l'hallucination……………………………………………………………….. 39
la force de l'hallucination ……………...…………………………...…………………………... 40
l'inclination mimétique ……………...…………………………...…………………………...…. 41
l'espérance en l'avenir ……………...…………………………...…………………………...…. 42
portrait fasciné de l'ennemi : le visionnaire comme bâtisseur en l'air (Luftbaumeister) et
comme exalté (Schwärmer) ……………...…………………………...…………………………. 43
le danger de l'hallucination au cœur de la composition du texte et du style kantien …………... 46
Conclusion de l'Aporétique - Pérennité du lexique et abandon apparent de la
problématique : vers la Critique ……………………………………………………………… 49
ANALYTIQUE ………………………………………………………………………………… 52
I – Hallucination & imagination reproductrice : un modèle psychologique ………………. 53
la reproduction des sensations ……………...…………………………...……………………… 54
l'« organe » du sens interne ……………...…………………………...………………………… 57
précisions sur la faculté d'imagination ……………...…………………………...……………... 59
la psychologie est-elle une science ? ……………...…………………………...……………….. 62
les lois de l'imagination reproductrice ……………...…………………………...……………… 64
II. L'hallucination est-elle catégorisée ? ……………………………………………………… 69
l'hallucination doit être catégorisée (ou le spectre du moi bigarré) ……………...…………….. 73
réponse à la première difficulté ……………...…………………………...…………………….. 77
réponse à la seconde difficulté ……………...…………………………...……………………… 81
III – Hallucination & scepticisme …………………………………………………………….. 83
fictions non discriminables, inconscientes et involontaires ……………...……………………... 83
les trois scepticismes ……………...…………………………...…………………………...…… 85
le sceptique total fort ……………...…………………………...…………………………...…... 88
a. portrait du sceptique total fort ……………...…………………………...……………………. 89
b. l'argument kantien ……………...…………………………...…………………………...…… 93
c. remarques ……………...…………………………...…………………………...……………. 95
le sceptique total faible ……………...…………………………...…………………………...… 96
le sceptique partiel ……………...…………………………...…………………………...……... 98
a. premier critère : le respect des lois empiriques physiques ……………...……………………. 99
b. second critère : la ''phénoménalité'' de l'imaginaire ……………...…………………………... 101
c. troisième critère : l'intersubjectivité ……………...…………………………...……………… 103
Conclusion de l'Analytique…………………………………………………………………….. 106
142
DIETETIQUE …………………………………………………………………………………. 110
I - Des partages ………………………………………………………………………………… 112
le pathologique et le sain ……………...…………………………...…………………………… 115
le volontaire et l'involontaire ……………...…………………………...……………………….. 119
le temporaire et le définitif ……………...…………………………...………………………….. 120
l'ici et l'au-delà ……………...…………………………...…………………………...………… 121
le philosophe et le médecin ……………...…………………………...…………………………. 122
II – Le régime de l'esprit ……………………………………………………………………… 125
la diététique, art préventif ……………...…………………………...…………………………... 125
distraction, dissipation ……………...…………………………...…………………………...…. 128
les attitudes néfastes ……………...…………………………...…………………………...…… 129
le retour au réel ……………...…………………………...…………………………...………... 131
Conclusion de la Diététique …………………………………………………………………… 133
CONCLUSION ………………………………………………………………………………... 134
BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………………….. 137
TABLE DES MATIERES …………………………………………………………………….. 141
143