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Après tout, la psychanalyse

2006, Le Coq héron

Distribution électronique Cairn.info pour Érès. Distribution électronique Cairn.info pour Érès. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Article disponible en ligne à l'adresse Article disponible en ligne à l'adresse https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1-page-141.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s'abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Après tout, la psychanalyse Fabio Landa Dans Le Coq-héron 2006/1 (no 184), 184) pages 141 à 147 Éditions Érès © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-1-page-141.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Érès. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) ISSN 0335-7899 ISBN 2-7492-0592-1 DOI 10.3917/cohe.184.0141 Psychanalyse et philosophie Après tout, la psychanalyse © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Il ne serait peut-être pas excessivement ironique de considérer les propos de ce texte comme l’imitation grotesque d’un acte de voyance et d’essayer de voir le futur dans les dessins du café au fond d’une tasse. D’une certaine façon, ce texte est quelque peu pathétique car il cherche à lire quelque chose en remuant les cendres du passé. Mais, il ne nous reste aucune autre alternative si nous voulons adopter un discours en quelque sorte sérieux et aboutir à quelque chose de substantiel. Nous ne pouvons donc pas ne pas prendre les références incontournables de notre héritage tragique du XXe siècle avec ses montagnes de cendres : Auschwitz-Birkenau, Hiroshima, Nagasaki. Aujourd’hui, pour lire l’histoire, il ne suffit pas de lire les ruines, il est impératif de remuer minutieusement les cendres, des montagnes de cendres. Primo Levi a toujours gardé une très grande prudence en ce qui concerne les témoignages et posait systématiquement des réserves sur ses propres mots et ses tentatives de raconter. Son argument a été dit et répété d’innombrables fois : ceux qui ont encore la voix pour témoigner sont ceux qui n’ont pas touché le fond et personne, selon lui, ne peut parler à la place de ceux qui ont basculé directement du train au naufrage. Ceux qui ont frôlé le dernier pas mais qui ont survécu en témoignant, eux non plus ne pouvaient pas échapper aux réticences de Primo Levi. Selon lui, la seule parole écrite ou dite ayant autorité et pouvant être dite et écoutée, serait un message venu du monde des morts ; envoyé par ceux qui sont partis, message dit ou écrit de là-bas à l’intention des vivants. Nous connaissons la grande bibliographie de cette parole littéraire ; pour rappeler la période d’extermination, la lettre d’une mère emprisonnée dans le ghetto à son fils pas encore emprisonné dans les pages de Vassili Grossman 1. « Pas encore » – nous pouvons entrevoir le sourire, mélange de bonté et de silence de Primo Levi ; avec délicatesse et fermeté, il nous fait sentir qu’il n’est pas encore cela. Peut-être, mais nous ne le saurons jamais, ces quelques notes que nous allons commenter, pourraient faire en sorte que Primo Levi hésite, réfléchisse, accepte qui le sait. Zalman Gradowski, cet auteur si particulier, dont nous allons examiner quelques passages, attire notre attention par les conditions spéciales dans lesquelles il a écrit, par la singularité de son style, l’espoir pressant que son texte puisse arriver à un lecteur et l’exigence adressée à son lecteur. Gradowski a écrit à côté des fours crématoires d’Auschwitz durant 1. V. Grossman, Vie et destin (trad. fr. Alexis Berelowitch, Anne Coldefy-Faucanrd), Lausanne, L’Âge d’Homme, 1980. 141 © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Fabio Landa 2. Annotations personnelles à © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) partir du séminaire de l’année 1997-1998 de Jacques Derrida à l’école de hautes études en sciences sociales, Paris. 3. Idée introduite et développée par Primo Levi. Pour lui, la corruption et la cruauté des nazis n’ont jamais été excessives mais toujours préméditées et calculées servant à un but précis : disqualifier en humiliant la victime pour ne pas avoir à reconnaître le meurtre commis. Voir P. Levi, Les naufragés et les rescapés (trad. franç. André Maugé), Paris, Gallimard, 1989. 