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La Justice Comme Composante D'Un Projet Rationnel De Vie

2003, unesco.chairephilo.uqam.ca

Avec la Théorie de la justice de 1971, Rawls établit, conformément au projet libéral, la priorité de la justice sur le bien. Néanmoins l'interprétation rawlsienne de l'articulation, entendue comme une convergence, du bien et du juste permet de concevoir une ...

Rawls. La justice comme composante d’un projet rationnel de vie Caroline Guibet Lafaye To cite this version: Caroline Guibet Lafaye. Rawls. La justice comme composante d’un projet rationnel de vie. 2003. <hal-00382578> HAL Id: hal-00382578 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00382578 Submitted on 12 May 2009 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Caroline GUIBET LAFAYE RAWLS LA JUSTICE COMME COMPOSANTE D’UN PROJET RATIONNEL DE VIE Texte préparatoire à l’ouvrage Justice et vie bonne. De la justice comme composante de la vie bonne. PUL, 2005. RAWLS ET LA JUSTICE COMME COMPOSANTE D’UN PROJET DE VIE RATIONNEL Avec la Théorie de la justice de 1971, Rawls établit, conformément au projet libéral, la priorité de la justice sur le bien. Néanmoins l’interprétation rawlsienne de l’articulation, entendue comme une convergence, du bien et du juste permet de concevoir une intégration de la justice au titre de composante du bien de l’individu, offrant par là une solution anticipée au dilemme formulé par Ronald Dworkin, dans l’article de 1989 consacré à la « Communauté libérale ». R. Dworkin suggère que si la valeur réfléchie d’une vie est diminuée par le fait de ne pas agir selon ce qu’exige la justice, elle l’est en ignorant l’injustice dans sa propre communauté politique. Ainsi nous voudrions comprendre comment les fins et les intérêts d’autrui peuvent être intégrés dans ceux que se propose un individu, en particulier à partir de la considération, immanente au choix et à l’agir individuels, de ce à quoi l’individu accorde de la valeur, qu’il s’agisse de la liberté ou d’autres droits. Il s’agit de déterminer, dans quelle mesure, un individu peut avoir un intérêt personnel à promouvoir, pour lui-même et pour autrui, au plan personnel et institutionnel, la justice dans sa communauté. De façon générale, notre agir s’inscrit dans un dilemme formé par la conjonction de deux idéaux éthiques. Relativement à notre vie privée, nous croyons que nous avons des responsabilités particulières envers ceux avec qui nous avons des relations spéciales : nous-mêmes, notre famille, nos amis et collègues. Nous dépensons plus de temps et de ressources pour eux que pour n’importe qui d’autre, et nous pensons que cela est juste et qu’une personne qui montrerait une sollicitude égale pour tous les membres de sa communauté politique, y compris dans sa vie privée, serait anormal. Par ailleurs, un second idéal domine notre vie politique, conformément à l’idée que le citoyen juste, dans sa vie politique, est attaché et attentif à l’égalité de sollicitude envers tous, c’est-à-dire à un traitement de tous les citoyens comme des égaux. Il vote et œuvre en faveur de politiques, qui lui semblent traiter tous les citoyens comme égaux. Dans le cadre de cette vie politique, il ne montre pas plus de sollicitude pour lui-même et sa propre famille que pour les autres membres de sa communauté. Autrement formulé, chacun de nous s’attache, avant tout et d’un point de vue personnel, à ses intérêts, à ses projets et à ses engagements, mais cet attachement se trouve restreint par le point de vue impersonnel. Celui-ci s’exprime, en premier lieu, par l’égale importance objective que nous accordons au sort de tous et, en second lieu, dans la reconnaissance de l’importance particulière donnée, par chaque personne, à son propre point de vue et au caractère raisonnable d’une certaine partialité naturelle. Dans cette mesure, il apparaît que nous sommes simultanément partiaux à l’égard de nous-mêmes, impartiaux entre tous et respectueux de la partialité de tous1. Pourtant la Théorie de la justice permet de mettre en évidence une compatibilité, nommée par Rawls « congruence », entre le juste et le bien, dans le cas particulier où le projet de vie de l’individu est gouverné par le désir d’agir justement, ce désir faisant alors partie de son bien. L’intégration de la justice au bien individuel est complète et effective, lorsque le désir d’agir justement gouverne la vie de l’individu. Il s’agit donc de comprendre comment le sens de la 1 Voir T. Nagel, Egalité et partialité, Paris, PUF, 1991, p. 40. 2 justice peut gouverner la conduite des individus et en quel sens l’adoption du point de vue de la justice est compatible avec le bien de chacun. Le bien, au principe de la justice. Théorie étroite et théorie complète du bien. Bien que la Théorie de la justice soit fondatrice de la priorité du juste sur le bien, la théorie du bien s’avère principielle, dans l’élaboration constitutive de la théorie de la justice comme équité. La théorie de la justice suppose, sans préjuger du genre de personnes que les hommes choisiront d’être, une théorie du bien, en ce sens que les partenaires, dans le cadre d’un projet rationnel de vie, désirent une certaine classe de biens, pouvant inclure les fins les plus variées. La théorie étroite du bien, c’est-à-dire la théorie du bien « limitée à l’essentiel »1, a pour « but […] de garantir les prémisses nécessaires concernant les biens premiers pour arriver aux principes de la justice »2. Une théorie du bien est donc mise en œuvre par Rawls, pour fonder les principes de la justice 3. En effet, la motivation des partenaires, dans la position originelle à partir de laquelle sont établis les principes de la justice, suppose et repose sur une notion du bien4. Plus précisément, on suppose que, dans la position originelle, d’une part, les individus reconnaissent la conception du bien, selon laquelle il est rationnel de désirer les biens dits premiers, quels que soient nos autres désirs, puisqu’ils sont généralement nécessaires pour réaliser un projet rationnel de vie, et, d’autre part, qu’ils prennent pour acquis le désir d’avoir plus de liberté, de possibilités et plus de moyens, pour réaliser leurs fins. La théorie du bien permet donc de préciser l’indice du bien-être et les attentes des individus représentatifs, en termes de biens premiers5, et d’expliquer ainsi pourquoi la liberté et les possibilités, les revenus et la richesse, et, par-dessus tout, le respect de soi-même, sont des biens premiers6. Ces biens sont ceux dont les individus ont besoin, en général, en une part plus grande, afin d’atteindre leurs objectifs. Toutes choses égales par ailleurs, les individus préfèrent une liberté et des possibilités plus grandes, ainsi qu’une part plus grande des richesses et des revenus. Sachant que des individus rationnels, quels que soient leurs autres désirs, veulent certains biens, au titre de conditions préalables à la réalisation – voire à la conception  de leurs projets de vie, les conceptions disponibles de la justice sont évaluées, dans la position originelle, à partir du désir, éprouvé par chaque individu, d’obtenir le plus de biens premiers possibles, en termes de liberté, de possibilités et de moyens nécessaires, pour réaliser ses fins, et en termes, enfin, de 1 Théorie de la justice, § 60, Paris, Seuil, 1997, p. 438. Théorie de la justice, § 60, p. 438. 3 « Cette théorie [la théorie étroite du bien] est nécessaire pour défendre les prémisses indispensables afin d’arriver aux principes de la justice » (Théorie de la justice, § 60, p. 439). La théorie étroite du bien est également mise en œuvre par Rawls pour défendre la théorie de la justice comme équité contre plusieurs objections. Pourtant et en dépit de ce rôle fondateur, Rawls parvient à préserver la priorité de la justice. 4 Théorie de la justice, § 60, p. 438. 5 Au même titre que les faits généraux concernant les désirs et les talents humains, leurs phases caractéristiques et leurs conditions de développement, et par le principe aristotélicien et les nécessités de l’interdépendance sociale. Cette théorie sert, en outre, à identifier les membres de la société les plus défavorisés (Théorie de la justice, § 60, p. 439). 6 Le respect de soi-même étant le premier de ces biens premiers. 2 3 respect de soi-même. La théorie étroite du bien permet donc d’expliquer la préférence rationnelle des individus, pour les biens premiers, et de préciser la notion de rationalité, motivant le choix des principes, dans la position originelle. De façon plus fondamentale encore, la théorie étroite du bien est le point de départ conduisant aux principes de la justice, dont elle établit la validité. En effet, la théorie étroite du bien est première, car on ne peut utiliser les contraintes des principes de la justice, pour dresser la liste des biens premiers, appartenant à la description de la situation initiale, puisque cette liste est l’une des prémisses, dont le choix des principes du juste est dérivé. Force est d’admettre que la liste des biens premiers peut être expliquée, par la conception du bien comme rationalité, sans qu’il ne soit jamais possible, dans son établissement, de recourir aux exigences de la justice. Celles-ci ne peuvent intervenir que dans les applications ultérieures de la définition du bien, lorsque la certitude est acquise que la liste des biens premiers a été dressée de manière satisfaisante. Ce n’est qu’une fois déduits les principes de la justice, que la doctrine du contrat impose certaines limites à la conception du bien1, ces limites découlant de la priorité de la justice sur l’efficacité, et de la priorité de la liberté sur les avantages socio-économiques (en supposant un ordre lexical). Bien que la théorie étroite du bien conduise aux principes de la justice, la priorité du juste est préservée, dans le cadre d’une société bien ordonnée, puisque les conceptions que les citoyens se font de leur bien sont conformes aux principes du juste, reconnus publiquement, et incluent certains biens premiers2. Le bien d’une personne est alors déterminé par ce qui est, pour elle, le projet de vie le plus rationnel, dans un contexte relativement favorable3. Le concept du bien ici mis en œuvre a un sens relativement étroit, et est second, relativement, au juste, en ce sens que quelque chose n’est bon que s’il s’accorde avec des formes de vie, compatibles avec les principes de la justice déjà posés. A cette étape du raisonnement, la priorité du juste est entière, et le renvoi réciproque du bien au juste et du juste au bien est évité, par la distinction entre théorie étroite et théorie complète du bien. La théorie complète du bien est convoquée par Rawls, pour envisager la question des valeurs sociales et la stabilité d’une conception de la justice. La première suppose une théorie, expliquant ce qu’est le bien dans les actions et, en particulier, le bien qui résulte de ce que chacun agit volontairement, selon la conception publique de la justice, pour renforcer les institutions sociales. La théorie complète du bien est également utile, pour comprendre les processus par lesquels le sens de la justice et les sentiments moraux sont acquis, aussi bien que pour expliquer pourquoi les actions collectives d’une société juste sont en même temps bonnes. La théorie de la justice exige donc une compréhension développée du bien, permettant de donner un contenu à la notion de valeur morale des personnes et de définir les actes altruistes ou surérogatoires, à partir desquels une intégration de la justice, comme composante du bien-être individuel, peut être pensée. Toutefois les principes de la justice ont également un rôle à jouer dans la définition de concepts moraux, tels que la valeur et les vertus morales, où la notion du bien est à l’œuvre. Même les 1 Théorie de la justice, § 41, p. 302. Voir Théorie de la justice, § 15. Rawls rappelle qu’il a « supposé en premier lieu que les projets rationnels de vie obéissent aux contraintes du juste et de la justice (comme le stipule la théorie complète du bien) (Théorie de la justice, § 83, p. 592-593). 3 Dans la mesure où nous avons tendance à aimer ceux qui manifestement nous aiment et qui nous veulent clairement du bien, il est manifeste que notre bien ne comprend pas seulement des biens premiers, mais aussi des fins. 2 4 projets rationnels de vie, à partir desquels peut être établi ce qui est bon pour l’homme  autrement dit, les valeurs de la vie humaine , sont soumis aux principes de la justice. Reste à déterminer ce que J. Rawls entend par le concept de bien. Une théorie descriptive du bien. La détermination rawlsienne du bien s’inscrit dans une tradition philosophique ouverte par Aristote, Saint Thomas et Kant. Elle emprunte, pour ce qui est des analyses récentes, certaines conclusions établies par W. D. Ross1. Ainsi J. Rawls part de la proposition selon laquelle en premier lieu, « A est un bon X si, et seulement si, A possède les propriétés (à un plus haut degré que le X moyen ou standard) qu’il est rationnel de souhaiter dans un X, étant donné ce à quoi servent les X, ou ce qu’on attend d’eux, et ainsi de suite (on emploiera la formule qui convient le mieux) ; deuxièmement, A est un bon X pour K (K est un individu quelconque) si, et seulement si, A a les propriétés qu’il est rationnel pour K de vouloir dans un X, étant donné le contexte où se trouve K, ses capacités et son projet de vie (son système de fins) et donc étant donné ce qu’il veut faire de X ; troisièmement, on part de la deuxième étape, mais en ajoutant la clause que le projet de vie de K, ou la partie qui concerne le cas présent, est lui-même rationnel »2. Cette détermination du bien ne comporte pas de formule générale. Elle ne se précise qu’en référence au contexte. Plus précisément – et du point de vue rawlsien – une théorie descriptive du bien doit respecter le fait que, malgré les variations de critère d’un objet à l’autre, le terme « bien » a un sens (ou une signification) constant, qui, du point de vue philosophique, est du même ordre que des prédicats généralement considérés comme descriptifs3. Ce sens constant permet de comprendre pourquoi et comment les critères d’évaluation varient d’une catégorie d’objets à l’autre. Ces critères dépendent de la nature des objets en question et de l’expérience qu’on en a. On comprend alors pourquoi nous disons que certaines choses sont bonnes, sans approfondir, à la seule condition de supposer un certain arrière-plan ou de prendre pour acquis un contexte particulier4. La théorie descriptive du bien souligne enfin que la signification descriptive constante du terme « bien »  et des expressions qui lui sont liées  rend compte de son utilisation, quand celle-ci est correcte, pour approuver, conseiller et ainsi de suite 5 . Par conséquent, Rawls peut conclure qu’il n’est pas nécessaire d’attribuer à « bien » une signification spéciale, qui ne serait pas déjà expliquée par son sens descriptif constant et par la théorie générale des actes de langage6. 1 Voir W.D. Ross, The Right and the Good, p. 67. Théorie de la justice, § 61, p. 442. 3 Ainsi, on doit pouvoir déterminer si la liberté et les possibilités de réalisation qu’elle offre, tout de même que le sens de notre propre valeur, sont des biens pour nous, en ce sens. 4 Les jugements de valeur de base expriment ainsi les points de vue des individus avec leurs intérêts, leurs aptitudes et leur contexte (p. 442). 5 Théorie de la justice, § 61, p. 444. 6 L’utilisation pertinente du terme « bien » (et des expressions qui lui sont liées) dans les conseils et les recommandations s’explique par ce sens constant et par une théorie générale de la signification. Celle-ci doit comporter, conformément aux suggestions faites par Austin, une analyse des actes de langage (speech acts) et des valeurs illocutoires. Voir J. L. Austin, How to Do Things with Words (Oxford, The Clarendon Press, 1962), en particulier p. 99-109, 113-116, 145 sq. (trad. française de Gilles Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Ed. du Seuil, 1970). 2 5 Or la définition rawlsienne du bien par la rationalité consiste, précisément, en une telle théorie descriptive. « Bon » ou « bien » ont le sens constant d’avoir les propriétés qu’il est rationnel de rechercher, dans des objets de cette sorte. S’y ajoutent des éléments supplémentaires, en fonction du cas particulier1. On peut alors se représenter le sens de « bon » comme étant analogue au signe d’une fonction (function sign) 2 , la définition du bien attribuant à chaque classe d’objets un ensemble de propriétés, qui permettent d’évaluer les objets de cette classe, c’est-à-dire les propriétés qu’il est rationnel de rechercher dans des objets de cette classe. Néanmoins la signification descriptive de « bon » n’est pas simplement faite d’une famille de listes de propriétés, d’une liste pour chaque sorte d’objets, en fonction des conventions et des préférences. Comprendre pourquoi le mot « bon » (et les termes apparentés) est employé, dans certains actes de langage, est une partie de la compréhension de ce sens constant3. Par conséquent les listes de propriétés sont constituées, à partir de ce qu’il est rationnel de rechercher, dans différentes sortes d’objets. La théorie descriptive du bien, esquissée par Rawls, s’avère pertinente quant à l’interprétation des projets de vie. Rawls s’appuie sur la définition de J. Royce – qui va jouer un rôle central dans l’intégration de la justice, dans la conception individuelle de la vie bonne –, selon laquelle un individu exprime ce qu’il est, en décrivant ses objectifs, ce qu’il a l’intention de faire dans sa vie4. Le projet rationnel d’une personne détermine son bien. Il représente le point de vue de base, à partir duquel tous les jugements de valeur, concernant une personne en particulier, doivent être faits et rendus finalement cohérents, en ce sens qu’une personne est heureuse quand elle est en train de réaliser, avec (plus ou moins de) succès, un projet rationnel de vie, conçu dans des conditions (plus ou moins) favorables, et quand elle a relativement confiance dans les possibilités d’atteindre ses objectifs5. Lorsque ce projet de vie est rationnel, le bien apparent et le bien réel de la personne coïncident. Or le projet de vie d’une personne est rationnel si, et seulement si, ce projet est compatible avec les principes du choix rationnel  appliqués à tous les éléments pertinents d’une situation donnée , et s’il est, parmi tous les projets compatibles avec les principes de calcul et les autres principes établis du choix rationnel, celui qui serait choisi, sur la base d’une délibération entièrement rationnelle, c’est-à-dire avec une pleine conscience des faits pertinents et après un examen soigneux des conséquences6. De la sorte, Rawls substitue au concept de rationalité les principes du choix rationnels, dont il propose une énumération dans la section 63 de la Théorie de Rawls fait référence à la théorie des actes de langage, dans une perspective non substantialiste. Avoir recours, pour définir le bien, à la façon dont on use du terme « bien » permet d’éviter de lui donner un contenu substantiel. On saisit le sens constant qu’il a, le sens qu’on lui donne, lorsque l’on utilise ce terme, mais on ne dit pas en quoi il consiste. 