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La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires

2008, Revue française de droit constitutionnel

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La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires. Etude de cas africains Benjamin Boumakani Dans Revue française de droit constitutionnel 2008/3 (n° 75), 75) pages 499 à 512 Éditions Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Article disponible en ligne à l’adresse https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2008-3-page-499.htm Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner... Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info. Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) ISSN 1151-2385 ISBN 9782130567813 DOI 10.3917/rfdc.075.0499 La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires. Etude de cas africains © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Portée au pinacle en Afrique dans les années quatre-vingt-dix, à la faveur de l’éviction de nombreux régimes autoritaires, la démocratie y connaît aujourd’hui un reflux qui donne toute la mesure du chemin à parcourir pour son approfondissement et son enracinement. Les institutions et les pratiques démocratiques révèlent leurs limites quand ce n’est pas leurs perversions. La transhumance, appelée également nomadisme politique, est rangée parmi ces travers1. Empruntée au vocabulaire pastoral, la transhumance désigne la migration périodique des troupeaux à la recherche d’espaces plus favorables à leur sustentation et à leur épanouissement. Transposée à la vie politique, elle renvoie à l’attitude de l’homme politique qui migre d’un parti politique auquel il appartient au moment de son élection vers un autre parti, pour des intérêts personnels. La transhumance est différente de la dissidence : le dissident organise sa tendance au sein de son parti, ou le quitte pour en créer un autre, ou déploie son jeu politique en dehors des partis. Le transhumant ou le nomade politique, au contraire, quitte son parti, avec armes et bagages, pour en rejoindre un autre, tout en se réservant la possibilité, au gré des circonstances, de revenir dans son parti d’origine. Dans la pratique, la transhumance se présente, le plus souvent, comme des épisodes de reniements, de revirements, de ralliements d’anciens opposants, élus nationaux ou locaux, qui, après avoir bénéficié de l’investiture de leurs partis, démissionnent pour rejoindre la mouvance gouvernementale avec l’espoir de bénéficier de quelques avantages2. Benjamin Boumakani, ancien vice-doyen de la Faculté de droit de Brazzaville, membre correspondant du CERDRADI (Université Montesquieu-Bordeaux IV). 1. F. K. Awoudou, Le mal transhumant, les infidélités politiques dans le Bénin démocratique, Éditions Konrad-Adenauer-Stiftung, 2005. 2. Voir J. M. Nzouankeu, « Problématique de la gouvernance. Vue du Sud », Ministère des Affaires étrangères - Direction générale de la coopération internationale et du développement, Table ronde, Paris, 25 mars 2002, multigraphié, p. 19-20. Revue française de Droit constitutionnel , 75, 2008 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) BENJAMIN BOUMAKANI Benjamin Boumakani © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Ce phénomène pose à la fois des problèmes d’ordre éthique, moral et juridique sur la portée desquels les opinions divergent. Pour les uns, la transhumance politique n’a rien de répréhensible au regard des règles qui gouvernent la vie démocratique. Elle est la manifestation de la liberté reconnue à chaque citoyen, de créer un parti, d’adhérer à un parti ou de le quitter. Elle est, par ailleurs, conforme au mandat représentatif qui consacre juridiquement l’indépendance absolue de l’élu à l’égard de ses électeurs et l’irrévocabilité de son mandat, contrairement au mandat impératif qui fait peser sur l’élu l’obligation d’appliquer les instructions des électeurs ou du parti, le refus étant sanctionné éventuellement par une révocation. Pour les autres, la transhumance est appréhendée comme un fléau pour la démocratie en Afrique, en ce qu’elle instrumentalise les élus en quête de quelques avantages matériels et de promotion politique, affaiblit les oppositions dont les élus sont à la merci des majorités au pouvoir, fragilise les équilibres et les contrepoids nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie, cultive et entretient l’immoralisme en politique. La transhumance étant ainsi stigmatisée, le parti a été pris d’en limiter les effets, à défaut de l’éradiquer. La plupart des Constitutions africaines tentent d’y apporter une solution juridique en prévoyant, par exemple, une déchéance automatique pour tout élu qui démissionne ou même qui est exclu, en cours de législature, du parti dont il a reçu l’investiture pour un autre parti. C’est la solution consacrée constitutionnellement en République démocratique du Congo3, au Sénégal4, au Congo Brazzaville5, en Namibie6, au Gabon7, au Rwanda8, au Niger9, etc. Originale, voire iconoclaste, en droit comparé10, cette solution révèle très vite son ambiguïté au regard des principes de la démocratie représentative qui interdisent le mandat impératif et ne conçoivent pas une déchéance automatique comme sanction d’un changement de parti politique en cours de mandat. En plaçant ainsi l’élu sous l’hégémonie parti3. Constitution du 18 février 2006. 4. Constitution du 7 janvier 2001 révisée 5. Constitution du 20 janvier 2002. 6. Constitution du 9 février 1990. 7. Constitution du 26 mars 1991 révisée. 