4. Z. Kolitz, Yossel Rakover s’adresse à Dieu (trad. franç. Léa Marcou), Paris, Maren Sell/Calmann-Lévy, 1998. 5. E. Lévinas, « Aimer la Thora plus que Dieu », dans Z. Kolitz, Yossel Rakover s’adresse à Dieu, op. cit., p. 103. 142 le temps où « il travaillait » comme sonderkommando – groupe, inventé par les exterminateurs nazis, constitué par des Juifs qui étaient les mains qui retiraient les corps de ceux qui venaient d’être gazés pour les emporter quelques mètres plus loin pour les brûler dans les crématoires adjacents. Et c’est précisément parmi ces cendres qu’il a pensé que ses écrits pourraient être gardés, et auraient une chance d’être retrouvés et de parcourir le chemin jusqu’aux yeux d’un lecteur. En ayant toujours à l’esprit qu’il serait parmi les naufragés le jour où s’arrêteraient les « transports », il a écrit, jour après jour, en présence de la mort, de la disparition vertigineuse de son monde et dans l’attente de son inéluctable disparition personnelle. L’interprétation que Derrida fait du sacrifice d’Isaac attire notre attention sur quelques détails déterminants de la tragédie annoncée. Selon Derrida, Dieu s’adresse à Abraham et exige de lui un secret absolu, une solitude totale : Abraham ne doit parler ni demander conseil à personne, et surtout à Sarah. Il appartient à Abraham la plus totale et complète responsabilité de comprendre que cette voix n’est pas un fruit de la folie. De savoir que cette voix s’adresse bien à lui et pas à un autre et qu’elle mérite une confiance absolue ; Abraham se trouve dans la contingence de prononcer un oui sans avoir aucune preuve ou évidence, seulement un oui avant toute autre procédure, peut-être un oui originel avant tout calcul ou avant même l’apparition de la possibilité de douter ou de trouver un moyen de s’échapper. Abraham ne peut même pas se donner le temps de négocier son amour envers Isaac. Le message est clair : il doit rendre Isaac dans l’apogée de son amour envers son fils. Apogée de l’amour – apogée de la perte – apogée de la douleur. La séparation atroce de deux êtres qui s’aiment, dans la pleine vitalité de l’amour. La cassure d’une relation vivante dans la plénitude de sa vie : la séparation père-fils. Le secret est impératif et Derrida pose la question : comment le narrateur a-t-il été mis au courant du pacte pour pouvoir transmettre l’épisode et le faire parvenir jusqu’à nous puisque seuls les personnages le connaissaient, à savoir Dieu et Abraham ? Question impossible, et à Derrida de signaler le moment où la littérature et le témoignage encore et peut-être jamais se séparent 2. Gradowski – manipulé par toutes les manipulations par lesquelles les nazis pourraient attester leur infinie capacité de contamination, la preuve pour eux que rien ni personne ne pourrait résister à la corruption générée par eux, pour enfin pouvoir dire que les assassinés ont été les agents de leur propre assassinat 3 – s’est engagé par la littérature et le témoignage à être infidèle au secret nazi. Il a vécu comme tous ceux qui se sont retrouvés dans les mêmes conditions pour raconter, pour ne pas garder le secret de la nouvelle religion et des nouveaux dieux. Lui, Gradowski qui, coupé de l’organisme pleinement vivant de ses relations, commence l’introduction de son texte par le récit de la séparation hémorragique d’avec sa mère, son père, son frère, sa sœur, sa femme et son beaufrère qui viennent d’être assassinés à quelques mètres de là où, au même moment, on le tatouait des numéros de sa nouvelle identité concentrationnaire ; ce même moment où sa famille disparaissait dans les flammes et la fumée de la cheminé exhalait l’odeur des brûlés qui arrivait à son nez. Ses toutes dernières pages abordent aussi la séparation du corps vivant du groupe du sonderkommando après une dernière « sélection » où, comme toujours, une partie s’en est allée à gauche et l’autre à droite. Lévinas dans son commentaire du livre de