1 Cette définition permet de comprendre que les critères d’évaluation diffèrent selon les sortes d’objets. 2 Rawls fait ici référence à P. T. Geach, « Good and Evil », Analysis, vol. 17 (1956), p. 37 sq. 3 Ainsi l’analyse du bien comme rationalité explique pourquoi le terme « bon » ou « bien » apparaît dans les énoncés de conseils et dans des remarques d’approbation et de louange. 4 Voir J. Royce, The Philosophy of Loyalty, 4è conférence, sec. 4. 5 Théorie de la justice, § 63, p. 450. 6 Théorie de la justice, § 64, p. 458. Le rôle de la délibération, dans la détermination du bien de l’individu, est aussi mis en évidence par Sidgwick, qui définit le bien d’un individu comme étant la composition hypothétique des forces le poussant à agir, et résultant d’une délibération réfléchie soumise à certaines conditions (voir The Methods of Ethics, 7è éd., Londres, Macmillan, 1907, p. 111 et sq.). 6 la justice 1 . Notre bien se trouve alors déterminé par le projet de vie qu’une délibération pleinement rationnelle nous conseillerait d’adopter, si le futur était prévisible avec précision et correctement anticipé par l’imagination. Ainsi défini  et conformément à une pensée libérale – le bien est conçu, par Rawls, comme étant purement formel. Cette définition purement formelle du bien se contente d’établir que le bien d’une personne est déterminé par le projet rationnel de vie qu’elle choisirait, sur la base d’une délibération rationnelle, parmi la classe maximale des projets2. Le but premier de la théorie du bien comme rationalité est donc de fournir un critère, pour évaluer le bien d’une personne, ce critère se trouvant essentiellement défini, en référence au projet rationnel de vie, qui serait choisi, sur la base d’une délibération entièrement rationnelle3. Le bien comme rationalité. La définition du bien, en tant qu’elle est formelle et renvoie simplement à une théorie de la rationalité, est moralement neutre. En ce sens, lorsque l’on dit que quelque chose est bon ou mauvais, cet énoncé ne comporte rien de nécessairement juste (right), ou de moralement correct. Une fois que les principes de la justice ont été choisis, il n’y a pas besoin – dans le cadre de la théorie complète – de fournir une analyse du bien, qui force l’unanimité sur tous les critères du choix rationnel4. La détermination du bien comme rationalité – ou théorie complète du bien  est mise en œuvre par Rawls, dans l’analyse de la valeur morale, pour concevoir, en particulier, les concepts de « personne bonne » et de société bonne, à partir desquels une intégration du souci de la justice au bien peut être pensée. Alors que la théorie étroite du bien ne doit être utilisée que comme une partie de la description de la position originelle, dont dérivent les principes du droit et de la justice, la théorie de la justice se voit reliée à la théorie du bien, dans la théorie complète5. Pour que le concept du bien comme rationalité vaille pour la notion de la valeur morale, il faudra démontrer que les vertus sont les propriétés qu’il est rationnel, pour chacun, de souhaiter chez autrui et réciproquement6. Or la référence à une théorie des vertus, lorsque, par exemple, l’on veut définir un bon père, un 1 Voir Théorie de la justice, § 63, p. 452. Les principes du choix rationnels permettent d’identifier les caractères pertinents dans la situation d’une personne, ainsi que les conditions générales de la vie humaine auxquels les projets doivent être adaptés. Or nous verrons que le désir de respecter la conception publique de la justice, qui dirige le projet de vie d’un individu, s’accorde avec les principes du choix rationnel. 2 Théorie de la justice, § 65, p. 465. Cette définition du bien ne permet de conclure que très peu de choses quant au contenu d’un projet rationnel ou des activités particulières qu’il comporte. Toutefois on peut dire que les intérêts et les objectifs d’une personne sont rationnels si, et seulement si, c’est son propre projet rationnel qui les prévoit et les encourage. Voir Théorie de la justice, § 64, p. 462. 3 La notion de délibération rationnelle est examinée par Rawls à la section 64 de la Théorie de la justice. 4 Théorie de la justice, § 68, p. 487. Le cas échéant, la liberté de choix, que la théorie de la justice comme équité garantit aux individus et aux groupes, dans le contexte d’institutions justes, serait contredite. 5 La façon dont une doctrine éthique relie et articule les concepts du bien et du juste, qui ici permettent d’expliquer la valeur morale, est déterminante quant à sa structure. Par là, se révèleront les traits caractéristiques de la théorie de la justice comme équité. 6 Théorie de la justice, § 61, p. 445. Voir aussi, sur ce point, W. D. Ross, The Right and the Good, p. 67. Une doctrine quelque peu différente est exposée par A. E. Duncan-Jones, « Good Things and Good Thieves », Analysis, vol. 27 (1966), p. 113-118. 7 bon ami ou un bon associé, présuppose les principes du juste1. Ainsi concernant de nombreux rôles et emplois, les principes moraux jouent un rôle, dans l’appréciation des propriétés souhaitées. L’élucidation du concept et de la valeur de ce que Rawls appelle la « personne bonne » constitue une étape, relative au point de vue de l’individu, dans la résolution de la question qui nous occupe, car la personne bonne est celle qui inclut, dans son projet rationnel de vie, la considération d’autrui et de ses intérêts. Une personne bonne est celle qui possède, à un degré supérieur à la moyenne, les qualités que recherchent, de manière rationnelle, les citoyens les uns chez les autres. Dans la mesure où l’extension de cette définition du bien, au cas de la valeur morale, est rendue possible par le recours aux principes de la justice, l’articulation entre bien et justice se trouve reformulée. Ainsi la théorie de la justice comme équité, autrement dit, le fait que les principes de la justice sont ceux qui seraient l’objet d’un accord, entre personnes rationnelles, dans une situation originelle d’égalité, prépare la voie à l’extension de la définition du bien aux problèmes du bien moral2. L’élaboration de la conception du bien moral exige donc d’introduire les principes du juste et de la justice. La conception de la justice joue alors un rôle dans l’analyse des vertus, en permettant de définir les sentiments moraux et de les distinguer des atouts naturels3. Des vertus, comme l’intelligence et l’imagination, la force et l’endurance par exemple, sont nécessaires à une conduite juste. Un rapport réciproque entre la justice, entendue comme conduite juste, les principes de la justice, et les sentiments moraux s’esquisse 4 . Plus précisément, la théorie rawlsienne de la justice conduit à et fonde une théorie des sentiments moraux, laquelle se déduit de l’articulation entre une détermination formelle du bien, d’une part, des principes de la justice, d’autre part, et enfin de l’exigence de donner un contenu aux valeurs morales. La valeur morale des personnes. Le concept de personne bonne. L’idée du bien comme rationalité a été appliquée, au cours de la tradition philosophique, aux cas d’objets fabriqués, de rôles ou de valeurs non morales, telles que l’amitié et l’affection, la recherche du savoir et l’amour du beau. Or Rawls s’efforce d’étendre la validité de la théorie du 1 Il est indispensable du point de vue d’une théorie libérale qu’il en soit ainsi, car la priorité des principes de la justice peut être ainsi réaffirmée. 2 Théorie de la justice, § 66, p. 478 3 Les vertus sont conçues, par Rawls, comme des sentiments et des habitudes, qui nous conduisent à agir selon certains principes du juste. Les atouts naturels, en revanche, sont des capacités naturelles, développées grâce à l’éducation et à l’entraînement, s’exerçant souvent en fonction de certains critères caractéristiques, intellectuels ou autres, qui permettent de les mesurer approximativement (voir Théorie de la justice, § 66, p. 476-477). 4 Nous verrons que Rawls, dans la Théorie de la justice, développe une théorie morale, une théorie des vertus morales, élaborée dans le cadre d’une doctrine libérale non téléologique. Une première étape consiste dans la détermination du bien à partir des actes de langage et des usages courants du terme dans la langue. Il suffit, dans cette perspective, pour penser et définir le bien, de faire référence aux contextes de son utilisation. Un deuxième élément est donné (voir infra) dans et par la réduction de la dimension substantialiste de la théorie des vertus morales, Rawls interprétant le fait d’agir justement comme celui d’exprimer sa nature d’être moral rationnel, sa personne. 8 bien comme rationalité aux personnes et aux sociétés. La principale objection que pourrait soulever la théorie du bien comme rationalité serait qu’elle ne puisse pas s’appliquer au cas de la valeur morale. Ainsi lorsque l’on qualifie une personne de bonne – parce qu’elle est altruiste ou juste –, il semble que l’on fait référence à un autre concept du bien1. Pourtant, Rawls va montrer que la théorie complète du bien comme rationalité, une fois établis les principes du droit et de la justice, permet d’analyser ces jugements. L’élaboration du concept de personne bonne constitue un moment central dans la résolution de la question de départ, car elle est précisément celle qui réalise une intégration du juste dans une conception individuelle du bien. On parle de personne bonne, lorsqu’un individu possède, à un degré supérieur, à la moyenne les qualités que recherchent, de manière rationnelle, les citoyens les uns chez les autres. Si l’on considère que la notion de personne bonne exige un jugement d’ensemble, on peut dire qu’une personne bonne est celle qui remplit correctement ses différents rôles, en particulier ceux considérés comme les plus importants. Enfin, on peut supposer qu’il existe des qualités qu’il est rationnel de rechercher chez les individus, quand on les considère dans n’importe quel rôle social. Une personne bonne est donc celle qui possède, à un degré supérieur à la moyenne, ces qualités à base générale  dont il faut encore donner une définition  qu’il est rationnel de souhaiter trouver les uns chez les autres2. Le concept de personne bonne, comme figure et solution au dilemme formulé par Dworkin, est à comparer à la figure, à l’idéal type du « libéral intégré », décrit par ce dernier dans « La communauté libérale ». Alors que la notion de personne bonne est pensée par Rawls à partir des qualités – et par conséquent de l’idée d’une nature  qu’il est rationnel de chercher et de souhaiter, dans un individu, la figure du « libéral intégré » coïncide avec une attitude politique, telle que l’individu choisit de ne pas dissocier sa vie privée de la vie – définie par des actes politiques formels  de sa communauté. Afin de cerner et de préciser ce concept de « personne bonne », il faut déterminer le point de vue à partir duquel les qualités à base générale, qu’il est rationnel de souhaiter trouver dans une personne, sont l’objet d’une préférence rationnelle, tout de même qu’il faut identifier les hypothèses sur lesquelles cette préférence est fondée. Parmi ces qualités, se trouvent les vertus morales fondamentales, c’est-à-dire le désir sérieux et habituellement efficace d’agir selon les principes de base du juste, au moins dans le cadre d’une société bien ordonnée3. Dans une telle structure4, au sein de laquelle la conception publique de la justice a acquis une certaine stabilité, les individus ont, en général, le sens de la justice nécessaire et le désir de défendre leurs institutions. Toutefois il n’est rationnel, pour chacun, d’agir conformément aux principes de la 1 Voir C. A. Campbell, « Moral and Non-Moral Values » et R. M. Hare, « Geach on Good and Evil », Analysis, vol. 18 (1957). 2 Théorie de la justice, § 66, p. 475. 3 Cette détermination est également présente dans le portrait que Dworkin dresse du « libéral intégré ». Elle pose toutefois la question de la distinction entre attitude morale ou éthique et attitude politique. La réflexion sur la congruence ne conduit-elle pas Rawls à passer du terrain politique au terrain moral ? De fait, Rawls élabore une théorie des valeurs morales. Le cadre réflexif, associé à la démonstration de la congruence du juste et du bien, rend opaque la distinction entre éthique et politique, d’autant que le souci d’égale sollicitude est conçu comme un idéal politique. Toutefois, comme nous allons le voir, la distinction entre le rationnel et le moral permet d’écarter l’objection d’une confusion du moral et du politique, dans la pensée rawlsienne. 4 Le cadre de l’analyse est strictement défini et limité au cas d’une société bien ordonnée. 9 justice qu’à la condition que, dans l’ensemble, ces principes soient également reconnus et respectés par les autres, conformément à la condition de la réciprocité. Comme les principes de la justice ont été choisis et que nous supposons une obéissance stricte, le membre représentatif d’une société bien ordonnée voudra que les autres possèdent les vertus de base, en particulier, un sens de la justice. Chacun sait qu’il veut qu’autrui possède ces sentiments moraux, par lesquels son adhésion aux normes est renforcée. Le projet rationnel de vie de chacun est en accord avec les contraintes du juste et il souhaite que les autres se conforment aux mêmes restrictions. Il est donc rationnel que les membres d’une société bien ordonnée, ayant déjà un sens de la justice, entretiennent et même contribuent à renforcer ce sentiment moral1. Les vertus fondamentales font ainsi partie des qualités à base générale, qu’il est rationnel, pour les membres d’une société bien ordonnée, de souhaiter trouver les uns chez les autres. Par conséquent, une personne bonne possède les traits de caractère moral qu’il est rationnel, pour les membres d’une société bien ordonnée, de désirer trouver chez leurs concitoyens2. Envisagée du point de vue de l’individu lui-même, cette problématique se trouve également corroborée. On peut en effet estimer, conformément à la tradition kantienne, qu’en tant qu’êtres rationnels, libres et égaux, nous voulons agir justement3. Le désir d’agir justement se confond alors avec celui d’exprimer notre nature de personnes morales libres4. Dès lors et dans le cadre strict d’une société bien ordonnée, être une bonne personne, en particulier le fait d’avoir un sens efficace de la justice, est effectivement un bien pour cette personne – au sens étroit de la théorie du bien 5. En ce sens, le juste et le bien sont congruents : nous avons le désir d’agir justement, et ce désir fait partie de notre bien. Le désir, gouvernant le projet de vie de l’individu, de respecter la conception publique de la justice s’accorde avec les principes du choix rationnel. Il est donc rationnel plutôt que moral d’agir conformément à notre sens de la justice6. La congruence du juste et du bien est alors motivée et justifiée par une double référence kantianno-aristotélicienne. En effet et en premier lieu, l’interprétation kantienne de la position originelle permet de dire que le désir de faire ce qui est correct (right) et juste (just) est le moyen principal, pour des personnes, d’exprimer leur nature d’êtres rationnels, libres et égaux. Mais, en outre, le principe aristotélicien permet de dire qu’une telle manifestation de leur nature est un élément fondamental du bien des individus rationnels, en ce sens qu’exprimer sa nature est un bien pour l’individu. 1 Voir Théorie de la justice, § 86. Théorie de la justice, § 66, p. 477. 3 Voir Théorie de la justice, § 40. 4 « Le désir d’agir justement et celui d’exprimer notre nature de personnes morales libres s’avèrent être pratiquement le même désir » (Théorie de la justice, § 86, p. 613). 5 La question de l’acquisition du sens de la justice est résolue, par Rawls, à partir de la stabilité d’une société bien ordonnée. Celle-ci est gouvernée par une conception publique de la justice, ce qui « implique », selon Rawls, que ses membres ont un désir profond et normalement efficace d’agir conformément aux principes de la justice (Théorie de la justice, chap. 8, § 89 p. 496). La perpétuation d’une telle société, à travers le temps, confère une stabilité à sa conception de la justice. En d’autres termes, quand les institutions sont justes (au sens de cette conception), ceux qui participent à cette organisation acquièrent le sens de la justice correspondant, ainsi que le désir de participer à la défense de ces institutions. Dans la mesure où le fait d’avoir un sens de la justice est un bien pour cette personne, une société bien ordonnée est aussi stable qu’on peut le souhaiter (voir Théorie de la justice, § 60, p. 441). 6 La distinction entre le rationnel et le moral permettant alors d’écarter l’objection d’une confusion du moral et du politique. 2 10 La possibilité de l’altruisme. Rawls répond à la question d’une intégration possible de la justice au projet individuel de vie, en développant une théorie des actes moraux (bienfaisants, altruistes, surérogatoires), puis une théorie des vertus morales (morale surérogatoire, morale du saint et du héros). Le projet rationnel de vie étant compris comme ce qui détermine le bien de l’individu, un acte bon, au sens de bienfaisant, peut être défini comme un acte que nous pouvons ou non commettre, c’est-à-dire qui n’est exigé ou interdit par aucun devoir naturel, ni par aucune obligation, et qui doit favoriser et favorise le bien d’autrui, en l’occurrence, son projet rationnel. Une action bonne, au sens d’altruiste, se pense alors comme un acte bon réalisé au nom du bien d’autrui. Alors qu’un acte bienfaisant favorise le bien d’autrui, une action altruiste vient du désir que l’autre obtienne ce bien. Quand l’action altruiste apporte beaucoup de bien à l’autre et ce, en prenant des risques considérables, par rapport à nos intérêts au sens étroit, elle est dite surérogatoire1. Un acte particulièrement bon pour autrui, par exemple qui le protégerait d’un grand mal ou d’une injustice, est un devoir naturel qu’exige le principe d’aide mutuelle, à condition que le sacrifice et les risques encourus ne soient pas trop grands. En revanche, un acte surérogatoire est un acte qu’accomplit une personne, pour le bien d’une autre personne, y compris lorsque la condition qui exempte du devoir naturel est réalisée. Dans cette mesure, la morale surérogatoire et la conduite du héros ou du saint offre une résolution au dilemme formulé par Dworkin. Les actes surérogatoires seraient des devoirs, si certaines conditions d’exemption n’étaient pas remplies, faisant ainsi une part à notre intérêt personnel2. Afin de produire une analyse complète du juste, dans la théorie du contrat, il convient d’établir ce par quoi notre intérêt personnel peut être correctement défini3. La question se pose alors de savoir si l’intérêt d’autrui peut, ou non, faire partie de mon propre intérêt4. Elle se distingue spécifiquement de la question se demandant si un acte altruiste, concernant notamment l’égale sollicitude pour autrui, est possible et peut être pensé5. Dans le premier cas, on élargit les bornes de son propre intérêt, pour y inclure celui d’autrui. Dans le second cas, l’agir est désintéressé. On peut imaginer que le premier type d’action relève encore du politique et s’inscrit dans le champ de l’insociable sociabilité. En revanche, le second répond à une motivation strictement et seulement morale. La voie qu’ouvre Rawls consiste alors à soutenir que la justice peut trouver une place, dans le projet de vie d’une personne, qui n’est ni un saint ni un héros, mais seulement une personne bonne. 