Le conservatisme en psychanalyse
Tevfika Ikiz
Dans Topique 2016/3 (n° 136),
136) pages 21 à 26
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
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ISSN 0040-9375
ISBN 9782847953572
DOI 10.3917/top.136.0021
Le conservatisme en psychanalyse
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Le mot conservatisme est un concept qui nous vient de la politique. Bien
que cela décrive une situation qui va à l’encontre des idées et du mouvement
de la Révolution française, je pense que chaque culture possède des explications qui lui sont propres. Le mot muhafaza (conservation en turc) qui a des
consonances négatives, est dérivé du mot arabe hıfz signifiant « conserver, protéger, mémoriser ». Dans la définition de ce mot, l’accent est mis sur le fait de
protéger et de mémoriser. La continuité est assurée par les traditions, les mœurs,
les habitudes et les croyances, et en parallèle cette situation est l’expression
même de la réaction face à la peur de perdre nos valeurs anciennes. Mais en
contrepartie, le plus souvent le conservatisme est vu comme un courant politique entraînant une régression. Il est considéré comme une résistance au
changement. La cause la plus importante de cela est le fait que le conservatisme
soit pensé indépendamment des conditions économique, sociale et politique de
la société dont il fait partie.
Dans notre histoire, nous pouvons citer un exemple dans le domaine de la
musique ; ce qui était moderne à une certaine période devient conservateur pour
la génération d’après. Et je pense que Dede Efendi, un de nos anciens éminents
compositeurs turcs, est l’exemple idéal illustrant cette situation. Suite aux problèmes politiques de l’époque, aux accords signés avec l’Occident, aux
mouvements de modernisation et comme le sultan Abdlülmecid aimait la musique
occidentale, Dede Efendi qui était une autorité dans le domaine de la musique
classique du palais à l’époque, décide de composer à la manière occidentale.
Cette œuvre occidentale excellente composée par Dede Efendi qui est une preuve
du courant occidental régnant sur nos terres dans la première moitié des années
1800, est basée sur une histoire tout aussi significative. Ce sont les années où
Topique, 2016, 136, 21-26.
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Tevfika İkiz
TOPIQUE
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il y a une admiration pour l’Occident, où l’on compare tout avec l’Occident, où
l’on imite l’Occident, où l’on veut leur ressembler ou du moins on veut leur
montrer que l’on peut faire comme eux. La fin de l’histoire est assez tragique
concernant Dede Efendi. (Il est dit dans l’histoire que, dans les années qui ont
suivi cette période, Dede Efendi n’aimant pas du tout la musique occidentale
et comme il ne pouvait faire face aux nouveautés, a demandé la permission au
sultan pour faire son pèlerinage à la Mecque et il y est mort du choléra.) Cette
lutte politique entre le traditionnel et le moderne se ressent également en musique
et dans les autres domaines artistiques. Or aujourd’hui, en 2016, dans le domaine
de la musique, nous classons les œuvres de Dede Efendi dans le rang des œuvres
classiques et traditionnelles.
Quant à moi, j’ai voulu repenser au niveau théorique le concept de conservatisme dans tous ses aspects à travers la psychanalyse, et non en tant que
qualificatif attribué au caractère du psychanalyste. En d’autres termes, ma
réflexion portera sur le conservatisme des institutions et non des personnes, c’està-dire sur l’attitude conservatrice qui a été adoptée au XIXe siècle lorsqu’une
nouvelle discipline s’était présentée. Il y a deux ans, alors que nous travaillions
avec le groupe A2IP d’Istanbul sur « le besoin de croire » en nous référent à
l’ouvrage de Sophie de Mijolla-Mellor intitulé Le Besoin de savoir, pour mettre l’accent sur le fait de transmettre le savoir, nous avions très souvent mentionné
en premier lieu le besoin et même la nécessité de conserver le savoir.