Zvi Kolitz, Yossel Rakover s’adresse à Dieu 4, écrit : « Nous venons de lire un texte beau et vrai, vrai comme seule la fiction peut l’être 5. » Nous savons l’histoire rocambolesque de ce texte, notam- © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Le Coq-Héron 184 ou une hallucination qui n’arrive pas à prouver sa réalité ou encore un délire qui même expliqué avec obstination ne parvient pas à expliquer d’une manière convainquante la totalité du monde. Mais il faut attirer l’attention sur une petite différence : l’auteur lui-même se trouve dans un territoire d’une nature toute autre de ce que peuvent exprimer les artefacts et les manèges de la pensée, ce qu’il nous demande de voir c’est quelque chose qui a réellement eu lieu. C’est se leurrer que de penser qu’il nous séduit ou que par un artefact rhétorique il essaie de nous attirer. Même si on n’a pas eu le souci de demander à notre interlocuteur ce qu’il attend de nous, comme il serait nécessaire de faire face à n’importe quel texte écrit ou oral, Gradowski répond et annonce l’horrifique, et ce non pas dans l’intention de le rendre beau ou acceptable. Il nous lance un coup de semonce : qu’il soit clair que si le lecteur avance d’un pas il en sera de son entière responsabilité d’emprunter un chemin sans retour : « Dis adieu à tes amis et connaissances car après avoir vu les horribles actes sadiques du peuple-diable soi-disant civilisé, tu voudras certainement effacer ton nom de la famille humaine. Tu regretteras le jour de ta naissance. Dis-leur à ta femme et à ton enfant, que si tu ne reviens pas de ton parcours, ce sera parce que ton cœur d’homme aura été trop faible pour supporter la forte pression des actes barbares de bête fauve que ton œil aura vu. […] Ne t’effraie pas quand, au beau milieu d’une nuit glaciale, tu rencontreras une grande foule de Juifs chassés de leurs tombeaux et repoussés sur des chemins d’errance inconnus. Que ton cœur ne tressaille pas devant les pleurs des enfants, les cris des femmes et les gémissements des vieillards et des malades, car tu entendras bien plus horrible et tu verras bien plus affreux encore 8. » Le message de l’auteur à son lecteur est plus qu’un avertissement Psychanalyse et philosophie 6. Z. Gradowski, « Les rou- leaux d’Auschwitz » (texte établi par Ber Mark ; tr. fr. Maurice Pfeffer) dans Paris, Revue d’histoire de la Shoah, nº 171, 2001, p. 22. 7. Z. Gradowski, ibid., p. 23. 8. Z. Gradowski, ibid., p. 24. 143 © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) ment le fait que l’auteur pendant des années n’a pas pu se faire créditer de l’écriture de ce récit le fait que ce texte soit considéré, depuis sa publication, comme le récit d’un vécu. Toutefois, Zvi Kolitz n’a jamais mis ses pieds dans le ghetto de Varsovie dont il nous fait vivre les derniers jours et intente un procès contre Dieu ; ce que Lévinas nous signale comme une attitude d’adulte, de celui qui peut se rebeller, qui ne demande pas d’explications, ni n’attend aucune aide, mais interroge le fait que Dieu se voile la face. Au texte de Gradowski nous ne pouvons attribuer ni la beauté ni la véracité de la fiction. Mais, nous devons reconnaître le texte d’un auteur et une intention littéraire. La référence au tragique est établie dès l’introduction : « Viens vers moi, toi, heureux citoyen du monde, qui habites le pays où existent encore bonheur, joie et plaisir, et je te raconterai comment les ignobles criminels modernes ont transformé le bonheur d’un peuple en malheur, changé sa joie en éternelle tristesse, détruit à jamais son plaisir de vivre 6. » Nous pouvons ressentir la présence de Dante, l’auteur tant aimé de Primo Levi. Et un peu plus loin, annonçant et dans le même temps prenant déjà des précautions contre le négationisme : « Tu penseras certainement que la grande extermination subie par notre peuple était une conséquence de la guerre. Tu croiras certainement que la liquidation du peuple européen Israël était due à une sorte de cataclysme naturel. La terre avait ouvert sa gueule et sous l’effet d’une sorte de force divine cachée, ils avaient été rassemblés de partout et engloutis par l’abîme 7. » Tout ce que l’auteur veut nous raconter n’est pas de la fiction, il a l’intention de nous prendre par la main, de montrer, montrer et montrer, comme quelqu’un qui raconte inlassablement un rêve dont il ne peut se défaire et duquel il n’arrive pas à trouver une traduction satisfaisante 9. Z. Gradowski, ibid., p. 25. 