1 Théorie de la justice, § 66, p. 478. Des actes bienfaisants, dépassant nos devoirs naturels, sont des actions bonnes qui suscitent notre estime, mais ils ne sont pas nécessaires pour la justice. 3 Cette problématique est également présente chez R. Dworkin. Il est, en outre, également possible de penser une extension de notre intérêt personnel, tel qu’il comprenne les intérêts d’autrui (voir D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Garnier-Flammarion, 1993, tome III, Troisième partie, section 1, p. 197). 4 A cette question, D. Hume répondrait par l’affirmative. 5 Voir B. Williams, La fortune morale, Paris, PUF, 1994, « L’amoraliste ». 2 11 La morale surérogatoire. La morale surérogatoire présente deux aspects : l’amour de l’humanité et une dimension de maîtrise de soi. Or Rawls établit une continuité entre l’amour de l’humanité et le sens de la justice. Ils ne se distinguent qu’en tant que l’amour de l’humanité est surérogatoire, qu’il se porte au-delà des exigences morales, sans alléguer les exemptions autorisées par les principes de l’obligation et du devoir naturels. Les objets de ces deux sentiments sont étroitement liés, étant définis, pour une large part, par la même conception de la justice1. L’amour de l’humanité et le sens de la justice sont, en rationalité et du point de vue rawlsien, deux formes d’une morale fondée sur des principes, l’une correspondant au sens du juste et de la justice, l’autre à l’amour de l’humanité et à la maîtrise de soi. Cette dernière est surérogatoire, alors que la première ne l’est pas2. L’amour de l’humanité, en revanche, se manifeste par des actes en faveur du bien commun, qui vont bien au-delà de nos obligations et de nos devoirs naturels. Toutefois cette morale, dont les vertus particulières sont la générosité, une sensibilité aigue aux sentiments et aux désirs des autres, une humilité et un oubli de soi-même authentiques, ne conviennent pas, selon Rawls, à des êtres ordinaires. Néanmoins la morale de la maîtrise de soi se manifeste, sous sa forme la plus simple, dans l’accomplissement sans défaut des exigences du juste et de la justice. Elle n’est surérogatoire, que lorsque l’individu manifeste les vertus caractéristiques du courage, de la magnanimité et du contrôle de soi dans des actions, qui présupposent de la discipline et de l’entraînement. Il se distingue, en assumant volontairement des charges et des positions, qui font appel à ces vertus, ou en recherchant des fins supérieures, d’une manière qui s’accorde avec la justice, mais qui surpasse ce que demandent le devoir et l’obligation3. En d’autres termes, la morale surérogatoire, celle du saint et du héros, est caractérisée par l’adoption volontaire, par le sujet, de fins qui s’accordent avec ces principes, mais qui les étendent au-delà de ce qu’ils demandent4. Elle est caractérisée par un risque pris au regard de nos intérêts. Elle se manifeste donc dans l’adoption de fins, qui s’accorderaient avec les principes de la justice, mais qui vont au-delà d’eux. Cependant la morale surérogatoire est l’exception plutôt que la règle. Les inclinations altruistes, dont Rawls ne doute pas qu’elles existent, risquent d’être moins fortes que celles 1 Ainsi l’altruisme recourt aux principes de la justice, lorsque les objets multiples de son amour, par exemple, entrent en conflit (Théorie de la justice, § 30). 2 Dans sa forme normale (le sens de la justice), la morale fondée sur des principes inclut les vertus des deux autres, celle de l’autorité et celle du groupe. Elle représente le stade final, où tous les idéaux subordonnés sont enfin compris et organisés, en un système cohérent, grâce à des principes généraux. Les autres vertus sont alors expliquées et justifiées dans le cadre de ce système plus étendu ; leurs revendications respectives sont arbitrées par des priorités fixées par la conception la plus complète (Théorie de la justice, § 71, p. 518-519). 3 La recherche du bonheur suggère souvent la recherche de buts tels que la vie, la liberté, notre propre bien-être. Toutefois il ne semble pas, en général, que ceux qui se dévouent de manière altruiste à une juste cause ou qui consacrent leur vie à l’amélioration du bien-être des autres, cherchent le bonheur. Ce serait une erreur de le penser en ce qui concerne les saints et les héros, ou ceux dont le projet de vie est, à un degré prononcé, surérogatoire. Leurs buts ne tombent pas dans cette catégorie du bonheur qui, certes, n’est pas définie de manière très précise. Cependant, les saints, les héros et ceux dont les intentions reconnaissent les limites du juste et de la justice sont en fait heureux, quand leurs projets réussissent. Bien qu’ils ne recherchent pas le bonheur, ils peuvent néanmoins être heureux, en défendant la cause de la justice et le bien-être des autres, ou en atteignant les excellences vers lesquelles ils sont attirés. 4 Théorie de la justice, note 16, p. 554. L’amour de l’humanité, l’acte surérogatoire va au-delà de ce qu’exige la morale. 12 engendrées par les trois lois psychologiques ou principes de réciprocité, formulées par Rawls1. De même, une nette capacité à s’identifier aux autres par la sympathie semble relativement rare. Ces sentiments fournissent donc un support trop tenu pour la structure de base de la société. Par conséquent, il semble plus raisonnable de faire reposer cette dernière, moins sur des sentiments moraux, que sur des sentiments naturels. Ainsi une conception stable de la justice, mettant à jour les sentiments naturels d’unité et de sympathie des hommes, a plus de chances d’inclure des principes de justice que le critère utilitariste. En effet Mill, analysant les racines du sens de la justice, établit que ce sentiment vient non seulement de la sympathie, mais aussi de l’instinct naturel de conservation et du désir de sécurité2. Au regard de cette double origine – la sympathie et nos instincts naturels –, la justice établit un équilibre entre l’altruisme et les revendications du moi et implique, par conséquent, une notion de réciprocité3. La théorie de la justice est donc requise comme le moyen, là où la morale fait défaut, en l’occurrence la morale du saint et du héros, de faire la part entre l’égoïsme, les revendications du moi et l’altruisme. Elle supplée la morale, mais s’avère également plus pertinente, quant à l’articulation du sens de la justice et des sentiments moraux. En effet, la doctrine du contrat parvient au même résultat que celui mis en évidence par Mill, non pas en arbitrant empiriquement deux tendances contradictoires, mais par une construction théorique qui mène, logiquement, aux principes de réciprocité. Excellences et vertus. Bien que la morale du saint ou du héros soit exemplaire, la justice peut trouver une place dans le projet de vie d’une personne bonne et apporter, par là, une réponse spécifique à la question qui nous occupe. L’intégration, dans les bornes de notre intérêt propre, de l’intérêt d’autrui suppose, en premier lieu, de distinguer entre des choses qui sont bonnes, pour nous (c’est-à-dire pour celui qui les possède)4, et des attributs de notre personne, qui sont bons à la fois pour nous et pour les autres. L’imagination et l’esprit, la beauté et la grâce, ainsi que d’autres atouts et talents naturels 1 L’énoncé des trois lois psychologiques est le suivant : « Première loi : à condition que les institutions familiales soient justes et que les parents aiment l’enfant, qu’ils expriment leur amour par souci de son bien, alors l’enfant, qui reconnaît leur amour pour lui, apprend à les aimer en retour. Deuxième loi : à condition qu’une personne ait développé sa capacité de sympathie par l’acquisition de liens affectifs, conformément à la première loi, et que l’organisation sociale soit juste et reconnue publiquement comme telle par tous, alors cette personne développe des relations d’amitié et de confiance à l’égard des autres membres du groupe à mesure que ceux-ci remplissent leurs devoirs et leurs obligations de manière évidente et vivent en fonction des idéaux de leur position. Troisième loi : à condition qu’une personne ait développé sa capacité de sympathie en ayant des liens affectifs, conformément aux deux premières lois, et que les institutions de la société soient justes et publiquement reconnues comme telles par tous, alors cette personne acquiert le sens de la justice qui y correspond à mesure qu’elle reconnaît qu’elle-même et ceux qu’elle aime sont les bénéficiaires de cette organisation » (Théorie de la justice, § 75, p. 530). 2 S. Mill, Utilitarianism, chap. V, par. 16-25. 3 Théorie de la justice, § 76, p. 542. Mill semble reconnaître intuitivement qu’une société parfaitement juste, où les objectifs des hommes seraient réconciliés, d’une manière que tous accepteraient, serait une société, qui respecterait la notion de réciprocité, exprimée par les principes de la justice. 4 Ainsi, des marchandises et des biens de propriété (des biens exclusifs) sont des biens essentiellement pour ceux qui les possèdent et les utilisent, et seulement indirectement pour les autres. 13 de l’individu, sont des biens aussi pour les autres1. Ils sont à la fois l’objet d’une satisfaction pour nous-mêmes comme pour nos associés, s’ils se manifestent de la bonne façon et s’exercent à bon escient. Cette classe de biens constitue, en tant que telle, les excellences (excellences)2, au sens où il est rationnel que chacun (y compris nous-même) désire nous voir posséder ces qualités et talents individuels. De notre point de vue, les excellences sont des biens, car elles nous permettent de réaliser un projet de vie plus satisfaisant, développant notre sentiment de maîtrise. En même temps, ces attributs sont appréciés par nos associés. Le plaisir que leur procurent notre personne et notre activité renforce notre estime de nous-même. De la sorte, les excellences sont une condition de l’épanouissement de l’homme et sont des biens pour tout le monde. Or les vertus constituent, précisément, des excellences. En effet, l’interprétation kantienne de la position originelle tend à montrer que le désir de faire ce qui est correct et juste est le moyen principal, pour des personnes, d’exprimer leur nature d’êtres rationnels, libres et égaux3. Tel est le contenu que l’on peut donner au concept de bien, considéré du point du vue de l’individu. Il comprend aussi bien les excellences que le fait de pouvoir exprimer sa nature d’être rationnel et libre 4 . Cette conclusion, conjuguée au principe aristotélicien, permet de dire que cette manifestation de sa nature est un élément fondamental de son bien, pour l’individu. Les vertus étant bonnes, de notre point de vue comme du point de vue des autres, il s’avère nécessaire de déterminer les conditions sociales et politiques, au sein desquelles les individus parviendront à exprimer leur nature d’être rationnel et libre. Le désir d’être une personne juste et l’acquisition du sens de la justice. Dans une société bien ordonnée et gouvernée par une conception publique de la justice, les individus qui y participent ont un désir profond et normalement efficace d’agir conformément aux principes de la justice5. Lorsque les institutions sont justes (au sens de cette conception), les individus acquièrent le sens de la justice, correspondant à une telle société, ainsi que le désir de participer à la défense de ces institutions. Toutefois et si attirante que soit, à d’autres points de vue, une conception de la justice, elle est insuffisante, si les principes de la psychologie morale sont tels qu’elle s’avère incapable d’engendrer, chez les êtres humains, le désir nécessaire de se conformer à ses normes. A l’inverse, une conception de la justice sera plus stable qu’une autre si, d’une part, le sens de la justice qu’elle engendre est plus fort et davantage susceptible d’enrayer des tendances perturbatrices, et si, d’autre part, les institutions qu’elle rend possibles suscitent des impulsions plus faibles à agir injustement. Dans le chapitre 8 de la Théorie de la justice, intitulé « Le sens de la justice », Rawls montre comment la théorie de la justice comme équité engendre son propre soutien, afin d’établir que, s’accordant mieux avec les principes de la psychologie morale, elle a plus de stabilité que les 1 La distinction entre des choses qui sont bonnes pour nous et des choses qui sont bonnes pour nous et pour les autres, c’est-à-dire les excellences, n’est pas sans rapport avec celle que propose A. Sen entre l’aspect « action » et l’aspect « bien-être » de la personne. Rawls élabore également l’idée corrélative selon laquelle lorsque les principes de justice sont mutuellement acceptés, les réussites des individus et des groupes ne sont plus des biens distincts. 2 Théorie de la justice, § 67, p. 483. 3 Théorie de la justice, § 67, p. 484. 4 Le fait d’exprimer sa nature égoïste ne peut être considéré comme étant un bien. 5 Théorie de la justice, § 69, p. 496. 14 conceptions traditionnelles. Le principe fondamental de départ est que la nature humaine est telle que, jusqu’à un certain degré au moins, lorsque nous vivons avec des institutions justes et que nous en bénéficions, nous acquérons le désir d’agir justement. A cette thèse, on peut toutefois objecter, en référence à une autre loi psychologique, que si les individus ne cherchent que leurs propres intérêts, il est impossible qu’ils aient un sens efficace de la justice, tel que le définit le principe d’utilité1. Cette objection souligne une divergence entre les principes du juste et de la justice, d’une part, et les motivations humaines, d’autre part. Une conception de la justice ne peut donc faire abstraction de la psychologie humaine. Une identification des intérêts de l’individu au groupe est possible et concevable, si le législateur – idéal – parvient à établir une organisation sociale, telle que les citoyens sont persuadés, par leurs intérêts propres ou par des intérêts de groupe, d’agir de façon à maximiser la somme de bien-être. L’identification des intérêts de l’individu au groupe et aux intérêts du groupe, se présente alors comme une voie de résolution possible pour une intégration de la justice au bien, pour une intégration de la perspective d’autrui, dans le projet rationnel de vie de l’individu2. Dans cette résolution, aucune référence ni aucun recours n’est fait à l’altruisme, puisqu’il s’agit, pour l’individu, de satisfaire ses propres intérêts. Les individus n’obéissent ainsi au système des institutions, que comme moyen de satisfaire leurs buts distincts. En ce sens, l’identification de leurs intérêts au groupe et aux intérêts du groupe dépend d’un artifice de la raison. A l’inverse, si le désir d’agir justement gouverne aussi le projet rationnel de vie de l’individu, alors le fait d’agir justement fait partie de son bien. Dans ce cas, les conceptions de la justice et du bien sont compatibles. L’examen et l’analyse du processus par lequel l’individu s’attache aux principes de la justice doivent donc permettre de comprendre pourquoi le désir d’être une personne juste peut entrer, à titre de composante, dans le projet rationnel de vie d’un individu3. Le désir d’agir justement, lorsqu’il gouverne la vie de l’individu, lorsqu’il reçoit une priorité, que Rawls détermine comme absolue, apporte en effet une solution, au plan individuel, au dilemme formulé par Dworkin. Le désir d’agir justement se réalise, en premier lieu, comme désir d’être une personne juste4. L’idée d’un comportement juste et la défense d’institutions justes revêtent d’abord, pour l’individu, un attrait analogue à d’autres idéaux subalternes et entrent, à ce titre, dans son projet rationnel de vie5. Ce désir est conçu, par Rawls, à partir de la morale de groupe, en et par laquelle « les membres de la société se considèrent comme égaux, comme amis et comme associés, unis tous ensemble dans un système de coopération, reconnu comme étant à l’avantage de tous, et gouverné par une conception commune de la justice »6. L’examen du rapport de l’individu à la 1 Théorie de la justice, § 69, p. 497. Si l’identification de l’individu – avec ses intérêts – au groupe constitue une médiation, un moyen terme, dans un premier temps, nous verrons que lorsque la morale fondée sur des principes est reconnue, les attitudes morales ne sont plus liées simplement au bien-être et à l’approbation d’individus et de groupes particuliers. 3 En dernière analyse, le désir d’agir justement et celui d’exprimer notre nature de personnes morales libres s’avèrent être pratiquement le même désir, dans la mesure où le désir d’agir justement est quelque chose que nous voulons en tant qu’êtres rationnels, libres et égaux (voir Théorie de la justice, § 40). 4 Sachant, comme le rappelle Dworkin, qu’être juste, c’est ne pas agir injustement, mais également ne pas ignorer l’injustice dans sa propre communauté politique. 5 Le problème dont nous sommes partis trouve ainsi une résolution, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif, par l’association du comportement juste, du désir d’être une personne juste à la défense d’institutions justes. 6 Théorie de la justice, § 71, p. 512. 