Après tout, la psychanalyse
Fabio Landa
Dans Le Coq-héron 2006/1 (no 184),
184) pages 141 à 147
Éditions Érès
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ISSN 0335-7899
ISBN 2-7492-0592-1
DOI 10.3917/cohe.184.0141
Psychanalyse et philosophie
Après tout, la psychanalyse
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Il ne serait peut-être pas excessivement ironique de considérer les
propos de ce texte comme l’imitation
grotesque d’un acte de voyance et
d’essayer de voir le futur dans les
dessins du café au fond d’une tasse.
D’une certaine façon, ce texte est
quelque peu pathétique car il cherche
à lire quelque chose en remuant les
cendres du passé. Mais, il ne nous
reste aucune autre alternative si nous
voulons adopter un discours en
quelque sorte sérieux et aboutir à
quelque chose de substantiel. Nous ne
pouvons donc pas ne pas prendre les
références incontournables de notre
héritage tragique du XXe siècle avec
ses montagnes de cendres : Auschwitz-Birkenau, Hiroshima, Nagasaki.
Aujourd’hui, pour lire l’histoire, il ne
suffit pas de lire les ruines, il est
impératif de remuer minutieusement
les cendres, des montagnes de
cendres.
Primo Levi a toujours gardé une
très grande prudence en ce qui
concerne les témoignages et posait
systématiquement des réserves sur
ses propres mots et ses tentatives de
raconter. Son argument a été dit et
répété d’innombrables fois : ceux qui
ont encore la voix pour témoigner
sont ceux qui n’ont pas touché le fond
et personne, selon lui, ne peut parler à
la place de ceux qui ont basculé directement du train au naufrage. Ceux qui
ont frôlé le dernier pas mais qui ont
survécu en témoignant, eux non plus
ne pouvaient pas échapper aux réticences de Primo Levi. Selon lui, la
seule parole écrite ou dite ayant autorité et pouvant être dite et écoutée,
serait un message venu du monde des
morts ; envoyé par ceux qui sont partis, message dit ou écrit de là-bas à
l’intention des vivants. Nous connaissons la grande bibliographie de cette
parole littéraire ; pour rappeler la
période d’extermination, la lettre
d’une mère emprisonnée dans le
ghetto à son fils pas encore emprisonné dans les pages de Vassili
Grossman 1. « Pas encore » – nous
pouvons entrevoir le sourire, mélange
de bonté et de silence de Primo Levi ;
avec délicatesse et fermeté, il nous
fait sentir qu’il n’est pas encore cela.
Peut-être, mais nous ne le saurons jamais, ces quelques notes que
nous allons commenter, pourraient
faire en sorte que Primo Levi hésite,
réfléchisse, accepte qui le sait.
Zalman Gradowski, cet auteur si
particulier, dont nous allons examiner
quelques passages, attire notre attention par les conditions spéciales dans
lesquelles il a écrit, par la singularité
de son style, l’espoir pressant que son
texte puisse arriver à un lecteur et
l’exigence adressée à son lecteur.
Gradowski a écrit à côté des
fours crématoires d’Auschwitz durant
1. V. Grossman, Vie et destin
(trad. fr. Alexis Berelowitch,
Anne Coldefy-Faucanrd),
Lausanne, L’Âge d’Homme,
1980.
141
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Fabio Landa
2. Annotations personnelles à
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partir du séminaire de l’année
1997-1998 de Jacques Derrida à l’école de hautes
études en sciences sociales,
Paris.
3. Idée introduite et développée par Primo Levi. Pour lui,
la corruption et la cruauté des
nazis n’ont jamais été excessives mais toujours préméditées et calculées servant à un
but précis : disqualifier en
humiliant la victime pour ne
pas avoir à reconnaître le
meurtre commis. Voir
P. Levi, Les naufragés et les
rescapés (trad. franç. André
Maugé), Paris, Gallimard,
1989.
4. Z. Kolitz, Yossel Rakover
s’adresse à Dieu (trad. franç.
Léa Marcou), Paris, Maren
Sell/Calmann-Lévy, 1998.
5. E. Lévinas, « Aimer la
Thora plus que Dieu », dans
Z. Kolitz, Yossel Rakover
s’adresse à Dieu, op. cit.,
p. 103.