Je pense que dans la théorie psychanalytique, quand il est question de conserver, la première chose qui nous vient à l’esprit est la mémoire et ce qu’elle peut
enregistrer, conserver et mémoriser. Dücane Cündüoğlu, le philosophe turc,
qui conçoit la mémoire comme le seul espace où tous nos vécus, toute notre
pensée aussi bonne que mauvaise sont enregistrés, affirme que la mémoire est
un récipient, mais en même temps un labyrinthe dangereux et apporte ainsi une
définition qui ne nous est pas complétement étrangère. La mémoire est « un trésor qui contient tous nos souvenirs, tout ceux dont nous voulons nous rappeler
pour pouvoir l’utiliser le moment venu ». Dans la première étape, il y a le pouvoir de garder, de partager et en deuxième étape il y a le pouvoir de se souvenir
(Cündioğlu,2016). Nous pouvons avancer qu’en réalité, ces explications peuvent être pensées parallèlement avec la pensée de R. Roussillon qui, ces derniers
temps, traite le rôle de conservation de la mémoire.
Sigmund Freud, pour expliquer le fonctionnement de l’appareil psychique,
parle dans plusieurs de ses textes des traces « mnésiques » ; dans sa lettre adressée à Fliess en 1896, en rapport avec la situation des traces mnésiques dans le
conscient, l’inconscient et le préconscient, il affirme que ces traces ne peuvent
se déplacer directement de l’inconscient vers le conscient. De même il défend
que le conscient et la mémoire s’excluent mutuellement, que les traces durables ne peuvent survivre continuellement dans le conscient à cause du mouvement
de la perception, car dans le cas contraire, si les traces mnésiques restent dura-
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blement dans le conscient, les nouvelles excitations ne peuvent plus s’y introduire. Mais si les traces se situent dans l’inconscient, alors il nous sera plus
facile d’accueillir de nouvelles excitations (Freud, 1896). Mais en réponse à :
« Alors que fait-on de ces traces qui persistent dans l’inconscient ? », nous pouvons dire que nous les oublions en grande partie.
Pour nous les psychanalystes, « l’oubli » n’est ni un défaut ni une insuffisance de la mémoire, mais plutôt une défense psychique qui nous renvoie à la
théorie du refoulement. Ce dernier est la partie la plus importante de l’appareil
psychique. Il est indispensable pour la mémoire et il ne peut être dissocié de la
mémoire active. Tout ce qui est refoulé est oublié, mais certains peuvent revenir fréquemment. Ceci nous prouve ainsi l’existence de l’inconscient. Nos oublis
provenant de l’enfance peuvent être activés par le travail psychanalytique mais
nos souvenirs ne seront jamais la réalité elle-même. Les traces mnésiques sont
justement la représentation de tout ce dont on se souvient ; en d’autres termes
ce sont tous ceux que nous ne voulons pas faire remonter dans le conscient. Le
souvenir oublié ne disparaît pas complètement, il se situe uniquement dans l’inconscient. Par conséquent, les patients savent inconsciemment tout ce qu’ils
ont oublié. À ce titre, l’oubli qui est très actif est en quelques sortes un type de
défense.
L’appareil psychique est en fait un appareil de mémoire. Ces traces de souvenirs, tout ce qui se trouve dans la mémoire, puisqu’ils sont conservés, peuvent
dans le même temps se transformer, être symbolisés, être représentés et par conséquent peuvent être récréé. René Roussillon appelle cela le jeu de la mémoire.
Si nous voulons tout transformer, c’est pour mieux conserver et en même temps
oublier. En transformant nous conservons, nous oublions et enfin nous retrouvons. Notre appareil psychique conserve toutes les excitations externes et toutes
les perceptions, et en même temps, en les conservant il les transforme. R.