2 15 morale de groupe va donc constituer une médiation, dans la réflexion sur l’intégration possible de la perspective d’autrui et de ses intérêts propres, au sein du projet rationnel de vie individuel1, conduisant vers la considération de la société et de ses membres, puisque l’idéal du citoyen est conçu par Rawls comme la forme la plus complexe de la morale de groupe2. Le contenu de celle-ci est caractérisé par des vertus propres à la coopération, telles que la justice et l’équité (fairness), la fidélité et la confiance, l’intégrité et l’impartialité. Or l’attachement à ceux qui coopèrent, avec nous, dans un système juste ou équitable (fair) suscitent nécessairement des attitudes morales, relatives à ces vertus ou aux vices correspondants (la cupidité et le manque d’équité, la malhonnêteté et la tromperie, les préjugés et la partialité), telle que la culpabilité. Ces éléments permettent de comprendre la façon dont le désir d’être juste et de prendre en compte autrui naissent. Le désir de recevoir l’approbation d’autrui, en particulier, joue un rôle décisif, dans la décision par laquelle l’individu accorde au désir de justice une priorité, dans la conduite de son projet rationnel de vie. Rawls élabore ainsi une théorie des mobiles, menant à l’adoption du sens de la justice et à sa priorité absolue, dans la vie de l’individu. Parmi ces mobiles figurent encore les liens d’amitié et de sympathie avec autrui, le désir d’être approuvé par autrui et par le groupe – autrement dit, pour utiliser le vocabulaire hégélien, le désir de reconnaissance. De la sorte, l’engendrement et l’acquisition du sentiment de la justice se trouvent expliqués, à partir d’une théorie des sentiments moraux. Un individu, parvenu aux formes les plus complexes de la morale de groupe, en l’occurrence à l’idéal du citoyen, a une compréhension des principes de la justice. Ces principes sont à l’œuvre dans maints idéaux, et s’appliquent au rôle de citoyen, tenu par chacun, dans la mesure où chaque individu a une conception politique du bien commun. De surcroît, l’individu, devenu membre d’un groupe et aspirant à réaliser ces conceptions éthiques, a le souci de gagner l’approbation des autres, par sa conduite et ses buts3. Par conséquent et alors même qu’il comprend les principes de la justice, ses motifs de les respecter découlent, dans un premier temps au moins, selon Rawls, de ses liens d’amitié et de sympathie avec les autres et de son souci d’être approuvé par la société4. Il y a donc une double source, intellectuelle et affective, de la motivation pour la justice. Il s’agit, d’une part, d’adopter le point de vue d’une assemblée constituante et, d’autre part, de se fier à certaines lois psychologiques. D’une part, la morale de groupe conduit « naturellement » à une connaissance des critères de la justice. D’autre part et dans le cadre d’une société bien ordonnée, les critères de la justice, non seulement définissent la conception publique de la justice, mais sont encore appliqués et interprétés par tout citoyen, qui s’intéresse aux affaires politiques, aussi bien que par ceux qui exercent des fonctions législatives ou judiciaires. Ayant pour tâche 1 Sur l’idée que la résolution du dilemme dont nous sommes partis s’opère, dans la pensée de Rawls, par étapes, voir Théorie de la justice, § 72, p. 537, où l’auteur évoque la morale fondée sur des principes, laquelle suit la morale de groupe. La médiation constituée par la morale de groupe est dépassée, comme nous le verrons, puisque, à terme, notre sentiment moral (le sens de la justice) manifeste une indépendance par rapport aux circonstances. 2 L’extension de la morale de groupe aux bornes de la société suppose la possibilité d’une extension des liens et des sentiments, qui nous attachent à des personnes particulières, à l’ensemble des membres d’une société bien ordonnée. On envisage ainsi aussi bien l’extension des intérêts de l’individu aux intérêts du groupe que celle des liens d’identification de nos proches à n’importe quel autre citoyen. Toutefois, et il s’agit là d’une condition fondamentale, cette extension n’est possible que si nous reconnaissons et acceptons, mutuellement, les principes de la justice. 3 Pour un exemple de cette recherche, voir E. Picavet, « Expertise politique et normativité multilatérale », in Th. Martin (dir.), Mathématiques et action politique, Paris, INED, 2001, p. 76. 4 Théorie de la justice, § 71, p. 513. 16 d’établir un équilibre raisonnable entre des revendications conflictuelles, aussi bien que d’ajuster les divers idéaux subalternes, ceux-ci doivent adopter le point de vue des autres. La mise en œuvre des principes de la justice s’opère donc selon quatre étapes1. En premier lieu, nous adoptons, selon la situation, la perspective d’une assemblée constituante, législative ou autre. Nous parvenons alors, deuxièmement, à en maîtriser les principes et à comprendre les valeurs, qu’ils garantissent et la façon dont ils bénéficient à chacun. Une fois établies, des attitudes d’amour et de sympathie, de confiance mutuelles, une fois compris les principes et les valeurs de la justice2, un sens correspondant de la justice peut naître ainsi que le désir d’agir conformément aux principes de la justice et de les appliquer3. Un sentiment de la justice est alors susceptible de naître de ces sentiments d’amour et de sympathie4. Entendu comme le désir de travailler à la justice des institutions, ce sens de la justice est intrinsèquement politique5. Ces deux premières dispositions6 conduisent à ce que Rawls désigne comme la troisième loi psychologique, laquelle pose qu’une fois établies des attitudes d’amour, de sympathie et de confiance mutuelle, selon les deux premières lois psychologiques, et que nous comprenons que nous, et ceux auxquels nous sommes liés, sommes les bénéficiaires d’une institution juste, établie et durable, naît, en nous, le sens correspondant de la justice. Nous éprouvons alors un désir d’appliquer les principes de la justice et d’agir en fonction d’eux, dès que nous réalisons combien les organisations sociales, reposant sur ces derniers, ont agi pour notre bien et celui de nos proches. Ultimement et conformément à la quatrième étape, nous en venons à apprécier l’idéal d’une juste coopération entre les hommes. Ce sens de la justice, qui nous conduit à accepter les institutions justes, suscite en nous le désir de participer efficacement à leur maintien, de travailler (à tout le moins de ne pas s’opposer) à l’établissement d’institutions justes et à la réforme des institutions existantes, quand la justice l’exige7. Le corps politique, dans son ensemble, n’est alors pas uni par des liens de sympathie personnelle, mais par la reconnaissance des principes publics de la justice. Chaque citoyen est certes l’ami de quelques citoyens, mais aucun n’est l’ami de tous. Pourtant, il est possible de concevoir, comme le fait Rawls, que, même dans le cas où nous ne sommes pas liés aux individus, dont nous tirons avantage par un sentiment de sympathie, nous avons tendance à nous sentir coupables, quand nous ne remplissons pas nos devoirs et nos obligations8. Ce sentiment doit toutefois être compris à partir de l’engagement commun vis-à-vis de la justice  lequel fournit une perspective unifiée, à partir de laquelle ils peuvent arbitrer leurs différends9. L’idée d’un engagement commun des citoyens, à l’égard de la justice, pourrait se présenter comme une 1 Théorie de la justice, § 71, p. 514. La compréhension, comme telle, ne suffisant pas. 3 Conformément à la troisième loi psychologique établie par Rawls. 4 Il n’est donc pas premier. 5 En effet, lorsque la morale de groupe est reconnue et fait l’objet d’une approbation, les attitudes morales ne sont plus liées à notre bien-être personnel, mais elles expriment une conception non contingente du juste. 6 Adopter la perspective d’une assemblée constituante, législative ou autre, d’une part, et parvenir à maîtriser les principes de la justice et à comprendre les valeurs, qu’ils garantissent et la façon dont ils bénéficient à chacun. 7 En réalité, nous n’éprouvons pas seulement le désir de respecter notre devoir naturel vis-à-vis d’organisations justes et de soutenir ces institutions justes, qui ont déjà protégé notre bien, nous souhaitons également étendre la conception qu’elles incarnent, à des situations qui concernent le bien de la communauté plus étendue. 8 Ces individus n’ont peut-être pas encore eu l’occasion de manifester une intention évidente de participer à l’organisation sociale, et ne suscitent donc pas une sympathie de cet ordre, selon la seconde loi psychologique. 9 Ce qui offre une solution au problème posé par R. Dworkin. 2 17 solution politique à la problématique de départ. L’amitié civique repose sur un sens de la justice commun ou, à tout le moins, qui se recoupe, Rawls suggérant que le sens de la justice est en continuité avec l’amour de l’humanité. Théories des sentiments moraux. L’indépendance morale. Dans le cas de la morale de groupe, les sentiments moraux dépendent des liens d’amitié et de confiance, entre des individus ou des groupes particuliers. La conduite morale repose alors, pour une large part, selon Rawls, sur le désir de recevoir l’approbation de nos associés. De la même façon, force est d’admettre que des individus, dans leur rôle de citoyen ayant pourtant une pleine compréhension du contenu des principes de la justice, peuvent être conduits à y obéir, à cause de leurs liens avec des personnes particulières et de leur attachement pour leur propre société. Néanmoins, une fois que la morale fondée sur des principes1 est reconnue, les attitudes morales ne sont plus liées simplement au bien-être et à l’approbation d’individus et de groupes particuliers. Elles expriment une conception du juste, choisie indépendamment de ces contingences, de telle sorte que notre sentiment moral manifeste une indépendance à l’égard du contexte accidentel dans lequel s’inscrit notre vie, le sens de cette indépendance morale étant donné par la description de la position originelle et de son interprétation kantienne. Toutefois, et telle est la formulation rawlsienne du « problème Dworkin », alors même que les sentiments moraux sont indépendants des contingences, nos attachements naturels à des personnes particulières gardent une place. On peut alors supposer que nous aurons tendance à agir justement, seulement à l’égard de ceux auxquels nous sommes liés, par l’affection et la sympathie, et à respecter les modes de vie auxquels nous sommes dévoués. Nous serions davantage attachés à être équitable avec nos amis et à vouloir rendre justice à ceux auxquels nous tenons. La solution rawlsienne au dilemme formulé par Dworkin met en œuvre le concept de société bien ordonnée et les trois lois psychologiques, précédemment évoquées. Si ces dernières sont pleinement efficaces les relations d’affection et de sympathie, dans le cadre d’une société bien ordonnée, s’étendent loin et comprennent les liens avec des formes institutionnelles2. Dans une telle société, les liens, qui nous attachent à des personnes particulières ainsi qu’à certaines formes sociales, sont élargis à de nouvelles possibilités. Cette extension des liens d’identification, naturellement entretenu à l’égard de nos proches, à l’ensemble de la communauté, suppose et a pour condition une acceptation et une reconnaissance mutuelle des principes de la justice. Ainsi une théorie des sentiments moraux pourrait se présenter comme le moyen de concevoir une intégration de la justice au bien. Elle permet d’expliquer que des principes moraux puissent éveiller nos sentiments, en tant que ces principes définissent des modes acceptables de réalisation des intérêts humains, et de comprendre comment des sentiments moraux peuvent gouverner notre vie. D’une part et bien que les sentiments moraux soient indépendants des contingences, nos attachements naturels à des personnes particulières gardent une place. D’autre part, on constate 1 2 Distincte, comme telle, de la morale de groupe. Théorie de la justice, § 86, p. 611. 18 que les infractions relatives aux principes de la justice donnent lieu, par exemple, à des sentiments de culpabilité et de ressentiment (liés au groupe). Lorsque des liens naturels d’amitié et de confiance mutuelle existent, ces sentiments moraux sont encore plus intenses. Ainsi les attachements existants augmentent les sentiments de culpabilité et d’indignation et les autres émotions, y compris au stade de la morale fondée sur des principes1. Or, à condition que cette augmentation soit justifiée, la violation de ces liens naturels apparaît comme une faute2. Ce faisant, la théorie de la justice comme équité permet d’établir des liens plus étroits avec les personnes et les institutions que le principe d’utilité. Critique de l’hédonisme. La théorie de la justice comme équité n’est pas la seule doctrine, proposant une articulation du juste et du bien. Les doctrines téléologiques, en particulier, l’hédonisme3 relient ces deux termes, d’une façon jugée, par Rawls, mauvaise et qui l’incite à reformuler, à renverser ce rapport4. Toutefois et bien que Rawls ait démontré qu’il n’existe aucun objectif unique, en fonction duquel tous nos choix pourraient être raisonnablement faits, des éléments intuitionnistes importants entrent dans la détermination du bien et affectent, de ce fait, nécessairement le juste. Pour cette raison, ces doctrines doivent être considérées. La possibilité d’une intégration du bien d’autrui à mon propre bien est corrélative d’une réfutation de l’hédonisme au sens où ce dernier ne peut être, à strictement parler, la seule méthode de choix. Que l’hédonisme ou le plaisir, au même titre que l’égoïsme, dans une autre perspective, ne puisse être considéré comme la seule chose que les individus poursuivent est la condition d’une résolution positive de l’intégration du juste au bien. Si le plaisir est effectivement la seule fin, dont la poursuite nous rend capables d’identifier des projets rationnels, alors sûrement le plaisir apparaîtra comme le seul bien intrinsèque5. Toutefois l’hédonisme ne définit pas une fin dominante raisonnable, tout de même que le plaisir ne peut être conçu comme le seul but rationnel6. Préférer par-dessus tout une certaine propriété du sentiment ou de la sensation est, comme le souligne Rawls, aussi déséquilibré et inhumain que le désir excessif de maximiser son pouvoir sur les autres ou sa richesse matérielle7. 1 Théorie de la justice, § 72, p. 516. La violation des liens de confiance et d’amitié avec des individus et des groupes particuliers suscite des sentiments moraux plus intenses et ceci implique que ces fautes sont plus graves. 3 L’hédonisme est la tendance symptomatique des théories téléologiques, lesquelles s’efforcent de formuler une méthode claire et applicable de raisonnement moral. 4 Ce renversement, qui conduit ultimement à accorder la priorité au juste, est motivé par l’impossibilité de définir une fin précise, pouvant être maximisée. Telle serait la faiblesse de l’hédonisme. A l’inverse, Rawls soutient l’idée que ce ne sont pas nos fins, qui manifestent en premier lieu notre nature, mais les principes que nous accepterions, comme leur base. Ces principes commandent les conditions dans lesquelles ces fins doivent prendre forme et être poursuivies. Le moi est premier par rapport aux fins qu’il défend. Même une fin dominante doit être choisie parmi de nombreuses possibilités, c’est pourquoi il n’est pas possible d’aller au-delà de la délibération rationnelle. 5 Une variante de l’hédonisme psychologique consiste à suggérer que, certes, la conduite rationnelle ne vise pas toujours consciemment le plaisir, il n’en demeure pas moins qu’elle doit être commandée, par un ensemble d’activités, conçues pour maximiser le solde net de sentiments agréables. 6 Ainsi que l’observe C. D. Broad dans Five Types of Ethical Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1930, p. 187. 7 Théorie de la justice, § 84, p. 598-599. 2 19 Mill croit pourtant pouvoir montrer que si le bonheur est le seul bien, le principe d’utilité, et par conséquent le bonheur, est le critère du juste1. En revanche, dans la théorie de la justice comme équité, un renversement complet de perspective est introduit par la priorité du juste et par l’interprétation kantienne2. Celle-là est établie par Rawls, en démontrant qu’aucune fin unique ne peut gouverner un projet rationnel de vie, c’est-à-dire à partir d’une critique de l’hédonisme, menée au paragraphe 84 de la Théorie de la justice. Traditionnellement, l’hédonisme désigne soit une théorie défendant l’idée selon laquelle le seul bien intrinsèque est la sensation de plaisir, soit la thèse psychologique, posant que la seule chose que les individus recherchent est le plaisir. A ces deux interprétations, Rawls ajoute celle de l’hédonisme comme une conception de la délibération basée sur une fin dominante3. Le caractère plaisant de la sensation et du sentiment est alors le seul candidat sérieux, au titre de fin dominante. L’hédoniste donne du plaisir une interprétation étroite, comme étant une sensation agréable. Le plaisir est alors défini comme l’attribut commun aux sentiments et aux expériences, auxquels nous sommes favorables et que nous souhaitons prolonger, toutes choses égales par ailleurs. Il est considéré comme la seule chose bonne en elle-même. Sur le fondement de ces prémisses, l’hédoniste soutient qu’un agent rationnel sait exactement comment procéder pour déterminer son bien. Il lui suffit de découvrir, parmi les projets qu’il formule, celui qui lui promet le plus grand solde net de plaisir par rapport à la douleur. Ce projet définit alors son choix rationnel, et donc le meilleur moyen de hiérarchiser ses revendications concurrentes. La recherche du plaisir fournit alors la seule méthode rationnelle de délibération. Sidgwick, par exemple, identifie le plaisir comme étant la seule fin rationnelle, qui guide la délibération4. L’hédonisme se présente alors comme une théorie du choix purement personnel5. A contrario, s’il n’existe pas de fin unique déterminant l’ensemble des objectifs adéquats, le seul moyen possible pour identifier un projet rationnel de vie est donné par la délibération rationnelle. Un projet rationnel est celui qui serait choisi, par une délibération rationnelle, selon la théorie complète du bien6. De la sorte, on échappe aux difficultés, rencontrées par l’hédonisme. On ne peut trancher, en faveur ou à l’encontre de la solution hédoniste, qu’en considérant la façon dont le moi et la réalisation de l’unité du moi sont envisagées. D’un point de vue hédoniste, le moi se réalise et accomplit son unité, en essayant de maximiser la somme des expériences plaisantes, dans le cadre de ses limites psychologiques. En revanche, si l’on juge que la personnalité morale est caractérisée par les deux capacités, que sont la faculté de concevoir le 1 S. Mill, Utilitarianism, chap. IV. Pourtant, il ne parvient pas à montrer que de la thèse, selon laquelle seul le bonheur est un bien, on puisse tirer des conclusions concernant la conception du juste. 2 Dans la situation établie par la position originelle, les partenaires ne savent pas quels sont les buts ultimes des individus. Toutes les conceptions avec une seule fin dominante sont rejetées  c’est pourquoi il ne leur viendrait pas à l’esprit d’accepter le principe utilitariste sous sa forme hédoniste, car ils n’ont pas plus de raison d’accepter ce critère que de maximiser n’importe quel objectif particulier. 