142
le temps où « il travaillait » comme
sonderkommando – groupe, inventé
par les exterminateurs nazis, constitué par des Juifs qui étaient les mains
qui retiraient les corps de ceux qui
venaient d’être gazés pour les emporter quelques mètres plus loin pour les
brûler dans les crématoires adjacents.
Et c’est précisément parmi ces
cendres qu’il a pensé que ses écrits
pourraient être gardés, et auraient une
chance d’être retrouvés et de parcourir le chemin jusqu’aux yeux d’un
lecteur. En ayant toujours à l’esprit
qu’il serait parmi les naufragés le jour
où s’arrêteraient les « transports », il
a écrit, jour après jour, en présence de
la mort, de la disparition vertigineuse
de son monde et dans l’attente de son
inéluctable disparition personnelle.
L’interprétation que Derrida fait
du sacrifice d’Isaac attire notre attention sur quelques détails déterminants
de la tragédie annoncée. Selon Derrida, Dieu s’adresse à Abraham et
exige de lui un secret absolu, une solitude totale : Abraham ne doit parler ni
demander conseil à personne, et surtout à Sarah. Il appartient à Abraham
la plus totale et complète responsabilité de comprendre que cette voix
n’est pas un fruit de la folie. De savoir
que cette voix s’adresse bien à lui et
pas à un autre et qu’elle mérite une
confiance absolue ; Abraham se
trouve dans la contingence de prononcer un oui sans avoir aucune
preuve ou évidence, seulement un oui
avant toute autre procédure, peut-être
un oui originel avant tout calcul ou
avant même l’apparition de la possibilité de douter ou de trouver un
moyen de s’échapper. Abraham ne
peut même pas se donner le temps de
négocier son amour envers Isaac. Le
message est clair : il doit rendre Isaac
dans l’apogée de son amour envers
son fils. Apogée de l’amour – apogée
de la perte – apogée de la douleur. La
séparation atroce de deux êtres qui
s’aiment, dans la pleine vitalité de
l’amour. La cassure d’une relation
vivante dans la plénitude de sa vie : la
séparation père-fils. Le secret est
impératif et Derrida pose la question :
comment le narrateur a-t-il été mis au
courant du pacte pour pouvoir transmettre l’épisode et le faire parvenir
jusqu’à nous puisque seuls les personnages le connaissaient, à savoir
Dieu et Abraham ? Question impossible, et à Derrida de signaler le
moment où la littérature et le témoignage encore et peut-être jamais se
séparent 2.
Gradowski – manipulé par
toutes les manipulations par lesquelles les nazis pourraient attester
leur infinie capacité de contamination, la preuve pour eux que rien ni
personne ne pourrait résister à la corruption générée par eux, pour enfin
pouvoir dire que les assassinés ont été
les agents de leur propre assassinat 3
– s’est engagé par la littérature et le
témoignage à être infidèle au secret
nazi. Il a vécu comme tous ceux qui
se sont retrouvés dans les mêmes
conditions pour raconter, pour ne pas
garder le secret de la nouvelle religion et des nouveaux dieux. Lui, Gradowski qui, coupé de l’organisme
pleinement vivant de ses relations,
commence l’introduction de son texte
par le récit de la séparation hémorragique d’avec sa mère, son père, son
frère, sa sœur, sa femme et son beaufrère qui viennent d’être assassinés à
quelques mètres de là où, au même
moment, on le tatouait des numéros
de sa nouvelle identité concentrationnaire ; ce même moment où sa famille
disparaissait dans les flammes et la
fumée de la cheminé exhalait l’odeur
des brûlés qui arrivait à son nez. Ses
toutes dernières pages abordent aussi
la séparation du corps vivant du
groupe du sonderkommando après
une dernière « sélection » où, comme
toujours, une partie s’en est allée à
gauche et l’autre à droite.