Roussillon classe ces opérations comme telles : l’enregistrement, la conservation, la réactivation et la transformation. En traitant de ces quatre éléments
indispensables de la mémoire, il explique que l’appareil psychique est un appareil de mémorisation. Nous conservons tous les événements, tous nos moments
vécus et nous les transformons selon nos fantasmes. (Roussillon, 2016)
Ce qui est conservé, en subissant une transformation peut être déformé mais
s’il reste tel quel, il ne sera pas épargné de la répétition. Dans cette lignée, j’ai
voulu discuter si les institutions veulent conserver la théorie psychanalytique
ou bien s’y opposent. Comment la psychanalyse peut être conservée en tant
qu’institution ? Pour répondre à cette question, nous pouvons adopter des voies
différentes : nous restons fidèles à la théorie ou nous la critiquons. La psychanalyse n’est pas une seule forme ou une seule école de pensée mais détient en
elle des richesses diverses. Depuis les premières années de l’époque où le précurseur de la théorie réclamait à tout prix la loyauté envers la connaissance
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TEVFIKA İKIZ – LE CONSERVATISME EN PSYCHANALYSE
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Dans l’ouvrage de Govrin intitulé Conservative and Radical Perspectives
on Psychoanalytic Knowledge publié en 2016, cette situation est étudiée de
manière détaillée. Dans cette recherche, Govrin étudie et classe les associations
de psychanalyse en deux catégories : associations conservatrices et associations
novatrices. Il divise en deux groupes les sociétés qu’il appelle Fasciné
(Fascinated) et troublé (troubled); à ce titre il affirme qu’il y a une tension entre
ceux qui sont fidèles aux points essentiels de la théorie psychanalytique et ceux
qui en doutent et met l’accent sur le fait que le groupe Fasciné (Fascinated) ne
peut mettre à profit cette situation et manque de dynamisme. Dans ces théories
où leur objectif et les valeurs communs sont de rester fidèles à la théorie et d’avoir
une vision du monde commune, les textes principaux sont lus de manière « canonique », même si avec le temps le sens subit des changements et que les relectures
sont retardées, ce système continue de vivre. Selon Govrin, une fois créées, ces
communautés refusent l’ouverture à la nouveauté. Leur intérêt à l’épistémologie est bien moins important que celui qu’ils ont pour la clinique, la raison à
cela est que la plupart des analystes manquent de connaissances épistémologiques. Ils se sont peu intéressés aux autres disciplines et par conséquent, avec
le temps, leur côté chercheur s’est affaibli.
En deuxième partie, Govrin nous parle des « communautés scientifiques troublées » qui ne se contentant pas des textes psychanalytiques existants sont à la
recherche de changements radicaux. Bien qu’ils travaillent encore sur les textes
et les analystes principaux, ils recherchent de nouvelles écoles, de nouvelles
théories, ils veulent se nourrir de nouvelles pratiques et veulent trouver de nouveaux domaines d’étude. Évidemment, la différence la plus importante entre
ces deux communautés, ce sont les situations où les travaux cliniques d’un côté
et scientifiques de l’autre se trouvent confrontés. Dans ce cas précis la question
peut être posée ainsi : faut-il rester fidèle toute une vie aux mêmes textes de
manière conservatrice ? Ou alors pendant toute sa vie professionnelle, faut-il
passer son temps à travailler uniquement sur les travaux cliniques et à penser
que la théorie ne changera jamais ? En conséquence, y aurait-il alors des questions plus fidèles à certains concepts ou bien avec de nouvelles écoles, de
nouveaux concepts, de nouveaux styles de pensées et avec le changement de
paradigme de Kuhn, vivrons-nous en psychanalyse de nouvelles crises positives ?
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théorique jusqu’à nos jours, nous avons été témoins de plusieurs pratiques.
Chaque école de psychanalyse, bien qu’elles soient toutes autonomes et qu’elles
continuent leurs activités, pense que sa pratique est la meilleure. Je voudrais à
présent citer un chercheur qui, dans ce monde constamment en changement,
tente de savoir comment la psychanalyse peut se conserver tout en étant ouverte
aux changements.
TEVFIKA İKIZ – LE CONSERVATISME EN PSYCHANALYSE
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Après avoir fait cette distinction entre les deux, l’auteur nous montre dans
cet écrit que si les communautés arrivent à préserver ce qui est essentiel de manière
dynamique tout en restant ouvertes aux nouvelles idées, sans s’obstiner à croire
qu’il n’y a qu’une seule pensée théorique appropriée, cette approche peut contribuer au développement de la psychanalyse, et ceci est valable pour tous les autres
domaines de recherches scientifiques.