3 Théorie de la justice, § 84, p. 597. Le raisonnement hédoniste aurait la forme suivante : tout d’abord, cet individu type pense que, si la vie humaine doit être guidée par la raison, il doit exister une fin dominante. Or le seul moyen rationnel d’estimer la valeur relative de nos revendications, les unes par rapport aux autres, est de se référer à une fin plus élevée. 4 The Methods of Ethics, p. 405-407, p. 479. 5 Dans ce cas, le principe de l’utilité semble tout à fait plausible. Si nous supposons que le bonheur, défini en termes de sentiments agréables, est le seul bien, alors c’est un principe du juste que de maximiser le bonheur. 6 Théorie de la justice, § 85, p. 602. 20 bien et celle de développer un sens de la justice1, il apparaît que la première se réalise par un projet rationnel de vie, et la seconde par un désir dominant d’agir selon certains principes du juste. La personne morale est, dans ce cas, considérée comme un sujet ayant des fins, qu’elle a elle-même choisies. Elle est alors portée à préférer les conditions, qui lui permettent de construire un mode de vie, exprimant aussi pleinement que possible sa nature d’être rationnel, libre et égal aux autres2. L’unité de la personne, se révélant dans la cohérence de son projet, est alors fondée sur le désir, absolument premier, de suivre les principes du choix rationnel, d’une manière qui s’accorde avec son sens du juste et de la justice3. L’unité essentielle du moi est produite par la conception du juste. Or dans une société bien ordonnée, cette unité est la même pour tous. Théorie de la justice et utilitarisme. La théorie de la justice, par les liens plus étroits, qu’elle identifie et établit entre les personnes (liens d’amitié, sens de la justice, réciprocité, etc.) est plus pertinente que le principe d’utilité (l’utilitarisme). Rawls met ainsi en évidence un fondement du comportement et des rapports en société, qui ne soit pas seulement le principe d’utilité, c’est-à-dire, en dernière analyse, une motivation égoïste. Le lien social, assurant la stabilité de la justice, ne s’alimente pas seulement d’un partage de valeurs communes ou d’une conception commune du bien. Il requiert, de surcroît, des sentiments spécifiques4. Rawls établit une continuité entre nos attitudes et nos sentiments naturels, d’une part, et le sentiment de la justice, d’autre part. Or ces liens affectifs sont engendrés à partir des deux principes de la justice et des lois psychologiques. Rawls intègre ainsi à l’élaboration de la théorie de la justice une théorie des sentiments moraux, en montrant les liens mutuels par lesquels se trouvent unis la société et ses membres. De la sorte, il formule une théorie pouvant se substituer à l’utilitarisme. 1 Cette distinction se trouve reformulée dans celle qu’opère R. Dworkin entre l’idéal éthique, qui domine notre vie privée, et l’idéal d’égale sollicitude qui anime chaque homme, en tant que citoyen. 2 Etant donné la priorité du juste, le choix de notre conception du bien se fait dans des limites définies. Les principes de la justice et leur réalisation, dans des formes sociales, définissent les limites, à l’intérieur desquelles nos délibérations prennent place. Bien qu’il n’existe aucun algorithme pour choisir notre bien, aucune procédure de choix purement personnel, la priorité du juste et de la justice limite si bien ces délibérations, qu’elles deviennent plus aisées à diriger. 3 Voir Théorie de la justice, § 85, p. 602. Or le but des partenaires, dans la position originelle, est d’établir des conditions favorables et justes, pour chacun, afin qu’il puisse forger sa propre unité. 4 La solution, proposée par R. Dworkin, est différente. L’intégration politique signifie que les citoyens intégrés acceptent que la valeur de leur vie dépende de la justice, entendue comme égale sollicitude, dans leur communauté. Le désaccord relatif à la justice ne porte que sur les moyens de servir les intérêts communs à tous. La communauté libérale est pensée, par Dworkin, comme une entreprise coopérative, au sens où chacun, quelles que soient ses convictions ou sa situation économique, a un intérêt personnel fort à promouvoir la justice, non seulement pour lui-même, mais pour tous les autres également. L’intégration politique, entendue comme le fait que les « citoyens intégrés » acceptent que la valeur de leur propre vie dépende de la capacité de leur communauté à traiter tout un chacun avec une même sollicitude, lorsqu’elle s’affirme de façon publique, constitue un ciment social et politique puissant, un facteur de stabilité et de légitimité, alors même que les individus poursuivent des conceptions du bien distinctes ou ne partagent pas une même idée de la justice. L’idée d’une communauté libérale revient à penser un concept, un idéal de communauté, tel qu’il n’y aurait pas, pour les individus, de frontières entre ce que la justice exige d’eux et la réussite réfléchie de leur propre vie. 21 La supériorité de la théorie de la justice sur l’utilitarisme est manifeste, car il est difficile d’expliquer et de comprendre pourquoi l’acceptation du principe d’utilité – sous l’une de ses deux formes – par les plus fortunés, inspirerait, aux plus défavorisés, des sentiments amicaux envers les premiers. Le souci de tous exprimé, en comptant chacun comme un individu, en pesant de manière égale l’utilité de chacun, est faible, comparé à celui exprimé par les principes de la justice. Les liens affectifs, engendrés dans le cadre d’une société bien ordonnée, dominée par le critère de l’utilité, risquent de varier beaucoup, d’un secteur de la société à l’autre, puisque certains groupes risquent de n’avoir que peu de désirs  voire aucun  d’agir justement (selon le principe utilitariste). Par conséquent, si l’on veut être sûr que des liens mutuels unissent la société, dans son ensemble, et chacun de ses membres, il est nécessaire d’adopter les deux principes de la justice1. Dans une société bien ordonnée, en revanche, les autres individus se soucient de notre bien de manière plus inconditionnelle. Ils ne cherchent pas à tirer profit d’accidents ou de contingences. Notre respect de nous-même se voit ainsi consolidé, et nous sommes incités à agir de même. En ce sens, la théorie de la justice renforce le principe de réciprocité. A l’inverse, l’utilitarisme ne peut manquer d’avoir recours à la sympathie, qui seule permet que ceux qui ne tirent pas profit de l’amélioration de la situation des autres puissent s’identifier à l’augmentation de la somme (ou de la moyenne) de satisfaction particulière. La sympathie, par laquelle les individus s’identifient à l’augmentation de la somme moyenne de satisfaction, compense le fait que chacun ne profite pas d’une amélioration directe de sa situation2. De telles inclinations altruistes existent certainement, mais elles risquent d’être moins fortes que celles engendrées par les trois lois psychologiques ou principes de réciprocité. Parce qu’une nette capacité à s’identifier aux autres, par la sympathie, est rare, ce sentiment est insuffisant, pour fonder la structure de base de la société. En d’autres termes, on ne peut directement faire appel à la sympathie, au titre de principe fondateur premier. La réciprocité doit s’y joindre. Ainsi dans un système social, où règne la conception de la justice comme équité, le lien social ne repose pas sur la sympathie, mais se conçoit plutôt à partir d’une identification de l’individu au bien des autres. Il considère ce que les autres font comme un élément de son propre bien3. Rawls dévoile ainsi la condition de possibilité de la sympathie, laquelle se trouve engendrée, lorsque règne, dans la société, une conception de la justice comme équité. L’ordre de priorité et de fondation doit donc être inversé : la structure sociale ne doit ni ne peut être fondée sur la sympathie, mais ce sont les principes fondateurs de la société, qui font naître la sympathie. Il est alors possible de considérer le bien des autres, comme partie de mon bien, induisant une possible intégration de la justice à ce dernier. L’identification au bien des autres repose et est rendue possible par la réciprocité, implicite dans les principes de la justice. A contrario, lorsque l’on fait directement appel à la sympathie, comme base et fondement d’une conduite juste, en l’absence de toute réciprocité, le principe d’utilité non seulement s’avère plus exigeant que la théorie de la justice comme équité, mais dépend aussi d’inclinations plus faibles et moins communes4. 1 Théorie de la justice, § 76, p. 540. Rawls renvoyant ce sentiment à l’altruisme. 3 Voir Théorie de la justice, § 79. Une intégration de la justice, au titre de composante de la vie bonne, s’opère alors par l’intermédiaire de l’identification du bien d’autrui à mon propre bien. 4 Théorie de la justice, § 76, p. 540. 2 22 L’intégration du bien d’autrui à mon propre bien se présente, en effet dans l’utilitarisme, comme une idée régulatrice, en ce sens que nous finissons par avoir conscience qu’une société d’être humains n’est possible que si l’on prend en compte les intérêts de tous. Offrant ainsi une solution à l’intégration du juste au bien, Mill suggère, dans Utilitarianism, que la fin naturelle, vers laquelle tend le progrès de la civilisation, est un état de l’esprit humain où chacun a le sentiment d’être uni aux autres1. L’intégration du bien et des intérêts d’autrui à ma propre perspective se présente alors à l’horizon du progrès de la civilisation. Elle constitue une fin naturelle vers laquelle nous tendons. Elle culmine dans un sentiment (le sentiment d’être uni aux autres), lequel se trouve être davantage un sentiment, un état d’esprit, que le résultat d’un raisonnement ou de convictions2. Ainsi l’amélioration des institutions politiques, par laquelle les individus en viennent à prendre conscience qu’une société constituée d’êtres humains n’est possible qu’à partir de la prise en considération des intérêts de tous, fait disparaître les conflits d’intérêts, ainsi que les barrières et les inégalités, qui encouragent les individus et les classes sociales à ne pas tenir compte les uns des autres, dans leurs revendications respectives. Mill soutient que, quand cet état d’esprit est réalisé, l’individu ne désire pour lui-même que ce qui implique un bienfait pour les autres. Le désir de la justice. En revanche la solution libérale au problème de l’intégration du juste dans le bien consiste à faire du désir d’agir justement le premier des désirs. De la sorte, la tergiversation non résolue par Dworkin, entre un idéal relatif à la vie privée et un idéal relatif à la vie politique est annulée, la résolution de la difficulté posée s’opérant au plan politique. Le désir régulier d’adopter le point de vue de la justice constitue, dans la perspective rawlsienne, un bien à proprement parler3. Ce qui est juste, le point de vue de la justice ne se présente alors pas comme une simple question de préférence. En effet, une solution au dilemme évoqué pourrait être obtenue à partir de la théorie de l’acte fait par pure conscience morale4, laquelle affirme que le motif moral le plus élevé est le désir de faire ce qui est juste et droit, simplement parce que c’est juste et droit, toute autre description étant inadéquate5. Le sens du juste serait alors un désir pour un objet distinct (non analysable), telle qu’une propriété spécifique (non analysable) caractérisant les actions, qui constituent notre devoir. Ce qui est juste en lui-même reçoit, dans ce cas, le statut d’une propriété 1 Utilitarianism, chap. III, par. 10-11. Un des désirs naturels de l’individu est qu’il devrait exister une harmonie entre ses propres sentiments et ceux de ses concitoyens. Il désire savoir que ses objectifs et ceux des autres ne sont pas en opposition, qu’il ne s’oppose pas à leur bien, mais au contraire réalise ce qu’ils souhaitent réellement. 2 A travers la figure du « libéral intégré », Dworkin cherche quelque chose d’analogue à ce sentiment, puisque cet individu ne distingue pas sa vie privée de sa vie publique. 3 Une motivation pour laquelle nous serions conduits à faire du désir d’agir justement un motif, gouvernant notre vie, est précisément que ce désir constitue un bien. 4 Pour la notion d’acte fait par pure conscience morale, voir W. D. Ross, The Right and the Good, p. 157-160, et The Foundations of Ethics, p. 205 sq. J. N. Findlay suggère qu’une telle notion conduit à faire du juste une préférence arbitraire (voir Values and Intentions, p. 213 sq.). 5 Théorie de la justice, § 71, p. 518. La théorie de l’acte fait par pure conscience morale soutient en outre que même si d’autres motifs ont certainement une valeur morale, comme le désir de faire ce qui est juste, parce qu’on augmente ainsi le bonheur de l’humanité, ou parce que cela favorise l’égalité, ces motifs ont moins de valeur morale que le désir de faire ce qui est juste seulement parce que c’est juste. 23 spécifique, caractéristique de certaines actions. Toutefois le sens du juste ressemble alors à une préférence arbitraire, sur laquelle ne peut reposer la structure de base de la société. Il semble plus pertinent d’évaluer le bien qu’il y a à adopter le point de vue particulier de la justice1. Sachant que les membres d’une société bien ordonnée éprouvent déjà ce désir, il faut à présent déterminer si ce désir est compatible avec leur bien2. Deux voies s’ouvrent à la réflexion. Supposons, en premier lieu, une personne ayant un sens efficace de la justice. Elle aura alors un désir dominant d’obéir aux principes correspondants. Le critère du choix rationnel doit tenir compte de ce désir. Si quelqu’un veut, à partir d’une délibération rationnelle, agir du point de vue de la justice par-dessus toute autre chose, il est rationnel pour lui d’agir ainsi. Dans ce cas, aucune difficulté ne se pose. Les membres d’une société bien ordonnée, étant donné le genre de personnes qu’ils sont, désirent plus que tout agir justement. La satisfaction de ce désir fait ainsi partie de leur bien. La priorité absolue de ce désir étant acquise, ce sentiment est, incontestablement, une partie de leur bien3. Dès lors, il importe de démontrer en quoi ce désir est premier et, à tout le moins, pourquoi nous avons le désir d’agir justement. Cette investigation suppose d’avoir résolu la question de la priorité de la justice et, ultimement, de l’acquisition du sens de la justice. L’acquisition, dans son développement processuel, du sens de la justice se révèle être la condition pour une solution définitive de l’intégration du juste au bien. En effet, une fois qu’un sens de la justice est acquis et se trouve être irrévocable et efficace  comme l’exige la priorité de la justice , l’individu se voit confirmé, dans un projet de vie qui, dans la mesure où il est rationnel, le conduit à préserver et à encourager ce sentiment4. Dans ce cas, le problème de la congruence ne se pose pas réellement, exception faite de la personne qui n’accorde d’importance, à son sens de la justice, que dans la mesure où elle le relie à d’autres raisons, précisées par la théorie étroite du bien. On peut, de même, supposer que le désir d’agir justement n’est pas un désir irrévocable comme, par exemple, le désir de satisfaire notre intérêt au sens large. Dans ce cas, le but de la théorie de la justice est de montrer que quelqu’un, qui suivrait la théorie étroite du bien, confirmerait effectivement que ce sentiment dirige son projet de vie5. Cette théorie fournit alors d’autres descriptions de l’objet du désir que constitue le sens de la justice. Il est donc essentiel, pour la question qui nous occupe, de résoudre, définitivement, l’interrogation relative à l’acquisition du sens de la justice. Il faut également élucider les motivations, conduisant à adopter le point de vue de la justice, ainsi que les éléments relatifs à 1 Ce désir est alors évalué non du point de vue de l’égoïste, mais à la lumière de la théorie étroite du bien. Une autre supposition commande la réflexion que va mener Rawls. Elle concerne la psychologie et le système de désirs des individus considérés. Rawls part du fait que les actions humaines naissent de désirs existants, ceux-ci ne pouvant être changés que graduellement (§ 63). Les individus agissent en fonction du genre de personne qu’ils sont maintenant et des désirs qu’ils ont maintenant, et non comme la personne qu’ils auraient pu être ou avec des désirs qu’ils auraient pu avoir, s’ils avaient fait jadis un choix différent. Il s’agit donc d’évaluer la décision, prise longtemps à l’avance, de respecter un sens de la justice, en essayant d’évaluer cette situation, jusque dans un futur relativement éloigné. Ainsi une personne juste n’est pas disposée à faire certaines choses. Si elle est trop facilement tentée, c’est qu’en fait elle y était malgré tout disposée. 3 Le chapitre 9 de la Théorie de la justice démontre, concernant l’individu, que dans le contexte d’une société bien ordonnée, le projet rationnel de vie qu’il peut avoir renforce et exprime son sens de la justice, et que, dans une telle société, un sens efficace de la justice est une partie du bien d’un individu. 