10. « De la figure du génocide © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) il ne faudrait ni abuser ni s’acquitter trop vite. Car elle se complique ici : l’anéantissement des espèces, certes, serait à l’œuvre, mais il passerait par l’organisation et l’exploitation d’une survie artificielle, infernale, virtuellement interminable, dans des conditions que des hommes du passé auraient jugé monstrueuses, hors de toutes les normes supposées de la vie propre aux animaux, ainsi exterminés dans leur survivance ou dans leur surpeuplement même. Comme si, par exemple, au lieu de jeter un peuple dans des fours crématoires et dans des chambres à gaz, des médecins ou des généticiens (par exemple, nazis) avaient décidé d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la surgénération de Juifs, de Tziganes et d’homosexuels qui, toujours plus nombreux et plus nourris, auraient été destinés, en un nombre toujours croissant, au même enfer, celui de l’expérimentation génétique imposée, de l’extermination par le gaz ou par le feu. Dans les mêmes abattoirs », J. Derrida, « L’animal que donc je suis », dans L’animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999, p. 276. 144 ou une menace ; plus qu’une exigence d’abandonner père et mère et parcourir le chemin de l’adulte solitaire, un chemin qu’il aura choisi ou aura été obligé de parcourir. Là, où l’auteur nous place, il s’agit d’avertir femme et enfants de notre propre mort. Il ne s’agit pas de ce qu’on appelle travail du deuil – de préparer soi-même à la mort de l’autre, mais de préparer l’autre à notre propre mort. L’auteur nous indique l’inévitable transformation de soi dans le chemin à parcourir, métamorphose qui implique la disparition d’un soi-même, connu de soi et par l’autre, une transformation telle que l’appartenance à la famille dite humaine sera mise en question, l’humain et l’humanité de chacun seront engagés, avec pour réponse la disparition pure et simple de tout ce qu’on a connu jusqu’alors, un coup fatal et définitif porté à toute possibilité d’immunité, contre l’illusion de pouvoir sortir indemne de l’expérience. L’échec de l’indifférence ou la chute des dernières barrières immunitaires contre l’affectation de l’autre sur nous ou contre l’auto-affectation implique l’effacement de la frontière apaisante, presque hypnotique, entendue comme naturelle ou évidente, entre humanité et animalité. Dans le commentaire de Gradowski, presque préalable à une pensée ou à un postulat philosophique, les lieux et le commerce entre l’humanité et l’animalité reçoivent une nouvelle définition : « Dis-leur que, si ton cœur se change en pierre, ton cerveau se transforme en froid mécanisme à penser et ton œil en simple appareil photographique, tu ne reviendras pas davantage vers eux. Qu’ils te cherchent dans les forêts vierges, car tu fuiras le monde où vit l’homme. Tu préféreras y chercher un réconfort parmi les fauves les plus sauvages et les plus féroces plutôt que de te trouver parmi ces diables civilisés, car même la bête sauvage, grâce à la civilisation, a été apprivoisée, ses griffes ont été émoussées et elle a beaucoup perdu de sa cruauté. Mais c’est le contraire pour l’homme, quand il est changé en bête sauvage. Plus il était civilisé, plus il est cruel ; plus il était civilisé, plus il est barbare ; plus avancé était son développement, plus horribles sont ses actes 9. » L’indication de Gradowski, même si elle contient un caractère d’accusation, indique une stupéfaction qu’il s’efforce de partager et oblige son lecteur à trouver un registre de réception de ce qui se trouve écrit au-delà du phénomène ; il indique un jugement de l’humain et une constatation d’une surprenante métamorphose de l’homme et de la bête. Il signale