« Être trop conservateur lorsqu’on s’interroge sur un sujet précis, est-ce que
cela peut faire obstacle à toutes autres voies d’ouverture ? » C’est le cas lorsque
vous vous contraignez aux limites de la psychanalyse. Or comme vous le savez,
S. Freud a toujours adopté une approche qui s’est fortement nourrie des domaines
autres que la psychanalyse, il n’a cessé d’enrichir sa théorie avec les autres disciplines scientifiques et artistiques. En réalité, nous aussi, nous nous concertons
sur un processus de changement mais tout en « conservant » les points essentiels de Freud et en essayant d’être ouverts aux nouveaux styles de pensées.
Tevfika İKIZ
[email protected]
BIBLIOGRAPHIE
CUNDIOğLU, D., « Hınç», Ot Aylık Edebiyat Mizah dergisi, Medu Yayıncılık, 2016.
FREUD, F., (1896), Lettre de S. Freud à W. Fliess du 6-12-1896, extrait de « La naissance de
la psychanalyse », Paris, PUF, 2009.
ROUSSILLON, R., « Du jeu dans la mémoire », Revue Française de Psychanalyse, Mai 2016,
Tome LXXX-2.
GORVIN, A., Conservative and Radical Perspectives on Psychonalytical Knowledge,
Routledge, Great Britain, 2016.
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Ici le point essentiel est de ne pas oublier que si l’on continue d’être conservateur, cet excès peut entraîner des répétitions. Dans ce sens, au niveau
scientifique, cela peut faire obstacle au développement de la psychanalyse. Pour
illustrer cela, Govrin nous donne en exemple un écrit de Chessick publié en
1996 (un des rares écrits que j’ai trouvés et qui nous parle du conservatisme)
qui nous explique que la psychanalyse s’est trouvée dans une impasse parce
que les chercheurs se sont éloignés de la technique.
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Résumé : Dans cet article nous nous interrogeons sur un des concepts importants de
la philosophie politique qui est le « conservatisme » pour savoir ce que celui-ci signifie
dans le domaine de la psychanalyse. En turc le mot « conserver », « protéger » vient du mot
arabe « hıfz » qui veut dire « préserver » afin de sauvegarder. À ce titre, en nous basant sur
les idées de René Roussillon qui déclare que l’appareil psychique est avant tout un appareil de mémorisation, nous pouvons parler d’une psychologie qui conserve mais en même
change et transforme. Nous avons également traité du concept de « conservatisme » au
niveau des institutions et nous avons voulu comprendre le fonctionnement des institutions
traditionnelles qui insistent pour rester fidèles à la théorie et celles qui permettent le changement, la transformation. En conclusion, nous pouvons affirmer qu’à chaque volonté de
changement toute situation que nous voulons conserver peut être déformée, mais en même
temps, dans le cas contraire où elle ne subit aucun changement, elle risque de se répéter.
Mots-clés : Conservatisme – Institution – Mémoire.
Tevfika İkiz – Conservatism in Psychoanalysis.
Abstract : In this paper, ‘conservatism’, an important concept in the field of political
philosophy, is discussed as a means of ascertaining how it is understood in psychoanalytical terms. In Turkish ‘to conserve’, or ‘to protect’ comes from the Arabic word ‘hıfz’
meaning ‘to keep’ so as to safeguard. According to the views of Rene Roussillon, who
claims that psychic apparatus is first and foremost an apparatus of the memory, we may
argue that psychic functioning serves not only to keep but also to transform. In this paper,
the term conservatism is also discussed within the context of institutions, as a means of
better understanding the functions of those traditional institutions which prefer to remain
in line with theory and those institutions which allow for change and transformation. It
becomes clear that with each attempt to bring change to a situation which we wish to
conserve, the risk of deforming that situation is run, but at the same time, when the situation is subjected to no change, that situation becomes a repetition.
Key-words : Conservatism – Institution – Memory.
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Tevfika İkiz – Le conservatisme en psychanalyse