4 Etant donné que ce fait est connu publiquement, l’instabilité du premier type n’existe pas et, par conséquent, l’autre non plus. 5 Le sens de la justice peut faire l’objet de notre désir selon différents points de vue. 2 24 notre bien et à notre intérêt qui s’y associent. Nous verrons alors que la théorie de la justice comme équité s’offre comme une solution à la contradiction formulée par Dworkin. Elle institue et démontre que le désir d’agir, en conformité au sens de la justice, peut constituer un principe gouvernant la vie, de telle sorte qu’agir justement fasse partie du bien de l’individu. Dans quelle mesure le fait d’adopter le point de vue de la justice peut-il être considéré comme un bien ? La réponse à cette interrogation ne doit pas seulement établir que ce point de vue et le fait d’agir selon lui constituent un bien, mais doit également montrer que l’actualisation du sens de la justice, le sens de la justice comme tel vise le bien-être de l’individu. L’adoption du point de vue de la justice constitue, en tant que tel, un bien, parce que nous exprimons par là notre nature rationnelle. Ce faisant, nous nous trouvons renforcés dans notre sens de la justice. L’adoption du point de vue de la justice est également un bien, parce qu’une société juste fait partie d’un idéal partagé par les êtres rationnels, que chacun devrait désirer1. Enfin l’identification des principes de la justice comme des principes collectivement rationnels, et le concept de société bien ordonnée complètent la liste des raisons pour lesquelles l’adoption de ce point de vue de la justice constitue un bien. Cette congruence du juste et du bien se justifie, à partir d’une interprétation kantienne de la nature des individus considérés, comme libres, égaux et rationnels2. Le sens de la justice renforce ainsi tout ce qui rend chacun capable d’exprimer la nature humaine3. La réciprocité étant au fondement de la congruence entre justice et bien, s’en déduit un souci, de la part des autres individus et des institutions, pour notre bien. Autrui est pris en compte dans le projet de vie de chaque individu, et ce, non pas par altruisme, puisque l’intégration de la perspective d’autrui, le souci d’autrui ne repose pas sur un dévouement absolu à la communauté. Rawls attribue ainsi à la réciprocité la fonction, qui pouvait être dévolue à l’altruisme ou à la sympathie. La réciprocité est en revanche un concept politique, relevant d’une connaissance publique. Le souci d’autrui étant fondé sur la réciprocité, agir en conformité avec celui-là constitue le bien de l’individu, et le sens de la justice vise alors son bien-être, d’une manière encore plus directe. Idéalement, une théorie de la justice devrait présenter la description d’un état de choses parfaitement juste et une conception d’une société bien ordonnée, telles que l’aspiration à les réaliser et à les défendre réponde à notre bien, et soit en continuité avec nos sentiments naturels. Or la théorie de la justice comme équité, en raison du contenu des principes de la justice, de la manière dont ils sont dérivés et de sa compréhension des stades du développement moral, permet de montrer qu’« une société parfaitement juste devrait faire partie d’un idéal que des êtres humains rationnels devraient désirer plus que toute autre chose, à partir du moment où ils en auraient eu une pleine connaissance et expérience »4. Dans ce cadre, le désir d’agir justement se confond avec le désir d’agir en accord avec des principes, exprimant la nature humaine, c’est-à-dire celle d’êtres rationnels libres et égaux. Le 1 Il s’agit là d’un horizon, d’une Idée régulatrice, au sens kantien. Voir Théorie de la justice, § 40. 3 Rawls considère cette interprétation comme naturelle (Théorie de la justice, § 71, p. 517), soulignant que celle proposée par la théorie de la justice n’est pas la seule. Ainsi, un utilitariste considère qu’il agit toujours en vue du bien d’un individu ou de plusieurs, pour qui il éprouve un certain degré de sympathie (voir Sigdwick, Methods of Ethics, p. 501). L’utilitarisme, au même titre que le perfectionnisme, donne ainsi une description du sentiment de la justice, telle qu’il soit psychologiquement compréhensible. 4 Théorie de la justice, § 71, p. 517. Rawls fait ici référence à G. C. Field, Moral Theory, 2e éd., Londres, Methuen, 1932, p. 135 sq. et p. 141 sq. 2 25 sens de la justice consiste alors dans le désir efficace d’appliquer les principes de la justice et d’agir selon eux. Or le désir d’agir en accord avec des principes, qui expriment notre nature d’être rationnel, se confond également avec celui d’agir d’après des principes que des individus rationnels accepteraient, dans une situation initiale, donnant à chacun une représentation égale, en tant que personne morale1. Dès lors, on peut comprendre, à la lumière d’une théorie morale et politique de la justice, que des sentiments moraux puissent gouverner notre vie. Etre gouverné par ces principes revient à désirer vivre avec les autres, sur une base reconnue comme équitable par tous, à partir d’une perspective, également reconnue par tous, comme raisonnable. L’idéal d’une coopération, reposant sur une telle base, exerce une attirance naturelle sur nos sentiments. Ainsi la théorie de la justice comme équité permet de développer un sens de la justice plus fort que le sentiment parallèle inculqué par toutes autres conceptions de la justice2. Les diverses règles de priorité, la signification du principe de différence, dans son interprétation kantienne (c’est-à-dire le principe selon lequel les personnes ne doivent pas être traitées comme des moyens), ainsi que son rapport à l’idée de fraternité3, le prouvent. Il apparaît donc que le souci inconditionnel de notre bien, de la part des autres individus et des institutions, est supérieur dans la doctrine du contrat. Le lien social étant fondé sur le principe de réciprocité, dont on comprend, par ces raisons, qu’il est renforcé4, la théorie de la justice comme équité présente une résolution à la question de l’intégration du juste au bien, aussi bien au plan du projet individuel de vie, dans le sens qu’une intégration de la justice au titre de composante de ce dernier, qu’au plan de l’organisation sociale, celle-ci reposant sur des principes de justice, choisis dans des conditions définies par la position originelle. La théorie de la justice comme équité permet ainsi de dessiner les contours d’une organisation sociale, dans laquelle l’intégration de la justice aux projet de vie déterminant le bien de chacun, est possible, et ce en raison du principe de réciprocité. Elle démontre sa validité, quant à l’intégration du juste au bien, par le fait qu’elle constitue une théorie de l’organisation sociale plus stable. Or une organisation juste ne peut être stable qu’à condition que le fait d’agir justement soit, en général, la meilleure réponse de chaque individu à la conduite juste de ses partenaires5. La stabilité est garantie, lorsque les individus développent un sens de la justice et un souci pour ceux qui seraient lésés par leur non-solidarité6. Dans ce cas, remplir ses devoirs et ses obligations est 1 Théorie de la justice, § 71, p. 518. Tel est le sens de la doctrine rawlsienne du contrat. « Pour qui comprend et admet la doctrine du contrat, le sentiment de la justice n’est pas un désir qui diffère de celui d’agir d’après des principes que des individus rationnels accepteraient dans une situation initiale donnant à chacun une représentation égale en tant que personne morale. Il ne diffère pas non plus du désir d’agir en accord avec des principes exprimant la nature humaine, c’est-à-dire celle d’êtres rationnels libres et égaux. Les principes de la justice répondent à ces descriptions, ce qui nous permet de donner une interprétation acceptable du sens de la justice » (Théorie de la justice, § 71, p. 518). 2 Théorie de la justice, § 76, p. 538. « Plusieurs arguments suggèrent que le sens de la justice correspondant à la théorie de la justice comme équité est plus fort que le sentiment parallèle inculqué par les autres conceptions ». Cette thèse se vérifie encore par l’analyse d’une société bien ordonnée, gouvernée par le principe d’utilité. 3 Théorie de la justice, § 29, § 17. 4 Rawls envisage, néanmoins, le cas du « ticket gratuit », c’est-à-dire de l’individu qui suppose que les autres ont (et continuent d’avoir) un sens de la justice efficace. Cet individu hypothétique envisage la possibilité de faire semblant d’avoir certains sentiments moraux, tout en étant prêt à user du « ticket gratuit », chaque fois qu’il a la possibilité d’améliorer ainsi ses propres intérêts. 5 Théorie de la justice, § 76, p. 536. 6 Le système est stable, si les deux sentiments, que sont le fait d’avoir un sens de la justice et un souci pour ceux qui subissent l’absence de solidarité, sont assez forts, pour vaincre la tentation d’enfreindre les règles. 26 considéré, par chacun, comme la réponse correcte aux actions des autres. Chacun est conduit à cette conclusion par son propre projet rationnel de vie, lequel se trouve gouverné par son sens de la justice. Ainsi dans un système social, où règne la conception de la justice comme équité, l’identification au bien des autres et le fait de considérer ce qu’ils font comme un élément de notre propre bien peuvent être essentiels. Après l’identification de mes intérêts avec ceux d’autrui, ou avec ceux du groupe dont je fais partie, une deuxième étape se présente : celle de l’identification au bien d’autrui et de la considération de ce qu’il fait comme un élément de mon bien. Congruence du juste et du bien. L’intégration du juste au bien, dans la théorie de la justice comme équité et dans la théorie du bien comme rationalité, se détermine alors comme congruence du juste et du bien. Les concepts de la justice et du bien sont liés à des principes distincts et le problème de leur congruence consiste à déterminer si ces deux familles de critères sont compatibles1. Plus précisément, chaque concept et les principes, qui lui sont associés, définissent un point de vue d’après lequel on peut évaluer les projets de vie, les actions et les institutions. Envisager la possibilité que la justice soit une composante du bien revient, dans le cadre de la Théorie de la justice, à « établir qu’il est rationnel (au sens de la théorie étroite du bien), pour les membres d’une société bien ordonnée, de poser leur sens de la justice comme dominant leurs projets de vie »2. Il s’agit, en d’autres termes, d’établir que cette disposition à adopter le point de vue de la justice et à être guidé par lui s’accorde avec le bien de l’individu. Le juste et le bien : identité et différences. Le juste et le bien présentent pourtant trois types de différences. La première différence tient au fait que les principes de la justice et du juste, de manière générale, sont ceux qui seraient choisis dans la position originelle, alors que les principes du choix rationnel et les critères de la délibération rationnelle ne sont pas l’objet d’un choix3. La théorie du bien n’a pas besoin d’un accord sur les principes du choix rationnel ou d’une unanimité sur les critères de la rationalité4, puisque chacun est libre de poursuivre le projet rationnel de vie qu’il lui sied, à condition qu’il soit en accord avec les principes de la justice. En revanche, une théorie de la justice a pour tâche de définir une situation, représentant des contraintes raisonnables, dans l’argumentation menant aux principes, et telle que les principes choisis soient en accord avec nos convictions bien pesées, concernant la justice, mises en équilibre réfléchi, et exprimant une conception de la justice, acceptable d’un point de vue philosophique. 1 Théorie de la justice, § 86, p. 608. Théorie de la justice, § 86, p. 608. 3 Théorie de la justice, § 68, p. 486. 4 La notion de rationalité étant interprétée, dans le cadre d’une théorie étroite du bien, de façon à établir l’existence d’un désir général pour les biens premiers et à démontrer comment se fait le choix des principes de la justice. 2 27 Le juste et le bien se distinguent deuxièmement du fait qu’il est bon et rationnellement souhaitable qu’existe une pluralité de conceptions individuelles du bien1, alors que tel n’est pas le cas pour la conception du juste. En effet, dans une société bien ordonnée, les citoyens défendent les mêmes principes du juste, et ils essaient, dans les cas particuliers, de parvenir au même jugement2. Des principes communs sont requis, ainsi que des moyens assez semblables pour les appliquer, dans des cas particuliers, afin de pouvoir déterminer une hiérarchie définitive entre des revendications contradictoires. En revanche, les individus trouvent leur bien de façon singulière, de telle sorte que ce qui est bon pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre3. Enfin, il n’est pas nécessaire de parvenir à un jugement publiquement accepté sur ce qui est bon, pour des individus particuliers. La troisième différence concernant le juste et le bien tient au fait que de nombreuses applications des principes de la justice sont limitées par le voile d’ignorance4, alors que les évaluations qu’un individu fait de son bien peuvent s’appuyer sur une pleine connaissance des faits. Un projet rationnel de vie prend en considération nos talents particuliers, nos intérêts et notre contexte. Dans cette mesure, il dépend de notre position sociale et de nos atouts naturels, de telle sorte qu’une conception individuelle du bien correspond et répond à la situation particulière de l’individu. Les principes de la justice qui ont été choisis, en revanche, limitent le contenu de ces projets, les fins qu’ils encouragent et les moyens qu’ils utilisent. Rationalité et priorité absolue du juste. L’argument en faveur d’une congruence entre le juste et le bien est d’abord celui de la rationalité. Il convient donc de voir, en premier lieu, dans quelle mesure le désir d’adopter le point de vue de la justice est un désir rationnel, car s’il est rationnel pour un individu, il est rationnel pour tous  et ainsi toute tendance à l’instabilité se trouve écartée. Il n’y a en effet de solution politique au problème dont nous sommes partis, qu’à condition de trouver une structure, telle que la meilleure façon d’agir, au sein de cette communauté, c’est-à-dire la façon la plus rationnelle, soit, pour l’individu, d’agir justement. Il faut donc établir qu’il est plus rationnel, pour l’individu, d’agir justement que de ne pas agir justement. La convergence de la justice et du bien se formule alors en termes de rationalité, et la congruence de la justice et de la rationalité se substitue alors à l’altruisme5. Elle n’est, en outre, pas pertinente seulement concernant les individus, mais également relativement à la communauté, puisqu’il est « collectivement plus rationnel » d’adopter, pour les uns et les autres, le point de vue de la justice. 1 C’est-à-dire qu’il est rationnel que les membres d’une société bien ordonnée veuillent que leurs projets soient différents. 2 Ces principes établissent une relation d’ordre irrévocable entre les revendications contradictoires, que les individus émettent les uns à l’égard des autres, et il est essentiel que cette hiérarchie soit reconnaissable par chacun, si difficile qu’il soit de l’accepter en pratique. 3 Dans une société bien ordonnée, les projets de vie des individus sont différents en ce sens qu’ils donnent la prééminence à des objectifs différents. Les individus restent libres de déterminer leur bien, les points de vue des autres ne valant que comme de simples conseils. 4 Non seulement les principes de la justice doivent être choisis en l’absence de certains types d’information particulière, mais encore, quand ces principes servent à concevoir des constitutions et des structures sociales de base, ainsi qu’à choisir entre des lois et des programmes politiques, nous sommes soumis à des limitations du même genre, bien qu’elles soient moins strictes. 5 Sachant que la réciprocité est également requise, comme condition pour la congruence. 28 Dans le cadre d’institutions, dont l’individu sait qu’elles sont justes, et au sein desquelles il sait également que les autres individus ont (et continueront à avoir) un sens de la justice, semblable au sien  et que, par conséquent, ils obéissent (et continueront d’obéir) à ces dispositions , résident les conditions d’une congruence possible du juste et du bien1. Il est alors rationnel, au sens de la théorie étroite du bien, pour l’individu, de respecter son sens de la justice. Le désir de respecter la conception publique de la justice, qui dirige son projet de vie, s’accorde avec les principes du choix rationnel, et le projet de vie qui correspond à ce respect est alors la meilleure réponse aux projets similaires de ses associés2. Si cela est rationnel pour un individu, tel est le cas pour tous3. Dès lors il est inutile, pour justifier une conception de la justice, de soutenir que chacun, quels que soient ses capacités et ses désirs, a une raison suffisante (définie par la théorie étroite du bien) de préserver son sens de la justice4. Il suffit de montrer que les principes de la justice sont collectivement rationnels, c’est-à-dire qu’il demeure toujours avantageux, pour chacun, que tous les autres les respectent. La congruence du juste et du bien se justifie enfin par le principe aristotélicien, en ce sens que « la participation à la vie d’une société bien ordonnée est en elle-même un grand bien »5. Une société bien ordonnée constitue une union sociale d’unions sociales, en ce sens que nous dépendons de la coopération des autres, non seulement pour notre bien-être et les moyens d’y accéder, mais aussi pour amener à maturité nos possibilités latentes, du fait notamment que nos potentialités et nos inclinations dépassent de loin ce qu’une seule vie peut exprimer. Ainsi lorsque nous avons un certain succès, chacun reçoit quelque chose de la richesse et de la diversité de l’activité collective. Les réussites des individus et des groupes ne sont plus considérées comme des biens personnels distincts. On pourrait objecter que, y compris dans une société bien ordonnée, il y a des personnes, pour qui le respect de leur sens de la justice ne constitue pas un bien6. Etant donnés leurs buts et leurs 1 Il se peut qu’il y ait beaucoup d’individus, pour qui le sens de la justice ne corresponde pas à leur bien (Théorie de la justice, § 86, p. 618). Dans ce cas, les forces de stabilisation seront plus faibles, car plus grand est l’écart entre le juste et le bien, plus grand est le risque d’instabilité, toutes choses égales par ailleurs. Dans de telles conditions, les moyens pénaux joueront un rôle plus grand dans le système social. 2 Notons que R. Dworkin définit le concept de vie bonne et du bien vivre par l’idée de réponse adéquate aux contraintes et aux défis d’une situation concrète, aux circonstances matérielles et aux capacités naturelles données, la justice demeure comprise, alors moins comme une composante de notre bien-être, que comme sa condition de possibilité. Ainsi une distribution plus juste des ressources est requise, puisqu’elle signifie, pour la majorité des individus, une dotation de ressources plus importante, permettant à chacun de donner des réponses plus intéressantes à un contexte plus ouvert et plus varié. 3 Le respect général du sens de la justice est un atout social, établissant une base pour la confiance mutuelle, dont tout le monde tire normalement un avantage. 4 Car notre bien dépend du genre de personne que nous sommes, du type de désirs et d’aspirations, que nous avons et dont nous sommes capables. L’ampleur de notre succès, dans la réalisation de notre projet rationnel de vie, dépend de la mesure où nous agissons en accord avec notre sens de la justice, comme règle irrévocable. Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est exprimer notre nature en suivant un projet, qui considère le sens de la justice comme un désir parmi d’autres, car ce sentiment révèle ce qu’est la personne et faire un compromis n’est pas, pour le moi, réaliser sa liberté mais, au contraire, céder aux contingences et aux accidents du monde. 5 Théorie de la justice, § 86, p. 612. Cette conclusion dépend de la signification des principes de la justice et de leur priorité, dans le projet de chacun, aussi bien que des traits psychologiques propres à notre nature. 