Lévinas dans son commentaire
du livre de Zvi Kolitz, Yossel Rakover s’adresse à Dieu 4, écrit : « Nous
venons de lire un texte beau et vrai,
vrai comme seule la fiction peut
l’être 5. » Nous savons l’histoire
rocambolesque de ce texte, notam-
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Le Coq-Héron 184
ou une hallucination qui n’arrive pas
à prouver sa réalité ou encore un
délire qui même expliqué avec obstination ne parvient pas à expliquer
d’une manière convainquante la totalité du monde. Mais il faut attirer l’attention sur une petite différence :
l’auteur lui-même se trouve dans un
territoire d’une nature toute autre de
ce que peuvent exprimer les artefacts
et les manèges de la pensée, ce qu’il
nous demande de voir c’est quelque
chose qui a réellement eu lieu. C’est
se leurrer que de penser qu’il nous
séduit ou que par un artefact rhétorique il essaie de nous attirer. Même
si on n’a pas eu le souci de demander
à notre interlocuteur ce qu’il attend de
nous, comme il serait nécessaire de
faire face à n’importe quel texte écrit
ou oral, Gradowski répond et
annonce l’horrifique, et ce non pas
dans l’intention de le rendre beau ou
acceptable. Il nous lance un coup de
semonce : qu’il soit clair que si le lecteur avance d’un pas il en sera de son
entière responsabilité d’emprunter un
chemin sans retour : « Dis adieu à tes
amis et connaissances car après avoir
vu les horribles actes sadiques du
peuple-diable soi-disant civilisé, tu
voudras certainement effacer ton nom
de la famille humaine. Tu regretteras
le jour de ta naissance.
Dis-leur à ta femme et à ton
enfant, que si tu ne reviens pas de ton
parcours, ce sera parce que ton cœur
d’homme aura été trop faible pour
supporter la forte pression des actes
barbares de bête fauve que ton œil
aura vu.
[…] Ne t’effraie pas quand, au
beau milieu d’une nuit glaciale, tu
rencontreras une grande foule de Juifs
chassés de leurs tombeaux et repoussés sur des chemins d’errance inconnus. Que ton cœur ne tressaille pas
devant les pleurs des enfants, les cris
des femmes et les gémissements des
vieillards et des malades, car tu entendras bien plus horrible et tu verras
bien plus affreux encore 8. »
Le message de l’auteur à son
lecteur est plus qu’un avertissement
Psychanalyse et
philosophie
6. Z. Gradowski, « Les rou-
leaux d’Auschwitz » (texte
établi par Ber Mark ; tr. fr.
Maurice Pfeffer) dans Paris,
Revue d’histoire de la Shoah,
nº 171, 2001, p. 22.
7. Z. Gradowski, ibid., p. 23.
8. Z. Gradowski, ibid., p. 24.
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ment le fait que l’auteur pendant des
années n’a pas pu se faire créditer de
l’écriture de ce récit le fait que ce
texte soit considéré, depuis sa publication, comme le récit d’un vécu.
Toutefois, Zvi Kolitz n’a jamais mis
ses pieds dans le ghetto de Varsovie
dont il nous fait vivre les derniers
jours et intente un procès contre
Dieu ; ce que Lévinas nous signale
comme une attitude d’adulte, de celui
qui peut se rebeller, qui ne demande
pas d’explications, ni n’attend aucune
aide, mais interroge le fait que Dieu
se voile la face. Au texte de Gradowski nous ne pouvons attribuer ni
la beauté ni la véracité de la fiction.
Mais, nous devons reconnaître le
texte d’un auteur et une intention littéraire. La référence au tragique est
établie dès l’introduction : « Viens
vers moi, toi, heureux citoyen du
monde, qui habites le pays où existent
encore bonheur, joie et plaisir, et je te
raconterai comment les ignobles criminels modernes ont transformé le
bonheur d’un peuple en malheur,
changé sa joie en éternelle tristesse,
détruit à jamais son plaisir de
vivre 6. »
Nous pouvons ressentir la présence de Dante, l’auteur tant aimé de
Primo Levi. Et un peu plus loin,
annonçant et dans le même temps
prenant déjà des précautions contre le
négationisme : « Tu penseras certainement que la grande extermination
subie par notre peuple était une
conséquence de la guerre. Tu croiras
certainement que la liquidation du
peuple européen Israël était due à une
sorte de cataclysme naturel. La terre
avait ouvert sa gueule et sous l’effet
d’une sorte de force divine cachée, ils
avaient été rassemblés de partout et
engloutis par l’abîme 7. »