quelque chose d’inquiétant. Quelque chose que Gradowski laisse entrevoir, mais qui apparaît d’une manière insistante chez Primo Lévi ou Jean Améry, jusqu’à la formulation déconcertante de Derrida dans l’un de ses séminaires et reprise dans un écrit tardif pour répondre à cette question : « Serait-il pensable quelque chose de pire qu’Auschwitz ? Peut-être un Auschwitz sans fin 10. » Un des chocs les plus persistants que la lecture attentive des écrits de Gradowski impose est peut-être le fait que l’histoire que l’Homme se raconte, telle que l’Homme se la raconte, telle que l’Homme fait son autobiographie, est mise en question. Ainsi, serait-il possible de parler et de penser à partir d’Auschwitz ? De nos jours, existerait-il un discours qui pourrait ne pas se référer à Auschwitz ? Aharon Appelfeld nous en parle et nous pourrions l’écouter attentivement pendant un moment : « Ce n’est qu’en Italie, après la guerre, que j’ai entendu parler de l’enclos surnommé “Keffer ”. […] Certaines abominations étaient au-delà des mots et demeuraient de sombres secrets. Par exemple, l’enclos “Keffer”. Chaque fois que quelqu’un prononçait ce mot, on le faisait taire. […] – Si nous ne sommes pas témoins, qui témoignera ? – De toute façon, on ne nous croira pas. » © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Le Coq-Héron 184 bouts de pain et de fromage aux enfants. Le commandant du camp faisait visiter l’enclos à ses invités. Mais l’enclos, en fin de compte, n’était pas un lieu sûr. Des chiensloups sont des chiens-loups. Si on les affame, ils ne connaissent pas la pitié. Même des enfants qui étaient dans l’enclos depuis plusieurs semaines furent dévorés. S’il n’y avait eu l’enclos, le camp de Kaltchund aurait été considéré comme supportable, mais l’enclos faisait de ce camp de travail un camp de la mort. À Kaltchund, les gens n’étaient pas exécutés, mais la vision des enfants conduits vers leur mort était aussi notre défaite. Rien d’étonnant à ce que les suicides y fussent nombreux 11 ». Retournons à Gradowski et observons comment son récit fait écho à celui d’Appelfeld : « Un vent de tempête cingle leurs corps nus. Ils tremblent de peur et de froid, pleurent, crient, se lamentent, jettent des regards éperdus de tous côtés, mais on ne les laisse pas s’arrêter une seconde. Des chiens féroces aboient et se jettent sur eux, mordent et lacèrent leurs chairs. Un chien aux crocs acérés a arraché l’enfant du sein de sa mère et le traîne à terre. On entend des cris et des appels au secours qui fendent les cieux. Les mères se frappent la tête du poing. Une sorte de jeu diabolique avec des femmes nues, des hommes et des enfants se déroule ici sur cette terre d’enfer, et tout ce jeu est dirigé par des chiens, conduits et poussés par des hommes en uniforme militaire, bâtons et cravaches à la main 12. » Du récit d’Appelfeld et de Gradowski, après leurs longs et répétitifs avertissements, après toute leur précaution dans l’usage des mots, nous entrevoyons quelque chose de ce qu’ils veulent nous montrer avec tant d’hésitation et nous devons reconnaître que celle-ci n’est pas inutile puisque nous sommes forcés d’établir un acte de notaire, une attestation d’existence à un être auquel nous par- Psychanalyse et philosophie 11. A. Appelfeld, Histoire d’une vie (trad. Valérie Zenatti), Paris, Olivier, 1999, p. 89 et s. 12. Z. Gradowski, Au cœur de l’enfer (édition dirigée et présentée par Philippe Mesnard et Carlo Saletti ; trad. Batia Baum), Paris, Kimé, 2001, p. 141. 