6 Théorie de la justice, § 86, p. 616. Philippa Foot, par exemple, a soutenu que, pour ces personnes, on ne peut pas vraiment recommander la justice comme une vertu (Philippa Foot, « Moral Beliefs », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 59 (1958-1959), p. 99-104), ce que l’on peut admettre lorsque l’on interprète une telle recommandation, comme impliquant que des arguments rationnels (définis par la théorie étroite du bien), qui leur conseilleraient cette action, en tant qu’individus. 29 désirs, les particularités de leur nature, la théorie étroite du bien ne définit pas de raisons suffisantes, pour qu’ils défendent ce sentiment et lui donnent la priorité. Pour répondre à cette objection, il est nécessaire de dégager les raisons conduisant à préserver notre sens de la justice. L’identité pratique, du juste et du bien, est construite par Rawls, pour ce cas particulier que constitue une société bien ordonnée, dans laquelle on suppose que ses membres ont une vision lucide de la conception publique de la justice sur laquelle leurs relations sont fondées1. En effet, dans une société bien ordonnée, les principes de la justice sont publiés. Ils caractérisent les convictions morales, qui sont acceptées et partagées par ses membres, ce fait étant publiquement reconnu 2 . L’hypothèse rawlsienne, d’inspiration socratique, est qu’une connaissance des principes d’une société juste induit et motive le désir de travailler à la justice des institutions et à la justice dans la communauté3. Lorsqu’un individu a des opinions vraies et une compréhension correcte de la théorie de la justice, le désir d’agir justement et le désir d’exprimer sa nature de personne morale libre le mènent dans la même direction. Ces deux désirs sont des dispositions à agir, à partir des mêmes principes, c’est-à-dire de ceux qui seraient choisis dans la position originelle4. La thèse rawlsienne est radicale, puisqu’elle consiste à soutenir l’idée que « le désir d’exprimer notre nature comme être rationnel, libre et égal aux autres, ne peut être satisfait qu’en agissant selon les principes du juste et de la justice, qu’en leur donnant la priorité absolue »5. Accorder cette priorité à la justice nous permet d’exprimer notre pleine liberté à l’égard des contingences et des circonstances fortuites. Ainsi si nous voulons réaliser notre nature, nous n’avons pas d’autre choix que de décider de préserver notre sens de la justice et d’en faire le désir dominant6. Or une telle attitude, une telle disposition et un tel choix ne sont pas possibles, si nous faisons des compromis et que nous évaluons leur importance, relativement à d’autres fins. Le désir de préserver notre sens de la justice est un désir, un effort, qui porte en lui-même sa propre priorité7. Le sens de la justice ne peut être considéré comme un désir parmi d’autres, pour la seule raison qu’il exprime notre nature et révèle ce que nous sommes. Telles sont les raisons principales, pour lesquelles la théorie étroite du bien permet de défendre notre sens de la justice. Faut-il soutenir qu’il s’agit de raisons décisives, par lesquelles l’individu va être conduit à respecter son sens de la justice ? Répondre à cette interrogation exige d’envisager le contenu et le rôle des principes de la justice, dans la décision vers laquelle 1 Alors même que l’accord entre le juste et le bien, dans la théorie de la justice comme équité, pourrait semblé improbable, il l’est certainement plus que dans l’utilitarisme. La configuration des raisons favorise donc conditionnellement la doctrine du contrat. 2 Voir Théorie de la justice, § 23. 3 Or, pour établir ce principe, il faut récuser l’objection du « ticket gratuit ». On a vu, précédemment, que cette connaissance, pour induire l’adoption du point de vue de la justice, comme gouvernant le projet rationnel de vie de l’individu, doit être associé à des sentiments et à des motivations d’ordre affectif. 4 Théorie de la justice, § 86, p. 613. 5 Théorie de la justice, § 86, p. 615. Les principes de la justice étant dominants, le désir d’agir selon eux n’est satisfait que dans la mesure, où il est également dominant vis-à-vis des autres désirs, c’est-à-dire absolument prioritaire. 6 Théorie de la justice, § 86, p. 615. 7 En revanche, s’agissant d’autres buts, ceux-ci peuvent être réalisés grâce à un projet, qui accorde une place pour chacun. Leur satisfaction est possible, indépendamment de leur place dans le classement, mais ce ne peut être le cas avec le sens du juste et de la justice. 30 l’individu se porte. Elle demande également de déterminer s’il est juste, pour l’individu, que l’on exige de lui, qu’il fasse seulement ce qui est à son avantage, conformément à la théorie étroite du bien1. Que ce soit un bien, pour un individu, d’avoir un sens dominant de la justice dépend de ce que la justice exige de lui. Admettre qu’il soit juste que l’on exige de l’individu seulement ce qui se trouve être conforme à son avantage serait courir vers un égoïsme général. En revanche et dans la mesure où les principes du juste et de la justice sont collectivement rationnels, il est dans l’intérêt de chacun que tous les autres obéissent à une juste organisation2. Dans une société bien ordonnée, c’est-à-dire dans une société conçue pour favoriser le bien de ses membres et gouvernée efficacement par une conception publique de la justice3, le fait d’avoir un sens de la justice est effectivement un bien, « un sens efficace de la justice est une partie du bien d’un individu »4. Ses membres sont des personnes morales, libres et égales, et qui se considèrent comme telles. Elles ont – et sont conscientes d’avoir – des buts et des intérêts fondamentaux, relativement auxquels elles pensent qu’il est légitime d’exprimer des revendications, les uns à l’égard des autres. Elles ont – et sont conscientes d’avoir – un droit égal au respect et à la considération, quand elles déterminent les principes, qui doivent gouverner la structure de base de leur société. Enfin elles ont un sens de la justice, qui dirige normalement leur conduite. Or l’examen des caractéristiques et du contenu du concept de société bien ordonnée permet de comprendre pourquoi des individus rationnels ont le désir d’agir conformément à la justice, veulent que celui-ci gouverne leur vie et se trouvent, en dernière analyse, renforcés, dans leur sens de la justice5. De la sorte, il n’est plus seulement question de penser la justice comme une composante ou un élément de la vie bonne, du projet individuel de vie, mais d’affirmer que la justice gouverne la vie de l’individu, au sens où le désir d’agir conformément à la justice est absolument premier. Comment ce désir peut-il gouverner la vie de l’individu et être absolument premier ? La justice est un bien, si les individus ont le désir efficace d’agir justement. En ce sens, le bien de la justice dépend du désir efficace qu’ont les membres d’une société bien ordonnée d’agir justement. De façon générale, une société de ce type affirme l’autonomie des personnes et 1 « Nous pouvons raisonner à peu près comme nous l’avons fait dans le cas de la désobéissance civile, qui est une autre partie de la théorie de l’obéissance partielle. Ainsi, en acceptant que l’adhésion à la conception choisie, quelle qu’elle soit, soit imparfaite, si elle est complètement volontaire, dans quelles conditions les personnes dans la position originelle accepteront-elles que des moyens pénaux de stabilisation soient employés ? Insisteront-elles pour qu’on exige de quelqu’un qu’il fasse seulement ce qui est à son avantage, conformément à la théorie étroite du bien ? Il semble clair que non à la lumière de la doctrine du contrat prise comme un tout » (Théorie de la justice, § 86, p. 616). 2 A terme et pour élucider la question de savoir si ceux qui respectent leur sens de la justice traitent injustement les personnes, pour lesquelles, même dans une société bien ordonnée, le fait de respecter leur sens de la justice n’est pas un bien, en leur demandant d’obéir à de justes institutions, il faut élaborer une théorie de la peine. Bien que celle-ci ne soit pas développée par Rawls, il est possible de dire qu’en acceptant des peines, qui stabilisent le système de coopération, les partenaires acceptent le même genre de limitations de l’intérêt personnel, que lorsqu’ils choisissent les principes de la justice. Ayant accepté ces principes, il est alors rationnel d’autoriser les mesures nécessaires, pour maintenir des institutions justes, à condition que les contraintes de la liberté égale pour tous et de l’autorité de la loi soient bien reconnues (Théorie de la justice, § 38-39). 3 Voir Théorie de la justice, § 1 et § 69. La justice des dispositions d’une telle société contribue au bien de ses membres. 4 Théorie de la justice, p. 557. 5 Le chapitre 9 de la Théorie de la justice démontre que, dans le contexte d’une société bien ordonnée, le projet rationnel de vie que peut avoir un individu renforce et exprime son sens de la justice, et que, dans une telle société, un sens efficace de la justice est une partie du bien d’un individu. 31 encourage l’objectivité de leurs jugements bien pesés sur la justice. Tous les doutes que ses membres peuvent éprouver, quant au bien-fondé de leurs sentiments moraux, lorsqu’ils réfléchissent à la façon dont ils les ont acquis, peuvent disparaître, en voyant que leurs convictions s’accordent avec les principes, qui seraient choisis dans la position originelle ou, le cas échéant, en révisant leurs jugements, pour qu’ils s’accordent avec ces principes. L’accord entre bien et justice dépend donc de la manière dont la doctrine du contrat a été établie. Plus précisément, la congruence entre le juste et le bien dépend du fait qu’une société bien ordonnée réalise le bien de la communauté1. Ainsi une société bien ordonnée ne produit pas seulement les attitudes morales nécessaires à son propre soutien, mais ces attitudes se révèlent, à terme et en elles-mêmes, souhaitables, pour les êtres raisonnables qui les manifestent, lorsqu’ils évaluent leur situation indépendamment des contraintes de la justice. Par là, la notion de réciprocité se trouve élargie, puisqu’il est souhaitable, pour les individus, de promouvoir une société juste. De façon générale, il est convenu d’admettre – comme R. Dworkin le soulignent également –, que les individus préfèrent vivre dans une société juste, plutôt que dans une société qui ne l’est pas, dans la mesure où elle constitue une précondition à la réalisation de leurs projets de vie, mais Rawls va plus loin en montrant qu’il est possible de susciter, chez les individus, le désir d’une société juste, par lequel se réalise une congruence entre le juste et le bien. Une société bonne. Bien individuel et bien commun. Au début du chapitre 7 de la Théorie de la justice, Rawls souligne qu’« il y a congruence entre la justice et le bien, du moins dans le contexte d’une société bien ordonnée », reposant sur les principes de la justice 2. Dans ce cas particulier, la question de l’intégration du juste au bien trouve une conclusion positive. Se pose alors la question de savoir si elle est susceptible de recevoir une même solution dans le cadre d’autres formes sociales. Le cas d’une société bien ordonnée est le premier à devoir être considéré, car si la congruence y est impossible, alors elle le sera dans tous les autres cas. Pourtant il n’est pas garanti d’avance, même dans ce cas, que le bien et le juste soient compatibles, car cette relation implique que, lorsque les membres d’une société bien ordonnée évaluent leur projet de vie, grâce aux principes du choix rationnel, ils décident de maintenir leur sens de la justice, comme règle de leur conduite les uns à l’égard des autres. Toutefois la congruence entre le juste et le bien dépend du fait qu’une société bien ordonnée réalise le bien de la communauté. Cette conclusion se démontre, a contrario, par la considération d’une société privée, dans laquelle les personnes, qu’il s’agisse d’individus ou d’associations, poursuivent leurs propres fins privées, qui sont soit en concurrence, soit indépendantes mais, en aucun cas, complémentaires les unes des autres3. Dans une telle société, les institutions ne présentent, pour les individus, aucune valeur en elles-mêmes. Chacun ne considère l’organisation sociale que comme un moyen pour 1 Théorie de la justice, § 79, p. 564. Théorie de la justice, p. 437 ; voir aussi p. 558 où Rawls précise qu’il s’en tient à la théorie de l’obéissance stricte. 3 Voir Théorie de la justice, p. 565 et sq. La théorie des marchés concurrentiels est un modèle pour ce type de société. 2 32 ses propres fins privées, et ne prend en considération ni le bien des autres ni ce qu’ils possèdent. Chacun est porté à préférer le système le plus efficace, lui donnant la plus large part des biens disponibles. Les seules variables intervenant dans la fonction d’utilité d’un individu sont les biens et les avoirs qu’il possède, et non ceux des autres ou leur niveau d’utilité. Dans ce cadre, la répartition actuelle des avantages est largement déterminée par le rapport de forces et l’équilibre des positions stratégiques, qui résultent du contexte existant. Comme les membres de cette société ne sont pas mus par le désir d’agir justement, la stabilité de dispositions justes et efficaces exige, nécessairement, le recours à des sanctions. L’harmonisation des intérêts privés et collectifs est produite par des dispositifs institutionnels de stabilisation, appliqués aux individus, car la cohésion d’une société privée n’est pas due à la conviction du public que ses dispositions de base sont justes et bonnes en elles-mêmes, mais au calcul, fait par chaque individu ou par une majorité suffisante, pour maintenir le système, que tout changement diminuerait la quantité de moyens disponibles, pour satisfaire ses fins personnelles. A l’inverse, la théorie de la justice comme équité démontre sa validité, quant à l’intégration du juste au bien, par le fait qu’elle constitue une théorie de l’organisation sociale plus stable. Rawls soutient que par des relations d’amitié et de confiance mutuelle, par la reconnaissance publique d’un sens de la justice collectif et efficace, il est possible d’obtenir la stabilité sociale qui se trouve assurée, par exemple, par le souverain chez Hobbes1. En premier lieu et en raison de ces attitudes naturelles et du désir de faire ce qui est juste, personne ne souhaite satisfaire ses propres intérêts, de manière injuste au détriment des autres. De la sorte, le premier type d’instabilité est supprimé2. En outre et comme chacun sait que ces inclinations et ces sentiments sont à la fois répandus et efficaces, personne n’a de raison de penser qu’il ait à enfreindre les règles, pour protéger ses intérêts légitimes. De la sorte, le deuxième type d’instabilité est écarté3. Une société gouvernée par un sens public de la justice est intrinsèquement stable, cette stabilité étant fondée sur la relation réciproque des trois lois psychologiques 4 . Ainsi  conformément à la deuxième loi  lorsque les liens affectifs deviennent plus forts, le sens de la justice (troisième loi) est renforcé, à cause du souci plus grand que l’on a des bénéficiaires d’institutions justes. Réciproquement, un sens de la justice plus efficace conduit à remplir ses obligations avec moins d’hésitations, ce qui suscite des sentiments plus intenses d’amitié et de confiance. 1 Voir Théorie de la justice, § 76, p. 537. Le problème de la stabilité vient de ce qu’un juste système de coopération n’est pas nécessairement en équilibre, a fortiori en équilibre stable. Considérés du point de vue de la position originelle, les principes de la justice sont collectivement rationnels : si tous y obéissaient, chacun pourrait espérer améliorer sa situation, du moins par rapport à ce qu’elle serait en l’absence de tout accord, c’est-à-dire par rapport à l’égoïsme généralisé. Cependant, du point de vue de chaque individu considéré isolément, l’égoïsme de la première personne et celui du « ticket gratuit » seraient préférables. Dans la vie quotidienne, un individu qui a de telles tendances peut parfois obtenir des avantages supplémentaires, pour lui-même, en profitant des efforts collectifs des autres. Il peut y avoir suffisamment de personnes qui remplissent leurs obligations et, si des circonstances particulières lui permettent de ne pas apporter sa contribution (par exemple le fait que son omission ne sera pas découverte), il aura ainsi joué sur les deux tableaux. Dans ce genre d’occasion, tout se passe comme si l’égoïsme du « ticket gratuit » était admis. 3 Il est probable, bien entendu, que quelques infractions seront commises, mais, dans ce cas, les sentiments de culpabilité que font naître l’amitié et la confiance mutuelle, ainsi que le sens de la justice tendront, selon Rawls, à restaurer l’équilibre. 4 Théorie de la justice, § 76, p. 537. 2 33 Les individus ont en outre besoin les uns des autres, comme de partenaires, qui s’engagent ensemble dans des modes de vie ayant leur valeur en eux-mêmes, et révèlent ainsi la nature sociale de l’humanité. Le bien d’autrui et le mien sont complémentaires. Ainsi « que les autres réussissent et soient heureux est nécessaire à notre propre bien »1. Les institutions et les activités des membres d’une société bien ordonnée constituent des biens partagés2. La problématique de la justice comme bien tend à se résoudre dans la question du bien commun 3 , puisque l’argumentation rawlsienne repose sur l’idée que les êtres humains partagent leurs fins essentielles, et valorisent leurs institutions et leurs activités communes comme des biens. Dès lors se dessine une intégration du bien d’autrui dans ma propre conception du bien, par la médiation d’un bien commun à tous. Ce qui est apparu comme une deuxième étape, par laquelle le bien d’autrui en vient à être considéré comme un élément de mon bien – après que la possibilité d’une identification des intérêts d’autrui avec les miens a été établie –, peut être interprétée de deux façons, soit d’un point de vue utilitariste, établissant une complémentarité nécessaire et vitale (dont la division du travail serait un exemple), soit au plan des normes et des valeurs. Le second cas permet de penser une intégration du bien de chacun dans un bien commun, dans un système dont les individus constituent des parties. L’espèce humaine est alors conçue comme formant une communauté, dont chaque membre bénéficie des qualités et de la personnalité de tous les autres, au sein d’institutions libres. Dans ce cadre, tous reconnaissent que le bien de chacun est un élément d’un système, sur lequel ils sont d’accord, et qui leur apporte des satisfactions à tous4. La conception que chacun a de son bien et qui se trouve formulée dans le projet rationnel de chacun, est « un sous-projet du projet global, qui gouverne la société, en tant qu’union sociale d’unions sociales »5. Il n’est alors plus question de penser l’intégration de la justice comme composante du projet rationnel de l’individu, où ses fins seraient premières, car le rapport du tout et de la partie se voit, à présent, inversé. Celui-ci est conçu comme une union sociale, dans laquelle les objectifs sont partagés et les activités communes valorisées. La position rawlsienne peut alors être comparée à une thèse déontologique, établissant la primauté du bien commun. Toutefois Rawls envisage la question du bien commun, à partir de prémisses libérales, c’est-à-dire à partir de l’individu, considéré comme être rationnel, actualisant un projet de vie personnel. Il s’agit par conséquent de fonder et de penser une communauté, ainsi 1 Théorie de la justice, § 79, p. 566. L’idée selon laquelle les institutions justes constituent notre bien commun est essentielle. 