Tout ce que l’auteur veut nous
raconter n’est pas de la fiction, il a
l’intention de nous prendre par la
main, de montrer, montrer et montrer,
comme quelqu’un qui raconte inlassablement un rêve dont il ne peut se
défaire et duquel il n’arrive pas à
trouver une traduction satisfaisante
9. Z. Gradowski, ibid., p. 25.
10. « De la figure du génocide
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il ne faudrait ni abuser ni
s’acquitter trop vite. Car elle
se complique ici : l’anéantissement des espèces, certes,
serait à l’œuvre, mais il passerait par l’organisation et
l’exploitation d’une survie
artificielle, infernale, virtuellement interminable, dans
des conditions que des
hommes du passé auraient
jugé monstrueuses, hors de
toutes les normes supposées
de la vie propre aux animaux,
ainsi exterminés dans leur
survivance ou dans leur surpeuplement même. Comme
si, par exemple, au lieu de
jeter un peuple dans des fours
crématoires et dans des
chambres à gaz, des médecins ou des généticiens (par
exemple, nazis) avaient
décidé d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la surgénération de Juifs, de Tziganes et
d’homosexuels qui, toujours
plus nombreux et plus nourris, auraient été destinés, en
un nombre toujours croissant,
au même enfer, celui de l’expérimentation
génétique
imposée, de l’extermination
par le gaz ou par le feu. Dans
les mêmes abattoirs », J. Derrida, « L’animal que donc je
suis », dans L’animal autobiographique, Paris, Galilée,
1999, p. 276.
144
ou une menace ; plus qu’une exigence
d’abandonner père et mère et parcourir le chemin de l’adulte solitaire, un
chemin qu’il aura choisi ou aura été
obligé de parcourir. Là, où l’auteur
nous place, il s’agit d’avertir femme
et enfants de notre propre mort. Il ne
s’agit pas de ce qu’on appelle travail
du deuil – de préparer soi-même à la
mort de l’autre, mais de préparer
l’autre à notre propre mort. L’auteur
nous indique l’inévitable transformation de soi dans le chemin à parcourir,
métamorphose qui implique la disparition d’un soi-même, connu de soi et
par l’autre, une transformation telle
que l’appartenance à la famille dite
humaine sera mise en question, l’humain et l’humanité de chacun seront
engagés, avec pour réponse la disparition pure et simple de tout ce qu’on
a connu jusqu’alors, un coup fatal et
définitif porté à toute possibilité
d’immunité, contre l’illusion de pouvoir sortir indemne de l’expérience.
L’échec de l’indifférence ou la
chute des dernières barrières immunitaires contre l’affectation de l’autre
sur nous ou contre l’auto-affectation
implique l’effacement de la frontière
apaisante, presque hypnotique, entendue comme naturelle ou évidente,
entre humanité et animalité. Dans le
commentaire de Gradowski, presque
préalable à une pensée ou à un postulat philosophique, les lieux et le commerce entre l’humanité et l’animalité
reçoivent une nouvelle définition :
« Dis-leur que, si ton cœur se change
en pierre, ton cerveau se transforme
en froid mécanisme à penser et ton
œil en simple appareil photographique, tu ne reviendras pas davantage vers eux. Qu’ils te cherchent
dans les forêts vierges, car tu fuiras le
monde où vit l’homme. Tu préféreras
y chercher un réconfort parmi les
fauves les plus sauvages et les plus
féroces plutôt que de te trouver parmi
ces diables civilisés, car même la bête
sauvage, grâce à la civilisation, a été
apprivoisée, ses griffes ont été
émoussées et elle a beaucoup perdu
de sa cruauté. Mais c’est le contraire
pour l’homme, quand il est changé en
bête sauvage. Plus il était civilisé,
plus il est cruel ; plus il était civilisé,
plus il est barbare ; plus avancé était
son développement, plus horribles
sont ses actes 9. »
L’indication de Gradowski,
même si elle contient un caractère
d’accusation, indique une stupéfaction qu’il s’efforce de partager et
oblige son lecteur à trouver un
registre de réception de ce qui se
trouve écrit au-delà du phénomène ; il
indique un jugement de l’humain et
une constatation d’une surprenante
métamorphose de l’homme et de la
bête. Il signale quelque chose d’inquiétant. Quelque chose que Gradowski laisse entrevoir, mais qui
apparaît d’une manière insistante
chez Primo Lévi ou Jean Améry, jusqu’à la formulation déconcertante de
Derrida dans l’un de ses séminaires et
reprise dans un écrit tardif pour
répondre à cette question : « Serait-il
pensable quelque chose de pire
qu’Auschwitz ? Peut-être un Auschwitz sans fin 10. » Un des chocs les
plus persistants que la lecture attentive des écrits de Gradowski
impose est peut-être le fait que l’histoire que l’Homme se raconte, telle
que l’Homme se la raconte, telle que
l’Homme fait son autobiographie, est
mise en question. Ainsi, serait-il possible de parler et de penser à partir
d’Auschwitz ? De nos jours, existerait-il un discours qui pourrait ne pas
se référer à Auschwitz ?