145 © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) « Une nuit, j’entendis de la bouche d’un rescapé du camp de Kaltchund des précisions sur l’enclos. […] Il ignorait apparemment l’interdiction, décrétée par les réfugiés, de toute évocation de cette horreur. […] » Il s’entêta à raconter : « L’enclos “Keffer” était une partie indissociable du camp de Kaltchund, et de certains endroits on pouvait le voir presque entièrement. C’était l’enclos des chiens-loups utilisés pour monter la garde, pour la chasse, et principalement pour les chasses à l’homme. On faisait venir les chiens dressés d’Allemagne, ils étaient soignés par les gardiens et les officiers. Le soir on les sortait pour les chasses à l’homme, et tous voyaient alors combien ils étaient grands et fiers, et combien ils ressemblaient plus à des loups qu’à des chiens. Kaltchund était un camp de travail métallurgique où l’on fabriquait des munitions. Seuls des hommes forts y étaient amenés, et malgré les conditions difficiles, ils tenaient le coup un an, parfois plus. Si des femmes faisaient partie du convoi, elles étaient frappés et renvoyées là d’où elles venaient. Une fois, quelques vieilles femmes furent amenées et aussitôt exécutées. Un jour arriva un convoi dans lequel se trouvaient des petits enfants. Le commandant du camp ordonna de les déshabiller et de les pousser dans l’enclos. Les enfants furent dévorés aussitôt, apparemment, car nous n’entendîmes pas de cris. Et cela devint une habitude. Chaque fois qu’arrivaient au camp des petits enfants (et il en arrivait quelques-uns chaque mois), ils étaient déshabillés et poussés dans l’enclos. Un jour il se passa une chose étonnante : les chiens dévorèrent leurs victimes à l’exception de deux d’entre elles, et plus encore : les enfants étaient debout et les caressaient. Les chiens semblaient contents, et les gardiens aussi. À partir de là, les gardiens prirent l’habitude de jeter des morceaux de viande aux chiens et des © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) 13. K. Kraus, Troisième nuit de Walpurgis (trad. Pierre Deshusses ; introd. Jacques Bouveresse), Paris, Agone, 2005. 14. K. Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, op. cit, p. 399. 15. P. Deshusses, « Avant propos du traducteur », dans K. Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, op. cit, p. 19. 16. W. Benjamin, « Karl Kraus », dans K. Kraus, Cette grande époque (trad. Eliane Kaufholz-Messmer), Paris, Payot, 2000, p. 33. 146 venons difficilement à accorder une certaine crédibilité ; les sens refusent, les paroles aussi. Gradowski et Appelfeld essaient de nous faire voir une figure hybride dont les parties, après avoir été fusionnées ne peuvent plus être dissociées, à savoir la figure de « l’homme-chien-loup » ou « chien-loup-homme » ou « chienhomme-loup ». Une nouvelle figure de la chaîne zoologique, non pas littérature de science-fiction ou d’horreur comme le loup-garou et ses semblables, mais une figure réelle, historique, ayant une date et un lieu de naissance, fils de père et mère connus et fiers, la figure de « l’homme-chienloup » ou « chien-homme-loup ». Il ne s’agit pas, non plus, de la formule l’homme est un loup pour l’homme. C’est le « chien-homme-loup » qui mange un enfant de l’homme ou mieux encore, de la femme, et ce, pour de vrai. Dans un certain lieu connu, Auschwitz, à une date donnée, l’année 1939, 1940, etc. est née de la médecine et de la jurisprudence nazie, pour la plus grande fierté de ses oncles et cousins, grands-pères et grands-mères, philosophes, écrivains et journalistes, la figure de « l’homme-chien-loup » ou de « loupchien-homme ». Une Chimère venue au monde pour s’établir et constituer une famille, pour laisser des descendants fidèles et fiers de leur lignée. Attestation de naissance d’une lignée et sans la moindre perspective d’une attestation de décès. On pourrait se demander quelle langue une telle créature parlerait ? « Loupais » ou langue du « l’hommechien-loup » ? Langue du « louphomme-chien » ou « Chienais » ? Karl Kraus commence son monumental Troisième nuit de Walpurgis 13 dans le deuxième semestre de 1933 par une phrase qui exprime la paralysie de la pensée de manière dépouillée et poétique : « Mir fält zu Hitler nichts ein – Rien ne me vient à l’esprit à propos de Hitler. » Ce n’est que deux cents pages plus tard qu’il dit avoir quelques idées sur Hitler 14. Ce livre de Kraus est sur la langue, sur une langue en train de naître dont il pressent la capacité à détruire les choses et la langue elle-même. Le traducteur français de Kraus, Pierre Deshusses écrit : « Cette concentration sur la langue n’est pas un jeu gratuit de virtuose mais le moyen choisi par Kraus pour la soustraire à