3 Ainsi se dessine une conception substantielle libérale du bien (commun). 4 On peut imaginer que cette communauté dure dans le temps et concevoir ainsi que, dans l’histoire de la société, les contributions des générations, qui se succèdent, coopèrent de la même façon. Voir aussi Wilhelm von Humboldt, Essai pour limiter l’action de l’Etat (1792), in Gesammelte Schriften (Berlin, 1903), livre I, p. 107 sq. « Chaque être humain ne peut donc agir que grâce à une seule faculté dominante à la fois ; ou plutôt, notre nature nous permet, à un moment donné, d’avoir une seule forme d’activité. C’est pourquoi l’être humain semble destiné à un développement partiel puisque son énergie faiblit dès qu’il se disperse entre plusieurs objets. Mais il est en son pouvoir d’éviter cette partialité s’il essaie d’unir les facultés, distinctes et généralement développées séparément, de sa nature, s’il mène vers une coopération spontanée, à chaque étape de sa vie, les étincelles presque éteintes tout comme celles que l’avenir ranimera de chaque activité séparée, s’il tente d’accroître et de diversifier les forces avec lesquelles il travaille en les combinant harmonieusement, au lieu de rechercher la simple variété des objets auxquels il applique ses forces. Ce qui, dans le cas de l’individu, est réalisé par l’union du passé et du futur avec le présent est produit, dans la société, par la coopération entre ses membres ; en effet, à toutes les étapes de sa vie, chaque individu ne peut réaliser que l’une des perfections qui représentent les caractères possibles de l’espèce humaine. C’est donc grâce à une union sociale, basée sur les besoins internes et les capacités de ses membres que chacun peut participer aux richesses collectives de tous les autres. » 5 Théorie de la justice, § 85, p. 604. 2 34 qu’un bien commun, mais à partir de prémisses et de principes libéraux. Rawls se donne par là les moyen de concevoir des valeurs communes, un bien commun coïncidant avec les institutions et s’actualisant dans l’activité collective. Dès lors, une communauté – libérale – se dessine. Celle-ci n’est pas pensée relativement à une culture ou à une identité nationale, mais à partir de l’humanité et du genre humain. De la sorte, la problématique de la justice peut, à terme, être étendue au-delà du cadre national, dans le rapport interétatique. Le concept de société bien ordonnée. Dans une société bien ordonnée, il y a une diversité de communautés et d’associations, dont les membres ont chacun leurs propres idéaux accordés à leurs aspirations et à leurs talents1. En tant que citoyens, ils rejettent le critère de perfection comme principe politique et évitent, au nom de la justice, toute estimation de la valeur relative du mode de vie de chacun2. Les citoyens, dans la vie publique, respectent les fins des uns et des autres, et arbitrent leurs revendications politiques, d’une façon qui ne détruit pas leur estime d’eux-mêmes. Ainsi et sans qu’il soit nécessaire de mettre en œuvre les principes d’une morale surérogatoire, une des conditions, conduisant à la résolution, au plan communautaire, du dilemme formulé par Dworkin, est que les individus aient des projets communs, qui soient à la fois rationnels et complémentaires. Alors que la théorie étroite du bien permet de conclure que le fait d’avoir un sens efficace de la justice constitue, pour la personne, un bien, la théorie complète du bien, tend à montrer que les projets rationnels doivent s’accorder avec les principes de la justice. En premier lieu, des valeurs telles que l’affection personnelle et l’amitié, un travail intéressant et la coopération sociale, la recherche de la connaissance, la création et la contemplation d’objets beaux3, peuvent, pour la plupart, être réalisées d’une manière compatible avec la justice. Bien que nous puissions, pour réaliser ces fins, être tentés d’agir injustement, aucune action injuste n’est analytiquement contenue, dans la description de ces biens humains4. Bien au contraire, sur ces valeurs, se fonde une interdépendance sociale, car non seulement elles sont bonnes pour ceux qui en profitent, mais contribuent également au bien des autres, puisqu’en réalisant ces buts, nous contribuons, en général, aux projets rationnels de nos associés5. Dès lors, cette interdépendance est une raison supplémentaire d’inclure de telles valeurs, dans les projets à long terme. Les projets de vie, qui réalisent les buts d’autrui, en même temps que les nôtres, se révèlent être préférables, dans la mesure où l’on admet que les individus cherchent le respect et la bonne volonté des autres, ou du moins cherchent à éviter leur hostilité et leur mépris. Ces conclusions reposent sur l’hypothèse fondamentale que l’appartenance à une communauté et 1 Chacun doit, en effet, pouvoir faire partie d’au moins une communauté, partageant ses intérêts, et où ses entreprises soient appréciées par ses associés. 2 Voir Théorie de la justice, § 50. 3 L’ensemble de ces éléments répondant à ce que Dworkin nomme l’idéal éthique relatif à la vie privée. 4 Voir Théorie de la justice, § 66. 5 L’interdépendance constitue une forme spécifique de la réciprocité. Le principe aristotélicien, selon lequel « toutes choses égales par ailleurs, les êtres humains aiment exercer leurs talents (qu’ils soient acquis ou innés), et plus ces talents se développent, plus ils sont complexes, plus grande est la satisfaction qu’ils procurent » (Théorie de la justice, § 65, p. 466), est au fondement d’activités, qui sont bonnes dans la mesure où les individus désirent et cherchent l’estime et l’admiration des autres. 35 la coopération avec autrui, sous diverses formes, sont des conditions de la vie humaine1. Les individus ont alors des raisons de se respecter eux-mêmes, et de se respecter les uns les autres2. De la sorte, le concept de société bien ordonnée permet à Rawls de déterminer les conditions, en l’occurrence, le cadre social et politique, au sein duquel une intégration du juste au bien est possible. Le cadre social et politique, constitué par la structure de base, est gouverné par les principes de la justice. Ses membres ont le désir profond et normalement efficace d’agir conformément aux principes de la justice 3 . Les institutions étant justes (au sens de cette conception), ils acquièrent le sens de la justice, correspondant à une telle société, ainsi que le désir de participer à la défense de ces institutions. Une union sociale d’unions sociales. L’intégration de la justice au bien individuel s’accomplit à travers la notion d’union sociale d’unions sociales. Ce concept peut être saisi à partir de la considération un groupe de musiciens, dans lequel chacun aurait pu apprendre à jouer, aussi bien que les autres, de n’importe quel instrument de l’orchestre, mais où, par un accord tacite, chacun a cherché à perfectionner son talent sur l’instrument qu’il a choisi, les capacités de tous se réalisant ensemble dans les concerts4. Le groupe, dans le cas particulier où les capacités de chacun sont semblables, réalise, par la coordination des activités entre égaux, le même ensemble de capacités que celles qui sont latentes en chacun. Ou bien, quand ces capacités diffèrent et sont suffisamment complémentaires, le groupe, comme un tout, exprime la totalité des potentialités de ses membres, dans des activités qui sont intrinsèquement bonnes et ne se réduisent pas à une simple coopération en vue de gains économiques et sociaux5. Dans les deux cas, les individus ont besoin les uns des autres, puisque c’est seulement grâce à une coopération active que les capacités individuelles atteignent la maturité. C’est seulement dans l’union sociale que l’individu est complet. Or une société bien ordonnée  correspondant à la justice comme équité  constitue, en elle-même, une forme de communauté, plus précisément une communauté de communautés, dans la mesure où, en premier lieu, le but final que partagent tous ses membres est le fonctionnement couronné de succès d’institutions justes6. Ces institutions sont considérées comme un bien. En effet, les membres d’une société bien ordonnée ont pour but commun de coopérer, afin de réaliser leur propre nature, d’une manière qu’autorisent les principes de la justice7. Cette tendance collective à la coopération trouve son fondement dans le fait que chacun a un sens efficace de la justice. Chaque citoyen désire que tous – y compris lui-même – agissent, selon des principes, sur lesquels tous seraient d’accord dans une situation initiale d’égalité. Ce désir 1 Théorie de la justice, § 66, p. 478. Or le respect des fins d’autrui est une condition de base, garantie par les principes de la justice. Ainsi il ne suffit pas de ne pas refuser toute théorie substantielle du bien. 3 Théorie de la justice, § 69, p. 496. 4 Cette idée a également une place chez Kant, voir Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. 5 Sur ce point, voir Adam Smith, La Richesse des Nations, livre I, chap. 1-2. 6 Les concepts d’union sociale et de communauté de communautés ne constituent-ils pas une dissolution de la notion de société ? Il est vrai toutefois que Rawls a recours à ces deux notions, pour définir la notion même de société bien ordonnée. Il faudrait néanmoins préciser par quels éléments définir le concept de société. 7 Théorie de la justice, § 79, p. 570. Rawls souligne le caractère évident de cette thèse, et l’établit à partir d’une analogie avec le jeu : « Tout comme des joueurs ont pour but commun de bien jouer et de façon correcte (fair), de même les membres d’une société bien ordonnée ont pour but commun de coopérer ». 2 36 étant impératif, comme l’exige le caractère irrévocable des principes moraux, lorsque tous agissent avec justice, chacun trouve une satisfaction dans exactement la même chose. Cette forme de communauté est pensée par Rawls à partir d’une extension des liens d’identification, naturellement entretenu à l’égard de nos proches, à l’ensemble de la communauté, ainsi que sur le fondement d’une acceptation et une reconnaissance mutuelle des principes de la justice. Les liens d’identification avec autrui – au-delà de l’identification de nos intérêts avec celui-ci – motivent, lorsqu’elle est jointe à un sens de la justice, la conversion de la société en communauté. La reconnaissance mutuelle des principes de la justice induit une convergence des efforts de la société, se faisant ainsi communauté, de telle sorte que les réussites des individus et des groupes ne sont plus considérées comme des biens personnels distincts. Rawls suggère que, dans une société bien ordonnée, où il y a de fortes raisons de préserver notre sens de la justice, nous protégeons d’une manière simple et naturelle les institutions et les personnes, auxquelles nous sommes attachés, et nous élargissons ces liens à de nouvelles possibilités. Une telle communauté, caractérisée par le fait que les réussites des individus et des groupes ne sont plus considérées comme distincts, n’est pas sans rapport avec ce que R. Dworkin définit comme la « communauté libérale », cet auteur suggérant que la réussite ou l’échec de sa vie, pour un « libéral intégré », sont liés à ceux de communauté. Le passage de la notion de société à celle de communauté se justifie alors, dans la mesure où les liens d’identification à autrui sont étendus au-delà de nos proches, et où la réussite de chacun ne constitue plus un bien personnel distinct. Une seconde caractéristique d’une société bien ordonnée se révèle, lorsque l’on applique l’idée d’union sociale, à la structure de base prise comme un tout. Les institutions fondamentales de la société – c’est-à-dire les aspects principaux de l’ordre légal et la constitution juste – peuvent alors être jugées bonnes, l’union sociale constituant, en elle-même, un bien. Ainsi l’interprétation kantienne des principes de justice nous permet de dire que, si tous agissent de façon à défendre les institutions justes, cela est à l’avantage de chacun. Les êtres humains ayant, de façon générale, le désir d’exprimer leur nature de personnes morales, libres et égales, le moyen de réaliser ce désir de la manière la plus adéquate est d’agir, selon les principes qu’ils reconnaîtraient dans la position originelle. Lorsque tous tentent d’obéir à ces principes et que chacun y réussit alors, individuellement et collectivement, ces individus réalisent le mieux possible leur personnalité morale, et, par là même, leur bien individuel et collectif, car c’est en réalisant sa propre nature que l’individu participe au bien de la communauté. Ce faisant, Rawls propose une reformulation du principe utilitariste relatif au bonheur de tous. Le bien de l’individu dépend du succès de sa communauté. Telle est, très précisément, la réponse à la question qui a ouvert notre réflexion : le succès, la réussite du projet de vie de l’individu dépend de celui de sa communauté. De l’autre côté, la communauté respecte l’individu, ainsi que sa propre conception du bien, car le rapport que l’individu entretient avec la communauté est fondé sur la réciprocité. Le bénéfice est donc à la fois individuel et collectif. Une nuance, toutefois, est à apporter. Le présupposé, critiqué par I. Berlin dans l’Eloge de la liberté, est que, dans cette perspective, la nature de l’individu s’identifie, se confond avec sa nature d’être raisonnable1. L’être humain comme tel ne s’accomplirait, dans cette perspective, qu’en réalisant sa nature rationnelle. Telle est, notamment, la raison pour laquelle chacun réalise son bien, c’est-à-dire sa nature de la même façon. L’hypothèse fondamentale consiste à soutenir 1 Voir I. Berlin, Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988, p. 201. 37 que le bien individuel consiste dans la réalisation, par et pour l’individu, de sa personnalité morale. Si la réalisation, pour l’individu, de sa nature constitue, incontestablement, un bien, il n’est pourtant pas certain que la nature de l’individu puisse être seulement et exclusivement identifiée à ce qui est, en lui, rationnel et moral. La question de l’intégration de la justice aux conceptions individuelles du bien trouve donc une solution dans et par la notion d’union sociale d’unions sociales. Dans une société bien ordonnée, chacun comprend et a la ferme intention d’adhérer aux premiers principes, qui doivent déterminer tout le système social. Le projet de vie de chacun y a une structure plus ample et plus riche, car il s’harmonise avec celui des autres, grâce à des principes mutuellement acceptables. Ce faisant, la vie privée de chaque individu est en quelque sorte « un projet à l’intérieur d’un projet plus vaste »1, lequel se trouve réalisé par les institutions publiques de la société. Il ne comporte pas aucune fin substantielle dominante, à laquelle seraient subordonnés les objectifs de tous les individus et de tous les groupes. L’activité collective qui y est relative, si le principe aristotélicien est bien fondé, doit être appréhendée et vécue comme un bien. Déjà les vertus morales, déterminées par Rawls comme étant ces excellences qu’il est rationnel de désirer, pour soi-même et pour les autres, se présentent comme des biens, appréciés en eux-mêmes ou dans des activités, qui fournissent une satisfaction en elles-mêmes2. Les êtres humains apprécient ces qualités, en tant qu’elles se manifestent dans la coopération, pour défendre les institutions justes. Dès lors, il est possible de dire que « l’activité collective juste est la forme la plus importante du bonheur humain »3. Or c’est par la défense de ces institutions publiques que les personnes expriment le mieux leur nature et réalisent le mieux ce dont elles sont capables4. En ce sens, la réalisation publique de la justice est une valeur de la communauté, et la justice constitue, en elle-même, un bien. Telle est la solution ultime au dilemme dont nous sommes partis : la justice constitue en elle-même un bien. Elle était déjà formulée par Platon dans la République, mais Rawls montre qu’elle est vraie, pour l’individu, non pas seulement parce qu’il est préférable, pour le bien-être individuel, de vivre dans une société où règne la justice, mais parce que dans une société juste, le bien de l’individu est une partie du bien collectif. De la sorte, Rawls donne une formulation positive à la convergence, à la congruence du juste et du bien : notre bien est intégré dans des institutions justes, car il est favorisé par elles, en raison du principe de réciprocité, et parce que l’activité collective, comme telle et par elle-même, est un bien. ____________ 1 Théorie de la justice, § 79, p. 571. Théorie de la justice, § 66-67. 3 Théorie de la justice, § 79, p. 571. 4 De plus, des institutions justes favorisent la vie interne des groupes, dans lesquels les individus réalisent leurs buts particuliers. 2 38 Bibliographie - Rawls J., A Theory of Justice. Cambridge, Massachusetts, Belknap Press of Harvard University Press, 1971 ; Théorie de la justice, trad. française, Paris, Seuil, 1997. - Austin J. L., How to Do Things with Words, Oxford, Clarendon Press, 1962 ; Quand dire, c’est faire, trad. française, Paris, Seuil, 1970. - Berlin I., Eloge de la liberté, Paris, Calmann-Lévy, 1988. - Broad C. D., Five Types of Ethical Theory, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1930. - Campbell C. A., « Moral and Non-Moral Values », Mind, vol. 44 (1935). - Couture J., « L’institutionnalisation de la raison publique : le moral et le politique », Philosophiques, Vol. XXIV, n° 1 (printemps 1997). - Duncan-Jones A. 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THEORIES DES SENTIMENTS MORAUX. L’indépendance morale. Critique de l’hédonisme. Théorie de la justice et utilitarisme. Le désir de la justice. CONGRUENCE DU JUSTE ET DU BIEN. Le juste et le bien : identité et différences. Rationalité et priorité absolue du juste. UNE SOCIETE BONNE . Bien individuel et bien commun. Le concept de société bien ordonnée. Une union sociale d’unions sociales. TABLE DES MATIERES 40 3 3 5 7 8 8 11 12 13 14 18 18 19 21 23 27 27 28 32 32 35 36 40