Aharon Appelfeld nous en parle
et nous pourrions l’écouter attentivement pendant un moment : « Ce n’est
qu’en Italie, après la guerre, que j’ai
entendu parler de l’enclos surnommé
“Keffer ”. […] Certaines abominations étaient au-delà des mots et
demeuraient de sombres secrets. Par
exemple, l’enclos “Keffer”. Chaque
fois que quelqu’un prononçait ce mot,
on le faisait taire. […] – Si nous ne
sommes pas témoins, qui témoignera ? – De toute façon, on ne nous
croira pas. »
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Le Coq-Héron 184
bouts de pain et de fromage aux
enfants. Le commandant du camp faisait visiter l’enclos à ses invités.
Mais l’enclos, en fin de compte,
n’était pas un lieu sûr. Des chiensloups sont des chiens-loups. Si on les
affame, ils ne connaissent pas la pitié.
Même des enfants qui étaient dans
l’enclos depuis plusieurs semaines
furent dévorés.
S’il n’y avait eu l’enclos, le
camp de Kaltchund aurait été considéré comme supportable, mais l’enclos faisait de ce camp de travail un
camp de la mort. À Kaltchund, les
gens n’étaient pas exécutés, mais la
vision des enfants conduits vers leur
mort était aussi notre défaite. Rien
d’étonnant à ce que les suicides y fussent nombreux 11 ».
Retournons à Gradowski et
observons comment son récit fait
écho à celui d’Appelfeld : « Un vent
de tempête cingle leurs corps nus. Ils
tremblent de peur et de froid, pleurent, crient, se lamentent, jettent des
regards éperdus de tous côtés, mais
on ne les laisse pas s’arrêter une
seconde. Des chiens féroces aboient
et se jettent sur eux, mordent et lacèrent leurs chairs. Un chien aux crocs
acérés a arraché l’enfant du sein de sa
mère et le traîne à terre. On entend
des cris et des appels au secours qui
fendent les cieux. Les mères se frappent la tête du poing. Une sorte de jeu
diabolique avec des femmes nues, des
hommes et des enfants se déroule ici
sur cette terre d’enfer, et tout ce jeu
est dirigé par des chiens, conduits et
poussés par des hommes en uniforme
militaire, bâtons et cravaches à la
main 12. »
Du récit d’Appelfeld et de Gradowski, après leurs longs et répétitifs
avertissements, après toute leur précaution dans l’usage des mots, nous
entrevoyons quelque chose de ce
qu’ils veulent nous montrer avec tant
d’hésitation et nous devons reconnaître que celle-ci n’est pas inutile
puisque nous sommes forcés d’établir
un acte de notaire, une attestation
d’existence à un être auquel nous par-
Psychanalyse et
philosophie
11. A. Appelfeld, Histoire
d’une vie (trad. Valérie
Zenatti), Paris, Olivier, 1999,
p. 89 et s.
12. Z. Gradowski, Au cœur de
l’enfer (édition dirigée et présentée par Philippe Mesnard
et Carlo Saletti ; trad. Batia
Baum), Paris, Kimé, 2001,
p. 141.
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« Une nuit, j’entendis de la
bouche d’un rescapé du camp de
Kaltchund des précisions sur l’enclos.
[…] Il ignorait apparemment l’interdiction, décrétée par les réfugiés, de
toute évocation de cette horreur.
[…] » Il s’entêta à raconter : « L’enclos “Keffer” était une partie indissociable du camp de Kaltchund, et de
certains endroits on pouvait le voir
presque entièrement. C’était l’enclos
des chiens-loups utilisés pour monter
la garde, pour la chasse, et principalement pour les chasses à l’homme. On
faisait venir les chiens dressés d’Allemagne, ils étaient soignés par les gardiens et les officiers. Le soir on les
sortait pour les chasses à l’homme, et
tous voyaient alors combien ils
étaient grands et fiers, et combien ils
ressemblaient plus à des loups qu’à
des chiens.