8. Constitution du 4 juin 2003. 9. Constitution du 18 juillet 1999 révisée. 10. On peut aujourd’hui identifier quelques rares cas comme celui de la Constitution portugaise du 2 avril 1976 dont l’article 163 fait figurer parmi les causes de déchéance du mandat, la situation des députés qui « s’inscrivent à un parti différent de celui par lequel ils ont été présentés aux élections ». Il a existé toutefois un précédent apparu après la première guerre mondiale dans la Constitution tchécoslovaque, qui prévoyait la possibilité pour le tribunal électoral de destituer de son mandat le député qui avait quitté son parti. Voir P. Avril, J. Gicquel, Droit parlementaire, Montchrestien, 2004, p. 34. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 500 La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 501 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) I – L’EX PRESSION FORMELLE DE LA PROHIBITION DE LA TRANSHUMANCE POLITIQUE Face à ce que certains considèrent comme une pathologie de la démocratie en Afrique, la déchéance automatique du mandat du parlementaire qui démissionne ou, dans certains cas, qui est exclu du parti l’ayant investi pour son élection, est l’unique réponse apportée désormais dans la plupart des constitutions africaines. L’efficacité de ce mécanisme juridique n’est pas encore avérée eu égard à son caractère récent, mais son incidence sur les mécanismes classiques du régime représentatif ne laisse que peu de place au doute. 11. A. Cabanis et M. L. Martin, Les Constitutions d’Afrique francophone. Évolutions récentes, Karthala, 1999, p. 39. 12. Sur l’import-export institutionnel, l’imitation des référents idéals typiques, leur rejet et leur réussite pour peu qu’une politique d’adaptation et d’ajustement soit de la partie. Voir Y. Meny (dir.), Les politiques du mimétisme institutionnel. La greffe et le rejet, L’Harmattan, 1993, 285 p. 13. Sur les faiblesses des partis politiques en Afrique, voir J. du Bois de Gaudusson, « Les élections à l’épreuve de l’Afrique », Cahiers du Conseil constitutionnel , n° 13, ou http:// www.conseil-constitutionnel.fr/cahiers/ccc13/scrutin7.htm. Dans le même sens, Ch. Zorgbibe, « La naissance du pluralisme politique en Afrique francophone », http://www.african-geopolitiques. org/show.aspx?articlesld=3616 , PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, 2002, Approfondir la démocratie dans un monde fragmenté, Éditions de Boeck Université, 2002, p. 70. 14. G. Conac, « Succès et crises du constitutionnalisme africain », in J. du Bois de Gaudusson, G. Conac et Chr. Desouches, Les Constitutions africaines, Bruylant-La Documentation française, 1998, t. 2, p. 14. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) sane, on instille juridiquement une dose de mandat impératif là où il est, pourtant, formellement interdit 11. L’inflexion des modèles constitutionnels occidentaux en circulation en Afrique trouve ici une parfaite illustration12. Une telle réponse, essentiellement fondée sur des mécanismes juridiques, est loin de garantir totalement une solution efficace et durable. Elle retient surtout l’attention par sa singularité au regard du droit parlementaire classique, en ce qu’elle contribue à vider de sa substance la logique classique du régime représentatif (I). Cette primo-réponse gagne néanmoins à être complétée par des solutions de fond qui s’attaqueraient aux causes structurelles de la transhumance. Et parmi celles-ci : la représentation que la plupart des dirigeants africains se font de la conquête du pouvoir comme moyen de contrôle et de distribution des ressources dans un État néo-patrimonial, la faiblesse de la structure organisationnelle et programmatique des partis politiques, qui sont créés et animés avant tout comme des fiefs au service des individus ou d’un clan13 et, enfin, une vision de « l’élection-sélection qui est encore vécue comme une guerre civile légale » 14 (II). 502 Benjamin Boumakani Le mécanisme de déchéance automatique met d’abord en contradiction la prohibition du mandat impératif, pourtant consacré dans ces Constitutions, avec la dépendance étroite de l’élu à son parti, qui en résulte. Ensuite, il introduit le mandat impératif dans les systèmes représentatifs africains en le validant juridiquement. La lutte contre la transhumance politique n’avait-elle pas d’autres voies à emprunter que celle de l’inflexion des principes de démocratie représentative et qui révèle aussitôt son caractère paradoxal à l’examen des énoncés constitutionnels ? A – DES ÉNONCÉS CONSTITUTIONNELS © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Ce principe est repris, à quelques nuances près, dans toutes les Constitutions africaines. Les caractères ainsi attribués au mandat parlementaire ont pour principale référence l’idéal représentatif incarné par Sieyès15 et constituent l’expression parfaite de la circulation des modèles occidentaux en Afrique16. Ils impliquent au moins deux conséquences. La première conséquence est l’affirmation optimiste et valorisante selon laquelle chaque député représente la Nation tout entière, une fiction propre à limiter la tendance des élus à se confiner dans les seuls intérêts partisans, catégoriels ou ethniques, et qui lui donne un relief particulier dans le contexte africain, où la Nation reste à construire. La seconde conséquence est la pure et simple interdiction du mandat impératif, la fonction de cette interdiction étant de protéger la liberté du 15. A la différence de la démocratie antique, exclusive de toute idée de représentation, la démocratie représentative a été conçue comme une liberté gouvernée dans laquelle le pouvoir effectif est exercé par des représentants. Pour Sieyès, la puissance souveraine de la Nation est avant tout une « puissance constituante », qui s’exprime par l’édiction d’une Constitution ; une fois cette Constitution mise en place, cette puissance s’évanouit : la Nation n’est plus elle-même qu’un organe constitué, destiné à désigner les représentants chargés de vouloir en son nom. V. J. Chevallier, L’État post-moderne, LGDJ , 2004, p. 137, A. Laquièze, « La réception de Sieyès par la doctrine publiciste française du X IX e et du X X e siècles », Electronic J ournal of Constitutional History, numb. 6, sept. 2005. 