l’emprise nazie et de débouter ceux qui la manipulent pour pervertir et falsifier la pensée. […] Au moment où Kraus commence sa Troisième nuit de Walpurgis, toute la langue n’est pas encore contaminée et c’est la confrontation d’une langue architecturée avec une langue désarticulée, d’une langue saine avec une langue malade qui fait le corps de ce texte. La langue est pour Kraus le lieu de la justice. Ce n’est pas donc un hasard si ses cibles privilégiées sont les professionnels de la manipulation des mots – principaux responsables de la diffusion d’une réalité déformée : les intellectuels 15 ». Si la langue est la place de la justice, selon l’indication de Pierre Deshusses, pour ce qui est de notre propos dans ce texte, quel serait le crime que nous devrions nous apprêter à juger ? Benjamin, dans un essai sur Karl Kraus, écrit : « […] il [Karl Kraus] rôde la nuit dans les constructions linguistiques des journaux et, derrière la façade rigide de la phraséologie, il épie l’intérieur, découvrant dans les orgies de la « magie noire » le viol, le martyr des mots 16 ». Il semble que de ce viol des mots naît la figure chimérique que nous avons surprise, cette figure inquiétante de « l’homme-chien-loup ». Vers cette figure, tout discours, chaque discours et surtout, le discours psychanalytique qui a aimanté ce texte, doit se tourner et se référer s’il veut signifier autre chose qu’une phraséologie de façade et ne pas s’inscrire parmi les violeurs de la langue. Le défi pour la psychanalyse est important : comment écouter une « langue » qui détruit la langue ? © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) Le Coq-Héron 184 Comment protéger la langue d’une « langue » capable de mettre la langue en pièces ? Comment parler pour ne pas manger un enfant ? Dans une séance de son séminaire, Derrida a dit : il faut pouvoir arriver à entendre Hitler. Et on pourrait ajouter : pouvoir l’entendre et être capable de garder la capacité de ne pas lui obéir, donc de parler. Actualité Psychanalyse et philosophie ASSOCIATION EUROPÉENNE NICOLAS ABRAHAM & MARIA TOROK c/o Dr J. Dupont 24 Place Dauphine, 75001 Paris JOURNÉE D’ÉTUDE CLINIQUE Le samedi 11 mars 2006 De 9 h à 17 h 30 © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) La théorie et la pratique, comment les séparer ? Si nos travaux ont l’air de sortir directement de la clinique – pas assez de théorie nous dit-on quelquefois –, ce n’est pas pour autant qu’ils ne seraient pas sous-tendus par un énorme effort théorique. Seulement cet effort, nous le gardons pour nous. Car nous avons appris que tout ce qui s’énonce en théorie devient loi et commandement, alors que pour nous c’était source d’invention ou simple fil conducteur. Comment faire passer le maximum de théorie avec le minimum de terreur ? Par la présentation de nos démarches concrètes, de ce que nous avons clairement formulé en nous, mais qui – pour ne pas devenir un stupéfiant ou des coups de trique – demandera à être redécouvert par chacun. Vous voyez bien qu’avec une telle " mentalité " nous ne sommes pas faits pour un public qui demande l’un ou l’autre. Reste le rire ou le sourire lorsque, après le vertige de nos labeurs préparatoires, on nous dit que les évidences semblent jaillir comme par magie. " (N. Abraham, M. Torok, " Lettre sur théorie et pratique à W. Granoff "). Une vie avec la psychanalyse, Aubier, p. 162. Participants : Jean Claude Rouchy, Marie-France Prudhomme-Melique, Marie-Madeleine jacquet, Monique Soula Desroche, Patricia Attigui, Emmanuel Diet, Fabio Landa. Frais : 50 € - Membres de l’Association : 35 € - Etudiants : 25 € Toute correspondance concernant la journée est à adresser à : Corinne Pelletier, Association Transition, 21 rue de Lisbonne, 75008 Paris Inscription par chèque bancaire à l’ordre de l’Association Européenne Nicolas Abraham et Maria Torok, à envoyer à : Corinne Pelletier, Association Transition, 21 rue de Lisbonne, 75008 Paris Inscription sur place dans la limite des places disponibles 147 © Érès | Téléchargé le 29/02/2024 sur www.cairn.info (IP: 54.147.120.208) A l’Usic, 16 rue de Varenne, 75007 Paris