Kaltchund était un camp de travail métallurgique où l’on fabriquait
des munitions. Seuls des hommes
forts y étaient amenés, et malgré les
conditions difficiles, ils tenaient le
coup un an, parfois plus. Si des
femmes faisaient partie du convoi,
elles étaient frappés et renvoyées là
d’où elles venaient. Une fois,
quelques vieilles femmes furent amenées et aussitôt exécutées. Un jour
arriva un convoi dans lequel se trouvaient des petits enfants. Le commandant du camp ordonna de les
déshabiller et de les pousser dans
l’enclos. Les enfants furent dévorés
aussitôt, apparemment, car nous
n’entendîmes pas de cris.
Et cela devint une habitude.
Chaque fois qu’arrivaient au camp des
petits enfants (et il en arrivait
quelques-uns chaque mois), ils étaient
déshabillés et poussés dans l’enclos.
Un jour il se passa une chose
étonnante : les chiens dévorèrent leurs
victimes à l’exception de deux d’entre
elles, et plus encore : les enfants
étaient debout et les caressaient. Les
chiens semblaient contents, et les gardiens aussi. À partir de là, les gardiens
prirent l’habitude de jeter des morceaux de viande aux chiens et des
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13. K. Kraus, Troisième nuit
de Walpurgis (trad. Pierre
Deshusses ; introd. Jacques
Bouveresse), Paris, Agone,
2005.
14. K. Kraus, Troisième nuit
de Walpurgis, op. cit, p. 399.
15. P. Deshusses, « Avant propos du traducteur », dans
K. Kraus, Troisième nuit de
Walpurgis, op. cit, p. 19.
16. W. Benjamin, « Karl
Kraus », dans K. Kraus, Cette
grande époque (trad. Eliane
Kaufholz-Messmer), Paris,
Payot, 2000, p. 33.
146
venons difficilement à accorder une
certaine crédibilité ; les sens refusent,
les paroles aussi. Gradowski et
Appelfeld essaient de nous faire voir
une figure hybride dont les parties,
après avoir été fusionnées ne peuvent
plus être dissociées, à savoir la figure
de « l’homme-chien-loup » ou
« chien-loup-homme » ou « chienhomme-loup ». Une nouvelle figure
de la chaîne zoologique, non pas littérature de science-fiction ou d’horreur
comme le loup-garou et ses semblables, mais une figure réelle, historique, ayant une date et un lieu de
naissance, fils de père et mère connus
et fiers, la figure de « l’homme-chienloup » ou « chien-homme-loup ». Il
ne s’agit pas, non plus, de la formule
l’homme est un loup pour l’homme.
C’est le « chien-homme-loup » qui
mange un enfant de l’homme ou
mieux encore, de la femme, et ce,
pour de vrai. Dans un certain lieu
connu, Auschwitz, à une date donnée,
l’année 1939, 1940, etc. est née de la
médecine et de la jurisprudence
nazie, pour la plus grande fierté de ses
oncles et cousins, grands-pères et
grands-mères, philosophes, écrivains
et journalistes, la figure de
« l’homme-chien-loup » ou de « loupchien-homme ». Une Chimère venue
au monde pour s’établir et constituer
une famille, pour laisser des descendants fidèles et fiers de leur lignée.
Attestation de naissance d’une lignée
et sans la moindre perspective d’une
attestation de décès.
On pourrait se demander quelle
langue une telle créature parlerait ?
« Loupais » ou langue du « l’hommechien-loup » ? Langue du « louphomme-chien » ou « Chienais » ?
Karl Kraus commence son
monumental Troisième nuit de Walpurgis 13 dans le deuxième semestre
de 1933 par une phrase qui exprime la
paralysie de la pensée de manière
dépouillée et poétique : « Mir fält zu
Hitler nichts ein – Rien ne me vient à
l’esprit à propos de Hitler. » Ce n’est
que deux cents pages plus tard qu’il
dit avoir quelques idées sur Hitler 14.
Ce livre de Kraus est sur la langue,
sur une langue en train de naître dont
il pressent la capacité à détruire les
choses et la langue elle-même. Le traducteur français de Kraus, Pierre
Deshusses écrit : « Cette concentration sur la langue n’est pas un jeu gratuit de virtuose mais le moyen choisi
par Kraus pour la soustraire à l’emprise nazie et de débouter ceux qui la
manipulent pour pervertir et falsifier
la pensée. […] Au moment où Kraus
commence sa Troisième nuit de Walpurgis, toute la langue n’est pas
encore contaminée et c’est la
confrontation d’une langue architecturée avec une langue désarticulée,
d’une langue saine avec une langue
malade qui fait le corps de ce texte.