16. En 1960, après les indépendances politiques, comme en 1990, dans la phase des transitions démocratiques, ces États ont adopté des Constitutions calquées sur le modèle occidental. Si cette réception a l’avantage de comporter des principes universels tels que les droits de l’homme, et les élections libres et transparentes, elle omet malheureusement, en général, les règles et institutions endogènes ou le caractère plural des sociétés africaines. V., en ce sens, G. Hesseling, « La réception du droit constitutionnel en Afrique trente ans après : quoi de neuf ? », in Constitutionalism in Africa : a quest for autochthonous principles, 1996, p. 33-47. Pour autant, le constitutionnalisme restauré en Afrique depuis les années 1990 ne joue pas qu’un « rôle de figuration », même s’il ne faut pas le surestimer ni généraliser sa portée. Il reste néanmoins un élément important de la vie politique qu’on ne peut négliger. V. en ce sens, J. du Bois de Gaudusson, « Les solutions constitutionnelles des conflits politiques », Afrique contemporaine, n° spécial, 4 e trimestre 1996, p. 250. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 1) L’énonciation du principe du mandat général indépendant et irrévocable La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 503 © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 2) La consécration formelle de la prohibition de la transhumance politique Une tendance lourde, quoique récente, des Constitutions africaines établit un lien contraignant entre le parlementaire élu sur la liste électorale d’un parti et celui-ci. Tout retrait ou toute exclusion de ce parti, en cours de mandat, met fin à son mandat parlementaire. A quelques variantes près, de nombreux États africains prévoient la déchéance pour tout parlementaire qui viendrait à quitter son parti politique en cours de mandat. Si tel est le principe, sa mise en œuvre peut s’avérer difficile à l’ouvrage. Vise-t-on seulement le retrait volontaire du parti ou également l’exclusion du parti, qui serait un acte involontaire du parlementaire ? Les solutions ne sont pas identiques d’une constitution à l’autre, d’un pays à un autre. a) L’interdiction de changer de parti politique à la suite d’une démission L’interdiction de la rupture avec le parti, consécutive à une démission, est la solution généralement retenue dans les Constitutions africaines. La formulation de l’article 110 de la Constitution de la République démocratique du Congo l’illustre parfaitement : « Tout député national 17. 18. 19. 20. 21. 22. Constitution Constitution Constitution Constitution Constitution Constitution algérienne du 28 novembre 1996. gabonaise du 26 mars 1991. malienne du 27 février 1992. ivoirienne du 1 er août 2000. du Congo Brazzaville du 20 janvier 2002. nigérienne du 18 juillet 1999. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) parlementaire qui se détermine librement dans l’exercice de son mandat, afin d’éviter de placer le parlementaire sous la dépendance de ses électeurs, de son parti. Ces règles se retrouvent parfois, suivant des modalités variables, dans les textes constitutionnels. Ainsi, certains textes, comme la Constitution algérienne, évoquent le « mandat national », (art. 105 C.)17. D’autres textes constitutionnels s’en tiennent à l’interdiction du mandat impératif (art. 39 al. 1 er de la Constitution du Gabon18, art. 64 al. 1 er de la Constitution du Mali19…), tandis que d’autres encore reprennent ces deux aspects de la démocratie représentative (art. 66 de la Constitution ivoirienne20, art. 90 de la Constitution congolaise21, art. 69 de la Constitution du Niger22). Ces principes classiques, consacrés par le droit parlementaire africain, connaissent néanmoins, depuis quelques années, des inflexions. Est introduite, au profit des partis politiques, une prérogative singulièrement importante, qui prévoit la déchéance automatique du mandat, lorsqu’un membre du Parlement démissionne ou est exclu de son parti. Il s’agit, à l’évidence, d’une instillation du mandat impératif. 504 Benjamin Boumakani ou tout sénateur qui quitte délibérément son parti politique durant la législature est réputé renoncer à son mandat parlementaire obtenu dans le cadre dudit parti politique » 23. Une solution identique est consacrée dans les Constitutions du Sénégal (art. 60 al. 4), du Congo-Brazzaville (art. 98), de la Namibie (art. 48). Dans tous les cas, n’est ici visé que le départ volontaire. D’autres constitutions y ajoutent le cas du départ involontaire, avec l’exclusion. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) La rupture avec le parti politique est envisagée ici de manière alternative. Elle fait suite soit à une démission, soit à une exclusion. C’est la solution gabonaise. L’article 39 de la Constitution du Gabon dispose ainsi : « En cas de démission ou d’exclusion dans les conditions statutaires d’un membre du Parlement du parti politique auquel il appartient au moment de son élection, et si ce parti a présenté sa candidature, son siège devient vacant à la date de sa démission ou de son exclusion ». Un choix similaire se retrouve au Niger (art. 69) et au Rwanda (art. 78). Le constituant rwandais retient, à cet égard, une formulation plus large. Il y inclut, outre la démission et l’exclusion du parti, la démission de la Chambre des députés : « Tout député qui, en cours de mandat, soit démissionne de sa formation politique ou de la Chambre des députés, soit est exclu de sa formation politique conformément à la loi organique régissant les formations politiques, ou change de formation politique, perd automatiquement son siège à la Chambre des députés ». Que la rupture résulte d’une démission ou d’une exclusion, elle aboutit à la perte automatique du mandat parlementaire, garantie effective de la prohibition de la transhumance politique. B – LA GARANTIE EFFECTIVE DE LA PROHIBITION La conséquence immédiate de la rupture du parlementaire avec son parti en cours de législature est la déchéance du mandat, la perte de la qualité de parlementaire. L’élu est réputé y avoir renoncé. Cette déchéance ouvre droit à une succession qui conduit, dans certains États, au remplacement automatique par son suppléant du parlementaire déchu et, dans d’autres, à l’ouverture d’une élection partielle. 1 – Le remplacement automatique du parlementaire par le suppléant C’est la formule la plus « économique » en ce qu’elle supprime les élections partielles et la moins incertaine par rapport aux résultats des 23. Constitution de la République démocratique du Congo du 18 février 2006. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) b) L’interdiction de changer de parti à la suite d’une démission ou d’une exclusion du parti La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 505 élections partielles qui sont susceptibles de bouleverser définitivement l’équilibre précaire entre la majorité et l’opposition. En s’appliquant à préserver l’équilibre issu des élections générales, le remplacement automatique du parlementaire par son suppléant est conforme au but recherché par l’interdiction de changement de parti en cours de législature. C’est cette formule que l’on retient au Niger : « Tout député qui démissionne ou qui est exclu du parti politique en cours de législature est remplacé à l’Assemblée nationale par son suppléant » (art. 69 C.) et que l’on retrouve presque à l’identique en République démocratique du Congo (art. 110 C.). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Cette solution est présente notamment au Gabon (art. 39 C.), au Congo-Brazzaville (art. 98 C.). Ce dernier pays soumet au même régime juridique la perte de mandat consécutive à une peine d’emprisonnement ferme pour crimes et délits volontaires et à un changement de parti politique en cours de législature. Dans ces deux cas, précise l’article 98 de la Constitution du Congo-Brazzaville, il est procédé à des élections partielles. Les modalités du constat de la rupture avec le parti, tout comme les délais d’organisation des élections partielles, sont souvent passés sous silence à l’exclusion du Gabon sur ce dernier aspect. En effet, le constituant gabonais prend le soin de préciser qu’il est procédé à une élection partielle dans un délai de deux mois au plus (art. 39 C.). Ainsi, par cette subordination du parlementaire à son parti en cours de législature, on prend toute la mesure du contrôle étroit qu’exerce ce dernier sur l’élu. Le mandat qui devrait être national et indépendant est placé sous la houlette hégémonique du parti. L’interdiction formelle du mandat impératif révèle son inconsistance là où, d’ailleurs, l’hégémonie partisane de fait l’avait précédé. II – LA SIGNIFICATION POLITICO-JURIDIQUE DE LA PROHIBITION DE LA TRANSHUMANCE POLITIQUE Une réponse durable et efficace à la transhumance politique est celle qui appréhende la véritable origine et les ressorts de ce phénomène. A défaut de procéder ainsi, on court évidemment le risque d’administrer un placebo en lieu et place d’une thérapeutique conséquente. La sanction de la déchéance automatique d’un parlementaire qui change de parti en © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 2 – Le remplacement du parlementaire à la suite d’une élection partielle 506 Benjamin Boumakani cours de législature est, certes, une avancée, en ce qu’elle participe à la prise de conscience du fléau de la transhumance politique, mais son traitement peut s’avérer insuffisant si on ne l’attaque pas à sa racine. Ce mal se décline sur plusieurs registres : — une conception du pouvoir où l’enjeu principal est le contrôle de la redistribution des ressources dans le cadre d’un État néo-patrimonial ; — des partis politiques encore incapables d’assurer les fonctions traditionnelles d’éducation politique, de mobilisation, de représentation d’intérêts divers et fonctionnant sans démocratie interne, au service des ambitions de quelques individus si ce n’est d’un clan ; — le prétexte de la démocratie consensuelle à l’africaine pour justifier les dérives liées à la transhumance politique. A l’évidence, en présence de tels ressorts, le traitement durable de la transhumance politique ne peut être raisonnablement envisagé que dans une perspective de « gouvernance démocratique » à refonder en Afrique. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Il est illusoire de s’attaquer à la transhumance politique si on ne replace pas ce phénomène au cœur de la principale problématique de la conquête du pouvoir dans le cadre d’un État néo-patrimonial africain24. En dépit de toutes les commodités de langage, et à quelques exceptions près, la question cruciale de la conquête et de la gestion du pouvoir en Afrique tient principalement à l’accès aux ressources, à leur contrôle et à leur redistribution. L’accès au pouvoir commande l’accès aux richesses. La lutte politique a pour enjeu bien plus que la simple conquête de positions politiques. L’accès aux ressources économiques dépend, pour l’essentiel, directement ou indirectement, de la relation à l’État, de la relation au pouvoir, donc au groupe qui y détient les meilleures places et qui contrôle les ressources publiques. La transhumance y trouve son meilleur terreau. L’État est perçu comme un « fromage » dont il s’agit de profiter par tous les moyens. Tous les acteurs politiques s’y emploient. Dans un tel contexte, les parlementaires de l’opposition sont les plus exposés à la « transhumance » vers la majorité présidentielle. Sous une 24. La notion de « néo-patrimonialisme » est utilisée pour caractériser le système politique d’Etats en développement structurés par des bureaucraties patrimonialisées. Non seulement il y a une personnalisation du pouvoir à tous les niveaux, ce qui s’oppose à sa véritable institutionnalisation, en plus et en raison de la faible différenciation du politique et de l’économique, l’État constitue la voie d’accès privilégiée à l’enrichissement. V. J. F. Médard, « L’État néo-patrimonial en Afrique », in J. F. Médard (dir.), États d’Afrique noire : formation, mécanisme, crise, Karthala, 1991, p. 323-353. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) A – LA TRANSHUMANCE, RÉVÉLATRICE DE LA DÉVOLUTION DU POUVOIR COMME MOYEN DE CONTRÔLE ET DE REDISTRIBUTION DES RESSOURCES La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 507 enveloppe ondoyante, ils usent des astuces pour nouer et dénouer des alliances. Les arguments utilisés pour justifier un nouveau ralliement sont, entre autres, la consolidation de l’unité nationale, quand les dirigeants ne se rendent pas compte, à la dernière heure, que leur « projet de société » ou ce qui en tient lieu coïncide avec celui de la majorité présidentielle. Tous ces facteurs fragilisent les oppositions qui se délitent, rendent davantage plus difficiles, si ce n’est impossibles, les alternances politiques. Ils éloignent, ce faisant, la perspective d’une démocratie saine et durable. Corrélativement, les populations en sont désabusées et se désintéressent de la politique qui devient une sorte de « business » dont les deux monnaies d’échange sont les relations et l’argent 25. La référence à l’intérêt général ne correspond même plus à un mythe, elle est simplement un leurre qui préside à la création de partis politiques qui prolifèrent en Afrique. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Les partis politiques sont des acteurs classiques de la démocratie libérale, cadre de référence qui s’est imposé depuis les années 1990 en Afrique. Les partis politiques africains sont-ils des partis comme les autres, c’est-à-dire « des forces politiques organisées qui regroupent des citoyens de même tendance politique, en vue de mobiliser l’opinion sur un certain nombre d’objectifs et de participer au pouvoir ou d’infléchir son exercice pour les réaliser » 26 ? Exercent-ils véritablement la fonction programmatique en vue de former et mobiliser l’opinion, par exemple ? Les dispositions constitutionnelles, quoique souvent restrictives, inspirées pour la plupart d’entre elles du droit français, le laissent pourtant supposer, à l’instar de l’article 4 de la Constitution sénégalaise qui dispose : « Les partis politiques et coalitions des partis politiques concourent à l’expression du suffrage ». A l’examen, la réalité est plus contrastée, ainsi que le met en lumière le professeur du Bois de Gaudusson, lorsqu’il analyse les origines des tensions et des échecs des élections en 25. Ce phénomène explique en partie la désaffection de l’électorat pendant les votes où le taux d’abstention atteint aux dernières élections législatives camerounaises et maliennes, 70 % à Douala et 90 % à Bamako. Il est aussi vrai que le manque de perspective d’alternance, des consultations bâclées, truquées déboussolent puis dégoûtent la plupart des électeurs, étreints par un contexte de pauvreté lancinant. Sur les abstentions récentes en Afrique, F. Soudan, « Pourquoi les Africains ne votent plus ? », J eune Afrique, n° 2429, du 29 juillet au 4 août 2007, p. 72. 26. Définition proposée par le professeur Jean-Louis Quermone qui l’emprunte, pour l’essentiel, à l’un des auteurs américains qui a le plus marqué l’étude des partis politiques, Joseph La Palombara, in Les Régimes politiques occidentaux, Éditions du Seuil, collection « Points », 2006, p. 214. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) B – LA TRANSHUMANCE, CONSÉQUENCE DE LA DÉFAILLANCE DES PARTIS POLITIQUES 508 Benjamin Boumakani Afrique : « Une des origines des tensions et des échecs se situe dans les défaillances des formations partisanes. On s’accorde à constater la faible efficacité de systèmes de partis politiques disposant souvent d’un monopole électoral, mais insuffisamment structuré pour animer et donner substance à la compétition démocratique. Souvent encore les partis portent les marques psychologiques et idéologiques des régimes monolithiques anciens, qui continuent de se prolonger » 27. La faiblesse structurelle des partis politiques, l’absence de formulation d’options programmatiques bien définies et le manque d’adhésion à celles-ci, favorisent l’inflation des partis nominaux aux fonctions principalement personnelles, financières et corrélativement constituent un autre terreau de la transhumance politique. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Les groupements structurés ou supposés tels que sont les partis politiques et qui ont vocation à accéder au pouvoir, doivent tous traduire dans les faits des options politiques. Ce sont des institutions, selon la formule classique du doyen Maurice Hauriou, c’est-à-dire des « organisations au service d’une idée ». C’est autour de cette idée directrice, le projet politique, que le parti devrait se créer, se développer, susciter les adhésions, éclairer, sinon éduquer l’opinion, sélectionner les candidats aux différentes élections, encadrer les élus, et parvenir ainsi à une stylisation, à une moralisation de la vie politique… Or, malheureusement, l’adhésion au parti ne se fait pas autour d’un projet, c’est l’accès au pouvoir qui est une fin en soi, quand ce n’est pas l’exclusive motivation ethnique28 ou personnelle qui a raison sur tout. L’élu comme le militant ne 27. J. du Bois de Gaudusson, « Les élections à l’épreuve de l’Afrique », op. cit. Dans le même sens, Ch. Zorgbibe, « La naissance du pluralisme politique en Afrique francophone », op. cit. Cette faiblesse structurelle est, pour partie, liée au manque de démocratie interne et d’ouverture du parti à tous les citoyens, sans discrimination. 28. Le fait ethnique est d’ailleurs déterminant sur les comportements électoraux et confère aux élections un caractère particulier. Le vote n’est pas appréhendé comme un acte individuel mais plutôt comme l’un des devoirs pour l’individu d’accomplir un acte par lequel il manifeste son attachement à la communauté, à l’ethnie. Corrélativement, en dépit des déclarations constitutionnelles sur l’unité de la Nation, les dirigeants issus des élections se considèrent avant tout comme des représentants d’une ethnie, d’une région, plutôt que représentant le peuple dans son ensemble. V. P. F. Gonidec, Les systèmes politiques africains, LGDJ , 3 e édition, p. 83. V. également, sur l’histoire et l’ensemble des mécanismes sociaux qui déterminent le vote en Afrique, P. Quantin, « Les élections en Afrique : entre rejet et institutionnalisation », http://www.polis.sciencespobordeaux.fr/vol19ns/arti1.html La mobilisation ethnique est présentée parfois comme le signe d’un échec de la démocratisation. Il convient de préciser néanmoins que ce n’est pas le pluralisme ethnique qui compromet la construction démocratique, mais son instrumentalisation par les hommes politiques africains dans le but de conserver le pouvoir ou d’établir leur légitimé politique. Ce qui est à contre courant des discours de ces mêmes hommes politiques qui affirment parallèlement leur engagement pour une unité nationale. En ce sens, R. Otayek, « La démocratie entre mobilisation identitaire et besoin d’État : y a-t-il une exception africaine ? », in © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 1 – L’absence et l’insuffisance des options programmatiques La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 509 sont pas liés au parti par un projet, une philosophie, une idéologie. L’adhésion à un parti politique se fait davantage sur des critères d’appartenance ou de relations personnelles, ethniques et matérielles. La transhumance politique se nourrit, en partie, de ces dérives et perversions. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Si la démocratie se mesurait au nombre de partis politiques, l’Afrique remporterait assurément la palme d’or. La liberté politique retrouvée dans les années 1990 s’est traduite par une floraison de partis politiques qui, dans chacun des pays, sont supposés concourir à l’expression du suffrage universel. Leur nombre va de la quinzaine au Sénégal à plus de cent à Madagascar, au Bénin, en République démocratique du Congo et au Congo Brazzaville. Certes, dans chacun des pays, on note qu’un nombre très limité de formations politiques ont une assise suffisamment importante pour être considérées comme des acteurs importants du jeu démocratique. Mais ce « multipartisme extrême », avec un nombre de partis foisonnants, dissimule mal une grande faiblesse programmatique, structurelle, numérique, avec une conséquence immédiate : l’incapacité à peser réellement sur la vie politique. Cela d’autant que, le plus souvent, la motivation de leur création obéit notamment à des considérations liées à des ambitions personnelles, ethniques et souvent financières. Les partis ainsi créés sont principalement des partis « conjoncturels », « circonstanciels », voire « alimentaires ». Ils constituent une terre d’élection du clientélisme, de retournements de veste, d’alliances « contre-nature », de la transhumance politique. C – LA TRANSHUMANCE, ALIBI DES VALEURS AFRICAINES DE DÉMOCRATIE CONSENSUELLE La démocratie comme la gouvernance sont des valeurs universelles qui font partie désormais du discours politique et de la dogmatique juridique en Afrique. Dans la pratique, cependant, leur mise en œuvre ne donne pas les résultats escomptés parce que, estime-t-on, de plus en plus, elles ne seraient pas adaptées au cadre opérationnel dans lequel on tente de les déployer. Cette inadaptation tiendrait, pour l’essentiel, à l’insuffisante prise en compte des valeurs dominantes de la société afriAutre Part, Afrique : les identités contre la démocratie, n° 10, 1999, 197 p. Certains auteurs considèrent même que le nouveau modèle d’État africain (la nation juridique) devrait avoir pour soubassement l’ethnie (la nation sociologique). Voir Mwayila Tshiyembe, « L’Afrique face au défi de l’État multinational », Le Monde Diplomatique, septembre 2000, p. 14-15. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 2 – L’inflation des partis nominaux aux fonctions principalement personnelles et financières 510 Benjamin Boumakani caine, composantes consubstantielles des pouvoirs en Afrique. Au titre de celles-ci, figurent le consensus, fondement d’un type de démocratie, le partage, référent d’un modèle d’administration, et la solidarité, fondement d’un système juridique29. C’est au nom de la démocratie consensuelle, considérée comme ce qui devrait être le mode de gouvernement en Afrique, par opposition à la démocratie majoritaire30, que l’on tente de justifier malencontreusement la transhumance politique qui lui est pourtant antinomique. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) La démocratie consensuelle est un modèle de gouvernement dont l’organisation et le fonctionnement réalisent l’intégration et la participation des principales forces politiques concurrentes en présence. Elle est caractérisée par l’inclusivité, la négociation et le compromis. A chaque échéance, elle fait participer le plus grand nombre possible de groupes à la gestion de la Nation. Ce faisant, il n’y a pas de place pour un groupe important de citoyens qui attendrait éternellement de participer à la prise de décision, jouant une opposition formelle et inféconde, tenu souvent à l’écart des décisions sur l’avenir de tous31. Ainsi qu’il apparaît, la démocratie consensuelle prend le contre-pied de la démocratie libérale dite majoritaire. Celle-ci est, en effet, plutôt exclusiviste, en ce qu’elle n’accorde le pouvoir de gestion de la Nation qu’à une seule force, unique ou coalisée, qui aura remporté les élections, même si cette victoire est limitée et discutable. Dans tous les cas, la démocratie majoritaire est plus adaptée dans des sociétés où il existe une 29. J. M. Nzouankeu, « Les résistances culturelles au développement de l’e-gouvernance dans le contexte africain », Lettre du Groupe Sud, n° 13, avril 2004. 30. Selon Arend Ljiphart, il existe deux formes de démocratie : la démocratie libérale ou majoritaire et la démocratie consensuelle. La première fait concentrer le pouvoir entre les mains d’un groupe donné, qu’on dit constituer la majorité de la population de la nation concernée. Fractionniste, elle est une forme nécessairement exclusiviste et adversative de la démocratie. La seconde, en revanche, réalise l’intégration et la participation des principales forces politiques en présence. Elle est caractérisée par l’inclusivité, la négociation et le compromis. C’est la démocratie consensuelle qui est adaptée aux sociétés plurales, c’est-à-dire aux sociétés profondément divisées suivant des clivages religieux, linguistique, culturel, ethnique ou racial. Voir A. Ljiphart, Democracy in plural societies, New Haven, Yale University Press, 1987 ; « Théorie et pratique de la loi de la majorité : la ténacité d’un paradigme imparfait », Revue internationale des sciences sociales, 129, 1991, p. 515-526. Sur le refus d’absolutiser la différence entre sociétés plurales et sociétés homogènes et celle entre la démocratie majoritaire et la démocratie consensuelle, voir, L. Sindjoun, « La démocratie est-elle soluble dans le pluralisme culturel ? », Rapport introductif, colloque conjoint CommonwealthFrancophonie, Yaoundé (Cameroun), 24-26 janvier 2000, p. 1-22. 31. L’illustration de l’ancrage de la démocratie consensuelle en Afrique est administrée, par exemple, avec les Igbos localisés au sud-est du Nigéria qui représentent une population de près de 20 millions de personnes, voir U. Osigwe, « Démocratie et consensus : le cas igbo », Revue philosophique étudiante de l’Université de Laval (phares) , vol. 6, 2006. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 1 – La référence à la démocratie consensuelle en tant que justification de la transhumance La prohibition de la « transhumance politique » des parlementaires 511 grande homogénéité sociale et politique, alors que dans les sociétés fortement pluralistes, sur les plans politique et surtout ethnique, le modèle consensuel paraît le mieux indiqué. Malheureusement, on prend prétexte des valeurs d’« inclusivité », de négociation et de compromis attachées à la démocratie consensuelle pour justifier les ralliements, les « retournements de veste », la transhumance politique, qui sont pourtant fondamentalement incompatibles avec la démocratie consensuelle. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) Elle l’est à un double point de vue au moins. D’abord, parce que la transhumance obéit à une logique d’intérêt personnel, alors que la « démocratie consensuelle » vise l’intérêt du groupe, l’intérêt collectif. Avec la transhumance, l’objectif de l’homme politique est la gestion de sa carrière personnelle, peu importe les moyens d’y parvenir, et cela, même au prix de retournements ou de compromissions répréhensibles. La politique a, ainsi, pour primat l’intérêt personnel beaucoup moins que l’intérêt public. Rien de tel ne peut être justifié par la « démocratie consensuelle ». Ensuite, la transhumance politique est un acte solitaire, contraire au leadership communautaire qui fonde la « démocratie consensuelle ». Dans celle-ci, la prise en compte d’intérêts communs et la participation de tous aux rouages par lesquels les décisions sont prises, en sont le primat. Il s’agit d’une gouvernance de la responsabilité réciproque, c’est-àdire l’engagement de chacun