La langue est pour Kraus le lieu de la
justice. Ce n’est pas donc un hasard si
ses cibles privilégiées sont les professionnels de la manipulation des mots
– principaux responsables de la diffusion d’une réalité déformée : les intellectuels 15 ».
Si la langue est la place de la justice, selon l’indication de Pierre
Deshusses, pour ce qui est de notre
propos dans ce texte, quel serait le
crime que nous devrions nous apprêter à juger ?
Benjamin, dans un essai sur Karl
Kraus, écrit : « […] il [Karl Kraus]
rôde la nuit dans les constructions linguistiques des journaux et, derrière la
façade rigide de la phraséologie, il
épie l’intérieur, découvrant dans les
orgies de la « magie noire » le viol, le
martyr des mots 16 ».
Il semble que de ce viol des mots
naît la figure chimérique que nous
avons surprise, cette figure inquiétante de « l’homme-chien-loup ».
Vers cette figure, tout discours,
chaque discours et surtout, le discours
psychanalytique qui a aimanté ce
texte, doit se tourner et se référer s’il
veut signifier autre chose qu’une
phraséologie de façade et ne pas
s’inscrire parmi les violeurs de la
langue. Le défi pour la psychanalyse
est important : comment écouter une
« langue » qui détruit la langue ?
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Le Coq-Héron 184
Comment protéger la langue d’une
« langue » capable de mettre la
langue en pièces ? Comment parler
pour ne pas manger un enfant ? Dans
une séance de son séminaire, Derrida
a dit : il faut pouvoir arriver à
entendre Hitler. Et on pourrait ajouter : pouvoir l’entendre et être capable
de garder la capacité de ne pas lui
obéir, donc de parler.
Actualité
Psychanalyse
et
philosophie
ASSOCIATION EUROPÉENNE
NICOLAS ABRAHAM & MARIA TOROK
c/o Dr J. Dupont 24 Place Dauphine, 75001 Paris
JOURNÉE D’ÉTUDE CLINIQUE
Le samedi 11 mars 2006
De 9 h à 17 h 30
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La théorie et la pratique, comment les séparer ? Si nos travaux ont l’air de sortir
directement de la clinique – pas assez de théorie nous dit-on quelquefois –, ce
n’est pas pour autant qu’ils ne seraient pas sous-tendus par un énorme effort
théorique. Seulement cet effort, nous le gardons pour nous. Car nous avons
appris que tout ce qui s’énonce en théorie devient loi et commandement, alors
que pour nous c’était source d’invention ou simple fil conducteur.
Comment faire passer le maximum de théorie avec le minimum de terreur ? Par
la présentation de nos démarches concrètes, de ce que nous avons clairement formulé en nous, mais qui – pour ne pas devenir un stupéfiant ou des coups de
trique – demandera à être redécouvert par chacun. Vous voyez bien qu’avec une
telle " mentalité " nous ne sommes pas faits pour un public qui demande l’un ou
l’autre. Reste le rire ou le sourire lorsque, après le vertige de nos labeurs préparatoires, on nous dit que les évidences semblent jaillir comme par magie. "
(N. Abraham, M. Torok, " Lettre sur théorie et pratique à W. Granoff "). Une vie
avec la psychanalyse, Aubier, p. 162.
Participants : Jean Claude Rouchy, Marie-France Prudhomme-Melique,
Marie-Madeleine jacquet, Monique Soula Desroche, Patricia Attigui,
Emmanuel Diet, Fabio Landa.
Frais : 50 € - Membres de l’Association : 35 € - Etudiants : 25 €
Toute correspondance concernant la journée est à adresser à :
Corinne Pelletier,
Association Transition, 21 rue de Lisbonne, 75008 Paris
Inscription par chèque bancaire à l’ordre de l’Association Européenne
Nicolas Abraham et Maria Torok, à envoyer à : Corinne Pelletier,
Association Transition, 21 rue de Lisbonne, 75008 Paris
Inscription sur place dans la limite des places disponibles
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A l’Usic, 16 rue de Varenne, 75007 Paris