à être pour l’autre non seulement un contre-pouvoir face à l’exigence du bon fonctionnement de la vie communautaire, mais aussi la garantie de la réussite commune. La transhumance politique est, en revanche, un acte solitaire, là où la démocratie consensuelle exige un leadership communautaire. La prohibition imposée au parlementaire de changer de parti politique d’appartenance ou d’affiliation en cours de législature est une illustration supplémentaire de ce que la vie politique en Afrique tend désormais à se structurer et à être animée par les partis politiques. L’encadrement et la surveillance des élus, qui en résultent, sont poussés à l’extrême avec la sanction de la déchéance du mandat parlementaire consécutive au changement de parti. Au-delà du statut du parlementaire qui se trouve ainsi redéfini, c’est le triomphe d’une certaine idée de la « démocratie des partis » qui prévaut au moment même où l’avenir de la démocratie en Afrique constitue l’un des enjeux majeurs de son devenir. En effet, l’Afrique doit à la fois s’approprier les principes universels de la démocratie et s’inscrire dans © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 2 – Une référence foncièrement incompatible avec la transhumance 512 Benjamin Boumakani © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) 32. A son origine, le régime représentatif a été pensé pour les États nations. Mais les États qui se caractérisent par leur diversité confessionnelle, linguistique, ethnique, sociale ou nationale, doivent incarner les éléments composant ces différents groupes avec des techniques aussi variées que la représentation proportionnelle ou la technique des quotas. En effet, le gouvernement représentatif est nécessairement confronté au dilemme suivant : convient-il de représenter l’unité du groupe ou bien la diversité de ses composantes ? Voir Ph. Braud, Sociologie politique, LGDJ , 2004, p. 492. La pratique de la plupart des régimes tend à la coexistence de ces deux conceptions universaliste et particulariste. Quelques constitutions africaines ont franchi le pas dans cette direction. La représentation particulariste s’illustre à travers la politique des quotas et porte sur des composantes telles que le sexe ou l’ethnie. Sur la représentation des femmes, par exemple, au Rwanda qui tient la palme d’or à cet égard, la Constitution (article 76) prévoit pour une Chambre de députés de 80 membres, « 24 membres de sexe féminin à raison de deux par province et de la ville de Kigali, élus par les Conseils de districts, des villes et de la ville de Kigali ». A ces 24 membres de sexe féminin, viennent en sus des femmes élues au suffrage universel direct. L’article 164 de la Constitution burundaise prévoit que l’Assemblée est composée d’au moins 100 députés dont 30 % de femmes élues au suffrage universel. En Ouganda, la Constitution de 1995 réserve un siège aux femmes dans chacune des 39 circonscriptions, hormis celles qui peuvent être élues au Parlement aux sièges non réservés. La représentation par ethnie est consacrée au Burundi où « l’Assemblée nationale est composée d’au moins 100 députés à raison de 60 % de Hutu et 40 % de Tutsi… ». Par ailleurs, la cooptation est réservée pour trois députés issus de l’ethnie Twa (art. 164 de la Constitution). 33. P. Sadran, « Délibération citoyenne et gouvernement représentatif », in R. Ben Achour, J. Gicquel, S. Milacic, La démocratie représentative devant un défi historique, Bruylant, 2006, p. 282. En France, c’est M. B. Manin qui, dans un article publié en 1985, place la délibération au centre de la théorie politique de la démocratie. Il en fait le fondement de la légitimité démocratique dans un monde moderne marqué par un irréductible pluralisme des valeurs, B. Manin, « Volonté générale ou délibération : esquisse d’une théorie de la délibération politique », Le Débat, janvier 1985. Le débat sur l’évolution du régime représentatif liée à l’érosion de la confiance dans les représentants est d’actualité. Ainsi Pierre Rosanvallon dans son ouvrage « La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance », propose une histoire et une théorie du rôle structurant de la « défiance » de la démocratie. Cette « contre-démocratie » est constituée d’un ensemble de pratiques « de surveillance, d’empêchement et de jugement » qui viennent encadrer la démocratie (Seuil, 2006, 346 p.). Par ailleurs, Loïc Blondiaux dans « Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative », diagnostique une nouvelle demande de participation politique et exprime une insatisfaction croissante à l’égard des dispositifs et des médiations classiques de la démocratie représentation (Seuil, 2008, 110 p.). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 20/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 34.207.219.134) les évolutions inévitables du régime représentatif qui lui sert de modèle. Une double évolution marquée par la tendance à enrichir la conception universaliste et abstraite du représentant dans le régime représentatif par une conception particulariste de la démocratie32 d’une part et par l’intégration de la délibération citoyenne, « aspiration profonde et naturelle de la démocratie » 33, d’autre part. C’est au prix de ces efforts d’appropriation et d’adaptation que la transhumance cessera d’être un fléau pour la démocratie, pour n’être vécue que comme l’une des maladies infantiles et passagères de la démocratie, parce que les valeurs démocratiques seront enfin enracinées dans toutes les composantes de la société et portées comme telles par leurs principaux acteurs.